Mercredi 6 juillet 2022

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Grandes orientations de la politique étrangère américaine - Examen du rapport d'information

M. Christian Cambon, président. - Nous examinons ce matin un rapport d'information sur les grandes orientations de la politique étrangère américaine.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Le rapport que nous vous présentons aujourd'hui est le fruit d'un travail que nous menons depuis mars dernier sur les orientations de la politique étrangère américaine et les relations transatlantiques, et qui nous a conduits à organiser un grand nombre d'auditions de diplomates, de chercheurs et d'experts. En outre, nous avons effectué fin mai à Bruxelles un déplacement comportant une intéressante séquence consacrée à l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), au cours de laquelle nous avons échangé avec notre représentation permanente ainsi qu'avec la représentation permanente américaine, et une séquence, très riche également, consacrée à l'Union européenne, au cours de laquelle nous avons échangé avec deux services de la Commission européenne, la direction générale du commerce (DG Trade) et la direction générale de l'industrie de défense et de l'espace (DG Defis), ainsi qu'avec le Service européen d'action extérieure (SEAE) et des parlementaires européens.

Notre collègue André Gattolin s'excuse de ne pouvoir être présent, mais nous allons vous lire son intervention :

L'arrivée de Joe Biden au pouvoir à partir de janvier 2021 s'est accompagnée d'une volonté de renouveau de la politique étrangère américaine et de réparation, après les dégâts de l'ère Trump. Celle-ci avait été marquée par un repli prononcé des États-Unis sur leurs intérêts nationaux, reflété par la devise « America first », une rupture brutale avec le multilatéralisme, la dénonciation d'engagements internationaux majeurs comme l'accord de Paris sur le climat et l'accord sur le nucléaire iranien, et une défiance vis-à-vis des partenariats avec les alliés traditionnels, notamment l'OTAN.

Prenant le contrepied de cette politique unilatérale, Joe Biden veut restaurer le rôle et le leadership des États-Unis dans le système international et réaffirmer leur engagement dans la défense du multilatéralisme et des valeurs libérales et progressistes, une attention particulière étant portée aux enjeux globaux, comme la santé, le climat ou le droit international humanitaire. Dès les premières semaines de sa présidence, il annonce le retour des États-Unis dans l'accord de Paris sur le climat, à l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et au Conseil des droits de l'homme de l'ONU. Le rôle central de la diplomatie, préférée au recours à la force et à la coercition, est rétabli. Les liens avec les alliances sont resserrés : en Europe, le président américain renoue avec l'OTAN et réaffirme l'engagement de son pays à garantir la sécurité collective fondée sur l'article 5. En Asie, il réactive les alliances traditionnelles avec le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, ou encore l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean). Il en lance de nouvelles, comme le partenariat militaire et sécuritaire avec le Royaume-Uni et l'Australie dénommé Aukus (Australia, United Kingdom, United States) et le QUAD (pour Quadrilateral Security Dialogue) avec l'Inde, l'Australie et le Japon, qu'il transforme en une plateforme de coopération multidimentionnelle ayant vocation à évoquer des sujets aussi divers que l'impact économique et sanitaire du covid-19, et notamment les vaccins, le changement climatique, les technologies critiques...

Enfin, Joe Biden veut s'appuyer sur les démocraties dans le monde pour défendre un modèle de gouvernement menacé à la fois à l'extérieur, par les régimes autoritaires, et à l'intérieur par la montée des populismes, l'assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 ayant à cet égard constitué un véritable traumatisme pour le pays.

Cette volonté de l'administration Biden de renouer avec une politique étrangère multilatérale et coopérative au plan international ne doit cependant pas occulter la permanence de tendances de fond et d'invariants.

La première tendance est la priorité accordée aux questions d'ordre intérieur, dans un pays qui a payé un lourd tribut sanitaire et économique au covid-19. La politique étrangère passe au second plan et surtout doit être une « politique étrangère pour les classes moyennes », chaque décision diplomatique devant être prise en fonction des conséquences qu'elle peut avoir sur l'emploi et les intérêts économiques des Américains. Cela explique le peu d'empressement de la présidence Biden à renouer avec le multilatéralisme commercial et l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Le libre-échange suscite désormais une grande méfiance, de même que la signature d'accords commerciaux.

La deuxième tendance de fond, étroitement liée à la première, est la confirmation du mouvement de repli des États-Unis, et notamment de la volonté de mettre fin aux guerres sans fin. En effet, l'échec et le coût des interventions militaires en Irak et en Afghanistan, qui auront à elles deux coûté quelque 5 500 milliards de dollars, ainsi que leur rejet dans l'opinion publique américaine, imposent de mettre fin à ces interventions de longue durée. C'est ce que fait Joe Biden quand il décide, conformément au plan acté par son prédécesseur, de retirer à l'été 2021 les troupes américaines présentes en Afghanistan, sans concertation avec les alliés, qui en avaient trois fois plus sur le terrain et qui ont dû suivre le mouvement dans la précipitation.

Le repli américain se lit aussi dans le positionnement à l'égard du Moyen-Orient qui, en dépit de l'alliance traditionnelle avec Israël et des préoccupations vis-à-vis de l'Iran, ne semble plus au coeur des priorités américaines. Il en est de même en ce qui concerne l'Afrique et dans une moindre mesure, l'Amérique latine.

Néanmoins, ce repli s'explique aussi par le souci de concentrer les ressources et l'attention américaines sur ce qui constitue une autre tendance de fond : la rivalité stratégique avec la Chine. Sur ce plan, la continuité avec la politique de Donald Trump est complète, Joe Biden n'étant d'ailleurs pas revenu sur les nombreuses sanctions décidées par son prédécesseur. La Chine est décrite comme la principale menace par l'ensemble des documents stratégiques américains. La compétition avec ce pays est globale, elle se déroule sur les plans stratégique et militaire comme économique et technologique, puisque les États-Unis se lancent dans une course technologique et vont investir 117 milliards de dollars en 2022 dans la recherche et le développement, mais aussi sur le terrain du droit et des valeurs - droits de l'homme, droit international, démocratie - qui sont menacés par le révisionnisme chinois.

Les grandes orientations de la politique étrangère de l'administration Biden doivent se lire aussi au travers du prisme de l'enjeu chinois. Le réinvestissement des instances multilatérales vise à reconquérir le terrain laissé à la Chine après quatre années de retrait américain sous la présidence Trump. De même les alliances nouées en Asie visent à contrer les ambitions de la Chine dans la région, l'objectif du QUAD étant de garantir un « Indo-Pacifique libre et ouvert ».

Dans ce contexte, la question de Taïwan, qui concentre les tensions ces derniers mois, est cruciale pour les États-Unis tant au plan géostratégique - la conquête de l'île par la Chine lui ouvrirait la voie à une possible domination sur le Pacifique - qu'au plan économique : Taïwan, qui assure 21% de la production mondiale de puces électroniques, représente une part déterminante de l'approvisionnement américain. Les États-Unis ont récemment renforcé leur engagement à défendre Taïwan en cas d'attaque et ont engagé des négociations commerciales bilatérales avec Taipei.

Comme l'a indiqué le secrétaire d'État Antony Blinken dans sa présentation de la politique américaine vis-à-vis de la Chine le 26 mai dernier, la rivalité stratégique avec la Chine s'inscrit dans la durée, mais les dix prochaines années seront décisives.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Au regard de ces grandes tendances, comment évoluent les relations transatlantiques, qui étaient devenues très compliquées sous la présidence Trump ?

De manière générale, on constate une amélioration des relations avec les pays européens, Joe Biden ayant, là encore, joué la carte de l'apaisement. Après un sommet entre l'Union européenne et les États-Unis le 15 juin 2021, plusieurs différends commerciaux, très envenimés, avec des sanctions dans les deux sens, ont trouvé une solution, notamment le contentieux entre Airbus et Boeing et la question des importations d'aluminium et d'acier. Les États-Unis ont aussi renoncé à nous appliquer des sanctions en réaction aux taxes nationales sur les services numériques, en contrepartie d'un accord international négocié au sein de l'OCDE pour taxer les multinationales. Certes, cette dynamique positive a failli s'enrayer lors de deux épisodes de tensions survenus à la fin de l'été 2021, le premier lié au retrait précipité d'Afghanistan, qui a placé nos voisins européens dans une situation inconfortable, le second causé par l'annonce du partenariat Aukus impliquant la dénonciation par l'Australie du fameux « contrat du siècle » français pour la fourniture de sous-marins conventionnels et qui a déclenché une crise diplomatique inédite entre Paris et Washington.

Heureusement, la France, qui a légitimement protesté, avec le soutien de l'Union européenne, a su mettre à profit cette crise pour relancer la relation bilatérale. Elle a en effet obtenu, outre des excuses, la mise en place d'un dialogue nourri sur différents sujets parfois constitutifs d'irritants, comme le contrôle export, à la fois au niveau national mais aussi au plan européen, dans le cadre du Conseil du commerce et des technologies (CCT), qui s'est imposé comme un outil privilégié de dialogue transatlantique, auquel les États-Unis accordent une grande importance. En outre, la France a obtenu l'inscription dans la Déclaration conjointe de Rome du 29 octobre 2021, adoptée en marge du G20, d'une reconnaissance de la contribution positive de la défense européenne à la sécurité transatlantique, en complément de l'OTAN, ce qui est une avancée notable.

Mais c'est surtout la guerre en Ukraine qui, depuis février dernier, a contribué à rapprocher les États-Unis et l'Union européenne, que ce soit pour l'adoption et l'application du plus sévère régime de sanctions jamais mis en place, ou pour les échanges quotidiens rendus nécessaires par la gestion de la crise, à l'occasion de laquelle, pour la première fois, l'Union européenne a décidé de financer une assistance militaire.

De fait, ce conflit a aussi entraîné un réengagement politique et militaire des États-Unis sur le continent européen, sans doute au-delà de ce qu'ils auraient imaginé.

Ce réengagement s'effectue de deux manières. D'abord, par un soutien massif à l'Ukraine, d'un montant total de 43 milliards d'euros, dont au moins la moitié d'aide militaire directe. Ensuite, par un renforcement de la posture de l'OTAN, pour dissuader la Russie, ce qui se traduit notamment par une hausse inédite depuis la fin de la Guerre froide du nombre de soldats américains en Europe - qui s'est accru de 20 000 hommes, pour un total de 100 000 - et l'appui aux mesures décidées au récent sommet de Madrid, comme le renforcement des groupements tactiques multinationaux sur le flanc est, de la force de réaction rapide et des forces à haut niveau de préparation.

Malgré cet assouplissement des relations avec l'Union européenne et ce rapprochement imposé par l'agression russe de l'Ukraine, nous voulons souligner que les relations des États-Unis avec l'Europe demeurent teintées d'ambivalence, voire sont déséquilibrées, pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, si la demande de partage du fardeau, thème récurrent des relations transatlantiques, n'a pas disparu, le projet de défense européenne, qui vise pourtant à répondre à cette exigence, continue à susciter de la méfiance. Il est vrai qu'à ce jour, seuls neuf des 30 pays membres de l'OTAN ont atteint les 2 % du PIB consacrés à la défense. La France en est proche, à 1,9 %, mais l'Allemagne, par exemple, n'est encore qu'à 1,44 % - avant l'annonce récente des 100 milliards d'euros d'investissement.

Dans le même temps, malgré le début d'ouverture dont feraient preuve certains responsables dans l'administration, l'état d'esprit dominant, notamment au Pentagone et à l'OTAN, est que l'effort de défense des Européens ne peut se concrétiser autrement que dans le cadre de l'OTAN, et de préférence au travers de l'achat de matériels américains. Les États-Unis vendent ainsi avec une grande facilité leurs armements à des alliés qui s'octroient en même temps la garantie de sécurité de l'article 5 du traité de Washington. Entre 2007 et 2016, près des deux tiers des achats européens d'armes ont été effectués hors de l'Union européenne, principalement aux États-Unis. Cette concurrence exacerbée que les États-Unis nous livrent pour les contrats d'armement est très préjudiciable aux grands projets structurants pour l'avenir de la défense européenne, comme le système de combat aérien du futur (SCAF) et le système principal de combat terrestre (MGCS). Elle est un obstacle majeur à la construction d'une défense européenne, qui nécessite de prendre appui sur une base industrielle et technologique de défense (BITD) solide et autonome.

Il est vrai que Washington a toujours manifesté de la réticence à l'égard de ce projet, considéré comme concurrent de l'OTAN. Les États-Unis se montrent ainsi très méfiants à l'égard des initiatives européennes de défense comme le Fonds européen de défense (FED), qu'ils soupçonnent de viser à leur restreindre l'accès au marché européen de défense et dans lesquelles ils cherchent absolument à entrer. C'est ainsi qu'ils ont obtenu récemment une perspective de coopération avec l'Agence européenne de défense (AED), dont il ne faudrait pas qu'elle soit une nouvelle porte ouverte à l'application de la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations). De fait, le marché européen de la défense reste ouvert, peut-être trop, et l'est en tout cas beaucoup plus que le marché américain.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Deuxième bémol ou réserve que nous formulons, l'approche américaine de l'Europe - qu'il s'agisse de l'OTAN ou de l'Union européenne (UE) - n'est pas dénuée d'arrière-pensées et s'inscrit pleinement dans la stratégie de compétition avec la Chine.

C'est particulièrement explicite dans le cadre de l'OTAN, où les États-Unis redoublent d'efforts depuis des mois pour que la Chine soit prise en compte comme une menace. Au final, si le nouveau concept stratégique de l'OTAN adopté à Madrid renforce la caractérisation de la menace russe, qualifiée de « menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et la stabilité dans la région euro-atlantique », il mentionne aussi, pour la première fois, la Chine et les défis posés par celle-ci.

Washington ne déconnecte pas la guerre qui se déroule en Ukraine de la rivalité stratégique avec la Chine mais lie au contraire étroitement les deux dossiers. Le soutien des États-Unis à l'Ukraine est aussi un message vis-à-vis de Pékin et une mise en garde contre toute tentation de la Chine de s'en prendre à Taïwan.

De la même manière, l'intérêt porté par l'administration Biden aux institutions européennes pourrait être aussi lié à la perspective de développer avec l'UE des coopérations renforçant le positionnement américain face à la Chine.

Il s'agit là d'une différence essentielle avec l'administration Trump, qui privilégiait une approche unilatérale. L'objectif de l'administration Biden est d'amener l'UE à former un front commun avec les États-Unis face à la Chine.

Cela transparaît tout particulièrement dans la manière dont les États-Unis perçoivent le Conseil du commerce et des technologies, qui pour eux doit surtout servir à faire pression sur Pékin et à contrer l'influence économique chinoise, par exemple par une approche commune de l'Union européenne et des États-Unis sur la question des normes et standards en matière de nouvelles technologies.

Par ailleurs, les États-Unis s'impliquent particulièrement dans les dialogues avec l'UE sur l'Indo-Pacifique et sur la Chine et se montrent désireux d'avancer dans la recherche de synergies entre l'initiative américaine « Build back better for the world » et l'initiative européenne « Global Gateway », qui se présentent toutes deux comme des alternatives à l'initiative chinoise « One Belt, One Road » (OBOR).

Le dernier bémol que nous voyons dans les relations transatlantiques actuelles se rapporte au volet économique.

Certes, les relations économiques entre l'Union européenne et les États-Unis sont particulièrement denses, non seulement au plan commercial, puisqu'elles représentent 42 % du commerce mondial, mais plus encore en termes d'investissements directs croisés : les investissements directs à l'étranger (IDE) réalisés aux États-Unis représentent environ 60 % du total des IDE européens, et réciproquement.

Cependant, les tensions et déséquilibres perdurent, en particulier ceux liés au protectionnisme. Le marché américain reste ainsi difficile à pénétrer pour les entreprises européennes et la tendance se durcit, notamment en ce qui concerne l'accès aux marchés publics. Le contrôle des exportations exercé par l'administration américaine constitue un autre sujet difficile. S'il vise en principe les entreprises exportatrices américaines, il fait l'objet d'une application extraterritoriale pénalisante pour les entreprises européennes. C'est particulièrement vrai en matière d'exportations de biens sensibles, avec les réglementations américaines ITAR pour les matériels d'armement et EAR (pour Export Administration Regulations) pour les biens à double usage, qui sont une source régulière de frictions avec la France.

Un autre irritant majeur de nos relations est, bien entendu, celui des sanctions extraterritoriales, qui tendent à empêcher des entreprises étrangères de commercer avec les pays qu'elles visent. Ces sanctions, on le sait, donnent lieu au paiement d'amendes très élevées. En 2015, BNP Paribas a dû payer 9 milliards de dollars pour avoir violé des embargos. À cela s'ajoutent la perte d'opportunités commerciales et le coût croissant des dépenses de conformité, destinées à réduire l'exposition au risque. Au-delà de leurs objectifs de politique étrangère, ces sanctions sont aussi souvent un moyen de pénaliser des entreprises concurrentes des entreprises américaines.

Enfin, de manière générale, les lois extraterritoriales américaines, qui permettent aux États-Unis de capter de l'information à l'étranger, sont une préoccupation pour les Européens. Cela vaut dans tous domaines : économique, militaire et spatial, numérique...

Il y aurait bien d'autres sujets à aborder, notamment la domination du secteur numérique européen par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et la question de la souveraineté numérique : je vous renvoie pour cela au rapport.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - À la lumière des grandes tendances que nous avons essayé de dégager, quelles recommandations formulons-nous concernant nos relations transatlantiques ? Celles-ci s'organisent autour de deux grands axes.

D'une part, l'Union européenne doit continuer à s'affirmer comme puissance et à affirmer son autonomie stratégique vis-à-vis des États-Unis.

Plusieurs séquences récentes ont montré que, lorsque l'Union européenne se montre ferme et unie, lorsqu'elle s'affirme comme puissance politique, elle est prise au sérieux par les États-Unis et marque des points. Elle doit continuer dans cette voie et défendre sa singularité et ses intérêts, qui ne recouvrent pas exactement ceux de son allié américain. Nous en tirons trois conclusions.

Premièrement, l'Union européenne doit se garder de tout alignement stratégique systématique sur les États-Unis en ce qui concerne la Chine.

Certes, elle ne peut rester totalement neutre car elle partage avec les États-Unis des valeurs - les droits fondamentaux, les libertés, la démocratie - qu'elle doit défendre aux côtés de son allié.

Par ailleurs, lorsque des convergences existent, il faut en tenir compte et chercher à les articuler, comme cela semble être le cas s'agissant des deux projets américain et européen alternatifs au projet OBOR chinois.

En revanche, l'Europe ne doit pas se laisser entraîner dans une logique d'opposition systémique à la Chine, car elle n'a pas exactement les mêmes intérêts économiques et géopolitiques et doit conserver une marge d'action autonome.

De fait, l'Union européenne est un partenaire économique majeur de la Chine et n'est pas prête à un découplage total avec celle-ci. Par ailleurs, un dialogue - fût-il critique - avec Pékin est nécessaire pour faire face à des enjeux mondiaux tels que le changement climatique, le développement ou encore la non-prolifération des armes de destruction massive.

L'Europe doit aussi garder une certaine distance pour pouvoir dialoguer tant avec la Chine qu'avec les pays ou régions du monde qui refusent de choisir un camp.

La deuxième conclusion que nous tirons est qu'il faut accélérer la montée en puissance de la défense européenne.

Certes, sur ce plan, nous avons beaucoup avancé ces derniers mois du fait de la guerre en Ukraine. L'adoption de la Boussole stratégique le 21 mars dernier a été suivie de la présentation, le 18 mai 2022, du plan de la Commission et du Haut Représentant de l'Union européenne sur les lacunes capacitaires de l'Union en matière de défense. Ce plan, qui nous a été présenté par la toute récente DG Defis lors de notre déplacement à Bruxelles, entend remédier au retard accumulé par les pays européens en matière d'investissement de défense, estimé à 270 milliards d'euros depuis 2006, et stimuler et structurer la BITD européenne par une incitation au regroupement des achats de défense et un soutien à l'innovation. Nous saluons cette dynamique positive qui, à notre sens, doit continuer à être une priorité de l'agenda de souveraineté stratégique européenne.

L'enjeu est de taille : il s'agit en effet d'orienter les dépenses rendues possibles par la hausse significative des budgets de défense récemment décidée par les États membres, d'un montant de l'ordre de 200 milliards d'euros, en faisant en sorte qu'elles bénéficient d'abord à l'industrie de défense européenne plutôt qu'à des achats d'armements américains sur étagère, qui n'aideraient en rien celle-ci à se développer.

Nous devons sensibiliser nos partenaires européens, notamment les plus atlantistes, à cet enjeu. Une attention particulière devra être portée à l'Allemagne, compte tenu de l'importance du budget qu'elle prévoit pour moderniser ses capacités militaires. Si Berlin a confirmé son engagement en faveur des grands projets capacitaires européens, l'annonce de sa décision d'acheter des F35 américains pour remplacer ses Tornado quelques jours seulement après celle de créer un fonds spécial de 100 milliards d'euros a jeté un trouble. Nous devons donc chercher à maintenir un dialogue étroit avec l'Allemagne.

Par ailleurs, il faut nous attacher à faire comprendre aux États-Unis, par un travail soutenu de communication et de pédagogie, que le renforcement des efforts européens en matière de défense n'affaiblit pas l'OTAN mais qu'au contraire il contribue aussi à la renforcer, les capacités militaires supplémentaires étant disponibles aussi bien pour l'OTAN que pour l'UE. En outre, il est dans l'intérêt des États-Unis que l'Europe soit dotée d'une capacité d'action propre qui lui permette d'intervenir sur des théâtres ou dans des situations où ceux-ci ne voudraient ou ne pourraient intervenir du fait d'autres priorités.

Certes, il y a la question de la compétition pour les marchés d'armement. Sur ce point, nous devons nous efforcer de convaincre Washington que les États européens ne peuvent augmenter leurs budgets de défense sans en retirer des bénéfices pour leur industrie de défense et qu'ils ont par ailleurs besoin d'une industrie de défense européenne solide pour se doter de capacités militaires robustes dans la durée.

Par ailleurs, il nous semble important, pour une meilleure acceptation de la défense européenne par les États-Unis, mais aussi dans un souci d'efficacité, d'oeuvrer au renforcement de la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN.

Pour conclure, nous souhaitons insister sur le fait que c'est maintenant que nous devons redoubler d'efforts en faveur de la défense européenne. D'une certaine manière, le réengagement actuel des États-Unis en Europe est une aubaine pour la défense européenne, un délai supplémentaire que nous devons mettre à profit pour nous organiser. Car le temps nous est compté : il n'est pas sûr que Washington puisse maintenir longtemps cet engagement à ce niveau, compte tenu de la priorité chinoise, sans parler du risque politique d'un retour du trumpisme au pouvoir.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Troisième conclusion, toujours sur le registre de l'Europe puissance : nous devons défendre plus fermement les intérêts économiques européens.

En premier lieu, il nous faut aussi chercher à obtenir un règlement définitif des différends commerciaux qui n'ont été que temporairement gelés, comme celui sur l'aluminium et l'acier, en ayant en tête le calendrier électoral aux États-Unis.

En outre, nous devons mieux nous défendre contre les sanctions économiques américaines et leur application extraterritoriale, en complétant et surtout en utilisant les outils juridiques dont nous disposons ou dont nous sommes en train de nous doter pour mieux nous protéger. Pour cela, il nous faut mener à bien la révision, prévue en 2022, du règlement européen de blocage de 1996, avec comme priorités une simplification des procédures et un meilleur accompagnement des entreprises visées, afin d'empêcher la transmission de données sensibles.

L'instrument anti-coercition, qui devrait être prochainement adopté dans le cadre de la nouvelle stratégie de politique commerciale européenne, devrait quant à lui permettre prochainement à l'Union européenne de mettre en oeuvre des mesures de représailles proportionnées face à des pratiques coercitives.

Bien entendu, tout cela ne peut fonctionner sans fermeté et sans volonté politique de faire usage de ces instruments.

Par ailleurs, il nous faut anticiper les conséquences du découplage entre les États-Unis et la Chine sur nos chaînes de valeur. En effet, l'Europe pourrait à moyen terme voir ses exportations vers la Chine de produits comprenant des composants critiques d'origine américaine frappées de sanctions, et réciproquement côté chinois, l'Europe se retrouvant ainsi prise en étau. Des stratégies de redéploiements doivent être étudiées.

Enfin, les rapporteurs recommandent d'engager une véritable réflexion sur l'opportunité de faire de l'euro une monnaie internationale, afin de nous permettre de nous affranchir du recours au dollar dans nos échanges économiques avec les États-Unis.

C'est d'ailleurs ce que fait la Chine qui, après avoir déployé en début d'année à l'occasion des jeux Olympiques sa monnaie numérique, le e-yuan, sur son territoire, est en train de la propulser au plan international au travers d'une plateforme de monnaie numérique regroupant plusieurs banques centrales, dont celles de la Thaïlande et des Émirats arabes unis. L'objectif est, à terme, de concurrencer le dollar dans les transactions internationales et d'échapper au contrôle financier exercé par les États-Unis au travers du réseau de communications interbancaires Swift.

Promouvoir l'euro comme monnaie internationale permettrait, à notre sens, d'échapper à l'utilisation du dollar comme instrument de politique étrangère dans le cadre des sanctions extraterritoriales, mais aussi de réduire l'exposition de l'UE aux perturbations sur les marchés financiers américains et à la volatilité des taux de change.

Il paraît crucial d'engager maintenant cette réflexion, en explorant aussi la dimension numérique de la question monétaire - comme les États-Unis ont décidé récemment de le faire.

L'Union européenne a tout intérêt à mener sans tarder cette réflexion et à se doter d'une véritable stratégie monétaire au plan international si elle ne veut pas que l'euro soit distancié à la fois par le dollar et par le yuan.

Notre deuxième axe de recommandations, après celles visant à renforcer l'Europe puissance pour rééquilibrer nos relations transatlantiques, porte sur la nécessité de poursuivre et d'approfondir le dialogue et les coopérations avec les États-Unis, qui demeurent un partenaire essentiel et notre principal allié.

Au plan européen, il existe de nombreux domaines où nous avons intérêt à poursuivre notre dialogue et approfondir nos coopérations avec les États-Unis.

C'est bien sûr le cas de la guerre en Ukraine, pour laquelle la coordination étroite devra être poursuivie pour évoquer des sujets tels que l'aide à l'Ukraine, les sanctions contre la Russie ou encore la nécessaire mise en place d'une traçabilité des armes livrées à l'Ukraine.

Nous avons également besoin de coopérer sur la gestion d'autres crises internationales ou régionales, à commencer par le dossier du nucléaire iranien.

Par ailleurs, il est dans l'intérêt de l'Union européenne, qui promeut une résolution des conflits par le droit, de chercher à réengager les États-Unis dans le multilatéralisme commercial, notamment en ce qui concerne la réforme de l'OMC.

Enfin, il faut mettre à profit le Conseil du commerce et des technologies pour ajuster nos positions, réduire les divergences et déminer de potentiels contentieux dans des domaines souvent techniques et sensibles, comme la cybersécurité, la régulation du secteur numérique ou le contrôle des exportations, et prendre une longueur d'avance sur les enjeux futurs.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - La coopération spatiale entre les États-Unis et l'Union européenne a déjà une longue histoire. Un des enjeux actuels est de garantir l'interopérabilité entre le système Galileo de l'Union européenne, qui deviendra une réalité d'ici à deux ans, et le GPS américain. L'utilisation de satellites d'observation de la Terre pour soutenir l'action sur le changement climatique doit devenir une priorité partagée.

Il nous faut entretenir la dynamique née de la mise en place des groupes de travail bilatéraux dans le cadre de la relance de nos relations après l'affaire Aukus. Ceux-ci concernent, rappelons-le, les énergies propres, l'espace, la cybersécurité, les technologies émergentes - dans lesquelles nos coopérations sont significatives - et le commerce militaire.

En ce qui concerne le volet défense, les attentes de la France sont fortes, en particulier sur l'application des réglementations ITAR et EAR. Nous souhaitons une plus grande réactivité de l'instruction des demandes et une plus grande transparence sur les motifs de refus. Des progrès sont également attendus en matière de contrôle des investissements étrangers, qui entravent notre capacité d'accès de notre pays au marché américain. Par ailleurs, il est nécessaire de développer davantage nos échanges concernant l'interopérabilité entre le F35 et les autres avions de chasse, en faisant primer les intérêts opérationnels sur les considérations commerciales.

La question de l'interopérabilité mérite une attention particulière à l'heure où les États-Unis se lancent dans une course technologique avec la Chine car ils vont moderniser à grande vitesse leurs systèmes d'armes et centres de commandements. Il nous faut rester dans le même train, ne pas décrocher, au risque de ne plus pouvoir conduire à l'avenir des opérations conjointes.

Notre coopération bilatérale de défense comporte d'intéressantes perspectives dans le domaine spatial, l'espace étant de loin le domaine dans lequel nous avons la meilleure coopération. La France intéresse particulièrement les États-Unis dans la mesure où elle dispose d'une gamme complète : lancement, production satellitaire, surveillance depuis l'espace. Nous entendons aussi poursuivre nos coopérations en matière d'innovation de défense.

Enfin, de manière plus générale, nous recommandons de mettre l'accent sur le développement des liens humains.

Face au constat d'une distanciation culturelle et d'un certain relâchement des liens humains entre les États-Unis et l'Europe, pour des raisons liées à la démographie, au renouvellement des générations, nous préconisons de multiplier les échanges et les contacts et de favoriser aussi une meilleure acculturation des élites américaines à l'Europe. Il ressort de nos auditions que beaucoup d'entre elles connaissent mal l'Europe et en particulier l'Union européenne et ses institutions, d'où une tendance à privilégier parfois les relations bilatérales avec les États membres. Il faut encourager une meilleure connaissance du fonctionnement de l'UE et de ses champs d'intervention par l'administration américaine et les experts, les think tanks, grâce à des programmes d'échanges et de stages.

Les échanges interparlementaires peuvent aussi jouer un rôle et mériteraient d'être davantage développés, notamment au niveau des États membres car ils constituent un canal privilégié pour clarifier des positions, confronter des opinions, corriger des idées reçues...

M. Christian Cambon, président. - Merci pour ce rapport passionnant et très complet, qui a nécessité de nombreuses auditions. Votre travail honore notre commission.

M. Pascal Allizard, rapporteur. - Je dois vous quitter dès à présent car je supplée notre président en accompagnant ce jour à Kiev le président Larcher.

M. Joël Guerriau. - Merci pour ce rapport de qualité, qui s'écarte de toute naïveté. Outre les 9 milliards d'euros payés par BNP Paribas, il y a eu le cas de l'Iran. Les accords conclus avaient ouvert ce pays vers le monde, vers l'Europe et en particulier vers la France, en raison des excellentes relations entretenues sur le plan de l'amitié franco-iranienne. Des contrats de plusieurs milliards d'euros avec nos entreprises ont été jetés à l'eau lorsque le président Trump a décidé de rompre ces accords, ce qui a eu un impact considérable sur notre balance commerciale. Je me souviens aussi de la pression américaine pour nous empêcher de développer la carte bancaire à puce - jusqu'au jour où les Américains se sont emparés de cette invention française pour en faire une invention américaine...

M. François Patriat. - Les Américains ont été très allants sur la dureté des sanctions contre la Russie. Nous avons suivi, nous en payons le prix, mais quel est leur effet, exactement ?

M. Christian Cambon, président. - Cela mériterait que nous y consacrions un rapport. Nous aurons aussi à dresser un bilan du matériel militaire que nous avons envoyé en Ukraine. Pour les camions équipés d'un système d'artillerie (Caesar), nous sommes à la limite... C'est d'ailleurs ce qui explique l'évolution de la guerre : nombre d'États commencent à se préoccuper de ne pas entamer leurs stocks.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Le coût pour les entreprises de l'Union européenne des mesures extraterritoriales américaines en Iran a été estimé à 19 milliards d'euros, auxquels s'ajoutent quelques 4 milliards d'euros de pertes d'opportunités. C'est le cas en Iran mais aussi à Cuba, dont ADP et d'autres entreprises se sont retirées par crainte de sanctions américaines.

M. Pierre Laurent. - Il serait intéressant que nous procédions à une analyse des documents adoptés au sommet de Madrid, qui ouvrent une situation nouvelle.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - En effet. Entre la Boussole stratégique et le Concept stratégique de l'OTAN, nous pouvons souligner certaines convergences. Nous n'avons guère auditionné d'Américains : notre rapport présente surtout une vision française. Nous savons bien que les questions d'autonomie stratégique et de défense européenne suscitent toujours une grande incompréhension, voire un rejet.

M. Jean-Marc Todeschini. - Ce rapport est très optimiste ! Je ne crois pas du tout en une relance de l'Europe de la défense, d'autant que la crise en Ukraine a relancé la présence américaine sur le continent européen, l'OTAN étant un vaste marché d'armes pour les Etats-Unis. La France est isolée, nous le voyons bien quand nous siégeons à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Nous pouvons continuer de rêver, mais nos partenaires européens n'ont pas du tout l'intention de faire progresser l'Europe de la défense.

M. Christian Cambon, président. - C'est aussi le rôle du Sénat de tracer des perspectives !

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur. - Les États-Unis d'Amérique ont deux obsessions : la montée en puissance économique et financière de la Chine et le rattrapage de la classe moyenne américaine. Curieusement, les classes populaires sont absentes de leurs préoccupations, alors qu'elles sont susceptibles de se tourner vers des votes extrêmes ou de se détourner de la démocratie. Le positionnement international des États-Unis peut donc dépendre uniquement d'une partie d'une classe sociale.

Autre constat, on ne peut aujourd'hui considérer l'Europe comme unie d'un point de vue géographique. À la lumière du conflit ukrainien, il convient de distinguer les pays d'Europe de l'Est, membres relativement récents de l'Union, des pays « historiques ». Penser que les premiers puissent avoir confiance dans un système de défense européen est un doux rêve. Souvenons-nous qu'au début du conflit ukrainien, les États-Unis ont proposé au président ukrainien de l'exfiltrer, ce à quoi ce dernier a répondu qu'il n'avait nul besoin d'un taxi, mais d'armes. À elle seule, la proposition américaine signifiait que les États-Unis admettaient la possibilité qu'un État européen indépendant soit attaqué par un pays voisin et que s'ensuivent des modifications de frontières définies depuis des décennies. Le changement de positionnement des États-Unis tient selon moi, d'abord, à la résistance du peuple ukrainien. Compte tenu des craintes intériorisées par les pays de l'Europe de l'Est, une Europe de la défense me semble impossible : ces pays n'ont confiance qu'en l'OTAN et dans la force de frappe des États-Unis d'Amérique.

Dans ce contexte, quelle est notre capacité à nous défendre ? De toute évidence, le feu nucléaire ne suffit pas. Cela signifie que nous devons réfléchir très rapidement à une augmentation substantielle du budget de la défense si nous voulons véritablement garantir l'indépendance de notre pays. Il sera alors bien temps d'imaginer une évolution vers une Europe de la défense ou de coopération de défense, mais nous n'en sommes pas là. Dans la période actuelle, nous devons objectivement nous rendre compte que nos moyens de défense sont notoirement insuffisants.

M. Christian Cambon, président. - Cela justifie d'autant plus que nous nous penchions en détail, à la rentrée, sur ce que nous auront coûté, en termes de moyens de défense, les fournitures d'équipements militaires à l'Ukraine, question sur laquelle nous manquons encore de visibilité. J'observe que la France ne figure pas parmi les pays les plus généreux en la matière. Compte tenu du rythme hebdomadaire de consommation d'armes par les Ukrainiens, tous les pays donateurs devront répondre à la même question : comment faire face au désarmement de fait de l'Europe dans lequel nos pays sont parvenus ?

M. André Vallini. - À en croire les médias, l'Ukraine se plaint de ne recevoir que 20 % de ce qui lui a été promis...

M. Christian Cambon, président. - Tout le problème est là : les Ukrainiens demandent davantage et nous sommes au maximum de nos capacités. Cela explique à mon sens le tournant auquel nous assistons dans la guerre, les Russes semblant en ce moment prendre l'avantage.

Mme Hélène Conway-Mouret, rapporteure. - Nous avons tout de même ressenti cette fois une dynamique qui n'existait pas il y a trois ans, lorsque nous avions travaillé sur la défense européenne. Même si l'OTAN semble reprendre la main, une véritable volonté se fait jour, du moins à Bruxelles, de faire de la défense européenne une priorité. Peut-être s'agit-il d'un voeu pieux, mais cette vision est portée par la France, à juste titre me semble-t-il.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Nous devons être conscients du fait que la France n'a pas bonne presse auprès de l'OTAN, les propos sur l'« état de mort cérébrale » de l'organisation ayant évidemment nui à notre réputation.

Néanmoins, les choses sont en train de changer. Les déclarations du Président de la République au sommet de Madrid ont été très appréciées. Pendant des années, les Américains étaient assez peu présents à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Aujourd'hui, ils reviennent, alors que la France peine à s'y faire entendre. Je lance ici un appel pour que les membres de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN y participent davantage.

M. Christian Cambon, président. - Au nom de la commission, j'en profite pour présenter à Joëlle Garriaud-Maylam tous nos voeux de réussite dans la campagne qui doit conduire à l'élection à la présidence de l'Assemblée parlementaire de l'OTAN. Elle a toutes les chances de présider cette assemblée.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport et en autorise la publication.

- Présidence de M. Cédric Perrin, vice-président -

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord pour la mise en place d'un mécanisme d'échange et de partage de l'information maritime dans l'océan Indien occidental et de l'accord régional sur la coordination des opérations en mer dans l'océan Indien occidental - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord pour la mise en place d'un mécanisme d'échange et de partage de l'information maritime dans l'océan Indien occidental et de l'accord régional sur la coordination des opérations en mer dans l'océan Indien occidental, sur le rapport de notre collègue Joël Guerriau.

M. Joël Guerriau, rapporteur. - L'océan Indien est un des hauts lieux stratégiques de la planète. Troisième plus grand océan du monde, il abrite la plus importante route maritime commerciale et il est au coeur des rivalités entre les États les plus puissants du globe. La sécurité de ses détroits et couloirs de navigation permettant la libre circulation des marchandises et des énergies fossiles est essentielle au bon fonctionnement de l'économie mondiale.

Certains des États qui bordent l'océan Indien connaissent une instabilité politique qui peut avoir des répercussions sur la sécurité en mer. Ainsi, au début des années 2000, le littoral somalien a été le théâtre d'actes de piraterie et d'attaques contre des navires marchands ou plaisanciers, qui ont affaibli les économies régionales et déstabilisé le commerce international.

La communauté internationale a réagi, d'abord pour la Somalie en 2008, ensuite pour le Golfe de Guinée en 2011, avec des opérations comme Atalante, Ocean Field et la TF150, sous l'égide des Nations unies. Dès 2009, la Commission de l'océan Indien (COI) a entamé une réflexion pour lutter contre l'insécurité maritime dans la région, privilégiant une vision globale des menaces maritimes.

C'est ainsi qu'est né, en 2012, le programme MASE (Maritim Security), dans lequel s'inscrivent les deux accords soumis à ratification. L'Union européenne le finance à hauteur de 42 millions d'euros sur la période 2013-2022. La France, par ailleurs membre de la COI, est cosignataire de ces accords au titre des territoires ultramarins de La Réunion, de Mayotte et des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF).

Les Comores, Djibouti, Madagascar, Maurice et les Seychelles ont signé ces accords le 29 avril 2018 à Balaclava, lors de la conférence ministérielle sur la sécurité maritime. La France et le Kenya les ont signés quelques mois plus tard, le 26 novembre 2018, à Nairobi, à l'occasion de la convention sur l'économie bleue au Kenya. D'autres États pourraient être associés prochainement, comme la Somalie ou la Tanzanie.

Concrètement, les présents accords cherchent à favoriser la coopération et la coordination des États côtiers, afin de leur permettre de jouer un rôle de premier plan en matière de surveillance maritime de la région de l'océan Indien occidental. Deux centres régionaux sont au coeur de cette collaboration : le centre régional de fusion d'information maritime, situé à Madagascar et le centre régional de coordination des opérations, installé aux Seychelles. Ces deux centres sont d'ores et déjà opérationnels. Si nous avons auditionné une vingtaine de hauts fonctionnaires de différents ministères, je regrette de n'avoir pu visiter au moins un centre, afin d'évaluer leur efficacité.

La ratification de ces accords permettra à la France de prendre toute sa place dans l'échange d'informations et la coordination des actions conjointes en mer dans l'océan Indien occidental. La France a annoncé qu'elle envisage d'émettre des réserves, lors de la transmission de ces accords à la COI, afin de s'assurer du respect de sa législation, notamment en matière d'informations ou de matériels classifiés, de pouvoirs de police, de compétence juridictionnelle et de coopération judiciaire. Des accords sous forme d'échanges de lettres sont prévus avec chaque État signataire, afin de s'assurer du respect de notre réglementation en matière de transfert de données à caractère personnel.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en premier. Son examen en séance publique n'est pas encore inscrit à l'ordre du jour, mais il devrait l'être selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi souscrit votre rapporteur.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord portant révision de l'accord général de coopération entre les États membres de la Commission de l'océan Indien - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord portant révision de l'accord général de coopération entre les États membres de la Commission de l'océan Indien, sur le rapport de notre collègue Vivette Lopez.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Créée au début des années 1980, la Commission de l'océan Indien (COI) est une organisation régionale intergouvernementale qui regroupe cinq États du sud-ouest de l'océan Indien : les Comores, Madagascar, Maurice, les Seychelles et la France, au titre de La Réunion. Il s'agit de la seule organisation régionale d'Afrique à être composée exclusivement d'îles et francophone. En effet, des liens historiques nous unissent à ces États insulaires qui, pour une période plus ou moins longue, ont tous été sous souveraineté française.

À l'origine, le champ de la coopération de la COI était circonscrit à quatre domaines : la diplomatie, l'économie et le commerce, l'agriculture, ainsi que les sciences et l'éducation. Progressivement, les domaines d'action se sont étendus, entre autres, à la lutte contre le changement climatique, à la sécurité alimentaire et sanitaire, à l'économie bleue, ou encore à la sécurité maritime.

Compte tenu, d'une part, des nouveaux enjeux de la coopération régionale dans l'Indianocéanie - comme le défi climatique ou la connectivité numérique - et, d'autre part, de l'extension progressive des domaines d'intervention de la COI, les États membres se sont engagés dans un processus de modernisation de l'organisation afin de lui donner les moyens de ses ambitions.

Sur la base de la déclaration de Moroni, signée par les États membres en août 2019, qui définit les orientations politiques et stratégiques de l'organisation, l'accord de Victoria de 1984, texte fondateur de la COI, a fait l'objet d'une révision adoptée en mars 2020 et soumise aujourd'hui à l'examen du Parlement en vue de sa ratification.

Outre l'extension des domaines de coopération précédemment évoquée, l'accord tend à affirmer l'identité de la COI en inscrivant l'insularité et l'appartenance à l'espace africain du sud-ouest de l'océan Indien comme critères d'adhésion. Cette disposition permet de garantir l'identité de la commission comme organisation régionale de proximité, sa cohésion, ainsi que son caractère francophone et africain.

En outre, le présent accord tend à assainir la gestion financière de la commission. En effet, la COI rencontre des difficultés de gestion de ses ressources, qu'elle travaille à améliorer. Ces difficultés trouvent leur origine dans le fait que, depuis 2011, près de 600 000 euros de dépenses ont été déclarés inéligibles par l'Union européenne sur les projets qu'elle finance. Ces dépenses se transforment alors en dettes pour la COI, qui représentent 40 % de son budget annuel.

Enfin, les États membres ont souhaité renforcer le volet institutionnel de l'organisation, afin de l'accompagner dans ses nouvelles missions. La COI a décidé de maintenir l'unanimité comme mode de décision, de doubler le nombre de réunions annuelles du conseil des ministres - son organe décisionnel -, d'instaurer un sommet quinquennal des chefs d'État et de gouvernement, et de porter le mandat de son secrétaire général de quatre à cinq ans non renouvelable.

Si cette réforme de l'organisation est évidemment bienvenue, elle suscite plusieurs remarques et interrogations. Dans son discours du 23 octobre 2019 prononcé en clôture du sommet Choose La Réunion, le Président de la République insistait sur la nécessité, pour les territoires français de la zone - La Réunion et Mayotte -, de tirer parti des potentiels importants de la région, en renforçant l'intégration et la coopération régionales. Or, en raison d'un contentieux territorial qui oppose la France aux Comores, Mayotte n'est pas membre de plein droit de la COI. Les consultations diplomatiques ont néanmoins ouvert la voie à une participation de représentants mahorais à des projets d'intérêt commun, après une autorisation préalable des États membres. Il n'y a donc pas, à ce jour, de démarches pour l'adhésion de Mayotte à l'organisation, mais des actions sont entreprises pour mieux associer le département à certains programmes.

Par ailleurs, l'un des axes de notre politique étrangère consiste à accroître la présence française auprès des enceintes régionales qui sont en mesure de contribuer au développement du multilatéralisme renforcé et rénové que la France appelle de ses voeux. À ce titre, la participation à la COI s'inscrit dans la stratégie française en Indopacifique. Or, malgré les efforts entrepris par la présidence française qui s'est achevée en février dernier, l'organisation manque d'une vision stratégique claire et assumée au plus haut niveau des États membres, ainsi que de moyens financiers idoines.

En effet, le nouveau plan de développement stratégique, qui constitue la feuille de route de la COI, tarde à être adopté. En outre, le sommet des chefs d'État et de gouvernement, censé fixer le cap de la COI et définir ses grandes orientations politiques, ne s'est tenu que quatre fois depuis la naissance de l'organisation, ce qui peut être considéré comme le signe d'un relatif désintérêt des exécutifs. S'agissant des ressources financières de la COI, le secrétaire général de l'organisation a souligné, lors de son audition, la forte inadéquation entre, d'une part, les moyens qui lui sont alloués, et d'autre part, les besoins réels et les exigences des États membres et des bailleurs.

Pour conclure, l'objectif du présent accord est d'insuffler un nouvel élan à la coopération dans l'océan Indien occidental, où la France et l'Union européenne ont des intérêts. Le rôle du Parlement est d'accompagner ce mouvement, même s'il suscite des questions, voire des réserves, sur l'efficience des actions conduites par la COI jusqu'à présent, mais aussi sur l'engagement des États membres à faire vivre cette coopération.

Si les actions entreprises ces dernières années et les annonces faites à l'occasion de la présidence française semblent répondre aux difficultés rencontrées par la COI et aux défis auxquels elle doit faire face, on peut légitimement s'interroger sur la capacité de l'organisation à se doter des moyens suffisants pour atteindre les objectifs qui lui sont assignés et à mobiliser les chefs d'État et de gouvernement pour que les décisions politiques trouvent une traduction concrète, au bénéfice des îles de la région et de ses habitants.

En dépit des remarques que je viens d'exprimer, je préconise l'adoption de ce projet de loi, en espérant que cette réforme donne à l'organisation les moyens d'agir davantage et mieux. L'examen en séance publique est prévu le mardi 19 juillet, selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Mme Nicole Duranton. - Retenu dans son département, notre collègue Abdallah Hassani, sénateur de Mayotte, m'a demandé de vous lire son intervention : « Ces deux accords de coopération dans l'océan Indien permettront une meilleure efficience de la Commission de l'océan Indien et la poursuite du renforcement de la sécurité maritime dans la zone. C'est une zone stratégique, carrefour du commerce mondial, confrontée à des défis majeurs comme le climat, la préservation des ressources ou les migrations. On ne peut donc que les approuver.

Je voudrais simplement rappeler ici que la France, qui finance pourtant 40 % de la COI, n'y est membre qu'au titre de La Réunion. Mayotte en est exclue, l'Union des Comores ne la reconnaissant pas comme française. Je le déplore, même si je sais que la France oeuvre toutefois pour permettre à Mayotte de bénéficier des projets menés par la COI, avec l'accord de principe de tous ses membres, y compris les Comores. La France a pris la précaution d'assortir sa signature de l'accord de coordination des opérations en mer dans l'océan Indien occidental d'une annexe à l'accord initial. Le champ d'application géographique de l'accord sur la sécurité maritime concerne les trois collectivités territoriales de l'océan Indien - la Réunion, Mayotte et les Terres australes et antarctiques françaises, notamment le district des îles Éparses et l'île d'Amsterdam pour le district des îles Saint-Paul et Amsterdam -, ainsi que leur espace aérien sous-jacent. Ces territoires sont revendiqués par plusieurs États parties au traité.

Il s'agit donc d'accords pragmatiques. Mayotte souhaite toujours être membre de la COI. C'est essentiel pour son développement et sa reconnaissance, mais le département n'attend pas qu'elle le soit pour coopérer avec ses voisins dans le cadre de ses compétences. Par exemple, le département a signé en juin dernier onze accords avec chacune des régions de Madagascar. »

M. Philippe Folliot. - Je souscris tout à fait aux propos de notre collègue mahorais. Il est anormal que la France ne soit reconnue dans cette organisation régionale de proximité qu'au titre de La Réunion. Certes, les éléments de revendication et de contentieux sont nombreux dans la région, mais il y en a d'autres, comme l'île Tromelin, qui est revendiquée par l'île Maurice. Heureusement que la France n'a pas ratifié l'inique traité de cogestion entre Tromelin et l'île Maurice ! Les îles Éparses font également l'objet de revendications de la part de Madagascar.

La ratification de cet accord doit être l'occasion pour le Parlement de revendiquer et d'assumer de manière claire, pérenne et sans conteste, la souveraineté française sur l'ensemble des possessions et territoires français de la région. Le rôle premier d'un État est de défendre sa souveraineté. En l'occurrence, cette dernière n'est nullement remise en cause par les populations vivant sur ces territoires et cela doit être affirmé.

Sur la forme, je regrette que ce traité fasse l'objet d'une adoption par la procédure simplifiée. Je pense qu'il eût été bon de débattre, en séance plénière, de ces questions de fond. Il me paraît important de poursuivre les efforts de coopération régionale, en nous appuyant sur l'élément essentiel qu'est la francophonie. Il existe peu d'organisations régionales essentiellement francophones. C'est une raison supplémentaire de continuer à la soutenir, y compris financièrement.

Vouloir jouer la carte de la coopération régionale n'exclut pas d'affirmer clairement, fermement - j'allais dire fièrement - nos positions et notre soutien à nos compatriotes réunionnais et mahorais, mais aussi de défendre les positions du Conseil consultatif des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), où j'ai l'honneur de représenter le Sénat.

M. André Vallini. - Au risque de doucher l'enthousiasme de notre collègue Philippe Folliot, je me souviens de ma participation, il y a huit ans, à une réunion de la COI qui se tenait à La Réunion. Les problèmes, les difficultés financières et les questions existentielles autour de la COI étaient alors identiques à ceux que vient d'exposer le rapporteur. Comme l'ensemble de mes collègues, je voterai pour cette convention, mais huit ans plus tard, les choses n'ont pas évolué et c'est assez désespérant.

Mme Gisèle Jourda. - J'étais à Mayotte il y a encore trois jours au titre de la délégation aux outre-mer, et la question de la participation à la COI a été abordée de manière douloureuse - nous pouvons parler de « ras-le-bol ». Mayotte ne comprend plus pourquoi elle n'est pas associée aux travaux de cette commission. Nous assistons à une stagnation, voire à une régression sur le sujet. Peut-être devrions-nous, en marge de ce rapport, nous pencher sur cette question, vitale pour nos compatriotes ultramarins.

Mme Vivette Lopez, rapporteur. - Nous espérons vivement que la révision de l'accord de Victoria permettra des évolutions positives. Nous pouvons regretter la position de la diplomatie française, qui consiste à ne pas entreprendre les démarches officielles pour l'adhésion entière de Mayotte à la COI. L'association des Mahorais au cas par cas n'est pas suffisante, car elle ne permet pas au territoire de tirer profit de la coopération régionale, dont il aurait pourtant bien besoin. Nous ne pouvons qu'inviter le Gouvernement à revoir sa position, d'autant que l'opposition de l'Union des Comores semble moins vive.

Enfin, je répondrai à Philippe Folliot que la COI a vocation à traiter des questions non pas de souveraineté - elles sont exclues de ses travaux et c'est heureux ! -, mais de coopération régionale.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Projet de loi autorisant l'approbation de la convention de coopération judiciaire internationale entre le Gouvernement de la République française et l'Organisation des Nations unies, représentée par le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Cédric Perrin, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant l'approbation de la convention de coopération judiciaire internationale entre le Gouvernement de la République française et l'Organisation des Nations Unies, représentée par le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie, sur le rapport de notre collègue Édouard Courtial.

M. Édouard Courtial, rapporteur. - Le projet de loi a été adopté à l'Assemblée nationale le 27 janvier 2022. Nous sommes donc saisis en seconde chambre.

Cet accord, signé à Genève le 29 juin 2021 constitue une avancée majeure dans la collaboration entre nos institutions judiciaires et ce nouveau Mécanisme, mis en place faute de pouvoir déférer à la Cour pénale internationale les crimes qui se sont déroulés en Syrie depuis 2011.

Le conflit syrien, qui a commencé par la répression, par le régime syrien, d'un mouvement de contestation populaire, a connu plusieurs rebondissements tragiques faisant de très nombreuses victimes. Le rapport de la commission d'enquête dite « Pinheiro » a conclu en 2021 à la perpétration des plus odieuses violations des droits internationaux humanitaires et des droits de l'homme, « susceptibles de constituer des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre, et d'autres crimes internationaux, y compris de génocide ».

Il faut rappeler que plus de la moitié des Syriens ont dû quitter leur foyer et que des dizaines de milliers de personnes sont encore portées disparues. La situation humanitaire est encore, à ce jour, déplorable. La France a fermé sa représentation diplomatique à Damas en 2012 et a rejoint la coalition internationale contre Daech, lors de sa création en 2014. Elle considère que la lutte contre l'impunité est une condition du rétablissement de la paix en Syrie. Les faits sont connus, mais la Cour pénale internationale n'est pas compétente pour en connaître, étant donné que la Syrie n'a pas ratifié la Convention de Rome et que les veto russe et chinois bloquent toute résolution de saisine du Conseil de sécurité.

C'est dans ces circonstances que l'Assemblée générale des Nations unies a créé, en décembre 2016, le Mécanisme international, impartial et indépendant pour la Syrie. Il s'agit d'un instrument juridique inédit : ni tribunal ni organe judiciaire, il n'a pas vocation à juger lui-même les auteurs des violations, mais à aider les juridictions compétentes à y parvenir. À cette fin, ses missions consistent, d'une part, à centraliser les éléments de preuves relatives aux atrocités commises en Syrie et, d'autre part, à les transmettre, après analyse, aux tribunaux qui ont compétence pour juger de tels faits.

Ce Mécanisme est opérationnel depuis 2018, et dispose à sa tête d'une magistrate française, Mme Catherine Marchi-Uhel, que j'ai auditionnée. Ses moyens sont croissants, au fil de l'augmentation des demandes d'assistance qui lui parviennent, d'ailleurs souvent de la part de juridictions françaises.

Le Mécanisme n'ayant pas accès au territoire syrien, la mise en oeuvre de son mandat dépend de la coopération des juridictions nationales enquêtant sur cette zone en raison de leur compétence universelle. Or le droit français, comme d'autres, n'autorise pas, en l'absence de convention, la transmission d'informations des juridictions vers une entité non juridictionnelle.

Il était donc essentiel d'aboutir à la convention qui vous est présentée aujourd'hui. Elle a été négociée en deux ans, aboutissant à un cadre juridique de coopération qui permettra au Mécanisme de bénéficier des informations qui auront été recueillies par les juridictions françaises, afin d'alimenter son « répertoire central ». Le partage d'informations ne sera donc plus à sens unique.

Bien sûr, des précautions juridiques ont été prises : la convention reprend en partie les exclusions et les restrictions habituellement prévues par les conventions d'entraide pénale internationale bilatérales. S'agissant du transfert de données à caractère personnel, le Mécanisme ne peut les communiquer que si le niveau de protection de la vie privée et des libertés et droits fondamentaux des personnes concernées est garanti au regard des dispositions de la directive du 27 avril 2016, dite directive « Police-justice ».

À propos d'un sujet connexe, la France a transposé le statut de Rome, introduisant dans son droit une compétence dite « universelle » des juridictions françaises pour connaître des crimes de génocide, crimes contre l'humanité et crimes et délits de guerre commis à l'étranger, par un ressortissant étranger, à l'encontre de victimes étrangères. Toutefois, cette compétence est soumise à des réserves importantes, en particulier celle de la « double incrimination » qui rend, en pratique, l'aboutissement des poursuites incertain. Ce principe du droit français subordonne la compétence universelle des juridictions françaises à l'exigence que les faits poursuivis soient également punis par la législation de l'État où ils ont été commis.

Un récent arrêt de la Cour de Cassation du 24 novembre 2021 a déclaré les juridictions françaises incompétentes, du fait de ce principe, pour connaître des poursuites engagées à l'encontre d'un ressortissant syrien mis en examen pour faits de complicité de crimes contre l'humanité commis en Syrie. La Cour de Cassation procède ici à une lecture stricte de la loi : la Syrie ne reconnaît pas le crime contre l'humanité stricto sensu.

Cette difficulté est connue de longue date, puisque nos collègues Jean-Pierre Sueur et Alain Anziani avaient défendu une proposition de loi tendant à modifier l'article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale. Ce texte, adopté à l'unanimité par le Sénat le 26 février 2013, n'a jamais été examiné par l'Assemblée nationale. Lors des débats sur la loi de programmation de la justice en 2018, le Sénat avait de nouveau voté à l'unanimité l'amendement proposé par Jean-Pierre Sueur, mais celui-ci n'a été repris que partiellement par l'Assemblée nationale, limitant l'exclusion du principe de double incrimination aux crimes de génocide.

Cette récente jurisprudence de la Cour de Cassation n'a néanmoins pas été suivie par la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, le 4 avril 2022. Il faut rester vigilant quant à l'évolution de la jurisprudence, et, le cas échéant, envisager une évolution la législation, afin d'éviter que la France devienne un refuge pour les auteurs de crimes de guerre perpétrés en Syrie ou ailleurs dans le monde. Je rappelle d'ailleurs que la France est l'un des seuls États européens à limiter ainsi la compétence universelle de ses juridictions.

En tout état de cause, la convention en cours de ratification ne porte pas sur ce point particulier. Elle constitue une avancée notable dans la coopération réciproque entre le Mécanisme et nos juridictions, qui permettra en particulier au Mécanisme de profiter des informations recueillies par les juridictions françaises, en alimentant son répertoire central. Cela est tout à fait conforme aux engagements de la France, réaffirmés régulièrement, de lutter contre l'impunité des auteurs de crimes durant le conflit en Syrie. L'Organisation des Nations unies a d'ores et déjà accompli les procédures internes requises pour l'entrée en vigueur de la convention.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, dont le Sénat est saisi en deuxième. Son examen en séance publique est prévu le mardi 19 juillet, selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Mme Michelle Gréaume. - Cette convention va dans le sens de la justice, afin que les crimes perpétrés ne restent pas impunis. Il serait néanmoins souhaitable qu'il en soit de même pour tous les conflits. La loi du 9 août 2010 a transposé dans notre droit le statut de Rome, traité international créant la Cour pénale internationale. La compétence des juridictions françaises est cependant strictement encadrée et restreinte.

C'est pourquoi nous estimons nécessaire d'adapter le droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale. La France doit aller au bout de la démarche et réviser la loi de 2010, afin de lever les restrictions qui limitent sa pleine application et le principe de compétence universelle.

M. Édouard Courtial, rapporteur. - Sur ce sujet de l'évolution du droit, j'ai noté que la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale avait saisi le garde des sceaux et le ministre des affaires étrangères au moyen d'une lettre commune des commissaires. Nous pourrions envisager de faire de même au Sénat.

M. Pierre Laurent. - Les camps de prisonniers du nord-est syrien sont peuplés de personnes qui, à l'évidence, ont perpétré des crimes pour lesquels ils ne peuvent être jugés - ils ne le seront probablement jamais - du fait de l'absence de tribunal international. Cela pose un très grave problème pour l'avenir de la Syrie. De plus, les forces kurdes, à qui l'on a confié la gestion et l'encadrement de ces camps, ne sont pas reconnues comme compétentes internationalement.

Hier, la France a rapatrié massivement de ces camps des femmes et leurs enfants, changeant ainsi visiblement la doctrine qui prévalait jusqu'alors, qui était celle du rapatriement au cas par cas. Faut-il en déduire que nous allons rapatrier tout le monde ? Vous savez que plusieurs parlementaires, dont je fais partie, s'étaient mobilisés en faveur des enfants présents dans ces camps.

En la matière, l'absence de juridiction, réclamée dès le départ par les forces kurdes, pose un véritable problème international. Elle crée une situation d'insécurité très préoccupante.

Le Mécanisme mis en place doit être encouragé, même s'il ne constitue qu'une réparation très partielle. Sans régler le problème de l'absence de tribunal international, il a au moins le mérite de faire progresser les capacités judiciaires. Je tenais à souligner que, si nous laissons la situation en l'état, les crimes de guerre voire les crimes de génocide ou contre l'humanité qui ont été perpétrés dans ce pays échapperont à toute juridiction internationale.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et l'Autorité bancaire européenne relatif au siège de l'Autorité bancaire européenne et à ses privilèges et immunités sur le territoire français - Examen du rapport et du texte de la commission

M. Christian Cambon, président. - Nous examinons à présent le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et l'Autorité bancaire européenne relatif au siège de l'Autorité bancaire européenne et à ses privilèges et immunités sur le territoire français, sur le rapport de notre collègue Jean-Marc Todeschini.

M. Jean-Marc Todeschini, rapporteur. - Le système européen de surveillance a connu une réforme d'ampleur après la crise financière de 2008 qui a mis en exergue de graves lacunes. Sur la base du rapport Larosière, la Commission européenne a formulé plusieurs propositions pour pallier les dysfonctionnements identifiés, et ainsi mieux protéger les citoyens, rétablir la confiance en notre système financier, et prévenir tout risque susceptible de porter atteinte à sa stabilité.

Le Parlement européen a adopté ces propositions en septembre 2010. L'une d'elles consistait en la réforme du cadre de supervision financière existant, qui a donné naissance au Comité européen du risque systémique ainsi qu'à trois autorités européennes de surveillance que sont, pour le domaine assurantiel, l'Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles, qui siège à Francfort ; pour les marchés financiers, l'Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), située à Paris ; et pour le secteur bancaire, l'ABE, dont le siège est également installé dans notre capitale.

Le rôle de l'ABE est d'améliorer le fonctionnement du marché intérieur en garantissant une surveillance et une réglementation appropriées, efficaces et harmonisées à l'échelle de l'Union. L'ABE est indépendante, mais rend des comptes au Parlement européen, au Conseil de l'Union européenne et à la Commission européenne. Les autorités de régulation nationales - comme l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) en France - participent aux prises de décisions.

Le siège de l'ABE était initialement situé à Londres, au coeur de la City. La décision prise par le Royaume-Uni de quitter l'Union européenne entraînait de facto le départ de cette agence européenne de son territoire. En novembre 2017, Paris a été choisie pour accueillir le siège de l'ABE, par tirage au sort face à Dublin, après trois tours de scrutin non concluants. L'Autorité s'est donc installée dans le quartier de La Défense, en mars 2019, avec ses quelque 200 employés, qui avaient exprimé leur préférence pour un déménagement à Paris ou à Vienne.

L'autre conséquence notable du Brexit fut la perte du passeport financier européen pour les entreprises du secteur - gérants d'actifs, banques et assurances - établies au Royaume-Uni, synonyme pour elles de la fin de l'accès au marché intérieur pour la vente de leurs produits et services. Les institutions financières ayant leur siège européen à Londres ont donc été contraintes de délocaliser des milliers de salariés au sein de l'Union européenne. D'après les études réalisées sur le sujet, Paris a attiré entre 2 800 et 4 500 emplois relocalisés, faisant de notre capitale la destination privilégiée devant Francfort et Dublin.

J'en viens à présent aux stipulations de l'accord qui sont conformes aux dispositions du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l'Union européenne annexé au traité sur l'Union européenne et au traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Ces dispositions n'appellent aucune modification de notre droit national.

Le présent accord, de facture classique, est comparable aux accords de même nature récemment conclus par la France. Il permettra d'assurer le bon fonctionnement de l'ABE sur le sol français, ainsi que son indépendance.

L'accord prévoit les privilèges diplomatiques habituels tels que l'inviolabilité des locaux de l'autorité, de ses communications et de ses archives. À ce titre, il convient de préciser que la France a pris un engagement financier vis-à-vis de l'ABE pour l'installation de son siège dans la capitale, d'un montant de 8,5 millions d'euros sur neuf ans. D'autres villes européennes avaient proposé une prise en charge intégrale du loyer de l'ABE pour attirer l'agence sur leur territoire.

L'immunité de juridiction est conférée ès qualités aux membres du personnel, pour lesquels l'entrée sur le territoire français est également facilitée.

Sur le plan fiscal, l'autorité est exonérée d'impôts directs et indirects et de droits de douane sur les biens destinés à son usage officiel. Quant aux membres du personnel, ils bénéficient d'une exemption d'impôt sur le revenu et de cotisations sociales, à l'instar des fonctionnaires de l'Union européenne.

Enfin, l'accord comporte une disposition originale par laquelle le Gouvernement s'engage à développer une offre de scolarisation multilingue et à lancer une procédure d'agrément en vue de la création d'une école européenne en région parisienne. Cet établissement a ouvert ses portes à Courbevoie, en 2019 ; le tiers de ses élèves sont des enfants de membres du personnel d'institutions internationales, exerçant pour l'essentiel à l'ABE.

Pour conclure, bien que plusieurs dispositions de cet accord s'appliquent d'ores et déjà en vertu du protocole n° 7 sur les privilèges et immunités de l'Union européenne, la France a un double intérêt à le ratifier : d'une part, celui d'afficher notre volonté et notre capacité d'accueillir des institutions internationales sur notre sol en leur offrant les meilleures conditions possibles, et d'autre part, celui de favoriser l'image et l'attractivité de la place financière parisienne, dont les retombées en termes d'emplois et de recettes pour l'État peuvent s'avérer importantes.

En conséquence, je préconise l'adoption de ce projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale 17 février dernier. Son examen en séance publique au Sénat est prévu le mardi 19 juillet, selon la procédure d'examen simplifié, ce à quoi la conférence des présidents, de même que votre rapporteur, a souscrit.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté, à l'unanimité, le rapport et le projet de loi précité.

Désignation de rapporteur

La commission désigne M. André Vallini rapporteur sur le projet de loi autorisant la ratification de la Convention du Conseil de l'Europe sur la manipulation de compétitions sportives.

Conférence interparlementaire PESC-PSDC - Désignation des membres de la délégation du Sénat

La commission désigne MM. Joël Guerriau, Pascal Allizard et Jean-Marc Todeschini membres de la délégation sénatoriale pour la conférence interparlementaire PESC-PSDC.

La réunion est close à 11 h 15.