Mercredi 7 avril 2021

- Présidence de M. Laurent Lafon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 10.

Désignation d'un rapporteur

La commission désigne M. Pierre-Antoine Levi rapporteur sur la proposition de loi n° 486 (2018-2019), adoptée avec modifications par l'Assemblée nationale en deuxième lecture, en faveur de l'engagement associatif.

Organisme extraparlementaire - Désignation

M. Laurent Lafon, président. - Il appartient également à la commission de procéder aujourd'hui à la désignation d'un représentant du Sénat au sein du Conseil supérieur des programmes, en remplacement de Mme Claudine Lepage, démissionnaire.

Après consultation du groupe politique concerné par ce poste vacant, je vous propose de désigner notre collègue Marie-Pierre Monier comme membre de ce Conseil.

La commission désigne, en application de l'article 9 du Règlement du Sénat, Mme Marie-Pierre Monier pour siéger au sein du Conseil supérieur des programmes.

Audition de M. Nicolas de Tavernost, président, et Mme Karine Blouët, secrétaire générale du Groupe M6

M. Laurent Lafon, président. - Monsieur de Tavernost, nous vous souhaitons la bienvenue pour cette audition, à laquelle nombre de nos collègues assistent à distance en raison des conditions sanitaires. Vous avez participé à la création de la chaîne M6 dès 1987, avant d'en devenir le président en 2000. Vous avez concouru à son développement, jusqu'à la hisser régulièrement sur le podium des chaînes préférées des Français. Le groupe que vous présidez comprend aujourd'hui plusieurs autres chaînes hertziennes, comme Gulli, W9 et 6ter, ainsi que des chaînes payantes et enfin, des radios telles que RTL, RTL2 et Fun Radio. Votre groupe est également l'un des actionnaires de la plate-forme Salto, créée avec France Télévisions et TF1. Votre parcours et votre expérience font de vous l'un des meilleurs connaisseurs de l'évolution du secteur des médias. Nous sommes donc heureux de partager vos analyses sur les évolutions nécessaires pour permettre aux acteurs historiques de résister à la concurrence des grandes plateformes américaines.

Alors que le Gouvernement s'apprête à transmettre au Parlement un projet de loi consacré essentiellement au rapprochement du CSA et de la Hadopi, vous nous direz s'il est raisonnable de reporter encore une fois à plus tard une réforme ambitieuse de la loi du 30 septembre 1986. Cette loi a certes permis de développer un secteur dynamique de la production, mais a aussi limité les droits d'exploitation de ces oeuvres dont bénéficient les éditeurs. Cette situation est-elle tenable, quand des plateformes comme Netflix obtiennent des producteurs français des conditions beaucoup plus favorables, qui leur permettent de conserver les droits des programmes qu'ils financent ? Comment, plus généralement, rétablir l'équité entre les acteurs historiques et les nouveaux acteurs ?

Depuis que votre actionnaire principal, le groupe allemand Bertelsmann, a annoncé son intention de se retirer du marché français, la possible vente du groupe M6/RTL constituerait évidemment un changement structurel, qui soulève des questions en termes de maintien de la diversité des programmes, de concentration des acteurs et de formation d'un géant sur le marché de la publicité. Comment faut-il analyser l'annonce de votre actionnaire ? La réglementation française empêche-t-elle l'émergence de leaders locaux, que les dirigeants de Bertelsmann appellent pourtant de leurs voeux ? Est-ce que le législateur doit envisager des évolutions pour permettre l'émergence de grands groupes de médias français de taille européenne ?

Pour évoquer tous ces sujets, je vous céderai la parole pour dix à quinze minutes avant de laisser notre rapporteur sur le projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique, M. Jean-Raymond Hugonet, vous poser une première série de questions. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion sur le site du Sénat.

M. Nicolas de Tavernost, président du groupe M6. - Mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner l'occasion d'expliquer les enjeux de notre secteur. Je rappellerai l'historique avant d'aborder l'avenir de notre métier et de notre secteur.

Lorsque nous avons créé cette société en 1987, à la suite de la loi sur l'audiovisuel, il y avait déjà un problème de compétition. Nous avons connu une première faillite à l'époque de la télévision analogique, avec l'arrêt de la cinquième chaîne de télévision le 13 avril 1992. Dans les années 2000, le digital a fait son apparition. Nous avons créé TPS avec nos collègues, mais n'avons pu continuer son développement, la compétition avec le groupe Canal+ étant devenue trop importante. La lutte a été très violente. La France n'avait pas les moyens d'être dotée de deux opérateurs de télévision payante puissants.

En 2005, la télévision numérique terrestre (TNT) est arrivée. Notre position a été mal comprise. Avec nos collègues de TF1, nous n'avons pas émis de réserves sur cette technologie, mais sur la façon dont elle avait été organisée. Dès lors que la France n'avait pas tiré les enseignements d'un excès concurrentiel, la TNT s'est ouverte avec des facteurs de diversité des opérateurs et de pluralisme. Le régulateur a autorisé la création en 2005, puis en 2012, d'un grand nombre de chaînes. Le problème n'était pas tant celui de la diversité des chaînes que celui de la diversité des opérateurs. Ces derniers étaient trop nombreux et le sont encore. Des fréquences ont été attribuées sans être suivies de créations. Nous avons même assisté à des abus. Des amendements de circonstance ont été pris, dont nous sommes actuellement victimes. J'en citerai un : l' « amendement Azoulay », adopté à l'occasion de l'examen de la loi sur l'indépendance des médias de 2016. En raison de l'excès de certaines opérations d'achat-revente de fréquences, les opérateurs se sont vus interdire de revendre leur nouvelle autorisation pendant les cinq ans qui suivent l'attribution de ladite autorisation.

Notre actionnaire de contrôle a accompagné le développement de notre société et pris des risques depuis 34 ans. Après le 5 mai 2023, s'il venait à demeurer l'actionnaire de contrôle, il serait « coincé » jusqu'au 5 mai 2028, car il ne pourrait revendre le contrôle de la société qu'il a accompagnée pendant 34 ans. Je rappelle que notre société a été créée par deux actionnaires, respectivement français et européen. L'actionnaire français (la Lyonnaise des Eaux), pour des raisons qui lui appartiennent, a cédé sa participation dans les années 2000. Il n'y avait pas de « jurisprudence » Azoulay à l'époque ! Ensuite, le groupe RTL est resté l'actionnaire de contrôle. Il continue de faire son travail de manière correcte. Pour des raisons que je pourrai vous expliciter, il a souhaité examiner les conditions d'un éventuel retrait du marché. Paradoxalement, l'amendement Azoulay a pour conséquence d'accélérer la sortie, plutôt que de l'organiser. Cet amendement a totalement rigidifié le marché français.

La TNT a créé de nouvelles chaînes incontestablement intéressantes, mais a surtout conduit à l'émergence de multiples opérateurs. Cet excès concurrentiel a rendu les acteurs locaux plus vulnérables. Lorsque nous avons défendu notre position avec nos collègues de TF1, nous souhaitions que les opérateurs installés sur ce marché apportent des gages de la diversité. Il existait déjà une forte concurrence en 2005. Cette concurrence entre grands opérateurs aurait été plutôt créatrice de valeur, en comparaison des multiples opérateurs qui n'ont eu de cesse de revendre leurs chaînes (souvent avec de fortes plus-values) et n'ont démontré aucun intérêt dans la création et dans le développement d'une industrie culturelle.

Nous en sommes là aujourd'hui. Nous assistons à l'avènement des plateformes, et donc au troisième temps de la révolution audiovisuelle. L'arrivée des plateformes entraîne une concurrence internationale avec les moyens d'Internet, qui contournent la protection de la loi à travers l'attribution des fréquences. Il y a une concentration de la règlementation sur la TNT, tandis que les Services médias audiovisuels à la demande (SMAD) internationaux bénéficient d'une assez grande liberté. Ces derniers ont profité d'une réglementation très souple pour s'installer sur le territoire français, comme dans d'autres pays. Ces acteurs mondiaux n'ont plus aucune correspondance avec notre activité. Ils sont 100 à 200 fois plus importants que nous en termes de taille, de puissance et de capitalisation. Nous estimons que Netflix investit à peu près un milliard de dollars par an dans la technologie, alors que notre groupe investissait 17 millions d'euros dans le streaming. Nous essayons donc de regrouper les acteurs européens dans une société de streaming appelée Bedrock, qui diffuse des programmes pour les Hollandais, les Luxembourgeois, les Croates, les Hongrois, les Français (avec Salto et M6). Pour la développer, nous espérons atteindre 600 à 700 collaborateurs assez rapidement en gagnant de nouveaux clients.

Nous n'avons pas de difficulté sur le plan technique. Les difficultés surviennent sur le plan des contenus. Même si le décret SMAD va introduire quelques obligations pour les sociétés internationales, il est encore très déséquilibré par rapport à notre activité. Comment résister à cette nouvelle concurrence ? Est-il utile de défendre les acteurs historiques français ? Si la réponse est oui, quels moyens mettre en oeuvre ?

Nous pensons que les acteurs français locaux sont les seuls à pouvoir résister à l'envahissement des plateformes. Défendre les acteurs français est utile sur le plan de l'information. Nous l'avons vu par rapport aux réseaux sociaux. Nous avons des rédactions de journalistes. Ceci coûte de l'argent aussi bien à la télévision qu'à la radio, et donne une responsabilité éditoriale. Nous pensons que sur le plan de la démocratie, il est utile d'avoir des acteurs historiques qui peuvent exercer leur métier et avoir une responsabilité éditoriale dans le traitement de l'information.

En ce qui concerne la production et la création, des acteurs tels que Netflix vont pouvoir produire et exporter dans le monde entier des programmes français. Pour autant, je pense qu'il est utile de défendre les acteurs historiques. Aujourd'hui, il faut être soit local, soit international. Or, nous n'avons jamais eu les moyens d'être présents à l'international. Les grands studios américains et, demain, les grands studios chinois, ont une capacité que nous n'avons pas ou plus depuis de très nombreuses années. La compétition est-elle finie ? Faut-il rendre les armes ? Il nous semble que non. Les décisions de création ne peuvent pas toutes se prendre sur la côte ouest américaine ou dans le sud de la Chine. Si l'audiovisuel français représente entre 7 et 8 % de l'audiovisuel mondial, nous serons traités à hauteur de 7 ou 8 % dans les décisions d'investissement. Le rapport de forces est déjà difficile et ne pourra plus être inversé. Il sera terriblement difficile de sanctionner les plateformes dans la mesure où nous ne pouvons pas couper l'accès à ce qui constitue l'essentiel de l'audiovisuel français.

Nous avons donc intérêt à prévoir des contrepoids en nous appuyant sur les acteurs historiques. Pour ce faire, nous avons besoin d'un excès de taille et d'un excès de concentration verticale et horizontale. Nous avons la particularité d'avoir voulu, par un esprit masochiste incroyable, interdire la concentration verticale. En d'autres termes, l'intégration de la production est une sanction en France, alors que tous mes collègues européens et mondiaux y sont encouragés. Nous produisons une vingtaine de films par an, et ce, en dehors de nos obligations. Nous sommes souvent pénalisés pour cela, que ce soit en termes de distribution des aides du CNC ou encore de comptabilisation dans nos engagements du cinéma. Les plateformes pourront remplir leurs obligations avec des achats de catalogues de films français. Le Conseil d'État vient d'ailleurs de proposer de rejeter la disposition qui interdirait l'exportation des catalogues. Lorsque nous achetons des catalogues, nous le faisons en dehors de nos obligations. Je vous ai donné cet exemple pour vous montrer que notre métier consiste à développer des activités de production, et pas seulement de diffusion. Nous réalisons des activités de production avec des créateurs - avec lesquels nous signons des contrats de longue durée - et rémunérons les auteurs. Comme les grands studios à travers le monde, nous produisons des films dont nous assumons l'intégralité du risque. Si nous ne le faisons pas, ce sont les plateformes qui s'en chargeront demain, dans des conditions infiniment plus difficiles pour la France.

L'intégration verticale est donc un point absolument fondamental. Il ne s'agit pas de renier l'intérêt de la production indépendante, mais de rétablir un équilibre pour inciter les opérateurs historiques à se développer et investir dans les séries, les films et les programmes de flux. Les producteurs sont généralement de très grands groupes. La filiale d'ITV est aujourd'hui plus protégée que la filiale de M6, ce qui nous paraît un peu abusif. Profitons du fait que les producteurs vont recevoir des commandes importantes des plateformes pour rééquilibrer le secteur et ainsi, comme l'avait suggéré un ministre, porter le curseur de productions simplement dépendantes à 50 %. Nous sommes même ouverts à un taux légèrement différent. Nous ne demandons pas à négocier avec les organisations professionnelles - qui bénéficient pour certaines d'entre elles d'une rente sous prétexte de protéger le petit producteur. Ces négociations n'aboutiraient à rien. Il faut que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités. S'ils veulent défendre l'audiovisuel français, il faut rétablir un curseur.

Par exemple, nous avons repéré en Europe un concept qui est devenu un succès quotidien de la fiction française : Scènes de ménages. Plus de 4 millions de Français regardent ce programme tous les soirs. Cette fiction fait travailler un nombre incalculable d'auteurs, de comédiens et de réalisateurs, mais ne rentre pas dans nos obligations de production. Pourquoi ? Parce que nous protégeons nos droits, pour éviter que cette série ne revienne sur une chaîne concurrente dans quatre ans ou 42 mois plus tard. Nous avons conclu un contrat de longue durée avec un producteur talentueux et par ailleurs formidablement bien rémunéré. Nous sommes limités, car nous devons produire 85 % de l'activité restante selon des conditions différentes. Comme je le dis souvent, nous payons le prix du propriétaire pour être simplement locataires. Il me paraît très important que les sociétés de diffusion comme tous les pays nord-américains s'équipent pour produire avec des créateurs. Disney en est le parfait exemple. Nous souhaiterions faire la même chose. En Europe, il y a ITV Studios et les chaînes d'ITV.

Lorsque nous avons créé TPS, nous avons réuni Orange, le service public, TF1 et M6. TPS a duré dix ans. Finalement, nous avons recédé à Canal+ notre participation, dans un esprit de concentration. Par la suite, nous sommes allés à la rencontre de nos concurrents et collègues pour leur proposer de concevoir une plate-forme de contenus français destinée à lutter efficacement contre Netflix, Disney et Amazon. Nous avons été les premiers en Europe à lancer une telle plate-forme. Les complexités que l'Autorité de la concurrence a introduites dans la définition actuelle des marchés sont d'une rigueur inimaginable. Disney, lorsqu'il s'est marié avec Fox, avant de créer Disney+ et un deuxième service, n'a pas rencontré de telles complexités. Nous sommes obligés de faire deux à trois fois plus d'efforts pour que Salto soit un succès. L'Autorité de la concurrence est certes obligée de veiller à l'équilibre du secteur, mais je n'ai pas le droit de savoir ce qu'achète Salto en termes détaillés, bien que je sois actionnaire à 33 %. Nous avons été contraints de démissionner, avec mes collègues du Conseil de Salto, puisqu'un mandataire est présent à chaque réunion. Compte tenu des règles actuelles de compétition, lancer une initiative commune telle que Salto est un parcours du combattant.

Nous sommes trop petits et insuffisamment puissants pour résister aux plateformes qui opèrent en France. La concentration verticale doit donc s'accompagner de possibilités de concentration horizontale. Pour notre part, nous avons acheté un groupe de radio en octobre 2017, car nous estimons que la télévision et la radio s'enrichissent mutuellement. Dans le digital, nous ne sommes pas restés inactifs : nous avons été les premiers, en 2008, à lancer une plateforme de replay. Aujourd'hui, nous disposons d'une plate-forme d'AVoD visitée par 1,5 million de Français quotidiennement. Nous développons ces activités, mais avons besoin de regroupements pour éviter une compétition acharnée avec des plateformes extrêmement riches.

Dernier point : la TNT mérite d'être défendue. Elle présente plusieurs avantages : elle est quasi-universelle (97 % des territoires sont couverts) et gratuite. Elle peut être technologique : elle peut être diffusée en UHD. La norme HbbTV, couplée avec Internet, permet de proposer des services interactifs et de la publicité ciblée. Enfin, la TNT est écologique : une étude de la BBC montre qu'un téléspectateur qui regarde la télévision via la TNT consomme 2,5 fois moins d'énergie que lorsqu'il la regarde par l'intermédiaire de la box. Malgré ces atouts importants, la TNT supporte toutes les obligations. Certaines sont totalement légitimes, comme l'audiodescription. Si nous voulons maintenir la TNT, il faut assouplir son cadre de fonctionnement et le rendre plus équitable par rapport aux autres modes de distribution. Tout d'abord, pour investir dans la technologie, nous avons besoin de visibilité. Nous devons recevoir une nouvelle autorisation le 5 mai 2023 au terme d'une procédure très lourde. En l'absence de visibilité au-delà de cette date, il est difficile de s'engager sur l'UHD, ou encore sur des programmes d'investissement dans la couverture. La TNT nécessite aussi une certaine souplesse. Aujourd'hui, si vous êtes propriétaire d'un service de streaming ou d'une chaîne du câble, vous pouvez faire les mouvements d'actionnariat de votre choix. Ce n'est pas le cas sur la TNT. Pour toutes ces raisons, vous avez remarqué que Canal+, qui devait recevoir une nouvelle autorisation le 31 décembre 2020, a négocié la possibilité de ne pas s'engager au-delà de trois ans. Nous sommes tout à fait prêts à nous engager sur une plus longue durée. Les contraintes sont tellement nombreuses sur la TNT que le groupe Canal+ a considéré que sa présence sur la TNT était plutôt un inconvénient. La TNT protège aussi, puisque les groupes extracommunautaires ne peuvent en détenir que 20 %, ce qui n'est pas le cas des autres services. Ceci ne nous dérange pas. Nous disons simplement que nous souhaitons bénéficier d'un cadre plus souple, dans lequel nous pourrions nous engager sur ce service universel qui constitue l'armature de la télévision française.

J'aurais pu parler de la radio, qui connaît la même compétition face au streaming, notamment celui de Spotify. Si je veux diffuser Benjamin Biolay toute la journée sur RTL, cela va être très compliqué, car nous sommes soumis à des réglementations extrêmement violentes. Si l'auditeur veut écouter Benjamin Biolay sur une plate-forme de streaming, il le fera autant de fois qu'il le jugera nécessaire. Nous ne demandons pas une suppression de l'encadrement de l'occupation du domaine public, mais demandons une adaptation du cadre à des circonstances qui sont différentes, et qui nous conduisent à porter un regard très critique sur la réglementation d'aujourd'hui, qui date des années 80.

Notre actionnaire n'a pas pris de décision définitive de mettre fin à sa position d'actionnaire de contrôle. Il examine les possibilités de consolidation du marché français. Aujourd'hui, la publicité digitale est plus importante que la publicité télévisée. Compte tenu de leur positionnement mondial et de leur croissance, les opérateurs Internet peuvent proposer des prix extrêmement compétitifs en coût-contact par rapport à la télévision ou à la radio. Analyser le marché actuel sous le seul angle de la publicité TV ou radio nous paraît un faux sens, qui se paiera très cher si l'on persiste dans cette définition. Des mouvements de concentration s'avèrent nécessaires dans toute l'Europe. Si pour une fois la France pouvait être en avance dans la définition des marchés, je pense que nous rendrions un grand service à l'Europe.

M. Laurent Lafon, président. - Je vous remercie de la clarté de vos propos et des pistes que vous avez identifiées. Je passe la parole à notre rapporteur pour une première série de questions.

M. Jean-Raymond Hugonet. - Merci. Président, je vous remercie, pour un homme de médias, d'avoir préféré le présentiel à la visioconférence. Je vous remercie également de votre franchise. Ma première question portera sur l'avenir de la plateforme TNT. Le CSA souhaite engager une expérimentation de l'UHD d'ici 2024, qui devrait inévitablement avoir un coût pour les chaînes qui recourront à cette technologie. Par ailleurs, la plateforme TNT ne permet toujours pas de diffuser des programmes enrichis, faute de pouvoir actuellement imposer l'emploi du protocole HbbTV. Rappelons également que l'obtention d'une autorisation d'émettre comporte des obligations en termes d'investissement dans la production. Est-ce que vous croyez toujours à la TNT ? Quelles sont les évolutions nécessaires à sa pérennisation ? À quelles conditions un groupe comme M6 pourrait-il accepter de s'engager dans la modernisation de la TNT ?

Ma deuxième question concernera les programmes et la réglementation de la production. La situation actuelle est marquée par la persistance d'une très forte asymétrie entre les nouveaux acteurs et les acteurs historiques. Comment le législateur pourrait-il faire évoluer la législation afin de préserver un secteur de la production indépendante dynamique et, parallèlement, mieux armer les chaînes face à leurs nouveaux concurrents ? Que penseriez-vous de l'instauration d'une règle des 50 %-50 %, 50 % de recours à la production indépendante et 50 % de souplesse permettant aux chaînes de produire en interne ou de conserver les droits négociés de gré à gré ?

M. Nicolas de Tavernost. - Nous souhaitons continuer d'émettre sur la TNT tout en bénéficiant d'un cadre assoupli afin que les autorisations soient accordées sur une durée plus longue. Nous devons réaliser des investissements dans l'UHD. Vous avez souligné l'importance d'imposer une norme HbbTV aux constructeurs de téléviseurs afin de déployer les mêmes possibilités d'interaction que les programmes diffusés à travers les box.

Nous ne souhaitons pas dépendre complètement des fournisseurs d'accès à Internet (FAI), qui ont des logiques commerciales. Simplement, nous voudrions bénéficier d'une plus grande visibilité afin que les autorisations puissent être prolongées soit de manière automatique, soit au terme d'une procédure beaucoup plus souple. Nous pensons que cela est possible sur le plan européen avec le paquet télécom.

Les grandes sociétés de production, qui sont souvent financées par de grands fonds, se réjouissent de disposer d'une quasi-rente en France. Sous prétexte de protéger des producteurs indépendants, on a protégé les rentes de situation de la production. Vous aurez constaté que l'absence de contrainte n'a pas empêché Banijay de devenir un leader mondial. Pourquoi aurions-nous besoin d'une réglementation très contraignante pour empêcher la production de fictions ? Nous souhaitons investir, mais ceci n'est pas comptabilisé dans nos obligations de production. Il suffirait de modifier le cursus des pourcentages qui nous sont imposés sans changer les définitions. Nous avons été invités à nous entendre avec les producteurs, mais comment voulez-vous vous entendre avec quelqu'un à qui vous payez le prix du propriétaire et qui vous loue l'appartement ?

Nous faisons des films de cinéma et des fictions avec beaucoup de talents. Simplement, notre investissement est limité par la contrainte que vous avez relevée. Nous sommes favorables à ce que le curseur soit déplacé à 50 %, mais nous accepterions même 40 %.

Mme Karine Blouët, secrétaire générale du groupe M6. - Ce problème ne concerne pas uniquement les chaînes privées, mais aussi les chaînes publiques. France Télévisions a d'ailleurs conclu un accord en 2019 qui conduit à accroître son obligation de financement de la production indépendante. Je pense que sur les 420 millions d'euros qu'il investit chaque année dans la production indépendante, moins de 1 % lui permet d'alimenter ses ressources propres.

Arte, qui n'est pas soumise à cette règle de production, peut mieux rentabiliser ses investissements. Radio France n'est pas non plus soumise à cette réglementation et finance des contenus propres qu'elle fait vivre à travers ses podcasts. Le financement du service public de l'audiovisuel repose essentiellement sur l'argent du contribuable. Celui-ci doit-il être investi dans des sociétés de production ? Le dernier rapport du CSA montre que 40 % des investissements de France Télévisions en matière de production indépendante sont orientés vers Mediawan Newen (filiale de TF1) ou encore Lagardère Studios. Certaines séries qui ont été financées par France Télévisions, comme Les Hommes de l'ombre et Un Village français, ont été produites par Tetra Media avant d'être rachetées en 2017 par ITV, premier groupe de télévision britannique. Nous pensons qu'il faut absolument mettre un terme à cette situation, dans l'intérêt de l'ensemble du secteur.

Mme Laure Darcos. - Merci, monsieur le président. J'ai beaucoup apprécié votre dernière intervention sur l'audiovisuel public. Je souhaitais vous poser une question piège : si vous étiez à la place de Delphine Ernotte, quelle première mesure aurait-il fallu prendre ? Je sens votre frustration que la loi sur l'audiovisuel ne soit pas aussi ambitieuse qu'elle devait l'être.

Le groupe M6 est le plus ambitieux en matière de politique environnementale. L'Assemblée nationale examine actuellement la loi sur l'écologie. La publicité constitue un enjeu important en termes de financement. Quelle sera votre « stratégie » en la matière ?

J'ai grandi avec votre chaîne. Je regrette que la musique y occupe une place moins importante aujourd'hui. Je souhaiterais enfin que vous reveniez sur la gouvernance de Salto. Que faudrait-il faire évoluer ?

M. Pierre-Antoine Levi. - Pas moins de six candidats se sont manifestés pour le rachat du groupe M6, dont tous les grands groupes audiovisuels. Vous pouvez en être fiers. Le groupe susceptible de recevoir les faveurs de Thomas Rabe est TF1. Si cette vente devait aboutir, quelles seraient les conséquences pour le groupe M6, qui possède de nombreuses chaînes sur la TNT, comme le groupe TF1 ? Des doublons seraient-ils supprimés ? Certaines chaînes seraient-elles cédées à leur tour ? Enfin, n'y a-t-il pas un risque de voir TF1 reprendre à son profit les succès de M6, quitte à vider la chaîne de sa substance et de son identité ?

M. Jacques Grosperrin. - Je voudrais vous féliciter, président, du travail que vous avez accompli pour l'évolution de cette chaîne. Je partage l'inquiétude de M. Levi sur l'avenir du groupe et son implantation en France. Les groupes européens doivent se réorganiser face à la concurrence de l'Amérique. J'ai cru comprendre que ce rachat potentiel de M6 serait un moyen pour le groupe de se réorganiser en interne.

Le Conseil d'État a retoqué une disposition du projet de loi qui visait à instaurer un droit de regard du Gouvernement en cas de vente de catalogue audiovisuel. Plus qu'un droit, il s'agit désormais d'une déclaration préalable. Ce point est-il de nature à vous rassurer ?

Enfin, en ce qui concerne les dîners mondains, je pense que vous avez bien fait votre travail. Le rôle d'un média est de parler de ce qu'il se passe. J'ai vu qu'un communiqué de la Société des journalistes avait été diffusé. J'ai été choqué de l'attitude de la personne mise en cause, qui prétexte que cette information était destinée à faire tomber le Gouvernement, et surtout de l'emploi de termes outranciers faisant référence à la Révolution française et Vichy. Est-ce que vous vous réservez le droit de déposer plainte ?

M. Jérémy Bacchi. - Merci, monsieur de Tavernost pour votre exposé. Je partage les remarques de mes collègues quant à l'avenir du groupe M6. La chaîne conservera-t-elle son identité ? Par ailleurs, nous nous interrogeons sur le devenir de la plateforme Salto. Les difficultés que vous avez évoquées au sujet de sa gouvernance ne sont-elles pas de nature à parasiter son développement ?

Comment analysez-vous les années à venir en termes de recettes publicitaires ? Les entrées sur ces nouveaux supports compensent-elles les pertes de recettes publicitaires traditionnelles sur les chaînes du groupe ?

Au regard de la situation des droits TV, n'est-il pas temps de faire évoluer le décret sur les grands évènements sportifs pour que ceux-ci puissent être retransmis en clair ? Quel en serait l'impact pour des chaînes comme les vôtres ?

M. Nicolas de Tavernost. - En 1987, la télévision était le seul moyen de regarder des clips musicaux et la radio, le seul moyen d'écouter de la musique. Aujourd'hui, les clips sont diffusés gratuitement sur Internet. Nous avons donc préféré concentrer nos moyens, tout en ayant conclu un accord avec le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) pour mettre en avant les nouveaux talents. Il faudrait donner le moyen au CSA de changer les dispositions lorsque l'environnement évolue.

Sur une chaîne de télévision commerciale, le sport engendre toujours des déficits. Néanmoins, les chaînes généralistes ont besoin de grands événements sportifs. Nous avons tenté de nous regrouper, dans le respect du droit de la concurrence. C'est ainsi que nous avons partagé la diffusion de l'Euro avec TF1. Un élargissement des décrets serait une très bonne chose.

Notre actionnaire a été fidèle, puisqu'il nous a accompagnés pendant 34 ans, et ce, sans intervenir sur le contenu éditorial de nos chaînes. Je pense que si nous avons pu développer des magazines, c'est grâce à la responsabilité éditoriale que notre actionnaire nous a laissée. Nous sommes fiers du travail accompli par toutes nos chaînes et services de l'audiovisuel. Notre actionnaire prendra une décision non pour vendre le groupe, mais pour céder tout ou partie de sa majorité de contrôle. Ceci peut se traduire par une fusion ou une vente à un acteur déjà présent sur le marché européen. Paradoxalement, la solution la plus simple serait de vendre sa participation de 48,3 % à un acteur européen. En tout état de cause, nous avons toujours été favorables à la consolidation. Consolidation ne veut pas dire dilution. Les marques et les contenus auxquels nous sommes attachés ne disparaîtront pas. J'y veillerai personnellement. Il faudra au contraire les doter de moyens supplémentaires pour résister à la compétition.

Mme Karine Blouët. - Les articles 4 et 5 du projet de loi climat nous semblent garantir un équilibre plutôt convenable entre les objectifs environnementaux et l'impact économique. Une restriction a été apportée à la publicité sur la promotion des énergies fossiles. Un code de bonne conduite est également prévu. Le groupe M6 est effectivement très engagé dans les questions environnementales. Nous avons lancé une semaine Green bien avant le projet de loi climat et avons diffusé le documentaire Legacy de Yann Arthus-Bertrand en prime time sur M6. Nous nous sommes engagés en faveur de la conclusion d'un contrat climat pour continuer à accompagner cette réflexion. Évidemment, nous regarderons de très près tout ce qui pourrait restreindre les recettes publicitaires, qui sont notre seule source de revenus.

M. Nicolas de Tavernost. - Nous avons délibérément accepté de nous engager, sous la responsabilité du CSA, dans ces accords. Nous avons lancé Ecolo 6 en 1990. Simplement, il y a un momentum. La publicité aide à la relance et la relance est aussi ce qui peut permettre de défendre l'écologie. Veillons à ne pas accroître la distorsion de concurrence entre le digital et les médias historiques.

S'agissant des dîners clandestins, je fais confiance à la rédaction du 19:45. Je crois que les journalistes ont fait un travail correct. Ils ont été mis en cause par l'accusé ou le supposé comme tel. Chacun est libre d'apprécier comme il se doit les informations qui ont été transmises. J'ajouterai que les médias ont un comité de déontologie. Je n'ai pas l'impression qu'il a eu énormément de travail au sujet du groupe M6.

Par ailleurs, je dirais que le meilleur moyen de contrôle des catalogues serait de nous permettre de les acheter. Permettons aux acteurs français de continuer à développer une activité de catalogue.

S'agissant des recettes publicitaires, il faut procéder à un arbitrage permanent entre la télévision, le digital, le display et le search. Le marché du search recouvre un grand nombre d'entreprises non concernées par la publicité télévisée. En revanche, sur le marché du display, nous sommes en compétition toute la journée avec Facebook, Instagram et YouTube pour les insertions publicitaires. Il faut redéfinir le marché de la télévision dans les pays européens. Le marché de la télévision est stable depuis dix ans. Nous empêcher de nous regrouper serait une erreur énorme. En matière de concentration verticale comme en matière de concentration horizontale, nous jouons l'avenir des acteurs historiques européens. En ce qui concerne la production, le problème est français. Les acteurs historiques sont prêts à investir dans la création.

M. Laurent Lafon, président. - S'agissant de la TNT, il nous semble que la question de l'ultra haute définition (UHD) ne sera pas évoquée dans le projet de loi. Pourriez-vous nous préciser quels seraient les avantages de la TNT UHD pour les consommateurs ? Le fait de développer la TNT UHD pourrait-il limiter le nombre de fréquences accordées aux opérateurs de télécom ?

En ce qui concerne la vente de M6, un calendrier a-t-il été fixé ? Les éventuelles évolutions apportées au projet de loi sont-elles susceptibles d'avoir une incidence sur celui-ci ?

M. Nicolas de Tavernost. - Dès qu'une nouvelle norme entre en vigueur, les progrès réalisés dans la compression permettent aux chaînes de télévision de restituer les fréquences de manière régulière, notamment aux télécoms. Les opérateurs de télécommunications, quant à eux, utilisent de nouvelles bandes de fréquence lorsqu'ils adoptent une nouvelle technologie. Nous rendons des fréquences en fonction des progrès technologiques, et non en fonction des restrictions d'usage. Si nous devions rendre un trop grand nombre de bandes en 2030, il en résulterait des restrictions d'usage, si bien que l'universalité de la TNT ne pourrait plus être assurée. Nous avons déjà développé des programmes en UHD, notamment pour l'Euro. Pour atteindre une taille de marché importante, il nous faudrait développer un multiplexe UHD, ce qui représente un coût élevé. Nous ne pouvons pas financer un multiplexe UHD sans perspective. Nous sommes pour l'adaptation des procédures de la TNT.

Je voudrais tout de même souligner que les pouvoirs publics ont pris un certain nombre de mesures d'assouplissement. Concernant le cinéma, la publicité télévisée est évoquée à titre d'expérimentation. Pour des opérateurs tel qu'Allociné, l'expérimentation dure depuis longtemps. Cette prudence à modifier la réglementation est difficile à comprendre. Il est souvent demandé au Parlement de prendre des mesures qui sont plutôt du ressort du réglementaire. En ce qui concerne la loi sur l'audiovisuel, les pouvoirs publics prendront leurs responsabilités. Le 50 %-50 % évoqué précédemment pourrait figurer dans la loi, mais pourrait aussi relever de la réglementation.

Si les autorisations étaient prolongées pour l'ensemble des opérateurs, pour leur offrir plus de visibilité, nous accueillerions cette initiative avec beaucoup de plaisir.

Quant au projet de cession du groupe, je ne peux pas vous dire quel sera le calendrier de notre actionnaire de contrôle.

M. Laurent Lafon, président. - Merci, monsieur le président pour votre langage très direct. Nous avons noté avec attention les pistes que vous avez identifiées. J'ai notamment apprécié la distinction que vous faites entre le réglementaire et le législatif. Parfois, le législatif permet d'accélérer certains aspects qui pourraient relever du réglementaire. Vous avez cité la norme HbbTV. Il suffirait d'un arrêté, mais celui-ci n'est pas pris. Peut-être le législateur prendra-t-il ses responsabilités pour faire avancer un certain nombre de sujets.

Nous vous remercions de votre regard sur le secteur de l'audiovisuel. Votre connaissance de ses acteurs et de ses enjeux nous est précieuse.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

L'audition se termine à 10 h 25.

Audition de Mme Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence

M. Laurent Lafon, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre matinée d'auditions consacrée à l'évolution du secteur des médias en accueillant Mme Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence.

Il y a un peu plus de deux ans, à l'initiative de nos collègues députés de la commission des affaires culturelles, je rappelle que l'Autorité de la concurrence a rendu un avis relatif à la nouvelle régulation de la communication audiovisuelle à l'ère numérique.

Cet avis avait reconnu l'asymétrie des conditions de concurrence entre les nouveaux et les anciens acteurs du secteur des médias. Il faisait également plusieurs propositions concernant notamment la publicité ciblée, la mutualisation des obligations de production cinéma et audiovisuelle, l'assouplissement des obligations de production indépendante. Votre avis estimait également nécessaire de revoir le dispositif anti-concentration que vous jugiez « largement obsolète ».

Depuis deux ans, la situation du secteur des médias a continué à évoluer au bénéfice des plateformes américaines. Netflix, qui comptait 5 millions d'abonnés en 2019, est plus proche des 10 millions aujourd'hui et le marché, qui n'est pas stabilisé, va continuer à croître.

Dans le même temps, le Gouvernement semble avoir renoncé à toute réforme globale de la loi du 30 septembre 1986, au risque de laisser les asymétries de concurrence se développer et la situation des groupes français se détériorer.

Le groupe allemand Bertelsmann a tiré des conclusions radicales de cette situation en annonçant la mise en vente du groupe M6-RTL. Selon les dirigeants de ce groupe, l'avenir est soit aux leaders locaux qui sauront s'imposer sur leur marché domestique, soit aux groupes qui pourront devenir des leaders mondiaux sur un segment spécifique.

Cette analyse doit nous interroger, puisqu'elle a pour conséquence de poser la question des règles de concurrence dans les pays européens, dont l'un des objectifs a toujours été de limiter la concentration au nom du pluralisme et de la diversité.

La préservation de notre exception culturelle face à l'uniformisation de l'offre des plateformes justifie-t-elle aujourd'hui de moderniser notre réglementation ? Vos recommandations sur l'évolution de la réglementation des concentrations et de la production pourront-elles être plus longtemps repoussées ?

Afin de répondre à ces questions, je vous propose, madame la présidente, de vous céder la parole pour une dizaine de minutes, avant de laisser notre rapporteur pour avis sur les crédits de l'audiovisuel, Jean-Raymond Hugonet, par ailleurs rapporteur du projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique, vous poser une première série de questions.

J'ajoute que cette audition fait l'objet d'une captation vidéo et d'une diffusion sur le site du Sénat.

Madame la présidente, vous avez la parole.

Mme Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence. - Mesdames et messieurs les sénateurs, je suis ravie d'être devant vous ce matin pour discuter de ce sujet important qu'est l'avenir du secteur audiovisuel en France, compte tenu des évolutions économiques très profondes qu'il traverse, notamment l'émergence des grandes plateformes de type Netflix, que le contexte de la crise sanitaire a encore renforcé, et face à un contexte réglementaire sur lequel nous étions revenus en profondeur dans notre avis de 2018.

Depuis, un certain nombre d'évolutions sont intervenues, mais sans doute pas sur les différents points que nous avions proposés.

Je voudrais revenir sur certains sujets pour préciser les pouvoirs de l'Autorité de la concurrence lorsqu'elle est saisie de ce type de sujet et sur quelques constats importants qui pourraient nourrir la réflexion du législateur.

Tout d'abord, en matière de concentration, l'Autorité de la concurrence est amenée à se prononcer sur toute opération d'acquisition et de fusion dès lors qu'elle dépasse un certain seuil, ce pouvoir étant partagé avec la Commission européenne en fonction de différents critères de chiffre d'affaires, qui peuvent selon les cas conduire une opération à relever soit de l'Autorité de la concurrence française, soit de la Commission européenne.

Au cours de ces dernières années, on a pu constater un certain nombre de rachats dans le secteur audiovisuel français de structures de production. Je pense au rachat de Newen par TF1 en 2018. Par ailleurs, quelques acteurs ont pris position dans le secteur des activités en ligne. Je pense à la prise de contrôle du groupe Elephant par Webedia, plus récemment aux prises de positions de Mediawan dans Lagardère Studios et de ses trois fondateurs dans Mediawan - opération sur laquelle nous nous sommes prononcés en 2020 -, ou à l'opération Salto de 2019, démarche hors norme puisqu'il s'agissait de la première plateforme de contenus émanant d'une initiative de trois grands groupes de télévision, TF1, France Télévisions et M6.

Pour autant, il ne s'agit pas d'opérations de la même ampleur que celle qui, il y a quelques années, avait concerné Canal Plus et TPS, qui constituait sans doute une référence sur laquelle l'Autorité de la concurrence avait pu se prononcer, en posant un certain nombre de conditions structurantes pour l'avenir.

Dans nos critères, l'un des éléments de référence réside dans l'appréciation du marché pertinent. Une même opération peut affecter différents marchés pertinents, par exemple les marchés de la publicité, de l'acquisition des droits audiovisuels ou de cinéma. À chaque fois que nous nous penchons sur l'effet d'une opération sur ces marchés, nous réalisons une analyse détaillée de la façon dont ils fonctionnent, en écoutant les acteurs, en les interrogeant et en essayant de nous placer dans la perspective des années qui viennent pour prévoir les évolutions concurrentielles et prévenir les conséquences concurrentielles néfastes.

Nous pouvons également, dans une certaine mesure, prendre en compte des éléments plus qualitatifs, comme l'effet d'une opération sur la diversité culturelle ou éditoriale. C'est un type d'appréciation que nous avons pris en compte dans un certain nombre de rachats intervenus dans le secteur de la presse, en imposant le maintien de rédactions séparées lorsqu'un certain nombre de groupes de la presse quotidienne régionale (PQR) s'étaient rapprochés, notamment dans le Nord.

Cela peut aussi entraîner, si l'on se place cette fois dans l'univers audiovisuel, des conséquences sur le maintien de la diversité des chaînes. Ainsi, dans l'opération Canal Plus-TPS, un certain nombre de conditions visaient à préserver la diversité des chaînes de la télévision payante, afin que cette opération ne pénalise pas ces différentes chaînes et qu'elles puissent toujours trouver un débouché.

Dans cette analyse, qui est d'autant plus complexe que les opérateurs seront importants et que le nombre de marchés sera impacté, nous nous situons bien sûr dans un cadre qui est celui de l'analyse de concurrence menée par les autres autorités européennes, au premier rang desquels la Commission. Nous sommes donc dans un cadre harmonisé au niveau européen et avons fréquemment des échanges entre régulateurs nationaux pour avoir une vision aussi exacte que possible de ces marchés et avancer de façon cohérente.

Pour ce qui est plus généralement de notre vision du paysage audiovisuel, nous avons considéré que la saisine pour avis de la commission des affaires culturelles, en 2018, venait à point nommé pour marquer une inflexion comme on n'en avait pas vu depuis de très nombreuses années, en France et dans le monde.

Nous sommes partis de l'émergence de ces plateformes OTT, comme Netflix, Disney ou Amazon Prime, qui se multiplient et viennent concurrencer assez directement les acteurs de la télévision traditionnelle, parce qu'ils ont su se saisir de toutes les novations induites par la technologie.

Le fait de pouvoir être diffusé en multi-écrans, d'accompagner le consommateur à tout moment, jusque dans les transports où il peut regarder des contenus sur son smartphone, d'offrir aux consommateurs une diversité de contenus considérable et des modes de consommation très souples a permis à ces plateformes de développer avec succès une ergonomie des algorithmes de recommandation. Chaque utilisateur verra différentes variétés de contenus en fonction de ses propres choix ce qui, jusqu'à présent, n'était pas possible pour la télévision, et qui a représenté un facteur de succès.

En second lieu, les plateformes numériques, notamment lorsqu'elles sont bifaces, peuvent faire jouer à plein les effets de réseau. On l'a bien vu avec le développement de Netflix : le fait de pouvoir jouer sur un nombre d'utilisateurs très important à travers le monde, en déclinant des programmes nationaux qui peuvent avoir beaucoup de succès et qui ne sont pas uniquement américains, avec des budgets d'investissement considérables, a permis en quelques années à ces plateformes de concurrencer des acteurs nationaux très puissants, également présents dans des activités de production.

Le téléspectateur a désormais le choix entre différents types de contenus. Pour le moment, on constate plutôt une complémentarité entre le temps passé sur les plateformes et le temps passé devant la télévision, qui se maintient relativement bien, même s'il peut légèrement décroître pour certaines catégories de la population. S'il n'y a pas d'effondrement, on note toutefois un certain vieillissement des téléspectateurs qui regardent les programmes, ce qui peut constituer un sujet de préoccupation pour les acteurs de la télévision. C'est un élément à prendre en considération, mais le temps passé devant les plateformes est plutôt un temps qui vient en complément.

L'autre élément que nous avons fait ressortir avec force dans notre avis réside dans le fait que ces nouveaux acteurs ont pu se déployer face à une liberté totale ou quasi-totale de la réglementation. Ce qui nous a frappés - et nous avons voulu le souligner avec force -, c'est l'incroyable inégalité des conditions de concurrence réglementaire. Le secteur audiovisuel est corseté dans toute une série de dimensions, que ce soit la façon dont il peut ou doit produire un certain nombre de contenus, ou celle dont il peut construire ses antennes avec des contenus interdits et des jours interdits. Ceci paraissait extrêmement daté et répondait à des préoccupations qui n'étaient plus justifiées. Cela a des conséquences extrêmement concrètes sur la façon dont les acteurs télévisés traditionnels peuvent adapter leur modèle face à la concurrence des plateformes.

Le troisième élément important réside dans l'émergence d'acteurs de la publicité d'un nouveau type. Là encore, les plateformes en ligne, avec leur diversité, qu'il s'agisse de Google, Facebook ou YouTube, ont acquis des parts très significatives dans les marchés de la publicité, mais proposent aussi des publicités d'un type différent, notamment la publicité programmatique et toutes les formes de publicité qui peuvent s'appuyer sur des collectes de données très poussées et un ciblage de l'utilisateur.

On a vu cette publicité en ligne se développer très fortement, avec des taux de croissance à deux chiffres depuis plusieurs années. Cela répond, semble-t-il, à une demande et un besoin des annonceurs, qui se sont montrés très friands de ce type de publicité et de cette souplesse de format permettant d'atteindre un consommateur en train de rechercher un produit déterminé.

À l'inverse, nous avions montré dans l'avis de 2018 que la publicité télévisée était très corsetée, avec interdiction de toute forme de décrochages locaux ou de ciblage des usagers. De ce constat, nous tirions des inquiétudes pour la capacité des acteurs de la télévision traditionnelle à faire face à cette concurrence, notamment une grande difficulté à obtenir un retour sur leur investissement dans la production, les obligations de production ne s'accompagnant pas de la possibilité de maîtriser ensuite les contenus pour les faire fructifier dans la durée ou les diffuser à l'étranger, par exemple. C'était une situation très paradoxale, dans laquelle un acteur télévisé pouvait avoir financé une série ou un film et perdre ensuite tout droit sur son exploitation.

Nous pensions que les contraintes sur la production et les obligations vis-à-vis de la production indépendante pesaient très fortement sur la capacité des acteurs à se développer face à cette concurrence des plateformes et qu'il fallait faire évoluer les règles et les diverses contraintes de jours ou de secteurs interdits à la télévision.

Face à cela, le Gouvernement, puis le Parlement, ont avancé sur un certain nombre de sujets. En matière de publicité, certains interdits sont levés. Pour autant, la publicité télévisée ne deviendra pas, du jour au lendemain, équivalente à la publicité ciblée en ligne. Il y a donc à la fois des défis techniques et des expériences à mener pour savoir comment la publicité télévisée va se modifier : par exemple, quelles formes de ciblage sont envisageables sur un plan technique ? Cela répond-il aux besoins des annonceurs ? Quoi qu'il en soit, un frein réglementaire a été levé, même si cela ne va pas aussi loin que ce que nous avions recommandé.

La deuxième avancée portait sur le rééquilibrage entre les obligations de production qui pèsent sur les acteurs télévisés et sur les acteurs des plateformes en ligne. Là encore, je pense que le système français se distinguait en Europe par sa lourdeur et sa complexité. C'est peut-être sur ce point que les progrès ont été les moins nombreux. Il faut souligner certaines améliorations en termes de rééquilibrage : avec la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA) et la transposition qui en a été faite en France, les plateformes sont désormais soumises à des obligations d'investissement dans les contenus qui n'existaient pas à la même hauteur jusqu'à présent.

Ce rééquilibrage est-il suffisant ? Nous pensons pour notre part qu'il serait nécessaire d'aller plus avant en termes de libération de la capacité à investir et à produire dans les contenus, y compris dans la notion de production indépendante. Nous avions fait différentes propositions sur la façon dont les obligations de production pourraient être assouplies pour les acteurs de la télévision et afin de répondre aux besoins du public. Nous notons par exemple dans notre avis que le public montre une forte appétence pour les séries : faut-il interdire aux acteurs de la télévision d'adapter leur programme pour aller vers plus de séries de qualité - sachant qu'il existe aujourd'hui dans les dispositions un quota pour les films et un quota pour les séries, qu'il n'est pas possible de mutualiser ?

Nous pensons qu'il est nécessaire de faire preuve de beaucoup plus de souplesse et - c'est un point capital - de donner plus de maîtrise sur les droits associés à l'investissement dans la production. Il nous paraît dommageable, sur un plan économique, qu'un acteur de la télévision qui investit dans une série de qualité à fort potentiel de rayonnement ne puisse en retirer les fruits en la multi-diffusant. On peut le faire sans pour autant remettre totalement en cause les fondements du paysage de la production audiovisuelle et cinématographique en France. Nous pensons qu'il y a là matière à avancer.

S'agissant des règles applicables à la concentration en France, qui constituaient l'un des points de l'avis que nous avions souhaité inclure à l'époque où il n'existait pas de projets de recomposition capitalistique, nous pensons que le système actuel doit être profondément réexaminé. Il est issu d'une époque totalement différente, très axée sur les autorisations de diffusion télévisée et, à l'époque, hertzienne. Il est fondé sur le prisme des autorisations de diffusion pour la télévision. Or il existe aujourd'hui des groupes multimédias ou intégrés qui ne proviennent pas forcément de l'univers de la télévision. Cette façon d'imposer la réglementation n'est donc pas nécessairement la plus pertinente.

Par ailleurs, on voit qu'il existe des contraintes assez fortes concernant le nombre d'autorisations de diffusion qui peuvent être possédées par un acteur et les pourcentages de capital qui doivent être possédés par tel ou tel acteur. Nous pensons qu'il faudrait remettre à plat l'ensemble du dispositif pour donner plus d'espace aux acteurs dans le choix de leur modèle de développement. On peut très bien imaginer que certains groupes qui ne viennent pas forcément de l'univers audiovisuel puissent vouloir y investir. C'est un choix imposé par le législateur. Faut-il l'interdire en tant que tel ?

Pour se positionner sur la concurrence mondiale en matière de contenu, et notamment de séries, qui font partie des produits les plus attractifs, il faut mettre sur la table des montants assez considérables pour concurrencer The Crown ou les séries qui font l'événement et qui sont ensuite des moteurs pour les systèmes de vidéo par abonnement.

Ce sera un sujet pour les prochains mois et les prochaines années car, faute de temps, le Gouvernement n'a pu l'inclure dans une réforme audiovisuelle qui, par ailleurs, a rencontré les aléas de la crise sanitaire, comme on le sait.

En l'état, voilà le cadre réglementaire tel qu'il est. Je pense qu'il serait bon, à un moment donné, de prendre le temps de démonter tous ces aspects de la loi de 1986 pour inventer un système complètement nouveau, ou admettre que le système de contrôle des concentrations de droit commun pourrait suffire à un contrôle qui reste exigeant.

Nous avions voulu montrer l'urgence de cette réflexion, sans que cela soit au coeur de notre avis, qui était plutôt concentré sur les contraintes pesant sur la programmation audiovisuelle et les autres inégalités de traitement entre les acteurs traditionnels et les plateformes.

M. Jean-Raymond Hugonet, rapporteur. - Madame la présidente, le moment est important : nous avons failli examiner ici le texte de loi sur la communication audiovisuelle et la souveraineté culturelle à l'heure du numérique, texte d'Édouard Philippe et Franck Riester, et voilà que nous arrive la loi sur la protection de l'accès du public aux oeuvres culturelles à l'ère du numérique, enfant légitime de Jean Castex et Roselyne Bachelot, dont le titre montre déjà une certaine position défensive !

Je suis allé rechercher l'avis de 2019 que vous aviez rendu dans la perspective de la première loi audiovisuelle, document particulièrement intéressant : vous y plaidiez pour des évolutions législatives du dispositif anti-concentration, ainsi que vous venez de nous le dire.

Vous estimiez en particulier, au paragraphe 437, page 96, concernant la limitation des autorisations TNT, que « la pertinence de cette disposition peut être posée devant le législateur, compte tenu du fait que les chaînes non historiques de la TNT sont souvent non rentables et que la détention d'un grand nombre d'autorisations TNT n'est plus aussi stratégique que par le passé ».

Estimez-vous toujours que cette disposition peut être modifiée ? Si c'est le cas, dans quel sens ? Que pensez-vous de la proposition du rapport Lancelot de 2005, qui visait à remplacer le critère du nombre de chaînes détenues par un seuil d'audience réelle qu'il fixait à l'époque à 37,5 % ?

Ma seconde question porte sur la mise en vente du groupe M6-RTL, qui constitue une opération structurelle pour le secteur des médias et qui devrait bouleverser les équilibres. Certains scénarios envisagés pourraient même faire émerger un géant en termes d'audience et de parts du marché publicitaire. On comprend l'intérêt industriel de ces évolutions, mais elles suscitent également des craintes de la part des autres acteurs, ce qui est tout à fait légitime.

Comment une autorité de régulation examine-t-elle ce type de rapprochement ? Quels sont les leviers sur lesquels vous pouvez jouer pour accompagner l'évolution d'un secteur, tout en limitant les abus de position dominante ? Pouvez-vous exiger le maintien de la séparation des régies publicitaires, par exemple, ou bien des guichets séparés sur l'achat des programmes ?

Enfin, la plateforme Salto a fait l'objet d'un encadrement très strict de la part de l'Autorité de la concurrence, ce qui a pour effet de limiter très fortement les synergies et le partage d'informations entre la plateforme et ses trois actionnaires. Pouvez-vous nous rappeler les motivations qui ont amené l'Autorité de la concurrence à imposer ces contraintes ? Vous semblent-elles encore justifiées, compte tenu de l'écrasante domination des plateformes américaines, dont le nombre d'abonnés est 30 à 40 fois supérieur ? Dans quelles conditions l'Autorité de la concurrence peut-elle être amenée à revoir les règles pour un acteur comme Salto ?

Mme Isabelle de Silva. - S'agissant de la limitation du nombre d'autorisations qui peuvent être cumulées par un même acteur en matière de TNT, la logique qui inspire la loi de 1986 réside dans le partage d'une ressource rare. Pour favoriser la diversité sur les antennes, il avait été décidé à l'époque qu'un même acteur ne pourrait disposer de toutes les chaînes de la TNT. Ceci semble assez raisonnable dès lors qu'il s'agissait de partager une ressource limitée.

Faut-il inscrire ce dispositif dans la durée ou le revoir ? Certaines chaînes de la TNT ont aujourd'hui une audience en parts de marché relativement réduite. On peut donc relativiser le poids qui serait associé à la disposition d'une fréquence de la TNT en tant que telle.

La proposition de la commission Lancelot de raisonner en part d'audience est tout à fait envisageable. Une autre option pourrait consister à se demander si l'on a besoin, sur ce point, d'une régulation sectorielle qui vient s'additionner au droit de la concurrence par ailleurs applicable.

Lorsque nous appliquons un contrôle au titre du droit de la concurrence sur un rachat de chaînes, comme nous l'avons fait par exemple quand Canal Plus a racheté deux chaînes de la TNT, nous examinons l'effet sur le marché et pouvons parfois conclure que le rachat de telle ou telle chaîne ne va pas modifier significativement le pouvoir de marché de l'opérateur ni nuire à la concurrence d'une façon qui devrait conduire à l'interdire. On pourrait donc imaginer ne plus avoir de règles spécifiques en la matière et laisser l'opérateur faire son choix, sous le contrôle de l'Autorité de la concurrence. C'est une question à laquelle il faut peut-être réfléchir.

La mise en vente du groupe M6-RTL, qui a été annoncée par la presse, est une opération que nous suivons de près. Dans certaines hypothèses, l'Autorité de la concurrence française pourrait être conduite à se pencher sur ce point. En France, les acteurs audiovisuels se portent plutôt bien. Le système n'a donc pas si mal fonctionné au cours des années écoulées puisque, au moins en termes de rentabilité, plusieurs acteurs de la télévision gratuite et payante se sont maintenus et se sont même développés. Dans le cas de M6, il s'agit d'un succès qu'il faut reconnaître et porter au crédit de ceux qui ont porté ce projet depuis plusieurs années.

Le contrôle que l'Autorité de la concurrence exercera si elle est saisie va se déployer sur plusieurs points, selon la nature de l'entreprise qui souhaiterait racheter M6 et RTL. Quel sera l'effet de cette acquisition sur les différents marchés ? L'analyse portera à la fois sur les marchés liés au secteur de la télévision gratuite ou payante, selon la nature des acquéreurs, et ceci se décline sur toute une série de questions. J'ai mentionné tout à l'heure les acquisitions de droits : on peut avoir, selon l'acquéreur qui se présenterait, des effets très différents, par exemple sur les acquisitions de films récents.

Or c'est un élément important. Comme vous le savez, la chronologie des médias structure fortement notre analyse concurrentielle, puisque nous considérons que l'acquisition d'un film récent n'est pas du tout équivalente à l'acquisition d'un film de catalogue, qui présente une attractivité supérieure. Il existe en outre toute une série de contraintes à propos du moment auquel tel ou tel film peut passer à la télévision, notamment sur les chaînes gratuites ou payantes, de type Canal Plus.

Un autre point portera sur l'effet des acquisitions de droits audiovisuels en général. Cela peut aussi bien concerner des séries que des documentaires ou différents programmes de flux. Il s'agit d'analyses auxquelles nous sommes relativement habitués, les acquisitions des dernières années nous permettant de connaître certaines caractéristiques importantes du marché.

La télévision gratuite étant financée par la publicité, l'effet d'une acquisition sur le marché de la publicité est bien sûr l'un des points importants de l'analyse. Nous nous prononcerons à nouveau sur la façon dont le marché de la publicité télévisée fonctionne, en prenant en considération les différentes évolutions qui ont pu apparaître au cours des années récentes, dont le changement du cadre de la publicité télévisée pourrait constituer un point important, de même que les évolutions qui affectent la publicité en ligne. Celles-ci doivent-elles conduire à modifier le cadre d'analyse de l'Autorité de la concurrence et ses délimitations de marché ? Cela fait partie des sujets qui feront l'objet de toute notre attention.

Je précise que lorsque nous nous penchons sur un marché de ce type, il ne s'agit pas d'une analyse en chambre ou d'une analyse théorique, mais d'interrogations très poussées avec tous les acteurs du marché que sont les responsables des régies publicitaires, ceux qui achètent des espaces publicitaires, les annonceurs et les concurrents qui peuvent être affectés par ces évolutions.

C'est une analyse qui sera certainement longue, approfondie et très ouverte destinée à entendre les acteurs du marché, afin de se prononcer sur les réalités économiques telles qu'elles existent aujourd'hui.

On a un ordre logique d'analyse dans ce type d'opération : quels sont les marchés pertinents ? Quel est l'effet de l'opération ? Si cet effet présente une menace sur le plan de la concurrence, quelles sont les façons d'y remédier ? C'est à ce stade que peut intervenir le débat sur des engagements, qui peuvent être structurels, et que l'on peut demander à l'un des acteurs de revendre une partie de la cible qu'il souhaite acheter.

Ce peut être une option sur la table. On sait par ailleurs que, dans certaines configurations, toutes les chaînes, compte tenu des contraintes qui résultent de la loi de 1986, ne pourraient être conservées. Cela ajoute un élément de complexité à l'exercice.

Nous avons également parmi nos outils des engagements comportementaux qui peuvent, dans certains cas, être pertinents. Il faut aussi que cela réponde aux risques concurrentiels. Il peut s'agir de structures juridiques séparées, d'obligations de « muraille de Chine ». Ces outils ne sont mobilisés que dans la mesure où ils seraient une réponse efficace au risque concurrentiel qui aurait été identifié en amont.

S'agissant de la plateforme Salto, j'ai entendu Nicolas de Tavernost revenir sur ce projet. On parle beaucoup des contraintes imposées par l'Autorité de la concurrence. C'est un projet important qui a été porté par les trois acteurs les plus importants de la télévision gratuite en France, et qui n'est pas très commun. L'Autorité de la concurrence s'était par ailleurs attachée à traiter ce projet avec la plus grande diligence. Il faut souligner qu'il a pu être approuvé en phase 1. C'est la procédure la plus rapide devant l'Autorité de la concurrence, car nous avions tout à fait conscience que les opérateurs souhaitaient aller très vite, fondant beaucoup d'espoir sur ce projet.

Certes, l'autorisation délivrée par l'Autorité de la concurrence a été conditionnée à un certain nombre d'engagements comportementaux de différents types. Cette opération, par nature, présentait en effet un certain nombre de risques concurrentiels : les trois poids lourds de la télévision gratuite en France se mettaient certes en commun pour développer un projet de plateforme mais, pour autant, lorsque des concurrents se réunissent dans une structure, il existe par définition des risques concurrentiels, comme les risques de coordination.

Ces entreprises peuvent en profiter pour discuter de sujets relatifs à l'achat des droits. C'est une constante dans l'analyse concurrentielle : il convient de regarder de très près tous les accords passés entre concurrents.

Dans un autre ordre d'idées, lorsque nous sommes saisis des accords de centrales d'achats entre les acteurs de la distribution, nous soumettons bien souvent ces structures à des engagements afin d'éviter que les distributeurs se coordonnent entre eux pour se mettre d'accord sur les prix, ce qui léserait les fabricants. Or il existait pour le projet Salto des préoccupations de ce type.

Je crois aussi utile de mentionner que la décision d'autorisation que nous avons rendue a été fortement contestée par certains acteurs du marché et a fait l'objet d'un contentieux émanant de plusieurs d'entre eux, toujours devant le Conseil d'État, ceux-ci estimant que nous avions autorisé ce projet à leur détriment. Nous étudierons avec attention ce que le Conseil d'État dira sur cette opération dans les prochains mois.

Nous entendons fréquemment les responsables des trois entreprises concernées. Un certain nombre de points leur posent quelques difficultés, comme le mandataire, la « muraille de Chine », le partage d'informations.

Il faut cependant rappeler qu'il était clair depuis le début que Salto aurait sa vie propre et que cette entité ne serait pas une simple émanation structurellement intégrée des trois groupes. Certes, les trois groupes ont une vision pour cette plateforme et en définissent le projet, mais il importe que Salto puisse, avec des dirigeants avisés et actifs, développer son projet.

Les contraintes imposées par l'Autorité de la concurrence sont-elles trop fortes ? La première réponse sera juridique et sera apportée par le Conseil d'État lorsqu'il se prononcera sur cette affaire. Nous pensons que nous avons cherché en permanence à n'imposer que le strict nécessaire. C'est ce que nous faisons pour tous les dossiers, car c'est une contrainte juridique pour nous. Nous ne pouvons aller au-delà du risque concurrentiel identifié. Néanmoins, ces engagements, qui sont assez nombreux, laissent à la plateforme Salto l'espace nécessaire pour se développer.

Trouvera-t-elle son public ? Ce n'est pas à l'Autorité de la concurrence de le décider ni de porter une appréciation sur ce point. Quoi qu'il en soit, la plateforme a pu démarrer et se déployer. C'est par ailleurs une initiative de regroupement intéressante, qui montre la volonté des acteurs traditionnels d'être présents sur ces nouvelles plateformes.

Pourrait-on revenir sur ses engagements pour les assouplir ? Il est tout à fait admis dans le droit positif que des entreprises puissent venir nous saisir de modifications d'engagements lorsqu'un élément nouveau dans le marché conduit à considérer que tel ou tel engagement deviendrait trop lourd ou inapproprié. Nous instruisons alors cette demande. Il est arrivé à plusieurs reprises que nous allégions ou que nous modifiions des engagements pour tenir compte des nouvelles conditions du marché.

Le meilleur exemple en est l'engagement qui pesait sur Canal Plus au titre du rachat de TPS, des chaînes de la TNT et d'un opérateur d'outre-mer, Mediaserv. Nous avons réexaminé tous ces engagements de manière approfondie à la lumière du nouveau contexte concurrentiel, et nous avions décidé d'en alléger un certain nombre afin de tenir compte de l'émergence d'acteurs comme Netflix.

Canal Plus, par exemple, avait une contrainte importante s'agissant des achats de films dans le cadre d'output deals avec les studios américains. Nous avons estimé qu'il était justifié d'alléger assez sensiblement ces contraintes compte tenu du nouveau contexte qui était celui des plateformes et de l'évolution du secteur concurrentiel.

Les engagements pèsent fortement sur l'autorisation de concentration, mais ils ne sont pas figés pour l'éternité : ils peuvent être réexaminés si les acteurs nous présentent de bonnes justifications pour ce faire. Nous sommes toujours prêts à regarder si des éléments fondent la demande.

M. Michel Laugier. - Madame la présidente, le Sénat est à l'origine de la loi du 24 juillet 2019 créant un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, à l'initiative de notre collègue David Assouline.

Or depuis cette date, nous assistons à une guérilla juridique qui oppose notamment Google aux éditeurs. L'Autorité de la concurrence a été saisie de cette question et a pris des décisions qui ont permis de réelles avancées - je pense notamment à celle du 9 avril 2020, par laquelle l'Autorité de la concurrence a considéré que Google était susceptible de détenir une position dominante sur le marché français des services de recherche généralisée et que les pratiques dénoncées étaient susceptibles d'être qualifiées d'anticoncurrentielles.

Vous avez donc imposé une négociation « de bonne foi » entre Google et les éditeurs pour une durée de trois mois. Cependant, la situation se heurte toujours à des tactiques dilatoires de Google, et je sais que l'Autorité de la concurrence doit à nouveau se prononcer très prochainement sur le sujet.

Sans entrer dans le secret des délibérations, que pouvez-vous nous dire sur ce dossier ? Je vous précise que la commission organise la semaine prochaine une table ronde sur ce sujet.

Ma seconde question porte sur le rapprochement évoqué par certains entre les groupes Hachette et Editis. Le sujet est très proche de celui précédemment évoqué pour les radios et les chaînes de télévision. Quel doit être pour l'Autorité de la concurrence le marché pertinent qui rendrait possible cet éventuel rapprochement ?

Mme Isabelle de Silva. - Les droits voisins constituent un dossier assez emblématique des sujets que soulèvent aujourd'hui les plateformes numériques, tout d'abord parce que nous étions face à une directive et une loi qui avaient pris l'initiative de traiter d'une évolution très forte, celle de la diffusion de multiples contenus sur les plateformes internet, qui ont acquis une position économique considérable, notamment par la monétisation via les ressources publicitaires. D'une certaine façon, ceci révèle un certain nombre de contenus, tout particulièrement les contenus de presse.

Lorsque, courant 2019, cette loi qui avait transcrit la directive relative aux droits voisins est devenue applicable, un certain nombre d'annonces ont été faites par Google, et nous avons été saisis par les éditeurs quelques mois après.

Je tiens à souligner que nous avons traité cette affaire avec la plus grande diligence, car il nous semblait extrêmement important de pouvoir entendre les acteurs très vite, dans des délais appropriés à l'urgence économique de l'affaire. Après quelques mois d'instruction, la décision que nous avons rendue l'année dernière sur ce sujet tirait un certain nombre de constats et ordonnait à Google d'entrer en négociation de bonne foi sur ce sujet afin de définir les rémunérations appropriées des éditeurs de presse.

Je précise aussi - cette décision de mesures conservatoires ayant été contestée par Google - que la cour d'appel a statué rapidement et, dans une décision d'octobre 2020, a confirmé la décision de l'Autorité de la concurrence, ce qui était un point très important pour l'ensemble des acteurs. Ceci a confirmé le cadre d'analyse de l'Autorité de la concurrence et l'injonction prononcée.

Nous avions fixé un délai de trois mois à ces négociations. Il s'agissait d'un délai relativement bref. Il se trouve que la crise sanitaire est passée par là. L'Autorité de la concurrence a néanmoins été saisie par un certain nombre d'éditeurs, qui estimaient que la négociation ne se déroulait pas de la façon la plus satisfaisante concernant des informations et propositions de Google.

Un rapport des services d'instruction estime que Google n'a pas respecté les mesures conservatoires que nous avions ordonnées l'année dernière. Une audience est prévue début mai. Elle va nous permettre de nous prononcer sur l'ensemble de cette contestation. Il devra être déterminé si Google a respecté notre décision relative aux mesures conservatoires et l'a correctement appliquée.

On est dans un contexte où il existe un certain nombre de contentieux. Nous avançons cependant de façon déterminée pour essayer d'éclaircir la situation sur le plan du droit de la concurrence. Google s'est-il placé en situation d'abus de position dominante ? C'est l'instruction au fond qui devra le dire. Elle devrait aboutir cette année. Avant cela, il s'agit de savoir si Google a bien respecté la mesure conservatoire. Nous nous prononcerons en formation collégiale dans les prochains jours sur ce point. Je pense que la décision sera prise peu de temps après la séance, de la façon la plus rapide possible, comme toujours.

Plus généralement, c'est une affaire intéressante puisqu'elle montre que les lois nouvelles créent des débats. Tout le monde ne les entend pas de la même manière, certains acteurs luttant vigoureusement pour que ces règles nouvelles ne soient pas appliquées. Les plateformes avaient eu l'occasion de contester vigoureusement le dispositif des droits voisins, bien que le législateur européen l'ait considéré comme pertinent.

Des questions juridiques nouvelles se présentent par ailleurs. Les autorités de régulation ont donc tout leur rôle à jouer pour appliquer ces dispositifs et les intégrer dans l'univers concurrentiel, ainsi que les juridictions. J'ai bon espoir que nous puissions avancer sur ce sujet d'ici la fin de l'année 2021. Cela permettra aux droits voisins de connaître une réelle avancée en France.

Ceci est suivi de très près par les autres États européens, eux-mêmes en train de transposer la directive, mais aussi aux États-Unis et en Australie. Comme vous le savez, le gouvernement australien envisage d'approuver un code des médias qui s'inspire de ce qui a été fait en Europe. Des discussions sont menées de façon très ferme aux États-Unis, avec des réflexions sur des dispositifs qui pourraient être similaires aux dispositifs européens. Toutes les réflexions conduites en France seront donc utiles dans le concert européen et vis-à-vis des autres États qui envisagent de mettre en place des dispositifs similaires.

Quant à l'opération Hachette-Editis, elle n'en est pas encore, à ma connaissance, au stade de la notification. Lorsqu'une telle affaire se présente devant nous, nous regardons sur quel marché l'entreprise est présente. Dans le cas d'espèce, il s'agit principalement de l'édition mais, au-delà, des limitations plus fines doivent être apportées. Nous étudions toujours ces affaires sans aucun a priori, en nous fondant sur la pratique décisionnelle, c'est-à-dire la jurisprudence qui a pu se développer en France et en Europe.

De plus en plus, dans les affaires sensibles, nous échangeons beaucoup entre autorités de concurrence européennes, voire au-delà, notamment avec nos collègues américains. Nous estimons qu'il est important d'avoir une vision aussi convergente que possible.

Au cours des dernières années, la coopération s'est beaucoup raffermie, notamment avec les autorités américaines sur un certain nombre de sujets, en lien avec les plateformes. L'Autorité de la concurrence française a mené un projet qui a trouvé un débouché positif avec, pour la première fois, un accord entre les autorités de la concurrence du G7, dont les États-Unis.

Il s'en dégage une conception commune sur l'importance que le développement des plateformes a pour tous les secteurs de l'économie et sur la nécessité d'une vision aussi proche que possible. Je crois donc que ceci sera pris en compte si cette opération nous était soumise.

M. Laurent Lafon, président. - La notion de marché pertinent est un des éléments importants de l'appréciation que vous portez en cas de concentration. Pour les médias, cette notion recouvre à la fois l'accès aux programmes, mais aussi aux marchés publicitaires.

Le marché pertinent, dans le secteur des médias, a-t-il évolué avec l'arrivée des plateformes, qui proposent des programmes très attrayants, et l'émergence des GAFA, qui captent par ailleurs une part croissante de la ressource publicitaire ?

Peut-on considérer qu'il existe aujourd'hui un marché publicitaire commun aux médias historiques et aux nouveaux acteurs du numérique qui serait pertinent en matière d'examen des concentrations ?

Des réflexions se dessinent-elles au niveau européen sur ces questions de marché pertinent ?

Mme Isabelle de Silva. - Cette notion de marché pertinent est en effet un point essentiel, à la fois pour l'examen du contrôle des concentrations, mais aussi pour l'application du droit de la concurrence, notamment concernant les abus de position dominante. Il en découle des obligations particulières, l'opérateur en position dominante ne pouvant faire ce qu'une entreprise qui ne serait pas dans cette position est habilitée à faire par ailleurs.

C'est une notion qui repose sur beaucoup de jurisprudences et de pratiques. Lorsqu'on délimite un marché pertinent, on essaye de voir quel est le marché où se rencontrent les acteurs économiques pour la confrontation de l'offre et de la demande. Un certain nombre de tests économétriques peuvent nous aider dans ces délimitations.

L'une des questions est notamment celle de la substitution : tel produit est-il substituable à tel autre ? Est-ce une alternative ? Lorsque ce n'est pas le cas, il ne sera pas intégré dans le marché pertinent.

La Commission européenne a ouvert il y a quelques mois un chantier un peu plus général sur la notion de délimitation des marchés pertinents en vigueur depuis de très nombreuses années. Elle a considéré qu'il était utile de la mettre à jour pour tenir compte d'un certain nombre d'évolutions, comme la mondialisation et le fait que l'économie numérique se développe très fortement. L'Autorité de la concurrence française est très engagée dans ce travail de remise à plat.

Quant au marché de la publicité, nous avons des échanges avec nos partenaires européens et la Commission, puisque des opérations dans les médias peuvent se déployer en Allemagne et relever de la Commission européenne. Il est très important d'avoir une vision aussi cohérente que possible.

À ce stade, la délimitation du marché de la publicité télévisée en tant que marché pertinent demeure la constante pour les différentes autorités de la concurrence en Europe. On est dans une situation où l'ensemble des acteurs considère que le marché de la publicité pour la télévision gratuite est le marché pertinent.

Dans quelle mesure le développement des plateformes peut-il conduire à remettre en cause cette délimitation ? C'est une question qui devra être posée à l'avenir, notamment si des opérations nous sont soumises et que cet argument est invoqué devant nous.

Il peut y avoir concurrence des plateformes numériques sans que cela affecte la délimitation des marchés. Cela peut être pris en compte en termes d'appréciation de la réglementation applicable. Des évolutions peuvent devoir être menées, et c'est ce qui a conduit à l'évolution des règles applicables à la publicité à la télévision, notamment parce que des modèles technologiques de publicité se développent et qu'il n'était pas justifié que la publicité soit à l'écart de ces évolutions.

Il est arrivé par le passé que nous changions des délimitations de marché sous l'influence d'un certain nombre d'évolutions. L'affaire Fnac-Darty est très souvent citée dans ce domaine. Après une analyse très approfondie, nous avions considéré qu'on pouvait estimer que, pour certains produits, notamment électroniques, les magasins physiques étaient désormais dans un même marché que les sites de vente en ligne.

Une analyse très fine nous avait conduits à comparer les prix pratiqués de part et d'autre, les conditions de service après-vente, la façon dont le consommateur achetait ces produits en magasin ou en ligne. Il a donc pu arriver par le passé qu'on fasse évoluer des délimitations de marché en prenant ce type d'évolution en considération. Cela sera-t-il pertinent pour la publicité à la télévision ? Ce sera à voir dans les prochains mois.

M. Jean-Raymond Hugonet, rapporteur. - Madame la présidente, la TNT pourrait disparaître d'ici 2030, ainsi que le régime d'autorisation qui lui est lié. Des groupes comme Canal Plus et M6 envisagent même de renoncer d'ici quelques années à une diffusion hertzienne afin de ne plus dépendre de la réglementation qui y est attachée.

Comment seraient appréciées les règles de concentration concernant les éditeurs de programmes ayant renoncé à la TNT ?

Par ailleurs, un réseau de chaînes de télévision locales ne peut couvrir plus de 12 millions d'habitants, ce qui limite son modèle économique lorsqu'il est fondé sur la publicité. Peut-on envisager de moderniser cette réglementation, par exemple en augmentant le seuil de la population couverte ?

Enfin, le seuil des 150 millions d'habitants que plusieurs réseaux de radio appartenant à une même personne morale ou physique ne peuvent dépasser est-il encore adapté, compte tenu de l'accroissement de la population et du développement des offres alternatives, notamment musical - Spotify, Deezer, Apple Music ? Quelles seront les règles applicables au DAB+, cette technologie permettant de multiplier les antennes ?

Mme Isabelle de Silva. - Concernant l'avenir de la plateforme TNT et le fait que certains acteurs pourraient renoncer à leur licence pour s'exonérer des contraintes qui y sont associées, on n'en est qu'au stade des discours. C'est un développement qui doit véritablement interroger l'ensemble des régulateurs.

Première remarque : ce sont les développements technologiques des réseaux et les capacités de débit qui ont permis l'émergence des acteurs hors du fournisseur d'accès à l'internet (OTT) et grâce à cela qu'un acteur comme Netflix a pu se développer sans être titulaire d'aucune licence ni autorisation du CSA.

Ceci doit être pris en compte. Certains ont pu décider d'entrer dans un dialogue constructif avec le régulateur. Le législateur s'est un peu adapté en développant des cadres qui sont venus s'adapter a posteriori aux acteurs qui s'étaient déjà imposés par le succès de leur modèle économique.

On est aujourd'hui dans une situation à front renversé : depuis la loi de 1986, l'enjeu était plutôt d'obtenir une licence pour diffuser en hertzien, puis par des fréquences TNT. Aujourd'hui, certains acteurs se posent la question, considérant que le jeu n'en vaudrait pas la chandelle. Les contraintes sont telles qu'ils pensent s'en tirer à meilleur compte en rendant leur autorisation.

C'est une réflexion à mener pour le législateur et le CSA, régulateur du secteur. Cela illustre bien le constat qui figure dans notre avis, qui souligne la disproportion entre les contraintes réglementaires qui pèsent sur les acteurs soumis à licence - donc ceux de la télévision traditionnelle - et les autres acteurs des plateformes, qui ont pu se développer pratiquement sans aucune entrave, même si ce constat peut être quelque peu relativisé avec la directive SMA.

Quel serait l'effet sur le secteur si tel ou tel acteur renonçait à sa fréquence ? Il y aurait bien sûr des effets immédiats sur les obligations de production.

Il existe également un enjeu commercial : ces acteurs arriveraient-ils à maintenir leur économie en étant privés de la TNT ? Aujourd'hui, un certain nombre de Français ne reçoivent la télévision que par la TNT. Certes, les box des fournisseurs d'accès à internet (FAI) se sont énormément développées, mais une part de la population reste dépendante de la diffusion par la TNT, il ne faut pas l'oublier.

Certaines chaînes pourraient-elles néanmoins fonctionner sans cette part du public dépendant de la TNT ? Peut-être... C'est un choix d'entreprise qui leur revient. Je pense que cela doit interroger sur l'équilibre des obligations qui pèsent sur les acteurs, et c'est certainement une illustration des évolutions que nous avions soulignées.

Qu'est-ce que cela changerait pour une autorité de la concurrence sujette à l'examen d'une opération de concentration ? Dans notre appréciation, nous ne donnons pas une part prépondérante au statut sous lequel émet l'opérateur. Par exemple, nous avons délimité des canaux de la télévision payante et gratuite, et cela nous paraît un critère plus pertinent que celui d'une télévision payante émettant via une fréquence TNT.

Pour nous, ce modèle économique est vraiment déterminant. De prime abord, on pourrait très bien imaginer que nous mènerions notre analyse concurrentielle en comparant le poids des différents acteurs de la télévision payante sans que le fait qu'ils aient ou non une fréquence TNT soit un argument déterminant.

Nous prenons en compte l'accès aux droits de diffusion. Il existe pour le coup de grandes différences selon la licence accordée aux uns et aux autres quant à la possibilité de diffuser des films en lien avec la chronologie des médias.

Nous prenons donc en compte le statut réglementaire d'un acteur dans l'analyse concurrentielle. Pour autant, il peut arriver que nous considérions que des acteurs qui peuvent avoir un statut différent au regard de fréquences TNT sont en concurrence sur un même marché.

Nous ne serions nullement empêchés de mener une analyse concurrentielle. Il pourrait y avoir des changements assez importants dans cette analyse compte tenu de ces choix réglementaires s'ils étaient menés à bien par ceux qui les évoquent actuellement.

M. Jean-Raymond Hugonet, rapporteur. - Bien évidemment, la Haute Assemblée est particulièrement sensible au fait que certains Français ne reçoivent la télévision que par TNT et, techniquement, au coût de diffusion pour les opérateurs, qui doit peser aussi dans l'appréciation économique de l'Autorité de la concurrence.

Mme Isabelle de Silva. - Tout à fait...

S'agissant des télévisions locales, nous n'étions pas revenus spécifiquement dans notre avis sur le seuil de 12 millions d'habitants. Il me semble que ce que nous avons dit sur le dispositif anti-concentration de façon générale est applicable : ces seuils ne sont plus nécessairement pertinents aujourd'hui. Cet aspect devrait être pris en compte dans un aggiornamento des règles issues de la loi de 1986. Certains acteurs estiment aujourd'hui que ce type de règles limite leur développement et souhaitent développer davantage de chaînes de télévision locales. C'est peut-être un point à prendre en considération, dès lors que ce seuil n'apparaîtrait plus justifié aujourd'hui.

Quant au secteur des radios, il n'a pas fait l'objet d'une analyse approfondie dans l'avis que j'ai mentionné, les sujets envisagés par la loi sur l'audiovisuel concernant la télévision. Cela ne signifie pas que ceci ne soulève pas des questions intéressantes.

On compte aujourd'hui en France une grande diversité d'acteurs. De ce point de vue, les objectifs de la loi de 1986 ont été satisfaits, puisqu'il existe beaucoup d'acteurs privés et publics et une grande vitalité du paysage radiophonique. Leur situation n'est cependant pas toujours facile, et un certain nombre de points nous étaient remontés lors de notre consultation.

Nous avions notamment pointé le sujet des contraintes et de leur proportionnalité, notamment concernant les formats des publicités à la radio et des fortes contraintes résultant des mentions légales. Nous avons souligné dans notre avis que ceci méritait une réflexion.

À l'époque, nous en avions parlé avec le Gouvernement, pour qui la difficulté se situait au niveau européen. On voit bien que ces règles pénalisent fortement la radio par rapport à la publicité en ligne.

Le développement de plateformes comme Deezer ou Spotify modifie-t-il les choses ? Il est aujourd'hui incontestable, dans le domaine de la musique notamment, que cela constitue une réelle alternative. On pourrait dire que l'écoute d'une radio musicale est concurrencée par des formats comme YouTube, Deezer ou Spotify. Nous l'admettons tout à fait. C'est un élément à prendre en compte aussi bien en matière de réglementation que d'analyse concurrentielle. Cela ne signifie pas que ceci affecte l'analyse en tant que telle, puisque la plupart des plateformes ont un usage de publicité assez différent, mais la question pourrait se poser.

Un point intéressant concerne l'avenir des podcasts, qui connaissent un certain succès mais qui, pour le moment, n'arrivent pas forcément à se monétiser. L'évolution est à suivre, car le consommateur trouve un réel bénéfice dans les podcasts ou le replay, et un certain nombre de groupes radio investissent fortement dans ce domaine. Cela me paraît un sujet à suivre de près.

Pour ce qui est de la radio, le secteur résiste relativement bien. Il est peut-être moins pénalisé dans l'immédiat par ces plateformes. Il faut cependant être vigilant, notamment en termes de durée d'écoute. Il peut y avoir un léger effritement à la radio. Peut-être faut-il rester vigilant, comme pour la télévision, concernant l'âge du public, qui peut avoir tendance à être plus élevé... Les jeunes constituent un véritable enjeu.

J'indique, pour l'information de la Haute Assemblée, que nous sommes en train de terminer un avis que nous allons rendre public dans quelques jours sur le secteur des musiques actuelles. Cet avis nous a été demandé par la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale. Nous y passons en revue le sujet de la concentration dans les festivals et l'intégration des groupes d'éditeurs de disques. Ce sera peut-être un sujet d'échanges avec la commission dans les mois qui viennent...

M. Laurent Lafon, président. - Nous lirons votre avis avec attention lorsqu'il sortira.

Mme Laure Darcos. - Madame la présidente, le président de Tavernost nous a dit que des contraintes très importantes allaient être exigées des chaînes traditionnelles en matière de publicité, notamment concernant les voitures. Il existe une distorsion très injuste par rapport à ce qui se passe sur le net et sur les réseaux.

On sait que la publicité digitale prend de plus en plus de poids. Que va faire l'Autorité de la concurrence, qui va sûrement être saisie à ce sujet ? Il est surprenant de constater que ni le projet de loi initial ni même l'Assemblée nationale n'ont l'air de s'y intéresser.

Mme Isabelle de Silva. - C'est un vrai sujet lorsqu'on souhaite viser des objectifs d'intérêt général comme la lutte contre le réchauffement climatique ou la promotion du développement durable. Il se trouve que certains médias, parce qu'ils sont identifiables et clairement soumis à des règles nationales, peuvent faire l'objet de dispositions qui n'auront pas leur pendant dans l'univers numérique.

L'une des difficultés est d'appliquer les règles à des plateformes mondiales, à propos desquelles il peut y avoir des débats sur les règles applicables en termes de territorialité.

L'Autorité de la concurrence est très mobilisée sur l'équité des conditions de concurrence, alors qu'il existe bien sûr de multiples dimensions, à commencer par la dimension fiscale. Il existe aujourd'hui un enjeu entre les impôts auxquels sont soumis les plateformes et les acteurs plus traditionnels de l'économie française.

Certains acteurs peuvent accumuler les contraintes, renforçant ainsi l'avantage compétitif que peuvent avoir les plateformes à de multiples égards, notamment en matière de format. Parmi les raisons du succès de la publicité en ligne figurent non seulement la capacité d'accéder à des communautés d'utilisateurs très vastes, de façon ciblée, mais aussi la diversité des formats. La publicité en ligne est moins accessible à la télévision ou à la radio.

Cela mériterait une réflexion plus large. Le moment venu, le sujet de la publicité à la radio risque de devenir très urgent, alors que les radios n'ont guère d'autres choix pour leur financement. Or on sait le rôle qu'elles jouent en matière de diversité culturelle, d'information et de proximité avec les territoires. On ne peut donc qu'être sensible à ce que vous venez d'indiquer.

Mme Sonia de La Provôté. - Des algorithmes extrêmement performants utilisent des données multisources pour cibler la publicité destinée à l'individu. Comment intégrez-vous cette dimension du ciblage qui, en soi, constitue une distorsion de concurrence manifeste, face à laquelle les vecteurs classiques de l'information et de la communication sont complètement démunis ?

Mme Isabelle de Silva. - C'est une question passionnante. Nous avions commencé à défricher certains des enjeux que soulève la publicité en ligne dans un avis qui date de 2018. Il passait en revue l'ensemble des questions soulevées par le développement de la publicité en ligne, notamment les formats display, par opposition à la technique du référencement payant, dite « Search », liée aux recherches.

La technologie a permis l'émergence assez rapide de modes de publicité très nouveaux, notamment tout ce qu'on regroupe sous l'étiquette programmatique. C'est à la fois un effet de l'innovation technologique et de la liberté réglementaire. Cette publicité en ligne n'est absolument pas réglementée, même s'il existe une réserve importante portant sur l'application du RGPD et des règles antérieures, qui peuvent soulever certaines questions. On le voit avec le débat sur la collecte des cookies et du consentement.

Il ne faut pas oublier l'effet que peut avoir le RGPD sur l'univers de la publicité en ligne, comme nous avons pu le mettre en avant dans notre récente décision à propos des mesures qu'Apple avait souhaité mettre en oeuvre pour renforcer la protection de la vie privée de ses utilisateurs.

Comment vont évoluer l'écosystème de la publicité en ligne d'une part et les publicités sur les médias traditionnels d'autre part ? Certaines évolutions dépendent du législateur. Concernant la publicité à la radio, peut-être faudrait-il renoncer à ces mentions obligatoires qui pénalisent aujourd'hui énormément les radios et les publicitaires. Ce choix relève du législateur français ou européen, selon les cas. C'est une question d'arbitrage entre la promotion de la santé, par exemple dans le domaine des produits alimentaires, et le développement économique d'un secteur.

Pour ce qui est de la télévision, la PQR était très opposée à tout desserrement des contraintes. D'autres acteurs craignaient d'être pénalisés par la plus grande liberté donnée à la télévision. Un premier pas a été fait.

Jusqu'à quel point la publicité diffusée sur les chaînes télévisées pourrait-elle atteindre la finesse et la performance que l'on constate sur les plateformes ? Il y a là un enjeu technique et éventuellement juridique : comment les chaînes qui voudraient recourir à cette publicité ciblée pourront utiliser les données qui remontent par les box des FAI ? Peut-on considérer qu'elles disposent de la même marge d'appréciation que les plateformes Google ou YouTube lorsque l'intéressé y navigue ? C'est là aussi un sujet qui doit être pris en compte par le législateur.

Enfin, la dernière dimension est économique. Y aura-t-il une forte demande des annonceurs pour ce type de publicité ? Seront-ils prêts à payer en conséquence un peu plus que ce qu'ils paieraient pour le même spot, sans la finesse du ciblage ?

On dit souvent qu'avec la publicité ciblée, on peut doubler la rémunération d'une impression publicitaire par rapport à une publicité non ciblée. Cela fait partie des éléments que nous suivons de près s'agissant de la publicité en ligne.

C'est un domaine qu'il faut suivre de très près pour différentes raisons et, en tout cas, pour ce qui nous concerne, au regard du poids considérable qu'il représente désormais dans l'économie française.

Nous pensons aussi que c'est un secteur qui joue le rôle de laboratoire d'analyses des évolutions que l'on pourrait rencontrer demain dans d'autres secteurs. C'est pourquoi nous estimons qu'il mérite une très forte attention de la part de l'Autorité de la concurrence.

M. Laurent Lafon, président. - Il me reste à vous remercier pour vos réponses.

Il était important de vous recevoir à ce stade, puisque le projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l'accès aux oeuvres culturelles à l'ère numérique que nous aurons à examiner en première lecture dans un peu plus d'un mois sera présenté demain en conseil des ministres. Même si le contenu en est limité, cela n'interdit pas au législateur de l'enrichir, notamment sur la base de l'avis rendu par l'Autorité de la concurrence en février 2019 et de ce que vous venez de nous dire ce matin.

Il me semble qu'il y a là matière à essayer d'avancer. Il était important de connaître l'avis de l'autorité indépendante que vous représentez, qui a une vision systémique de ce secteur.

Il existe une convergence sur la nécessité de revisiter la loi de 1986. Une fenêtre législative s'ouvre : il serait dommage de ne pas tenter de faire prospérer le sujet.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 heures 5.