Mardi 16 juin 2020

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La téléconférence est ouverte à 16 h 30.

Audition de M. Sidi Soilmi, directeur du projet « Bâti scolaire » du secrétariat général de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (en téléconférence)

M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition, en téléconférence, de M. Sidi Soilmi, directeur du projet « Bâti scolaire » du secrétariat général de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.

Votre audition nous sera précieuse pour mieux comprendre la problématique des établissements scolaires construits sur des sols pollués.

Il semble qu'un croisement entre la base de données Basias et une liste d'établissements sensibles comme les établissements scolaires ait permis d'identifier environ 2 800 établissements bâtis sur des sols potentiellement pollués. Les diagnostics des sols pour ces établissements auraient été lancés pour environ la moitié de ces établissements. Néanmoins, en raison du coût de la démarche, l'inventaire des établissements scolaires construits sur d'anciens sites pollués aurait été interrompu.

Pourriez-vous revenir sur l'état de cet inventaire et sur les moyens, notamment budgétaires, qui ont été déployés par l'État pour le réaliser ? Les crédits sont-ils désormais réunis pour l'achever ? Le ministère de l'éducation nationale prendra-t-il à sa charge les moyens nécessaires à la réalisation des diagnostics des sols ou les collectivités territoriales sont-elles appelées à les financer ? Quel en serait le calendrier ?

Avant de vous laisser la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, lever la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sidi Soilmi prête serment.

M. Sidi Soilmi, directeur du projet « Bâti scolaire » au secrétariat général de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche du ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse. - Le ministère de l'éducation nationale étant très fortement mobilisé sur la réouverture des écoles, nous n'avons pas pu vous transmettre à temps votre questionnaire, nous le ferons dans les jours qui viennent.

La cellule « Bâti scolaire » a été créée l'an passé avec quatre objectifs : améliorer la prise en compte des enjeux de santé, de sécurité et d'hygiène dans les bâtiments scolaires, en particulier les questions liées à l'amiante et aux pollutions en général; mieux prendre en compte les enjeux des bâtiments eux-mêmes, notamment les contraintes pesant sur les collectivités territoriales ; construire un référentiel des ressources à l'attention des acteurs sur la conduite de projet et les aménagements en matière d'hygiène, mais aussi d'évolution des pratiques éducatives et d'inclusion du numérique ; enfin, travailler sur l'accompagnement pour la transition écologique du patrimoine scolaire, et faire mieux le lien entre les infrastructures scolaires et le contenu pédagogique.

Les missions sur lesquelles nous travaillons relevant pour l'essentiel des collectivités territoriales, notre cellule entend offrir un service et accompagner les collectivités qui le souhaitent, et d'abord celles qui disposent de ressources limitées, économiques ou d'ingénierie. La cellule est rattachée au secrétariat général du ministère de l'éducation nationale, pour coordonner l'action des grandes directions de ce ministère, aussi bien que pour coopérer avec les ministères de la santé et de la transition écologique et solidaire.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Comment s'articulent les responsabilités de l'État et des collectivités territoriales envers les établissements scolaires bâtis sur des sols pollués ? Les collectivités territoriales, gestionnaires de ces établissements, sont-elles également toujours propriétaires des terrains concernés et doivent-elles, dans ce cas, assumer le coût de la réalisation des diagnostics des sols ?

Lorsqu'un diagnostic conclut à une pollution des sols et à un risque sanitaire pour les élèves et les personnels de l'établissement, y a-t-il un protocole pour la mise en place de mesures de gestion du risque ? Un cadre a-t-il été défini par le ministère de l'éducation nationale en lien avec le ministère de la santé pour accompagner les collectivités, ou bien chaque collectivité doit-elle déterminer seule, éventuellement en s'appuyant sur l'agence régionale de santé (ARS), des mesures à mettre en oeuvre pour protéger les publics ?

Lorsqu'une pollution substantielle a été découverte dans le sol d'établissements scolaires avec un vrai risque d'exposition des publics, des études épidémiologiques ou un suivi sanitaire ont-ils été immédiatement mis en place pour les enfants concernés ?

En cas de pollution, quels sont les grands types de mesures de gestion du risque qui peuvent être mis en place pour protéger les élèves et les personnels ? Que faire, en particulier, en cas de pollution de l'air ?

Enfin, comment expliquez-vous que des établissements scolaires aient été construits sur des terrains dont la pollution n'a été découverte qu'a posteriori : avant de construire une école sur un site, un diagnostic des sols n'est-il pas obligatoire ? Si cette obligation n'existe pas, faut-il l'envisager ?

M. Sidi Soilmi. - L'articulation des responsabilités entre l'État et les collectivités territoriales est organisée par le code de l'éducation : les opérations de construction, de rénovation et d'entretien des bâtiments scolaires relèvent des collectivités, qui sont le plus souvent propriétaires ; en cas de pollution des sols, l'État demeure responsable comme employeur vis-à-vis de ses personnels.

En cas de pollution avérée, y a-t-il un protocole ? C'est l'un de nos axes de travail. En bientôt un an, nous avons fait un premier diagnostic, rencontré le ministère de la santé pour identifier les réseaux territoriaux communs, avec l'objectif qu'un interlocuteur de l'éducation nationale soit clairement désigné pour accompagner les élus dans le dialogue avec l'ARS. Nous travaillons aussi avec le ministère de la transition écologique et solidaire, pour présenter aux collectivités territoriales les modes d'organisation - l'objectif étant de parvenir à une approche opérationnelle territorialisée, et de commencer par identifier les besoins de protocoles. Nous en sommes là, il nous faut poursuivre, ces protocoles sont tout à fait nécessaires.

Les mesures sanitaires à prendre en cas de pollution avérée relèvent du ministère de la santé et de l'ARS, le ministère de l'éducation nationale est ici en accompagnateur, notre enjeu est alors de bien informer les communautés pédagogiques.

Les établissements scolaires relevant de la catégorie des établissements recevant du public (ERP) sensible, ils ne sont pas censés être construits sur des emprises ni à proximité immédiates d'installations classées pour leur risque de pollution - et quand un terrain présente des pollutions connues, il y a nécessairement des études spécialisées, une analyse des risques, un plan de gestion des sols et d'aménagement du bâti. Ces règles se heurtent dans la réalité au caractère non exhaustif des bases de données. Le ministère de la transition écologique et solidaire a lancé en 2010 une campagne de recensement de tous les bâtiments scolaires, pour croiser ces informations avec la base de données Basias, inventaire historique de quelque 340 000 sites qui présentent des risques de pollution. Ce travail a permis d'établir que 2 039 établissements sont construits sur l'emprise ou à proximité immédiate d'une ancienne activité susceptible d'être polluante. Cette campagne a cependant pris fin en 2015, laissant de côté une partie de notre territoire, en particulier dans l'ex-région Rhône-Alpes et Paris.

Le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), mandaté par le ministère de la transition écologique et solidaire, a établi le diagnostic de la pollution des sols de quelque 1 400 écoles, collèges et lycées, publics et privés. Les établissements ont été répartis en trois catégories : la catégorie A, avec les établissements qui ne présentent aucun problème, soit le tiers de l'échantillon ; la catégorie B regroupe les établissements dont les aménagements actuels suffisent à protéger les personnes contre des pollutions - elle représente plus de la moitié de l'échantillon ; enfin, la catégorie C regroupe les établissements dont les diagnostics ont montré la présence de pollutions nécessitant des techniques de gestion, voire la mise en oeuvre de mesures sanitaires, soit quelque 131 établissements, dont une partie relève de l'éducation nationale. Un travail a été réalisé ensuite avec les collectivités territoriales, pour effectuer les mesures prescrites, et reclasser en conséquence l'établissement dans la catégorie B : 9 établissements ont ainsi fait l'objet d'un reclassement après travaux, 15 sont en cours - nous avons mis en place une plateforme pour suivre la situation des autres établissements.

Nous en sommes donc là : les diagnostics ont été réalisés sur 1 400 établissements, mais, en 2015, la décision a été prise de ne pas aller plus loin dans la démarche.

Enfin, sur la qualité de l'air intérieur aux établissements scolaires, des mesures ont été identifiées, à réaliser par les collectivités territoriales, pour mieux identifier les situations problématiques.

M. Alain Duran. - La pollution décelée dans les établissements scolaires étant antérieure au transfert de compétence, l'État n'y est pas étranger et, en réalité, les collectivités territoriales gèrent un héritage. Au-delà de l'assistance et de l'accompagnement que vous nous décrivez, disposez-vous d'un budget pour aider dans la phase opérationnelle : votre ministère, ou d'autres, ont-ils prévu des financements fléchés ?

M. Sidi Soilmi. - La cellule « Bâti scolaire » n'a pas de budget d'investissement propre. Dans un premier temps, nous voulons donner de la visibilité à l'ensemble des collectivités territoriales sur les dispositifs d'accompagnement. Ensuite, nous entendons proposer des modalités financières plus importantes, en privilégiant deux axes : la transition écologique, les enjeux de santé et d'hygiène - ces propositions sont en cours de définition. Nous pensons mobiliser en particulier des moyens annoncés par la Commission européenne pour accompagner l'investissement public ; les discussions interministérielles sont en cours, le ministre en présentera les concluions.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Envisagez-vous une sorte de plan Orsec (organisation de la réponse de sécurité civile) pour faire face à l'extrême urgence ? Quand des pollutions surviennent en particulier dans un contexte de risques naturels, on voit bien que les réunions avec les services de l'État ne sont pas très réactives : quand il faut attendre trois semaines pour des mesures de sauvegarde, ce n'est guère efficace - et la question simple se pose : qui est le pilote pour prendre les mesures urgentes dans les écoles polluées ? Quelle place pour la médecine scolaire ? Il y a des situations où, quand il faut protéger des enfants, les maires se trouvent désemparés : comment améliorer les choses ? Un plan Orsec permettrait-il de prioriser les actions entre acteurs ?

M. Sidi Soilmi. - Le protocole a vocation à mieux traiter les sujets dans le fond, mais aussi à gagner en efficacité, en particulier dans les situations d'urgence. Nous voulons mettre en valeur le tissu d'acteurs, pour que l'élu, le parent d'élève identifient leurs interlocuteurs, au bon niveau de compétence, cela améliorera le traitement de la situation. Quand une difficulté se produit dans une école, les parents d'élèves se tournent vers le maire et vers les équipes pédagogiques, lesquels doivent pouvoir compter sur un réseau structuré avant la crise, donc un réseau national qui va jusqu'à la circonscription locale, un réseau où s'échangent régulièrement des ressources et des retours d'expérience : cela améliorera la réactivité face aux difficultés.

M. Laurent Lafon, président- Sur les 2 039 établissements identifiés comme susceptibles d'être pollués, 1 400 ont été diagnostiqués : les diagnostics sont-ils publics ? Sur les 131 établissements qui nécessitent un traitement, 9 ont été traités, 15 sont en cours de traitement : dans la plupart des cas, la situation serait donc inchangée ? Qu'en est-il précisément ? Ensuite, pourquoi le travail d'inventaire a-t-il été interrompu ? Est-ce pour des raisons seulement budgétaires ? On nous dit que des discussions seraient en cours pour terminer cet inventaire, sur quelque 600 établissements : est-ce le cas et dans quel calendrier ?

M. Sidi Soilmi. - Les synthèses des diagnostics du BRGM sont publiques, et consultables sur le site InfoTerre.

Le nombre d'établissements en catégorie C n'est pas à jour, car nous savons que des collectivités territoriales ont pris des mesures sans demander un reclassement. Nous avons mis en place une plateforme interne au ministère, pour un meilleur suivi et une meilleure visibilité. Il faut aller au bout de la démarche, investiguer sur ce qui s'est passé depuis le classement.

Pourquoi l'inventaire a-t-il été arrêté ? C'était une démarche portée par le ministère de la transition écologique et solidaire, elle a donné lieu à des discussions entre ministères. Le ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse souhaite aller au bout, la discussion doit se poursuivre, je ne doute pas qu'elle prendra en compte le fruit de vos travaux.

M. Laurent Lafon, président. - La liste des produits identifiés comme polluants est-elle mise à jour ? Certains produits, nous dit-on, ne sont pas mesurés alors qu'ils pourraient être polluants : entendez-vous les inclure dans cette liste ?

M. Sidi Soilmi. - La liste est établie par la réglementation, de même que les seuils de pollution. Ce que les enquêtes montrent, c'est aussi que le confinement des espaces a une incidence sur la pollution, ce qui indique le besoin d'améliorer le renouvellement de l'air dans les établissements. Sur la réglementation elle-même, c'est le ministère de la transition écologique et solidaire qui a la main.

M. Laurent Lafon, président. - Des discussions sont-elles en cours sur ces questions avec les autorités sanitaires, en particulier Santé publique France ?

M. Sidi Soilmi. - Pas à ma connaissance.

M. Laurent Lafon, président. - Travaillez-vous aussi avec les établissements d'enseignement supérieur ?

M. Sidi Soilmi. - Non, la mention « enseignement supérieur » dans mes fonctions tient au rattachement de la cellule au secrétariat général aux deux ministères, de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur. L'enseignement supérieur dispose d'une sous-direction de l'immobilier, je ne sais pas si elle travaille sur ces enjeux.

M. Laurent Lafon, président. - Merci pour vos réponses, nous attendons votre contribution écrite.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La téléconférence est close à 17 h 15.

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La téléconférence est ouverte à 17 h 45.

Table ronde sur la reconversion des friches industrielles en région lilloise (en téléconférence)

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant des responsables de la métropole européenne de Lille. Nous aurions aimé vous rendre visite, mais le confinement et les restrictions du déconfinement ont rendu les déplacements plus compliqués. Il était pour nous extrêmement important de vous auditionner au sujet de vos travaux menés en termes d'identification des pollutions et de dépollution.

Nous accueillons donc Mme Christine Lafeuille, directrice adjointe « Stratégie et opérations foncières » et responsable de l'unité fonctionnelle « Stratégie foncière » de la Métropole européenne de Lille, ainsi que MM. Michel Pacaux et Christian Decocq, respectivement président et rapporteur de la mission « Friches industrielles et pollutions historiques » mise en place par la Métropole européenne de Lille.

Votre audition est pour nous l'occasion de nous pencher sur l'approche globale retenue par une collectivité territoriale pour faire face à l'enjeu de la gestion et de la reconversion de friches industrielles. Pourriez-vous revenir sur les raisons ayant conduit la Métropole à mettre en place une mission dédiée à cette problématique, il y a déjà quelques années, et sur les propositions qui en ont découlé ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous préciser les actions concrètes mises en oeuvre à la suite de cette mission afin de favoriser la reconversion des friches industrielles ? Quels sont les principaux obstacles que vous identifiez pour cette reconversion, et les solutions que vous avez mises au point pour les surmonter ?

Avant de vous laisser la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christine Lafeuille et MM. Michel Pacaux et Christian Decocq prêtent serment.

M. Christian Decocq, ancien rapporteur de la mission « Friches industrielles et pollutions historiques » mise en place par la Métropole européenne de Lille. - Je vais essayer de vous rappeler le contexte local et national dans lequel nous avons été amenés à produire ce rapport. Dix ans plus tard, il permet à votre commission d'observer ses recommandations, de façon à essayer de comprendre leur évolution dans le temps, au niveau local, mais également dans leur dimension nationale.

Ce rapport avait pour support juridique une mission d'évaluation et d'information, demandée par un groupe d'élus de la communauté urbaine n'appartenant pas à la majorité. Il a été accepté par la présidente, qui nous a nommés, Michel Pacaux et moi-même, président et rapporteur.

Nous nous trouvions dans le contexte d'une politique très active connue à l'époque sous le vocable de « ville renouvelée ». Son vice-président en charge de l'habitat, René Vandierendonck, était également maire de Roubaix. Sa politique avait pour objectif de lutter contre l'étalement urbain, de requalifier des territoires entiers de notre métropole, défigurés par les traces du passé, et de réduire la fracture urbaine, pour ne pas dire sociale, de ce territoire métropolitain.

Nous étions soucieux de réussir cette politique et de la garantir, par rapport à un second contexte national. À cette époque, la conscience de la relation entre la santé et l'environnement se consolidait. Cette prise de conscience est récente. Durant des années, ces questions n'ont été abordées que sous l'angle des milieux eux-mêmes et de leur interférence, et non pas de l'impact sur la santé.

En 2004, vous avez sans doute connu l'appel de Paris. Cette réunion, sous l'égide de l'Unesco, établissait de façon très péremptoire et affirmative le lien entre la santé et les conditions de l'environnement. Le professeur Belpomme, président fondateur d'une association qui traitait de ces questions, y prenait part parmi de nombreux scientifiques.

Dans ce double contexte de politique très active au niveau local et de prise de conscience, nous avons travaillé pendant de longs mois, et avons abouti à ce document, le rapport sur les friches. Il comportait 53 recommandations, regroupées en quatre thèmes principaux :

- mieux connaître ce dont nous parlions : les friches, les sols pollués, leur nature ;

- créer de la confiance auprès des habitants : l'objectif de la ville renouvelée est de reconstruire la ville sur elle-même, et donc de faire habiter des individus sur d'anciennes friches ;

- pérenniser cette démarche dans un processus intégré au sein des documents d'urbanisme ;

- réfléchir à des financements possibles.

Ces recommandations et ce rapport ont été approuvés. Ils ont fait l'objet d'une délibération-cadre le 1er juillet 2011.

Aujourd'hui, vous nous demandez à juste titre le bilan de nos travaux. Sur un plan qualitatif, je crois que cette initiative est une réussite. Elle se poursuit d'ailleurs aujourd'hui, sous des formes que j'ignore puisque je n'ai plus aucune fonction depuis 2014. Nous avons assisté à une prise de conscience et à la conduite de réflexions, d'une étude, de recherches. Certes, Mme Lafeuille vous dira que les formations ne sont pas toujours au rendez-vous sur le plan de l'université. Je pense tout de même que c'était un succès.

Sur le plan quantitatif en revanche, bien que nous ayons assisté à des réussites, le constat pourrait être cruel. Sur les 650 hectares de friches parfaitement identifiées, nous n'en comptons aujourd'hui que 17 recyclés. 230 hectares sont en projet, et 400 ne font même pas l'objet d'un projet.

Intellectuellement et juridiquement, la réalité du terrain est tout de même très modeste, nous l'évoquerons sans doute tout à l'heure.

Ce dossier est très complexe à tout point de vue : juridique, intellectuel, politique, mais également financier. Dans un premier temps, nous sommes confrontés à une pollution de stock. Elle est inverse à une pollution de flux. C'est une pollution du passé. Les friches industrielles ne sont pas les seules concernées. Le fonds des cours d'eau l'est également. Toujours est-il que cette pollution est caractérisée par le fait que nous ne puissions plus lui trouver d'acteurs contemporains, d'usagers, de financeurs ou de contributeurs potentiels. Il n'est plus possible de mettre en chaîne tout un système, comme nous l'avions fait à l'origine de la loi sur l'eau en 1964. J'insiste, car à cette époque, un corpus réglementaire, constitué entre autres du code rural, sanctionnait déjà les pollutions. Vous ne pouviez pas polluer de manière innocente. Les condamnations étaient possibles. Les pères fondateurs de cette loi ont ensuite organisé les fondamentaux de la loi de 1964. Ils ont considéré qu'il existait, en plus d'une solidarité physique, une solidarité financière donnant naissance aux agences de bassins, aujourd'hui nommées « agences de l'eau ». Pour une pollution de stock, nous ne pouvons même pas imaginer de mise en perspective ou en cohérence d'un système permettant à la fois de traiter les questions de pollution, de trouver des financements et de rendre les gens solidaires. J'imagine que vous y réfléchirez.

Dans un deuxième temps, les sols sont différents des autres milieux. Le fond ou le bord des rivières ne nous appartiennent pas. L'air n'appartient à personne. Tous ces milieux ayant fait l'objet de grandes lois sont des biens communs. Ce n'est pas le cas des sols. Ces derniers se partagent, mais sont toujours la propriété de quelqu'un, qu'ils soient publics ou privés. En résultent d'énormes difficultés.

Dans un troisième temps, le temps de la réhabilitation est long. Or le temps long est souvent confronté à des changements d'équipe, à la vie démocratique. Par conséquent, il est souvent heurté par des équipes moins dynamiques, des orientations différentes, des financements à trouver... Les aléas de la vie républicaine et démocratique normale peuvent compliquer la situation.

En conclusion, il nous manque une grande loi, un cadre législatif qui permettrait d'organiser ce débat pour essayer de le décomplexifier. Toutes les avancées ne sont pas négligeables. Je pense notamment au tiers demandeur, que j'ai redécouvert, et à l'intervention de René Vandierendonck dans la loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (Alur).

Je me souviens d'une audition de Jacques Vernier, à l'époque président de l'institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). J'en étais sorti très ébranlé. Je connaissais bien cet homme et son parcours. Son ressenti face à cette politique de recyclage des friches, ses incertitudes, sans normes et garanties, m'avait beaucoup préoccupé. J'ai l'impression que nous en sommes toujours à peu près au même stade.

M. Michel Pacaux, ancien président de la mission « Friches industrielles et pollutions historiques » mise en place par la Métropole européenne de Lille. - Dans le cadre de cette opération, M. Decocq vient de décrire ce que nous avons vécu pendant des décennies.

Pierre Mauroy a mis en place la commission des friches industrielles en 2004. Avec Christine Lafeuille et Christian Decocq, nous avons mis en place une mission d'information et d'évaluation des friches industrielles sur différents sites en juin 2010. Nous avons également sorti un autre rapport avec la mission d'information et d'évaluation sur les friches dans le cadre des opérations. Enfin, nous avons travaillé sur la gestion et la régénération des friches industrielles dans le cadre de ces opérations, et sur le plan administratif, civil et pénal.

Les friches industrielles sont excessivement dangereuses. J'ai connu, en 1996, une friche où il n'y avait aucune commune ou communauté urbaine. Nous avons été la première communauté urbaine à mettre en place une commission concernant l'évaluation des friches industrielles sur le plan de la métropole. J'ai été le coordinateur et maître d'ouvrage de cette opération. J'ai coordonné la dépollution et la démolition. J'ai travaillé sur une deuxième friche industrielle en 2006. Il s'agissait dans les deux cas de teintureries. Je suis ensuite intervenu sur une troisième friche qui était cette fois privée.

Le problème se posant aujourd'hui, et s'étant posé hier, concerne les risques énormes pris par les maires. L'agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), qui avait sorti un document à la suite des activités que j'avais menées en 1996, déconseillait aux maires de France de suivre mes pas.

Concernant la friche industrielle de Frelinghien en 1996, nous avons pris des dispositions. Elle était en liquidation judiciaire. Le liquidateur ne faisait absolument rien. Au travers de ces friches industrielles héritées du XIXe siècle, nous avons financé l'État du fait de la présence, dans notre région Nord-Pas-de-Calais, de mines, de briqueries, de teintureries, de la métallurgie ou encore d'activités agricoles. Le Nord-Pas-de-Calais finançait la France, il faut le rappeler. C'était déjà le cas du temps de Napoléon. Dans la région, nous avons mis des directives en place. J'ai souvent évoqué le sujet face à la communauté urbaine. Une commission d'une trentaine de personnes travaillait sur le sujet des friches. Ce partenariat réunissait les maires de villes disposant de friches industrielles. Ces dernières ont été traitées avec courage, volonté et ténacité. Je tiens à ce titre à remercier publiquement Christine Lafeuille et Ludovic Demeyer ainsi que les services d'urbanisme de la communauté urbaine.

Pierre Mauroy, avec une certaine vision d'avenir, a mis en place cette commission en 2004. Nous avons travaillé sur ces friches industrielles durant une décennie. Dans le cadre de ce plan, un cadrage a été fixé pour les acquisiteurs de friches. La première chose à faire était de réaliser une analyse de l'occupation, à la suite du désistement de l'industriel, qui est lui-même dans l'obligation de déclarer sa cessation d'activité. Plusieurs établissements sont classés. Dans ce cas, un état des lieux doit être mené, en raison de la présence d'acides ou de fioul par exemple. M. Decocq évoquait précédemment la Lys et la Deûle. Là aussi, de nombreux rejets étaient effectués par les entreprises dans le cadre de conventions établies avec les voies navigables. Des abus et détournements avaient lieu dans le cadre de ces opérations.

Là aussi, le Nord-Pas-de-Calais avait une certaine capacité de production, puisque tout venait par bateau. La Lys et la Deûle avaient donc une priorité presque routière dans le cadre des travaux que nous effectuions. Les friches industrielles nécessitent un suivi permanent. La volonté politique doit être ferme avec celles et ceux qui ne s'en occupent pas. Dans notre région, des morts et blessés ont été causés à Marquette, Saint-André ou encore La Madeleine, ainsi qu'à Tourcoing.

Mme Lafeuille expliquera certainement les différentes actions menées avec une certaine rapidité, et une certaine volonté politique.

Dans le cadre de ce suivi, ce partenariat mis en place sur le plan local et communautaire avec le site Basol, avec l'Ademe, EDF, les voies navigables ou encore la gendarmerie, les pompiers et l'inspection du travail nécessite une véritable coordination. René Vandierendonck était un volontariste courageux. Il était en charge du renouvellement urbain, et a mis en place le schéma directeur de l'aménagement urbain au début du mandat d'Arthur Notebart. Ce renouvellement urbain permet de recentrer une ville, comme dans l'exemple du site Rhodia à Marquette, Saint-André et La Madeleine. À Frelinghien, la teinturerie était installée à cinquante mètres de l'église.

Les milliers d'hectares de friches du secteur permettent également de sauver l'environnement et des terres agricoles. Ces dernières sont d'une importance capitale, bien qu'elles ne soient que peu évoquées. Une coordination est là aussi nécessaire. Nous devons être attentifs à les préserver pour permettre une production.

Le renouvellement urbain me semble particulièrement important pour retrouver un équilibre et un partage avec la population de Frelinghien. Nous avons fait visiter des friches pour faire prendre conscience qu'il était du devoir d'un élu de s'en occuper.

Mme Christine Lafeuille, directrice adjointe « Stratégie et opérations foncières » et responsable de l'unité fonctionnelle « Stratégie foncière » de la Métropole européenne de Lille. - Je suis arrivée sur un poste de chargée de mission « friches industrielles » à la Métropole de Lille, en collaboration avec mon collègue Ludovic Demeyer, sous la vice-présidence de Michel Pacaux. Un énorme projet de renouvellement urbain était engagé sur l'ensemble du territoire. Il correspondait également à la reprise de compétences de l'État et de la compétence économique par la métropole. Nous avions pour objectif de produire de nouveaux services dans cette friche. Dans le schéma directeur, nous avions fixé un objectif de deux tiers des productions de renouvellement urbain et d'un tiers en extension urbaine. Nous avons très vite été confrontés au fait que la plupart de ces friches étaient hors du champ de l'inspection des installations classées, car elles n'étaient plus considérées comme telles. De ce fait, le maître d'ouvrage devenait responsable du changement d'ouvrage. Nous avons donc eu à mener des études de pollution ou sanitaires. Nous avons dû apprendre ce que nous devions faire lors d'un zonage industriel à un zonage mixte.

Nous avions également sur la métropole un indice de nuisances et pollutions renvoyant aux maires la responsabilité de la délivrance de l'autorisation de construire. Cet indice demandait la production d'une étude de pollution assurant la compatibilité de l'état des sols avec le projet. Le contexte était donc relativement fort en termes de responsabilité. La mission est arrivée au bon moment pour clarifier la situation et accroître l'expertise technique de la métropole sur ces questions d'installation, de pollution et d'information du public. Au travers d'enquêtes publiques et de communications, nous souhaitions en effet l'informer concernant l'état des sites et les actions mises en place.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. -Merci pour votre précision et votre passion dans cette présentation de votre travail. Je la ressens, car c'est sur un coup de coeur, mais aussi un « coup de gueule », si j'ose dire, que j'ai souhaité la création de cette commission d'enquête. En matière de pollution des sols, nous faisions face à un vide sidéral. Nos concitoyens ne pouvaient pas trouver de réponses à leurs questions. Nous perdons parfois le fil de l'histoire des pollutions, et n'avons pas de réponses lorsque l'aléa naturel vient renforcer l'insécurité, et notamment le risque sanitaire. Je pense ici aux inondations ayant causé onze décès dans mon département de l'Aude. Elles ont remis en avant une pollution à l'arsenic ayant un impact sur la santé, mais également tous les biens communaux, qu'il s'agisse de stades devenus inutilisables ou d'écoles, par exemple.

Votre démarche est à mon sens exemplaire. Les politiques ont décidé de remettre à plat les problématiques, même si elles sont complexes et difficiles.

Pourriez-vous revenir sur le rôle tout particulier des établissements publics fonciers (EPF) et établissements publics fonciers locaux (EPFL) dans la gestion des anciennes friches industrielles ? Leurs missions et moyens pourraient-ils être renforcés, et si oui, comment ?

Quelle évaluation faites-vous du marché de la dépollution en France ? Dans le rapport de votre mission, vous souligniez que les secteurs économiques et la recherche étaient en 2010 relativement atones dans le domaine de la dépollution des sols, notamment en comparaison avec d'autres pays plus proactifs en la matière. Avez-vous constaté une évolution du marché de la dépollution des sols en France depuis les dix dernières années ? Observez-vous encore des freins au développement d'une filière française dynamique dans ce domaine ?

Le rapport de la mission évoquait le modèle de l'OVAM belge. Cette agence permet d'identifier les sols pollués et de coordonner les différents acteurs de la décontamination et du changement d'usage des sols. Jugeriez-vous pertinent de répliquer en France le modèle d'une agence nationale dédiée à la dépollution et à la reconversion des friches industrielles et minières ?

Enfin, quel bilan dressez-vous du dispositif du tiers demandeur introduit par la loi ALUR ? La Métropole européenne de Lille y a-t-elle eu recours pour assurer la dépollution et la réhabilitation d'un site pollué ? Quelles faiblesses éventuelles identifiez-vous dans ce dispositif et quelles seraient vos propositions pour l'améliorer et permettre sa montée en puissance ?

M. Christian Decocq. - Nous ne pouvons pas copier l'OVAM. La Belgique est un État fédéral. L'OVAM est une structure flamande. Les régions ou collectivités territoriales françaises ne disposent pas des mêmes pouvoirs dans notre régime unitaire.

De façon générale, j'insiste sur la grande difficulté politique et intellectuelle à vouloir à la fois une agence nationale tout en souhaitant accroître les pouvoirs décentralisés et les compétences des collectivités. Nous devons choisir entre un état unitaire ou fédéral, ou un intermédiaire. Il y a toujours une confrontation entre les droits des uns et des autres.

Le canal Seine-Nord existe grâce à un tour de force du président de la région des Hauts-de-France qui l'a régionalisé. Dès qu'il sera achevé, il sera confronté à ce qu'il reste de pouvoirs régaliens à l'État. Les droits des uns s'opposent toujours à ceux des autres dans notre constitution. C'est la difficulté dans la mise en place d'une agence nationale. Nous devons tout de même y réfléchir. Cette piste est certainement intéressante.

Je n'ai pas d'informations concernant le marché de la dépollution.

Nous pouvons nous réjouir d'avoir inventé l'EPF. Il a un rôle très positif, mais doit conserver sa mission première. Or toutes les structures qui réussissent font preuve d'ambition, et essaient d'en faire plus. Je ne suis pas certain que ces établissements doivent faire autre chose que ce pour quoi ils ont été créés.

M. Michel Pacaux. - Je rejoins ces propos. Aujourd'hui, dans le cadre de ces opérations que nous avons vécues et vivons encore, je crois que les préfectures du Nord et du Pas-de-Calais constituent une base. Les établissements sont classés, y compris des sites Seveso, et répertoriés. Un répertoire doit être construit.

Lorsque nous travaillons, nous payons une cotisation pour la retraite ou la sécurité sociale. Nous devrions mettre en place une cotisation mensuelle ou annuelle, éventuellement basée sur le chiffre d'affaires, sur un compte bloqué. Ainsi, celles et ceux qui disparaissent en laissant leurs ruines sur le terrain ne se déchargeraient pas totalement sur les collectivités territoriales pour la sécurité des biens et des personnes. Aujourd'hui, nous voyons presque chaque mois des entreprises brûler. Nous devons nous interroger à ce sujet. La mise en place d'une cotisation permettrait d'utiliser l'argent versé dans le compte bloqué. Il s'agirait d'une sécurité pour les communes.

L'EPF a été mis en place par la communauté urbaine. Ils travaillent constamment ensemble. Là aussi, un partenariat se joue avec l'agence régionale de santé (ARS), l'Ademe et la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal). Elles nous apportent une certaine information et une certaine compétence.

Compte tenu du séisme ayant eu lieu, des friches industrielles vont couler. Nous devons le prendre en compte dès aujourd'hui. Beaucoup d'entreprises risquent de devoir déposer le bilan. Elles ne s'en sortiront pas, malgré les aides de l'État. Nous allons devoir souffrir une dizaine année pour retrouver une stabilité économique.

La préfecture a un rôle à jouer. Une certaine fermeté sera nécessaire. Des arrêtés préfectoraux sont pris.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Excusez-moi de vous interrompre. Souvent, les arrêtés sont pris, mais l'application sur le terrain en termes de dépollution ne suit pas, faute de contrôle.

M. Michel Pacaux. - J'allais y venir. Bien souvent, le liquidateur laisse la situation en place et récupère l'argent restant dans les caisses. Je l'ai vécu. J'en parle donc en connaissance de cause. Des précautions doivent être prises. Il est tout à fait possible de mettre en place une cotisation annuelle. Je pense que cette solution devrait être ajoutée à la loi, qui existe sans pour autant être assez ferme.

Mme Christine Lafeuille. - Depuis mon arrivée au service de stratégie foncière de la direction du foncier, j'ai découvert que certaines friches s'inséraient dans un marché. D'autres sont dans un milieu intermédiaire. Les dernières sont totalement hors marché. Avec mes collègues, nous avons dressé le profil foncier de la Métropole européenne de Lille en intégrant le foncier des friches, sur lequel nous asseyons nos opérations. Nous essayons d'évaluer la situation à l'échelle de nos 700 kilomètres carrés de territoire. Nous avons réalisé que nous avions un à trois ans de réserves de friches en territoire lillois, trois à sept ans de réserves de friches en territoire intermédiaire et, enfin, sur des zones telles que le territoire roubaisien, une vingtaine d'années de réserves de friches très industrielles et fortement touchées la crise. Le recyclage ne peut donc pas être effectué partout dans la même temporalité.

Ensuite, les documents des années 1990 indiquaient que nous aurions aujourd'hui terminé le recyclage de toutes les friches, pour un budget de 800 millions d'euros. Un début, une fin et une projection des travaux étaient donc établis à partir des éléments de l'époque. Évidemment, la vie économique a évolué. Des crises et changements de comportements ont eu lieu. Toutes ces accélérations des cycles économiques ont généré une obsolescence rapide de l'immobilier. Nous disposons de friches industrielles, mais également d'autres types, telles que les friches de services, ou la relocalisation d'un collège, ou même des friches d'habitats. Nous assistons à une concurrence entre certaines friches très complexes, soumises à des problématiques de pollution, et des friches plus simples à gérer.

Prenons l'exemple du site CPUK de Wattrelos, extrêmement pollué, sur un secteur hors marché. La pollution y était une telle contrainte que le projet ne pouvait consister qu'à gérer cette problématique à l'échelle du site, et à le renaturer pour améliorer le cadre de vie et l'aspect environnemental et sanitaire à proximité. Les typologies de projet ne sont pas les mêmes. Pour cette raison, les financements seront également différents.

J'en arrive à votre question concernant les EPF. Historiquement, ils sont intervenus pour maîtriser les friches lorsque la compétence d'urbanisme a été décentralisée aux collectivités, dans les années 1980. Avant cette époque, nous essayions d'avoir une vision nationale des friches avec le rapport Lacaze. C'est ensuite devenu une affaire de collectivités. Les EPF, et notamment les EPF d'État, sous tutelle de ce dernier mais soumis à une taxe régionale, ont été le bras armé permettant de maîtriser ces fonciers et de traiter ces chancres, et surtout les anciens grands sites industriels. À partir de 2005, nos EPF sont venus au service des politiques publiques de l'établissement : la production d'habitat, le renouvellement urbain ou le travail sur les habitats dégradés par exemple. Nous avons assisté à une certaine diversification lors du dernier plan particulier d'intervention (PPI) sur la métropole, avec un conventionnement fort d'environ 80 sites pour 119 millions d'euros, correspondant à un recyclage important de friches pour lesquelles les typologies de projets étaient identifiées.

Lorsque des dispositifs évoluent et recherchent une solvabilité, plusieurs questions peuvent se poser. La première concerne les friches sans projets. Certaines situations sont assez complexes. En l'absence de marché, nous ne chercherons pas forcément à revendre le site. Nous travaillons davantage sur un traitement et un assainissement du site. Il existe plusieurs moyens pour intervenir. À l'échelle du nombre de sites pouvant être identifiés, ils restent toutefois insuffisants.

De plus, ces interventions passent toujours par l'acquisition du foncier. Le système fonctionne lorsque la puissance publique achète un site à un propriétaire privé pour le remettre en état, et le sortir de sa situation de friche. Dans certains cas, elle a déjà un projet. Dans d'autres, elle compte le remettre sur le marché. Elle peut également souhaiter le conserver dans son patrimoine.

Le profil foncier que nous avons réalisé montre que sur le territoire, 40 % des friches sont en propriété publique. Nous sommes propriétaires de 80 % d'entre elles. C'est tout de même la collectivité qui fait du portage long sur ces sites compliqués.

Dans la répartition des différentes typologies de friches, nous pouvons être amenés à réfléchir sur les différentes missions, et sur celles que la collectivité est prête à prendre en charge. Nous évoquions le secteur privé dans le rapport. Il intervient sur des friches présentes dans le marché, sur lesquelles il pourra développer des opérations, et sur lesquelles son bilan financier sera équilibré. Se pose alors la question des subventions du secteur privé. L'Ademe le fait via le plan de relance, ce qui évite à la collectivité d'acheter les friches, sous réserve que le projet soit encadré et validé par cette dernière. La réflexion portant sur les typologies d'intervention mériterait d'être plus largement étudiée. Toutes les collectivités n'agissent pas de la même manière. Il pourrait être intéressant de dresser une revue de projet à ce stade. Le Grand Lyon, qui est également un acteur important de la requalification des friches, n'utilise pas d'EPF sur son territoire, par exemple.

Le fait que le marché de la dépollution soit assez atone peut s'expliquer par la faiblesse du système réglementaire existant. Nous évoquions précédemment l'OVAM, qui est selon moi un hybride entre l'Ademe et la Dreal. Il applique une réglementation de la région flamande, et met en place tous les outils à cet effet, en contrôlant par exemple les études. Un système s'est mis en place, regroupant des entreprises traitant les sites pollués et des bureaux d'études faisant l'objet d'accréditations, entre autres. En France, ce système n'existe pas. La réhabilitation des friches passe par un projet.

Nous constatons que les travaux se mettent en place lorsque nous avons l'autorisation de construire. Les techniques privilégiées sont bien souvent les plus rapides, répondant à la temporalité du projet. Les techniques plus longues seront plutôt mises en place par le secteur public. Celui-ci n'a pas toujours les moyens financiers d'entreprendre des actions de dépollution en temps voulu. La phytoremédiation peut être couplée à des projets de recherche. Ce type d'action est mis en oeuvre par endroit sur la métropole, mais reste expérimental.

Il serait compliqué de répliquer le modèle de l'OVAM en France. Cette structure est chargée de l'application d'un dispositif réglementaire. Notre méthodologie nationale des sites et sols pollués est réalisée par voie de circulaires. Elle n'est pas réglementaire. À titre d'anecdote, nous avons assisté à la situation d'un porteur de projet dont le bureau d'études belge appliquait la méthodologie belge. Nous n'avons pas pu l'en empêcher. L'investisseur a accepté la mise en place d'une tierce expertise montrant que si l'étude avait été réalisée selon la méthodologie française, nous serions arrivés au même résultat. Cet exemple démontre tout de même un certain manque de robustesse. Dans certaines situations, le maire doit prendre des arrêtés. Souvent, ils portent sur des interdictions, telles que celle de cultiver un potager ou de puiser l'eau.

Enfin, je me suis intéressée l'année dernière au dispositif tiers demandeur. Il me semble que nous n'avions pas, à l'époque, de projet concerné. Je peux me tromper. Nous pouvons peut-être l'expliquer par la forte intervention de la collectivité sur les secteurs en friche, via l'EPF. Je crois aussi que ceux qui mettent ce dispositif en oeuvre ont eu à constituer des équipes juridiques. Il avait en tout cas pour objectif d'éviter d'en arriver à une étape de friche.

M. Joël Bigot. - Vos explications sont extrêmement intéressantes et révèlent un volontarisme politique. Dans le cadre de cette commission d'enquête, nous devons dessiner un certain nombre de solutions. Vous avez évoqué quelques pistes et avez notamment mentionné l'absence d'un véritable cadre législatif. Vous avez également abordé le tiers demandeur, l'expérience de M. Pacaux avec les problèmes de zonage et les documents à mettre à disposition du public. Le sujet est très vaste et le problème extrêmement complexe.

Quelles seraient selon vous les pistes à retenir en priorité ? Notre pays se décentralise de plus en plus. Nous observons que les solutions ne sont pas les mêmes selon les régions et les cultures politiques. Nous sommes néanmoins confrontés aux mêmes difficultés, à savoir la persistance de sites immobilisés en raison d'une certaine inertie ou d'une impuissance à pouvoir les remobiliser en vue d'une exploitation.

Je pense que le dispositif du tiers vendeur pourrait être intéressant. Vous nous indiquez, Mme Lafeuille, qu'il était très peu utilisé.

Mme Christine Lafeuille. - Il l'a été très peu sur notre territoire nordiste.

M. Joël Bigot. - Quelles seraient selon vous les pistes que nous pourrions explorer ? Quelles seraient selon vous les solutions prioritaires, en sachant que le coût de dépollution constitue le premier obstacle à la remobilisation des sols ?

M. Christian Decocq. - J'ai été touché par le témoignage de la rapportrice. Elle évoquait les désordres liés aux pollutions du passé qui resurgissaient en raison de catastrophes naturelles. Lorsque j'étais parlementaire, j'ai travaillé sur le rapport ayant abouti à la charte de l'environnement. Nous avions à l'époque auditionnée de nombreuses personnalités. L'accumulation d'évènements exceptionnels dont nous avions alors discuté arrive maintenant. Dans cette ambiance et dans le souci de la relation entre la santé et l'environnement, dans la difficulté que constitue le millefeuille actuel, les mesures réglementaires existantes démontrent une certaine intelligence lorsqu'elles sont prises séparément. Pour autant, elles ne fonctionnent pas de manière suffisamment satisfaisante lorsqu'elles sont prises dans leur ensemble. Elles débouchent parfois sur des blocages.

Je pense que dans le contexte dans lequel nous vivons, nous devons envisager un grand projet de loi et débattre de cette question. Nous ne devrons pas y intégrer de sources de financement venant de Paris. Nous ne les obtiendrions pas.

Un projet de loi permettait de mettre à plat toutes vos réflexions et d'en débattre. Elles le méritent. Elles sont très prégnantes. Dans le cadre de la décentralisation qui s'annonce, ce projet doit être conçu par les collectivités. J'espère que mes propos ne vous choquent pas. Croyez-en mon expérience : nous devons éviter les injustices, ou pire, les problèmes de droit entre les différentes collectivités au niveau national. Nous restons une république, mais ne devons pas espérer un financement de l'État. C'est possible : la loi sur l'eau a généré des millions d'euros de travaux et d'investissement sans argent de l'État. Si aucun centime n'a été versé par l'État, aucun centime ne lui a été versé en retour.

M. Michel Pacaux. - Effectivement, la loi devrait autoriser les communes à prendre davantage de positions, et les aider à nous transmettre des propositions et afficher une volonté politique dans le cadre de ces friches industrielles. Je parle en connaissance de cause, puisque je l'ai vécu. Mes biens propres ont été mis en cause dans le cadre d'une affaire de détournement de fonds publics pour réussir à acheter la teinturerie où nous sommes. Au final, j'ai obtenu cette friche industrielle pour un franc symbolique, après avoir plaidé moi-même au tribunal administratif et à la cour d'appel de Douai.

Je crois que cette volonté politique revient au maire, dans le cadre de sa responsabilité civile et pénale, à partir du moment où il prend des arrêtés de sauvegarde imposés aux entreprises. Nous vivons des situations que vous ignorez peut-être. Les friches industrielles sont le terreau de nombreux risques, parmi lesquels l'alcool, la drogue, ou même la prostitution. À la communauté urbaine, nous avons pris nos responsabilités. Nous avons créé un périmètre d'attente pour un programme d'aménagement, permettant de donner au maître d'ouvrage, c'est-à-dire à la commune, un certain temps de réflexion. Nous jouons à la fois les rôles de maître d'ouvrage et de maître d'oeuvre. Nous maîtrisons ainsi le projet. Rien ne peut se produire sans notre accord.

Le Sénat, par le biais de René Vandierendonck, a subventionné des friches industrielles, dont la deuxième teinturerie.

Je crois que tout le programme de mise en place de la sécurité de friches industrielles doit être établi en partenariat avec la Dreal, l'Ademe et l'ARS. Un programme d'aménagement a été signé ce matin. Ensuite, un permis de construire doit être déposé. Vous voyez donc la complexité du programme.

Mme Lafeuille pourrait transmettre ces dossiers à Mme Jourda afin qu'elle puisse les étudier. Cela lui permettrait de constater le travail mené dans le cadre des opérations de la communauté urbaine de Lille. Elle a, je le répète, été la première à mettre en place une commission pour les friches industrielles.

Mme Christine Lafeuille. - Le tiers demandeur a été évoqué. Il avait pour vocation de ne pas passer par l'étape « friche », en mettant directement en relation un exploitant et un porteur de projet. Ce dernier réalisera les travaux de changement d'usage sous couvert du constat de récolement de la Dreal pour une opération spécifique.

Il existe deux autres axes pour sortir les projets de friches. Le premier concerne la répartition entre ce que fait le public et ce que fait le privé. Hormis quelques fonds privés qui peuvent porter du foncier pendant plus de quatre ans, un investisseur ne sera pas en capacité d'intervenir sur un site de plus de trois hectares et de le porter sur une durée longue pour réaliser les travaux. Comment les outils financiers privés peuvent-ils permettre à des investisseurs privés d'intervenir dans des temporalités plus longues, en limitant les risques ? Nous devons réussir à sécuriser des projets sur le long terme, sur des sites plus complexes et dans des zones moyennement tendues.

Ensuite, nous devons prendre en compte la problématique de la sécurisation du recyclage foncier. Aujourd'hui, nous parlons beaucoup du « zéro artificialisation ». Tous nos plans locaux d'urbanisme (PLU) entraînent le fait que toutes les disponibilités foncières se trouvent aujourd'hui en milieu urbanisé, sur des sites ayant déjà fait l'objet d'activités, qu'elles soient ou non industrielles. Nous n'avons toujours pas posé les conditions de la prise en compte de la pollution dans le recyclage urbain. Même les guides méthodologiques que nous appliquons sont destinés à des installations classées, puisque la problématique des sites et sols pollués y est rattachée. Nous avons souvent rapporté au ministère que nous faisions de l'urbanisme et que nos usages étaient mixtes. À la suite de la remise en état d'un site pollué, nous pouvons parfois installer de l'habitat collectif, mais pas d'habitat individuel, par exemple. Nous devons composer avec ces subtilités lorsque nous arrivons dans l'opérationnalité. Poser les conditions du recyclage des sols pollués me semble très important.

Nous devons également articuler les plans locaux d'urbanisme et la problématique de qualité de sols. Aujourd'hui, le sol est apprécié indirectement, au travers des lois sur la biodiversité ou l'eau par exemple. Il n'a pas de cadre en tant que tel. Des zonages du PLU peuvent autoriser la réalisation de constructions ou de projets alors que la qualité des sols ne le permet pas. À ce jour, les secteurs d'information sur les sols (SIS) protègent davantage les élus, qui signent les autorisations de construire. Tout n'est quand même pas couvert. Nous pourrions réfléchir à ce sujet, lié à cette idée de faire du renouvellement urbain le mode principal d'urbanisation dans les années à venir. Le souci actuel des acteurs privés relève en partie de leur responsabilité juridique par rapport aux opérations qu'ils réalisent. C'est pour cette raison qu'une partie de celles-ci transitent par les collectivités. Elles lèvent un certain nombre de restrictions pour remettre ce foncier sur le marché. N'oublions pas les conditions de financement. Comment les banques vont-elles accompagner le secteur privé sur des temps plus longs ? La plupart des grandes zones d'aménagement sont aujourd'hui portées par des collectivités.

Enfin, l'information des usagers est aujourd'hui parcellisée entre les Dreal, les acteurs privés et autres. Pourquoi ne pas aller vers une information sur la qualité des sols, puisqu'il en existe déjà concernant la qualité de l'eau ou de l'air ? Comment pourrions-nous la structurer ? Certains pays ont adossé au cadastre des informations sur l'état des sols. Cela pourrait constituer un moyen de lever les freins au recyclage. La connaissance de l'état des sites est très fragmentée. L'investisseur passe son chemin s'il ne dispose pas de suffisamment de données pour prendre une décision.

M. Michel Pacaux. - Dans le cadre de la mutation d'une friche, nous avons dû revoir le PLU. Là aussi, je me suis défendu devant une commission départementale d'une trentaine de personnes. À partir des directives données aux démolisseurs et dépollueurs, nous pouvons observer une continuité dans l'action. Nous avons mené une enquête publique auprès de la population de Frelinghien sur cette friche industrielle et sa mutation. Dans le cadre du permis d'aménager que j'évoquais tout à l'heure, et dans le cadre du permis de construire qui va suivre, un partenariat avec le bureau d'études se met en place. De plus, des prescriptions sont prévues notamment pour les canalisations ou les tuyaux d'eau. Des précautions sont prises pour éviter d'installer des arbres fruitiers ou un poulailler, par exemple. Elles doivent être imposées à l'entreprise.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Vous avez évoqué l'impact sur l'agriculture dans vos propos liminaires. Pourriez-vous développer ce point ?

Au sein de la Métropole de Lille, avez-vous fait appel à des fonds européens pour accompagner les projets que vous évoquiez ?

M. Michel Pacaux. - Non.

Mme Christine Lafeuille. - Nous en avons reçu sur certains sites.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Il me semble qu'à l'échelle européenne, l'adoption d'une directive-cadre sur les sols était évoquée en 2007. La France n'y avait pas donné suite.

Nous évoquons ici les friches industrielles. Pour autant, vous est-il arrivé d'avoir à traiter la reconversion d'anciens sites d'exploitation minière ?

M. Michel Pacaux. - Pas du tout. Je prends l'examen de la friche de l'usine d'incinération d'Halluin qui a engendré des pollutions. Nous avons essayé de la traiter dans le cadre de la dépollution vis-à-vis du milieu agricole.

Je déconseille d'installer un milieu agricole sur une friche. Ce n'est pas recommandé, sachant que l'herbe demande une trentaine de centimètres de racine. En revanche, je suis totalement favorable à leur traitement pour sauvegarder les terres agricoles.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Mme Lafeuille, quels exemples pouvez-vous nous donner concernant l'accompagnement par des fonds européens ?

Mme Christine Lafeuille. - Ils ont financé la zone de l'Union. Ils interviennent sur des opérations spécifiques éligibles aux contrats de plan. Nous avons vu une réduction importante des fonds européens affectés aux friches. Les projets sont plus ou moins indirectement financés selon leur objet, notamment dans le cadre des investissements territoriaux intégrés (ITI) qui comportent un volet « friches ». 18,6 millions d'euros sont consacrés à la région Hauts-de-France. C'est relativement faible si nous les comparons à notre montant avec l'EPF. L'Europe est très concernée par la problématique des friches, mais les fonds n'augmentent pas et sont répartis entre les 27 pays. Nous avons longtemps été prioritaires. Nous ne le sommes plus du tout. De plus, ces fonds ne sont que faiblement consommés, notamment en France. Elle avoisine les 60 %. La Commission européenne s'interroge sur la cohérence des critères des projets financiers avec les financements disponibles.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Je pense surtout qu'il s'agit d'une politique des fonds de cohésion. Je me permettais de poser la question, car le problème n'est pas que français. Les projets ne sont pas toujours ciblés sur l'objectif réel. Il faut décrypter le fait que votre projet puisse bien être pris en compte dans le document unique de programmation (Docup).

En tant que membre de la commission des affaires européennes, je m'y intéresse. Actuellement, la future politique européenne qui se met en place viserait à restreindre ces fonds, ce qui m'ennuie.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie des informations très précises que vous nous avez données. Nous savions que la Métropole de Lille était très à la pointe sur des sujets d'actualité, nous étions donc désireux de vous entendre. Merci de nous retourner au plus vite le questionnaire pour compléter un certain nombre de points. Vos réponses nous seront très utiles.

Mme Christine Lafeuille. - Je vous l'enverrai en notre nom à tous.

M. Laurent Lafon, président. - Bonne soirée à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La téléconférence est close à 18 h 45.

La téléconférence est close à 18 h 45.

Mercredi 17 juin 2020

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La téléconférence est ouverte à 16 h 45.

Audition de MM. Patrick Viterbo, président, et Abdelkrim Bouchelaghem, directeur général de la société Brownfields (en téléconférence)

M. Laurent Lafon, président. - Nous poursuivons nos travaux par l'audition de M. Patrick Viterbo, président de la société Brownfields, et de M. Abdelkrim Bouchelaghem, directeur général de cette même société.

Cette audition est l'occasion de recueillir concrètement l'éclairage d'une société spécialisée dans la dépollution et la reconversion de friches industrielles et qui a mis en oeuvre des projets de réaménagement d'ampleur, notamment en recourant au dispositif du tiers demandeur. En particulier, il serait intéressant que vous reveniez sur les obstacles éventuels que votre société a pu rencontrer pour monter et mettre en oeuvre ses projets de réhabilitation.

La loi pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR) entendait favoriser la reconversion des friches par la mise en place du dispositif du tiers demandeur. Quel bilan faites-vous de ce dispositif ? A-t-il débloqué des situations ? Identifiez-vous des faiblesses persistantes et quelles améliorations apporter pour permettre une montée en puissance des dépollutions de sites ?

Enfin, pourriez-vous nous présenter la politique qu'entend poursuivre votre société pour garantir une dépollution et une reconversion des friches compatibles avec des objectifs d'aménagement durable des territoires ? Pourriez-vous revenir sur quelques cas concrets illustrant une logique d'aménagement durable ? Je pense notamment au projet d'écoparc rhénan à Reichstett ; notre commission souhaitait se rendre dans le Bas-Rhin pour rencontrer les différents acteurs impliqués, mais nous ne pourrons malheureusement pas le faire en raison du Covid-19.

Je vous invite à prêter serment et rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Patrick Viterbo et Abdelkrim Bouchelaghem prêtent serment.

M. Patrick Viterbo, président de la société Brownfields. - Abdelkrim Bouchelaghem et moi-même avons créé Brownfields il y a quinze ans. Nous venions tous deux du monde de l'environnement et de la dépollution. Précédemment, nous assurions, au sein du groupe Suez, des prestations de service pour des groupes industriels souhaitant dépolluer leurs sites. Ces clients voulaient trouver non seulement des prestataires de travaux mais surtout des prestataires se chargeant d'acquérir le site, de le dépolluer, ceci n'étant qu'une étape vers la reconversion et le redéveloppement du site. Brownfields répond donc à cette demande, et nous travaillons selon des modèles différents des travaux de dépollution gérés par Suez et d'autres groupes.

Nous sommes des investisseurs qui achetons un terrain pollué, en l'état, en prenant le risque de gérer la dépollution et en menant avec les collectivités locales le projet de développement jusqu'à son terme. La dépollution n'est qu'une des étapes, nous faisons aussi l'aménagement et le développement immobilier privé dans de nouveaux quartiers comme l'écoparc, ou au sein de villes, de centres commerciaux, de zones tertiaires...

Nous sommes accompagnés par de grands investisseurs institutionnels : la caisse des dépôts et consignations, la banque européenne d'investissement (BEI), motivés par les aspects de développement local et durable. Nous avons également le soutien d'une vingtaine d'investisseurs institutionnels comme des banques, des caisses d'assurance ou de retraites.

Nous avons une assez forte expérience du métier de reconversion de sites. Depuis quinze ans, nous avons acquis 120 sites en France, quelques-uns en Belgique, un en Espagne. Ces sites sont répartis sur presque toutes les régions françaises, même si nous avons beaucoup d'opérations en Ile-de-France.

Nous sommes adaptables aux demandes des collectivités territoriales et capables de mener des opérations de développement immobilier pour différents usages : usage résidentiel surtout, avec des logements dans des quartiers urbains, des résidences de services ou des résidences étudiantes ; un usage industriel spectaculaire avec l'écoparc rhénan, qui rassemble locaux d'activités, entrepôts, sites industriels et logistiques ; et quelques reconversions pour créer des bureaux. Chaque site a une vocation différente en fonction de sa localisation et de la demande des collectivités territoriales.

Pour la dépollution, nous sommes équipés en interne de compétences très spécifiques de dépollution et de désamiantage. Nous ne sommes pas une entreprise de travaux mais nous devons bien maîtriser ces techniques pour ne pas nous tromper sur les coûts. Pour l'écoparc rhénan, les travaux s'élevaient à 48 millions d'euros ; nous ne pouvions pas nous permettre une erreur de 10 %, qui aurait mis à mal l'équilibre du projet. Nous avons aussi des équipes immobilières, ayant l'expérience d'aménagement de grands sites et de promotion immobilière pour gérer la reconversion immobilière.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Merci pour cet exposé liminaire.

L'approche française est-elle, selon vous, trop centrée sur la gestion du risque en fonction de l'usage, et pas assez sur le traitement effectif de l'ensemble des pollutions présentes dans le sol ?

Bien souvent, les travaux de dépollution sont conçus en fonction de l'usage futur envisagé pour le site. Or de plus en plus de spécialistes de la réhabilitation des sols recommandent désormais que ce soit l'usage futur qui soit adapté à la situation du site et à ses possibilités de dépollution. Partagez-vous cette analyse ? Dans quelle mesure peut-on parvenir à un équilibre optimal entre une dépollution ambitieuse et une reconversion tout aussi ambitieuse ?

Lors de nos auditions a été soulevé le problème des terres excavées. Dès leur sortie du sol, les terres excavées sont considérées par la réglementation comme des déchets, ce qui garantit leur traçabilité et le bon suivi des responsabilités. Un arrêté ministériel prévoyant de modifier les critères de sortie du statut de déchet pour les terres excavées a été soumis à consultation en 2019. Que vous inspire ce projet d'arrêté ? Faut-il assouplir les critères de sortie du statut de déchet pour mieux valoriser les terres excavées dans le cadre de projets de réaménagement ? Ne risque-t-on pas de perdre, avec la nouvelle réglementation, en traçabilité et en maîtrise du risque sanitaire pour ces terres, jusqu'ici assurées par la police spéciale des déchets ? Y a-t-il un risque de vide juridique, en quelque sorte ?

Quels sont les principaux freins à la reconversion des friches « gelées » ? S'agit-il essentiellement d'une valeur foncière insuffisante et de coûts de dépollution rédhibitoires ? Quelles seraient les solutions à envisager afin de débloquer la situation de ces friches ? Je pense notamment au partenariat que la société Brownfields a conclu avec la société Engie pour la réhabilitation de nombreux sites d'anciennes usines à gaz. Existe-t-il, dans ce portefeuille de sites, des sites situés en zones foncières peu attractives et, si oui, quels sont les usages qui sont envisagés par votre société ?

Quel est le mode de financement de vos opérations ? Quel lien avez-vous avec vos investisseurs, qui peuvent être aussi vos clients ? Dans ces dossiers, la frontière est ténue. Avez-vous fait appel à des fonds publics, nationaux ou européens, pour financer vos projets ?

M. Abdelkrim Bouchelaghem, directeur général de la société Brownfields. - L'approche française est orientée sur l'évaluation des risques sanitaires, après une évolution de la réglementation française, mais un principe reste toujours valable ; l'obligation de retrait des sources de pollution lorsqu'elles sont accessibles. Les deux vont ensemble. L'approche en termes de risques permet de raisonner en termes d'usage, associé au retrait des sources, pour une dépollution raisonnée.

On dresse ainsi un bilan coûts-avantages, pour faire des dépollutions plus ou moins poussées. Grâce à cet arsenal, aux dispositions en matière de construction et aux restrictions d'usage, nous pouvons définir des solutions de réhabilitation d'un site rentrant dans l'économie du projet. Je préfère cette approche, sachant qu'il y a plusieurs années, d'importantes réflexions avaient été menées pour réfléchir plutôt en termes de seuils de pollution.

Il y a deux écoles : certains veulent construire un projet en fonction de la pollution. Pour nous, chaque site a des particularités en matière d'urbanisme. Nous avons besoin des collectivités locales, et il faut toujours partir de la logique du lieu définissant l'usage. À partir de là, nous construisons un plan masse. Nous pourrons le modifier pour tenir compte des pollutions, en réorientant les bâtiments selon les contraintes, par exemple en déplaçant une crèche. Nous voulons faire le meilleur projet de redéveloppement pour la collectivité, bien intégré dans la ville et son projet de développement économique, et afin que les urbanistes et les architectes fassent leur travail avec le moins de contraintes possibles.

M. Patrick Viterbo. - C'est le projet de développement économique qui compte avant tout. Les techniques de dépollution ont réalisé d'énormes progrès, sont bien maîtrisées et permettent de répondre à de très nombreuses situations. Certes, il y a un problème de coût, mais ce serait une grave erreur de ne pas réfléchir d'abord en termes d'usage.

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - La sortie du statut de déchet (SSD) des terres excavées est un sujet très ancien. Il y a beaucoup d'intérêts en jeu. Certains envoient ces terres dans des filières externes contrôlées par quelques groupes. Mais elles peuvent aussi être réutilisées sur le site. La réglementation nous autorise à le faire, et nous le faisons couramment sur de grands terrains.

Valoriser ces terres en les faisant sortir du statut de déchet est une très bonne idée - la Belgique le fait très bien depuis dix ans - à la seule condition qu'il y ait une excellente traçabilité. On pourrait ainsi valoriser ces terres d'un site à l'autre.

M. Patrick Viterbo. - Nous sommes favorables à la SSD, mais maintenir la traçabilité est essentiel, sinon la tentation est grande - c'est une quasi-certitude - que beaucoup de terres excavées soient réutilisées frauduleusement. Les méthodes sont connues, et nous en avons pâti sur un site : de nuit, plusieurs milliers de mètres cubes de terre polluée avaient été déversés...

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - La presse a largement parlé du cas de Sevran. Il faut des sanctions bien plus importantes pour les contrevenants. Il faut plus de traçabilité, et plus de police.

Les friches gelées sont un sujet important. Nous avons réalisé une classification assez simple. Certaines friches sont faciles à reconvertir, elles sont très bien situées et l'équation économique est positive. La valorisation immobilière ultérieure est largement supérieure aux coûts. La remise en état ne comprend pas que la dépollution ; il faut aussi désamianter et démolir, et ces deux derniers postes sont parfois plus chers que la dépollution. Ces « 3D » - dépollution, désamiantage et démolition - sont un tout.

D'autres friches sont très mal placées, et peuvent le rester longtemps, comme certaines friches minières sur des centaines d'hectares. Ce ne sont pas des acteurs comme nous qui peuvent s'en charger.

M. Patrick Viterbo. - Sauf en partenariat public-privé (PPP)....

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - Certaines friches sont intermédiaires, comme à Reichstett, où il ne manquait pas grand-chose pour que le site devienne rentable. Il y a eu un PPP.

Vous avez cité notre stratégie de portefeuille avec Engie : nous avons pris en charge un portefeuille de 49 sites différents, mixant une vingtaine de très bonnes friches et d'autres fortement négatives, en nous engageant à gérer toutes les friches. Cette approche est intéressante à l'échelle d'un bassin ou d'une région, et peut attirer des acteurs privés.

M. Patrick Viterbo. - Pour nous financer, nous constituons des fonds d'investissement dans lesquels des investisseurs institutionnels s'engagent sur des sommes importantes. Le fonds Brownfields 3 est doté de 250 millions d'euros, mis à disposition par la BEI, la caisse des dépôts et les autres investisseurs. Nous gérons un ensemble de projets sur des durées assez longues - dix ans - pour permettre des résultats et un retour sur investissement. Ce mécanisme est assez adapté à notre activité, et a bien fonctionné depuis quinze ans. Nos investisseurs sont motivés pour avoir un peu de rendement, mais surtout les investisseurs publics sont attachés à réaliser un « investissement à impact », notamment en matière de développement local et de développement durable.

Nos investisseurs sont en partie publics. Nous n'avons cependant bénéficié de subventions que pour deux opérations sur 120 : l'écoparc rhénan, pour lequel nous avons obtenu une aide de l'agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), et où la forme était un PPP intelligent avec l'Eurométropole de Strasbourg, le département et la région ; en Île-de-France, nous avons obtenu une subvention de l'Ademe pour une opération remarquable de reconversion d'une friche.

La valeur future du terrain ne suffit pas forcément à couvrir tous les coûts de dépollution et de construction. L'équation ne fonctionne pas dans tous les cas, et nous sommes à l'écoute de modèles de PPP pour prendre en charge des friches dont le bilan économique n'est pas totalement garanti, grâce à des subventions.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Je regrette que vous n'ayez que deux exemples de financement public. Plus que jamais, nous avons besoin de la mobilisation de tous les acteurs pour dépolluer. Certes, il faut tenir compte de l'équilibre des opérations. Je pense aussi aux problèmes de dépollution des sites ultramarins. Je ne suis pas favorable à dépenser énormément de subventions publiques, mais nous touchons au coeur du problème ; nos concitoyens sont de plus en plus sensibles à l'environnement.

M. Patrick Viterbo. - Je vous rejoins également : en France, les fonds publics
- notamment d'État - pour la dépollution industrielle sont ridiculement faibles. Les enveloppes de l'Ademe sont insignifiantes. Les collectivités territoriales peuvent mobiliser des fonds, mais cela dépend de leurs ressources. Souvent, le passif environnemental est supérieur à la valeur du site ; il peut donc y avoir matière à nouer des PPP. Certes, certains sont réticents car il faut justifier l'emploi des fonds publics, respecter les règles d'appel d'offres et la concurrence.

Je crois aux enchères inversées pour résoudre ce problème. La collectivité fait ainsi appel à l'entreprise qui demande la plus petite subvention. La reconversion de la raffinerie de Reichstett constituait un cas similaire. La décision a quasiment été prise par le tribunal de commerce, le site étant en liquidation judiciaire. L'Eurométropole de Strasbourg, chef de file des collectivités, a consulté les différents opérateurs, leur demandant quels seraient le type d'intervention publique nécessaire et les garanties d'achèvement du projet. Nous avons trouvé un chemin.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - Il y a différents types de dossiers. Certains exploitants cèdent pour réhabilitation. Mais malheureusement, les pollutions historiques se rappellent à nous souvent par des aléas naturels, pour lesquels nous avons peu d'interlocuteurs. Les élus locaux sont dans la quadrature du cercle. On fait appel à eux pour investir financièrement, alors qu'ils ne sont pas à l'origine de la pollution. Or cette charge est lourde. Il est donc difficile de généraliser les cas.

Dans mon département de l'Aude, certains établissements scolaires, bâtis sur des sites pollués, ont été contaminés - notamment dans la vallée de l'Orbiel. Nous avions oublié la pollution de sites miniers ou industriels. Lorsqu'un maire voit sa cour d'école, son stade ou sa piscine inondés pour la troisième fois, alors qu'il paie encore des intérêts pour cet investissement, on atteint les limites... Tant qu'il y a un ancien exploitant, tout va bien, l'élu peut faire un recours. Mais des années après, c'est compliqué, d'autant qu'il n'y a pas de définition réelle de la pollution. Il faut trouver quel est l'intérêt général pour tirer ces friches vers le haut.

M. Laurent Lafon, président. - Le cadre législatif actuel fonctionne-t-il, sachant qu'il a évolué ? Comment nous, législateurs, pourrions-nous le modifier ?

Dernière évolution en date, le dispositif de tiers demandeur vous a-t-il permis de débloquer des situations ?

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - Nous arrivons à fonctionner dans le cadre réglementaire actuel. Nous pouvons conduire un changement d'usage dans le cas où l'activité du site cesse. Notre interlocuteur est l'administration des installations classées. Mais lorsqu'il n'y a pas d'installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE) active, tout se fait sous la responsabilité du maître d'ouvrage, y compris la recherche des bureaux d'études, la définition des travaux de dépollution, l'obtention d'une attestation de bureau pour déposer les autorisations d'urbanisme... Le cadre actuel ne nous gêne pas, il faudrait juste le simplifier pour que cela se passe mieux.

Le décret sur le tiers demandeur a été publié en août 2015. Nous avons été les premiers à l'appliquer, en août 2016 pour Reichstett. Ce décret a permis de simplifier de nombreuses choses. Nous sommes les bons élèves du tiers demandeur : nous avons 50 dossiers de tiers demandeur et défendons cette procédure. Les industriels avec lesquels nous avons travaillé sont satisfaits - comme Engie et Total, qui pourtant ont de gros départements juridiques - et sont rassurés par la sécurité juridique offerte par le tiers demandeur pour le transfert des obligations de remise en état. C'est un succès. Cela permet à l'administration d'adresser un arrêté préfectoral de remise en état à l'entité qui conduira réellement la reconversion, alors qu'auparavant, elle ne parlait qu'au dernier exploitant. Nous, nous ne faisions que reprendre les obligations du dernier exploitant. C'était compliqué. Aujourd'hui, notre rôle est officialisé. Il y a aussi un mécanisme de garantie financière allégé. Le tiers demandeur, belle innovation, a de beaux jours devant lui.

M. Patrick Viterbo. - Il répond à un constat pragmatique. La meilleure dépollution est celle tirée par des projets futurs. C'est le porteur de projet qui est le mieux placé pour gérer la dépollution - davantage que l'industriel qui, même s'il a conscience de la pollution et a des capacités financières, est réticent à transformer ses sites.

Plusieurs grands groupes industriels français nous ont ainsi confié leurs sites après le changement de législation. Le transfert de responsabilité aux opérateurs accélère le rythme de la reconversion. C'est un bon outil, insuffisamment utilisé et connu, car les aménageurs publics sont inquiets des conséquences juridiques, notamment en matière de responsabilité et en raison des difficultés pour répondre aux exigences de garantie financière. Nous regrettons que les aménageurs publics n'utilisent pas plus cet outil.

Nous avons proposé au groupe de travail du ministère de l'environnement de faciliter le transfert des arrêtés de tiers demandeur, pour qu'un aménageur public ou un établissement public foncier puisse se constituer tiers demandeur avant de transférer ses obligations au promoteur.

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - Certains industriels sont satisfaits de l'avancée, mais d'autres voulaient aller beaucoup plus loin. L'État peut toujours aller rechercher l'industriel dernier exploitant en cas de défaillance du tiers demandeur ; les industriels voudraient que cette possibilité puisse être abandonnée, mais je comprends cette position de l'État et de l'administration des installations classées...

M. Laurent Lafon, président. - Quels sont vos interlocuteurs du côté de l'État ? L'organisation des différents services de l'État est-elle satisfaisante ? En tant qu'opérateur privé, avez-vous des remarques à nous faire sur la manière dont l'État intervient en appui des dépollutions ?

M. Patrick Viterbo. - L'État a de multiples composantes, et l'absence de coordination entre elles pose parfois de grandes difficultés. Il y a parfois des divergences de vues absolues dans l'instruction des arrêtés préfectoraux de dépollution et celle des permis de construire. L'inspection des installations classées parfois autorise la dépollution, tandis que l'agence régionale de santé (ARS) ou l'autorité environnementale ont un point de vue radicalement différent pour instruire le permis de construire. L'entreprise se retrouve alors bloquée entre les positions contradictoires de l'administration...

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - ... voire schizophrènes !

M. Patrick Viterbo. - L'inspection des installations classées est qualifiée pour juger du processus de dépollution et pour réceptionner les travaux. Mais parfois, l'ARS ou l'autorité environnementale estiment que le travail n'est pas complètement achevé ; c'est difficile à gérer. L'organisation de l'État devrait prévoir un primus inter pares pour éviter cela.

Je citerai cependant un exemple de coordination exemplaire, la raffinerie de Reichstett, qui est certes un projet d'une ampleur importante. Les préfets et les secrétaires généraux de l'administration régionale (SGAR) se sont mobilisés, lors de réunions de concertation organisées parfois tous les quinze jours. Cet excellent pilotage a permis d'aplanir les difficultés, mais c'est rare, et plutôt réservé à des dossiers sensibles et importants.

M. Joël Bigot. - Vous nous avez indiqué que vous êtes membre des métiers de la reconversion, et que vous êtes en capacité d'acquérir un site pour le dépolluer. Vous avez mentionné le modèle des PPP.

La législation actuelle est-elle globalement suffisante ? Pour vous, le tiers demandeur est une solution adaptée, mais d'autres personnes auditionnées nous ont indiqué que cela ne fonctionnait pas bien.

Avez-vous des exemples de réhabilitations conduites en partenariat avec les collectivités locales ? Comment ont-elles fait ?

Lorsqu'un ancien propriétaire industriel ne veut pas vendre, attendant la prescription trentenaire, comment le faire entrer dans une phase active ? Actuellement, il faut contrer l'artificialisation des sols, et combler les verrues et les dents creuses existantes.

M. Patrick Viterbo. - Même s'il n'y a pas d'intervention financière des collectivités locales dans beaucoup de dossiers, les PPP ressortent tous d'une démarche de partenariat. La collectivité locale, par la délivrance de permis de construire, va permettre le projet et donne de la valeur au site. C'est toujours le projet de reconversion qui guidera notre parcours. Parmi les exemples de participation financière de collectivité, il y a une zone d'aménagement concerté à Poissy.

M. Abdelkrim Bouchelaghem. - ... avec plusieurs propriétaires.

M. Patrick Viterbo. - Nous intervenons en partenariat avec l'aménageur public désigné par la collectivité pour transformer le site et assurons la dépollution des différentes parties du site, ensuite prises en charge par des promoteurs immobiliers. À Reichstett, les collectivités n'ont pas financé le projet mais ont garanti des recettes dans notre bilan, en rachetant des réserves foncières après dépollution. Nous avons donc eu un partenariat gagnant-gagnant, car la collectivité a assuré une sortie pour des terrains qui seraient développés à bien plus long terme. Elle les a acquis dans les conditions de marché ; c'était un pari économique, et une façon intéressante de nous donner la certitude de recettes futures. À hauteur de 15 % des recettes globales, ces réserves foncières ont permis de bâtir un équilibre et de justifier l'investissement.

Toutes ces opérations de reconversion sont forcément inscrites dans un PPP, car cela permet de définir un projet inscrit dans le cadre des documents d'urbanisme et par les permis de construire.

Très souvent, l'industriel bloque la reconversion, pour deux raisons compréhensibles - même si je ne les encourage pas ! D'abord, le risque peut être environnemental, si le projet de développement est mené par des personnes qui ne sont pas parfaitement « sachantes » en matière de dépollution. Cela exposerait l'industriel à des risques environnementaux aggravés et à des risques connexes. Le tiers demandeur sécurise le transfert dans un cadre surveillé avec soin par l'État, qui vérifie les capacités techniques et financières de l'opérateur.

Le blocage peut être économique et financier : l'industriel peut juger que la valeur demandée pour le site n'est pas cohérente - c'est extrêmement désagréable pour l'élu, qui voudrait accélérer les choses. Ces difficultés se résolvent car les industriels sont rationnels. On passe parfois plusieurs mois, voire plusieurs années, à démontrer que cette valeur est juste. Avec le temps, les obstacles tombent.

Mais la principale raison de blocage est la première. Certes, l'industriel dernier exploitant porte la responsabilité de la dépollution ; nous adhérons à ce principe. Mais il n'est doté ni des compétences, ni de la volonté de porter un projet de reconversion. Il faut trouver un mécanisme pour transférer la responsabilité, y compris le passif environnemental, à des opérateurs qui souhaitent mener le projet.

Mme Gisèle Jourda, rapportrice. - En vous écoutant, je pense au pari de Pascal ; mais nous ne sommes plus dans une question philosophique, mais de responsabilité ! Je ne peux partager votre avis : un industriel qui a pollué pendant vingt ans, qui conçoit le tiers demandeur comme un dévoiement de ses responsabilités ! Je ne peux entendre cela. Ce n'est ni le tiers demandeur, ni la collectivité qui sont responsables de la pollution ! Lorsque l'exploitant a disparu, il y a un problème.

Oui, il faut faire évoluer le dispositif du tiers demandeur. Ce peut être une aubaine. Mais ce n'est pas parce qu'il y a un tiers demandeur que l'industriel peut échapper à sa responsabilité, et comme Ponce Pilate, s'en laver les mains, même avec une logique commerciale. Il doit être responsable de sa gestion du site pendant des années.

Envisager comme une amélioration que l'exploitant n'ait plus de responsabilité me pose problème. Il en va parfois de la santé publique de nos concitoyens, lorsque sur ces sites sont construits des écoles ou établissements de santé. Le législateur peut améliorer le dispositif mais pas dédouaner les industriels. Ce qui intéresse les gens, ce n'est pas le monde des affaires mais celui dans lequel ils vivent...

M. Patrick Viterbo. - Je me suis mal exprimé. Il ne s'agit pas de détourner l'industriel de sa responsabilité. Mais souvent, il n'est pas le plus efficace, ni le plus rapide ni le plus organisé pour reconvertir un site.

Le dispositif de tiers demandeur permet, via une modification de la valeur du site - via une aide ou une modification du prix du terrain - de lancer le projet. Mais souvent, l'industriel bloque car il craint des risques. Le dispositif de tiers demandeur permet à un opérateur, public ou privé, de prendre en charge une opération, et de se charger de la dépollution. Si on attend que l'industriel prenne en charge la dépollution, cela prendra plus de temps.

Je ne remets pas en cause le principe du pollueur-payeur. La responsabilité est transférée, via une contribution financière à l'opérateur.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie de ces précisions. Nous attendons vos réponses écrites au questionnaire que nous vous avons adressé. N'hésitez pas à compléter ainsi les remarques que vous avez formulées aujourd'hui.

La téléconférence est close à 18 heures.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.