"La mondialisation, une chance pour la francophonie"



Colloque au Sénat les 27 et 28 avril 2006, organisé par francofffonies !

TABLE RONDE 1
LA FRANCOPHONIE À L'ÉCHELLE DU MONDE

Le débat est présidé par Philippe NACHBAR, sénateur de la Meurthe-et-Moselle, membre de l'Assemblée Parlementaire de la Francophonie (APF).

Il est animé par Pierre-Edouard DELDIQUE, journaliste à Radio France Internationale

(RFI).

Participent à cette table ronde :

Clément DUHAIME, Administrateur de l'Organisation internationale de la Francophonie,

Henri LOPES, Ambassadeur du Congo en France et écrivain,

Rt. Hon. Lord William PROSSER, ancien juge de la Cour suprême d'Ecosse, président de l'Association des juristes franco-britanniques,

Daniel BARBU, Doyen de la faculté des Sciences politiques de Bucarest.

Pierre-Edouard DELDIQUE

En tant que journaliste à RFI, j'ai la chance de pouvoir m'adresser à 44 millions d'auditeurs, francophones ou non. Ils ont tous en commun de s'intéresser à la francophonie et à la France. La francophonie ne connaît pas de frontières. Qu'ils viennent de Roumanie, du Congo, du Québec ou de l'Ecosse, nos interlocuteurs vont s'attacher à le démontrer.

Philippe NACHBAR

Habituellement, on assimile la francophonie à l'ancien empire colonial français. Communément, on arrête ses frontières à l'Afrique et l'Asie. C'est une erreur. De nombreux pays, qui n'ont aucun lien de près ou de loin avec ce passé colonial font partie intégrante de cette institution. La Roumanie en est un exemple concret. En ce qui concerne l'Ecosse, dont l'un de nos intervenants est originaire, les choses sont légèrement plus compliquées, puisque Mary, Queen of Scots, était au XVIe siècle reine de France. Ceci dit, elle n'a pas occupé les deux fonctions en même temps. Quoi qu'il en soit, le moins que l'on puisse dire est que le lien colonial entre les deux pays est extrêmement ténu.

La francophonie s'étend aujourd'hui bien au-delà des limites de l'ancien empire français. Elle n'a aujourd'hui plus d'horizon. Pour autant, elle ne nourrit pas l'ambition de rétablir l'universalité de la langue française. Certains nourrissent encore une certaine nostalgie de l'époque où, au XVIIIe siècle, on faisait discourir dans les universités de province sur l'universalité de notre langue. Nous entrevoyons aisément les limites d'une telle attitude. La langue française a tout de même un rôle important à jouer au cours des années à venir.

Pierre-Edouard DELDIQUE

En tout premier lieu, nous allons écouter l'interlocuteur le plus improbable, de par sa nationalité bien sûr, Lord Prosser, ancien juge à la cour suprême d'Ecosse, président de l'association des juristes franco-britanniques, francophone et francophile.

Rt. Hon. Lord William PROSSER

Il nous est difficile d'imaginer le monde dans sa totalité. Confrontés à sa diversité, nous simplifions tout et toujours. Nous saisissons ses traits les plus évidents, ceux dont les contours sont les plus nets. Nous avons ainsi tendance à considérer que les autres traits, plus flous, doivent s'accorder et se fondre dans les limites que nous avons choisies.

La cartographie que nous jugeons la plus pratique est certainement la cartographie politique. Elle dessine des frontières précises et chaque pays s'y retrouve affublé d'une couleur qui lui est propre. Dans ce monde soigneusement découpé, nous croyons que chaque parcelle représente non seulement un Etat, mais aussi une culture et un caractère spécifiques. Chacune de ces cultures nettement délimitées nous apparaît à la fois comme le parent et l'enfant d'une langue nationale. Elles peuvent aussi être rattachées à une ethnie ou à une religion particulière.

De tels préjugés nous amènent à penser que chaque nation possède une culture propre et que chaque culture peut et doit être protégée sur le territoire auquel elle est assimilée. Si l'indépendance ou la viabilité économique de l'une de ces entités nous apparaît comme menacée, nous craignons également pour sa culture.

Les faits contredisent largement les simplifications que nous nous autorisons à faire. Le temps n'est pas figé. Les guerres et les empires détruisent certains murs pour en construire de nouveaux ailleurs. Les grands mouvements religieux n'ont de cesse de briser les digues. Quoi qu'il en soit, au sein de tout groupe national, se trouvent enchâssés des groupes plus petits. Ces peuples revendiquent bien souvent leur indépendance culturelle et/ou linguistique.

De manière plus évidente encore, dans nos sociétés contemporaines, les puissances économiques se moquent des frontières. Nous voilà ainsi obligés d'accepter le fait que les frontières de nos pays sont fragiles, variables et inaptes à dessiner un cadre pour une identité culturelle durable. Au fond, nous devons nous demander si nos identités culturelles ne sont pas moins fragiles et changeantes que ne le sont les frontières branlantes qui limitent nos Etats politiques.

De manière plus fondamentale encore, pourquoi souhaite-t-on protéger nos identités culturelles et les préserver des influences extérieures ? La paresse et l'opportunisme sont-ils les seules raisons cette inquiétude ? Comment expliquer un tel manque de confiance dans la force de nos cultures ?

Nous tirons de meilleures leçons sur l'humanité et ses cultures voyageuses en examinant les cartes de géographie physique. Ces cartes ignorent en effet les frontières façonnées par l'homme. Elles révèlent celles que la nature nous a imposées. Nos habitudes et nos cultures sont en fait le reflet de notre environnement naturel et la résultante d'un climat tempéré ou équatorial, d'un relief montagneux ou plat ou encore d'une situation désertique ou littorale. Bien plus que notre ethnie ou notre citoyenneté, c'est notre environnement qui façonne nos habitudes et fonde nos cultures.

Même les propositions universelles se doivent de tenir compte des particularités physiques. Ainsi, dans De l'esprit des lois, Montesquieu définit quelques principes universels. Cependant, il était conscient du nombre d'adaptations pratiques nécessaires pour rendre applicables partout ces principes. De même, dans la philosophie écossaise, Adam Smith, dans La richesse des nations, établit lui aussi des principes universels sur le plan économique. Même si ses adeptes contemporains l'ont oublié, il savait à quel point tout dépend des variables humaines, telles que la compassion et la solidarité. Jean-Jacques Rousseau et David Hume, pourtant si différents, avaient tous deux compris que l'allégeance se fondait sur un choix et un consentement et non sur un pouvoir inflexible et irrésistible, pas plus que sur une nécessité économique.

Autrefois, le jus gentium proposait des règles précises. Mais, plus récemment, au XVIIIe siècle, avec la déclaration des droits de l'homme et la constitution américaine, puis au XXe siècle, au travers de la formulation de nouveaux droits humains, l'accent a été mis sur des principes plus généraux, des normes et des critères moins précis, en lieu et place de règles uniformes et rigides.

Enfin, en droit international, dans le champ vaste des cultures, classiques ou populaires, force est de constater que l'universalité reste faible, fragile et sans fondement. C'est la diversité qui en réalité lui donne toute sa force.

J'aime la France, les Français et la langue française, celle de Phèdre et celle de Zazie. J'ai cependant toujours considéré comme étrange la tendance, voire la manie, qu'ont les Français de parler de leur langue sur la défensive, avec pessimisme et en sous-estimant sa puissance. Sa diversité et son potentiel d'innovation en France et dans le monde sont pourtant indéniables. De même, je suis surpris de voir si répandue cette tendance à considérer en France la culture comme spécifiquement française. Selon certains, il serait nécessaire de la protéger contre les dangers extérieurs et parfois intérieurs.

On pourrait certainement m'objecter que c'est de ma langue, la langue anglaise, que le français cherche à se protéger et que c'est contre l'invasion culturelle anglosaxonne que le français cherche à ériger un bouclier. En réalité, je n'ai rien contre les exceptions culturelles. J'aimerais pouvoir effectuer le même constat que les responsables de la Francophonie. Vous m'assurez que la langue française, est multiple, vivante, riche et en pleine expansion partout à travers le monde. Selon vous, de nombreuses cultures partagent la langue française sous de nombreuses formes et expressions qui se chevauchent et se nourrissent mutuellement.

Des cultures aussi fortes et diverses ne devraient jamais craindre les incursions des autres cultures. J'oserais même affirmer que la culture anglo-saxonne n'existe pas. Ce terme cache en réalité soit un euphémisme pour désigner la culture américaine - si l'on admet toutefois que la culture américaine existe - soit un moyen de désigner une grande famille de cultures bien différentes, partageant, tout comme la francophonie, une langue multiforme.

Il n'est pas possible de tracer les limites d'une langue et d'une culture. Ainsi l'anglophonie et la francophonie abritent tous deux en leur sein des cultures très nombreuses et sans frontières.

Lors du Salon du livre de Paris, voilà quelques semaines, j'ai pu saisir mieux que jamais le parallèle entre l'anglophonie et la francophonie. La langue anglaise peut s'enorgueillir de l'existence d'une littérature indienne, trinidadienne, écossaise, irlandaise, anglaise ou encore américaine. Je n'évoque même pas la littérature des immigrés ou celle de nos banlieues. Chacune possède ses propres racines et offre ses propres spécificités linguistiques. Je ne saurais oublier toutes les formes d'anglais non littéraire à travers le monde.

Il en va de même pour la francophonie. Le festival francophone célèbre la diversité de toutes les formes d'expression artistique en langue française provenant des cinq continents. Il le fait non sous une forme défensive, mais en revendiquant cette diversité mondiale.

On dit que l'Ecosse a été le premier pays à être colonisé par les Anglais. Lorsqu'ils ont débarqué avec leurs armées, nous avons répondu avec nos philosophes. Si nous avons été les premières victimes de la colonisation, nous sommes ensuite devenus les premiers colonisateurs du monde.

Pendant des siècles, la culture écossaise, déjà composite, s'est enrichie au contact de la culture française. La France, comme l'Ecosse avait besoin d'un allié contre les Anglais. Or ce besoin se fit plus cruellement sentir en Ecosse. Ceci explique l'importance de l'influence française en Ecosse. La langue écossaise en garde la trace, au travers de nombreux mots. L'architecture elle aussi a subi l'influence française à l'époque. De même, notre système de droit reste le cousin du système de droit français avant sa codification.

Je me demande parfois ce que seraient devenus nos deux pays si François II et Mary Stuart avaient conçu ensemble un héritier commun à leurs deux couronnes. L'histoire en a décidé autrement. Nous sommes aujourd'hui unis à l'Angleterre. Nos trajectoires ont depuis divergé.

Comme partout, le désir de créer une union politique durable a fait naître chez les Ecossais minoritaires comme chez les Anglais majoritaires la volonté d'uniformiser la langue. Une répugnance pour la diversité était à l'origine de cette volonté. Cependant, force est de constater que cela n'a pas fonctionné. Les cultures minoritaires survivent toujours à l'élagage qu'elles subissent et renaissent même après leur mort apparente.

La langue partagée au Royaume-Uni reste une force inestimable, mais la vraie force des régions anglophones réside dans leur diversité. Une conclusion semblable peut être tirée pour la francophonie. En plus des pays purement francophones et des pays où le français est une langue minoritaire, l'Organisation internationale de la Francophonie pourrait peut-être accepter les habitants d'un pays comme le mien, qui sont un peu Français de par leur histoire et toujours francophiles, même s'ils restent de manière inexplicable non francophones.

Pierre-Edouard DELDIQUE

Je vous propose maintenant de franchir l'Atlantique pour donner la parole à Clément

Duhaime, administrateur de l'Organisation internationale de la Francophonie.

Clément DUHAIME

Aimé Césaire affirme qu'il existe deux façons de se perdre : par dilution dans l'universel ou par repli dans le particulier. Au-delà de ce constat qui résume si bien le défi auquel la Francophonie est aujourd'hui confrontée, je souhaiterais mettre en lumière trois éléments qui, à mon sens, permettent à la Francophonie de donner un visage humain à la mondialisation. Ils démontrent tous trois que la Francophonie ne connaît plus de frontières en se situant dans une vocation universelle.

Tout d'abord la diversité culturelle, qui est certainement le plus beau combat politique que la francophonie ait mené au cours de ces dernières années. Ce concept constitue une réponse extraordinaire à la pensée unique, au modèle unique et à la langue unique. Cette bataille lancée à l'origine par des francophones est rapidement devenue un combat universel. Dominique Wolton met d'ailleurs tout particulièrement l'accent sur cette notion dans son dernier ouvrage. Au départ, on parlait d'exception culturelle. Ce terme a été bien vite et, très avantageusement je crois, remplacé par celui de diversité culturelle.

Deuxième élément, étroitement lié au premier : la diversité linguistique. Sur ce plan, la Francophonie a reçu le renfort d'une alliance stratégique avec les autres communautés linguistiques. A tort ou a raison, la francophonie a longtemps été accusée de se replier sur elle-même, de ne mener qu'un combat pour une langue, le français, et contre une autre, l'anglais. Elle démontre le contraire aujourd'hui. Le cheminement vers l'adoption de la Convention sur la diversité culturelle à l'Unesco en est une illustration claire. L'alliance stratégique avec les hispanophones, les lusophones et audelà avec les arabophones et les russophones en est la traduction concrète. La francophonie a démontré au passage que l'ouverture était indispensable pour affirmer la pertinence de ses luttes. Cela dit, le combat pour la diversité culturelle et linguistique se poursuit car le processus de ratification et de mise en oeuvre de la Convention par les pays exige encore des efforts qui sont devant nous.

Le troisième élément, ou plutôt l'atout de la Francophonie dans le combat pour une mondialisation à visage humain, tient à l'évolution même de l'Organisation internationale de la francophonie. Cette institution jeune a connu un développement rapide. La jeunesse peut être bénéfique, à condition de ne pas oublier de retourner régulièrement à ses sources. Depuis le 1er janvier de cette année 2006, la mise en place d'une réforme institutionnelle importante a permis à la Francophonie de relever le défi au moment où elle célèbre le centenaire de son père fondateur le président Senghor. Elle se dresse maintenant sur ses deux pieds, comme l'affirmait récemment Abdou Diouf, à savoir le pied politique et le pied de la coopération. Cette construction est conforme au rêve de ses pères fondateurs, Léopold Sédar Senghor, Hamami Diori, Habib Bourguiba et Norodom Sihanouk. La solidarité peut s'exprimer, tandis que le politique nourrit la coopération.

Cette mutation institutionnelle était nécessaire notamment en raison de l'importance de la mission de la francophonie dans le domaine de la démocratie et des droits de l'Homme. La déclaration de Bamako est considérée comme un texte très exigeant. Elle impose à nos Etats et nos gouvernements des règles de bonne gouvernance, de démocratie et de transparence. Elle exige aussi des initiatives très fortes en matière de coopération.

Le cadre de coopération qui a été défini est en réalité un cadre rénové, impliquant parfois des partenaires avec lesquels n'avions pas l'habitude de coopérer activement. Il en est ainsi du Commonwealth, institution avec laquelle nous avons obtenu un financement commun de 18 millions d'euros de la part de l'Union européenne, afin de soutenir les pays ACP (Asie, Caraïbes, Pacifique) dans le cadre des négociations commerciales à l'OMC. De même, l'Union africaine est devenue un partenaire majeur de la Francophonie.

L'autre partenaire indispensable à notre action est la société civile qui doit retrouver aujourd'hui toute sa place dans notre mouvement. En 1970, l'institutionnel francophone est né de la société civile. Nous souhaitons qu'elle le bouscule pour éviter sa bureaucratisation.

L'avenir de la Francophonie, c'est sa jeunesse. Elle doit être davantage présente et

nous devons davantage l'impliquer dans la vie de l'Organisation. Déjà, notre portail jeunesse permet à plus de 30 00 jeunes francophones sur les cinq continents de dialoguer. Les Nations Unies ont d'ailleurs cité en exemple ce site. L'Assemblée parlementaire de la Francophonie anime un Parlement des jeunes et soutient dans chacune de ses sections la mise en place de tels lieux d'échange. Nous avons également soutenu la création et la mise en réseau de Conseils nationaux de la Jeunesse. Depuis le 1er janvier, à la demande du président Diouf, nous réfléchissons également à nous doter d'un programme de jeunes volontaires francophones. Il viendrait en appui de nos actions de terrain. C'est ainsi que nous leur ferons partager et vivre la différence. Ce programme ira bien au-delà des milliers de bourses de l'Agence universitaire de la Francophonie.

Le militantisme, à l'origine de cette maison, doit y retrouver toute sa place. Notre motivation est simple. Si l'on exclut le militantisme, l'institution peut survivre, les sommets peuvent aussi survivre, mais il n'y aura alors plus de francophonie. Si les jeunes ne désirent plus adhérer aux valeurs portées par cette langue, elle mourra.

Les textes qui ont présidé à la création de la francophonie dans les années 70 étaient clairs. Ils parlaient de « dialogue des cultures ». En 2006, nous parlons de « diversité culturelle ». Ce mouvement est bien la traduction concrète de ce retour aux sources. Nous nous sommes lancés d'imposants défis. L'un d'entre eux porte sur les industries culturelles. Faire vivre la Convention signée à l'UNESCO ne sera pas simple. Nous avons promis à de nombreux pays du Sud de les soutenir pour faire vivre chez eux la diversité culturelle, pour favoriser l'émergence de véritables filières professionnelles d'industries de l'édition, du cinéma et de la musique. C'est le volet solidarité de la Convention.

Je donnerai l'exemple que je connais bien, celui du Québec qui, dans les années 60-

70, a choisi de créer une société d'Etat chargée du développement d'entreprises culturelles. Sans elle, nous n'aurions pas aujourd'hui une télévision qui nous ressemble, un cinéma qui s'exporte, des artistes qui sont présents dans le monde entier.

Pourquoi cet exemple ne pourrait-il être imité sur le continent africain ? On pourrait aisément imaginer la production en Afrique de séries africaines exportées ensuite à travers le monde, tout comme le sont aujourd'hui les telenovelas brésiliennes. Il en va de même pour la musique, le cinéma, le design, l'artisanat. Si ces secteurs ne sont pas soutenus et développés, le concept de diversité culturelle restera une coquille vide.

Pierre-Edouard DELDIQUE

Je retiens notamment de votre intervention le rôle positif fort que vous accordez aux jeunes pour l'avenir de la francophonie. Par ailleurs, comme le soulignait Lord Prosser, nos discours trahissent un certain manque de confiance dans cet avenir. Le discours sur la francophonie est souvent un discours de repli et qui pointe une menace.

Notre tour du monde se poursuit maintenant avec un détour par le Congo. Henri Lopes est ambassadeur du Congo en France et écrivain. C'est à ce deuxième titre que j'ai eu l'honneur de le recevoir à plusieurs reprises sur RFI.

Henri LOPES

Lorsque j'ai reçu cette invitation, j'ai été tenté de refuser pour des questions d'emploi du temps, mais surtout parce que je me demandais ce que je pouvais dire de nouveau sur ce sujet. Malgré tout, je vais tenter de parler avec une touche africaine, mais aussi et surtout avec mon coeur. Parler avec coeur ne signifie pas dévoiler une certaine amertume. Je n'en ai pas.

J'entends souvent dire qu'il ne faut pas avoir peur de la francophonie, parce qu'elle ne se résume pas aux seules anciennes colonies. J'ai toujours envie de répondre que, même si tel était le cas, la francophonie n'en serait pas moins légitime. Il n'y aurait aucune honte à cela. Je le dis avec d'autant plus d'aisance que j'ai fait partie de ceux qui ont combattu l'empire français, alors que nous étions mal compris dans notre propre pays. L'idée d'indépendance faisait alors peur.

J'aimerais aujourd'hui que nous regardions l'histoire de manière apaisée. Lorsque je me plonge dans l'histoire de la francophonie, je retrouve l'histoire de mon peuple, ma propre histoire et les mêmes questions que lorsque je m'interroge sur l'histoire de l'Egypte et l'occupation de la Gaule par les Romains. Le Congo est tellement convaincu de cette nécessité qu'il s'apprête à rapatrier le 16 juin les cendres de Savorgnan de Brazza qui était jusqu'alors enterré en Algérie.

La francophonie est une idée et une réalité légitimes. On a souvent tendance à penser la francophonie comme un combat d'arrière-garde. Autrefois, le français était en effet une grande langue sur le plan diplomatique. Les exemples sont légion. Il suffit d'évoquer la cour de Catherine II, ou encore celle de Frédéric de Prusse pour s'en convaincre. Cela n'est plus le cas, mais aujourd'hui le monde compte plus de francophones qu'il n'en a jamais compté. Par le passé, le français était parlé dans de très nombreux pays, mais restait réservé à une élite réduite. A cette même époque, les Français eux-mêmes ne parlaient pas tous français.

Ceci dit, ce n'est pas le nombre de locuteurs qui fait le rayonnement d'une langue. Le chinois et l'hindi sont certes plus parlés que le français de par le monde, mais ces langues ne peuvent se prévaloir du même rayonnement que le français. Comme pour l'anglais, l'espagnol ou l'arabe, la force du français réside dans sa diffusion. Il y puise sa légitimité. Dans les enceintes internationales comme les Nations unies, c'est le critère de la diffusion qui a prévalu au moment de choisir les langues retenues par l'institution pour son fonctionnement.

Le français n'est pas simplement une langue coloniale. C'est en réalité une langue africaine, au même titre que l'arabe et l'anglais. Le Congo ne compte que 3 millions d'habitants, mais 42 langues. Un député congolais ne saurait aujourd'hui s'exprimer publiquement en lingala. Il courrait alors le risque de n'être compris que par une fraction de la population. Même si ces langues appartiennent toutes aux langues bantoues, le reste de la population ne serait pas en mesure de comprendre les nuances du discours. Un député n'a donc pas d'autre choix que de s'exprimer en français.

De même, s'il ne veut pas être considéré comme le représentant d'une tribu, ce député a tout intérêt à respecter la recommandation qui appelle à l'usage du français. L'hymne national congolais est ainsi chanté en français, comme dans les autres pays d'Afrique francophone. Les pays africains anglophones en font d'ailleurs de même. Cette attitude peut surprendre, dans la mesure où ces langues ont été apportées par le colonisateur.

La République démocratique du Congo, notre grand voisin, a voulu revenir à la situation de l'époque coloniale. L'alphabétisation se faisait alors en lingala, en swahili, en kikongo et en tshiluba. La tentative de Mobutu de réintroduire ces langues s'est soldée par un échec total. L'un de mes frères, certainement bien plus intelligent que moi et qui habite en RDC, n'a jamais fait d'études supérieures. Il le doit certainement au fait d'avoir été alphabétisé « dans la langue », comme on le dit chez nous. Cette partie de ma famille estime que la méthode qui lui a été appliquée revient à un maintien dans une sorte de « Bantoustan ». Au contraire, j'ai été alphabétisé dans la langue de

« mes ancêtres les Gaulois ». Cela m'a rapidement offert des opportunités.

Nous parlons mal le français. Nous faisons de nombreuses fautes et le mélangeons avec des termes provenant de langues africaines. Cependant, n'est-ce pas là aussi du français au même titre que celui qui est parlé à Paris ? N'oublions pas que l'anglais pratiqué en Australie est bien différent de celui qui est parlé à Londres, à Edimbourg ou à New York.

J'ai siégé à de nombreuses reprises dans les grandes réunions interafricaines. Les affinités politiques permettaient de constituer des groupes. Cependant, lorsqu'il fallait se réunir, invariablement, les francophones se retrouvaient ensemble, alors que, de l'autre côté, se rassemblaient les anglophones. Il était plus simple d'échanger de cette manière. Par ailleurs, dans des domaines tels que le droit, l'empreinte laissée par les cultures française et anglaise sont telles que nous éprouvons les pires difficultés à comprendre les positions de l'autre camp.

Le français est d'autant plus une langue africaine, qu'en 2015, un francophone sur deux sera africain. Tout retour en arrière est impossible en la matière.

La francophonie s'enrichit du métissage. Dans le domaine des lettres, la francophonie a enrichi la langue française. Je ne fais pourtant pas partie de ceux qui considèrent que la littérature française s'étiole peu à peu et dépérit. Nous avons apporté un souffle nouveau et fait pousser de nouvelles fleurs dans le jardin francophone.

Que manque-t-il à la francophonie pour être à la hauteur des défis mondiaux ? La francophonie ne saurait se contenter du verbe. C'est par son attitude et son action qu'elle deviendra convaincante. Pour cela, il faudrait commencer par faire perdre un peu d'arrogance aux défenseurs de la francophonie. Leur arrogance n'est en rien volontaire, mais elle trouble leur message. Cette position est exprimée avec violence par le Québécois Jacques Godbout dans le dernier numéro de la revue L'atelier du roman. Il y évoque son refus d'adhérer à la francophonie, en raison de cette prétention.

La francophonie doit démontrer qu'elle ne se résume pas à l'anti-anglophonie. Les Africains ont un rôle à jouer pour démonter ce préjugé, dans la mesure où ils devront bientôt tous devenir trilingues. Il leur faudra s'exprimer de manière correcte en français, en anglais ou en arabe et au moins comprendre de manière passive les deux autres langues, sans compter nos langues locales. Aujourd'hui, celui qui ne parle que français n'est pas un francophone.

Je n'adhère pas au discours qui prétend que le français véhicule des valeurs démocratiques. Toutes les langues ont la capacité de traduire et d'exprimer notre peine, notre colère, notre joie, la capacité de séduire une belle jeune fille ou de défendre une cause, quelle qu'elle soit. Aucune langue ne porte en elle des valeurs propres. Seules les cultures et les civilisations le peuvent. Evitons ce malentendu.

L'exception culturelle est aussi à ranger au nombre des malentendus. L'exception culturelle n'est pas française. Rouler à gauche, compter en yards et en miles et mesurer la température en Fahrenheit sont autant d'exceptions culturelles.

A l'avenir, il faudra intégrer la dimension francophone dans les politiques d'immigration. Cette recommandation ne vaut pas que pour la France. Les frontières des pays africains ne sont pas plus ouvertes que les frontières françaises. Cette question n'est pas simple. Le président Abdou Diouf s'est saisi de ce dossier. J'ai appris aujourd'hui à ce sujet que l'équipe du Togo, seule équipe africaine qualifiée pour la coupe du monde de football, n'a pu obtenir de visa pour se rendre à Berlin. L'ambassade de France au Togo a refusé de leur délivrer ce visa francophone, que nous appelons de nos voeux.

Pierre-Edouard DELDIQUE

A l'écoute de votre plaidoyer pour la langue française, je me demandais s'il était possible d'être francophone dans une autre langue que le français. Ainsi, RFI, pendant plusieurs heures chaque jour, diffuse des programmes en 18 langues différentes. Même s'ils sont réalisés dans une langue étrangère, ils véhiculent tout de même un contenu, des idées et une manière de voir. En Roumanie, par exemple, nous proposons des programmes en langue roumaine et des décrochages en français. Daniel Barbu est justement doyen de la faculté des Sciences politiques de Bucarest, autre bastion de la francophonie.

Daniel BARBU

En Roumanie et plus largement dans le Sud-Est européen, le choix de la francophonie est politiquement motivé par des raisons qui ont fluctué au cours des années. Ce mouvement s'est vérifié à plusieurs reprises dans l'histoire. La francophonie fait son entrée dans la région à la fin du XVIIIe siècle, alors que l'italophonie dominait. L'italien était en effet, dans les Balkans, et une partie du monde arabe, la lingua franca, la langue des marchands et des missionnaires. C'est en italien qu'ont été signés des traités entre la Sublime Porte et l'Autriche.

La langue italienne était la langue de l'élite, alors que le siècle était français. Si la francophonie réussit tout de même une percée à ce moment dans cette région, cela s'explique par une considération très simple. Les Roumains voulaient lire l'Encyclopédie. En Roumanie, le français est d'abord la langue de Voltaire, puis celle de Michelet. La langue française est celle des sociétés secrètes révolutionnaires et des francsmaçons. Plus largement, cette langue devient dans l'esprit roumain celle de tous ceux qui rêvent de l'accès à la citoyenneté et de la mise en place de l'Etat nation, en tout cas dans sa construction philosophique plutôt que pratique.

La motivation des Roumains pour apprendre le français est donc avant tout politique. Cette langue devient un symbole du rejet de l'ancien régime. Le pouvoir en est conscient et interdit donc pendant plusieurs décennies à ses sujets de se rendre en France. Les étudiants boursiers de l'Etat partent soit à Saint-Pétersbourg ou à Berlin. Dans ces villes, on y apprend la sagesse de l'assujettissement à un Etat fort et ordonné.

Au XXe siècle, de nouvelles motivations politiques très ambiguës apparaissent. Pendant l'entre-deux-guerres, un certain décalage se fait jour, puisqu'en Roumanie, tout comme en Grèce ou en Serbie, la langue française devient la langue de Maurras et de la réaction. Les démocrates et les révolutionnaires se tournent alors vers l'anglais, qui est la langue du constitutionnalisme et de la grande démocratie américaine.

Pourtant, avec l'avènement du communisme dans la région, la francophonie connaît un nouvel essor. De Moscou à Bucarest, en passant par Varsovie, les éditions officielles en langue étrangère publient en français, et non en anglais ou en allemand les revues académiques de chimie, d'histoire ou encore de littérature. Alors que j'avais choisi à l'école l'anglais, tous m'ont conseillé, lorsque j'ai débuté ma carrière, dans les années 70, d'apprendre le français. Ce passeport était censé faciliter l'évolution de ma vie professionnelle.

Ce retournement s'explique par le fait que le français est redevenu la langue de la révolution, telle qu'elle avait été comprise par Lénine, la langue de la Terreur, celle de Thorez, d'Eluard, d'Aragon, de Barbusse, de Rolland et du maquis. Aucune autre langue ne pouvait donner au communisme tant d'écrits et d'auteurs que le français. La francophonie a ainsi connu son moment de gloire sous le communisme.

Lors de la chute du communisme, la première réaction de mes collègues a été de vouloir changer le titre de la revue dans laquelle nous publiions à Bucarest nos recherches sur le Sud-Est européen. Ils avançaient que plus personne ne lisait le français et qu'il nous fallait désormais se faire connaître en anglais.

Le français est porteur de pensées diverses, de Voltaire au camarade Thorez. Aujourd'hui, pour moi, comme pour beaucoup de Roumains et de Bulgares, la langue française ne fait pas l'éloge de la diversité, mais bien sert de porte-étendard d'un certain universalisme. Car les valeurs de la nation citoyenne sont à mon sens non seulement universelles, mais particulièrement nécessaires pour renforcer le processus de démocratisation des pays postcommunistes.

En fin des comptes, dans l'optique d'un éloge générique de la diversité, être francophone vaut bien être russophone ou arabophone. Suivant cette logique, mieux vaut communiquer en anglais, car c'est aujourd'hui la langue la plus parlée et la plus comprise. Je pense au contraire qu'il est encore bon d'utiliser le français parce que le français transmet une pensée, un savoir que l'anglais, le russe, l'espagnol et l'arabe ne véhiculent pas dans les mêmes termes et avec la même portée. Les phénoménologues allemands expliquent que rien n'existe dans la pensée avant d'avoir traversé la langue.

La pensée que le français est le seul à porter de manière immédiate et explicite est celle de l'universalisme qui se moque des diversités. C'est elle qui conçoit et exprime la citoyenneté républicaine. S'il on veut faire sienne cette idée, il est profitable de rester, ou de devenir usager du français.

DÉBAT AVEC LA SALLE

Un participant

Je suis boursier de l'Agence universitaire de la Francophonie et doctorant en histoire. Sur un plan géopolitique, je suis en accord avec l'idée que la francophonie trouve toute sa cohérence dans un noyau formé de la France, des vrais pays francophones du nord et des pays africains. Les autres membres semblent avoir intégré cette institution par pur opportunisme géopolitique.

C'est le cas notamment des pays d'Europe centrale et orientale qui ont connu un effondrement du français au moment de l'élargissement européen. Dans cette région, les programmes télévisés francophones ne touchent que 0,2 % du public. Le nombre des apprenants du français a reculé de 25 % depuis 1993. Le nombre des professeurs de français affiche une baisse de 10 % sur la même période. Alors qu'avant l'élargissement, le français et l'anglais étaient à parité dans l'Union européenne, on constate un net recul du français et une formidable explosion de l'anglais. Au sommet de l'ONU en 2005, seules 20 délégations se sont exprimées en français.

Ce constat est tout à l'honneur de l'Afrique, qui défend aujourd'hui réellement la langue française. A l'OSCE, le représentant français s'exprime en anglais, car les autres membres ne comprennent pas le français. Il est important de ne pas plier face à ce constat. De même, ce colloque ne doit pas rester lettre morte. Il doit aboutir à des propositions concrètes qui devront être remises aux responsables du mouvement.

Un participant

Je représente ici la CFTC. Je déplore l'absence du monde syndical dans les discours qui ont été prononcés jusqu'alors, et plus particulièrement celui du ministre des affaires étrangères. Je constate que 7 % des entreprises ont adopté le « tout anglais ». L'un de mes collègues a transmis à un collègue autrichien un document en allemand. Il a dû le réécrire en anglais. Aujourd'hui, nous nous battons sur notre lieu de travail pour avoir le droit de nous exprimer en français.

J'ai pu obtenir dans mon entreprise le rétablissement des logiciels en langue française, mais un autre syndicat a dû attaquer son entreprise pour obtenir des documents en français, conformément à la loi Toubon.

J'attends de l'OIF un soutien dans notre combat. L'OIF peut s'appuyer sur les militants du monde syndical. Je voulais remettre aujourd'hui à Monsieur Duhaime la synthèse de nos travaux sur cette question. L'enseignement des langues est certes fondamental, mais à quoi sert-il s'il n'aboutit pas à une pratique de la langue dans le monde du travail ?

Clément DUHAIME

J'ai reçu le mois dernier le regroupement des syndicats francophones. Y siègent des syndicats représentant tout le monde francophone. Il se peut que nous initiions dans les prochains mois des actions avec ce regroupement.

Une participante

Je dirige un groupe de réflexion sur les politiques culturelles. Nous nous sommes penchés sur la question de la francophonie. Elle entre pleinement dans notre identité et nous n'adoptons pas une position défensive. La langue française a un avenir, porté par les jeunes.

Je constate aussi avec plaisir combien ce colloque reflète la diversité de la francophonie aujourd'hui. La francophonie n'est pas unique.

Sophie LOVY,

Sous-directrice du Français au ministère des affaires étrangères

Je ne peux aussi que me féliciter de la pluralité de la francophonie, illustrée par les interventions de cette table ronde. Chacun à sa manière a mis l'accent sur les différentes dimensions de la langue française. Elle est tout à la fois la langue du développement, de l'accès à la connaissance, de la solidarité et de l'intégration régionale et le véhicule d'une pensée.

L'idée de rayonnement vers les élites n'a peut-être pas été suffisamment soulignée. Ces élites partagent des codes, des références et une langue. C'est aussi ce qui fait la force du réseau de l'Agence pour l'enseignement du français à l'étranger ou de la Mission laïque française, premier réseau d'enseignement international au monde.

Le véritable enjeu de la francophonie réside dans le devenir de la langue française en tant que langue de communication internationale. Les pouvoirs publics français et l'OIF partagent tous deux ce même objectif. Il nous impose un effort particulier en direction de la jeunesse, sur la radio et la télévision ainsi que sur les nouvelles technologies. Je reste à la disposition de l'OIF pour entamer une discussion sur une action commune sur les nouvelles technologies.

Christian VALANTIN, directeur du Haut Conseil de la Francophonie

Je tiens tout d'abord à corriger un fait qui me semble erroné. Dominique Wolton a situé le début de la colonisation française en 1830, date qui marque le début de la présence française en Algérie. En réalité, nous avons connu plusieurs colonisations et décolonisations.

A ce propos, l'intervention d'Henri Lopes démontre à quel point nous sommes décomplexés face au colonisateur. Les Français gagneraient beaucoup à relire les écrits de Senghor de la période comprise entre 1950 et 1960. Il était alors député français, alors que débutait le mouvement de décolonisation.

Par ailleurs, sur le plan de la diversité linguistique, je souhaiterais que ne soient pas négligées les langues maternelles africaines. Sur ce point, ma position est quelque peu différente de celle d'Henri Lopes. L'articulation entre les langues africaines et la langue française sert cette dernière. Il ne faut pas négliger le fait que la situation du français se dégrade aujourd'hui en Afrique, tout comme son enseignement.

Clément Duhaime soulignait fort à propos qu'il fallait maintenant faire vivre de manière concrète la Convention signée à l'UNESCO et qu'une action sur les industries culturelles était indispensable dans cette optique. Je suis pleinement en accord avec cette idée. Au Québec, qui a fourni un effort particulier en la matière, elles pèsent 7 % du PIB et 250 000 emplois. C'est en suivant cet exemple que la francophonie se parera d'une dimension économique. Le développement durable n'est pour l'heure qu'un concept, il pourrait ainsi devenir une réalité opérationnelle.

Une participante

En tant que jeune auteur, je m'interroge sur l'action de la francophonie en faveur des jeunes auteurs, quel que soit leur média. Comment les faire connaître et reconnaître ? Par ailleurs, en tant que mère de famille, je me demande comment faire en sorte que les enfants apprennent correctement le français. Je pense plus particulièrement à la grammaire et à l'orthographe qui constituent d'importants sujets d'inquiétude à l'heure actuelle.

Clément DUHAIME

Je n'ai pas de recette miracle en matière d'orthographe et de grammaire. Souvent, on fait remarquer que les Québécois n'emploient pas un français irréprochable. Je pense pourtant que la richesse du français se situe dans les accents et dans les mots que l'on invente aux quatre coins du monde.

La majorité des pays qui composent la Francophonie sont pour l'essentiel des pays jeunes. Dans les pays du Sud, les moins de 20 ans sont majoritaires. Pour préserver l'attractivité du français, afin qu'il soit perçu comme utile, nous devons poser des gestes pour les associer. Ainsi, les jeunes auteurs sont-ils soutenus par la francophonie. Cependant, il est vrai que ce thème mérite une action en profondeur. C'est une réflexion que nous menons en ce moment.

Le sommet de Moncton en 1999 en avait fait sa thématique centrale. Malgré une certaine bonne volonté, les budgets restent pour l'heure bien inférieurs aux enjeux.

Jean HARZIC,

ancien secrétaire général de l'Alliance française

Je participais voilà une dizaine d'années à l'inauguration à Santa Cruz de la Sierra en Bolivie d'un centre franco-allemand. Cet établissement qui enseigne les deux langues a rencontré un succès immédiat. Dès la première année, nous avons constaté une augmentation de 15 % des inscriptions aux cours de français comme aux cours d'allemand.

Depuis, cinq ou six autres Alliances françaises ont reproduit ce modèle qui semble porteur. C'est le cas notamment à Glasgow. Je souhaitais demander à Lord Prosser si quelque raison particulière pouvait expliquer pourquoi la ville de Glasgow s'est lancée dans une telle entreprise, au contraire d'autres villes du Royaume-Uni. Par ailleurs, je serais curieux de connaître l'avis des participants de cette table ronde, sur une initiative qui met fin à la concurrence entre les langues.

Rt. Hon. Lord PROSSER

On dit souvent que les habitants de Glasgow ont besoin de plusieurs langues parce que l'anglais qui y est parlé est tout bonnement incompréhensible. Ce type d'initiative est remarquable. Toute action allant dans le sens de l'apprentissage de langues nouvelles doit être encouragée.

Laurent BURIN des ROZIERS,

sous-directeur de la coopération culturelle et artistique au ministère des affaires étrangères

L'exemple de Santa Cruz a bien fait école. La juxtaposition de centres culturels français ou d'Alliances françaises et d'établissements du Goethe Institut se retrouve ailleurs, à Glasgow en Ecosse, à Lahore au Pakistan et à Palerme en Italie. Des projets de ce type sont à l'étude à Moscou et à Yokohama.

Ces réalisations et ces projets sont l'exemple concret du fait que la francophonie n'est en rien un combat défensif contre d'autres langues. En fait, nous nous battons avec d'autres aires linguistiques pour la diversité culturelle et linguistique.

Aimé EYENGUE,

président de l'association Action francophone

Mon association mène des actions de dialogue à Clichy-sous-Bois. Je suis un Congolais qui travaille pour la France et l'espace francophone. Notre but est de transmettre en valeurs les notions de démocratie et de tolérance véhiculées par la francophonie. La France elle-même a beaucoup de chemin à faire sur les questions de diversité culturelle. Elle tend parfois à imposer une vision franco-française de la francophonie, dans un cadre toujours plus politique et institutionnalisé. Ceci risque de la couper de sa base et d'un véritable dialogue entre les cultures.

L'Afrique recèle une grande richesse culturelle, ne serait-ce qu'en matière de poésie ou de chanson. Développer ces industries apparaît plus que souhaitable. Les Français ont peur de l'étranger. Si ces industries étaient plus développées dans nos pays, les personnes tentées par l'immigration pourraient peut-être renoncer à leurs projets. L'incident qu'a évoqué Henri Lopes me paraît significatif et choquant. Des pongistes africains n'ont pas pu participer à une compétition internationale, du fait d'un refus de visa de la part de la France. Il serait bon que la francophonie imprime sa marque dans les débats actuels sur l'immigration.

De la même manière que le droit européen prime sur le droit français, ne serait-il pas possible que l'action de la francophonie prime sur celle de ses membres et de la France en particulier ? Certes, chaque règle mérite une adaptation, en fonction du contexte local, mais les valeurs de l'humanisme et de la démocratie n'en seraient que mieux respectées.

La libre circulation des personnes me paraît être une évidence. Aujourd'hui, seuls les biens peuvent circuler librement. C'est tout simplement inadmissible.

Un participant

Henri Lopes évoquait la stigmatisation des autres francophones par les Français. Il en va de même à l'intérieur de la France. Les accents sont moqués en permanence et les particularités du vocabulaire de certaines provinces font l'objet de la risée parisienne. Il suffit pour s'en convaincre d'entrer dans une boulangerie de la capitale et de leur demander une chocolatine à mettre dans une poche.

Un participant

Je suis étudiant et prépare un mémoire sur la question de la francophonie en Algérie. Pour que la francophonie avance dans ce pays, il est temps que le débat sur la colonisation ait enfin lieu. Pour l'Europe, le 8 mai 1945 correspond à la victoire de la démocratie sur le totalitarisme. Pour l'Algérie, le 8 mai 1945 est une date noire. 45 000

Algériens ont été massacrés ce jour-là.

Un participant

Je suis à l'origine de l'Institut du droit et des cultures francophones. A lui seul, son nom démontre notre attachement à la diversité culturelle. Nous avons la chance de parler français. Selon Léopold Sédar Senghor, le français est « le grec des temps modernes ». Il nous offre la faculté de mieux nous comprendre et de mieux discourir. Henri Lopes est revenu sur la question de la diversité culturelle en Afrique. Clément Duhaime est pour sa part le représentant d'une nation qui résiste face au géant anglophone. Cette victoire nous fait dire à nouveau : « Vive le Québec libre ! ». Notre langue se fonde sur un idéal humaniste et démocratique. La position de la France et de nombreux pays francophones sur la question de l'Irak l'a démontré.

Si la mondialisation est une chance pour la francophonie, la francophonie n'est-elle pas une chance pour la mondialisation ?

Clément DUHAIME

En tant qu'ancien délégué général du Québec en France, je serais tenté de répondre que le Québec a toujours été libre. En tant qu'administrateur de l'OIF, je tiens à rappeler que les institutions naissent et meurent. Pour éviter que la francophonie ne meure, nous attendons des propositions qui bousculent notre organisation.

Depuis le 1er janvier 2006, plusieurs actions concrètes ont été lancées. Le Secrétaire général a mis en place un groupe de réflexion sur la libre circulation de nos artistes, écrivains et universitaires dans l'espace francophone. Ce groupe est présidé par Henri Lopes. Il est chargé de dessiner quelques pistes sur ce sujet difficile avant le Sommet de Bucarest.

De même, il a créé un comité de travail sur le français dans les institutions internationales. Souvent, on a reproché à la francophonie sa timidité sur ce thème. Ce comité sera chargé de réfléchir sur les engagements des Etats membres vis-à-vis de la langue commune.

Dominique WOLTON

Je me dois de rappeler que la francophonie n'est pas un combat contre une autre langue, mais un combat pour la diversité. Depuis octobre, l'engagement de la francophonie dans ce sens est devenu clair. Les identités linguistiques doivent être respectées. Dès demain, quatre langues seront nécessaires pour tous, à savoir la langue maternelle, une langue régionale et deux langues internationales.

Le bon fonctionnement de la francophonie repose sur trois conditions.

LE PARTAGE D'UNE LANGUE

Cette condition n'est pas à elle seule suffisante. L'exemple de la France est à cet égard assez révélateur. Les immigrés qui se sont installés en France voilà 50 ans partagent notre langue. Cela n'a pourtant pas suffi à faire disparaître dans la société française le racisme et les discriminations dont ils sont victimes.

DES VALEURS COMMUNES

Le travail accompli autour de la promotion de la démocratie ne peut être nié, tout comme celui qui est accompli sur les thèmes économiques et plus largement politiques.

DES PRATIQUES COMMUNES

L'anglais a pour avantages d'être le symbole de la modernité, même si cela peut paraître quelque peu stupide, et d'être une langue pratique. C'est sur le terrain économique qu'elle est considérée comme un outil pratique. Cependant, chacune des langues pourrait aisément acquérir ce statut, au travers d'un combat sur l'économie et les industries culturelles.

Les élites francophones sont fières de la francophonie. En revanche, les élites françaises sont très anglophiles. Nous devons contre-attaquer sur ce point. L'anglais est partout en France considéré comme la langue de la modernité, de la créativité et de l'intelligence. Je tiens à rappeler que l'on ne pense, on ne crée et on ne rêve que dans une seule langue.

Chaque langue a son génie. Si nous pouvons communiquer sur un plan basique en anglais, on ne saurait penser et communiquer correctement que dans sa langue nationale. Les élites françaises l'ont quelque peu oublié au cours des 30 ou 40 dernières années. Cette bataille culturelle n'a pas pour but premier de contrer l'anglais, mais bien une attitude des élites politiques, médiatiques et économiques. Chaque langue peut être moderne.

L'optimisme a présidé à cette première table ronde. Je voudrais le tempérer légèrement par cette réflexion. En sortant de cette salle, nous serons tous confrontés à ces français très anglophiles. Pour eux, la francophonie reste vieille, ringarde et dépassée.

Christian Valantin soulignait que l'Afrique a connu plusieurs colonisations et décolonisations. Pour de nombreux pays africains, le débat sur la colonisation appartient au passé. Il n'en va pas de même pour l'Algérie et d'autres pays. Pour avancer sur cette question, nous devons nous pencher réciproquement sur nos histoires respectives. C'est ainsi que nous connaîtrons et comprendrons les traumatismes qui marquent nos consciences. C'est ainsi que nous dépasserons le stade de la haine, toujours présente. La francophonie peut aider à véhiculer ces connaissances.

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