Jeudi 30 janvier 2020

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Étude sur les enjeux financiers et fiscaux européens pour les outre-mer en 2020 - Audition de MM. Benoît Lombrière, délégué général adjoint, Emmanuel Detter, consultant senior, Thomas Ledwige, consultant, Eurodom

M. Michel Magras, président. - Dans le cadre de son étude sur les enjeux financiers et fiscaux européens pour les outre-mer en 2020, notre délégation auditionne les représentants de l'association Eurodom. M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint, est accompagné de MM. Emmanuel Detter, consultant senior, Thomas Ledwige, consultant, et de Mme Maeva Brunfaut, chargée des relations avec le Parlement. Notre collègue Dominique Théophile étant excusé et Gilbert Roger devant nous rejoindre en cours d'audition, Vivette Lopez, notre troisième rapporteur, vous interrogera à l'issue de votre propos liminaire. Nous avons déjà entendu, le 16 janvier, le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE) et nous nous sommes déplacés la semaine dernière à Bruxelles où nous avons eu des entretiens de grande qualité.

Comme je l'ai rappelé au représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne, M. Philippe Léglise-Costa, et à ses collaborateurs, nous souhaitons mesurer concrètement comment la France fait entendre sa voix à Bruxelles sur les dossiers ultramarins, notamment dans les négociations sur le nouveau cadre financier pluriannuel (CFP) pour la période 2021-2027 qui a fait l'objet de propositions préoccupantes au cours des derniers mois, et sur l'avenir des dispositifs fiscaux, très importants pour le financement et les économies des régions ultrapériphériques (RUP), qui arrivent à échéance au 30 décembre 2020 : l'octroi de mer et la taxation du rhum.

Au Parlement européen, nous avons entendu des propos alarmants de la part du président de la Commission du développement régional, Younous Omarjee, concernant les propositions budgétaires inacceptables, selon ses termes, de la précédente présidence finlandaise et de la Commission européenne. Il demande au Président de la République française de peser de tout son poids au Conseil européen. La diminution du budget européen entraînera, en effet, celle des fonds structurels bénéficiant aux RUP. Le Parlement européen semble prêt à utiliser ses prérogatives, y compris le rejet du budget, pour éviter une telle issue qui entraînera inévitablement une crise institutionnelle.

Nous avons également échangé avec les bureaux de représentation des RUP et avec l'association des pays et territoires d'outre-mer de l'Union européenne (OCTA), avec le cabinet de la Commissaire à la cohésion et aux réformes, ainsi qu'avec les fonctionnaires des trois directions générales techniques qui se disent prêts à étudier les éclairages utiles, notamment sur l'efficacité des dispositifs que nous pourrions leur transmettre.

Sur les enjeux fiscaux, le flou demeure puisque les services de la Commission européenne ont confié une mission d'évaluation sur l'octroi de mer à un cabinet italien et que le Gouvernement français a chargé l'Inspection générale des finances (IGF) et l'Inspection générale de l'administration (IGA) de proposer, sous couvert de simplifications, d'éventuelles modifications au régime de l'octroi de mer. Nous avons eu un échange très libre sur le sujet avec les responsables de la direction générale fiscalité et union douanière, notamment Mme Maria Teresa Fabregas Fernandez, directrice chargée des impôts indirects et de l'administration des impôts.

Enfin, nous nous interrogeons sur l'impact de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Par le passé, lorsque les RUP se sont unies, elles se sont fait entendre auprès des instances européennes et ont remporté ensemble certaines batailles ; je pense en particulier au sucre. Or, la Grande-Bretagne raffine du sucre et se posera demain la question de l'entrée de celui-ci sur le marché européen. Allons-nous vers une concurrence supplémentaire pour nos outre-mer ?

Notre délégation compte porter un regard vigilant et constructif sur les négociations en cours qui auront un impact décisif sur les outre-mer, sans doute pour la décennie à venir.

M. Benoît Lombrière, délégué général adjoint de l'association Eurodom. - Je vous remercie de nous recevoir. Les travaux de délégation sénatoriale aux outre-mer représentent un apport essentiel à l'écosystème ultramarin, à Paris comme à Bruxelles. Ses rapports, notamment ceux sur le sucre et sur les normes, ont souvent été déterminants. Vous avez su trouver votre place dans un jeu complexe, où l'exécutif a largement la main, grâce à vos qualités diplomatiques et à vos analyses particulièrement fouillées.

Je suis accompagné par trois membres de mon équipe - Emmanuel Detter, Thomas Ledwige et Maeva Brunfaut - qui seront en mesure de vous apporter des informations détaillées.

Le principal défi auquel nous nous trouvons confrontés est celui de la gestion post Brexit de l'Union européenne. La sortie de la Grande-Bretagne sera effective demain, après le vote hier du Parlement européen. Dès lors, le budget de l'Union européenne se trouve amputé de 12 milliards d'euros par an, avec des conséquences sur les politiques européennes traditionnelles comme sur les aides aux RUP. M. Younous Omarjee, que vous avez cité, a raison : les politiques régionales, essentielles aux RUP, risquent d'être les premières concernées. Lorsque la Martinique souhaite quitter la politique renforcée, un branle-bas de combat intervient pour qu'elle y reste, preuve de l'importance du dispositif. Les RUP seront également concernées par la réduction annoncée de 5 % du budget de la politique agricole commune (PAC). Il s'agit d'un sujet de préoccupation majeur pour ces territoires à l'économie principalement agricole. De fait, le tourisme, l'emploi public dans les collectivités territoriales, les services déconcentrés, les hôpitaux et la grande distribution n'y représentent qu'une part minoritaire de l'économie.

Or, l'Union européenne, privée d'une partie de ses recettes, doit également faire face à de nouveaux défis - l'immigration et la défense notamment - et répondre à des préoccupations sociétales renforcées en matière d'écologie et de développement durable. Il y a moins d'argent disponible et toujours plus de priorités... Quelle place occuperont les RUP dans les négociations à venir ?

Par ailleurs, des évolutions sont intervenues dans l'organisation de la Commission européenne. Ainsi, la direction générale de la concurrence sera désormais chargée de l'instruction des dossiers d'aides d'État, qui concernent majoritairement, s'agissant de la France, les secteurs de l'agriculture et de la pêche. Auparavant, la tâche en était confiée aux directions générales compétentes sur les secteurs concernés. Dès lors, la logique de développement des territoires sera-t-elle toujours prise en compte dans la décision européenne ? Il s'agit également d'un sujet de préoccupation pour les RUP. Même si le transfert du personnel, au sein de la direction générale de la concurrence chargée de l'instruction des dossiers, est prévu, afin d'éviter les pertes de compétence, il conviendra de rester vigilant.

Eurodom est une association créée il y a une trentaine d'années, pour défendre la production locale dans les départements ultramarins français, espagnols et portugais. L'association occupe une place à part dans l'écosystème ultramarin : elle fait le lien entre les acteurs du développement local et les institutions communautaires, notamment sur des questions relatives à la nécessaire adaptation des normes agricoles aux caractéristiques géographiques et climatiques des territoires. Le dialogue, déjà compliqué avec des fonctionnaires français, auxquels il faut rappeler qu'il y a aussi une France tropicale ou océanique et que les normes agricoles, industrielles sur le plan du développement durable, en matière des risques climatiques doivent tenir compte de la réalité du terrain, n'est pas toujours simple à Bruxelles.

Notre mission nécessite la recherche permanente d'équilibre et une reconnaissance de notre rôle de la part de nos partenaires à Bruxelles. Nous avons contribué avec succès à la définition du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Poséi), au dispositif d'aide à la banane, à la réforme de l'octroi de mer et à la politique de soutien à la pêche. En France particulièrement, le passage de l'idée politique à sa présentation devant la Commission européenne est complexe, comme si nous souffrions, à Bruxelles, d'une forme de complexe national.

Une action peut-être moins timide et plus résolue de nos autorités nationales permettrait d'ouvrir le dialogue avec Bruxelles, conduisant à des politiques mieux adaptées aux départements d'outre-mer.

Cette réticence à passer de l'idée nationale à la concrétisation communautaire se double parfois d'une hésitation sur le modèle de développement souhaité pour ces départements. Les autorités françaises n'essuient que rarement des refus de Bruxelles. Bruxelles autorise et encourage la structuration des filières. Mais le manque d'assurance français sur le modèle de développement se traduit par un peu de fébrilité dans la négociation. Bruxelles est un partenaire, pas un juge du bien-fondé des politiques qui lui sont soumises.

Le renouvellement de certaines aides devra être demandé d'ici à la fin de l'année 2020, notamment le budget du Poséi, l'aide de 38 millions d'euros pour la filière sucre, le régime fiscal du rhum, l'octroi de mer, le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP), le Règlement général d'exemption par catégorie (RGEC) qui avait créé des tensions entre les professionnels, l'exécutif et Bruxelles ou encore l'ensemble des instruments de la politique régionale.

M. Michel Magras, président. - La délégation sénatoriale regroupe 42 sénateurs, qui travaillent dans une approche transversale et de manière étroite avec la commission des affaires européennes. Je vous remercie pour vos propos aimables sur la qualité des rapports de notre délégation.

Quels sont les risques concernant les dispositifs relatifs au rhum et au sucre ?

M. Benoît Lombrière. - Sur le rhum, la négociation est assez bien engagée. La directrice de la fiscalité indirecte s'implique sur ce dossier, alors que, même s'il s'agit d'un dossier fondamental pour les RUP, ce n'est qu'un dossier marginal pour sa direction. Elle considère que cette aide ne devrait pas être remise en cause, mais que son niveau doit être discuté. Nous devrons passer deux fois devant la Commission : une première fois devant la direction générale en charge de la fiscalité, pour préparer la décision du Conseil qui autorisera la France à appliquer une fiscalité dérogatoire ; une seconde fois, devant la direction générale de la concurrence qui examinera le taux retenu par la France, car il s'agit d'une aide d'État. Nos inquiétudes portent plutôt sur le calendrier, car les services sont encore en attente d'une étude du cabinet Ernst & Young et nous n'avons que dix mois pour franchir toutes les étapes.

S'agissant du sucre, notre principale inquiétude concerne l'aide complémentaire de 38 millions d'euros. Lors du dernier projet de loi de finances, le Gouvernement a décidé, de manière abrupte et non préparée, de transformer cette aide en une aide temporaire pour trois ans. Or il s'agit d'une aide de compensation des surcoûts industriels liés à l'éloignement : les industriels concernés n'y peuvent rien ! Sous la pression, et grâce à l'aide du Sénat et de l'Assemblée nationale, le Gouvernement a rétabli les crédits concernés, mais de mauvaise grâce ; et aujourd'hui il est réticent à redéposer une demande d'aide d'État pour la prochaine période de programmation. Un délégué interministériel à la transformation agricole en outre-mer, M. Arnaud Martrenchar, a été nommé, avec notamment comme objectif de trouver des alternatives au sucre sur l'île de La Réunion. Ses conclusions devraient être rendues en juillet prochain et le Gouvernement attend les résultats de cette concertation locale pour se prononcer.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Les propos que nous avons entendus à Bruxelles étaient alarmistes, mais vous tenez à peu près les mêmes. Qu'attendez-vous de la présidence croate du Conseil ? Quel est l'état d'esprit à l'égard des RUP ? Quels seront les principaux effets directs et indirects du Brexit pour les outre-mer français ?

Compte tenu des propositions divergentes - la Commission propose un budget de 1,11 % du revenu national brut des États membres, le Parlement européen de 1,3 %, la présidence finlandaise du Conseil 1,07 % -, quel est le seuil minimum budgétaire au-dessous duquel il serait dangereux de descendre pour l'avenir des programmes bénéficiant aux outre-mer ?

Quel sera l'impact de la baisse du Poséi en cas de réduction de la PAC sur les entreprises ultramarines ?

Comment simplifier les formalités, européennes et françaises, pour les RUP afin de permettre un meilleur accès aux fonds européens ?

La baisse du taux de cofinancement de 85 % à 70 % ne risque-t-elle pas d'exclure un grand nombre de projets des RUP compte tenu de l'état de leurs finances ?

M. Benoît Lombrière. - Le Brexit aura des effets budgétaires, quelques productions - sucre, rhum, pêche - seront directement impactées, mais le Brexit ne fait pas partie de nos préoccupations majeures.

Ce n'est pas tant le niveau global du budget européen qui nous préoccupe, que sa répartition en enveloppes ainsi que la répartition des baisses éventuelles. Une baisse du Poséi avait été envisagée ; nous nous sommes fortement mobilisés et avons obtenu que le budget du Poséi soit maintenu. Ce résultat est un moindre mal, mais l'agriculture outre-mer a besoin de plus de soutien. L'effort fait pour les RUP au sein de chaque programme est marginal au regard des enveloppes budgétaires.

Chaque fois que vous baissez le taux de cofinancement, vous faites des économies sans le dire, parfois même sans le vouloir. Il ne manque pas de projets, mais il manque la part de cofinancement.

La simplification des formalités ne doit pas se faire au détriment de la sécurité juridique des aides pour les opérateurs. Si la procédure est longue et complexe, c'est parce que ces aides constituent des dérogations aux traités - des dérogations colossales ! Si l'on simplifie trop les étapes, on fait peser un risque considérable sur les opérateurs.

Le RGEC permet ainsi, dans un souci de simplification, de verser une aide à hauteur d'un pour cent du chiffre d'affaires sans avoir à demander l'autorisation préalable de Bruxelles au titre des aides d'État. Mais si une entreprise est incapable de justifier les surcoûts qui fondent le versement d'une aide à ce titre, alors elle doit rembourser les aides et peut se retrouver en difficulté. Cela ne pourrait pas se produire si on demandait un justificatif en amont.

Autre exemple, la pêche. La mise en oeuvre opérationnelle de la politique européenne de la pêche dans les RUP avait été confiée à l'État. Mais quatre ans après, à La Réunion, les contrôleurs de la Commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC) ont estimé que la France ne l'avait pas mise en oeuvre de manière appropriée : ils ont donc redressé les opérateurs qui ont pourtant appliqué le cadre national. Celui-ci étant jugé défaillant, les entreprises doivent rembourser ! L'Association réunionnaise interprofessionnelle de la pêche et de l'aquaculture (Aripa), se voit ainsi menacée.

Donc nous ne sommes pas hostiles aux simplifications, à condition de ne pas oublier qu'il s'agit de dérogations : nous préférons passer six ou sept ans à monter un dossier solide, plutôt que de prendre le risque de voir une entreprise disparaître à cause d'un contrôle. C'est une question de sécurité juridique.

Nous avons des propositions de simplification : par exemple, en ce qui concerne l'octroi de mer, nous proposons que les demandes d'entrée ou de sortie des codes douaniers dans le dispositif puissent être effectuées tous les ans, et non tous les trois ou six ans ; nous proposons aussi le rétablissement du seuil d'assujettissement à son niveau antérieur, autour de 500 000 euros. Nous ne sommes pas hostiles aux simplifications, mais notre pierre angulaire est la sécurité des opérateurs.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Mais la lourdeur des procédures peut décourager des entreprises, pourtant éligibles, à déposer des dossiers. C'est dommage.

M. Benoît Lombrière. - Vous avez raison. Plusieurs projets d'investissements sont freinés. Nous connaissons moins bien les projets portés par les collectivités territoriales. Pour les opérateurs, nous cherchons à obtenir le maximum de justifications par secteur d'activité. Pour l'octroi de mer, on ne demandera pas à chaque entreprise de justifier qu'elle est bien éligible, on préférera procéder en fonction du code douanier. Pour éviter que certains ne se découragent, on défend les politiques transversales, où, dès lors que l'on rentre dans le cadre, on a droit aux dispositifs. Nous n'intervenons pas pour les demandes d'aides au titre du Fonds européen de développement régional (Feder) dans les collectivités, mais il faut reconnaître que, dans ce cas, la complexité est aussi le fait des procédures mises en place par les collectivités territoriales.

Quant à la présidence croate, il m'est difficile de me prononcer, car nous manquons de recul.

M. Thomas Ledwige, consultant. - En ce qui concerne le Brexit, l'interrogation porte sur la future relation commerciale entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Celle-ci sera négociée au cours des douze prochains mois. Le ministre du commerce britannique a manifesté sa volonté de reprendre certains accords avec des pays producteurs de banane et de sucre qui font concurrence à nos DROM. Les documents auxquels nous avons eu accès sont des copiés-collés des accords préexistants qui ont été signés par l'Union européenne. Mais, dès lors que l'on peut craindre une divergence commerciale entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, nous devrons être très vigilants sur les droits de douane sur les produits tropicaux en provenance du Royaume-Uni pour nous assurer que celui-ci ne devient pas une porte d'entrée indirecte, sans taxe, pour certains produits qui font concurrence à nos productions des RUP.

Le Parlement européen est opposé à la proposition de la Commission de réduire le taux de cofinancement et propose un rétablissement du taux à 85 %. Le Conseil n'a pas encore exprimé sa position définitive dans l'attente d'un accord sur le CPF. La présidence croate, à cet égard, a la volonté de parvenir à un accord. La prochaine présidence sera la présidence allemande. Or, le rôle de la présidence du Conseil est de rechercher un compromis. L'Allemagne qui défend des positions fortes sur le budget ne souhaite pas exercer la présidence lors de la négociation finale. Soit on parviendra à un accord avant juin, soit il faut s'attendre à ce qu'un accord ne soit pas conclu avant 2021.

Mme Gisèle Jourda. - La commission des affaires européennes, a adopté à l'unanimité, il y a dix jours, à l'initiative du président Jean Bizet, une proposition de résolution européenne sur le CPF, en réaffirmant notre soutien à la politique de cohésion en faveur des régions ultrapériphériques.

Vos propos sur le sucre m'ont alarmée. L'eurodéputé de l'Aude, M Éric Andrieu, a proposé une période transitoire et un mécanisme permettant d'aider les entreprises, sur la base de cotisations interprofessionnelles. Où en est sa proposition ? J'ai du mal à comprendre pourquoi l'Union européenne, qui a aidé les RUP à structurer leurs filières de productions de sucre ou de banane, a instauré des normes beaucoup plus sévères que dans d'autres pays producteurs, notamment pour les pesticides. Aujourd'hui, l'Europe semble se retirer. Nous attendons d'y voir un petit peu plus clair pour apprécier la menace qui pèse sur les crédits de cohésion, et pour envisager, éventuellement, une proposition de résolution européenne spécifique sur la mise en danger de ces filières. Lorsque l'on parle du Brexit, on oublie trop souvent que le Royaume-Uni possède des pays et territoires d'outre-mer (PTOM) : il ne faudrait que ceux qui « sortent par la porte reviennent par la fenêtre » et bénéficient, sur des marchés connexes, de conditions plus avantageuses que nos RUP !

Mme Catherine Dumas. - Je n'entrerai pas dans les sujets techniques, n'étant pas une spécialiste. Mais il me semble qu'il devrait être possible, globalement, d'optimiser les relations entre les RUP et l'Europe. J'ai l'impression que chacun travaille en parallèle et que les gens ne se parlent peu. À la région Ile-de-France, j'ai pu mesurer les difficultés à établir des relations avec Bruxelles. J'imagine que les relations sont encore plus difficiles à nouer depuis les RUP. Il faut aussi s'interroger sur la gouvernance française. Le nouveau délégué interministériel pour l'égalité des chances des Français d'outre-mer sera aussi en charge de la visibilité des outre-mer : que pensez-vous de cette extension ? Quels liens entretenez-vous avec lui ?

Mme Viviane Artigalas. - La direction générale européenne de la concurrence sera désormais chargée de l'instruction des dossiers d'aides d'État, au lieu des directions sectorielles compétentes. Cela m'inquiète beaucoup. La commission des affaires économiques a auditionné, hier, M. Olivier Guersent, directeur général des services de la concurrence à la Commission européenne : il semble opposé au principe des dérogations au droit de la concurrence, quel que soit le secteur. Je suis donc inquiète pour les négociations que nous pourrions avoir avec Bruxelles et sur ses futurs arbitrages. Allez-vous le rencontrer ? Les intérêts des outre-mer seront-ils pris en compte par Bruxelles ?

M. Benoît Lombrière. - L'instruction des dossiers d'aides d'État par la DG Concurrence et non plus par les directions sectorielles soulève une véritable inquiétude. Cependant, nous sommes dans un dialogue constant avec la DG Concurrence et avec la Direction générale de la fiscalité. Nous avons l'habitude de discuter avec eux. Nous ne sommes pas en territoire inconnu. Il faudra cependant une inflexion dans la manière dont les administrations françaises justifient les aides. Il nous revient de commencer à éclairer ceux qui font les dossiers à Paris. Nous ne sommes pas très rassurés. Il faut que la France soit puissamment convaincue de la pertinence et de la nécessité de défendre ses aides.

Nous avons peu de rapport avec le Délégué interministériel à l'égalité des chances des Français d'outre-mer. Sa mission principale, me semble-t-il, est de veiller au 6ème DOM, les ultramarins en métropole, afin qu'ils ne soient pas victimes de discriminations.

S'agissant des relations entre l'Union européenne et les régions, ces dernières ont essayé de réduire la distance en ouvrant des bureaux à Bruxelles. Ces bureaux sont de qualité inégale. L'antenne des RUP n'a pas très bien fonctionnée. Le dialogue est devenu tellement technique et spécialisé aves les institutions européennes qu'il faut une équipe de 15/20 personnes, avec des spécialistes de la norme communautaire, du Parlement, de la Commission. À titre d'exemple, nous sommes 15 à Eurodom. Certaines régions métropolitaines ont réussi à implanter des équipes efficaces comprenant des spécialistes de l'UE (Bretagne, Pays de la Loire). Dans le cas des RUP, c'est un peu moins réussi. Pour l'antenne RUP à Bruxelles, il y a un représentant par RUP. On a donc répliqué l'isolement de chaque territoire. La conception même de l'antenne RUP portait les germes d'un succès relatif.

Sur les normes et notamment celles sur les pesticides, l'Europe a une part de responsabilité. Mais elle n'est pas seule. Il y a un encouragement, en particulier de la France, à diminuer le recours aux phytosanitaires. L'exemple du glyphosate est éclairant. À tort ou à raison, la France est plus active que l'Europe. On a des exemples similaires s'agissant de l'interdiction de traitement par voie aérienne des bananes. Cette interdiction a été décidée en France trois ans avant la décision européenne.

Je tiens à saluer le Président Jean Bizet, qui a toujours été un partenaire formidable. Il a à coeur de prendre en compte les RUP. La délégation sénatoriale aux outre-mer a par ailleurs toujours été un partenaire précieux depuis les 6 dernières années.

Sur la problématique du sucre, le député européen M. Éric Andrieu est convaincu de l'importance du sujet. La question des CIE (cotisations interprofessionnelles étendues) est fondamentale, bien qu'un peu technique. Il s'agit de permettre aux interprofessions, c'est-à-dire aux filières, de pouvoir percevoir des cotisations obligatoires sur l'ensemble des membres de la filière, qu'ils soient producteurs ou distributeurs. L'intégralité de ce qui est récolté doit être affectée au développement de la production locale. Les CIE sont assimilables à des contributions volontaires obligatoires. Mais la différence est que si la collecte se fait sur tout le monde, son bénéfice n'est dirigé que sur la production locale. Elle est demandée par les entreprises importatrices elles-mêmes. Une grande partie d'entre elles sont prêtes à payer puisque l'important est d'avoir des clients. C'est une demande de dérogation aux traités. Ce prélèvement, qui pèse sur tous mais est affecté à ceux qui sont sur place, peut être assimilé à un droit de douane. Le Poséi lui-même est dérogatoire. Donc, par capillarité, nous espérons obtenir cette dérogation pour laquelle nous bénéficions du soutien assez net des autorités françaises. Le Parlement européen y est aussi favorable mais reste à convaincre la Commission et que celle-ci ne soit pas oubliée dans la réforme de la PAC.

M. Emmanuel Detter, consultant senior. - Il ne faut pas se focaliser sur la négociation budgétaire, il faut y associer la question des accords commerciaux. Par ailleurs, il faut distinguer les différentes négociations : celles sur le FEDER et FEAMP ; celles sur la PAC ; celles sur le règlement général d'exemption par catégorie (RGEC) ; celles sur le rhum et enfin celles sur l'octroi de mer.

Nous vous avons communiqué un document détaillé. Je vous livre quelques chiffres. Dans les aides nationales, les aides au fonctionnement placées sous RGEC baissent de 400 millions par an entre l'enveloppe 2014-2020 et l'enveloppe 2021-2027. Dans le même temps, les aides à l'investissement baisseraient de 48 millions d'euros par an.

Il faut ajouter les aides à l'investissement : de 2,6 milliards pour la précédente programmation, on passe à 1,9 milliard. Les fonds européens à destination des RUP passent de 1,1 milliard par an sur la précédente période à 1,07 milliard sur la période 2021-2027.

Par ailleurs, au sein des programmes, le FEADER est vraiment une inquiétude. Grâce à M. Éric Andrieu, on essaye de garder une spécificité. Sur la pêche, l'UE donne de l'argent aux pêcheurs pour les aider à pêcher, puis leur retire parfois cet argent. Elle peut mettre ainsi en faillite des entreprises. Il y a un enjeu de sécurité juridique, qui doit être acté dans le futur FEAMP.

Il faut rappeler la justification des dispositifs d'aide aux RUP. Nos économies ne pouvant pas faire des économies d'échelle, ont été adoptées des aides non limitées et non dégressives dans le temps pour les RUP. Cela est oublié. Perdre cet historique, c'est oublier la raison d'être de ces aides. Sur ces quatre grandes négociations, nous avons des arguments pour défendre les outre-mer.

M. Michel Magras, président. - Soyez assurés que nous serons attentifs à ces dossiers. Je retiens notamment deux choses de notre déplacement à Bruxelles. Il y a tout d'abord une plus grande prise en compte par l'UE de l'article 349 du Traité, qui s'applique aux RUP. Mais il y a aussi de plus en plus de domaines où l'Europe veut intervenir alors qu'il y a moins d'argent. Cela pourrait mettre en difficulté nos territoires. Des problèmes se posent déjà. Par exemple, l'Odeadom (qui gérait les fonds Poséi) va fusionner avec FranceAgriMer. J'ai une forte inquiétude sur ce sujet, qui est une inquiétude française et non européenne.

Nous n'avons pas eu hélas assez de temps pour aborder tous les sujets d'inquiétude. Mais je sais que vous êtes des lanceurs d'alerte très utiles.

Je voudrais encore une fois vous remercier, et notamment pour le document que vous nous avez transmis. Nous serons très preneurs de vos travaux pour nourrir notre rapport.