Mardi 16 février 2021

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Stratégie nationale portuaire - Audition de M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué auprès de la ministre de la Transition écologique, chargé des transports

M. Jean-François Longeot, président. - Nous sommes heureux de vous accueillir aujourd'hui, monsieur le ministre, pour échanger sur la nouvelle stratégie nationale portuaire (SNP), qui a été - enfin - adoptée lors du dernier comité interministériel de la mer (CIMer) au Havre, le 22 janvier 2021.

Je m'en réjouis, car, vous le savez, notre commission suit ce dossier avec attention depuis plusieurs années. Nous avions publié un premier rapport en février 2019, invitant le Gouvernement à actualiser la stratégie nationale portuaire de 2013, puis un second rapport, en juillet 2020, contenant dix propositions et quatre recommandations de court terme, formulées à l'issue des travaux de la mission d'information relative à la gouvernance et à la performance des ports maritimes, qui était présidée par Martine Filleul et dont le rapporteur était notre ancien collègue Michel Vaspart.

Le 8 décembre dernier, le Sénat a adopté la proposition de loi relative à la gouvernance et à la performance des ports maritimes français, déposée par Michel Vaspart et de nombreux collègues des groupes Les Républicains et Union Centriste, qui traduit les recommandations de cette mission d'information, et dont notre collègue Didier Mandelli était rapporteur. Il était donc particulièrement important à nos yeux de vous recevoir pour assurer le suivi de ces travaux.

Le document présenté par le Gouvernement répond à la majorité des observations formulées par notre commission, la Cour des comptes et de nombreux acteurs sur la précédente stratégie nationale portuaire de 2013. Des objectifs clairs sont fixés, en termes de reconquête de parts de marché pour nos ports, d'emplois, de report modal, de transition écologique et de fluidité du passage portuaire. Des outils sont également prévus pour piloter cette stratégie : des contrats d'objectifs et de performance (COP) entre l'État et ses grands ports maritimes (GPM) et un comité de suivi étoffé, qui rappelle le « Conseil national portuaire et logistique » que Michel Vaspart souhaitait créer. C'est un point positif même si certaines annonces avaient déjà été faites au CIMer 2018 ou au CIMer 2019.

Cette nouvelle stratégie s'adresse à l'ensemble de notre système portuaire, c'est-à-dire aux ports de l'État et aux ports des collectivités, que ce soit en métropole et en outre-mer. C'est également un point positif et il faudra désormais veiller à la déclinaison de cette stratégie dans les projets de chaque port maritime.

Enfin, les précisions qui ont été apportées concernant la future gouvernance de l'établissement Haropa, qui fusionnera les trois ports de l'axe Seine - Le Havre, Rouen, et Ports de Paris, semblent montrer que les préoccupations de la commission ont été entendues concernant le rôle des collectivités territoriales et des acteurs économiques dans les instances de gouvernance du futur établissement. À cet égard, pourriez-vous rappeler le calendrier de mise en place d'Haropa et nous indiquer quand sera publiée l'ordonnance qui doit être prise en application de l'article 130 de la loi d'orientation des mobilités (LOM) ?

Le Premier ministre a présenté une trajectoire d'investissement de 1,45 milliard d'euros pour Haropa sur la période 2020-2027 : ce chiffre correspond-il uniquement à l'agrégation des dotations perçues actuellement et individuellement par les trois ports de l'axe Seine - Le Havre, Rouen, Paris - à partir de l'action n° 43 du programme budgétaire 203, ou bien des ressources nouvelles sont-elles prévues ?

En revanche, plusieurs propositions de notre commission n'ont pas été reprises par le Gouvernement, ce que nous regrettons. J'en citerai quatre : d'abord, le document présenté ne comporte pas de mesures sur le volet social de la compétitivité de nos ports, même si une charte d'engagement a été signée par les professionnels en octobre dernier. Ensuite, il me semble manquer un aspect géopolitique dans le document présenté et, sauf erreur de ma part, il n'y a pas d'éléments sur notre stratégie par rapport au projet des « nouvelles routes de la soie » mené par la République populaire de Chine. En outre, je n'ai pas entendu d'annonces d'investissements supplémentaires visant à favoriser le report modal, au-delà des crédits déjà prévus dans le plan de relance, et je m'interroge donc sur le réalisme de l'objectif avancé par le Gouvernement d'augmenter de 30 % la part des modes de transport massifiés dans les acheminements portuaires. L'objectif me semble bon, mais quels sont les moyens ? La stratégie nationale sur le fret ferroviaire nous apportera-t-elle des réponses ?

Enfin, il manque également à mon sens des propositions concrètes sur l'attractivité des zones industrialo-portuaires. Lors du CIMer 2019, le Gouvernement avait indiqué qu'une mission d'inspection serait lancée pour examiner les leviers réglementaires et fiscaux mobilisables afin de dynamiser l'attractivité des zones industrialo-portuaires. Toutefois, aucune décision n'a encore été prise et il faudra attendre le CIMer 2022. Notre commission avait fait des propositions sur ce volet, en adoptant un amendement du rapporteur Didier Mandelli devenu l'article 7 bis de la proposition de loi de Michel Vaspart adoptée par le Sénat et transmise à l'Assemblée nationale et qui propose la création de « zones de relance économique temporaires ».

Des mesures sont-elles envisagées par le Gouvernement pour traiter ce que l'on pourrait appeler des angles morts, peu nombreux heureusement, de cette nouvelle stratégie portuaire ? Pouvez-vous également faire le point sur les discussions que vous menez avec vos partenaires européens au sujet des nouvelles routes de la soie chinoises ? L'accord d'investissement conclu entre l'Union européenne et la Chine a-t-il permis d'aborder ce dossier ? Enfin, pourriez-vous nous en dire plus sur la mission lancée pour dynamiser l'attractivité des zones industrialo-portuaires et son calendrier ?

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué auprès de la ministre de la transition écologique, chargé des transports. - Je suis heureux de vous retrouver quelques semaines après l'examen de la proposition de loi portée par votre ancien collègue Michel Vaspart. Nous partagions, je crois, même si les voies divergent, les mêmes ambitions : rendre nos ports plus forts et davantage tournés vers nos engagements écologiques. La SNP vise à répondre à cette ambition.

Le système portuaire français représente 350 millions de tonnes de marchandises, 30 millions de passagers, 300 000 emplois directs : il s'agit donc d'un secteur stratégique. L'enjeu est d'améliorer sa compétitivité, en répondant à la dimension géopolitique que vous avez évoquée et à la dimension écologique.

Notre premier objectif est de reconquérir des parts de marché afin de porter à 80 %, d'ici à 2050 la part du fret conteneurisé à destination ou en provenance de la France, contre 60 % aujourd'hui. Nous renforçons pour cela nos filières d'excellence traditionnelles
- conteneurs, vracs solides, produits chimiques, etc. -, qui varient en fonction des ports, ces derniers étant déjà souvent assez complémentaires au sein d'un même bassin, et nous voulons aussi nous donner les moyens de faciliter l'implantation de sites industriels à haute valeur ajoutée ; une mission de réflexion a ainsi été créée pour étudier tous les outils envisageables : zones franches, comme en Grande-Bretagne, ou zones économiques spéciales, avec des incitations fiscales dégressives dans le temps, modulables en fonction des ports et des activités.

Nous voulons aussi doubler d'ici à 2050 les emplois directs et indirects de la filière. Nous avons engagé des travaux sur la formation initiale avec l'éducation nationale pour renforcer l'attractivité de ces métiers.

L'enjeu est également de fluidifier les procédures de passage portuaire, notamment par le biais de la dématérialisation - la préparation au Brexit nous a déjà permis d'avancer sur ce point.

Enfin, nous avons cherché à pacifier les relations sociales pour créer un climat propice au développement des affaires : en octobre, nous avons ainsi signé une charte portuaire avec l'ensemble des fédérations des chaînes logistiques.

Après la compétitivité, la dimension écologique. Nous voulons nous donner les moyens pour que nos ports soient exemplaires sur ce plan. Dans le cadre du plan de relance, nous consacrons 175 millions d'euros d'investissements pour développer les énergies décarbonées. Les appels à projets sont disponibles. La dotation de soutien à l'investissement local (DSIL) peut aussi être mobilisée pour accélérer la transition énergétique. Un volet important concerne les carburants alternatifs, et est déjà largement utilisé par les différents acteurs. Le porte-conteneurs Jacques Saadé de la compagnie française CMA-CGM, qui fonctionne au gaz naturel liquéfié (GNL), est le porte-étendard de cette grande transition que mène actuellement le secteur. Nous continuerons évidemment à soutenir toutes les innovations tant sur la propulsion des navires que sur la transition écologique dans toutes les activités portuaires.

Quant à l'objectif de 30 % de report modal, les chiffres que vous avez évoqués ne comprennent pas la part allouée au fret ferroviaire, dont nous avons fait une priorité, tant au niveau national qu'au niveau européen. Nous avons déjà procédé à une baisse de péages pour les opérateurs ; nous mobilisons sur les deux prochaines années 200 millions d'euros pour le fret et nous nous efforçons de renforcer les corridors de fret, comme entre Calais et Sète ou entre Cherbourg et Bayonne, projets qui existaient déjà, mais auxquels nous avons donné une impulsion nouvelle avec le plan de relance, pour parvenir à un déploiement d'ici à 2022.

Cette SNP est le fruit d'une concertation fournie : 27 ateliers de travail, plus de 230 acteurs consultés. Un comité de suivi, que je coprésiderai avec la ministre de la mer, en lien avec les collectivités, permettra de faire le bilan des actions engagées et, éventuellement, d'adapter notre plan stratégique. Nous suivrons certains indicateurs comme la part de marché des ports français au niveau européen, l'évolution de leur empreinte carbone ou encore du taux de numérisation des procédures déclaratives liées au passage portuaire, dans un contexte où le Brexit, notamment, nous pousse à être extrêmement vigilants et actifs.

La création du grand port maritime d'État Haropa, dont le siège sera au Havre, vise à nous permettre de reconquérir des parts de marché, en mettant en oeuvre une vraie stratégie industrielle, commerciale et de services autour de l'axe Seine, en agissant vers l'hinterland, tout en mobilisant deux fois plus de moyens qu'entre 2014 et 2019, soit 1,45 milliard entre 2020 et 2027. La phase de préfiguration est en cours ; l'établissement public devrait être créé le 1er juin 2021. Stéphane Raison, ancien directeur général du port de Dunkerque, a été nommé directeur général préfigurateur de l'établissement et a vocation à conserver son poste par la suite. La gouvernance se veut souple et opérationnelle : un conseil de surveillance de 17 membres, un conseil d'orientation de l'axe Seine et trois conseils de développement territorial, un dans chaque port.

Un mot, enfin, sur le secteur fluvial, car il existe une continuité avec les stratégies maritime et portuaire : nous avons mobilisé depuis 2017 des moyens supplémentaires, portant de 70 à 100 millions d'euros par an les investissements destinés à la régénération du réseau fluvial, préalable nécessaire à tout travail de développement. Nous avons aussi mobilisé 175 millions d'euros du plan de relance, ce qui permet d'atteindre 400 millions d'euros sur les deux prochaines années pour le maritime, le portuaire et le fluvial. Cette stratégie devrait contribuer au rayonnement de nos ports et leur permettre de continuer à se développer.

Nous nous sommes largement inspirés des travaux du Sénat. Ainsi, chaque port aura son contrat d'objectifs et de performance comme vous le proposiez dans le texte adopté au Sénat en décembre dernier. L'Observatoire de la performance portuaire répond également à votre préoccupation en faveur de la compétitivité des ports. En termes de financement, le Sénat demandait 288 millions d'euros pour le secteur, nous lui consacrons 200 millions avec le plan de relance, tandis que 1,4 milliard d'euros seront consacrés à Haropa - les moyens sont donc à la hauteur de nos ambitions. Le comité de suivi de la stratégie est aussi à l'image du Conseil national portuaire et logistique, regroupant l'ensemble des acteurs - SNCF Réseau, Voies navigables de France, ports, etc. -, dont le Sénat souhaitait la création. Nous travaillons enfin, en lien avec le Brexit, à la création de zones de relance économique portuaire temporaires (ZERT), qui permettront de dessiner un avenir désirable pour nos ports.

M. Jean-François Longeot, président. - Je cède la parole à Didier Mandelli, qui a été rapporteur de la proposition de loi relative à la gouvernance et à la performance des ports maritimes français, puis à Nicole Bonnefoy et Rémy Pointereau, rapporteurs de la mission d'information de notre commission relative au transport de marchandises face aux impératifs environnementaux.

M. Didier Mandelli. - Merci, monsieur le ministre, d'avoir souligné que le Sénat avait tenu son rôle en faisant des propositions. Je salue la création du comité de suivi, mais le Gouvernement avait émis un avis défavorable à la création d'un Conseil national portuaire et logistique suggérée par Michel Vaspart. Pourquoi a-t-il changé d'avis ?

Comment envisagez-vous l'articulation entre la SNP, le « Fontenoy » du maritime annoncé par la ministre de la mer et la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire ?

Vous avez rappelé l'enveloppe de 200 millions d'euros prévue dans le cadre du plan de relance : quel est l'état de la consommation des crédits et quels sont les projets retenus à ce jour ?

Vous avez aussi évoqué la collaboration avec l'éducation nationale pour développer l'attractivité des métiers. Comment envisagez-vous concrètement cette collaboration ? Nous avions, dans le cadre de la mission commune d'information sur le sauvetage en mer et la sécurité maritime dont j'étais rapporteur, envisagé des collaborations possibles avec les lycées maritimes.

Mme Nicole Bonnefoy. - Je voudrais vous interroger plus particulièrement sur l'écolabel « Flux logistiques portuaires » qui figure dans la stratégie nationale portuaire. Une expérimentation sera lancée sur l'axe portuaire et logistique Méditerranée-Rhône-Saône. Pourriez-vous nous préciser les modalités de ce dispositif ? Comment cet écolabel permettra-t-il de mesurer et de certifier l'engagement écologique de l'ensemble d'une chaîne logistique ? Cet outil influera-t-il sur les choix effectués par les chargeurs ?

Enfin, je me permets de vous interroger sur une proposition qui, certes sort un peu du sujet qui nous occupe aujourd'hui, mais qui nous a été soumise à l'occasion de nos auditions : que pensez-vous de la création d'une écotaxe qui mettrait à contribution les donneurs d'ordre plutôt que les poids lourds et les transporteurs ?

M. Rémy Pointereau. - Ma question portera sur le report modal : plus de80 % des pré- et post-acheminements portuaires reposent encore sur le mode routier. La SNP entend favoriser le développement du report modal vers les modes massifiés au départ des ports. Il s'agit en effet d'un levier majeur de verdissement du transport des marchandises, dans un domaine où la France dispose de fortes marges de progrès. Quelles sont les actions prévues pour faire émerger les plateformes multimodales que vous décrivez ? Chaque grand port maritime disposera d'un plan de transition écologique portuaire. Ces plans comporteront-ils des objectifs relatifs au développement des modes massifiés de transport de marchandises ? Enfin, où en est la stratégie pour le développement du fret ferroviaire, prévue à l'article 178 de la loi d'orientation des mobilités et qui devait être présentée au Parlement le 1er janvier 2021 ?

Mme Martine Filleul. - On retrouve dans votre présentation les grands axes de nos propositions : une coordination et une coopération accrues entre les ports, le développement des hinterlands, la massification du transport intérieur de marchandises, une plus grande exemplarité écologique. Je me réjouis également que les travaux du Sénat aient inspiré le Gouvernement, même si ce dernier n'a pas soutenu notre proposition de loi... Toutefois certains points restent obscurs. Ainsi, alors que notre proposition de loi prévoyait que le Gouvernement présente au Parlement une fois tous les cinq ans une actualisation de la SNP, la SNP ne mentionne pas le Parlement et ne prévoit aucun moyen pour ce dernier de participer à son suivi. De même, vous ne faites pas référence à la gouvernance des ports, question pourtant essentielle pour que chacun se sente associé au renforcement de la compétitivité et au développement des ports.

La SNP est aussi « molle » sur la transition écologique, car aucune mesure contraignante n'est prévue. Le risque est que les objectifs restent un voeu pieux... Vous n'avez pas non plus repris la proposition de création de zones franches, réclamée pourtant par de nombreux élus, pour faire face aux prochains ports francs britanniques. Vous évoquez une mission, des réflexions, des mesures fiscales, mais rien de précis. Quelles mesures entendez-vous prendre en ce domaine ?

M. Frédéric Marchand. - Boris Johnson a annoncé la création d'une dizaine de ports francs, bénéficiant de règles fiscales et sociales très avantageuses. Le risque est que le Royaume-Uni devienne une véritable enclave logistique et industrielle aux portes du marché européen. Le président de la communauté urbaine de Dunkerque propose non pas des zones franches, mais des zones économiques spéciales pour décarboner l'industrie, la rendre plus compétitive dans l'économie de demain et créer les conditions pour faciliter l'implantation, à proximité des ports ou des aéroports, des zones d'activités. Le Président de la République avait annoncé, lors d'un récent déplacement dans le Calaisis, qu'il voyait cela d'une manière positive. Qu'en pensez-vous ? J'en profite pour vous informer que le maire de Dunkerque devrait annoncer la création imminente d'une nouvelle route maritime entre Halifax, en Nouvelle-Écosse, et sa ville.

M. Pascal Martin. - Nous payons aujourd'hui au prix fort la concurrence des places maritimes belges, hollandaises et allemandes. Le comité interministériel de la mer, qui s'est tenu au Havre le 22 janvier dernier, a affiché une réelle ambition et a affirmé la nécessité d'agir massivement, avec des structures dimensionnées à la hauteur de nos concurrents étrangers. Si je salue la fusion tant attendue des ports du Havre, de Rouen et de Paris pour former le grand port d'Haropa, dont le siège sera basé au Havre, je me félicite également de la nomination de Daniel Havis, président du conseil de surveillance d'Haropa, et de Stéphane Raison, en tant que directeur général préfigurateur de ce nouvel établissement public. Je m'interroge néanmoins sur la concurrence que nous sommes en train de financer au niveau du territoire national, avec la construction du canal Seine-Nord Europe.

Si l'on peut se réjouir du développement du transport fluvial, quelles marchandises y seront transportées ? Le canal Seine-Nord Europe doit relier le bassin parisien aux réseaux fluviaux nord-européen - Dunkerque, certes, mais également et surtout Anvers et Rotterdam. Comment envisagez-vous, à terme, l'articulation entre Haropa et le canal Seine-Nord Europe ?

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué. - Didier Mandelli a loué les capacités d'écoute du Gouvernement, en référence à nos débats sur le Conseil national portuaire et logistique, et je l'en remercie.

En ce qui concerne les sommes que j'ai détaillées tout à l'heure, 41 millions d'euros vont à l'électrification des quais et aux carburants alternatifs, 41 millions d'euros sont fléchés vers l'environnement et la biodiversité, 31 millions d'euros vers la performance énergétique des ports et 62 millions d'euros vont au report modal.

Vous m'avez interrogé sur l'articulation entre la stratégie portuaire et le fret ferroviaire. Notre ambition est de doubler notre part modale du transport de marchandises par voie ferrée pour la porter de 9 % à 18 % à horizon de 2030. Cela nécessite des travaux de régénération du réseau ferroviaire. Nous avons, depuis 2017, réinvesti assez lourdement sur le réseau secondaire, à hauteur de 3 milliards d'euros par an. Nous avons également désendetté SNCF Réseau et nous sommes en train de conclure avec l'ensemble des régions un plan de régénération des petites lignes ferroviaires. Par ailleurs, nous travaillons à la digitalisation du réseau ferroviaire. Faire passer un conteneur de Perpignan à Rungis coûte 30 % plus cher par le rail que par la route. Au-delà des travaux et des investissements de régénération, il faut résoudre le problème du prix. Nous avons choisi de le faire de deux manières : en diminuant par deux le prix des péages et en relançant l'offre - je pense aux trois autoroutes ferroviaires Calais-Sète, Cherbourg-Bayonne et Perpignan-Rungis, que l'on souhaite étendre au Sud vers Barcelone et au Nord vers Dunkerque et Anvers.

Je suis très favorable à l'implication des lycées maritimes. Il faut favoriser l'attractivité autour des métiers du transport, qu'il s'agisse du transport maritime ou du transport routier. Le dumping social et fiscal est un problème connexe. Nous menons au sein d'un collectif de huit pays à l'échelle européenne une action pour renforcer le cadre de la régulation sociale, notamment dans les secteurs aérien et maritime.

Mme Bonnefoy m'a interrogé sur l'écolabel « Flux logistiques portuaires ». Il s'agit d'une première mondiale. Une étude de faisabilité a pour mission de définir le périmètre du label et de construire le référentiel. Elle nous sera remise en juin. Nous ne doutons pas que nous arriverons à faire la preuve de l'efficacité d'un tel label.

La taxe éco-transport, payée par les donneurs d'ordre ou par les transporteurs, renvoie au sujet précédent sur le signal prix. En résolvant les déséquilibres entre les modes, en l'occurrence la route versus le ferroviaire, on résorbe aussi la nécessité d'instaurer des taxes. Nous avons choisi, pour rétablir un équilibre de prix, de subventionner davantage le fret ferroviaire, notamment les segments de marché qui sont les moins rentables.

Quant à la question de M. Rémy Pointereau, le report modal représente à peu près un quart des investissements. Nous avons effectivement mis en place un plan transition énergétique par place portuaire, qui inclut une stratégie biodiversité. Notre idée est de nous appuyer sur le réel pour trouver les solutions permettant de renforcer la compétitivité des ports. Cela m'amène à la question des zones économiques spéciales portuaires. L'idée, là aussi, est de prendre en compte la variété des demandes. Certains ports - comme Calais et Dunkerque - travaillent en complémentarité sur la nature des flux et les projets de développement, et ont juste besoin d'un accompagnement. Mais il existe aussi des projets plus structurants.

Nous observons ce que font les Britanniques sur les zones franches - pour être honnête, ce n'est pas encore tout à fait clair. Nous avons déjà eu des zones franches en France, mais encore une fois il faut tenir compte de la réalité qui se cache derrière le mot et avoir une approche au cas par cas, en fonction des dispositifs des ports, de leur activité industrielle et de leur capacité de développement. C'est l'objet de la mission, en cours de réalisation, que j'ai diligentée avec Bruno Le Maire et la ministre de la mer.

Madame Filleul, sur le sujet de la gouvernance et de l'implication du Parlement, nous avons créé un comité de suivi. Je suis très favorable à ce que des parlementaires y participent. Le travail réalisé sur la proposition de loi Vaspart montre à quel point la contribution du Sénat a été importante.

Nous avons souhaité que la gouvernance d'Haropa soit à la fois souple et équilibrée, y compris sur le plan géographique. Nous avons également voulu qu'elle se prémunisse des conflits d'intérêts afin d'agir au niveau français en complémentarité plutôt qu'en concurrence. Nos concurrents sont situés hors de France. Ils ont parfois de l'avance sur un certain nombre de sujets, je pense à la digitalisation, mais nous avons des atouts à faire valoir, notamment en termes de transition énergétique.

Haropa et le Brexit, c'est maintenant. L'axe Seine-Nord Europe, qui est conforté avec un plan d'investissement ayant vocation à être exécuté dans les cinq ans, permettra d'envisager des complémentarités sans naïveté sur le plan géopolitique. L'objectif est bien de construire un ensemble compétitif, articulé et complémentaire, et non de générer des concurrences intradomestiques.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Merci d'avoir cité la ligne Cherbourg-Bayonne, qui est un projet porté par Brittany Ferries. Les logisticiens s'accordent à dire qu'il faut, pour que la performance soit globale, activer un certain nombre de leviers : la compétitivité, le développement durable et l'excellence opérationnelle -  c'est-à-dire la qualité, la sûreté et la sécurité, mais aussi l'innovation. L'ambition numéro quatre de la stratégie nationale est bien de faire des ports les moteurs de l'innovation et de la transition numérique, et je m'en félicite. Mais je suis déçu du plan d'action. Certes, des actions sont prévues en matière de fluidité et de cybersécurité, mais quid de l'intelligence artificielle ? C'est pourtant un domaine porteur. La communauté scientifique est-elle suffisamment mobilisée autour des enjeux du port du futur ?

M. Stéphane Demilly. - L'élaboration d'une stratégie nationale portuaire était très attendue par les différents acteurs du secteur maritime. En plus de la crise sanitaire et économique, qui n'a pas épargné ce secteur, la performance de nos ports connaît un recul très important depuis 2008. Malgré les points forts qui sont les nôtres, nous enregistrons un retard de croissance qui se traduit par une perte d'emplois comprise entre 30 000 et 70 000 pour la filière des conteneurs. Vous avez parlé, monsieur le ministre, de parts de marché. J'ai en tête un chiffre : le trafic de l'ensemble de nos ports maritimes métropolitains est inférieur de plus de 40 % à celui du seul port de Rotterdam. Et ce n'est pas la faute du canal Seine-Nord Europe, qui n'est pas encore en activité. L'insuffisance de coordination entre les ports maritimes intérieurs est probablement la cause majeure de ce retard. Comment cette nouvelle stratégie portuaire va-t-elle favoriser une meilleure coordination afin que nos ports deviennent de réels vecteurs de développement économique et écologique ?

Ma deuxième question concerne la mutation que connaît le transport maritime, avec la mise en oeuvre de la stratégie chinoise des nouvelles routes de la soie. La Chine souhaite redéployer ses investissements à l'étranger dans de grands projets d'infrastructures. La revalorisation de nos ports maritimes ne se fera pas sans une démarche très offensive de reconquête de parts de marché sur les ports concurrents étrangers. La stratégie nationale portuaire prend-elle suffisamment en compte ces nouvelles stratégies géopolitiques étrangères ?

M. Philippe Tabarot. - La stratégie nationale portuaire était attendue. Je ne constate aucun oubli manifeste sur le fond. Le problème, selon moi, concerne plutôt la forme. Les régions n'ont pas été associées à la démarche malgré leurs demandes insistantes. Certes, elles font partie du comité de suivi national, mais elles ont été écartées de la rédaction finale de cette stratégie. Elles ont pourtant beaucoup travaillé sur ces questions et elles investissent grandement dans les ports. Je pense à ma région, qui a consacré 30 millions d'euros à la stratégie énergétique. Vous aurez, selon moi, besoin des régions pour mettre en place votre stratégie, aussi bonne soit-elle.

M. Guillaume Chevrollier. - En tant que sénateur de la région Pays de la Loire, je voudrais vous interroger sur la place du port de Nantes-Saint-Nazaire que le Gouvernement oublie souvent de citer. Il s'agit pourtant d'un port maritime stratégique pour le Grand Ouest ; la région s'engage d'ailleurs fortement. Qu'en est-il de l'implication des collectivités locales dans la stratégie nationale portuaire ?

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué. - Je partage l'analyse de Jean-Michel Houllegatte. Les potentiels sont effectivement très importants en matière d'intelligence artificielle appliquée aux ports. Tout cela est encore sous-exploité, ce qui met en évidence l'insuffisante digitalisation des ports français. Nos amis néerlandais exploitent beaucoup plus que nous les données en tant que ressources.

Je suis également d'accord avec monsieur le Sénateur Demilly en ce qui concerne l'échelle. Pour avoir une stratégie, il faut essayer de résoudre une équation à plusieurs inconnues, car on part d'un peu loin en termes d'infrastructures. C'est tout l'enjeu du travail de régénération, en lien avec l'ensemble des modes. Notre chance est peut-être que nos infrastructures sont vétustes dans le ferroviaire et que nous avons des opportunités de développement assez fortes pour les ports. Il existe souvent un fort consensus local sur les projets. Nous avons aussi récemment réussi à opérer la pacification sociale nécessaire au développement de nos capacités.

Une fois ces préalables posés, il faut une stratégie très claire en matière industrielle, commerciale et de services. Tous ces maillons forment un tout et nous permettront d'asseoir notre compétitivité nationale.

En ce qui concerne la souveraineté, le chemin est partiellement parcouru. Votre analyse sur les initiatives chinoises est exacte. Au niveau européen, des initiatives sont prises pour renforcer notre souveraineté industrielle et la compétition par le prix, notamment en intégrant davantage le coût des transports pour les produits importés. J'ai également souvent évoqué la souveraineté capitalistique des terminaux. Je rappelle que nous avons décidé il y a quelques années que les compagnies européennes seraient détenues à plus de 50 % par des capitaux européens. Ce sujet stratégique de détention capitalistique des terminaux est essentiel.

S'agissant des régions, elles ont été très largement associées à la construction de cette stratégie nationale, même si actuellement elles ne pilotent pas les projets. Je souhaite que nous puissions continuer à travailler en partenariat avec elles.

J'ai bien en tête, monsieur Chevrollier, le port de Nantes-Saint-Nazaire, qui n'est pas oublié dans le cadre du plan de relance puisqu'il bénéficie de 9 millions d'euros.

Pour finir sur le sujet de la bonne articulation entre l'État et les régions, nous menons un travail commun autour du fluvial, qu'il s'agisse des transports de marchandises ou de la plaisance. Comme pour les petites lignes ferroviaires, nous voulons trouver un mode opératoire avec les différents niveaux de collectivités de manière à parvenir à une meilleure articulation entre le maritime, le portuaire et le fluvial.

Mme Nassimah Dindar. - Je salue la présentation de M. le ministre. La stratégie nationale portuaire n'oublie pas les outre-mer. Le grand port maritime de La Réunion a une dimension stratégique. Nous attendons donc des aides spécifiques, d'autant que notre port est le quatrième port français en termes de trafic de conteneurs. J'aimerais que vous nous rassuriez sur les fonds nécessaires et l'accompagnement de l'État. Par ailleurs, on parle souvent de zones franches en outre-mer pour les activités de nautisme. Je souhaiterais que nous puissions avoir une véritable zone franche pour le port entier. C'est une piste sur laquelle je souhaite que le Gouvernement se penche dans les prochaines années.

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué. - J'ai visité en décembre 2019 le port de La Réunion. Je lie le sujet des zones franches à la question précédemment évoquée des zones économiques spéciales portuaires. Cette réflexion trouve là tout son sens. Un peu plus de 4 millions d'euros sont mobilisés dans le plan de relance pour le port de La Réunion afin de le doter de moyens pour aborder l'après-crise. C'est une préoccupation du ministère des transports, partagée par la ministre de la mer.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre délégué, de ces réponses et de votre engagement. Nous sommes heureux que le Sénat ait pu montrer tout l'intérêt de son travail.

La réunion est close à 17 h 30.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 17 février 2021

- Présidence de M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, et de Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Travaux du comité de suivi Veolia-Suez - Audition, en commun avec la commission des affaires économiques, de M. Thierry Déau, président-directeur général de Meridiam

M. Jean-François Longeot. - Monsieur le Président, mes chers collègues, depuis l'annonce de Veolia, fin août dernier, de racheter les parts détenues par Engie dans Suez, la fusion envisagée entre les deux groupes alimente un feuilleton boursier et judiciaire riche en rebondissements, dont la presse économique se fait largement l'écho. Nous n'y prendrions pas part si les enjeux n'étaient pas aussi vitaux pour notre pays.

Nous n'entendons pas intervenir dans un conflit économique et boursier entre deux sociétés privées mais, en tant que parlementaires et représentants des collectivités territoriales, nous nous interrogeons sur les conséquences de cette opération entre les deux acteurs dominants de la gestion de l'eau et des déchets en France, notamment en ce qui concerne les emplois et la qualité de service pour les collectivités et les usagers.

C'est pourquoi nos deux commissions ont décidé de mettre en place un comité de suivi, composé de six sénateurs, qui procèdent depuis novembre dernier à l'audition d'un certain nombre de parties prenantes et d'experts. Afin de poursuivre nos travaux, nous entendons aujourd'hui en réunion plénière, en commun avec la commission des affaires économiques, M. Thierry Déau, président de Meridiam.

Monsieur le Président, vous avez fondé et vous dirigez depuis 2005 Meridiam, société à mission gérant sept fonds thématiques et géographiques, pour un total de 8 milliards de dollars d'actifs. Votre expertise est reconnue sur la place parisienne. Vos investissements s'articulent autour du développement, du financement et de la gestion de projets d'infrastructures publiques sur le long terme.

Vous avez noué un partenariat avec Veolia et êtes pressenti pour reprendre l'activité de Suez Eau France, que Veolia céderait si l'achat de Suez aboutit, afin de respecter le caractère concurrentiel du secteur de l'eau en France et ainsi satisfaire aux exigences que poserait à coup sûr le régulateur européen.

Suez Eau en France, c'est plus de 4 millions de clients, 10,5 millions de Français desservis en eau potable et près de 10 millions bénéficiant de l'assainissement. Ces chiffres donnent une idée de la grande responsabilité qui pèsera sur votre groupe en matière de qualité et de continuité de service, d'innovation et de maîtrise des prix pour les consommateurs.

Cela conduit à vous poser une première série de questions :

- disposez-vous de la structure financière, du savoir-faire et de l'horizon nécessaires pour reprendre l'activité d'une société exerçant depuis plus de 140 ans dans son secteur ?

- quels moyens comptez-vous déployer pour poursuivre la continuité de ces services essentiels pour nos territoires et nos concitoyens ?

- qu'avez-vous à dire pour rassurer les collectivités qui se disent inquiètes concernant leurs choix futurs en matière de délégation de service public dans le secteur de l'eau et de l'assainissement ?

Vous vous êtes engagé à préserver l'emploi pendant cinq ans à compter de votre prise de contrôle. Vous avez également proposé d'allouer jusqu'à 10 % du capital aux salariés et d'accroître de 800 millions d'euros les investissements de l'entité Suez reprise. Ces engagements nous semblent aller dans le bon sens, car les défis posés par la transition écologique nécessitent d'importants moyens financiers et un horizon d'investissement à long terme. Cependant, un article de Mediapart du 9 février dernier vous dit « sous pression de vos actionnaires ». Pareille affirmation est de nature à éveiller notre méfiance. Comment réagissez-vous à ces allégations et aurez-vous les mains suffisamment libres pour vous inscrire dans la temporalité longue exigée par le secteur de l'eau ? Auprès de quels investisseurs procéderez-vous aux levées de fonds nécessaires à la reprise de l'activité Eau France de Suez si celle-ci devait se faire ?

Le projet de rapprochement entre Veolia et Suez nous a réservé, ces derniers mois et semaines, un grand nombre de surprises et d'évolutions imprévues.

- quelle lecture faites-vous aujourd'hui de la situation et qu'attendez-vous des événements à venir ?

- comment envisagez-vous les prochaines étapes, pour Veolia et votre groupe ?

- êtes-vous optimiste quant à une issue positive, qui satisfasse toutes les parties prenantes de ce dossier ?

- pensez-vous au contraire que ce duel entre deux champions du capitalisme français ne peut se résoudre par la voie boursière habituelle, à savoir la prise de décision par les conseils d'administration et actionnaires intéressés, mais se dénouera par une décision de justice, à l'issue d'une bataille homérique qui durera encore longtemps ?

Vous le voyez, Monsieur le Président, nous sommes impatients de vous entendre répondre aux légitimes interrogations que les sénateurs, et à travers eux nombre de Français, se posent.

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Monsieur le Président-directeur général, votre fonds est devenu depuis de nombreuses années un acteur incontournable dans les infrastructures et le développement durable, à tel point que vous préférez la dénomination « fonds d'infrastructures » à celle de « fonds d'investissement ». Meridiam a acquis sur la place de Paris une réputation d'investisseur patient, puisque vous n'avez, pour l'heure, encore vendu aucune de vos participations. Votre horizon se situe, dites-vous, à 25 ans. Dans l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, cet horizon est un atout considérable.

Comme l'a rappelé le président Longeot, vous êtes mêlé depuis plusieurs mois à une « guerre fratricide » au sommet de deux grandes entreprises françaises, opposant Veolia à Suez. À la fin de l'été 2020, en effet, Veolia annonçait son projet d'acquisition de Suez, projet auquel vous êtes étroitement associé puisque vous vous porteriez acquéreur de la branche Suez Eau France - dont Veolia serait obligé de se séparer pour respecter les règles de concurrence. Vous étiez déjà partenaire de Veolia et de Suez dans d'autres projets d'infrastructures. Quelles motivations vous ont donc porté à sortir de votre positionnement d'ordinaire plutôt prudent pour devenir partie prenante d'une OPA qualifiée d'hostile désormais aussi bien par Suez que par le ministre de l'économie, des finances et de la relance ? Elles tiennent, nul n'en doute, à un projet mûrement réfléchi. Il faudra toutefois que vous nous exposiez ce projet.

Vous disposez d'une expérience et d'une expertise unanimement reconnues dans le champ des infrastructures. Aussi, je ne vous apprendrai rien en rappelant que Suez Eau France, dont vous seriez le repreneur, est l'un de nos fleurons français. Il est l'héritier de la Lyonnaise des eaux et de ce que l'on appelle, un peu pompeusement mais non sans certains motifs de fierté, l'« école française de l'eau ».

Seulement, si cette opération venait à aboutir avec Veolia, après le temps de l'association viendra celui de la compétition. Il vous faudra résister à la concurrence d'un acteur plus grand que vous et peut-être plus puissant que vous - et devenir, à l'inverse, son meilleur ennemi ! C'est donc d'abord de vos performances à la tête de l'ancien Suez Eau France que dépendra la structure concurrentielle du marché. Vous aurez la responsabilité d'empêcher l'émergence de ce que nous redoutons - un quasi-monopole dans l'assainissement et l'approvisionnement en eau, services ô combien essentiels pour nos territoires et la transition écologique. Et comme il ne vous aura pas échappé que, dans cette maison, les collectivités nous tiennent à coeur, nous serons très heureux de vous entendre sur ce sujet.

Des interrogations existent quant à la capacité d'un fonds de gestion d'actifs comme le vôtre à passer à la gestion directe d'un bien public comme l'eau. Il s'agit d'un projet industriel, comme M. Frérot le dit souvent. Comment vous êtes-vous préparé en interne à cette opération d'ampleur, qui vous coûtera la bagatelle de 3 milliards d'euros et peut-être plus puisque les dernières discussions parlent d'un élargissement de l'accord de cession à des actifs d'une valeur de 5 ou 6 milliards d'euros ? Disposez-vous de l'expérience suffisante pour gérer l'approvisionnement en eau de millions de foyers ? En somme, aurez-vous les reins assez solides face à Veolia ?

Ces dernières semaines, vous n'avez eu de cesse que de souligner les paradoxes de la contre-offre montée en janvier par Suez avec Ardian et GIP. M. Frérot dit, à ce sujet, qu'il y a, d'un côté, un projet industriel français et, de l'autre, un projet financier américain.

Face à cette contre-offre, vous avez à plusieurs reprises évoqué des engagements que vous prendriez en cas de rachat de la branche Eau de Suez. Quand il s'agit d'infrastructures aussi essentielles que l'eau, il ne suffit pas de donner des arguments, il faut aussi de solides assurances. Au vu des dossiers économiques récents, nous savons que ces promesses n'engagent que ceux qui les croient... Pourriez-vous nous répondre précisément sur la nature juridique de ces engagements ? S'agit-il uniquement de déclarations publiques, ou avez-vous signé un document avec Veolia ou l'État français qui les liste de manière détaillée ? Seriez-vous prêt à signer un tel contrat lors de la cession, sous peine de nullité de l'opération ?

M. Thierry Déau, président directeur général de Meridiam. - Madame la présidente, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je souhaite tout d'abord vous remercier de m'accueillir au Sénat pour répondre à vos questions. C'est un honneur et également une opportunité de vous présenter Meridiam, ses réalisations, ses missions, ses capacités et ses engagements pour Suez Eau France si l'opération de rachat de Veolia aboutit.

J'ai fondé Meridiam il y a quinze ans, fermement convaincu qu'un outil de long terme était nécessaire pour investir dans les territoires avec l'ensemble des parties prenantes et les élus, après une carrière d'ingénieur des Ponts, commencée au sein du groupe Lyonnaise des eaux, sous l'égide de Jérôme Monod, puis au service du bien public à la Caisse des dépôts et consignations en qualité de maître d'ouvrage, de maître d'oeuvre et de gestionnaire de services publics de transport. La Caisse des dépôts m'a offert l'opportunité, à l'âge de 31 ans, de diriger l'une de ses filiales d'ingénierie et de services de plusieurs milliers d'employés.

Depuis, Meridiam a investi plus de 65 milliards d'euros et opère dans 26 pays. Le fonds contrôle un portefeuille de 90 sociétés employant environ 8 000 personnes dans la mobilité des biens et des personnes, l'environnement, la transition écologique et les équipements publics sociaux, grâce à une équipe interne de 300 personnes, dont une grande majorité de spécialistes et d'ingénieurs venant de l'industrie et du service public, notamment de l'eau.

En France, nous avons investi plus de 12 milliards d'euros dans des entreprises de toutes tailles et dans des projets parmi lesquels le vélodrome national de Saint-Quentin-en-Yvelines, le port de Calais, les lignes à grande vitesse Tours-Bordeaux ou Nîmes-Montpellier, dont nous sommes l'actionnaire contrôlant et majoritaire, la rocade L2 qui a permis le désenclavement des quartiers Nord de Marseille, mais aussi au plus près des collectivités et des agriculteurs avec le premier réseau de production et de service de méthanisation territoriale en France, opéré par la société Evergaz que nous accompagnons dans son développement depuis plusieurs années.

Nous sommes une société à mission et un acteur engagé dans le développement durable. Nous plaçons la performance extra-financière au même niveau que la performance financière. Comme vous l'avez souligné, nous n'avons vendu aucun actif depuis 15 ans.

Ce que nous voulons pour Suez Eau France, c'est un projet centré sur la transparence du service aux collectivités, sur l'innovation au service du consommateur et sur la gestion de la ressource eau, qui est la principale préoccupation des élus locaux et une priorité face au changement climatique.

Nos engagements, quels sont-ils ?

C'est d'abord un projet industriel pour Suez Eau France. C'est la construction d'un acteur international, un champion de l'eau, différencié dans son secteur. L'eau et l'environnement font partie d'une stratégie nationale, portée par la France avec force depuis la COP 21. La France pourra alors compter sur un acteur et un champion français de l'eau. Le climat est un enjeu essentiel pour le service public de l'eau, qui devra s'adapter. Lors des Assises de l'eau qui ont eu lieu dernièrement, il a été relevé que nous ne sommes pas prêts et que des investissements massifs étaient requis.

Notre engagement est également que l'épargne des Français que nous investissons grâce aux institutions qui la collectent et nous la confient - assureurs, caisses de retraite, mutualistes - représente 60 à 70 % du capital de Suez pour 25 ans au moins. C'est donc un projet français, possédé par l'épargne française.

L'eau est un secteur dans lequel nous croyons et que nous connaissons bien. J'y ai commencé ma carrière et, depuis 2007, nous nous appuyons sur une quinzaine de collaborateurs spécialisés qui travaillent dans le secteur de l'eau et de l'environnement, ce qui nous a valu des succès, notamment aux États-Unis et également en Europe, mais aussi des échecs puisque nous avons été finalistes non gagnants du rachat de la société Saur.

Nous allons préserver les emplois et les compétences et nous souhaitons porter ce projet avec le management et le corps social de Suez Eau France. Nous sommes un actionnaire investisseur qui accompagnera l'entreprise dans son développement. Nous ne sommes pas un opérateur à sa place. L'actionnaire qui a vendu sa part de 29 % ne participait pas directement à l'activité ; nous serons plus actifs que lui. Nous sommes un actionnaire actif car nous sommes capables de nous impliquer au coeur des problématiques stratégiques mais aussi des problématiques opérationnelles et sociales. Nous avons également la capacité de mettre à disposition de Suez Eau France - notre réseau international d'innovation et d'activités connexes.

Au sein de Suez Eau France, tous les emplois seront préservés pendant une durée minimale de 5 ans. Nous nous engageons à créer un centre de formation national dans un objectif de transmission des savoir-faire et des compétences et à embaucher 1 000 apprentis supplémentaires dès la première année.

Nous sommes un investisseur de long terme, très patient, indépendant des résultats trimestriels boursiers et regardant notre rentabilité à 25 ans. Nous ne sommes pas des spéculateurs en quête de plus-values rapides. Nous considérons que les territoires les plus ruraux ont autant besoin d'investissements et des services de l'eau que les métropoles. En ce sens, aucun arbitrage de rentabilité ne se fera sur la base de l'opposition entre ruralité et métropole. Nos projets dans les territoires ruraux au service de la transition écologique, en Mayenne, dans le Morbihan, en Vendée, dans les Deux-Sèvres, pas loin de Toulouse ou dans les Ardennes, sont les meilleurs témoins de notre attachement au développement des services publics sur l'ensemble du territoire.

Nous sommes de farouches opposants à tout endettement excessif, que d'autres opérateurs que j'ai cités plus haut ont pu subir. Suez Eau sera une société souveraine, maîtresse de son destin industriel, précisément car nous allons la soutenir de manière privilégiée avec des fonds propres de très long terme. La dette de la société sera donc maintenue à un niveau soutenable selon les critères des agences de notation afin de ne pas obérer ses capacités d'investissement. Nous faisons un pari industriel ambitieux en investissant 860 millions d'euros supplémentaires sur une période de 5 à 7 ans pour l'innovation dans l'outil industriel de Suez, le développement technologique, la recherche, le cycle de l'eau et la ressource. Si cette opération se réalise, nous allons garder et développer le Centre international de recherche sur l'eau et l'environnement (CIRSEE), le laboratoire bordelais du LyRE ainsi que toutes les capacités de Degrémont et Suez International pour la construction afin d'assurer aux collectivités une offre diversifiée qui réponde à nos défis collectifs, en particulier sanitaires et écologiques. Nous intégrerons aussi Suez Smart Solutions et Suez Organique, entité spécialisée sur la valorisation des biodéchets et des boues des stations d'épuration des eaux usées (STEP), métier où nous sommes déjà leaders en France.

J'ai eu l'occasion d'échanger pendant plus d'une dizaine d'heures cumulées ces dernières semaines avec les représentants des CSE des différentes entités. Leurs craintes dans cette période incertaine sont légitimes et nous avons eu des discussions franches et ouvertes : notre ambition, après cela, est toujours intacte. Nous leur avons proposé de contrôler la tenue des engagements que nous avons pris par écrit en adressant un courrier à Engie et à l'État lors de la première transaction d'octobre. Nous souhaitons que les CSE mettent en place un observatoire pour contrôler la tenue de nos engagements au cours du temps. Cet observatoire pourra être aussi l'organe de pilotage de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences au sein du nouveau groupe.

Je vous remercie et je suis disposé à répondre à vos questions.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci monsieur le président, j'ouvre maintenant la séance de questions.

Mme Catherine Fournier. - Je souhaite revenir sur les engagements de Meridiam. Peu de temps après l'adoption de la loi PACTE, vous vous êtes dotés du statut d'entreprise à mission. Comment cela se traduit-il dans la gestion du fonds et les projets dans lesquels vous investissez ? Est-ce pour cette raison que vous avez déclaré être prêts à prendre des engagements dans le cadre du rachat de la branche Eau de Suez ?

Vous seriez prêts à engager 800 millions d'euros d'investissements dans la branche « Eau » de Suez : pouvez-vous nous indiquer à ce titre si les activités « Eau » qui vous seraient cédées incluraient le contrôle des centres de R&D de Suez Eau, ou si ceux-ci resteraient dans le périmètre de Veolia après la fusion ?

M. Gilbert Favreau. - La forme donnée à votre entreprise n'en fait pas un fonds d'investissement ordinaire puisqu'elle a une vision de long terme. Dans un contexte qui n'est pas d'une clarté totale du fait de la lutte qui oppose les dirigeants de Veolia et Suez, vous faites une proposition qui mérite quelques précisions pour ceux qui essaient de faire la lumière sur ce dossier.

J'ignorais que vous aviez une expérience personnelle dans le domaine de l'eau, ce qui est rassurant, mais comment allez-vous vous situer dans un contexte qui fera de votre entreprise un concurrent direct de Veolia. Dans ces conditions, comment concevez-vous le rapport entre la société Suez Eau France et Veolia ?

M. Hervé Gillé. - Lors de son audition par nos commissions, Antoine Frérot a pris grand soin de nous préciser que le rachat par Meridiam de la branche « Eau » de Suez ne constituait qu'une « proposition », au bénéfice des autorités de concurrence. Si jamais l'OPA était menée à son terme, qu'est-ce qui assure que la cession de la branche « Eau » se fasse selon vos termes ? Si la Commission européenne ne l'exigeait pas, ou qu'un autre fonds plus offrant - pourquoi pas étranger ou moins-disant - venait faire une contre-proposition à Veolia, de quelles garanties disposez-vous ? Existe-t-il un quelconque engagement contractuel de Veolia à vous céder ces activités ?

En résumé, parlons-nous d'un « engagement » de Veolia à vous vendre la branche « Eau » de Suez, ou bien d'une proposition, qui pourrait finalement être écartée ?

Pourriez-vous d'ailleurs nous indiquer avec précision la date de vos premiers échanges avec Veolia au sujet de l'offre de rachat de Suez ?

M. Thierry Déau. - Je répondrai tout d'abord à votre question sur Meridiam et son statut d'entreprise à mission. Dès 2007, nous avons établi une raison d'être qui reste la même aujourd'hui. Elle est la suivante : « Avec l'ensemble de nos parties prenantes notamment nos investisseurs et nos partenaires publics et privés, nous développons, construisons, modernisons et exploitons de manière durable des infrastructures et des actifs essentiels qui contribuent à améliorer la qualité de vie des populations ». Le statut d'entreprise à mission nous oblige à faire preuve de transparence dans les engagements que nous prenons et à veiller à la manière dont nous les mettons en oeuvre pour chacun de nos actifs et chacune des sociétés.

Cette responsabilité s'inscrit jusque dans les objectifs des investisseurs de Meridiam qui doivent atteindre des objectifs non financiers au même niveau d'importance que les objectifs financiers. Nos ambitions et plans d'action se déclinent autour d'objectifs de développement durable tels que définis par les Nations unies sur les infrastructures, notamment autour des piliers que sont le climat, l'égalité homme-femme et l'inclusion dans le monde du travail. Ces objectifs se déclinent ensuite en indicateurs pour chacun de nos actifs et chacun de nos projets. Ils sont suivis annuellement, publiés et revus par un comité de mission, composé de membres indépendants. Ils sont également audités par des organismes accrédités.

Lors des discussions que nous avons eues avec les membres des CSE du groupe Suez, nous leur avons proposé d'engager une démarche collective afin de transformer la nouvelle entité Suez Eau France en société à mission, car il nous semble que le métier de l'eau se prête bien à ce statut. Au-delà d'une raison d'être, une société à mission, c'est une mesure et un engagement à atteindre les objectifs fixés par la mobilisation des moyens nécessaires.

Concernant les activités de recherche, le périmètre que nous souhaitons reprendre inclut la totalité des centres de recherche, ceux que j'ai listés et d'autres de taille plus modeste. La Direction générale de la concurrence de la Commission européenne (DG Concurrence), en charge du dossier, aura comme nous le souci que l'entité résultant de cette fusion bénéficie de tous les moyens nécessaires (recherche-développement, innovation, brevets, etc.) pour être un concurrent indépendant et autonome en mesure de rivaliser avec Veolia. De ce point de vue, je pense que nous sommes parfaitement alignés avec l'autorité de la concurrence, même si elle demeure souveraine dans l'analyse de ce périmètre.

Nos discussions avec Veolia datent de l'annonce par Engie de sa volonté de vendre sa participation dans Suez, et non avant. Nous nous sommes proposés car nous pensons que la gestion de sociétés spécialisées dans le secteur de l'eau par des fonds classiques de private equity ayant un horizon de 3-5 ans n'est pas compatible avec l'idée de service public, car l'eau est un service essentiel qui nécessite des investissements. Je ne pense pas qu'une pression boursière trimestrielle sur des activités comme celles de l'eau soit une bonne chose, mais c'est un autre débat.

Nous avons donc proposé une solution de long terme et la pérennisation de ce champion de l'eau. Cette solution lui permettra, non seulement de survivre, mais de se développer en réinvestissant massivement en France alors que les derniers arbitrages d'investissement n'ont pas toujours été en faveur de la France. Ces investissements sont pourtant essentiels dans un marché complexe marqué par une demande forte de transparence de la part des collectivités, qui explique aussi ce mouvement de municipalisation. Nous sommes conscients de la rupture qui s'est produite et de ce lien qu'il faut retisser. Est-ce que la délégation de service public (DSP) est la solution à tout ? Je ne le crois pas. Nous gérons le port de Calais en étant actionnaire à 40 % aux côtés d'acteurs publics sous le régime d'une société d'économie mixte à opération unique (SEMOP), ce qui n'entrave pas notre efficacité et notre capacité à trouver les bons moyens d'investissement. C'est aussi le moyen de garantir la transparence de la gouvernance et un alignement d'intérêts de très long terme avec le public. C'est ainsi que nous pouvons délivrer un service de qualité.

Notre engagement avec Veolia ne porte que sur cette opération. Ce sont des engagements réciproques écrits. Sous réserve d'obtenir les accords nécessaires de la DG Concurrence, nous reprendrions le périmètre et tous les outils techniques d'innovation nécessaires pour rester indépendant et concurrentiel. Nos engagements avec Veolia ne limiteront en aucune façon la concurrence que nous ferons à Veolia le jour venu.

M. Franck Montaugé. - Sans prendre position, je voudrais témoigner en tant qu'ancien élu local de votre implication lorsque vous avez repris l'usine de biogaz Grand Auch avec Evergaz.

Vous avez réalisé des projets qui touchent à la mobilité. Cela augure-t-il d'une nouvelle orientation stratégique du groupe Suez qui pourrait s'intéresser à la mobilité, en particulier aux petites lignes d'équilibre des territoires qui intéressent le rural dans ses relations avec les métropoles ?

Suez est engagé sur le biogaz avec la réutilisation des déchets issus des eaux usées. Vos sociétés maîtrisent d'autres techniques. Souhaitez-vous renforcer la place de Suez dans la méthanisation à partir d'autres sources que celles déjà utilisées ?

M. Fabien Gay. - Je souhaite revenir sur le montant de l'opération. Cet investissement sera-t-il de 3 milliards ou plutôt de 6 milliards d'euros ? Dans l'interview que vous avez accordée aux Échos le 15 septembre, vous avez annoncé que vous financeriez le projet en lien avec CNP Assurances. Cependant, le lendemain CNP Assurances l'a démenti. Si l'opération se réalise, avec quels partenaires financiers allez-vous mener le projet ?

Au cours des cinq dernières années, Suez a investi 5 milliards d'euros alors que vous prévoyez d'investir 800 millions d'euros sur les 5 à 7 ans à venir. Est-ce la R&D qui va souffrir de ce sous-investissement ? Si c'est le cas, l'emploi en France risque d'en pâtir.

Vous dites porter un projet industriel et non une opération financière, mais un projet industriel a forcément besoin d'investissement sur le long cours.

M. Jean-Baptiste Blanc. - Je m'interroge aussi sur votre capacité à investir. Suez est une entreprise centenaire tandis que Meridiam n'a que quelques années. La capitalisation boursière de Suez est de l'ordre de 11 milliards d'euros tandis que vos actifs représentent 8 milliards d'euros.

Par ailleurs, vous venez d'annoncer que les DSP ne sont pas la solution à tout. Est-ce à dire que le service de l'eau n'est plus un service public ? Que vont devenir les DSP et que va devenir la gestion de l'eau en France ? Ne courrons-nous pas un risque de financiarisation qui serait contraire à l'intérêt public des collectivités locales ?

M. Didier Mandelli. - Nous devrions tout d'abord nous réjouir d'avoir une entreprise qui raisonne sur le long terme et qui ne soit pas un fonds spéculatif.

Vous avez évoqué des engagements écrits avec Veolia, notamment sur les questions de périmètre. Dans le cadre de ces engagements écrits, avez-vous posé les bases d'un pacte de non-agression ou de non-concurrence ? Sans trahir le secret des affaires, pouvez-vous nous en dire plus sur les secteurs d'activité ou les marchés sur lesquels vous seriez engagés à ne pas concurrencer Veolia ?

Mme Sophie Primas, présidente. - La recherche du groupe Suez est aujourd'hui très importante. Elle s'appuie sur le revenu de Suez en France mais surtout sur son revenu mondial. Demain, si l'opération est menée à son terme, le périmètre de Suez serait plus réduit. Serez-vous prêt à maintenir le niveau d'investissement en valeur absolue dans les centres de recherche pour tenir tête ou concurrencer Veolia ?

Un pacte de non-concurrence est-il établi avec Veolia ? Si oui, sur quels secteurs et pendant combien d'années pourrait-il courir ?

M. Thierry Déau. - Il existe un certain nombre d'activités connexes, dont la méthanisation fait partie. Avec Evergaz, nous méthanisons déjà des boues de traitement de Suez. Nous avons en effet proposé au management et au corps social de Suez de reprendre la gestion des activités connexes. Ce n'est pas forcément le cas de la mobilité locale mais nous continuerons à nous en occuper directement. Je vous rassure : nous continuerons à investir localement dans la mobilité mais sans l'ancrer dans la stratégie de Suez, même si Suez pourra reprendre certaines activités aujourd'hui portées par Meridiam.

Concernant les capacités financières, si nous avons 8 milliards d'euros de fonds propres à investir, nos capacités financières et nos investissements représentent aujourd'hui 65 milliards d'euros. Même si le montant de l'acquisition de Suez était de 5 à 6 milliards d'euros, celui-ci ne représenterait que 10 % de notre bilan. C'est dans ce cadre que nous avons déjà mobilisé plus de 8 milliards d'euros, pour être prêts à toute éventualité et faire face à cette opération qui comprendra Suez Eau France et un certain nombre de pays à l'international dont le volume serait équivalent à celui de Suez Eau France. Ce doublement de taille permettra de donner des perspectives aux salariés mais aussi aux activités de construction et de recherche-développement qui avaient l'habitude de travailler sur des zones géographiques larges et hétérogènes. Cette perspective internationale, si elle n'a pas été révélée au démarrage, a été discutée avec Veolia pour donner une assise qui permette à la société de rester un vrai concurrent.

Le communiqué de CNP Assurances n'est pas un démenti : cette société a simplement confirmé qu'elle ne voulait pas participer à une opération hostile.

Enfin, toute clause écrite de non-concurrence avec Veolia serait illégale. De plus, elle ne serait pas dans notre intérêt. Nous n'avons jamais eu la volonté de formaliser une clause de non-concurrence et Veolia non plus. Nous aurons toute liberté pour concurrencer Veolia sur tous les territoires possibles.

Mme Sophie Primas, présidente. - Dans cette tragédie grecque qui nous occupe depuis plusieurs mois, je voudrais comprendre quelles sont vos relations avec l'État. Comment les discussions avec le ministère de l'économie, des finances et de la relance s'articulent-elles ? Je n'ose pas croire que le Président de la République ne regarde pas ce dossier industriel extrêmement important pour la France. Certes, cette affaire s'inscrit dans le domaine privé mais sur une compétence qui s'apparente à du service public.

M. Thierry Déau. - Nos discussions avec l'État se sont matérialisées au moment de l'offre de Veolia sur les parts cédées par Engie et ont porté sur les engagements pris sur l'emploi et sur les capacités d'investissement, mais également sur la concurrence même si c'est un sujet de l'Autorité de la concurrence. C'est suite à ces discussions avec l'État que nous avons pris des engagements formalisés sur l'emploi, la capacité et la R&D. Les discussions avec l'État s'arrêtent là : le sujet est ensuite du ressort des pourparlers entre deux entreprises privées. Nous avons accédé à toutes les demandes légitimes de l'État concernant le service public de l'eau.

M. Gilbert Favreau. - Le dossier est aujourd'hui très judiciarisé. La Cour d'appel de Paris vient de rendre un arrêt, qui peut éventuellement faire l'objet d'un pourvoi mais qui ne serait pas forcément suspensif. Nous savons aussi qu'il faut attendre 18 mois pour connaître les obligations posées par l'autorité de la concurrence européenne. Dans ce contexte, comment voyez-vous la compatibilité entre votre projet et ces exigences ?

M. Thierry Déau. - Je ne porterai pas de jugement sur la compétence des différents tribunaux. En matière de droit boursier, l'Autorité des marchés financiers (AMF) est compétente et nous suivrons ses conclusions. Je vous avoue que l'agitation judiciaire n'est pas mon fort. Je préfère rester en dehors et attendre patiemment que les juges rendent la justice.

J'ai été ravi de discuter avec les instances représentatives du personnel de Suez car nous avons besoin de l'engagement du corps social pour réussir notre projet. Ce temps d'attente peut donc être utilisé pour partager et apporter des précisions, par exemple sur les sujets de périmètre. Nous avons aussi proposé aux comités sociaux et économiques qu'une mission soit engagée sur la prévention des risques psychosociaux avec, s'il le faut, des moyens supplémentaires pendant la période de transition. Nous regardons de manière pragmatique une entreprise qui est dans la tourmente et qu'il faut protéger. Il faut aussi redonner un cadre serein aux salariés. Dans la mesure du possible, nous restons en dehors de la bataille pour apporter cette sérénité.

Mme Sophie Primas, présidente. - L'autorité de la concurrence va sûrement mettre du temps avant de prendre une décision, sans compter les différentes procédures judiciaires en cours et les délais liés aux OPA. Êtes-vous prêts à attendre 12, 14 ou 18 mois pour aller au bout de cette opération ?

M. Thierry Déau. - L'autorité de la concurrence est souveraine et n'a pas de délais à respecter mais je ne pense pas que nous attendions 12, 14 ou 18 mois pour aller au terme de cette opération. Toutefois, détourer des périmètres peut prendre du temps car il faudra le faire en consultant le corps social. Cela étant précisé, nous sommes engagés à apporter cette solution et nous irons jusqu'au bout si l'opération se concrétise.

Mme Sophie Primas, présidente. - Pourriez-vous attendre 16 mois ou jusqu'à l'élection présidentielle ?

M. Thierry Déau. - Nous attendons 25 ans pour nos investissements : nous pouvons attendre 16 mois !

M. Hervé Gillé. - Vous avez parlé d'une ouverture à l'international pour Suez Eau France. Pouvez-vous nous donner des précisions à ce sujet ? Quels sont les moyens que vous allez mobiliser pour cet objectif ?

M. Thierry Déau. - Une fois le périmètre arrêté, plusieurs options sont possibles mais elles devront être validées par Bruxelles. Aujourd'hui, toutes les activités de Meridiam sont déployées à l'international. D'ailleurs, nous avons d'abord été leaders à l'international avant de l'être en France. Suez Eau France dispose déjà de moyens propres pour opérer à l'international, notamment via Suez International et Degrémont, et nous voulons donc garder ces activités pour conserver une capacité de déploiement. Meridiam a aussi un réseau dans 26 pays et trois continents, sur lequel Suez pourra s'appuyer. En outre, l'international n'est pas une nouveauté pour Meridiam : notre structure regroupe 32 nationalités et nous avons une véritable culture du déploiement à l'international.

M. Jean-François Longeot, président. - Je vous remercie monsieur le président pour vos réponses. Vous avez bien compris que ce projet soulève beaucoup de questions en matière d'emplois, de service public, etc., et il est donc essentiel que les élus locaux obtiennent des réponses et que celles-ci soient pérennes si l'opération se réalise. Ce ne sont pas des réponses de circonstances dont nous avons besoin mais de réponses durables car la problématique de l'eau est essentielle ainsi que la gestion des déchets.

Mme Sophie Primas, présidente. - Vous nous avez apporté un peu de sérénité dans ce dossier qui suscite de l'anxiété sur les territoires. Il est vrai que le temps est un élément important car, pendant que nous discutons, des appels d'offres - et pas des moindres - sont lancés sur nos territoires et nos élus locaux vont être confrontés à des offres portées par Suez ou Veolia qui, demain, seront dans une autre configuration. Je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.

Pour terminer, je souhaite saluer notre collègue Jean-Claude Lenoir, ancien président de la commission des affaires économiques qui a regardé cette audition sur notre site internet.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Travaux du comité de suivi Veolia-Suez - Audition, en commun avec la commission des affaires économiques, de Mme Dominique Senequier, présidente d'Ardian

Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. - Mes chers collègues, nous continuons notre cycle d'auditions relatives au projet de rapprochement entre Veolia et Suez avec l'audition de Mme Dominique Senequier, présidente du fonds d'investissement Ardian.

Par contraste avec le fracas de la bataille médiatique à laquelle se livrent depuis plusieurs mois les protagonistes de ce feuilleton économique, vous êtes restée jusqu'à présent plutôt en dehors du feu des projecteurs et des tribunes de presse. Nous sommes donc heureux de vous recevoir pour échanger au sujet de vos projets pour Suez, comme nous l'avons fait avec le fonds Meridiam.

Veolia, qui a annoncé l'été dernier son intention d'acquérir son principal concurrent, Suez, n'a cessé de présenter son projet de fusion comme le seul à même de garantir que Suez reste français face aux risques de la concurrence chinoise et d'éventuelles cessions à des acteurs étrangers. Dans ses dernières communications, M. Antoine Frérot oppose souvent un projet industriel français à un projet financier américain.

Depuis plusieurs mois, le « nerf de la guerre » est donc l'existence d'éventuelles offres ou d'éventuels projets alternatifs à ceux présentés par Veolia. Est-il possible d'imaginer un avenir pour Suez qui ne passe pas par une fusion avec Veolia, une prise de contrôle étrangère ou une vente à la découpe à Meridiam ou à d'autres concurrents ?

C'est en réponse à cette question qu'Ardian est entré par deux fois dans le dossier Veolia-Suez depuis l'été, d'abord en septembre dernier, où le fonds d'investissement que vous présidez a fait connaître son intérêt pour les 29,9 % de Suez visés par l'offre d'achat de Veolia auprès d'Engie. Vous avez finalement renoncé à déposer une offre concurrente, expliquant vouloir donner du temps aux discussions. Il y a un mois, vous avez finalement déposé avec le fonds américain Global Infrastructure Partners (GIP) une lettre d'intention portant un projet alternatif pour le groupe Suez. Est-ce un projet industriel, un projet financier ? Vous nous le direz.

Pourriez-vous tout d'abord nous éclairer sur les raisons qui ne vous ont pas permis, à l'automne, de déposer l'offre que vous avez finalement remise en janvier ? Est-ce en raison de l'absence d'un partenaire tel que GIP, de difficultés à mobiliser les financements nécessaires ou, tout simplement, par manque de temps ?

Ce calendrier nous interroge sur le cadre dans lequel s'est déroulé l'examen par Engie de l'offre de Veolia. En effet, l'ultimatum qui a été déposé par Veolia dans un délai d'un mois ne semble pas avoir permis l'émergence d'offres alternatives, qui étaient pourtant à portée de main, amenant un blocage de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, et un durcissement des positions respectives. Un délai minimal serait-il souhaitable dans ce type de situation ?

En outre, l'État aurait-il pu endosser un plus grand rôle pour faire jouer la concurrence et accompagner des offres alternatives telles que celle d'Ardian ? Je crois que vous aviez d'ailleurs informé le ministre de l'économie que vous travailliez sur une proposition. Comment a-t-elle été reçue ? Estimez-vous qu'un soutien de la Caisse des dépôts et consignations ou de Bpifrance aurait pu permettre de constituer plus rapidement une offre alternative à celle de Veolia ?

J'en reviens aux événements les plus récents. Alors que beaucoup présentaient l'offre d'Ardian et GIP comme une opportunité de sortie par le haut du blocage dans lequel se trouvaient Veolia et Suez, l'OPA lancée lundi dernier semble refermer la porte à tout dialogue et abandonner tout semblant d'amicalité, sur laquelle les uns et les autres s'étaient pourtant engagés.

Quelles sont les conséquences concrètes du lancement anticipé de l'OPA sur votre offre de rachat de participations au capital de Suez ? Pourriez-vous nous indiquer si votre projet impliquait lui aussi une OPA sur une partie du capital du groupe ou s'il s'agissait uniquement de racheter les 29,9 % anciennement détenus par Engie ?

Enfin, les négociations amorcées avec Veolia avaient-elles permis de quelconques avancées ?

M. Jean-François Longeot, président de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. - Madame la présidente, la presse vous présente comme le « chevalier blanc » de Suez. Vous présidez Ardian, une société privée française d'investissement qui gère plus de 110 milliards de dollars d'actifs, ce qui fait de votre groupe un des grands acteurs mondiaux du non-coté.

Vous annonciez, le 17 janvier, avoir noué une alliance avec le fonds américain GIP et remis à Suez une lettre d'intention pour un projet alternatif à celui de Veolia, en précisant qu'il s'agissait d'une solution amicale et non concurrente.

Votre société a créé en 2005 un pôle infrastructure - mais il ne s'agit pas du coeur de vos actifs. Vos expériences passées dans le secteur de l'eau n'ont pas toujours été couronnées de succès, comme en témoigne votre investissement dans la Saur, passée à côté de la faillite en 2013, avec une dette de près de 2 milliards d'euros. Vous comprendrez que les parlementaires que nous sommes nourrissent à juste titre des inquiétudes quant à l'intérêt que vous manifestez à l'égard de l'activité Eau de Suez.

Cela nous conduit à une première série de questions : quel projet industriel portez-vous aux côtés de Suez ? Quel est votre horizon d'investissement, dans un secteur où la temporalité se mesure en décennies ? Pourquoi vous être allié avec GIP, un fonds d'investissement américain à la recherche de taux de rentabilité élevés, ce que ne procure pas le marché de l'eau en France ?

L'eau n'est pas un actif comme les autres : elle est essentielle pour nos territoires, essentielle pour nos collectivités. La qualité et le prix de l'eau sont des enjeux majeurs pour les élus locaux. Leur bilan est évalué à l'aune de l'évolution de la fiscalité et des services rendus à la population, mais également à l'aune de la modération de la hausse des prix en la matière. Les maires et présidents d'intercommunalités y sont très sensibles, et la bataille de l'eau qui a cours actuellement les inquiète à bon droit.

Quelle est votre approche en tant qu'investisseur ? Comment comptez-vous rentabiliser cet investissement et quels engagements prenez-vous pour l'emploi, la qualité de service et le prix de l'eau payé par le consommateur ?

Vous avez manifesté un intérêt dans cette opération en septembre dernier, pour finalement ne pas donner suite et laisser Veolia acheter les parts que détenait Engie dans Suez. Le 17 janvier 2021, vous avez remis une lettre d'intention à Suez, dans le cadre d'une proposition amicale - ce sont vos termes. Celle-ci n'a pas été rendue publique. En quoi consiste-t-elle et comment s'articule-t-elle avec l'offre de Veolia ?

Comment avez-vous travaillé avec Suez ? Quels sont vos objectifs dans ce dossier ? Quelle lecture faites-vous des dernières actualités, à savoir l'offre publique d'acquisition de Veolia en vue d'acheter la totalité du capital de Suez à 18 euros par titre, et la décision du tribunal de commerce de Nanterre ? Quel sera le calendrier à venir ?

Nos inquiétudes concernent également les coûteux investissements dans les infrastructures nécessaires pour assurer la continuité du service et l'amélioration de la qualité de l'eau, tout en garantissant un réseau encore plus performant, avec moins de fuites, des contrôles performants en temps réel, de la captation à la distribution.

Un opérateur financier tel que vous, allié à un fonds américain, sera-t-il en mesure de garantir l'accroissement de la qualité de la distribution et de l'assainissement de l'eau ? La commission de l'aménagement du territoire et du développement durable est très attachée à ce que l'« école française de l'eau » continue à prospérer et conserve son expertise et son savoir-faire, au service des territoires, des élus et, en un mot, de nos concitoyens.

La souveraineté économique a fait un retour en force dans le discours politique à la lumière de la crise sanitaire. Nous ne voulons pas que le savoir-faire français dans le secteur de l'eau soit vendu à la découpe, d'ici plusieurs années, à des groupes étrangers.

Nous souhaitons vous entendre sur ces nombreux sujets, connaître votre sentiment quant aux craintes qui s'expriment et dont nous sommes les relais. Ce sujet comporte de nombreuses zones d'ombre sur lesquelles, je l'espère, madame la présidente, vous ferez toute la lumière.

Mme Dominique Senequier, présidente d'Ardian. - Merci de votre écoute et de votre disponibilité.

En 2005, j'ai déjà eu l'honneur de m'exprimer devant le Sénat à propos de la privatisation d'EDF lorsque j'occupais mes fonctions au sein du groupe Axa private Equity, devenu depuis le groupe Ardian. Depuis, nous sommes devenus une société de gestion indépendante internationale et majoritairement détenue par ses 750 collaborateurs, dont plus de la moitié travaille à Paris.

Ardian est comparable aux autres sociétés de gestion françaises que sont Amundi, BNP Paribas Asset Management ou encore AXA Investment Managers. À ce titre, Ardian est soumis à toutes les réglementations et aux autorités de supervision nationales, comme l'AMF en France, la Securities and exchange commission (SEC) aux États-Unis, la Financial conduct authority (FCA) à Londres, et quelques autres autorités, puisque nous comptons au total quinze bureaux dans le monde.

Nous nous sommes développés, depuis 24 ans, dans de très nombreux secteurs, et notamment celui des infrastructures. Nous gérons aujourd'hui, comme vous l'avez dit, près de 90 milliards d'euros, ce qui fait de nous - de très loin - le premier acteur européen et le cinquième mondial, les quatre premiers étant américains.

Nous gérons des capitaux qui nous sont confiés par des investisseurs : principalement des fonds de retraite étrangers, car il existe peu de fonds de pension en France investissant à très long terme, des sociétés d'assurance et des fonds souverains. Mon activité m'amène à beaucoup voyager, à ouvrir de nouveaux bureaux dans le monde et je suis très fière de dire que notre société et nos dirigeants sont français. Chaque fois que nos entreprises réussissent à l'étranger, je me réjouis qu'elles portent haut l'excellence du savoir-faire français. Nous sommes les champions de l'accompagnement d'entreprises françaises dans leur développement.

Je suis très heureuse qu'Ardian ait contribué à l'émergence de ces champions européens et mondiaux d'origine française comme Kersia, leader international de la sécurité alimentaire, CLS, spécialisée dans le développement de soutiens dédiés à l'étude, la protection de notre planète et la gestion durable de ses ressources, ou encore Cérélia, magnifique société implantée dans le nord de la France, leader européen de la fabrication de pâtes à tarte et de produits boulangers.

Pour cela, nous investissons massivement dans les entreprises que nous accompagnons, dans leur développement, le renforcement de leurs unités de production, ou encore par l'identification d'opportunités et de relais de croissance.

Nous nous appuyons sur tous nos réseaux de partenaires publics et privés, sur les collectivités locales lorsqu'il y a lieu, sur des sociétés d'acteurs industriels ainsi que des entrepreneurs de très grande qualité.

Notre accompagnement de long terme se traduit par des créations d'emplois - 26 000 en l'espace de quelques années -, et par le partage de la valeur créée avec les salariés des entreprises que nous accompagnons, domaine dans lequel nous avons été pionniers. En 2008, nous avons été le premier acteur du capital-investissement à mettre au coeur de notre activité le partage de cette valeur avec les salariés. Nous avons aussi été l'un des premiers acteurs à insérer dans nos critères d'investissement l'amélioration des impacts environnementaux, sociétaux et de gouvernance de l'entreprise. Nous sommes sur ce point un des leaders mondiaux dans ce domaine.

Cette responsabilité sociétale est au coeur des valeurs d'Ardian, et nous l'appliquons également à notre niveau. À ce jour, plus de 70 % de nos équipes sont actionnaires d'Ardian.

Nous sommes actifs depuis 2005 dans le domaine des infrastructures, dans lequel nous avons ces dernières années considérablement renforcé notre expertise, sous l'impulsion de Mathias Burghardt, qui m'accompagne aujourd'hui.

Nous travaillons aux côtés d'industriels et de collectivités territoriales, en France et en Europe, ainsi qu'aux côtés d'investisseurs dans les domaines des infrastructures environnementales et des télécommunications - des tours pour la téléphonie mobile, de la fibre optique - et des infrastructures de transport, comme les aéroports, les lignes à grande vitesse et les autoroutes. Quelques exemples concrets : Vinci a choisi Ardian pour développer la ligne à grande vitesse Tours-Bordeaux, un des plus grands projets européens d'infrastructure, de l'ordre de 8 milliards d'euros. Nous avons également été choisis par EDF dans un partenariat à 50-50 pour reprendre Géosel à Manosque, deuxième site européen de stockage d'hydrocarbures du groupe Total, site éminemment stratégique pour la France.

Vous vous en souvenez, il y a quelques mois, les départements d'Île-de-France, avec le regretté Patrick Devedjian, ont également fait appel à nous pour proposer au Gouvernement une solution innovante dans le cadre de la privatisation des aéroports de Paris. Nous avons été choisis en particulier pour notre ancrage territorial, notre expérience - nous sommes actionnaires d'aéroports dans toute l'Italie -, notre capacité d'investissement et notre expertise industrielle.

Je vous remercie de nous auditionner aujourd'hui afin que nous puissions vous expliquer notre démarche et vous convaincre de notre ambition pour Suez.

Dans ce dossier, nous distinguons deux phases. La première débute en septembre, lorsque la direction de Suez nous contacte en vue de proposer une offre alternative sur l'ensemble du groupe Suez. Nous avons bien sûr répondu présent, car Suez est une très belle entreprise, l'un de nos rares leaders mondiaux dans ce domaine, avec une vision et un plan stratégique solide et pertinent, « Suez 2030 ». Cette première phase s'est achevée le 4 octobre 2020, lorsque nous décidons de ne pas donner suite à notre lettre d'intention face à la précipitation d'Engie à céder un bloc de 29,9 % de Suez à Veolia.

La seconde phase intervient dès le 17 janvier dernier. Nous avons remis, avec nos partenaires de GIP, une lettre d'intention au conseil d'administration de Suez, en prenant acte du fait que Veolia détenait désormais une part significative du capital de son concurrent.

Cette lettre indique qu'Ardian et GIP sont prêts à accompagner Suez dans le cadre d'une solution négociée entre Suez et Veolia. Avec GIP, nous défendons deux convictions très simples. La première est qu'il n'y a pas de meilleur projet pour Suez que celui que l'entreprise s'est choisi pour elle-même. Tout le monde s'accorde pour dire que c'est une très belle entreprise. Nous pensons qu'elle a les moyens de se développer par elle-même. N'oublions pas que sa capitalisation est de l'ordre de 11 milliards d'euros ce qui, en France, constitue une très belle situation.

Ma seconde conviction est qu'il existe une voie possible pour Veolia et Suez, tous deux puissants, en mouvement et mieux armés pour investir et se développer. En recentrant chacune de ces deux entreprises sur ses points forts, et avec des stratégies industrielles cohérentes, la France pourrait compter sur deux champions mondiaux, moteurs d'innovation et créateurs d'emplois.

Vos collectivités pourraient bien sûr continuer à bénéficier d'une concurrence réelle, synonyme de progrès technologique, de prix plus compétitifs et d'un engagement environnemental redoublé.

Nous sommes toujours prêts à accompagner une solution négociée qui permettrait à Suez de continuer à mettre en oeuvre son plan dans une version adaptée à la nouvelle donne. Nous n'avons pas toutes les réponses aujourd'hui, mais nous sommes rigoureusement attachés à un certain nombre de points essentiels à la construction d'une solution efficace, avec le maintien d'une identité et d'une implantation française forte, la recherche d'une cohérence industrielle autour de l'eau, la définition d'un périmètre qui doit être suffisamment préservé pour être viable, le maintien de l'intégrité de la recherche de Suez et, bien sûr, l'accord des parties prenantes.

Permettez-moi, à ce stade, de donner la parole à Mathias Burghardt pour qu'il vous expose plus en détail pourquoi nous avons aujourd'hui la conviction de pouvoir contribuer à cette solution.

M. Mathias Burghardt, responsable d'Ardian Infrastructure. - Je dirige Ardian Infrastructure, que j'ai créée en 2005 au sein de notre ancienne maison mère, AXA.

Depuis 2010, nous avons investi plus de 16 milliards d'euros dans des infrastructures de transport, d'énergie, de télécommunications et de services environnementaux. Notre conviction est que les infrastructures ont beaucoup changé. Elles nécessitent aujourd'hui la mise en oeuvre de partenariats nouveaux pour se renforcer, se développer et surtout apporter des solutions concrètes aux grands défis et aux transitions économique, technologique, démographique et écologique que nous vivons.

C'est pourquoi nous avons acquis une expertise industrielle de grande qualité, combinée à une expertise financière. La solution que nous proposons pour Suez, avec notre partenaire GIP, s'appuie sur quelques lignes de force que nous avons définies avec le management et le conseil d'administration de Suez, et que nous avons partagées avec l'intersyndicale.

Je retiendrai cinq idées pour illustrer cette solution.

Il s'agit tout d'abord de maintenir l'indépendance de Suez et d'accélérer son développement comme leader mondial agile et dédié aux services à l'environnement, avec des ressources en capital significatives et une stratégie d'investissement sur le long terme.

La deuxième idée consiste à renforcer la France. Dans notre projet, Suez France est confirmée en tant qu'entité centrale du groupe de dimension internationale. Les centres de décision et de recherche restent en France. Pour le reste du monde, c'est une question stratégique. C'est aussi un enjeu de culture d'entreprise.

Troisième idée : renforcer l'actionnariat salarié et les dialogues avec les parties prenantes. Nous souhaitons construire notre projet avec les collaborateurs de Suez. Notre projet garantit un capital à majorité française et un actionnariat salarié significativement renforcé.

Quatrième idée : assurer les meilleures politiques sociales. C'est déjà le cas pour Suez et nous entendons les préserver.

Enfin, il convient de permettre à Suez de se fixer les plus hauts standards en matière de transition écologique pour définir une entreprise à impact positif sur la totalité de ses activités.

En trois mots, la solution que nous proposons pour Suez est celle de la continuité en matière d'emploi, de concurrence et de recherche, celle de la confiance du management, du corps social et du conseil d'administration, celle de la compétitivité de la France, qui continuera à disposer de deux locomotives sur un secteur d'avenir décisif pour notre économie.

Ceci permettrait de ne pas entrer dans un feuilleton destructeur de valeur et d'emplois. Beaucoup caricaturent la position des fonds dans ce type d'opération. Pourtant, nous ne sommes pas ceux qui veulent démanteler Suez, nous ne sommes pas ceux qui n'écoutent pas les syndicats ou qui menaçons la concurrence dans les services essentiels. Nous ne sommes ni dans une bataille boursière ni dans une bataille d'ego dans ce dossier. Nous faisons partie de la solution, non du problème.

Permettez-moi de redonner la parole à Mme Senequier pour conclure.

Mme Dominique Senequier. - Je souhaiterais répéter que cette ambition n'est atteignable que si Suez et Veolia trouvent un accord dans une démarche responsable et constructive.

Nous ne croyons pas à un capitalisme hostile. Nous n'investissons nous-mêmes que dans des sociétés qui veulent travailler avec nous et qui nous choisissent comme partenaires, avec l'accord des syndicats et des instances représentatives du personnel.

Nous savons, car nous avons une expérience de plus de 30 ans dans ces secteurs, que 70 % des fusions-acquisitions ne réussissent pas ou très peu, et que c'est particulièrement vrai des opérations hostiles où il n'existe pas de volonté partagée sur un projet industriel commun.

Les entreprises ne sont pas des constructions intellectuelles ou financières. Ce sont des collectivités humaines. Aussi, pour nous, le soutien du management de Suez, de ses syndicats, de ses clients et de son conseil d'administration est-il essentiel.

M. Jean-François Longeot, président. - La parole est aux rapporteures et rapporteurs du comité de suivi du rapprochement envisagé entre Veolia et Suez.

Mme Évelyne Perrot, rapporteure. - Vos arguments sont plutôt rassurants, mais permettez-moi de vous faire part de mes interrogations.

Ardian - AXA à l'époque - a investi en 2007 dans la Saur en endettant très fortement l'entreprise, puis l'a abandonnée à ses créanciers en 2013. Cette expérience prouve que les métiers de l'eau et des déchets n'apportent pas les rendements financiers attendus par les fonds comme les vôtres dans un délai de cinq à sept ans.

Qui dit qu'il en irait différemment avec Suez ? Pouvez-vous nous garantir que vous ne seriez pas tentés de vendre les plus belles filiales de Suez pour satisfaire les objectifs de rentabilité de vos investisseurs ? Nous comprenons que vous investissez pour une période de cinq à sept ans, mais c'est très court pour les métiers comme ceux de Suez. N'allez-vous pas revendre l'entreprise à un actionnaire étranger à l'issue de cette période ?

Par ailleurs, Ardian a investi dans la société Photonis, qu'elle cherche aujourd'hui à revendre. La société semble être en difficulté financière, avec un montant de dettes d'environ quatorze fois l'EBITDA (Earnings Before Interest, Taxes, Depreciation and Amortization), ce qui est comparable à la dette de la Saur lorsque vous étiez actionnaires. Garantissez-vous de ne pas alourdir la dette de Suez si vous arrivez à l'acquérir ?

Mme Catherine Fournier, rapporteure. -L'ensemble des personnes que nos commissions ont auditionnées et que nous avons reçues dans le cadre du comité de suivi estime qu'une fusion entre entreprises ne peut réussir sans amicalité d'une part, et sans vision partagée du projet d'entreprise d'autre part.

Dans le cadre de votre offre, émise avec le fonds américain GIP, pensez-vous que ces conditions soient remplies ? En particulier, partagez-vous avec votre partenaire américain une vision commune pour Suez ? Quel serait le rôle respectif des deux fonds en tant qu'actionnaires majoritaires, et comment votre intérêt pour les activités de Suez en matière de services à l'environnement se justifie-t-il ?

En particulier, quelle est l'expérience ou l'expertise d'Ardian dans le secteur français de l'eau, domaine à fort savoir-faire qui implique la gestion d'infrastructures coûteuses et de personnels qualifiés ? Pourrez-vous rivaliser avec une « major » établie de longue date sur le marché telle que Veolia ?

M. Gilbert Favreau, rapporteur. - Nous venons d'entendre le représentant du fonds Meridiam, qui se propose lui aussi d'intervenir dans ce dossier complexe.

Ce dirigeant nous a rappelé son expérience dans le domaine de l'eau et nous a présenté son projet d'entreprise dans le cadre de cette opération. Vous avez vanté avec force conviction votre engagement en faveur d'une entreprise française, affirmant votre ambition pour l'entreprenariat français et insistant sur le fait que vous ne vouliez que le bien de la société Suez.

Reste que je n'ai pas trouvé dans vos propos les précisions que j'attendais, dans un dossier où l'on a souvent confondu les propositions, les pré-offres et les offres d'achat. Il est important que nous sachions précisément à quel niveau se situe votre proposition.

Vous envisagez de surcroît une acquisition avec un fonds d'investissement américain dont vous ne nous avez pas dit grand-chose. Pourquoi votre fonds ne se porte-t-il pas seul acquéreur des actions de Suez ?

Enfin - et c'est un point important pour le Sénat -, notre intérêt pour ce dossier tient au fait que la société Suez, comme la société Veolia, sont deux « majors » de l'eau, de l'assainissement et des déchets en France. Il est important que nous ayons des assurances sur l'avenir des personnels qui travaillent chez Suez. J'aimerais, sur ce point précis, obtenir toutes les explications utiles de votre part.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Avant de déposer votre offre, avez-vous réfléchi à votre engagement concernant la nature des activités de Suez et le maintien de l'emploi, ainsi que sur la R&D, activité qui soulève aujourd'hui beaucoup de questions dans le cadre de ce projet de fusion ?

Ne doit-on par ailleurs pas s'interroger sur la cession de la branche Eau de Suez ? Pourriez-vous garantir l'intégrité du groupe dans son périmètre actuel, dans le cadre de l'ensemble des démarches qui sont en cours et à l'issue de cette opération ?

Avez-vous échangé à ce sujet avec le ministère de l'économie ou d'autres représentants des pouvoirs publics ? Pouvez-vous nous indiquer la nature de vos relations ?

Plus généralement, quel a été l'accompagnement et la réceptivité de l'État dans le processus d'élaboration de votre offre ? Nous avons récemment eu un échange assez construit avec M. Gérard Mestrallet. Pouvez-vous nous indiquer si vous avez eu des contacts avec lui, notamment en matière de cessions d'actifs futures en raison d'enjeux de concurrence ?

Mme Dominique Senequier. - Permettez-moi de rappeler le paysage financier. Nous ne sommes pas un fonds, je le répète, mais un groupement de sociétés de gestion. C'est très important.

Si l'on assimile Ardian à un fonds, je rappelle dans ce cas que Veolia est détenue - c'est le jeu de la bourse - à 90 % par des fonds, dont 83 % sont étrangers. Suez, avec l'achat du bloc de 29,9 %, s'est retrouvée affiliée à Veolia et est détenue par des fonds à 50 %. Nous ne sommes pas un fonds, mais ce qu'on appelle des sociétés de gestion, autrefois dénommées organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM), souvent dépourvus de personnalité morale. C'est en ce sens que j'ai indiqué tout à l'heure qu'Ardian était comparable à Amundi, même si nous sommes moins gros et plus spécialisés sur des investissements de long terme.

Engie est, quant à elle, détenue à 70 % par des fonds - je parlerais quant à moi de sociétés de gestion - dont 64 % sont étrangers et dont les volumes sont beaucoup plus importants que les sociétés de gestion françaises.

Ces sociétés ont quelquefois un dialogue difficile avec leurs actionnaires du fait de la présence de spécialistes de la gestion active - fonds dits activistes ou hedge funds -, qui ne font que de l'arbitrage. La différence entre Ardian et ces actionnaires dont le métier est l'achat en bourse réside dans la durée de détention des actifs. C'est un point essentiel. Ardian investit à long terme, alors que les sociétés de gestion traditionnelles font tourner leur portefeuille rapidement ou gèrent des fonds dits indiciels qui ne regardent que le poids de chaque entreprise dans un indice boursier, sans se préoccuper de la stratégie de l'entreprise.

Nous avons dit au management et à l'intersyndicale de Suez que l'entreprise pourrait revenir à la Bourse de Paris d'ici quelques années.

Il est très important de comprendre que nos métiers d'investissement sont des métiers à long terme, amicaux, en partenariat avec les dirigeants des entreprises et, bien évidemment, les syndicats.

S'agissant de Photonis, nous avons initié le processus de cession de cette entreprise française, spécialiste de l'optronique, que nous détenons depuis dix ans. On ne peut nous accuser d'agir à court terme. Nous avons impliqué tous les acteurs industriels français lors du début du processus de cession - Thales, Safran, etc. Ils ont tous refusé de s'intéresser au rachat de cette société, qui est pourtant une très belle entreprise.

Nous avons travaillé depuis le départ en étroite collaboration avec les services de l'État pour les tenir informés tout au long du processus de cession et nous avons obtenu le feu vert du Trésor et de la direction générale de l'armement (DGA), ce qui nous paraissait, au bout de dix-huit mois, être très favorable.

L'entreprise Teledyne France, qui est présente en France, filiale de Teledyne Technologie Inc., a fait part de son intérêt d'acquérir Photonis en apportant toutes les garanties demandées par l'État pour préserver ses intérêts, avec droit de véto et présence de Bpifrance, celle-ci proposant un taux garanti pour sa participation. Teledyne est déjà fort bien ancrée dans le paysage français, puisqu'elle fournit des pièces pour les sous-marins nucléaires français, les Barracuda, et a obtenu, en juillet 2019, une autorisation du Gouvernement pour acheter une entreprise en France, Oldham Simtronics, présente à Arras. Cette société est spécialiste des détecteurs de gaz et flammes à hautes performances, et fournit également la DGA. Vous comprenez donc bien que nous avons été surpris du veto qui a été opposé à la vente à Teledyne.

Je puis par ailleurs affirmer que la société n'a en aucun cas un montant de dettes de quatorze fois l'EBITDA. Je ne sais d'où proviennent ces chiffres, mais ce n'est absolument pas le cas puisqu'il est question de la vendre environ neuf fois l'EBITDA. Les chiffres ne concordent donc pas.

S'agissant de l'État, celui-ci a joué un rôle tout à fait positif dans le dossier Veolia-Suez. Il a été demandé aux sociétés Veolia et Engie de prendre plus de temps. Je pense que cela a été un élément essentiel. Je n'ai eu de contact à l'époque qu'avec le ministère de l'économie, lorsque l'on a compris, vers la mi-septembre, qu'il pouvait y avoir une place pour une offre alternative. Il n'y avait aucune volonté de l'État de précipiter la cession de ce bloc, ce qui explique l'attitude de ses représentants, le 5 octobre, lors du conseil d'administration d'Engie.

Bien que connaissant personnellement Gérard Mestrallet, je n'ai pas eu de contact direct avec lui, mais je sais qu'il était très désireux de voir une solution amicale se dégager, en concert avec la direction et les syndicats de Suez.

J'ajoute que Meridiam est une société qui gère des fonds dans l'infrastructure. Nous pensons que son investissement moyen dans les sociétés est de l'ordre de 65 millions d'euros. Cela ne semble pas significatif par rapport à une société comme Suez. Nous-mêmes, chez Ardian, avons investi 16 milliards d'euros dans les entreprises d'infrastructure dans lesquelles nous sommes présents depuis quelques années. C'est donc substantiellement supérieur. Je m'interroge sur le dimensionnement respectif de Meridiam et de Suez.

M. Mathias Burghardt. - S'agissant de la Saur, l'opération n'a pas été un succès et nous avons perdu de l'argent, c'est un fait, mais je souhaitais revenir sur quelques éléments vérifiables. La Saur est une filiale de Séché Environnement et de la Caisse des dépôts et consignations. Nous n'étions qu'un actionnaire minoritaire. Nous avons d'ailleurs toujours agi en investisseur responsable et, à ce jour, la Saur est toujours un acteur important, avec une part de marché sensiblement égale à celle qui était la sienne au moment où nous étions actionnaires.

Qu'avons-nous appris de cette situation difficile ? Nous avons investi juste avant la crise financière et nous sommes très vite retrouvés face à une situation économique extrêmement dégradée. Le marché de l'eau en France était en train d'évoluer, notamment en matière de réglementation et de collecte d'un certain nombre de taxes.

En deuxième lieu, la Saur était et est demeurée un acteur essentiellement français, sur un marché mature qui connaît depuis des années une décroissance structurelle, pour des raisons environnementales, couplée à une baisse des marges, la France recourant à un système d'affermage dans lequel ce n'est pas la société gestionnaire qui investit, mais les collectivités locales. Il est donc essentiel, pour traverser les cycles et faire face à cette structure de marché, d'avoir des relais de croissance à l'international.

En troisième lieu, le rapprochement de Séché Environnement et de la Saur s'est révélé être une mauvaise idée, tant les cultures et les modes de travail des deux entreprises étaient différents. On s'est très vite rendu compte qu'il était difficile d'intégrer les deux entreprises.

GIP, qui est notre partenaire, a été choisi par Suez. Un « concours de beauté » a été organisé, et nous avons été consultés sur la qualité des différents partenaires qui pouvaient nous rejoindre. GIP est un leader mondial dans le domaine des infrastructures, où elle n'investit que dans les secteurs de l'énergie, de l'environnement et des transports.

La société existe depuis 2006. C'est en Europe qu'elle a commencé à investir, à plus de 40 %, avec un montant d'investissement sensiblement égal au nôtre - on parle de 15 milliards d'euros. C'est une société qui partage avec nous les mêmes critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). C'est aussi une entreprise qui possède une vision très industrielle, héritage de GE Water. Nous avons été avec GIP coactionnaires d'entreprises très importantes durant de nombreuses années, dont une en Espagne, CLH, qui gère tous les centres de stockage et de transport d'hydrocarbure. Nous savons donc que nous pouvons travailler en bonne entente.

Vous avez posé plusieurs questions sur la rentabilité. Les fonds d'infrastructure sont des fonds à quinze ans, et nous pouvons, comme c'est parfois le cas, créer des fonds de continuation afin de conserver ces entreprises lorsqu'elles sont très stratégiques. C'est par exemple le cas du projet Tours-Bordeaux, que nous avons financé avec Vinci, pour lequel Meridiam nous a rejoints quelques mois après, de l'A 88, une autoroute en Normandie, ou encore de Kallista, plateforme dédiée aux énergies renouvelables. Ce sont des entreprises que nous détenons depuis plus de dix ans et désormais via un fonds de continuation.

En ce qui concerne la rentabilité, je pense que les infrastructures nécessitent un nouveau mode de partenariat. J'en veux pour preuve l'exemple d'aéroport de Paris (ADP), que mentionnait Dominique Senequier. Nous avons récemment investi aux côtés des collectivités locales allemandes de Basse-Saxe dans EWE, société qui a dans cette région le monopole du gaz, de l'électricité, mais aussi des infrastructures de télécommunications.

Les collectivités locales ont organisé un « concours de beauté ». Elles détenaient 100 % de la société et recherchaient un partenaire minoritaire. Nous y sommes donc minoritaires mais influents, puisqu'ils nous ont choisis pour les aider à développer cette entreprise dans le cadre d'un projet de transition énergétique. Notre rentabilité est donc tout à fait compatible avec celle des collectivités locales.

Ce n'est pas un exemple isolé : c'est la raison pour laquelle les départements nous ont choisis dans le projet avec ADP. Nous sommes également partenaires minoritaires de la ville de Milan, où nous aidons les Italiens à développer l'aéroport. Chercher à contrôler seul de telles infrastructures essentielles est une mauvaise idée. Aucun acteur isolé ne peut prendre cette responsabilité et personne n'a à lui seul le savoir-faire et l'intelligence pour gérer ce genre d'infrastructures intégrées à des territoires.

Pourquoi GIP n'a-t-il pas investi seul ? Car il partage notre avis s'agissant d'une entreprise de l'importance de Suez. Il a donc cherché des partenaires et a demandé à être à parité avec nous, mais il demeure ouvert à un capital majoritairement français et à l'idée d'accueillir des investisseurs institutionnels français, publics ou privés. C'est une vision passéiste que de considérer qu'il faut être unique investisseur pour gérer des infrastructures stratégiques. Il nous faut des nouveaux partenariats publics-privés, et je pense que les collectivités locales ont une influence décisive dans les infrastructures, au plus près des territoires.

Pour ce qui est des salariés, le mieux est de leur poser la question. Je crois qu'ils ont marqué à plusieurs reprises leur souhait d'avoir un projet alternatif qui préserve l'indépendance de Suez. Je les ai rencontrés à deux reprises. Ce projet doit aussi être ambitieux et avoir une cohérence industrielle. C'est au management de Suez de le proposer.

Le marché français est un marché mûr. Il faut des entreprises qui continuent à investir et à innover. La recherche est fondamentale, et Suez est particulièrement en avance dans ce domaine. Il investit proportionnellement plus que son concurrent. Cette recherche doit donc avoir un contour suffisant pour nourrir un réseau international. Les marchés d'Amérique du Nord et d'Asie sont essentiels dans ce domaine.

Mme Dominique Senequier. - Vous nous avez demandé des précisions sur Suez et sur notre offre. À ce stade, on ne peut être plus précis que le communiqué de presse de Veolia du 26 janvier 2021, qui a listé les actifs de Suez que Veolia considère comme stratégiques : l'eau en Espagne, au Chili, aux États-Unis, les déchets au Royaume-Uni et en Australie. La liste des actifs stratégiques souhaités par Veolia a été communiquée officiellement par voie de presse.

Nous avons demandé au management de Suez ce que cela constituait en volume. Ils nous ont indiqué que cela représentait seulement 4,6 milliards d'euros de chiffre d'affaires sur un total de 17 à 18 milliards d'euros.

Pourquoi une opération hostile sur 100 % du capital si Veolia n'est intéressée que par 30 % de l'activité ? C'est là un raisonnement de pur bon sens. En tant que résidente française, contribuable française et Française d'un certain âge, quelle surprise de constater qu'aucun actif de Suez, en France, n'est considéré comme stratégique pour Veolia. Je me mets à la place du personnel de Suez : il est désagréable de lire que les 40 000 salariés en France ne constituent pas un actif stratégique !

Aujourd'hui, tout le monde sait que l'OPA ayant été lancée par Veolia, la Commission européenne n'acceptera pas que le groupe conserve l'intégralité de Suez. On espère que les discussions aboutiront à une solution valable pour l'ensemble des salariés, en particulier français. Il faut que les deux parties arrivent à trouver un accord.

Mme Sophie Primas, présidente. - La parole est aux commissaires.

M. Franck Montaugé. - Vous avez dit que vous étiez prêts à accompagner Suez dans le cadre d'un plan adapté tenant compte de la nouvelle donne. Un peu avant, vous disiez qu'il y avait suffisamment de place pour Veolia et Suez en les recentrant sur leurs points forts respectifs. Cela sous-entend qu'il va falloir que les deux entreprises s'entendent pour ne pas faire les mêmes choses. Ce n'est pas sans conséquence ni pour les deux entreprises ni pour les personnels concernés. Conditionnez-vous la poursuite de votre participation à une restructuration des deux entreprises ?

Par ailleurs, je n'ai pas compris le montage exact entre votre entreprise et GIP. Quelle est la part de chacun ? Comment arbitre-t-on des exigences de rendement à moyen-long terme et à court terme, voire à très court terme entre Ardian et GIP ?

M. Fabien Gay. - Votre proposition n'arrive-t-elle pas trop tard ? J'ai en effet l'impression que l'affaire est très bien partie pour Veolia, même s'il existe une opposition - du moins officielle - du Gouvernement. Je ne vois pas comment s'y opposer, faute d'outils juridiques. On ne peut que retarder les choses.

Par ailleurs, j'ai bien compris que vous n'étiez pas un fonds d'investissement, mais une société de gestion. C'est un peu comme technicien de surface et balayeur : on n'utilise pas les mêmes mots, mais la paye demeure identique !

Nous avons entendu Veolia et Meridiam avant de vous entendre. Tous les discours sont les mêmes. On nous parle de préserver l'emploi, de projet industriel, mais dès qu'on cherche à entrer dans le détail sur les investissements concrets ou la R&D, on « patauge » un peu !

Vous êtes en outre associés à GIP, fonds de gestion américain qui n'est pas une entreprise philanthropique. Quelle est concrètement la différence entre l'offre de Veolia, celle de Meridiam et la vôtre ? Vous aurez compris que je suis plutôt favorable à une gestion publique. Si on laisse au privé la gestion de l'eau, de l'assainissement et des déchets, on court à la catastrophe !

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Votre proposition de partenariat avec Suez portait à l'origine non seulement sur la branche de gestion de l'eau française, mais aussi sur d'autres filiales à l'international, en Espagne, au Chili, ainsi qu'en Grande-Bretagne.

Si un accord est finalement trouvé entre Veolia et Suez, souhaiteriez-vous toujours vous porter acquéreurs des filiales Eau que Suez détient à l'étranger, et que Veolia ne pourra conserver en raison des règles de concurrence, même si la filiale Suez Eau France était finalement cédée à Meridiam ? Quelles sont ces filiales et quels sont vos engagements à leur égard ?

M. Jean-Baptiste Blanc. - Je trouve très intéressant qu'un acteur comme vous puisse dire qu'il y a de la place pour deux champions mondiaux et que chacun soit puissant. Une étude relayée ce jour dans Les Échos, présentée par l'économiste Patrice Geoffron et Altermind, nous invite à nous demander quelle est la bonne taille. Cette étude précise que l'effet de taille ne s'impose pas comme une évidence, car cela pourrait réduire l'intensité de la concurrence ainsi que les incitations à l'innovation. « Big » n'est pas nécessairement « beautiful ».

Ma question est la suivante : on a parlé de GIP, mais on évoque aussi Carlyle. Qu'en est-il ? Qui aurait le contrôle de Suez au final ? Seraient-ce toujours les Français ?

M. Didier Mandelli. - Il est clair au vu de cette audition et de celle de Meridiam qui la précédait que nous n'avons pas tous la même définition du long terme : pour vous, c'est dix ans. Vous avez même évoqué cinq à sept ans, avec une possibilité de cession en bourse à cette échéance, alors que Meridiam se positionne plutôt sur des investissements de long terme, à hauteur de 25 ans.

Quel est, dans le cas où l'opération de Veolia irait à son terme, votre intérêt pour les actifs de Suez ? Êtes-vous prêts à vous positionner malgré tout face à Meridiam ? Confirmeriez-vous par ailleurs votre intérêt pour une acquisition des actifs étrangers dont Veolia pourrait être amenée à se défaire ?

Mme Sophie Primas, présidente. - On a du mal à comprendre les événements passés. Je voudrais revenir sur l'offre de septembre. Des journaux bien informés ont indiqué qu'à l'époque, Ardian avait reçu un feu vert de Bercy pour déposer une offre alternative. Cette même chaîne d'information indique qu'Engie vous aurait prévenus - je ne sais par quel moyen - que votre offre serait considérée comme hostile et vous aurait dissuadé de la présenter. Ces éléments rapportés par la presse sont-ils exacts ?

Par ailleurs, des discussions ont eu lieu entre Veolia et Suez, il y a une dizaine de jours, à l'occasion du fameux vendredi « pré-OPA ». Montraient-elles des écarts sur les périmètres que vous souhaitiez obtenir ? Veolia veut-elle finalement tout, sauf ce que l'Autorité de la concurrence l'obligerait à vendre ? Voulez-vous de votre côté toutes les activités du secteur de l'eau sur le plan international ? Est-ce là-dessus que porte votre différence ?

Dernière question, peut-être un peu provocatrice, madame la présidente : Suez est aujourd'hui sous offre publique d'achat de Veolia. Votre fonds est-il prêt à faire une contre-OPA ?

Mme Dominique Senequier.  - Ce n'est pas tout à fait un feu vert que l'on a reçu en septembre, mais plutôt un message selon lequel il était bienvenu de réfléchir avec Suez à une offre alternative. La situation est parfois fermée, mais dans ce cas il nous a été indiqué qu'elle était encore ouverte.

Quel est l'intérêt de notre solution ? La différence entre Veolia et Ardian réside dans le fait que nous sommes franco-français, alors que Veolia est détenue à 75 % par des fonds étrangers. C'est une grande différence, et il en existe d'autres, sur lesquelles je reviendrai plus tard.

Nous sommes des investisseurs de très long terme. Mathias Burghardt a expliqué que nos fonds ont une durée de quinze ans, ce qui est très important, en comparaison avec des rotations tous les six mois des actionnaires de sociétés cotées en bourse. On ne peut dire que les sociétés de gestion comme les nôtres sont des investisseurs de court terme : c'est même exactement l'inverse. Nous sommes des investisseurs de long terme, avec la même gouvernance que des sociétés cotées en bourse. La seule différence réside dans le fait que l'horizon d'investissement est beaucoup plus long. Nous ne sommes en outre pas soumis à la dictature des résultats trimestriels.

Veolia appartient à 75 % à des sociétés étrangères. Cela revient à faire passer Suez sous contrôle étranger privé. Notre capital est quant à lui en majorité français. Même si Suez serait, grâce à l'achat de Veolia, une entité française au niveau de sa structure juridique, son actionnariat serait étranger.

Nous réalisons aussi des investissements de long terme, à 25 ans. Meridiam n'en a pas la primeur. Il n'a pas le monopole de l'investissement à 25 ans, pour reprendre une phrase célèbre. M. Burghardt vous a expliqué que certaines autoroutes ont été placées dans un fonds de continuation. C'est toujours Ardian qui le gère, mais avec de nouveaux actionnaires, le groupe AXA et un fonds de pension ayant acheté des actifs qui sont toujours gérés par Ardian. La durée de détention doit avoisiner vingt ans. Nous pourrons vous donner des chiffres très précis si vous le souhaitez.

Que s'est-il passé en septembre ? Suez est une entreprise d'une certaine taille. En capitalisation, elle est très proche de Veolia. On parle de deux sociétés, dont l'une vaut en bourse 13 milliards d'euros et l'autre 11 milliards d'euros. Ce sont des égaux en termes de taille. Je dirais même que la marge bénéficiaire de Suez est supérieure à celle de Veolia.

Nous avons compris, le 4 octobre 2020 au soir, qu'Engie était pressée de vendre, et qu'elle considérait effectivement qu'une lettre d'intention d'Ardian constituait un acte inamical et serait considéré comme telle par le conseil d'administration. Il ne serait pas sérieux de faire une due diligence en quelques jours, nous avons donc demandé un délai supplémentaire de six semaines. Devant le refus d'Engie d'accepter les délais, pourtant également demandés par le ministère de l'économie, nous avons renoncé au dépôt d'une lettre d'offre.

S'agissant des périmètres, il nous faut rester modestes. Veolia détient aujourd'hui 29,9 % de Suez. C'est donc à eux de définir un périmètre d'activité. Ce périmètre doit être viable et très substantiel. Ce n'est en aucun cas au groupe Ardian de le définir. Nous ne sommes actionnaires ni de l'un ni de l'autre. Suivant les résultats, les acheteurs du nouveau Suez peuvent être différents de tout ce que l'on a envisagé. On ne peut donc être plus précis aujourd'hui, puisque cela résultera de l'accord entre les deux groupes.

Quant aux rendements en infrastructure, de l'ordre de 8 %, ceux-ci n'ont rien à voir avec les rendements que demandent nos investisseurs dans d'autres catégories d'investissement. Comme vous le savez, les taux longs sont négatifs, comme le taux à 30 ans de la Bundesbank. Le taux français est à 0,40 %. Beaucoup d'investisseurs institutionnels dans le monde cherchent à rehausser les rendements globaux des actifs en investissant dans le non-coté, les infrastructures, l'immobilier, de façon à ce que le rendement global de leur portefeuille soit rehaussé. L'infrastructure représente 10 à 15 % de leurs portefeuilles, ces investissements non-cotés représentant toujours une partie mineure des investissements globaux. Les actifs des assureurs en France ne se composent qu'à 2 % d'actifs dits non-cotés ou d'infrastructures.

La bourse américaine, depuis le 1er janvier, a grimpé de 4,76 %. Si on annualise le rendement sur l'année, c'est bien supérieur aux 8 % dont je viens de parler. Tout est donc relatif : un taux de 8 % est un taux tout à fait correct. On dit que les bourses, sur le très long terme, font entre 400 et 500 points de base au-dessus du Libor. Le chiffre de 8 % représente des actifs un peu plus à risque, qui méritent donc une petite prime de rendement, sans que ceci soit mauvais pour l'entreprise.

M. Mathias Burghardt. - GIP est notre partenaire, et nous avons souligné qu'il était important que l'entreprise puisse continuer à se développer, à l'international notamment. Vous savez que Suez est très présente aux États-Unis, marché extrêmement important où les besoins d'investissement sont considérables. Le management de Suez et nous-mêmes étions sensibles au fait que GIP pouvait nous aider à accélérer la croissance aux États-Unis.

Nous n'avons jamais approché Carlyle. Nous avons d'ailleurs formellement démenti cette information.

Comment expliquer la différence entre Meridiam, GIP et Ardian ? Les investisseurs sont les mêmes, il faut en être conscient : ce sont toujours des caisses de retraite ou des contrats d'assurance vie. Les attentes en retour sont similaires. Ce qui change ensuite, ce sont la qualité des équipes et la vision. En ce qui nous concerne, nous avons toujours été très clairs : nous n'investirons pas si nous n'avons pas une adhésion du management et des salariés. Il n'y a sur ce point aucune ambiguïté. Nous adhérons à un projet industriel cohérent et serons vigilants à la cohérence industrielle qui pourrait résulter de ces négociations. Nous ne nous engagerons pas si ce projet ne nous paraît pas suffisamment ambitieux et cohérent.

Je vous confirme d'autre part que nous ne sommes pas candidats au rachat d'actifs qui pourraient tomber par-ci ou par-là. Nous avons toujours été aux côtés de Suez. D'ailleurs, au départ, nous avons proposé une solution alternative d'ensemble, dans le cadre du projet Suez 2030.

Mme Dominique Senequier. - Pour répondre à la question concernant la contre-OPA, je dois préciser que M. Frérot m'a appelée le 2 février, en me demandant mon soutien afin que Suez ait avec lui des discussions amicales. Je lui ai répondu que je ferai tout pour pousser Suez en ce sens. Il a rencontré M. Camus le 5 février. Nous avons été plus qu'étonnés du dépôt d'offre du 8 février. Il y a eu un effet de surprise avec cette OPA, car en toute bonne foi, j'ai bien cru, le 2 février, qu'il souhaitait une solution amicale.

Par ailleurs, nous ne travaillons pas aujourd'hui sur un projet de contre-OPA.

M. Daniel Gremillet. - Je voudrais revenir sur la question concernant les niveaux d'investissement.

Le sujet de l'eau s'écrit dans les territoires. Au Sénat, c'est un sujet très sensible. Lorsqu'on considère les investissements réalisés par les collectivités, il s'écrit sur un temps long. Or vos réponses portent plutôt sur le temps court.

Cette question est essentielle aujourd'hui, d'autant qu'on est dans la spéculation vis-à-vis de l'eau, bien plus que par le passé. C'est un enjeu majeur jusque dans nos territoires. Si vous voulez obtenir la confiance des collectivités, il faut s'engager un peu plus sur le temps long. On entend toujours les entreprises dire qu'elles souhaitent conserver le siège et la recherche en France : on sait comment cela peut se terminer. C'est la vie. Il nous faut donc plus de certitudes.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Je n'ajouterai rien à ce que viennent de dire Fabien Gay et Daniel Gremillet au sujet de la vulnérabilité d'un secteur stratégique comme celui de l'eau par rapport aux pratiques spéculatives et financières. Pour ma part, je suis favorable à une gestion directe par un opérateur public, qui peut d'ailleurs afficher des ambitions à l'international.

Vous affirmez que votre fonds est français. Je voudrais comprendre pourquoi vous êtes allé chercher un partenaire américain - le fonds GIP en l'occurrence. Vous nous avez expliqué que vous souhaitiez vous développer à l'international. Il existe énormément d'opportunités de développement à l'international qui ne passent pas par un fonds d'origine américaine...

Je vous ai entendu parler davantage de rendements et d'analyses de placements financiers que de géostratégie industrielle. Cela tend à prouver que vous attachez plus d'importance au développement à l'international qu'au rayonnement de la gestion de l'eau et des déchets sur le territoire national et en Europe.

J'estime qu'un partenaire américain nous expose à une grande vulnérabilité. Certes, tous les fonds sont liés à des pensions, mais celui qui le détient est néanmoins garant des choix stratégiques.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Vous avez parlé d'un marché national mature et de la nécessité d'aller vers l'international en termes de développement. Cela étant, on assiste aujourd'hui sur le marché français à une évolution des délégations de service public (DSP) vers de nouvelles approches de régie, où les opérateurs sont amenés à proposer une offre de services originale, notamment en termes de compétences et d'ingénierie. Avez-vous travaillé sur cette orientation ? Quel est votre regard à ce sujet ?

Enfin, espérez-vous aujourd'hui la nomination d'un médiateur sur ce dossier afin de le faire évoluer favorablement ?

Mme Dominique Senequier. - Nous serions très heureux de la nomination d'un médiateur. Quand la situation devient aussi difficile, cela peut être extrêmement positif.

Quant aux investissements sur le temps long, on a répondu à plusieurs reprises que l'on pouvait envisager un investissement sur une durée comprise entre 15 et 25 ans sans aucun problème.

S'agissant des investissements, deux ou trois chiffres concernant le groupe Ardian : les investissements cumulés que nous avons réalisés sur toute la période de détention de nos entreprises sont de l'ordre de 30 % de la valeur d'acquisition initiale de l'entreprise. Nous avons investi plus de 16 milliards d'euros dans toutes les sociétés du périmètre d'Ardian Infrastructure depuis 2010. Ce sont des chiffres considérables.

On a observé une accélération du rythme d'investissement dans les portefeuilles des actifs que nous avons acquis par rapport à la période de détention préalable par des acteurs industriels. Il ne faut donc pas croire que les financiers n'investissent pas, au contraire. Les financiers disposent de capacités de financement extrêmement importantes aujourd'hui, en particulier dans le secteur du non-coté. Tous ces investissements sont aisément finançables par les sommes que nous levons auprès de tous les investisseurs. On peut donc être rassuré.

Concernant la question de la gestion publique, j'ai commencé ma carrière en travaillant dans trois groupes d'assurance nationalisés, le GAN, les AGF et l'UAP. Je suis très à l'aise avec la gestion publique, en laquelle j'ai toute confiance. Je n'argumenterai donc pas sur ce sujet. J'ai connu des gestions publiques ou privées très bien faites, mais également des gestions publiques ou privées très mal faites. Mon credo, vous le savez, porte beaucoup plus sur les équipes de gestion en charge des entreprises, quelles qu'elles soient.

M. Mathias Burghardt. - Je dirais, pour compléter les propos de Dominique Senequier, qu'il ne faut pas opposer public et privé. Nous avons, je l'ai dit, été récemment choisis par les collectivités locales allemandes, aux côtés desquelles nous sommes actionnaire à 25 %. Ce n'est donc pas incompatible. Je crois même que c'est une voie d'avenir.

C'est la même chose concernant l'aéroport de Milan : il s'agit d'une société majoritairement détenue par une collectivité locale. Il ne faut pas forcément opposer les deux. Je pense même que c'est quelque chose qui va se généraliser et être de plus en plus présent dans des infrastructures considérées comme essentielles.

En ce qui concerne le fonds GIP, il faut savoir qu'aujourd'hui, 40 % des capitaux de Suez sont investis aux États-Unis. En France, compte tenu de l'affermage, les investissements longs sont réalisés par les collectivités locales, les capitaux propres et une partie du développement et de la croissance de Suez passent par l'étranger. La mise en régie est une tendance forte, je suis d'accord avec vous, et les sociétés de l'eau se concentrent de plus en plus sur des partenariats et de l'ingénierie, qui nécessitent moins de capitaux.

Le secteur de l'eau est essentiel en France, mais également dans les pays où nous investissons. Il est important d'avoir des partenariats et des investisseurs dans le pays où la société souhaite se développer.

Mme Dominique Senequier. - Selon les discussions avec Suez, le capital resterait à majorité français et le serait même plus que maintenant, puisqu'il compte aujourd'hui, on l'a dit, beaucoup de sociétés de gestion étrangères.

On y trouverait aussi une part beaucoup plus importante d'actionnariat salarié, ce qui est toujours extrêmement dynamisant pour les entreprises.

Mme Sophie Primas, présidente. - M. Frérot oppose le projet industriel français au projet financier américain. Considérez-vous que le projet « Suez 2030 » est un projet industriel ?

Mme Dominique Senequier. - Oui, sans hésitation.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci d'avoir répondu avec franchise à l'ensemble de nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 heures 20.