Actes de colloque - 10 décembre 2010


LES COLLOQUES DU SÉNAT

Sous le Haut patronage de Gérard Larcher,

Président du Sénat

LES TROUBLES DE LA

MÉMOIRE FRANÇAISE

(1940-1962)

Vendredi 10 décembre 2010

PALAIS DU LUXEMBOURG

MATINÉE

Sous la direction de Jean-Noël JEANNENEY ,

Professeur des Universités, ancien ministre

OUVERTURE

Guy FISCHER,
Vice-président du Sénat délégué pour la politique événementielle, les événements et la société civile

Je suis particulièrement heureux d'ouvrir ce colloque aujourd'hui au Sénat. Le thème « 1940/1962 : les troubles de la mémoire française » a été arrêté par le Bureau du Sénat lors de sa réunion du 27 mai dernier. Je souhaite, en guise de préambule, expliquer les choix de cet intitulé et de cette période.

Quels éléments peuvent expliquer les troubles de notre mémoire relatifs à la période 1940-1962 ? Comme vous l'aurez compris, il s'agit bien de la mémoire collective de notre Nation, souvent en conflit, voire irréconciliable avec les vécus individuels. Cette période est parcourue d'événements glorieux dont nous aimons nous souvenir, tels que la Résistance, le Conseil national de la Résistance, la victoire sur le nazisme, la sortie de la guerre, la reconstruction ou l'émergence de la construction européenne. Mais elle comporte également des faits tragiques qui marquent les esprits plus fortement que d'autres, tels que les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale ou l'usage de la torture durant la guerre d'Algérie. Enfin, cet intervalle historique a été marqué par de profonds bouleversements géopolitiques, tels que la fin des empires coloniaux, la décolonisation de l'Afrique menée par des gouvernements de droite et de gauche.

Certains d'entre nous ont vécu cette période, d'autres ont entendu des proches, parents ou amis, l'évoquer, d'autres encore ont lu des romans ou des essais qui s'y rapportent. Les représentations différent-elles largement d'un individu à l'autre en fonction des expériences personnelles, ce qui rend cette mémoire diverse ? Lorsque je me penche sur cette période, je me rends compte que la guerre d'Algérie fut à l'origine de mon engagement politique au début des années 1960. A mes yeux, elle appartient moins à l'histoire qu'elle ne représente mon histoire. A cet égard, je souhaite rappeler ces mots de Pierre Nora : « Mémoire, histoire, loin d'être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants, et à ce titre, elle est en évolution permanente. L'histoire, parce qu'elle est une opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré. L'histoire l'en débusque. »

Tout opposerait donc histoire et mémoire : la mémoire crée du sacré, l'histoire le traque. La mémoire serait en quelque sorte un beau mensonge tandis que l'histoire se situerait du côté de la vérité. Naturellement, une telle vision apparaît par trop schématique. En effet, la mémoire ne prétend pas à l'universalité mais, appartenant à chacun, à un groupe ou à un pays, elle apparaît en fait relative et mouvante. La bonne histoire ne peut faire abstraction de ce riche substrat que constitue la représentation. L'historien accorde une signification au fait que nous retenions tel épisode plutôt que tel autre, en l'interprétant comme un témoignage sur le ressenti d'un pays. Je note pour ma part que notre histoire est sélective dans la mesure où tout ne doit pas être retenu. En tout état de cause, tout ne sera pas retenu. Notre mémoire collective évoque ainsi des eaux troubles dissimulant autant qu'elles révèlent. Elle a conservé de la période 1940-1962 plusieurs moments ; elle en a passé d'autres sous silence. Mais comme le suggère le beau roman de Vercors, Le silence de la mer , ces événements finissent toujours par refaire surface et nous interroger. J'en veux pour preuve le succès des conférences sur la guerre d'Algérie données récemment par Benjamin Stora dans nos villes populaires de la banlieue lyonnaise. Interrogé par la presse locale en ces occasions, celui-ci notait un fort regain d'intérêt pour ces événements, tant de la part des anciens combattants d'Algérie que de la part des personnes issues de l'immigration postcoloniale, deux publics exprimant par ailleurs des visions et des attentes distinctes. Ce colloque vise précisément à analyser le vécu, le ressenti et donc, le souvenir dans le sacré plus que la réalité de la période.

Pour quelles raisons avons-nous choisi ces bornes chronologiques ? Avant tout, parce que la génération qui les a traversées a dû faire face à des épreuves et à des questionnements que nous peinons à nous figurer et qui, du fait de leur proximité dans le temps, comptent leur lot de passions et d'antagonismes. Dans le feu de l'action, comment les choix individuels ont-ils été opérés, et en vertu de quelles motivations ? Quelles séquelles les acteurs conservent-ils des événements qui les ont traumatisés ? Bien que cela ne soit pas le propos de ce colloque, j'estime que la réflexion sur les traumatismes psychologiques causés par les guerres n'a pas été menée à son terme. J'avais eu l'occasion de participer en 2006 à un colloque organisé sur ce thème par un collectif d'associations, au nombre desquelles l'ARAC (l'Association Républicaine des Anciens Combattants). De telles initiatives devraient à mon avis se prolonger car de nombreuses souffrances restent encore ignorées.

Dans le cadre de cette journée, notre démarche a consisté à associer des historiens et des praticiens éminents à des hommes et des femmes politiques de toutes sensibilités dans un dialogue dont on peut entrevoir toute la fécondité. En effet, les élus qui représentent les territoires, comme les Sénateurs, en connaissent la mémoire et le ressenti en même temps qu'ils la portent. Ils s'inscrivent dans une démarche non pas opposée mais parallèle à celle des historiens dans leur appréhension de la mémoire collective. Les élus nourrissent souvent une véritable passion pour l'histoire et inversement, les historiens ne peuvent ignorer la chose publique. Je forme donc le souhait que cette rencontre entre historiens et politiques soit l'occasion d'éclairer sous un jour nouveau ce thème essentiel.

A ce point de mon propos, je ne peux m'empêcher d'évoquer la position adoptée par certains historiens qui ont fustigé les lois mémorielles adoptées par le Parlement, en déclarant que la représentation parlementaire n'aurait pas la légitimité pour faire ainsi irruption dans leur champ de recherche. Je pense notamment à la loi Gayssot, à la reconnaissance des génocides et aux propositions de lois visant à sanctionner la négation de ceux-ci. Certes, cette question mérite un large débat et ce colloque pourrait fournir l'occasion de discuter des relations complexes entre l'historien et le politique.

Compte tenu de leur poids dans nos représentations et dans notre quotidien, ce colloque ne pouvait faire l'économie du son et de l'image. Ceux-ci occupent en effet une place déterminante au regard de la période qui nous intéresse. Ainsi Madame Isabelle Veyrat-Masson commentera-t-elle des images d'archives, un sujet dont elle est l'une des plus éminentes spécialistes en France. Madame Rose Bosch, réalisatrice du film fort et émouvant La Rafle , proposera une analyse à partir de la bande-annonce de son oeuvre. Dans le même domaine, Monsieur Benjamin Stora illustrera son propos sur la guerre d'Algérie à l'aide d'affiches de films réalisés depuis cette époque jusqu'à aujourd'hui. Enfin, et j'en suis personnellement très heureux, M. Marek Halter, qui n'a pu être parmi nous aujourd'hui, a tenu à apporter son témoignage à notre propos. Vous apprécierez certainement les riches interventions d'intellectuels engagés qui n'a pas hésité à mettre son talent au service de ses convictions. Je ne peux conclure cette intervention sans adresser, au nom du Bureau du Sénat, mes remerciements les plus chaleureux et amicaux à Messieurs Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli qui ont accepté avec beaucoup d'enthousiasme d'élaborer le programme et de présider aujourd'hui nos débats. Ils ont mis au service de cette manifestation à la fois leur temps, que nous savons précieux, et leur haute compétence afin d'assurer le meilleur niveau scientifique à notre journée.

INTRODUCTION DE LA MATINÉE

Jean-Noël JEANNENEY,
Professeur des universités, ancien ministre

Monsieur le Président, je vous remercie de vos propos si obligeants et je m'empresse de vous renvoyer l'expression de notre gratitude. Nous nous réjouissons d'être ainsi appelés par la Haute Assemblée à nous réunir pour réfléchir sur un sujet d'une telle importance. Nous appartenons à une génération d'historiens qui a compris, mieux peut-être que leurs prédécesseurs, la non-linéarité de l'histoire qui nous apparaît marquée par l'entrelacs de rythmes différents. Le XX e siècle a connu des mutations décisives dans les relations entre sphères matérielle et spirituelle, des évolutions économiques au tempo plus lent que celui des événements du quotidien. Il a également été marqué par l'essor et le déclin des idéologies totalisantes, par l'extension à des niveaux inimaginables auparavant du pouvoir de tuer mais aussi du pouvoir de guérir. Enfin, ce siècle aura été le temps des dialectiques entre générations, certaines prolongeant fidèlement l'héritage de celles qui les avaient précédées, d'autres se situant en révolte contradictoire par rapport à celles-là. Il ne faut pas oublier d'ajouter à ce tableau le rôle des émotions de la surface, celles où la force du hasard vient donner forme aux évolutions profondes et en faire parfois bifurquer le cours.

Le Sénat me paraît particulièrement désigné pour accueillir une réflexion sur ces différents rythmes de la durée, ce que le grand historien Jacques Le Goff a pu désigner comme un « feuilleté temporel », dans la mesure où cette assemblée a de longue date assumé la mission de « lisser la courbe de l'actualité » et les émotions de l'opinion publique qui ont l'occasion de s'exprimer spécialement du côté de l'Assemblée nationale. Le mode d'élection des Sénateurs a, en effet, été conçu pour briser les instantanéités des réactions collectives.

Ces différences d'allure valent également dans l'ordre des représentations et nous savons à quel point l'histoire culturelle est liée à l'histoire politique. De fait, la manière dont les événements sont expliqués par une collectivité à elle-même compte souvent autant que les ressorts des réalités matérielles. Autrement dit, l'histoire alimente l'histoire, les idées fausses deviennent des faits vrais, la connaissance ou la méconnaissance du passé pèse toujours sur le présent. Le rôle de la mémoire et celui des mutations complexes et stimulantes qui l'affectent s'imposent à ce stade de notre réflexion. Cette mémoire, tantôt joyeuse, tantôt angoissée ou honteuse, a fait l'objet depuis plusieurs décennies d'une importante historiographie qui s'est intéressée à ce dialogue entre ce qui fut et ce que l'on croit avoir été. Cette historiographie s'est souciée de déchiffrer les complexités de la mémoire, ses ressorts et ses rythmes.

La notion de mémoire collective, que nous avons hardiment décidé d'aborder aujourd'hui, apparaît de prime abord assez simple, mais elle se présente sous un jour de plus en plus complexe à mesure que l'on s'en approche, à l'image de la notion d'opinion publique qui s'échappe comme le sable entre les doigts lorsque nous cherchons à la définir. La mémoire collective, que le grand Maurice Halbwachs avait abordée avec audace au cours de l'entre-deux-guerres, apparaît comme une notion à la fois difficile et nécessaire, à la fois indispensable et impossible. Cependant, nous allons nous en saisir avec la ferme volonté d'en éclairer les contours. La première table ronde s'attachera ainsi à interroger la légitimité de cette mémoire collective et son utilité dans le cadre d'une réflexion civique, en évaluant la part de spontanéité qu'elle comporte et la part susceptible d'être infléchie, sinon maîtrisée, au service de nos valeurs républicaines. Le rôle des médias, dans leur diversité, apparaît ici essentiel et ce sera l'objet de la seconde table ronde de cette matinée aux côtés des rôles de l'école et des pouvoirs légitimement investis de la confiance populaire, ouvrant vers le champ essentiel de la commémoration. Ce dernier thème a été l'objet de notre attention à l'occasion du bicentenaire de la Révolution française et l'équipe que je dirigeais s'est alors constamment interrogée sur le sens du devoir d'intervention gouvernementale en la matière et sur la nécessité de borner les limites de cette intervention. Les autres tables rondes s'attacheront à discuter de ces questions et nous attendons beaucoup de la sagacité des intervenants à cette occasion.

Il apparaît clairement que l'analyse des événements dramatiques met la mémoire collective d'une nation au défi de l'examen concret de ses déchirements intestins, des guerres civiles, avec tout le cortège de brutalités et même de barbaries qu'ils comportent. Deux soucis légitimes entrent alors en contradiction : d'un côté, le souci de purger le passé, de rendre justice des crimes accomplis au service des valeurs morales et des victimes ; d'un autre côté, celui de permettre un nouveau « vivre ensemble » en tournant la page de ces événements douloureux. En 403 av. JC, les démocrates sont entrés à Athènes et ont chassé les oligarques du pouvoir. Ils ont alors décidé de poursuivre quelques-uns des anciens dirigeants et, aussitôt après, ils ont passé un décret interdisant l'évocation des événements dramatiques qui avaient eu lieu en vertu du principe consistant à « ne pas se rappeler les choses mauvaises » . Un serment fut passé à cet effet par les oligarques, les démocrates et ceux qu'on appelait « les gens tranquilles » (autrement dit, ceux qui avaient courbé le dos en attendant la suite). Aristote affirma même qu'un citoyen dénommé Archinos fut condamné à mort pour avoir dérogé à cette règle du silence imposé et Isocrate écrivit : « Puisque nous nous sommes mutuellement donné des gages, nous nous gouvernerons de façon aussi belle et aussi collective que si aucun malheur ne nous était arrivé. » Il ne s'agit plus ici du devoir de mémoire, une notion au demeurant ambiguë et molle, mais du devoir de silence. Rappelons-nous à ce sujet les propos du choeur dans la pièce Antigone de Sophocle : « Des combats d'aujourd'hui il faut installer l'oubli après tant de haine dépensée. » De même Oreste déclarait-il dans Les Euménides d'Eschyle : « J'ai usé ma souillure à toutes les ronces du chemin. » Autrement dit, le temps passé aurait allégé sa responsabilité et appelé le silence autour d'elle. Les siècles suivants se sont fait l'écho de la même tension entre, d'une part, la portée civique de la justice et de la mémoire et, d'autre part, la nécessité de la surmonter parfois pour permettre un minimum de cohésion dans la suite des temps. Il suffit de rappeler à cet égard les textes magnifiques d'Henri IV au moment de l'Edit de Nantes ou les propos de Napoléon après son accession au pouvoir comme Premier Consul : « Messieurs, tout m'a réussi. Savez-vous pourquoi ? C'est que je suis une amnistie vivante. » Les mêmes questions se sont posées après la Commune à des acteurs tels que Victor Hugo et Clemenceau, puis au moment de l'Affaire Dreyfus, lors de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre d'Algérie que nous évoquerons cet après-midi avec Benjamin Stora.

Comprenons bien qu'il s'agit ici d'amnistie et non de pardon ou de grâce. Le pardon, seules les victimes peuvent l'accorder à leurs bourreaux. Quant à la grâce, c'est une mesure politique, individuelle, de pitié pour un condamné. C'est la raison pour laquelle elle fit l'objet d'une telle polémique concernant l'innocent Dreyfus, faisant dire à Waldeck-Rousseau (qui fut pendant dix ans un membre éminent de cette Haute Assemblée) : « L'amnistie ne juge pas, elle n'accuse pas, elle n'innocente pas. Elle ignore. » L'amnistie reste à juste titre un moment décisif mais ne peut être assimilée à l'oubli, n'en déplaise à Sophocle ou à Georges Pompidou qui disait au début des années 1970, à propos du cas de Paul Touvier : « Oublions cette époque où les Français ne s'aimaient pas. » Quelle que soit l'efficacité de cette requête, elle ne peut évidemment pas être complète. D'abord, les historiens s'insurgeraient contre cette entrave à leur travail et l'on peut évoquer à cet égard l'affaire qui opposa dans les années 1960 Michèle Cotta à un collaborateur qui lui reprochait l'évocation de ses méfaits en 1943 dans un ouvrage consacré à la question. Face à ceux qui voudraient imposer le silence, sous prétexte d'amnistie, les historiens répondent : « Holà ! L'amnistie a sa portée mais elle ne peut interdire d'évoquer des enchaînements historiques sans risquer de maintenir le passé dans l'obscurité, au grand dommage de l'intelligence et du civisme. » De plus, l'oubli ne peut être décrété par l'Etat face au mouvement immense des pulsations collectives, comme l'illustrera certainement notre évocation de la période de Vichy. Face à la volonté des politiques de clore ce chapitre, nous avons été témoins de la résurgence de la mémoire, en termes judiciaires, médiatiques, affectifs et intellectuels au cours des années 1980.

Si notre réflexion s'inscrira d'abord dans un cadre national, elle gagnera à s'ouvrir au comparatisme en s'intéressant aux mémoires de groupes spécifiques, au niveau régional notamment, et à celles d'autres nations. A cet égard, nous sommes redevables aux organisateurs de ce colloque d'avoir permis la tenue d'une quatrième table ronde qui offre une perspective étrangère et européenne et qui nous évite de tomber dans le piège de l'égocentrisme national. Notre débat touche évidemment à la question des lois mémorielles et, sans entrer dans le détail, je tiens à saluer la position adoptée sur ce terrain par le président Accoyer, une position dont les fruits seront longtemps dégustés. L'originalité de cette rencontre au Sénat tient finalement à la réunion des élus du peuple avec des historiens. Je ne doute pas que ce dialogue dont vous serez les témoins ait une double utilité, spéculative et civique. Que notre appétit intellectuel et politique - au sens le plus noble du terme - trouve ici toutes les occasions de se rassasier !

Guy FISCHER

Je remercie infiniment Monsieur Jean-Noël Jeanneney ainsi que Madame Catherine Tasca, Monsieur Jean François-Poncet, Monsieur Yvon Collin et le président Jacques Legendre, autant d'éminents collègues qui ont accepté d'honorer cette rencontre de leur présence. Je ne manquerai pas de remercier également le Secrétaire général du Sénat, Monsieur Alain Delcamp, qui a favorisé l'organisation de ce colloque. Par votre intervention, Monsieur Jeanneney, celui-ci se trouve placé sous les meilleurs auspices.

PREMIÈRE TABLE RONDE : QU'EST-CE QUE LA MÉMOIRE COLLECTIVE ?

Jean-Pierre RIOUX , Ancien inspecteur général de l'Education nationale, président de la Rencontre des mémoires de Strasbourg

Yvon COLLIN , Président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat

Daniel SIBONY , Psychanalyste et écrivain

Jean-Noël JEANNENEY

Nous allons maintenant entrer dans le vif du sujet avec cette première table ronde. Avant d'entendre les interventions du Sénateur Yvon Collin, de Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain, et celle de notre collègue Olivier Wieviorka sur le premier cas pratique du 10 juillet 1940, je donne la parole à mon ami Jean-Pierre Rioux, inspecteur général honoraire de l'Education nationale, directeur de la revue Vingtième siècle et président de la Rencontre des mémoires de Strasbourg, récemment sollicité par le gouvernement pour une réflexion approfondie sur la mise en place de la Maison de l'histoire de France.

OUVERTURE

Jean-Pierre RIOUX, Ancien inspecteur général de l'Education nationale,
président de la Rencontre des mémoires de Strasbourg

Merci Monsieur le Président et ami. En introduction à mon propos, je souhaiterais mettre en exergue deux phrases. D'abord, celle de Jean Guéhenno, dans La mort des autres , publié en 1968, à propos de la Grande guerre : « Notre plus grand manque est de si mal nous souvenir. A cette perte continue de nous-mêmes tient peut-être cette insuffisance que l'on sent en soi, cette impuissance à changer la vie. » La deuxième phrase est signée par Jacques Julliard dans Le malheur français , publié en 2005 : « Quelque chose est en danger au plus intime de chacun de nous. Nous ne nous aimons plus, voilà la chose. Comme si l'âme collective de la France, ce mythe nécessaire, était en train de se dissoudre. » Ces réflexions posent donc les questions suivantes : savons-nous nous souvenir ? En avons-nous le besoin et l'envie ? Dans le temps qui m'est imparti, je m'attacherai à signaler quelques vérités premières et à singulariser trois évolutions sociales et culturelles qui entretiennent actuellement les troubles de la mémoire française.

Je prendrai pour point de départ un texte simple et dense de notre collègue Philippe Joutard ici présent, paru dans un ouvrage collectif intitulé Historiographies . Nous y apprenons que la mémoire est un phénomène de société qui enveloppe et déborde à la fois toutes les considérations nationales. Si l'on se souvient que la mythologie grecque fait de Mnémosyne, déesse de la mémoire, la mère des neuf Muses, au nombre desquelles Clio, on se rend compte de l'aspect matriciel de nos interrogations. Les plus anciens dictionnaires, parmi lesquels celui de l'Académie française, ont associé au terme « mémoire » à la fois la notion de « memoranda » (ce qui est digne de mémoire) et les mécanismes de « memorare » (de mémoire d'homme). Maurice Halbwachs nous a aidés à découvrir et à détailler les cadres sociaux de la mémoire collective et Péguy nous a appris que le rapport histoire-mémoire était à angle droit et qu'il nous fallait nous poster à leur point de rencontre. L'aventure sociale continuant à la fin du XX e siècle, la crise tous azimuts, l'abandon du référentiel rural et la mise en mouvement des hommes par les révolutions de la vitesse et du numérique ont entretenu, par contrecoup, des nostalgies, des ardeurs généalogiques, des cultes des racines ou de communautés supposées originelles. Rien ne semble plus efficace en ce début de XXI e siècle que l'activisme mémoriel pour faciliter le grand retour en arrière. Dès lors, notre société est devenue friande d'une mémoire particularisée tenue pour un cheval d'orgueil par tout un chacun, donnant à la famille comme à l'individu, aux gens de souche comme aux nouveaux venus, le sentiment de pouvoir établir par la mémoire un rapport direct et affectif avec le passé. A partir du moment où nous nous convainquons que la mémoire se décline uniquement au pluriel et qu'elle n'est plus sacrée, nous ne comprenons plus que la mémoire se nourrisse toujours d'oubli et qu'elle soit, toujours selon Philippe Joutard, « non seulement une notion polysémique et nourricière, mais aussi un réaménagement continu de la présence et de l'absence ».

De 1945 à nos jours, en passant par 1962 et 1975, des confusions, des assauts, des embarras de mémoires signalés par certains comme de véritables « guerres de mémoires » ont proliféré sur ce terreau. Sans entrer dans le détail de ces épisodes, je souhaite mettre l'accent sur trois évolutions en cours qui entretiennent nos conflits mémoriels.

Premièrement, nous assistons au passage du « plus jamais ça » et par conséquent du devoir de mémoire à une mise en accusation du passé au nom du droit et de la dénonciation des crimes contre l'humanité. L'accent est mis sur les épisodes de la Shoah, de la guerre d'Algérie, de la Grande guerre, de la colonisation et de la traite négrière atlantique, tenus pour éternellement traumatisants. Ces nouvelles incriminations, qui prennent le tour d'appels à la repentance nationale et au dédommagement éventuel des descendants des victimes, ont pris le relais des assauts relatifs aux années de l'Occupation. Elles se combinent aujourd'hui à ce « passé qui ne passe pas » (pour reprendre l'expression d'Henry Rousso) et à l'alourdissement de l'acte d'accusation collectif du passé. Le Président de la République et le Parlement ont singulièrement compliqué l'enjeu de cette question en adoptant des positions favorables à une repentance nationale (sous la présidence de Jacques Chirac) ou opposées à celle-ci (à l'ère de Nicolas Sarkozy) et en officialisant de nouveaux drames au titre de génocides ou de crimes contre l'humanité par l'adoption d'une série de lois dites « mémorielles » telles que la loi Gayssot de 1990 ou la loi du 23 février 2005. On ne peut qu'approuver l'annonce faite en 2008 par le législateur d'une modération de son action en la matière et son souci, affirmé la même année dans sa mission d'information, de rassembler la nation autour d'une mémoire partagée. Cependant, dans l'esprit d'un grand nombre de nos concitoyens, le passé demeure synonyme de malheurs, la mémoire reste douloureuse et chaque victime devrait pouvoir obtenir une réparation morale, publique ou financière. Plus encore, des interrogations massives et confuses se sont installées au sujet du rapport entre la mémoire et l'identité nationale ou au sujet des liens de la dialectique histoire-mémoire avec ce plébiscite quotidien que Renan appelait de ses voeux.

La deuxième cause d'extension de nos embarras de mémoire tient à notre manque de confiance en l'autorité du temps. Ce mal du temps vécu également par d'autres sociétés que la nôtre se traduit en une forme de dépaysement temporel qui distingue moins bien les promesses d'avenir tout en accablant le passé et qui abandonne toute notion d'au-delà, qu'il soit religieux ou progressiste. Or sans fil rouge reliant le passé, le présent et l'avenir, sans progrès ni promesses, sans une relative harmonie des temps sociaux, sans règle, sans rituel et sans symbolique humaine délimitant les générations et les âges de la vie, le moteur de la mémoire collective se grippe et celle-ci court le risque de n'être plus ni nourricière, ni disputée, ainsi que pouvait le prédire Tocqueville au XIX e siècle. En dépérissant, cette mémoire cède de plus en plus la place à un présentisme galopant qui envahit nos vies de façon implacable à l'âge du numérique. Nos vies se voient ainsi bousculées, morcelées, soumises. En leur sein, le temps et la durée, la transmission et l'héritage sont passés à la moulinette de l'instantanéité et de l'individualité.

Enfin, la troisième évolution affectant notre mémoire collective réside dans la perturbation du jeu des échelles spatiales ou « interscalaires » (pour reprendre la terminologie des géographes). En effet, nous vivons non seulement des perturbations de l'autorité du temps mais également une déconstruction relative de l'agencement mental des espaces physiques et humains de nos enfances. En quoi consiste aujourd'hui la notion de proximité ? Que représente-t-elle pour nous, dans nos esprits et dans nos vies, dans nos travaux ou dans nos loisirs, dans le cercle familial ? De quoi sommes-nous proches, physiquement et humainement ? La commune, la région, la nation, l'Europe, l'outremer, la planète : à quelle échelle nous situons-nous ? Sous l'effet conjoint et ravageur du marché globalisé, de la culture mainstream consensuelle mais superficielle, de la communication tous azimuts en temps réel et de la porosité des frontières entre le public et le privé, tout semble indiquer que les délimitations des territoires de la mémoire individuelle et collective, les lieux de mémoire, les traces patrimoniales, les paysages et les refrains eux-mêmes qui trottent encore dans nos têtes, tout cela risquerait d'être livré en pâture à une sorte de cosmopolitisme de pure consommation. Ainsi, de ces désaccords et déliquescences de l'espace-temps qui bousculent notre passé personnel et collectif pourrait émerger une société non héritière où l'horizontalité du présent sans frontières l'emporterait sur la verticalité du temps qui passe, une société qui ne saurait plus transmettre les héritages et indiquer le sens de la marche aux jeunes générations dans un contexte culturel marqué par l'immédiateté, autrement dit une société manquant de confiance en la communauté de destin. Face à ce constat, que faire ? Ma réponse ne varie pas à ce sujet : elle propose d'assumer notre double devoir d'intelligence critique et de vigilance éducative et civique.

Jean-Noël JEANNENEY

Je remercie Jean-Pierre Rioux. Il me semble que ces propos d'ouverture ne pouvaient mieux lancer les débats, avec la tonalité qui les caractérise, faite de lucidité, d'une nostalgie teintée d'angoisse mais aussi d'un volontarisme qui nous rassure quelque peu. Je me félicite de donner maintenant la parole à Monsieur Yvon Collin, président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat, s'inscrivant par conséquent dans la lignée du parti radical qui a tant oeuvré pour l'influence et l'éclat de la Haute Assemblée.

INTERVENANTS

Yvon COLLIN, Président du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen du Sénat

Je tiens à remercier le président Fischer qui a pris l'initiative de ce colloque ainsi que Messieurs Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli qui nous font l'honneur de leur haut patronage, de même que Monsieur Jean-Pierre Rioux qui vient d'ouvrir brillamment cette première table ronde. Avant de vous livrer mon approche des troubles de la mémoire française, je souhaite également remercier l'ensemble des organisateurs de ce colloque.

Le thème de la mémoire suscite de nombreuses réflexions dans différentes disciplines. Chez les historiens, l'ouvrage dirigé par Pierre Nora, Les lieux de mémoire , qui fait l'inventaire des lieux et des objets dans lesquels s'est incarnée la mémoire nationale, en témoigne. Chez les psychanalystes, la mémoire se présente à travers ses ambiguïtés, entre souvenirs-écrans et dévoilement du refoulé. Daniel Sibony nous éclairera sans doute sur cet angle d'approche de la question. Pour ma part, en ma qualité d'élu, je souhaiterais manifester l'intérêt des politiques pour ce thème.

En préambule, l'intitulé de ce colloque m'invite à rendre hommage à ceux qui, au cours de la période qui nous intéresse, furent deux fois les oubliés de l'histoire, d'abord lors de son déroulement, puis lors de son écriture. Invité à répondre à la question de la définition de la mémoire collective, je note d'emblée que celle-ci a fait récemment l'objet de nombreuses initiatives pour en prescrire l'usage. Je pense notamment à l'invocation de Jean Jaurès et de Léon Blum au cours de la dernière campagne présidentielle, à la lettre de Guy Môquet dont la lecture a été rendue obligatoire dans les établissements scolaires ou au projet de création d'une Maison de l'histoire de France. Cette avalanche mémorielle m'apparaît quelque peu suspecte et suscite en moi un curieux sentiment de scepticisme et de malaise. Face à ces pseudo-actualisations du passé, perçues comme autant de manipulations visant d'autres objectifs que ceux que l'on affiche complaisamment, des résistances s'organisent.

Mais ce malaise révèle, plus qu'une simple réaction à des tentatives d'instrumentalisation de la mémoire par nos gouvernants, une crise profonde du collectif, de l'avenir et de l'identité même des hommes d'aujourd'hui. A cet égard, il serait bon de rappeler les phases par lesquelles est passée l'historiographie moderne : l'histoire mémorielle, flamboyante et épique, telle que la pratiquaient Michelet et Péguy ; l'histoire positiviste polarisée sur l'événement, utile mais quelque peu anomique ; enfin, l'histoire critico-interprétative, aux fondations matérialistes solides et capable de s'affranchir des déterminismes.

Ce parcours permet de retracer une évolution d'une histoire mythique vers une histoire critique et vivante, capable de susciter des rapports avec la mémoire tels que Marcel Proust les a merveilleusement décrits en les distinguant des souvenirs figés et mortifères. Or je crains fort que les prescriptions mémorielles que l'on nous propose aujourd'hui ne représentent une profonde régression, un effacement de l'histoire vivante et la figure d'une nouvelle forme de populisme. En effet, je dois avouer mon trouble face à la conjonction de cette frénésie de la mémoire collective et de la profonde indifférence, voire du mépris, témoignés envers l'histoire de la part des mêmes acteurs. J'en veux pour preuve la suppression de l'enseignement de cette discipline en classe de Terminale scientifique ou l'absence d'émissions historiques sur la première chaîne de télévision. Comment ne pas voir un lien étroit entre une telle débauche de mémoire et les tentatives quasi-révisionnistes portées par certains discours de candidats, de présidents ou par de malheureux amendements parlementaires procédant au morcellement d'un processus aussi unitaire et constitué que le colonialisme. Je vous renvoie par exemple aux propos tenus sur « l'homme africain » qui ne serait pas entré dans l'histoire, au désastreux débat sur l'identité nationale, qu'il faut mettre en parallèle avec cette hypermnésie infligée par des gouvernants qui, de communicants habiles, sont devenus de simples communicants. Je ne m'attarderai pas sur les aspects marchands de la mémoire collective, dont on trouve des traces aussi bien chez nous qu'aux Etats-Unis. Mais je souhaite insister sur les aspects dévastateurs des évolutions que nous connaissons aujourd'hui. N'assistons-nous pas au retour de l'imagerie d'Epinal aux dépens de la saine histoire critique et vivante ? La tension des émotions n'est-elle pas la figure sournoise du populisme et ne doit-on pas craindre que la mémoire joue ici le triste rôle d'une drogue contre les esprits vivants et celui d'une pomme de discorde placée au coeur même d'un peuple à qui l'on demande de s'humilier en admettant de prétendus crimes et des insuffisances notoires par rapport aux héros des temps passés. Devant l'effacement de l'esprit critique et la fascination pour les souvenirs morts qui les accompagnent, j'estime que ces entreprises mémorielles factices constituent un réel danger pour la cohésion nationale. Je ne doute pas que ces effets soient d'ailleurs recherchés. Souvenons-nous des affrontements suscités par le débat sur l'identité française, illustrés par une phrase-choc, politiquement très orientée : « La France, on l'aime ou on la quitte. » Pour reprendre l'apport des neurosciences qui nous enseignent que l'action précède la conscience, et non l'inverse, je dirais que la mémoire ne précède pas le présent et l'avenir, de même que la mémoire collective n'est pas placée devant le collectif. Et si le collectif peut transcender l'individu, il demeure sans lui comme une coquille vide.

Mesdames et Messieurs, mes chers amis, les troubles de la mémoire collective ne peuvent être guéris par l'hypermnésie ambiante, qui ne fait que les aggraver. Celle-ci m'apparaît en effet comme l'expression de la vision fantasmatique d'une « autre France », comme « l'autre femme » en psychanalyse, représentée par une statue de Commandeur ou par une mère-nourricière nourrissant d'une sourde culpabilité ceux à qui elle donne le sein. Le malaise me semble lié plus profondément à une triple crise contemporaine : la crise du collectif ; la crise de l'avenir ; enfin, la crise de l'identité de l'homme.

Premièrement, la crise du collectif renvoie à celle de l'Etat-nation, submergé par la mondialisation et amputé par ceux qui dénigrent l'Etat-Providence. A ce sujet, je pose la question suivante : combien de postes d'historiens seront supprimés au cours des prochaines d'années par ceux qui érigent des monuments à leur propre gloire et qui endossent les habits de résurrecteurs du passé ? Et je me demande pour quelles raisons la future Maison de l'histoire de France serait privée de toute vocation de recherche.

Deuxièmement, la crise de l'avenir m'apparaît liée à la vision à court terme des marchés financiers et à celle des gouvernants qui ont éliminé les instances nécessaires de projection dans l'avenir, ainsi qu'à la précarité grandissante de notre société. René Rémond avait coutume de dire en introduction à son cours à Sciences Po : « Faire de l'histoire, c'est connaître le passé pour comprendre le présent et prévoir l'avenir. » Selon cette conception, le présent et l'avenir comptent autant que le passé. L'avenir est nécessaire à la mémoire comme il l'est pour le présent et l'on sait depuis une certaine madeleine que la mémoire représente non pas le passé, mais le temps retrouvé, c'est-à-dire une actualisation du passé qui se prolonge dans la vie à venir.

Enfin, la crise de l'identité individuelle se décline d'abord, à mon avis, en une crise de l'hyper individualisme qui se résout dans l'essor des communautarismes, dont la mystification mémorielle accroît la vivacité et les affrontements. Mais elle se présente également comme une forme de dépersonnalisation et de réification de l'individu. Comme l'auraient posé Adorno ou Horkheimer, une chose a-t-elle de la mémoire ?

En conclusion, je pense que l'hypermnésie errante, loin de guérir les troubles de la mémoire, ne fera que les aggraver. D'autres chemins doivent être suivis afin de rendre l'avenir désirable à des individus libres, capables d'éprouver le sens de la cohésion du peuple pour retrouver une mémoire heureuse, c'est-à-dire lucide et sereine. Un projet politique concret doit être proposé qui retrouve le sens de l'homme en posant les bonnes questions : plutôt qu'un débat sur l'identité nationale, pourquoi ne pas engager celui de l'identité humaine au-delà de l' homo economicus ou de l' homo estheticus ? La principale ambition politique, et la plus urgente, doit consister aujourd'hui, de mon point de vue d'élu, à restaurer le goût de demain pour retrouver celui d'hier. Cette grande ambition s'accompagne d'un respect sans faille pour les historiens qui, mieux que tous les monuments et toutes les statues, nous permettent de puiser dans notre passé, loin de toute fascination, les lumières dont nos temps troublés ont le plus grand besoin.

Jean-Noël JEANNENEY

Merci, Monsieur le Sénateur. Nous retiendrons cette formule : « L'avenir est nécessaire à la mémoire. » Elle fait écho à ce faux lapsus que Françoise Sagan faisait faire à l'une de ses héroïnes : « Je ne sais pas ce que le passé nous réserve... » Les organisateurs de ce colloque ont souhaité faire se rencontrer les historiens et les politiques et il faut admettre que vous avez parlé de politique, Monsieur le Sénateur, avec une vigueur de conviction qui ne nous a pas étonnés et qui, pour reprendre une expression gaullienne, donne du « ragoût » à notre discussion. Je me hâte maintenant de donner la parole à Monsieur Daniel Sibony qui, dans le domaine de la psychanalyse, fait entendre une voix originale. Je le remercie de sa présence.

Daniel SIBONY, Psychanalyste et écrivain

Merci. Je m'occupe quotidiennement de soigner des personnes qui sont malades de la mémoire. Non pas seulement au sens élémentaire où ils auraient oublié quelque chose d'essentiel, de traumatique, qu'il faudrait leur rappeler ; mais en un sens plus profond - où à la place de cet oubli, ils ont produit des symptômes « pour mémoire », pour ne pas oublier ; des petits monuments qui les font souffrir, dont j'ai la charge de les aider à transformer le symbole.

Avant de parler de mémoire collective, je donnerai deux petits exemples sur la mémoire individuelle, qui peuvent avoir une résonance pour ce qui nous intéresse. Je me souviens avoir eu un jour la visite d'une personne qui avait comme symptôme d'avoir 38° de fièvre, depuis des années ; elle a décidé cette fois-là de s'expliquer avec cette chose. L'explication ne fut pas longue, je l'ai fait parler de ses origines, elle était née en Allemagne, et dans le contexte que nous connaissons, il s'est révélé qu'en 1938 sa mère avait commis un acte, ordinaire à l'époque mais pour nous bouleversant : elle avait tout simplement livré son homme, le père de la patiente, à la Gestapo, pour « raisons ethniques » . Cette personne avait gardé une sorte de stèle brûlante dans son corps, qui attendait qu'on parle avec, qu'on en fasse quelque chose. Elle s'en est donc trouvé mieux. (Cela fait parfois problème : être délivré trop vite peut éviter d'approfondir la question que le symptôme avait posée.)

Un autre exemple tiré de la vie quotidienne concerne mon approche de cette maladie de la mémoire qu'on appelle l'Alzheimer, qui semble signer notre époque. Mon idée c'est qu'il y a, certes, une dégénérescence neuronale, mais qu'elle se double, comme tout ce qui arrive à l'homme, d'une dégénérescence du rapport à l'Autre, du rapport de parole à l'autre. Je parlais avec quelqu'un, et nous fûmes interrompus assez longuement ; je me suis demandé ce que j'étais en train de lui dire, et je n'ai pas trouvé. Alors je me suis posé l'autre question : qu'est-ce qu'il m'a répondu quand je lui ai dit cela ? Et j'ai trouvé tout de suite. Ce qui m'a confirmé dans l'idée que les gens qui sombrent dans cette perte de la mémoire, n'ont pas eu le retour sur eux de ce qu'ils ont dit. Certes, on leur parle (est-ce que vous allez bien ? la journée s'est bien passée ?... vous n'avez besoin de rien ?...), mais il leur a manqué la rencontre de parole, le retour de leur parole passée par l'autre .

Car la mémoire n'est pas qu'un objet, c'est une dynamique qui se charge, se décharge, se recharge, avec des grincements, des refoulements et des retours, des oublis pour respirer, et des reprises. Sachant que rien ne s'efface, rien. Il ne faut pas craindre l'effacement mais l'absence de retour de ce qui est là, et qui reste en souffrance, en attente.

Si des événements importants du collectif ont eu lieu, et si on n'en a pas parlé, ils attendront, dans la mémoire affichée - comme le 38° de fièvre -, ils trouveront l'interprétation provisoire, la forme symptomatique, en attendant de s'exprimer mieux, d'une façon qui puisse irriguer le présent et enrichir le futur.

« La mémoire collective » est à la fois un objet qui comporte beaucoup de traces affichées et une dynamique pulsatile où nos choix sont impliqués. Côté affichage, on va loin aujourd'hui, grâce à l'Internet. Il y a des portails pour des morts, où l'on peut inscrire avec leurs photos ses disparus et les commémorer. Là où commence le problème c'est du côté de la dynamique de cette mémoire, déjà dans son déclenchement, sa mise en fonction, dans les sélections qu'on y fait, l'élaboration du message et de sa transmission, etc. Les instances politiques et médiatiques y jouent un rôle mais ne sont pas toutes puissantes. Il y a une vérité à l'oeuvre.

Pour qu'il y ait une mise en fonction, il faut que ce qu'on évoque soit déjà affiché et concerne le lien social, en tant qu'événement passé dont on a des choses à apprendre.

C'est aussi cela « co-mémorer » , célébrer la mémoire collective. Au-delà de la mémoire que le collectif possède, il y a la dynamique mémorielle qui contribue à sa « re-génération ». La mémoire collective sert à régénérer le collectif dont elle est la mémoire ; en l'irriguant d'un vécu qui le concerne.

Il semble étrange de se régénérer grâce au passé , mais après tout, c'est notre forme d'altérité la plus maniable ; quoique parfois manipulable. En intégrant ce passé, on réintègre du vécu à la transmission. On intègre du passé dans un projet de dépassement.

Mais pour que ça se régénère, il faut y mettre du vivant, notamment du témoin fiable .

Si la commémoration entérine un collectif déjà existant, la fonction de mémoire risque de se fétichiser : on se réunit pour nommer les disparus, rappeler que l'épreuve a été dure, etc. On consomme du passé déjà défini.

Or si la mémoire collective est vivante, le passé qu'elle gère n'est pas complètement défini ; le collectif aussi n'est déjà constitué. Il se reconstitue à chaque mouvement, à chaque vague où le passé, plus qu'évoqué, est rappelé - au-delà du souvenir, comme on se rappelle à soi. Se rappeler à soi est aussi fondamental que de s'appeler... On ne sait pas comment on s'appelle « vraiment ». On se rappelle à soi dans ces moments particuliers, mais le « soi » reste en partie ouvert, il n'est pas totalement défini.

D'où cette remarque, en passant : au lieu d'un « débat sur l'identité nationale », il aurait pu y avoir un débat sur les mémoires collectives de ce pays. C'eût été plus intéressant que de se questionner, devant le cercle identitaire qu'on a tracé, pour savoir ce qui est inclus ou exclu.

La mémoire collective est un opérateur, une dynamique qui doit permettre aux traces du passé, aux traces affichables ou affichées d'être intégrées comme des limites de l'humain . Par exemple, pour intégrer la mémoire de certains génocides, on voit qu'ils ont transmis des événements-limites, aux limites de l'humain, face auxquelles il est trop facile, après-coup, pour un groupe, d'être du côté du bien pour pointer le mal de l'autre côté.

Lorsqu'on essaie d'intégrer ces événements génocidaires, qui ont eu lieu en plusieurs points de la planète, on voit qu'ils nous lancent un défi, le même qu'ont connu beaucoup de ceux qui les vivaient ou qui en furent les témoins : c'est de comprendre ce qui s'est passé et qui reste incompréhensible. Il faut tenter de franchir l'écart entre perception et pensée. Par exemple, lorsque des gens voient arrêter en masse et déporter des enfants, ils peuvent dire : on n'a pas compris , et être sincères. Ils n'ont pas compris parce que les limites qu'ils avaient pour protéger leur existence, leur dignité, ne leur ont pas permis de penser qu'on peut arrêter des enfants, en masse, pour les exterminer. Donc intégrer l'incompréhensible, c'est intégrer ce qui a fait barrière pour eux. Raymond Aron dit : Ce que je n'ai pas compris, je ne l'ai pas su . C'est sur ce mode que beaucoup n'ont pas su. La mémoire collective intègre ce savoir qui au passé n'a pas pu se dire ; et tente ainsi de réparer des formes variables de traumatisme ; celles que signale ce grand écart entre perception et pensée. Car le savoir et la compréhension ont une composante affective : si elle est trop ébranlée, le sujet en reste à la posture de ne pas comprendre, de ne pas savoir, et finalement de s'absenter à ce qui se passe.

Et c'est ce qui fait qu'aujourd'hui la mémoire collective est pauvre même au niveau de l'affichage, de la simple information. C'est dire que les deux niveaux de la mémoire collective sont liés.

Cette mémoire est faite pour ré-intégrer des événements qui ont marqué par leur excès, leur excédent sur la pensée du moment, sur le pouvoir de comprendre. Quand l'histoire a des cauchemars ou des états de réalité un peu seconds, la mémoire collective tente de les interpréter, après-coup, dans le sens de l'apaisement ; avec l'illusion qu'on aurait pu savoir ou faire quelque chose, mais que, vu que c'est trop tard, on peut au moins y penser et agir pour que cela se transmette. Il serait trop dommage que des choses du passé soient perdues pour l'avenir du fait qu'elles ont dépassé ceux qui les ont vécues.

La mémoire collective autant que la mémoire individuelle nous offre des questions d'une haute tenue ontologique : ça se passe sous vos yeux, ça vous passe au-dessus, ça vous écrase, et il n'y a pas de mots que l'in puisse mettre là-dessus collectivement, ça peut rester un bloc inerte dans votre corps, et aussi dans le corps social. Celui-ci doit intégrer cette limite qui fut trop lourde.

La mémoire collective doit délivrer les morts de l'événement qu'ils n'ont pas pu dire, et faire profiter les vivants d'une nouvelle pensée de l'événement. Ainsi le veut la transmission symbolique, celle de l'humain, qui anime cette dynamique entre l'appel et le rappel, la perception et la pensée, l'affichage des faits et l'authentique connaissance.

Jean-Noël JEANNENEY

Un grand merci, Monsieur Sibony. En vous écoutant, attentif, stimulé et parfois perplexe, je me disais que les historiens étaient tentés à juste titre de se rapprocher de la psychanalyse depuis les travaux de Saul Friedländer mais qu'ils étaient parfois un peu frustrés de ne pouvoir y trouver assez d'éléments d'éclairage. Or, vos propos constituent une belle exception et ils chemineront assurément pendant longtemps dans notre réflexion. Vous confirmez notre appréhension de la mémoire comme dynamique et vous nous invitez à l'envisager également comme frontière. Je vais maintenant donner la parole à Olivier Wieviorka, professeur à l'École normale supérieure de Cachan, spécialiste éminent de la Seconde Guerre mondiale, qui a bien voulu nous entretenir du cas pratique que représente pour notre sujet le 10 juillet 1940.

PREMIER CAS PRATIQUE : LE 10 JUILLET 1940

Olivier WIEVIORKA,
professeur à l'Ecole normale supérieure de Cachan

Le 10 juillet 1940, la Chambre des Députés et le Sénat, réunis en Assemblée nationale au Grand Casino de Vichy, confiaient à Philippe Pétain le soin de « réviser les lois constitutionnelles » à une écrasante majorité. Cette journée, historique au sens plein du terme, se caractérise par son ambivalence. Elle peut de fait être considérée et comme un crépuscule -elle marque la fin de la III e République- et comme une amorce -elle porte sur les fonts baptismaux le régime vichyste dont trois actes constitutionnels, promulgués le 11 juillet, tracent les premiers contours.

Mais le statut mémoriel de cette journée historique reste placé sous le sceau de la complexité. Le 10 juillet 1940 n'a certes pas disparu de la mémoire collective, mais le sens rétrospectivement affecté à cet hara-kiri parlementaire traduit la polysémie que porte cet acte sans précédent. Faut-il considérer le 10 juillet 1940 comme un jour de gloire, en raison de l'opposition déployée par les 80 ? Cette fonction semble plutôt assumée par le 18 juin 1940 et le célèbre Appel que Charles de Gaulle lança de Londres. Faut-il plutôt l'assimiler à un jour de honte ? La signature de l'armistice dans le wagon du maréchal Foch, le 22 juin, remplit plus sûrement cet office. Le 10 juillet 1940 bénéficie par conséquent d'une place tout à la fois confuse et ambiguë dans la mémoire collective que renforce l'absence de gestes mémorables, donc remémorables. La III e République fut en effet enterrée dans une relative indifférence. Les grands ténors se turent : aucun grand discours ne salua la disparition du régime, si l'on excepte l'épitaphe lancée par Marcel Astier « Vive la République quand même » . Mais ce n'est pas faire injure à son auteur de rappeler que le mot avait déjà servi. La complexité du 10 juillet 1940 a donc au total facilité l'émergence de mémoires diverses, sinon antagonistes, prévenant l'approche d'un souvenir consensuel et apaisé.

Plutôt, toutefois, que de proposer un texte allant de l'histoire à la mémoire, il semble plus judicieux d'associer les deux approches, en définissant trois énoncés mémoriels qui se réfèrent au 10 juillet 1940 pour tester leur pertinence et saisir leur logique.

Reprenant l'analyse rétrospective de l'ancien Président du Sénat, Jules Jeanneney, nombre de parlementaires ont rétrospectivement dénoncé « l'entôlage » dont ils auraient été victimes. Abusés par les promesses de Pierre Laval, Députés et Sénateurs auraient ainsi été victimes d'une nouvelle journée des dupes. « J'avais espéré rencontrer Mac Mahon et j'ai trouvé Bazaine » , résume ainsi René Cailler. « On ne peut ignorer que les promesses faites expressément au nom de son futur chef furent indignement violées, qu'on a sans scrupules abusé des pouvoirs consentis » relève pour sa part André Fallières, sénateur du Lot-et-Garonne. En outre, le climat de peur régnant à Vichy aurait égaré les élus : « la peur des bandes de Doriot dans la rue, la peur des soldats de Weygand à Clermont-Ferrand, la peur des Allemands qui étaient à Moulins. C'était vraiment un marécage humain dans lequel on voyait se dissoudre, se corroder, disparaître tout ce qu'on avait connu à certains hommes de courage et de droiture » déclare Léon Blum dans sa déposition au procès Pétain.

Certes, ces éléments ont joué. Le traumatisme de la défaite comme la peur ont incontestablement pesé, incitant les élus à s'en remettre à un homme providentiel, Philippe Pétain avec d'autant plus de facilité que le vainqueur de Verdun n'avait pas l'image d'un factieux et que des garanties républicaines - l'approbation de la future constitution était soumise à l'approbation des Français - entouraient la dévolution des pouvoirs. En ce sens, le 10 juillet 1940 marque bien un vote de circonstances.

Mais cette analyse ne saurait voiler des réalités plus troublantes. Laval, tout d'abord, n'a en rien dissimulé son intention de s'entendre avec le Reich, prémisse d'une collaboration dont il deviendra le chantre. Sur le plan intérieur, il rassure les élus, en affirmant qu'il n'entend pas « copier servilement les institutions des Etats totalitaires » . Mais d'autres propos se révèlent plus inquiétants. Le 6 juillet, Pierre Laval affirme ainsi que « la démocratie parlementaire a perdu la guerre ; elle doit disparaître pour céder la place à un régime autoritaire, hiérarchisé, national et social » . De même, le projet de constitution devra garantir les droits de la famille, du travail et de la patrie, devise du Parti Socialiste Français qui pouvait alerter les parlementaires sur la réalité du futur régime. Pierre Massé avait demandé que la constitution garantisse aussi les droits de la liberté individuelle. Laval lui rétorque : « si vous entendez par liberté individuelle le droit pour tous les métèques et les étrangers..., je préciserai par exemple que personne ne pourra être député s'il n'est français depuis plusieurs générations. C'est notre manière à nous de faire de la politique raciale ».

Il est par conséquent excessif de prétendre que les élus n'ont pas perçu les perspectives dans lesquelles le régime vichyste entendait s'inscrire. Une conclusion, dès lors, s'impose : une large partie du personnel politique souscrivait aux objectifs de l'Etat français, qu'il s'agisse de la politique familiale, de la révision des institutions, de l'anticommunisme, de l'antisémitisme, de la xénophobie, ou du corporatisme. Ces thèmes circulaient durant les années trente et la réforme de l'Etat, pour ne citer que ce seul exemple, était revendiquée par une grande partie de la société et de ses élites. De ce point de vue, le vote du 10 juillet 1940 est aussi un vote d'adhésion.

On ne saurait en conséquence ramener le vote du 10 juillet 1940 à un vote émis dans la panique par un personnel politique traumatisé par la défaite. Nombre de parlementaires ont voté en toute connaissance de cause, dans la mesure où les objectifs présentés par Pierre Laval et Philippe Pétain croisaient pour partie leur aspiration. La peur que les bandes de Doriot et les soldats de Weygand auraient inspirée semble par ailleurs relever du pur fantasme. Un soldat cantonné à Vichy m'a écrit, après la publication de mon ouvrage, pour signaler que l'unité dont il relevait, loin d'avoir été placée en état d'alerte, avait bénéficié de permissions.

Second thème récurrent : le Front populaire aurait été responsable de la naissance de l'Etat français. Ce thème, promis à une singulière fortune, semble présenter Philippe Pétain comme le digne hériter de Léon Blum, Edouard Daladier et Maurice Thorez, assertion qui surprend pour le moins. A cette vision plutôt défendue par la droite, les hommes de gauche rétorquent qu'il n'en est rien, rappelant par exemple que les parlementaires communistes, déchus de leurs mandats, ne purent participer au vote. Quelles pièces l'historien peut-il dès lors verser au débat ?

Il est clair que le vote, quasi plébiscitaire, transcende les frontières partisanes. Les pleins pouvoirs furent en effet votés à une large majorité (570 oui) que les élus de gauche contribuèrent à conforter. 54% des élus socialistes votèrent les pleins pouvoirs, ainsi que 66,5 % des parlementaires radicaux-socialistes. Cette contagion n'épargna pas, par ailleurs, les élus communistes. Car au rebours d'une idée reçue, 14 élus avaient conservé leur mandat. Or, dans ce groupe, 8 votèrent les pleins pouvoirs.

En revanche le clivage droite/gauche, bien qu'atténué, a joué. D'une part, le Sénat, forteresse conservatrice qui avait contraint Blum à la démission (cas quasi-unique dans les annales de la République, si l'on excepte la chute du ministère Léon Bourgeois en 1895) a plus massivement voté en faveur de Philippe Pétain (87 % de oui) que la Chambre (79 %). On peut par ailleurs préciser que les opposants (non, abstentions, Massilia) se recrutent quasiment exclusivement à gauche (91 % des non, 80 % des abstentions, 85 % des embarqués sur le Massilia) alors que le taux de résistance à droite se révèle dérisoire : 5 % à peine.

En d'autres termes, il est pour le moins abusif de présenter le 10 juillet 1940 comme le fruit d'un vote émis par la Chambre du Front populaire. Que la gauche ait majoritairement accordé ses suffrages au vainqueur de Verdun constitue un fait avéré ; mais que l'approbation ait surtout émané des milieux conservateurs constitue une réalité tout aussi tangible.

« L'épisode du Massilia, à mon sens, doit être considéré comme le symbole de la pré-résistance, le premier sursaut conscient de la Nation, représentée par ses élus, devant l'abîme creusé sur ses pas par la complaisance et la trahison » écrit par exemple Félix Gouin à Jean Odin en 1946. « Les 80 députés et sénateurs qui émirent ce vote savaient qu'ils payeraient leur geste du prix de leur sécurité. En fait, le plus grand nombre d'entre eux connurent la prison, la déportation, la torture ou la mort. Mais ils étaient soutenus par la conviction qu'ils défendaient des vérités éternelles et qu'ils empêchaient, dans la grande nuit qui s'étendait sur leur patrie et dans le silence provisoire de leur peuple que s'éteigne à jamais la flamme de la liberté » conclut le livre d'or qui leur fut dédié en 1954.

De sèches réalités démentent ce constat optimiste. D'une part, tous les opposants ne rejoignent pas la Résistance. Embarqué sur le Massilia, un parlementaire communiste, Marcel Brout, s'enrôle même dès son retour en métropole dans le camp de la collaboration ; de même, certains élus acceptent, bien qu'ayant voté non, des postes du régime vichyste. Isidore Thivrier, député SFIO de Commentry, siège au Conseil national et conserve sa mairie jusqu'au 28 février 1943. Victor Le Gorgeu, dans la même veine, reste maire de Brest et accepte que son conseil municipal soit autoritairement remanié par le pouvoir exécutif.

Il est par conséquent pour le moins excessif de présenter les refusants comme les pionniers de la Résistance à Vichy ou contre l'occupant, même si beaucoup, il est vrai, s'opposèrent à l'ordre nouveau. Ils ne furent pas cependant pas les seuls : des parlementaires ayant voté oui rejoignirent à des rythmes irréguliers des mouvements, des réseaux ou la France libre, constat qui interdit de considérer le 10 juillet comme la matrice des comportements à venir

Au terme de ce rapide tour d'horizon, que conclure ? Notons tout d'abord que la mémoire du 10 juillet 1940 reste relativement ambivalente, dans la mesure où sa polysémie a permis une instrumentalisation par des groupes divers : mouvance droitière reportant sur la Chambre du Front populaire la responsabilité du régime vichyste, cercle des 80 défendant leur lucidité, parlementaires dénonçant l'entôlage dont ils auraient été les victimes..., autant de visions qui préviennent l'émergence d'une mémoire unifiée et apaisée du 10 juillet 1940. Ceci posé, que portait et que porte cette mémoire ? Pour de Gaulle, le 10 juillet, on le sait, ne constitue pas un événement majeur, l'armistice constituant en revanche la rupture essentielle. Les contemporains ont sans doute partagé cette approche, voyant dans la remise des pleins pouvoirs la conclusion logique de la défaite. C'est dire que la mémoire du 10 juillet a été surtout portée, me semble-t-il, par les parlementaires et les partis politiques. A cette aune, cette journée historique a surtout joué le rôle de repoussoir, en présentant un modèle à ne pas suivre, ce qui explique que nombre d'élus aient refusé de suivre de Gaulle en 1958, invoquant le douteux précédent de 1940. Mais cette mémoire, fortement idéologisée, trahit l'histoire : tous les 80 ne furent pas de valeureux résistants, et tous les partisans de Philippe Pétain ne basculèrent pas dans la collaboration, tant s'en faut. Cette discordance illustre le fossé croissant qui sépare l'histoire de la mémoire : l'histoire des années sombres gagne en complexité alors même que la mémoire exige la simplification. Au risque du simplisme, comme le suggère l'exemple du souvenir légué par le 10 juillet 1940.

Jean-Noël JEANNENEY

Je tiens à remercier en notre nom à tous Olivier Wieviorka, qui a bien voulu répondre à la demande que nous lui avions formulée d'une réflexion sur l'écart entre, d'une part, la réalité des faits et leur complexité et, d'autre part, la manière dont ces faits sont invoqués, parfois au service d'une cause. Il nous appartient de bien distinguer ces deux aspects. A propos des 80 parlementaires, j'ajouterai que la motion Badie, qui n'avait pu être portée à la connaissance de l'Assemblée nationale, était formulée en des termes pour nous surprenants : « (Il) estime qu'il est indispensable d'accorder au maréchal Pétain, qui en ces heures graves incarne parfaitement les vertus traditionnelles françaises, tous les pouvoirs pour mener à bien l'oeuvre de salut public et de paix. » Cette formule oubliée permet de restituer la diversité des possibles en se replaçant dans le contexte de l'époque.

Je vous propose maintenant de passer à la deuxième table ronde en remerciant vivement les intervenants de la première. Nous allons avancer dans notre réflexion à propos des médias.

DEUXIÈME TABLE RONDE : MÉDIAS ET MÉMOIRE

Isabelle VEYRAT-MASSON , Directrice de recherche au CNRS, directrice du laboratoire Communication et politique au CNRS

Catherine TASCA , Vice-présidente du Sénat, ancienne ministre

Emmanuel LAURENTIN , Journaliste à France Culture, producteur et animateur de l'émission « La Fabrique de l'histoire »

Rose BOSCH , Réalisatrice du film La Rafle (2010), ancienne grand reporter au Point

Jean-Noël JEANNENEY

Avant d'écouter les archives sonores qui nous sont proposées, je souhaite dire tout le plaisir que nous avons à voir Isabelle Veyrat-Masson à la tribune. Elle qui a acquis une autorité et une notoriété notables dans le domaine des relations entre les médias et l'histoire, avec en particulier un livre essentiel sur la place de l'histoire à la télévision, Quand la télévision explore l'histoire , fruit d'une thèse que j'avais eu le plaisir de diriger. Elle va maintenant nous faire part de ses dernières réflexions sur la question.

Un extrait sonore du discours de Léon Blum à Luna-Park (6 septembre 1936) est diffusé.

OUVERTURE

Isabelle VEYRAT-MASSON,
Directrice de recherche au CNRS, directrice du laboratoire Communication et politique au CNRS

Cette voix qui vient du passé, cette émotion qui déborde, nous renseigne sur le dilemme que vit la SFIO en 1936, face à la guerre civile déclenchée par Franco contre les Républicains espagnols. Cet enregistrement constitue à la fois un document d'histoire et de mémoire. Les médias jouent plusieurs rôles essentiels dans la formation de cette mémoire collective et j'en dégagerai ici trois principaux.

Lorsqu'en 1982, nous publions sous la direction de Jean-Noël Jeanneney et de Monique Sauvage un livre intitulé Télévision, nouvelle mémoire , nous envisagions la télévision comme une source d'archives exceptionnelle pour les historiens contemporains. Nous savions que d'autres médias, tels que la presse écrite, la radio, le cinéma l'avaient précédée. Il me semble que l'image, fixe ou animée, tapisse nos mémoires avec une acuité particulière. La photo reproduisant l'apparence du réel à la perfection, en bloquant le temps et l'événement et en permettant la répétition ad nauseam , possède une force particulière. Nous connaissons tous la photo de la petite Vietnamienne brûlée au napalm en 1972, elle a fait le tour du monde et symbolisé l'horreur du conflit vietnamien. L'apparition du cinéma en 1895, introduisant le mouvement, apporte une vie étonnante au document : les ouvriers de l'usine Lumière sortent pour toujours de leur usine. Le cinéma a fait disparaître la mort. Le son et l'apparition des médias de masse ont favorisé la confusion entre nos souvenirs individuels et le contenu des médias.

Avec l'apparition de la télévision, le rêve d'Albert Kahn d'enregistrer tout le réel et de le restituer semble presque à portée de main. Pourtant, si les médias permettent de connaître à distance une certaine réalité, ils opèrent également une sélection au sein de celle-ci, ils la modifient, la trient ou la truquent. Ils ne sont pas innocents dans les « troubles de la mémoire » que nous évoquons aujourd'hui mais ils apportent une authenticité et une émotion qui relèvent d'une certaine vérité. « Des images malgré tout », disait Didi-Huberman. La télévision occupe une place particulière dans la conservation, dans la transmission et dans la manipulation de la mémoire dans la mesure où elle entretient un rapport très fort avec le réel, surtout en France où elle s'est voulu une fenêtre ouverte sur le monde et un instrument de culture et d'information. Elle a accordé une large place aux genres liés à la mémoire, en particulier aux émissions historiques. Elle multiplie les interviews, les témoignages, les reportages, les enquêtes et les documentaires, enregistrant massivement les traces du monde. Les fictions proposent quant à elles une autre façon de dire le réel et inventent une mémoire qui allie force et vraisemblance. Enfin, les conditions massives de la transmission, renforcées par les rediffusions, imposent leurs messages jusqu'au matraquage médiatique. L'émotion contenue et provoquée par l'extrait de télévision, comme dans celui que je vous propose maintenant, en fait un média dominant. Cinq colonnes à la une , créée en 1957, a joué un rôle important dans l'enregistrement et la diffusion des grands problèmes de l'après-guerre. Ses images appartiennent désormais à notre mémoire. Le reportage que nous allons voir maintenant sur l' « Algérie des combats » a été tourné en Kabylie par Pierre Schoendorffer et diffusé le 2 octobre 1959.

L'extrait de télévision est projeté à l'écran.

Isabelle VEYRAT-MASSON

Vous aurez noté le vocabulaire employé et la forte présence du journaliste. Nous allons voir maintenant un autre extrait de ce reportage dans lequel apparaît le personnage du colonel Bigeard.

L'extrait de télévision est projeté à l'écran.

Isabelle VEYRAT-MASSON

Ces deux extraits nous rappellent à la fois l'importance de cette émission, les propos tenus à l'époque sur l'Algérie et l'aspect emblématique de certaines personnalités à un moment de l'histoire.

Le second rôle joué par les médias dans les questions mémorielles s'exerce à mon sens au moment des commémorations. En multipliant anniversaires et commémorations, les médias participent à ce que l'historien autrichien William Johnston appelle « le grand calendrier » imprimant à nos vies souvenirs et oubli. A la fois fabricante et véhicule de la mémoire collective, la télévision participe à la commémoration des grands hommes et des grands événements. Nous allons voir maintenant le document télévisé du 22 septembre 1984 représentant François Mitterrand et Helmut Kohl à Verdun, rendant hommage aux soldats des deux nations morts pendant la Première Guerre mondiale.

L'extrait de télévision est projeté à l'écran.

Isabelle VEYRAT-MASSON

Les médias ne sont pas uniquement des miroirs de nos sociétés mais ils sont également des acteurs puissants de notre vie intellectuelle. Née dans le giron de l'Etat, la télévision a longtemps suivi le rythme de la mémoire officielle. En 1964, le Ministre des Anciens combattants, Jean Sainteny, commandait ainsi aux historiens Pierre Renouvin et Henri Michel une série de documentaires, Trente ans d'histoire , pour rappeler la période de 1914 à 1944. La télévision a imposé certains oublis, en suivant la règle du consensus. En effet, elle a longtemps passé sous silence les questions sensibles telles que l'Affaire Dreyfus, la collaboration, la colonisation, l'esclavage, les mutins de 1917, la Commune. L'intérêt des tabous, c'est qu'ils font du bruit en tombant mais ils ne tombent que lorsque le temps est venu. Ainsi, malgré la parution de Mon village à l'heure allemande de Jean-Louis Bory et de La France dans l'Europe de Hitler d'Eberhard Jaeckel, il faudra attendre le film Le chagrin et la pitié pour que la responsabilité française dans la persécution nazie entre dans l'espace public, marquant le début de ce « miroir brisé » évoqué par Henry Rousso. Les médias de masse seront les principaux artisans de cette rupture mémorielle, avec la diffusion du feuilleton télévisé Holocauste de Marvin Chomsky ou celle de l'émission Les Dossiers de l'écran à partir de 1975. A partir de 1992, la chaîne franco-allemande Arte donne sans parcimonie la parole aux rescapés de la Seconde Guerre mondiale proposant une mémoire individuelle faite de subjectivité et de souffrance et construisant ainsi une mémoire très particulière de ce conflit. Les guerres de colonisation sont désormais très présentes à la télévision française depuis la fin de la décolonisation, ce qui n'empêche pas d'autres médias de dénoncer certaines formes de censure.

Reste-t-il encore des tabous, des manques, des absences ou des ignorances aujourd'hui ? Certainement. Il a été question récemment des morts algériens du 17 octobre 1961 et des condamnés à mort auxquels François Mitterrand, alors Ministre de l'Intérieur, avait refusé la grâce pendant la guerre d'Algérie. Une autre manière de considérer les événements peut être la source d'un renouveau de la mémoire. Ainsi les médias, la télévision en tête, se sont fait les procureurs de notre passé : fictions et magazines ont multiplié les accusations accablantes à son égard. Les mémoires médiatiques interpellent l'histoire, les émissions interrogeant : « la France doit-elle se repentir ? » « Colonisation-banlieue : la France est-elle coupable ? » Serge Moati, dans son film Capitaines des ténèbres, fait un procès à charge des exactions coloniales. Les politiques suivent avec élégance ou maladresse et les regards se déplacent de l'histoire vers une mémoire écrasée par le présent et menacée par l'anachronisme. Parmi les évolutions marquantes de notre mémoire collective, nous pouvons relever la disparition des héros de l'histoire au profit des victimes. L'émotion que les médias savent provoquer n'est sans doute pas étrangère à ce changement anthropologique dont le bilan reste à faire.

Jean-Noël JEANNENEY

Je remercie Madame Veyrat-Masson qui fait avancer notre réflexion sur les rapports entre les médias, en particulier la télévision, et les évolutions de la mémoire et des travaux historiques. Notre génération d'historiens a compris l'importance de la télévision comme source documentaire de l'histoire et je tiens à rappeler à cet égard la loi du 20 juin 1992, que j'ai eu l'honneur de porter devant le Parlement, loi créant le dépôt légal de l'audiovisuel, qui permet aux citoyens français d'accéder à ces sources, plaçant notre pays à l'avant-garde en ce domaine. Le deuxième axe de la question que vous avez développé s'intéresse à la télévision comme diseuse d'histoire, avec son lot de documentaires et de magazines. L'étude de cet aspect nous éclaire sur l'évolution de nos représentations en relation avec le contexte historique, comme l'illustre une thèse que j'ai dirigée, due à Muriel de la Sonchère, sur l'évolution de l'image télévisuelle du rôle joué par les Anglais et les Américains pendant la guerre de 1940 à 1945, qui reflétait bien l'évolution des relations entre la France et les Etats-Unis. Le troisième axe de la réflexion porte sur les organismes et les institutions qui fabriquent les émissions de télévision. A cet égard, les télévisions apparaissent comme des microcosmes qui reflètent l'état de notre société et renseignent sur les mouvements de l'historiographie et de la mémoire.

Lorsque nous pensons au rôle que peuvent jouer les personnalités politiques en ce domaine, nos regards se tournent vers Madame Catherine Tasca, vice-présidente du Sénat, qui a été à plusieurs reprises responsable de la communication, ministre de la Culture et que nous allons maintenant écouter avec une grande attention.

INTERVENANTS

Catherine TASCA,
Vice-présidente du Sénat, Ancienne ministre

Je souhaite d'abord saluer l'initiative du Sénat et de Messieurs Guy Fischer, Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli de nous réunir, historiens et élus, dans cette rencontre qui me semble inscrire au coeur de cette exigence porteuse d'avenir et d'espoir évoquée par Monsieur Jean-Pierre Rioux, le double devoir d'intelligence critique et d'exigence civique.

Le rapprochement entre les thèmes de la mémoire et des médias me semble légitimé par la place que ceux-ci occupent dans les pratiques culturelles de nos concitoyens, à tel point qu'ils sont devenus les principaux pourvoyeurs d'informations et de références communes. Les conversations quotidiennes se font bien souvent l'écho des émissions vues à la télévision ou sur internet et, dans la masse des images et des sons qui nous sont proposés, l'histoire occupe une place croissante depuis ces dernières années à travers des émissions ou des chaînes dédiées ou à travers la diffusion de documentaires ou de docu-fictions. Il s'agit de l'histoire de notre passé mais aussi de l'histoire en train de se faire au moyen de débats ou de portraits qui deviennent des archives exploitables par les producteurs, les documentaristes et les historiens. Les médias de masse représentent donc des vecteurs de mémoire pour un très large public et à ce titre, leur rôle n'est pas neutre. En attestent les deux extraits que nous a présentés Madame Veyrat-Masson et qui proposent sur un même fait historique deux paroles et deux types d'image différents, nous montrant le rôle joué par les médias dans notre lecture de l'événement. Les médias créent et permettent la conservation, grâce à l'Institut National de l'Audiovisuel et à la BNF, de même qu'ils transmettent vers le plus grand nombre et ils interprètent par la sélection et le commentaire. A l'énumération des médias, on peut ajouter la radio, qui depuis plus longtemps que la télévision fait le lien entre notre société et son actualité et je souhaite citer deux émissions emblématiques à cet égard, La fabrique de l'histoire d'Emmanuel Laurentin ici présent, diffusée sur France Culture, et Deux mille ans d'histoire de Patrice Gélinet, diffusée sur France Inter.

La relation des médias à l'histoire se joue à travers la parole donnée aux historiens mais aussi à travers la formation des journalistes, inégalement armés sur le terrain de l'histoire et de la culture historique. Les réalisateurs de documentaires se donnent plus de temps pour rechercher leurs sources puis pour mettre en forme leur production, approchant ainsi avec plus de force et de vérité les grands événements de notre histoire et les thèmes majeurs de notre mémoire collective. Je souhaite souligner le paradoxe entre, d'une part, l'évolution des médias qui les pousse sur la pente de l'immédiateté et de la polémique qui se substitue au débat et, d'autre part, l'approfondissement historique des sujets. A cet égard, il semble bon d'insister sur l'insuffisance des comparaisons internationales, l'absence de l'exigence comparatiste. La période 1940-1962 a été riche en événements particulièrement lourds, tels que la Seconde Guerre mondiale, le régime de Vichy, la décolonisation ou la construction du mur de Berlin. Ces sujets inscrits dans la mémoire collective mais aussi facteurs de grandes controverses mettent en jeu des mémoires diverses et parfois irréconciliables.

Au filtre des médias s'ajoute celui de notre vécu individuel, comme l'a rappelé le président Fischer. Pour ma génération, la guerre d'Algérie a profondément marqué nos mémoires, à travers les grands frères mobilisés pendant plus de deux ans, les répressions policières visibles contre les travailleurs algériens vivant en France ou le retour de de Gaulle en 1958. Pour d'autres, la guerre d'Algérie signifiait l'OAS, les rapatriés, le sort fait aux harkis. Ces différents vécus nous rendent à la fois réceptifs et partisans face aux lectures proposées aujourd'hui par les médias, au sein desquels le secteur audiovisuel occupe une place prééminente. La littérature, les revues, le cinéma, la photographie, les oeuvres d'art et les médiathèques s'y ajoutent pour former un ensemble exceptionnel de vecteurs d'accès à notre mémoire collective. Celle-ci demeure à mon avis très diverse et ne peut constituer un ensemble unifié. Pour cette raison, à l'exception des lois relatives à la Shoah et au négationnisme, je ne crois pas aux lois qui prétendent dire l'histoire. Vous savez sans doute que le Parlement est divisé sur la question d'une loi reconnaissant le génocide arménien. Pour ma part, j'estime qu'il n'appartient pas au législateur de dire l'histoire. Quant aux nombreuses commémorations qui parsèment notre calendrier, elles ne sauraient épuiser ou clore la recherche de la vérité historique. Par conséquent, il m'apparaît nécessaire de préserver le sérieux et la diversité des sources et de donner tous les moyens d'exister à la recherche historique, à la conservation des archives, à la formation des journalistes et à l'organisation des débats dans les médias. La responsabilité publique en ce domaine occupe une place centrale.

Jean-Noël JEANNENEY

Que de rappels précieux dans cette intervention, notamment sur l'idée de diversité dans la formation du jugement historique des citoyens, à travers les médias mais aussi par le truchement de la famille ou de l'école ! A cet égard, la profusion de l'offre proposée aujourd'hui par les responsables de télévision me semble la bienvenue. Nous sommes reconnaissants de l'hommage rendu à la radio, qui réserve une place de choix à l'histoire dans ses programmes. En atteste l'exemple de La Fabrique de l'histoire , animée par Emmanuel Laurentin, qui a été récompensé récemment par le prix Philippe Caloni du meilleur interviewer et à qui je suis reconnaissant de nous avoir rejoints pour intervenir sur la question des rapports entre médias et mémoire.

Emmanuel LAURENTIN,
rédacteur en chef de « la Fabrique » de l'Histoire (France Culture)

Merci Jean-Noël Jeanneney. Je vais m'exprimer ici en tant que simple praticien, à partir de mon expérience avec cette émission qui a succédé en 1999 à celle qu'avait créée Patrice Gélinet sur l'antenne de France Culture, L'histoire en direct , après que Laure Adler, Directrice de France Culture à l'époque, m'a demandé, à la suite d'une discussion avec Jacques Le Goff, de préparer une série d'émissions sur le thème des rapports entre histoire et mémoire. Nous avons tenté de traiter cette question en séparant formellement les témoins et les historiens qui incarnent deux approches distinctes du passé. Nous avons également recherché d'autres formes de discours sur le passé en mettant en oeuvre, par exemple, les « cascades de mémoires », des documentaires interrogeant trois générations d'une même famille sur des événements qui les avaient marqués. Je me souviens pour l'anecdote de cette vieille femme juive de Salonique qui à 94 ans incitait son arrière-petit-fils de 9 ans à plonger dans les origines andalouses de leur famille pour répondre à nos questions. Nous avons été interpellés, au cours de la préparation de ces émissions, par la question des commémorations imposées qui prétendent faire revivre l'événement et engager le débat de façon quelque peu forcée. Quant au rôle des médias dans la question de la mémoire, il me semble qu'il se traduit d'abord en termes de reconnaissance : on s'aperçoit ainsi que des groupes un peu marginaux espèrent trouver celle-ci dans l'intérêt que les médias leur accordent. Je citerais l'exemple d'une émission consacrée à la suppression du rugby à treize, remplacé par le rugby à quinze sous le régime de Vichy, qui nous a valu des remarques passionnées de la part de certains témoins et acteurs de cette période. Cela montre que de petits groupes peuvent porter des mémoires douloureuses et que celles-ci peuvent être réveillées par l'intervention des médias. Nous pouvons citer également la mémoire des rapatriés d'Algérie qui ont parfois le sentiment d'être négligés par les médias officiels et usent d'internet pour compenser cette frustration, reconstituant par exemple les villes et villages de leur enfance. Je pense également au rôle des médias dans la popularisation de telle ou telle cause. Ainsi l'émission La caméra explore le temps a-t-elle permis à des descendants des Cathares, dans le sud de la France, de se réapproprier leur propre histoire au cours des années 1960. Nous pouvons mentionner également le travail de mémoire mené par des associations sur le massacre de manifestants algériens le 17 octobre 1961 à Paris, une mémoire qui a progressivement supplanté celle de la répression menée à la station de métro Charonne le 8 février 1962. Les interviews que nous menons aboutissent également à la patrimonialisation d'un nouveau matériau, constitué également des rushes, que les historiens pourront être amenés à utiliser plus tard.

Avant de conclure, je souhaiterais mettre en évidence deux difficultés que nous rencontrons dans notre métier. La première tient au fonctionnement des médias trop souvent en réaction aux scandales ou aux affaires. Nous en voulons pour preuve le tourbillon provoqué par l'affaire Aussaresses, la question du transport des déportés par la SNCF ou l'affaire Zucca relative à l'exposition de photographies de Paris sous l'occupation. Un comportement caractéristique des médias à l'égard de l'histoire consiste à se focaliser sur un fait pendant quelques semaines avant de l'oublier. La deuxième difficulté pose la question de l'usage des mémoires non douloureuses dans une société comme la nôtre : par exemple, que faire de la mémoire des métiers disparus, celle des agriculteurs, des pêcheurs, des ouvriers suite à la disparition des grandes usines ? Quelle place donner à ces mémoires dans l'espace public ? Nous pouvons citer également l'exemple des immigrations portugaise et espagnole, moins représentées dans le débat public.

Jean-Noël JEANNENEY

Merci de nous avoir éclairés sur l'apport de la radio et sur certaines tentations périlleuses. Je pense qu'il revient aux historiens comme aux élus du peuple d'alerter les responsables des médias sur les risques de dérives, telle la prétention à révéler à tout prix ce qui était caché jusque-là. En effet, cette prétendue dissimulation ne correspond pas à la réalité et les médias devraient surtout se donner pour mission de faire du révisionnisme dans le bon sens du terme, en jetant de nouveaux éclairages sur les faits et sur leur agencement. Certains journalistes ont tendance à considérer qu'ils sont les premiers à aborder tel ou tel sujet, ce qui conduit à surévaluer les événements tragiques aux dépens des faits plus paisibles. Les médias ont parfois tendance également à se focaliser sur la période contemporaine et nous sommes heureusement surpris lorsque d'autres périodes sont abordées. La question de la fiction historique et de la docu-fiction se pose alors eu égard à la rareté des sources. Sur cette question, nous sommes heureux d'entendre maintenant Madame Rose Bosch, dont le film La Rafle a rencontré un succès populaire avec trois millions de spectateurs en France, permettant par la même occasion de restituer des émotions et des réflexions auprès des nouvelles générations.

Rose BOSCH,
réalisatrice du film « La Rafle » (2010), ancienne grand reporter au Point

Je n'ai pas préparé de discours car cela m'aurait paru déplacé compte tenu du fait que je ne suis pas historienne et, bien qu'ayant une formation de journaliste, je suis ici surtout pour partager mon expérience dans la réalisation du film La Rafle . A cet égard, je tiens à remercier Monsieur Jeanneney et les organisateurs de ce colloque de m'avoir permis de partager votre espace de discussion. Je souhaite vous expliquer les raisons pour lesquelles à mon avis le cinéma peut apporter des éclairages complémentaires au travail des historiens. Dans les cas du Vel' d'Hiv' et des 200 camps français, il n'existait à ma connaissance aucune image animée. Il y a une dizaine d'années, nous avions décidé, le producteur Alain Goldman et moi, de réaliser un jour ce film mais nous avons attendu d'être prêts à nous confronter à ce projet car il n'était pas aisé de traiter la douleur infligée à des enfants comme un spectacle. Nous ne nous attendions pas à réunir un aussi large public sur ce thème et d'avoir obtenu sa distribution dans 27 pays de par le monde (notamment en Australie, aux Etats-Unis, au Canada). Nous l'avons réalisé pour des raisons personnelles et même intimes à l'issue de dix années de réflexion et de cinq années de travail. Nous avons commencé par le travail à partir des archives. Grâce au travail des historiens, j'ai pu comprendre les mécanismes par lesquels cette rafle a pu se produire mais j'ai eu besoin également de retrouver la parole des enfants, ce qui a été rendu possible grâce au témoignage de six infirmières, parmi lesquelles Annette Monod (morte en 1995) que j'ai choisie comme l'une des héroïnes du film. J'ai pu recueillir également les témoignages de trois survivants de cette rafle, parmi lesquels Joseph Weismann qui à ma connaissance a été le seul enfant, avec Joseph Kogan, à s'être évadé du Vel' d'Hiv'. Leur présence était d'ailleurs nécessaire dans la mesure où elle permettait de ne pas plonger le spectateur dans un désespoir complet. J'ai retrouvé également une femme qui avait une vingtaine d'années à l'époque, aujourd'hui âgée de 89 ans, qui est représentée dans le film, ou encore un pompier âgé aujourd'hui de 90 ans et vivant à Bordeaux qui avait accepté à l'époque, en dépit de l'interdiction formelle qu'ils avaient reçue, de poster les messages de détresse que les personnes détenues au Vel' d'Hiv' avaient adressés à leurs familles, nous permettant ainsi de mieux connaître les faits. Ainsi le cinéma véhicule-t-il une parole capable de porter très loin hors de nos frontières lorsque le succès est au rendez-vous - ce qui n'est jamais garanti.

En réponse aux propos de Monsieur Yvon Collin qui évoquait les dangers pour la mémoire nationale d'un devoir de mémoire qui serait vécu comme une obligation de repentance et d'une hypermnésie qui aggraverait les troubles de la mémoire, je tiens à souligner le fait que ce film offre l'exemple l'inverse. D'une part, le film a réuni un public de trois millions de personnes qui dépasse largement le cadre de la communauté juive de France (qui compte au total 600 000 personnes) et qui se compose pour une large part de jeunes de 12 à 25 ans, qui ont souvent entraîné leur famille au cinéma à cette occasion. Nous avons donc plutôt constaté une situation de cohésion sociale mais aussi confessionnelle, puisque des chrétiens et des musulmans ont assisté au film. Personnellement, je me suis sentie impliquée parce que, mes enfants portant des noms juifs, le rappel de ces événements revenait à moi sous la forme de cauchemars dans lesquels ceux-ci étaient raflés. L'équipe du film a envisagé cette aventure de façon positive, comme une forme de libération de la parole chez les personnes qui avaient vécu les faits sans pouvoir s'exprimer ouvertement à leur sujet. J'ajoute que j'ai tenu à ce que les personnages du film incarnent des personnes réelles, afin de ne pas trahir l'histoire en ajoutant du romanesque à la tragédie.

En conclusion, j'insiste sur le fait que je n'ai pas cherché à dire une « vérité », notion à laquelle je préfère la réalité des faits. Par ailleurs, j'ai été guidée par le souci de l'honnêteté intellectuelle plus que par celui d'une hypothétique objectivité, en me demandant à chaque phase du tournage si j'étais en accord avec mon éthique personnelle. Je pense donc que le cinéma peut et doit s'intéresser à l'histoire, un sujet qui jouit à mes yeux d'une grande légitimité artistique.

Jean-Noël JEANNENEY

Bravo pour ces paroles si fortes et si convaincantes. Je précise que les historiens sont depuis longtemps attentifs aux apports possibles du cinéma à leur discipline. A cet égard, nous avons été nombreux à participer au lancement du Festival de Pessac consacré aux relations entre l'histoire écrite et l'histoire au cinéma. Un film tel que La Rafle figure désormais avec mérite dans ce champ.

Un extrait du film est projeté à l'écran.

CONCLUSION DE LA MATINÉE

Jean-Noël JEANNENEY,
Professeur des universités, ancien ministre

Avant de céder la parole à mon collègue Jean-François Sirinelli, qui dirigera les travaux de l'après-midi, je tenterai de dégager les éléments de réflexion apparue ce matin, que nous pourrons utilement appliquer aux pays étrangers. Songeons à la diversité des pays qui se sont trouvés, au cours du XX e siècle, à la sortie des dictatures, des guerres civiles et parfois des génocides de leurs propres populations, dans la position de devoir arbitrer entre la nécessité de juger, de punir, de se purger de ces horreurs, et celle de se reconstruire un avenir, un nouveau « vivre ensemble ». Cela peut s'appliquer par exemple au Chili, à l'Argentine, à l'Afrique du Sud, au Rwanda, au Cambodge, à la Grèce ou encore au Portugal. Chacun de ces pays élabore des solutions différentes pour gérer la mémoire collective par des décisions d'Etat. Ainsi l'Espagne a-t-elle d'abord pris la décision de ne pas faire de procès jusqu'à ce que des descendants de victimes républicaines demandent justice et que le gouvernement de Zapatero fasse voter une loi en ce sens. Mais ce mouvement mémoriel, qui s'est traduit notamment par l'ouverture des fosses communes, a ensuite été freiné par la crainte des tensions menaçant l'unité du pays. Cet exemple amène à la conclusion que l'Etat, s'il ne peut s'abstenir d'intervenir, doit le faire avec d'infinies précautions. Le débat s'oriente ici sur le champ de compétence des pouvoirs publics. Dans le cadre des célébrations entourant le Bicentenaire de la Révolution, nous avions admis que le pouvoir avait légitimité à proposer des commémorations mais en même temps, il nous apparaissait nécessaire de maintenir une stricte limite avec les travaux historiques consacrés à la question. A cette fin, nous avions mis en place une commission, exprimant les différentes sensibilités historiographiques de l'époque, chargée de sélectionner et de soutenir certains projets scientifiques. Il me semble que cette problématique se retrouve dans certains des débats évoqués ce matin, notamment la question des lois mémorielles et celle de la Maison de l'histoire de France.

Sur la première question, les députés ont sans doute fait preuve de sagesse en admettant que l'intervention des élus n'était pas souhaitable pour juger du passé. La position inverse aurait ouvert une boîte de Pandore qui aurait pu amener les députés à se prononcer sur tout sujet historique dans la mesure où la mémoire ne connaît pas de frontières, et qui avait posé de graves problèmes quant à la liberté d'expression. L'association « Liberté pour l'histoire » fondée par René Rémond et aujourd'hui présidée par Pierre Nora a mené sur ce terrain une réflexion qui a été entendue par la commission Accoyer. La loi Gayssot divise toutefois la corporation des historiens et soulève la question de sa constitutionnalité du fait des risques qu'elle ferait peser sur la liberté d'expression. De nombreux pays tels que la Russie se montrent intéressés par notre réflexion.

Sur la question de la Maison de l'histoire de France, les débats dépassent le cadre restreint de notre corporation d'historiens en posant la question de la légitimité des efforts consacrés à l'étude de l'histoire de France. La plupart des historiens - auxquels je me joins - répondent par l'affirmative et considèrent l'identité de la France (pour reprendre le titre du dernier ouvrage de Fernand Braudel) comme un objet d'étude légitime. Mais le Sénateur Collin a qualifié non sans pertinence le débat sur l'identité nationale de « préfectoral » et il faut admettre que ce débat a été pollué par le patronage que le ministère dont le nom associait identité nationale et immigration a voulu y imposer. Le choix de la Direction des archives - rabaissée pour l'occasion au rang de « service » - pour accueillir une telle institution fait également débat en posant la question de l'espace disponible. Beaucoup d'entre vous, par conséquent, se tiendront à l'écart de cette entreprise.

Mesdames et Messieurs, je cède maintenant la parole au président Fischer en le remerciant à nouveau pour son initiative et en le priant de transmettre nos remerciements au Bureau du Sénat et au président de la Haute assemblée.

Guy FISCHER

Je remercie Monsieur Jean-Noël Jeanneney et tous les participants de cette matinée. En les écoutant, je me rappelais certains parcours liés à des événements personnels. Ainsi, mon lieu de naissance, Décines-Charpieu dans l'Isère (aujourd'hui dans le Rhône), abrite-t-il une communauté arménienne importante qui rassemble les descendants des survivants du génocide. La question des lois mémorielles me renvoie à deux souvenirs personnels : mon action en faveur de la reconnaissance de ce génocide et celle que j'ai entreprise sur la guerre d'Algérie. Vénissieux, où j'habite, a été le site d'un camp de regroupement des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et la mémoire de ce lieu a été longtemps occultée par la municipalité. J'ai eu la chance de rencontrer des témoins de cette rafle, organisée le même jour que celle du Vel' d'Hiv', révélant que des habitants des différentes communautés religieuses sauvèrent des enfants, ce qui nous relie également à la Maison d'Izieu. Vous comprendrez ainsi que je n'aie pu refuser la proposition du président Gérard Larcher lorsque celui-ci a pris la décision d'organiser ce colloque et c'est un réel bonheur de voir ce projet se concrétiser aujourd'hui.

APRÈS-MIDI

Sous la direction de Jean-François SIRINELLI,

Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po

OUVERTURE

Jean-François SIRINELLI,
Professeur à l'Institut d'études politiques de Paris et directeur du Centre d'histoire de Sciences Po

Je me réjouis et suis honoré d'être ici aujourd'hui. Nous avons assisté ce matin à un véritable festival d'intelligence et nous ferons en sorte qu'il se poursuive cet après-midi en respectant le cahier des charges que nous nous étions fixé de faire se rencontrer les élus et les historiens ainsi que des métiers relevant de la transmission de la mémoire. Les deux thèmes que nous allons aborder successivement consisteront d'abord en l'analyse des processus de transmission de la mémoire et de commémoration, puis en une comparaison à l'échelle européenne à partir d'un certain nombre d'exemples. Je passe maintenant la parole à Monsieur Antoine Prost, qui représente une autorité à la fois intellectuelle et morale dans notre profession.

TROISIÈME TABLE RONDE : COMMÉMORER, CÉLÉBRER, TRANSMETTRE LA MÉMOIRE

Philippe JOUTARD , Ancien recteur, professeur d'histoire à l'Université de Provence

Mechtild GILZMER , Professeure de littérature et civilisation françaises à l'Université technique de Berlin

Philippe-Georges RICHARD , Conservateur général du patrimoine délégué aux célébrations nationales

OUVERTURE

Antoine PROST,
Historien, professeur émérite à la Sorbonne

Merci Monsieur le Président. Je commencerai mon propos par un éloge de l'oubli. En effet, si nous nous rappelions tout, nous serions absolument étouffés par le passé dans notre vie individuelle et collective. Vivre, c'est nécessairement oublier.

En second lieu, je souhaiterais faire la distinction entre la mémoire collective et le « champ d'expérience », une notion empruntée à l'historien allemand Reinhard Koselleck qui désigne les représentations que nous mobilisons pour analyser une situation donnée en vue de nous projeter vers ce qu'il appelle notre « horizon d'attente ». Par exemple, l'occupation allemande et la Résistance faisaient partie du champ d'expérience ou plus communément du « bagage » des soldats qui participaient à la guerre d'Algérie. Leur appréhension de la guerre était conditionnée par une expérience qu'ils avaient vécue dans leur enfance et qui restait très présente. La mémoire collective, en revanche, constitue un phénomène beaucoup plus large. Ainsi Jeanne d'Arc fait-elle partie de notre mémoire collective sans appartenir à notre champ d'expérience, non pas parce nous ne sommes pas ses contemporains mais parce qu'elle ne constitue plus un moteur de notre action, sauf peut-être pour ceux qui lui vouent un culte fervent. Notre champ d'expérience est nourri par ce que nous avons vécu, mais aussi par nos lectures, par des cours d'histoire ou des visites qui nous ont marqués, par les films que nous avons vus, etc. Ainsi les oeuvres de Soljenitsyne ont-elles contribué à faire entrer les goulags dans notre champ d'expérience, de même que le travail de mémoire sur la Shoah a fait entrer le génocide des Juifs dans notre champ d'expérience, même si nous n'en avons pas été les témoins directs. Le champ d'expérience est un mixte de vécu et de culture, qui configure un rapport au passé agissant dans le présent et qui engage l'avenir.

Ce détour me permet de situer sur le même axe, mais à des positions différentes, la commémoration, la célébration et le devoir de mémoire dans la mesure où il s'agit dans chaque cas d'une intervention présente de la part d'individus, de groupes ou de la puissance publique pour modifier le champ d'expérience de nos contemporains ou leur mémoire collective. Par exemple, en faisant baptiser une rue du nom d'un résistant fusillé, vous n'intervenez pas seulement pour éviter que la mémoire se perde, mais aussi peu ou prou pour donner ce résistant en exemple. De la commémoration au devoir de mémoire, on poursuit toujours un projet d'avenir par l'évocation du passé, mais l'intention n'est pas toujours de même force. Le devoir de mémoire apparaît comme la forme extrême d'intervention sur le champ d'expérience de nos contemporains dans la mesure où il ajoute à la commémoration et à la célébration une injonction morale. Il pose que l'absence d'intervention en ce domaine constituerait une faute. Or cette intervention se fait d'abord au nom du sens. Dans le cas des monuments aux morts, sur lesquels j'ai beaucoup travaillé, il s'agit d'une commémoration venue d'en-bas (et non des pouvoirs publics) et qui reflète avant tout le souci des vivants de donner un sens au sacrifice des disparus. Et ils lui ont donné des sens très différents, d'une région à l'autre, la diversité des lectures de la même guerre rendant possible en fait l'unanimité nationale. Il fallait donner un sens à la mort de masse, mais ce fut pour les uns l'horreur et le refus de toute guerre, pour d'autres l'apologie du sacrifie à Dieu et à la Patrie, pour d'autres encore le triomphe du droit et de la République. La signification que les morts de la guerre ont pu donner à leur propre mort nous est totalement inconnue, mais nous nous arrogeons le droit d'en décider.

Voici un autre exemple des incertitudes du devoir de mémoire. Un de mes oncles était archiviste départemental du Jura et à l'occasion d'un concours Intervilles, il avait été embauché dans l'équipe municipale. On lui demanda ce qui s'était passé à Lons-le-Saunier un jour précis de 1637. Il répondit qu'il connaissait la réponse, mais qu'il demandait que la question soit retirée, car il jugeait qu'elle n'était pas convenable, ce qui fut fait. Ce jour-là, en effet les troupes françaises du Grand Condé avaient pris la ville et l'avaient incendiée ; la plupart des habitants avaient péri dans les flammes. Cela avait été un Oradour de grande ampleur au XVII ème siècle. Fallait-il le rappeler ? Tout dépend des buts qu'on poursuit. Pour un autonomiste franc-comtois, il y aurait eu là un devoir de mémoire.

Dans ces questions mémorielles, quel rôle les historiens peuvent-ils prétendre jouer ? De fait, ces commémorations se font le plus souvent sans demander l'avis des historiens. Pour répondre à cette question, je reviendrai à la notion d'oubli évoqué plus tôt : l'oubli doit être bien distingué du silence. On peut se taire précisément parce qu'on n'oublie pas. Dans le champ d'expérience de nos contemporains, certains événements brûlants ne peuvent être évoqués sans amener ceux-ci à s'entre-déchirer. Il peut être préférable d'imposer le silence sur certains événements précisément parce qu'ils sont inoubliables dans leur monstruosité, comme y invite l'exemple puisé dans l'Antiquité grecque évoqué par Jean-Noël Jeanneney ce matin. Ainsi ne suis-je pas certain qu'il soit judicieux de rouvrir les plaies de la guerre civile espagnole ou de rechercher systématiquement les collaborateurs de la Stasi. Il me semble plus utile de se taire et de faire travailler les historiens en professionnels sur ces questions. Leur rôle consiste précisément à apporter un éclairage intelligent sur des événements passionnels, à expliquer au lieu de juger, à refroidir l'événement plutôt que de souffler sur les braises. Dans le débat historique entre robespierristes et anti-robespierristes, Marc Bloch invitait les historiens à un effort d'explication en soulignant que la condamnation a posteriori de l'aliénation des biens nationaux n'avait pas de sens. L'historien a le devoir de soumettre ses affirmations au trébuchet de la vérité, ou si l'on préfère, à établir les faits, ce qui revient au même, car les faits sont les preuves qu'apportent les historiens à l'appui de leurs récits. Sans travail d'histoire, une collectivité ne peut trouver d'accord sur les sujets qui la divisent avec passion.

De ce point de vue, nous devons distinguer les deux troubles de la mémoire collective qui sont proposés à notre réflexion. En ce qui concerne la guerre de 1940, le travail d'histoire a été largement effectué même si l'historiographie continue à évoluer, par exemple avec la remise en question par Paxton de l'interprétation de la défaite française comme résultat d'une décadence morale de la France, une interprétation qui fut celle de Vichy et dont l'acceptation signerait une forme de victoire posthume du Maréchal. Le sujet a été suffisamment labouré par les historiens pour que l'on puisse l'évoquer de façon relativement apaisée. En revanche, la guerre d'Algérie demeure un sujet brûlant car elle oppose toujours la mémoire des rapatriés à celle de bon nombre d'acteurs qui l'envisagent comme une guerre coloniale ou une « sale guerre ». Et bien que le travail historique ait avancé, il reste très difficile d'évoquer sereinement par exemple la question de la torture : certains la réduisent à quelques bavures ou la justifient par les atrocités commises par les fellaghas tandis que d'autres dénoncent un système institutionnalisé et généralisé. Les mettre autour d'une table conduirait à un dialogue de sourds.

Je conclurai en adressant deux reproches aux historiens. Le premier vise l'idée trop facilement admise depuis le linguistic turn qu'il n'y aurait pas d'objectivité en histoire. Les historiens ont à mon avis poussé trop loin la critique de la vérité dans leur discipline, comme si leurs assertions n'étaient que des propos parmi d'autres, alors même qu'ils continuent à défendre bec et ongles leurs interprétations. Les historiens doivent prendre à nouveau conscience de leur rôle social qui consiste à départager le vrai et du faux dans notre passé, lorsque les sources le permettent. Le second reproche reprend les propos de Marc Bloch dans L'étrange défaite : « Nous avons été bons historiens. Avons-nous été assez bons citoyens ? » Nous avons en effet une certaine répugnance, moi le premier, à nous engager dans le débat public, d'abord parce que cela prend beaucoup de temps et que cela apporte peu à nos curricula vitae, ensuite parce que cela nous amène à prendre certains risques. A mon avis, nous laissons trop souvent le débat sur les enjeux de mémoire se dérouler sans nous et à cet égard, nous ne sommes pas d'assez bons citoyens.

Jean-François SIRINELLI

Merci à Monsieur Antoine Prost pour cette excellente entrée en matière. Nul doute que nous aurons l'occasion de revenir sur certaines de ses propositions au cours de l'après-midi. L'Espagne fera notamment l'objet d'une intervention au cours de la seconde table ronde. Lorsque nous songeons à la question de la mémoire sur le plan historiographique, le nom de Philippe Joutard s'impose de lui-même et je suis donc très heureux de lui passer la parole maintenant.

INTERVENANTS

Philippe JOUTARD,
Ancien recteur, professeur d'histoire à l'Université de Provence

Merci Monsieur Sirinelli. A mon tour, je tiens à remercier le Sénat qui a permis l'instauration de ce dialogue et je suis frappé des convergences qui se sont fait jour depuis le début de cette journée. Dans le même esprit et en ma qualité d'ancien recteur, je m'attacherai à mettre en évidence le rôle de l'école dans cette transmission de la mémoire. J'organiserai mon exposé autour de quatre idées principales.

La première idée que je souhaite développer a trait aux rapports entre histoire et mémoire dans le cadre de l'école, où le professeur d'histoire est souvent aussi professeur d'éducation civique. L'approche historique, autant que l'approche mémorielle, est bien du ressort de l'école, à la condition toutefois que l'on accepte chacune des deux logiques avec leurs fonctions spécifiques. Je rappelle à la suite de Paul Ricoeur et en parfait accord avec Antoine Prost que l'histoire a comme finalité la vérité. L'histoire doit établir la distance, l'extériorité, l'étrangeté et l'historien doit savoir se détacher de ses propres origines. Je reprendrai ici les propos de Pierre Bayle, malheureuse victime de la révocation de l'Edit de Nantes, converti au catholicisme puis revenu au protestantisme, selon lesquels l'historien doit se dégager de sa nation et de sa religion. Toute la difficulté du travail historique tient donc à relativiser sans tomber dans le relativisme. L'histoire n'a pas à juger ou à moraliser, elle combat l'anachronisme, c'est-à-dire le passé identique au présent. De ce point de vue, l'histoire s'oppose à la mémoire qui rend le passé présent. La mémoire établit un lien de filiation, de sympathie, elle est fondée sur la nécessité de l'oubli, elle sélectionne les faits dignes d'être indiqués. Si l'historien doit s'attacher au principe de vérité, il est tout à fait logique qu'en qualité de professeur d'éducation civique, il transmette une mémoire nationale, à condition toutefois qu'il ne soit pas le seul et qu'il partage cette approche mémorielle avec d'autres enseignants.

Cela m'amène à ma deuxième remarque. Une approche mémorielle ne relève pas uniquement de l'histoire mais tout autant du patrimoine artistique et littéraire, en particulier pour le traitement des sujets difficiles tels que la guerre d'Algérie ou les problèmes des Français pendant la Seconde Guerre mondiale. Il suffit d'observer l'importance des romans, des films ou des documents, comme l'a bien mis en évidence l'exposé de Madame Veyrat-Masson, pour comprendre la diversité des pratiques mémorielles. Il suffit de songer au livre Le silence de la mer ou à l'oeuvre de Primo Levi pour saisir l'ambiguïté de la réalité pendant la Seconde Guerre mondiale. J'irai même plus loin : à mon avis, les matières littéraires n'ont pas le monopole du traitement des questions et le professeur de technologie peut également y jouer un rôle, dans la mesure où l'information historique extrascolaire de nos élèves ne se limite plus aujourd'hui à la radio et à la télévision mais elle provient également d'internet et des jeux vidéo de stratégie. Nous devons prendre en compte cette nouvelle réalité sous peine de passer à côté des problèmes.

Ma troisième remarque insistera sur la nécessité pour la mémoire de dépasser le simple récit des événements et de s'ouvrir à d'autres approches. Pour reprendre l'exemple de la commémoration franco-allemande à Verdun unissant François Mitterrand et Helmut Kohl, il est frappant de constater que cet événement a revêtu une importance plus grande en Allemagne qu'en France. Si l'on y réfléchit bien, on se rend compte de la nouveauté de cette réconciliation franco-allemande pour notre génération. Mon expérience familiale abonde dans ce sens puisque ma soeur a épousé un jeune Allemand dans les années 1960 : à cette époque, une telle union posait encore un véritable problème et ma mère l'avait très mal vécu dans un premier temps. Les jeunes générations peuvent difficilement comprendre une telle réalité et il semble indispensable de leur rappeler certains événements mémoriels comme éléments d'explication. Nous devons également valoriser certaines prouesses techniques, scientifiques ou artistiques en recourant plus largement aux ressources locales et régionales. Par exemple, René Char, poète et combattant de la Résistance, la francophonie, trop négligée en France, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor constituent autant de points d'appui d'une telle approche. Sans anticiper sur l'exposé qui suit, je dois dire mon éblouissement face au nombre de commémorations qui nous sont proposées chaque année. Par exemple, la parution du premier album d'Astérix et la création de la maison de couture Yves Saint-Laurent en 1961 ou la naissance de la protestante vivaroise Marie Durand en 1711 offrent à mon avis des occasions de célébrations non dramatiques qui méritent d'être saisies, ceci pour deux raisons. D'abord, lors des enquêtes orales, nous nous rendons compte que les événements historiques ne font pas forcément sens pour tout le monde. A cet égard, je me souviens de la réponse d'un pêcheur à la demande d'une enquêtrice qui l'interrogeait sur l'année 1936 : dans son esprit, cette année avait représenté une très bonne pêche. Cela nous replace en tant qu'historiens au coeur de la réalité. La deuxième raison tient à la nécessité de disposer de mémoires heureuses dans une société, la nôtre, qui est l'une des plus pessimistes au monde.

Le quatrième point que je souhaitais développer dans mon exposé porte sur la pédagogie de la mémoire qui devrait nous permettre de dispenser un enseignement beaucoup plus ouvert. Nous devons faire appel aux initiatives des élèves qui sont à l'écoute des témoins. Nous devons utiliser les espaces de liberté que représentent les travaux personnels encadrés ou les itinéraires de découverte, au confluent de plusieurs disciplines. Par exemple, le concours national de la Résistance, créé en 1961 et qui fêtera donc l'an prochain son cinquantième anniversaire, propose à 50 000 lycéens d'origines très diverses une série d'activités très variées qui font appel au rapport entre histoire et mémoire et constitue à ce titre un instrument de cohésion sociale. A travers cette pédagogie de la mémoire, nous permettons ainsi d'intégrer les jeunes générations à une compréhension des phénomènes de l'intérieur et nous réglons de nombreux problèmes du vivre ensemble. Nous insistons souvent sur les difficultés d'enseigner la Shoah dans certaines banlieues dites sensibles. Or j'ai eu l'occasion la semaine dernière de participer au jury du Fonds Charles et Annie Corrin pour l'enseignement de la Shoah qui a récompensé cette année des classes du collège Romain Rolland d'Ivry-sur-Seine, composées d'élèves d'origine étrangère. Celles-ci ont fait un travail exceptionnel sur les 95 habitants déportés à Auschwitz, dont la moitié étaient juifs, notamment en recherchant et en interrogeant les descendants de ces disparus. Ainsi cette pédagogie de la mémoire semble-t-elle devoir aboutir à des résultats si elle implique réellement les élèves.

Jean-François SIRINELLI

Merci de cette réflexion, nourrie de vos recherches d'historien, de vos fonctions de recteur d'académie et de votre rôle dans la confection des programmes. Les deux premières interventions de cette table ronde se sont posé les mêmes questions du rôle de l'historien et de son rapport à la vérité, ainsi que celle de la pédagogie de la mémoire. Nul doute que nous y reviendrons dans le courant de l'après-midi, notamment au cours de la séance de débat avec la salle. Notre collègue de l'université de Berlin, Mme Mechtild Gilzmer, n'a pu nous rejoindre mais elle nous a fait parvenir son texte et je remercie Monsieur Antoine Prost d'avoir accepté de nous en donner la teneur.

Metchild GILZMER, professeure de littérature et civilisation françaises à l'Université technique de Berlin

Antoine PROST , en remplacement de Mme Mechtild Gilzmer,

Professeure de Littérature et Civilisation Françaises à l'Université de Berlin

Notre collègue intervient dans ce débat, un peu à la façon de M. Olivier Wieviorka ce matin, en s'appuyant sur un certain nombre d'affirmations qui parcourent l'opinion publique et en les soumettant à un travail historien de vérification. Sa première partie s'intitule « La commémoration de la Deuxième Guerre mondiale et le rôle de la défaite de 1940 : une défaite transformée en victoire ». Elle s'y livre à un examen des monuments, plaques commémoratives et autres lieux de mémoire aménagés, en relevant que les historiens se sont surtout intéressés aux pans de la mémoire mis en scène par les grands partis rivaux, gaullistes et communistes, qui ont exploité l'historiographie à leurs fins politiques personnelles. Il suffit cependant d'examiner les monuments éparpillés aux quatre coins du pays pour se rendre compte que les survivants cultivaient également la mémoire d'autres victimes auxquelles nous nous sommes peu intéressés jusqu'à présent. Les paradigmes de la Résistance et de la collaboration ont eu tendance à occulter le reste. Ainsi a-t-il été longtemps suggéré que la mémoire des soldats tombés au combat en 1939-1940 avait été refoulée car les Français auraient eu honte de la faiblesse de leur armée. Au contraire, une large place aurait été accordée à la Résistance pour mieux faire diversion. Dans le domaine des monuments aux morts, les noms de ces disparus auraient été simplement ajoutés à ceux des victimes de la Première Guerre mondiale. Les résistants auraient été honorés par l'érection de monuments distincts. Or la situation de l'immédiat après-guerre loin de conforter cette image montre que de nombreuses demandes concernent l'érection de monuments classiques destinés à rendre hommage aux soldats tombés au cours des deux guerres mondiales. Selon une estimation réalisée par notre collègue, cela concerne le tiers des requêtes déposées entre 1947 et 1968 tandis qu'un autre tiers se rapporte à des personnes n'ayant rien à voir avec la guerre et que le dernier tiers se réfère à d'autres victimes, dont une partie seulement est constituée par les résistants. Ainsi plus de demandes concernent des monuments traditionnels que des monuments dédiés à la Résistance.

Une seconde partie de l'exposé, consacrée aux commémorations du 11 novembre 1945 et au Mont-Valérien, s'intitule « De Gaulle et la fin d'une guerre de trente ans » . De Gaulle a imaginé un spectacle grandiose : le 10 novembre, les dépouilles de quinze victimes de la Deuxième Guerre mondiale, parmi lesquelles deux femmes, sont transférées aux Invalides avant d'être conduites le lendemain à l'Arc de Triomphe sur la tombe du soldat inconnu. De Gaulle y rend hommage aux victimes de la guerre de Trente ans et prononce une brève allocution dans laquelle il invite les Français à ne pas remettre en question l'unité forgée dans la Résistance. Enfin, les cercueils sont transportés au Mont-Valérien pour y être inhumés dans une crypte provisoire. La symbolique des cérémonies au Mont-Valérien ne tient pas compte de la spécificité du lieu ni des victimes qui y avaient péri. Son objectif consistait à présenter une version des événements universellement acceptée afin d'éviter toute tentative d'appropriation par les communistes. Ceux-ci avaient en effet renforcé leurs activités depuis le 6 octobre 1944 en multipliant les cérémonies dans la clairière du Mont-Valérien. A cette occasion, le général de Gaulle a réinterprété et exploité ce site puisque les victimes inhumées là n'entretenaient aucun lien avec le Mont-Valérien : elles avaient été choisies pour mettre en avant certains aspects de la guerre et de la Résistance et pour en passer d'autres sous silence. Parmi ces quinze corps se trouvaient neuf soldats de l'armée française régulière, trois membres des troupes coloniales, trois résistants de l'intérieur, deux déportés et un prisonnier de guerre abattu lors d'une tentative d'évasion. Le choix insistait donc sur l'aspect militaire, interprétant la défaite de 1940 sous un angle différent : la France apparaissait comme une nation victorieuse dotée d'une armée glorieuse. Des pans entiers de la Seconde Guerre mondiale se voyaient ainsi refoulés au profit de la légende d'une victoire militaire. Soulignons que les victimes moins présentables qui auraient pu faire voler en éclat cette image positive sont exclues de la cérémonie : les victimes juives, la main-d'oeuvre recrutée de force pour travailler en Allemagne, les « malgré-nous » et les victimes civiles. La Constitution de la V e République a été établie presque au même moment puisque la loi prévoyant l'érection du monument national à la mémoire de la Résistance au Mont-Valérien a été votée le 24 novembre 1958. Le processus engagé en 1945 est donc remis en marche à cette occasion dans le contexte de la guerre d'Algérie, à un moment où l'enjeu consiste à récupérer l'héritage de la guerre et de la Résistance non seulement contre le parti communiste mais aussi contre l'OAS, qui comptait de nombreux anciens résistants comme Jacques Soustelle et Georges Bidault (ancien président du CNR). La terminologie de l'organisation secrète était d'ailleurs empruntée à une partie de la Résistance. Maurice Agulhon voit dans cette politique anti-gaulliste de l'OAS un motif supplémentaire de l'entrée de Jean Moulin au Panthéon car celui-ci, premier président du CNR et compagnon de route du général de Gaulle, mort sous la torture, faisait l'unanimité. En conclusion, l'inauguration de trois grands sites nationaux doit être reliée au contexte du conflit algérien : le Mémorial du Mont-Valérien, le 17 juin 1960, et le Mémorial du camp de concentration du Struthof avec la nécropole nationale qui lui est rattachée, le 23 juillet 1960, au moment où l'on ouvre les négociations d'Evian ; le Mémorial de la déportation sur l'île de la Cité, le 12 avril 1962, au lendemain du référendum approuvant les accords d'Evian. Bien que l'origine des monuments soit en partie antérieure au conflit algérien, ceux-ci jouent un rôle discursif important dans le débat de politique intérieure et dans le différend à propos de la guerre d'Algérie. Notre collègue réussit ainsi à relier la mémoire de la Résistance et de 1940 au débat sur la guerre d'Algérie, en montrant comment la légitimité gaullienne s'est construite face à Jacques Soustelle et aux gens de l'OAS en 1960.

Jean-François SIRINELLI

Merci à Monsieur Antoine Prost de nous avoir livré ce regard d'une collègue de l'université de Berlin, d'autant plus précieux qu'il est décentré, qu'il étudiait sur un cas précis, le rôle de la puissance publique dans les questions mémorielles. Sur le même thème, la question des célébrations nationales fera l'objet de l'intervention de Monsieur Philippe-Georges Richard, à qui je cède maintenant la parole.

Philippe-Georges RICHARD,
Conservateur général du patrimoine délégué aux célébrations nationales

Monsieur le Président, merci de m'avoir invité, car cette occasion est la première donnée à un responsable des Célébrations nationales de s'exprimer sur sa fonction dans un cadre aussi prestigieux.

Rappelons tout d'abord que la mémoire officielle n'est pas seulement prise en charge par le Ministère de la Culture mais aussi par le Ministère de la Défense qui gère et conserve ses propres archives (DMPA).

En ce qui concerne le premier des deux ministères, il est doté d'une structure originale, la délégation aux Célébrations nationales, chargée, entre autres, d'élaborer annuellement une liste de célébrations, sous la haute autorité du Haut comité des célébrations nationales, présidé par M. Jean Favier et composé de personnalités telles que des membres de l'Académie française et des professeurs au Collège de France. Telle une énorme gerbe, une sélection de dates choisies parmi les chronologies universelles et correspondant aussi bien à des personnalités qu'à des événements, des inventions ou à des oeuvres d'art, est ainsi soumise chaque année au Haut comité ; celui-ci élague les fleurs les moins esthétiques ou les moins écloses pour ne retenir qu'une centaine de dates anniversaires (sur 300 proposées), qui sont ensuite validées par le Ministre et publiées dans un recueil. Cette formule existe depuis 25 ans et s'est développée au fil du temps. Ces célébrations couvrent des disciplines variées et sont soumises à la règle des cinquantenaires et des centenaires : ainsi les hasards du calendrier interdisent qu'à travers des anniversaires arbitrairement choisis soit orientée la politique des célébrations.

La liste des célébrations contenues dans cette publication peut paraître pléthorique mais il faut rappeler qu'il ne s'agit que de suggestions, la délégation n'étant pas chargée d'organiser toutes les célébrations ou commémorations tournant autour de ces dates-anniversaires. Celles-ci sont livrées à travers le recueil diffusé par le Ministère de la Culture à 20 000 exemplaires à un public d'enseignants, qui y trouvent matière à varier leurs cours, de journalistes, qui souhaitent anticiper les événements médiatiques organisés autour de ces événements, et de politiques, qui y puisent des modèles discursifs ou des sources d'inspiration pour animer leurs territoires. Ainsi sommes-nous parfois l'objet de certaines pressions pour faire figurer parmi ces célébrations d'illustres inconnus, dont l'évocation peut permettre à une collectivité territoriale de créer quelques événements. Une autre évolution a trait à la variété des mémoires impliquées dans ces célébrations. À cet égard, l'étudiant qui s'est proposé pour étudier ces 25 années de publication y trouvera certainement d'utiles enseignements. À titre d'exemple, la célébration décidée en 1986 de l'anniversaire de la victoire de Clovis sur Syagrius (dernier représentant de la puissance romaine) en 486, présentée comme la préfiguration de l'unité française, serait aujourd'hui impensable.

A travers ces célébrations, qui sont aussi des commémorations (pour reprendre l'idée défendue par Henri Godard à propos de Céline), nous voyons se dessiner les contours d'un « politiquement correct » en histoire, de parités qu'il faut respecter. Je m'évertue ainsi à rechercher dans les chronologies universelles une variété de sujets et l'équilibre est finalement trouvé. Il est intéressant de relever que telle personnalité, écartée à une époque donnée, peut tout à fait rentrer en grâce quelques années plus tard et voir célébrer l'anniversaire de sa mort plutôt que celui de sa naissance. De même, tel événement ou telle invention que l'on préfère omettre pourra être à nouveau proposé grâce à la règle des cinquantenaires et des centenaires. Cette variété peut donner l'impression d'une certaine frivolité lorsque vous trouvez Leroi-Gourhan aux côtés de Fanny Elssler, mais cela est à l'image de la diversité du monde. Certains effets de mode peuvent paraître trop évidents, mais ils se corrigent d'une année sur l'autre.

Par ailleurs, cette publication est aujourd'hui en ligne et nous nous efforçons de rassembler sur notre site internet l'ensemble des manifestations organisées dans le cadre de ces célébrations. Nous constatons que cette liste, validée par le Ministre, incite de nombreux organisateurs d'événements à s'intéresser à ces personnalités et à ces événements : ainsi des colloques organisés autour de ces dates-anniversaires permettent-ils de véritables redécouvertes. Par exemple, des découvertes de taille ont eu lieu l'année dernière sur une personnalité telle qu'Henri IV, qui semblait pourtant bien connue.

Je terminerai ce panégyrique du service que je dirige, sous la tutelle des bienveillantes personnalités qui veillent sur nous, en soulignant le fait que cette mémoire quelque peu intermittente, extrêmement variée, associant les historiens du politique, de l'art, de la littérature, de la vie quotidienne, des techniques et de l'économie, permet à chacun de créer et d'enrichir sa propre mémoire et ainsi, d'élever son propre esprit et sa propre culture.

Jean-François SIRINELLI

Nous vous remercions de cette présentation qui s'apparente à une visite guidée, très précieuse car elle nous fait pénétrer dans les arcanes de la conception de ce recueil qui est le fruit d'un cheminement complexe mais à la fois rationnel et équitable. J'invite maintenant Monsieur Benjamin Stora, dont vous connaissez tous les travaux sur la guerre d'Algérie, à venir s'exprimer.

DEUXIÈME CAS PRATIQUE : LA GUERRE D'ALGÉRIE

Benjamin STORA ,
Professeur à l'Université Paris XIII et à l'INALCO

Comme l'a évoqué Monsieur Antoine Prost, la question de l'oubli est fondamental pour le sujet qui nous intéresse ici, et j'avais moi-même abordé la question il y a de cela 20 ans dans un ouvrage intitulé La gangrène et l'oubli. La mémoire de la guerre d'Algérie . Dans le cadre de cette communication, je souhaiterais étudier l'axe du cinéma et des images de fiction traitant de la guerre d'Algérie et discuter du sentiment d'oubli qui a longtemps entouré cet épisode historique dans le cinéma français. En effet, en comparaison avec le traitement de la guerre du Vietnam par le cinéma américain, le cinéma français est longtemps apparu très en retard et même incapable de fabriquer des images de fiction sur la guerre d'Algérie. Quelles raisons expliquent ce sentiment largement partagé alors même qu'il existe une production cinématographique relativement abondante ? Pourquoi cette production n'arrive-t-elle pas à convaincre le public ?

La première explication tient au fait que des films français réalisés pendant la guerre d'Algérie et traitant de cette question ont été censurés. Parfois l'oeuvre de grands réalisateurs, ils n'ont pu être vus par le public français à l'époque. Nous pouvons citer les exemples du film Le petit soldat (1960) de Jean-Luc Godard mais aussi du film d'Alain Resnais, Muriel (1961), qui raconte l'histoire d'un soldat revenu d'Algérie traumatisé par le viol d'une Algérienne. Ce dernier film, qui traite précisément des troubles de mémoire, ne fut montré qu'en 1963 et reste très peu connu aujourd'hui. Nous pouvons mentionner également Adieu Philippine (1962) de Jacques Rozier.

La seconde raison consiste en ce que le cinéma français a souvent traité de la guerre d'Algérie de manière elliptique dans la mesure où les films montraient surtout les départs et les retours des soldats plus que les faits eux-mêmes. Quelques exemples sont assez significatifs à cet égard : Cléo de 5 à 7 (1962) d'Agnès Varda raconte l'histoire d'une rencontre entre deux personnages confrontés à la mort, une jeune femme souffrant d'un cancer et un jeune soldat en partance pour l'Algérie ; Les parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy, Palme d'or à Cannes, raconte la séparation entre une jeune femme et son fiancé partant pour l'Algérie ; La belle vie (1963) de Robert Enrico raconte la difficile réintégration d'un soldat français de retour d'Algérie. Dans tous ces exemples, la guerre n'est pas montrée directement, ce qui peut contribuer au sentiment d'absence que nous évoquions.

Par ailleurs, lorsque cette guerre est montrée, cela est le fait de réalisateur étrangers, donc selon un point de vue extérieur : je pense à l'exemple du film Les centurions (1966) de Mark Robson qui évoque la bataille d'Alger du côté français, avec une distribution importante (Anthony Quinn, Michèle Morgan, Alain Delon, Claudia Cardinale) mais qui ne rencontrera pas le succès, ainsi qu'au film de Gillo Pontecorvo, La bataille d'Alger (1966) qui a obtenu le Lion d'or à Venise mais qui n'a pu être distribué correctement en France par crainte des représailles des militaires et des milieux européens d'Algérie. Ces deux films montrent bien la guerre mais ils n'ont donc pas été très diffusés en France.

Une autre explication tient au cloisonnement des mémoires. Après 1968, le cinéma français s'est attaché à montrer cette guerre, à l'image du film bien connu Avoir 20 ans dans les Aurès (1972) réalisé par René Vautier qui s'était déjà illustré avec des films comme L'Algérie en flamme s (1958) qui montrait pour la première fois le conflit du côté algérien. Un autre film, R.A.S. (1973) d'Yves Boisset, dénonçait la guerre mais sans figurer le point de vue de l'autre. Paradoxalement, ces films engagés ne rendaient pas compte des motivations algériennes. Il faut attendre le film algérien de Mohammed Lakhdar-Hamina, Chronique des années de braise (1975), Palme d'or au Festival de Cannes, pour connaître enfin le point de vue algérien. Le cinéma français n'a longtemps montré quant à lui que le point de vue des soldats français, comme dans L'Honneur d'un capitaine (1982) de Pierre Schoendorffer, celui des anticolonialistes ou encore celui des Européens d'Algérie dans Le coup de Sirocco (1979) d'Alexandre Arcady et dans Outremer (1990) de Brigitte Rouan, tandis que les films algériens, comme Le vent des Aurès (1966) de Lakhdar-Hamina, ont été très peu vus en France. A cela, il faut ajouter que l'Algérie comme pays réel est absente de ces films qui ont été tournés dans les pays voisins, au Maroc et en Tunisie, d'abord parce que les autorités algériennes de l'époque s'étaient fermées au cinéma étranger, et puis parce que les coûts de production y étaient moins élevés qu'en Algérie.

Si nous additionnons toutes ces raisons, nous nous rendons compte que, finalement, ces films ne laissent pas de traces. Ceci explique qu'à l'aube des années 1990, le sentiment d'une absence de films traitant de la guerre d'Algérie domine. A titre de comparaison, cela équivaudrait à affirmer qu'il n'existe pas de travaux sur la torture en Algérie, en oubliant l'oeuvre accompli en ce domaine par Pierre Vidal-Naquet, auteur de La torture dans la République . Lorsque le problème de la réunification de ces mémoires cloisonnées se pose, un nouveau drame frappe l'Algérie qui s'enfonce dans la guerre civile. Le pays se referme alors et cesse de produire des films tandis qu'au même moment, le cinéma français produit peu de films sur la guerre d'Algérie, hormis Des feux mal éteints (1994) de Serge Moati ou Sous les pieds des femmes (1997) de Rachida Krim. Puis, comme si le destin des deux pays était lié au plan cinématographique, la production redémarre dans les années 2000 avec des films qui sont désormais tournés en Algérie, tels que La Trahison (2005), un film très intéressant de Philippe Faucon, adapté d'un livre de Claude Sales, qui raconte l'histoire d'un officier supérieur français chargé d'un groupe de harkis au sein duquel se trouve un traître. Nous pouvons mentionner également Mon colonel (2007) de Laurent Herbier, un film évoquant la période 1956-1957, ainsi que Hors-la-loi (2010) de Rachid Bouchareb. Comme ce dernier, d'autres films avaient déjà traité de la guerre telle qu'elle fut vécue au sein de l'immigration algérienne en France, comme Vivre au paradis (1998) de Bourlem Guerdjou qui n'avait pas connu le même retentissement et Nuit noire (2004) d'Alain Tasma qui traite plus particulièrement du 17 octobre 1961. Nous assistons ainsi à une accélération de la production de films de fiction sur la guerre d'Algérie, qui porte le nombre total à une cinquantaine aujourd'hui. Malgré cela, le sentiment de trouble, d'absence et d'insatisfaction subsiste.

A l'approche du cinquantenaire de l'indépendance algérienne, en 2012, il est intéressant de s'arrêter sur deux films en préparation sur la période de la guerre d'Algérie. Le Premier homme inspiré du livre de Camus et réalisé par un Italien, Gianni Amelio, permettra sans doute de décentrer le regard, à l'image de l'oeuvre de Pontecorvo ou celle de Luchino Visconti, qui avait réalisé L'Etranger en 1967 avec Mastroianni. Le second film en préparation est adapté du roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit , une vaste fresque courant des années 1940 à l'indépendance de l'Algérie. Ainsi la littérature entre-t-elle dans le système des représentations et de la mémoire de la guerre d'Algérie, avec des romans publiés par des auteurs nés après 1962, tels ceux de Laurent Mauvignier, de Jérôme Ferrari ou d'Alice Ferney, parus cette année. A travers la littérature, nous assistons peut-être à une forme de passage des générations et nous pouvons espérer une sorte de décloisonnement des mémoires permettant de comprendre les motivations de l'autre. Je conclurai avec l'hypothèse que le sentiment de manque doit sans doute être également lié au fait qu'il est difficile de montrer cette guerre parce qu'elle se déroula sans front, de manière quasiment invisible, parce que le sentiment d'abandon et de défaite reste fort en France et enfin, parce que les vainqueurs ont le sentiment d'avoir été dépossédés de leur victoire. Ce sentiment d'amertume, partagé par l'ensemble des acteurs du drame algérien, n'est pas facile à montrer.

DÉBAT

Jean-François SIRINELLI

Un grand merci à Monsieur Benjamin Stora. Je vous propose maintenant de lancer la discussion entre les intervenants et la salle.

Guy FISCHER

Je souhaite simplement évoquer le passage récent de Monsieur Stora à Vaulx-en-Velin qui, à l'image de nos autres banlieues lyonnaises, compte une importante population d'origine maghrébine. J'habite moi-même à Vénissieux et j'ai exercé pendant près de 30 ans les fonctions de conseiller général dans le quartier des Minguettes où les premières émeutes sont apparues au début des années 1980. Les interventions de Monsieur Stora ravivent à chaque fois des souvenirs personnels. Ainsi, alors que je fréquentais le lycée Chaponnay, situé place Guichard à Lyon, nous étions confrontés, à la sortie des classes, aux affrontements entre le FLN et le MNA, le siège de cette dernière association se trouvant à proximité. Plus tard, en tant que jeune communiste, j'ai vécu les célébrations de l'indépendance algérienne à Helsinki au cours du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants de 1962. Je voulais remercier Monsieur Stora de nous avoir fait revivre ces souvenirs.

Roger YOBA, membre du Conseil d'orientation de la CNHI (Cité nationale de l'histoire de l'immigration)

Je souhaitais simplement poser une question en réaction à l'intervention de Monsieur Jeanneney au cours de la matinée, qui évoquait le corps social ou la Nation en France. En écoutant les différents intervenants, je me demandais si nous n'avions pas affaire à une histoire tronquée car celle-ci semble ignorer, notamment sur la période de la Seconde Guerre mondiale, le rôle des soldats coloniaux qui seront présents sur le territoire national, par exemple dans les Vosges ou en détention dans les stalags. S'agit-il d'un oubli, volontaire ou non, ou d'une méconnaissance ? A propos du général de Gaulle, je tiens à mentionner la récente commémoration du 70 e du Manifeste de Brazzaville, qui semble être passée complètement inaperçue. Et je termine en rappelant que personne n'a abordé la question algérienne au cours des célébrations du cinquantenaire des indépendances africaines cette année, alors que c'est l'Algérie et non la France qui a produit le film sur le massacre du camp de Thiaroye. Il me semble qu'un certain nombre d'oublis se sont accumulés au cours de cette journée. Quelle place est réservée aux étrangers dans la mémoire collective française et notamment à leur rôle pendant la Seconde Guerre mondiale ?

Jean-François SIRINELLI

Je vous propose de prendre encore quelques questions avant de donner la parole à mes collègues pour y répondre.

De la salle

Actuellement, une méchante affaire se déroule dans l'académie de Nancy qui touche une collègue d'histoire qui a été mise à pied par le rectorat lui reprochant d'avoir mis trop de passion dans l'enseignement de la Shoah dans une démarche à la fois historique et mémorielle. L'inspecteur a rendu un rapport de 40 pages accablant à son égard et elle passe actuellement devant un conseil de discipline. Comment expliquez-vous que l'enseignement de la Shoah aboutisse à un tel processus disciplinaire à l'encontre d'un professeur d'histoire ?

De la salle

Je souhaiterais vous livrer un témoignage sur les ressources concernant la guerre d'Algérie qui se trouvent au Ministère de la Défense et que Monsieur Richard a évoquées. Je représente ici les archives audiovisuelles de ce ministère qui sont conservées à Ivry. Nous avons donc travaillé dans le cadre de nos actions pédagogiques avec le lycée Romain Rolland évoqué par Monsieur Joutard. Je me permets d'apporter ce complément d'information car Monsieur Stora a abordé la question des films de fiction consacrés à la guerre d'Algérie. Pour notre part, nous conservons des images et des films institutionnels produits pour le compte de l'armée sur cette période. Ces archives sont ouvertes à la consultation du public dans notre médiathèque.

Marc GIOVANINETTI, historien

En tant que spécialiste de l'histoire du mouvement communiste, je souhaite compléter les témoignages de Messieurs Fischer et Stora. A propos des festivals de la jeunesse et des étudiants, je voulais signaler qu'à la suite d'Helsinki, l'édition suivante devait se tenir à Alger mais elle fut annulée en raison du coup d'Etat mené par le futur président Boumédienne. Chez les communistes, le sujet de la guerre d'Algérie demeure sensible en raison de la politique du parti et de l'attitude des appelés communistes pendant la guerre.

De la salle

Ma question s'adresse à Monsieur Stora qui évoquait la comparaison entre les productions cinématographiques française et américaine consacrées respectivement à la guerre d'Algérie et à la guerre du Vietnam. Ne peut-on interpréter le malaise du cinéma français à l'égard de l'Algérie par le fait qu'il s'agissait d'une colonie géographiquement proche de la France alors que le Vietnam n'a jamais été une colonie américaine ?

Jean-François SIRINELLI

Je vais maintenant passer la parole à mes collègues en précisant que toutes les questions posées, aussi intéressantes soient-elles, n'appellent pas forcément de réponses. Monsieur Stora, je vous donne d'abord la parole puisque des questions vous ont été directement adressées.

Benjamin STORA

Je souhaite simplement rebondir sur la question des archives photographiques du Ministère de la Défense car l'une de mes étudiantes, Marie Chominot, a soutenu sa thèse sur les photographies de la guerre d'Algérie et nous avons travaillé ensemble à une exposition présentée en 2004 à l'Hôtel de Sully sur le thème « photographier la guerre d'Algérie ». Le fonds du Ministère de la Défense représente au minimum 150 000 photographies, ce qui constitue un océan d'images que tout le monde peut consulter. J'appuie donc fortement cette intervention car trop peu de chercheurs s'y intéressent. En réponse à la seconde question, je dirais que les Français ont sans doute plus de mal à regarder l'Algérie au cinéma que les Américains n'en ont vis-à-vis du Vietnam, ce qui exprime un certain malaise à l'égard du passé colonial. Ainsi le film de Philippe Faucon, La Trahison , a-t-il connu un vrai succès critique, en faisant la une du journal Le Monde et en recueillant des comptes rendus abondants dans Libération et Télérama , mais peu de spectateurs sont allés le voir. De même, j'ai fait un documentaire sur l'attitude de la gauche française et singulièrement celle de François Mitterrand pendant la guerre d'Algérie et j'ai reçu peu de réactions, l'effet de sidération semblant l'emporter. Ainsi va l'histoire des rapports entre la guerre d'Algérie et la société française, mais aussi la société algérienne qui n'est pas à l'abri d'une certaine amnésie, par exemple dans son refus de reconnaître le rôle de personnalités telles que Messali Hadj, Ferhat Abbas, Amirouche ou Krim Belkacem qui ont été très tôt écartées du pouvoir et qui ne sont pas représentées à l'écran.

Antoine PROST

Je souhaite répondre à Monsieur Yoba en lui signalant que la situation évolue à partir du travail des historiens de l'immigration ou des étrangers. Ainsi avons-nous organisé à Orléans avec le CERSI, l'ONAC et d'autres associations un colloque sur le moment 1940 et une communication a porté sur les étrangers dans l'armée française en 1940. Or l'auteur de cette communication, Madame Marie-Claude Blanc-Chaléard est une spécialiste de l'immigration italienne en France et non de la guerre de 1940. Concernant l'affaire de Nancy, que je ne connais pas dans le détail, je ne me prononcerai donc pas, mais je signale qu'il peut y avoir des manières illégitimes de traiter un sujet aussi légitime que l'histoire de la Shoah. Je ferai une dernière remarque sur la guerre d'Algérie en réaction à ce que disait Monsieur Stora : 50 ans, ce n'est pas si long. Combien de temps avons-nous mis à apprivoiser la Révolution française ? L'une de mes thèses serait que la place particulière occupée par l'histoire dans l'enseignement et plus largement dans la société française aurait facilité ce travail. En effet, de nombreux hommes politiques du XIX e siècle ont écrit une histoire de la Révolution française et nous avons rejoué cet épisode au cours des événements de 1830, de 1848 et de 1871. Finalement, il a fallu un siècle pour l'apprivoiser.

Philippe-Georges RICHARD

Pour abonder dans le sens de ma consoeur, j'ajouterais qu'il existe une Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives (DMPA) au sein du Ministère de la Défense qui fait un travail similaire au nôtre, sur un créneau plus contemporain et plus ciblé.

Philippe JOUTARD

Je souhaiterais faire deux remarques. D'abord, en réponse à la première intervention de la salle, il est vrai que, si le travail scientifique avance sur la question des étrangers dans la Résistance, cela n'est pas tout à fait le cas au niveau de la mémoire. D'une certaine manière, l'Algérie a focalisé toutes les attentions. Toutefois, cette situation doit être amenée à évoluer, notamment par l'action de la Cité de nationale de l'histoire de l'immigration où nous travaillons ensemble. Deuxièmement, en ce qui concerne l'affaire de Nancy, que je connais un peu mieux, j'estime qu'elle n'aurait jamais dû prendre de telles proportions à l'échelle nationale et cela fait partie d'une tendance à se reporter au sommet sur ces questions. Or sur l'enseignement de la Shoah, il n'y a plus de réticences et la question me semble devoir être réglée sous la forme d'une médiation. Je rejoins ce qu'a dit Antoine Prost à ce sujet.

Jean-François SIRINELLI

A ce stade de l'après-midi, je vous propose de lever la séance en remerciant tous les intervenants de cette table ronde. Nous reprendrons les travaux après une courte pause.

QUATRIÈME TABLE RONDE : LA CONSTRUCTION DE LA MÉMOIRE, UNE PERSPECTIVE ÉTRANGÈRE ET EUROPÉENNE

Témoignage vidéo de Marek HALTER , Écrivain

Benoît FALAIZE , Chargé d'études et de recherches à l'Institut national de recherche, Université de Cergy-Pontoise

Sophie BABY , Maître de conférences à l'Université de Bourgogne

François BAFOIL , Sociologue, directeur de recherche au CNRS

Jean FRANCOIS-PONCET , Sénateur, ancien ministre

Jean-François SIRINELLI

Nous allons poursuivre nos travaux. La première table ronde de cet après-midi s'inscrivait dans la continuité de celles de la matinée et vous avez pu constater que l'intervention de Monsieur Benjamin Stora répondait à celle de Madame Veyrat-Masson sur les vecteurs culturels de masse. La question de l'historien et de son rôle dans la cité a trouvé également d'intéressants prolongements à cette occasion. En revanche, notre seconde table ronde aura pour objet de nous dépayser et d'introduire une rupture en nous interrogeant sur la pertinence des comparaisons avec d'autres nations, à partir des exemples de l'Espagne et de la Pologne. La deuxième ouverture consistera à nous interroger sur l'éventualité d'une mémoire européenne. Avant de donner la parole aux intervenants, je vous propose d'ouvrir cette table ronde par le témoignage de Monsieur Marek Halter.

Témoignage vidéo de Marek HALTER, Écrivain

A mon avis, la mémoire collective européenne n'existe pas encore. Peut-être est-elle en formation. La mémoire sélectionne les événements par rapport aux problèmes qui nous préoccupent aujourd'hui. Si l'on doit « picorer » parmi les événements historiques qui nous émeuvent, nous commencerons sans doute par la Seconde Guerre mondiale. Nous nous déterminons par rapport à ce vécu-là. Dans cent ans, cela ne sera peut-être plus le cas.

Partager un rêve, c'est partager une langue. Pour ma part, bien qu'étant né en Pologne, je rêve désormais en français. Dans quelle langue peut-on rêver l'Europe aujourd'hui ? Paradoxalement, c'est dans l'anglais des Etats-Unis que nous le faisons. Ainsi ce pays créé par des Européens nous impose-t-il une langue dans laquelle nous communiquons. Cela traduit à mon sens un manque de substance pour le rêve européen. Il reste beaucoup de travail à accomplir en ce sens.

Le mythe de la nation française existe bien. Quand on évoque Astérix le Gaulois, tout le monde comprend à quoi l'on fait allusion. Ainsi, lorsque j'explique que les Juifs sont arrivés en France à l'époque d'Astérix, cela fait du sens mais si je dis que cette installation s'est produite à l'époque de Jules César, personne ne comprend. Alors qu'il écrivait L'apprenti sorcier , Goethe alla visiter la synagogue du rabbin Maharal à Prague, lieu de création du Golem. On sent à travers cet exemple qu'une symbolique européenne s'est construite à ce moment-là avec des légendes qui circulaient d'un pays à l'autre. Mais je ne crois pas que nous ayons su créer une légende européenne.

Homère et la Bible sont les seuls mythes partagés par tous les Européens. Il n'en existe pas de plus récents, bien que Napoléon ou Victor Hugo aient rêvé de l'Europe. Hitler avait également un projet européen, celui d'une Europe sous domination allemande.

Mais ces rêves ne sont pas bien connus des Européens qui « zappent » lorsqu'on leur propose une émission sur l'Europe à la télévision. Il faudrait songer par exemple à rassembler ces rêves européens dans un ouvrage qui serait traduit dans toutes les langues du Vieux continent afin de donner des points de repères aux Européens. Tout reste à faire en ce domaine, même s'il est déjà bon d'en parler.

Jean-François SIRINELLI

Il est bon d'en parler, en effet, et j'invite maintenant nos orateurs à suivre le conseil de Monsieur Marek Halter. Sans plus tarder, je donne maintenant la parole à Monsieur Benoît Falaize.

OUVERTURE

Benoît FALAIZE,
Chargé d'études et de recherches à l'Institut national de recherche, Université de Cergy-Pontoise

Merci Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, merci de votre invitation. Je suis très honoré d'avoir à faire cette ouverture européenne qui représente à mes yeux un défi d'autant plus grand que j'appartiens à une institution supprimée par décret le 29 décembre prochain. Il sera question de transmission et je tâcherai de poser quelques jalons à partir de la préoccupation de l'école dans un cadre international. Je proposerai d'abord une typologie des questions mémorielles qui se posent aux échelles européenne et internationale, puis je discuterai de trois questions transversales.

En préambule, je dirais que nous assistons depuis une quinzaine d'années à une mondialisation d'un rapport douloureux au passé. Longtemps, nous avons cru à la spécificité du cas français. Or cette mondialisation peut s'observer aujourd'hui dans le monde entier. Partout les enjeux de mémoire construisent un rapport conflictuel au passé tout en étant instrumentalisés par les politiques. Nous pouvons expliquer ce phénomène de deux manières : d'abord, par la mondialisation des échanges d'idées mais aussi par la mondialisation du souvenir par les événements historiques eux-mêmes. Ainsi, une réflexion mondiale sur les enjeux mémoriels des deux conflits mondiaux s'est-elle imposée. Le monde semble brusquement saisi par le passé comme s'il devenait urgent d'en parler dans nos sociétés contemporaines.

A propos des temporalités, deux questions se posent. D'abord, les bornes 1940-1962 sont-elles applicables aux autres constructions mémorielles européennes et internationales ? En grande partie, oui. Ensuite, le mouvement mémoriel se déroule-t-il selon les trois temps définis par Henry Rousso à propos de la mémoire de Vichy : refoulement-amnésie, émergence et hypermnésie ? Observe-t-on le même rapport au souvenir dans le reste de l'Europe et dans le reste du monde ?

Je vous propose maintenant une typologie à partir de quatre catégories larges mais non hermétiques de rapport au passé. Ces quatre matrices mémorielles doivent permettre de rendre compte des enjeux de construction de la mémoire dans le monde. La première d'entre elles correspond aux deux guerres mondiales, en particulier la dernière. Les histoires locales, parfois confrontées à des conflits mémoriels, ont en effet partie liée avec les deux conflits mondiaux, la Shoah constituant la matrice paradigmatique des questions de mémoire. Certes des nuances se présentent dans le traitement qu'en font les différents pays européens mais elle reste l'un des sujets majeurs autour desquels s'organise la mémoire européenne. Ainsi la construction d'une mémoire scolaire varie-t-elle en fonction des lieux et des époques. En France, il a fallu attendre les années 1990 pour que la question du génocide des Juifs européens soit établie sur des bases scientifiques dans les programmes et les manuels scolaires. Cependant, cette question se voit confrontée aujourd'hui au risque du traitement compassionnel en lieu et place du travail d'histoire, comme cela apparaît dans les travaux de la commission européenne : l'enjeu civique de la construction européenne s'opère en effet à partir de cette matrice-là, posant la question de l'éducation à l'Europe de demain avec Auschwitz comme origine. Finalement, Marek Halter invite à se poser une telle question lorsqu'il évoque Homère car Auschwitz semble bien constituer la véritable référence commune dans les écoles européennes.

Ce constat s'impose également pour la mémoire du communisme qui constitue une seconde catégorie mémorielle. Les études comparatives sur la prise en charge de cette mémoire dans les différents pays européens manquent ; mais nous pouvons deviner un clivage majeur entre l'Est et l'Ouest, et même entre le Nord et le Sud si l'on prend l'exemple des deux Corées.

Une autre catégorie s'enracine dans la mémoire impériale, dont la mémoire coloniale qui ne représente qu'un aspect. De la mémoire hongroise de l'Empire austro-hongrois à la guerre du Vietnam pour les Etats-Unis, de l'empire japonais expansionniste aux accords d'Evian, cette dimension constitue une matrice mémorielle importante dans laquelle se définissent des rapports au passé. La mémoire arménienne trouve également sa place dans ce cadre si nous la replaçons dans le contexte d'un Empire ottoman déclinant. J'ai proposé récemment une étude comparée de la perception du traité du Trianon de 1919 dans les manuels et les pratiques scolaires de plusieurs pays (Slovaquie, Autriche, Allemagne, France, Hongrie), ce qui a soulevé un certain enthousiasme mêlé d'appréhension d'une petite partie du public hongrois qui était inquiète qu'un Français s'occupe de ce traité qui avait abouti à la perte des deux tiers de leur territoire d'origine. Le retour du colonial en France mériterait d'être comparé avec les débats qui se posent à la Corée et au Japon sur la période de l'occupation japonaise et son traitement dans les manuels scolaires.

Une dernière catégorie concerne les conflits locaux hérités. Certes, ils peuvent être analysés dans des cadres relevant des trois catégories précédentes : le fascisme comme une conséquence de la Première Guerre mondiale, la guerre d'Espagne comme prolégomènes de la Seconde Guerre mondiale ou encore l'Argentine, le Rwanda, l'Afrique du sud. Cependant, les spécificités locales ont leur importance.

Parmi les questions qui entourent la construction de la mémoire dans le monde, et plus particulièrement en Europe, émerge d'abord celle du sens. Nous savons que la mémoire des populations est plurielle et nous nous intéresserons donc d'abord à l'usage social des mémoires jusqu'à leur instrumentalisation politique. Paradoxalement, cette diversité d'usages se réalise selon un mouvement commun de retour mémoriel en des termes relativement proches (refoulement, émergence, hypermnésie). De la même manière, elle s'accomplit dans un contexte d'unification européenne qui se traduit par la recherche de lieux de mémoire communs : une commission s'était réunie à cet effet et les pays membres et candidats s'étaient alors tous entendus sur Auschwitz (d'autres monuments tels que la mosquée de Cordoue ou le mur d'Hadrien ne faisant pas l'unanimité) ce qui pose la question des fondements de la construction européenne. La question d'un grand récit européen, avec ses légendes et ses mythes, qui se substituerait aux récits nationaux se pose également dès lors que l'on songe à former une mémoire collective commune. Parmi les raisons avancées à l'instauration de débats de mémoire à travers le monde, les mêmes phrases tendent à revenir dans les études réalisées sur le sujet : « dire l'histoire commune » ; «  une oeuvre de paix » ;  « restaurer la dignité des victimes ». C'est tout le sens des manuels transfrontaliers dont le plus connu est sans doute le manuel franco-allemand mais qui fut précédé par le manuel balkanique incluant la Grèce, la Macédoine, la Serbie et le Monténégro. Ces oeuvres représentent des projets de réaliser la paix sur le plan universitaire sur des sujets d'histoire particulièrement sensibles. De tels projets de manuels existent également entre la Slovaquie et la Hongrie, entre la Pologne et la Russie, entre la France et l'Algérie. Quant au manuel franco-allemand, il faut nuancer son succès en signalant sa faible diffusion. Mon hypothèse sur le surgissement mémoriel fait le lien entre la construction de la mémoire de la Shoah comme paradigme et la chute du mur de Berlin. Celle-ci donne une caisse de résonnance formidable à Auschwitz en libérant les consciences de l'affrontement Est-Ouest. Des problématiques mémorielles nouvelles sont apparues après cette date : les Sudètes, que les minorités allemandes de Tchéquie ont remis sur la table ; l'histoire du communisme ; enfin, l'histoire des Balkans qui retrouve toute sa place avec la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Tout ceci a fait dire à une historienne polonaise : « Allons en Europe, mais avec nos morts. »

Deuxième question : la construction mémorielle, par qui et comment ? Sur ce terrain également, nous pouvons noter des invariants d'un pays à un autre, à commencer par la présence d'acteurs multiples : des mouvements associatifs, mémoriels, qui se saisissent d'objets relégués de la sphère scolaire ; des historiens ; ou encore des groupes politiques qui instrumentent le passé et qui le commémorent, de Guy Môquet à Katyn, de la loi sur la récupération historique en Espagne à la place des Héros ( Hösök tere ) en Hongrie, où l'on inhume le corps d'Imre Nagy pour la seconde fois en juin 1989. La commémoration peut consister aussi en un subtil équilibre. En Hongrie, trois dates de commémoration sont instaurées par le Ministère de l'Education nationale : le 6 octobre 1849, date de l'exécution de six généraux hongrois par l'Empire, dont la célébration permet de souligner l'indépendance de la Hongrie au sein de l'Empire ; le 16 avril 1944 pour la déportation des Juifs de Hongrie ; enfin, le 25 février 1947 pour l'occupation soviétique et l'arrestation d'un opposant politique. L'Etat hongrois définit ainsi ses lieux de commémoration (ou lieux de mémoire) entre deux empires dont il a été victime, l'Empire austro-hongrois et l'Empire soviétique, avec la Shoah entre les deux. Cela témoigne de l'un des grands enjeux posés aux pays d'Europe de l'Est par 1945, qui se pose en ces termes : cette date correspond-elle à la fin de la Shoah ou au début de l'invasion soviétique ? Pour prendre l'exemple de la Lettonie, la loi des légionnaires adoptée en 1998 y commémore les légionnaires de la Waffen SS qui ont lutté contre l'invasion soviétique. Deux ans plus tard, cette journée largement controversée est supprimée mais aujourd'hui encore, ces légionnaires sont décrits comme des patriotes dans certains manuels scolaires, et nous voyons bien le problème que cela pose pour les personnes en charge de la réflexion européenne. L'étude des manuels scolaires et des curricula témoignent depuis plus de quinze ans de la volonté de transmettre une histoire nationale ou européenne, soit pour rendre compte de la diversité d'une nation ou d'un continent, soit pour réaffirmer le national. Ainsi les manuels russes reprennent-ils aujourd'hui les mêmes discours que les manuels soviétiques à propos de l'invasion des pays Baltes. De plus, la société civile et les groupes de mémoire réclament leur part de visibilité scolaire, les Sudètes dans les manuels tchèques, les Hongrois de Transylvanie dans l'histoire enseignée en Roumanie, l'histoire scolaire devenant « pharmakos d'un passé traumatique » pour reprendre les termes de Paul Ricoeur.

Dernière question : à qui est destinée cette construction de la mémoire ? Nous nous situons ici dans des tonalités très communes où les débats en reviennent toujours à la question de la transmission. En France, la question de l'intégration des jeunes issus de l'immigration constitue une sorte de leitmotiv de l'enseignement public français. Mais l'intégration européenne se pose également. En Bolivie, la réforme éducative des années 2000 pour les programmes d'histoire-géographie concerne l'intégration des populations autochtones (Aymaras, Quechuas). En Hongrie, cette intégration vise à rendre compte de la pluralité des mémoires. Ce retour dans le passé peut apparaître comme un moment nécessaire pour « ouvrir grand les lourds rideaux de velours poussiéreux de l'histoire et aérer la pièce pour, enfin, passer à l'avenir » comme nous y invite l'historien québécois Jocelyn Létourneau non pas selon une vision pompidolienne de la mémoire, mais plutôt selon l'approche de Koselleck. Il est de notre responsabilité d'adultes et d'éducateurs de redonner un horizon d'attente aux élèves qui sont saturés du passé mais qui, en revanche, attendent beaucoup de l'avenir. Le travail de l'historien conserve ici toute sa force, avec la quête des traces ou des indices qu'il comporte, la Shoah apparaissant à nouveau comme paradigmatique. Le « devoir d'histoire » évoqué par Antoine Prost dans ses Douze leçons sur l'histoire apparaît à cet égard tout à fait essentiel. En guise de conclusion, et pour faire écho à l'évocation que le Sénateur Yvon Collin a faite ce matin de la madeleine de Proust, permettez-moi de citer un court passage de son oeuvre : « Mais quand, dans un passé ancien, rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps comme des âmes à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir sur leurs gouttelettes presque impalpables l'édifice immense du souvenir. ». Gageons qu'en promettant un avenir aux générations qui viennent, à celles qui sont déjà là et qui réclament beaucoup, avec le travail minutieux des historiens inspirés par un vrai devoir d'histoire en lieu et place d'un devoir de mémoire, nous pourrons restituer l'histoire commune de l'humanité.

Jean-François SIRINELLI

Un grand merci pour cet exposé très profond. Nous reviendrons certainement tout à l'heure sur certaines de vos analyses et, s'il était besoin d'une raison d'être supplémentaire pour l'institution à laquelle vous appartenez, nous en avons eu la preuve vivante à l'instant. A propos du cas espagnol qu'Antoine Prost évoquait tout à l'heure, nous avons la chance de compter parmi les intervenants de cette table ronde Madame Sophie Baby, auteure d'une thèse magistrale qui fait autorité sur cette question. Je la remercie de sa présence et lui cède maintenant la parole pour son exposé sur un des cas d'espèces qui nous intéressent.

INTERVENANTS

Sophie BABY,
Maître de conférences à l'Université de Bourgogne

Merci Monsieur le Président. Je suis très reconnaissante à Messieurs Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli de m'avoir invitée aujourd'hui, ainsi que les instances du Sénat pour la qualité de l'accueil et de l'organisation. Le laps de temps qui m'a été imparti étant particulièrement bref, je chercherai juste à cerner les grands traits des troubles de la mémoire espagnole, pour paraphraser le titre du colloque, troubles qui concernent la mémoire de la Guerre civile de 1936-1939 et de la dictature franquiste. Le titre de cette intervention pourrait être « l'Espagne, entre retours et conflits de mémoires ». J'aborderai successivement les résurgences mémorielles puis les conflits de mémoires qui agitent l'Espagne contemporaine.

Vous avez sans aucun doute entendu parler dans la presse française des exhumations de corps des combattants républicains dans des fosses communes après leur exécution sommaire au cours de la Guerre civile de 1936-1939. Ces exhumations représentent la partie la plus spectaculaire de la vague mémorielle qui s'est emparée de l'Espagne depuis quelques années, que l'on désigne sous le terme de « mouvement pour la récupération de la mémoire historique ». Vous noterez au passage l'association des termes histoire et mémoire dans le vocable « mémoire historique » , à rebours de la volonté scientifique de distinguer les deux notions.

Ce mouvement de « récupération de la mémoire historique » est venu d'en bas, c'est un mouvement associatif qui a pris de l'ampleur et a été peu à peu récupéré par les pouvoirs publics, à des rythmes et degrés divers (en fonction des régions notamment, la Catalogne et le Pays basque étant en pointe à ce niveau là). Le mouvement est né en l'an 2000, quand est créée une association, l'ARMH (Association pour la récupération de la mémoire historique), par des descendants de républicains, dont Emilio Silva qui avait une obsession : retrouver le corps de son grand-père exécuté dans la province de León 1 ( * ) . C'est donc en l'an 2000 qu'a lieu la première exhumation de fosses, qui sera suivie de dizaines d'autres. 2004 représente la seconde date clef, avec l'arrivée de José Luis Rodriguez Zapatero au pouvoir en 2004, le mouvement est intégré pleinement à l'agenda politique. Rappelons que Zapatero est lui-même le petit-fils d'un républicain fusillé par les troupes franquistes. Il incarne cette nouvelle génération des petits-enfants, qui n'ont pas vécu la guerre et n'ont pas non plus été les protagonistes de la transition à la démocratie, une génération délivrée de la peur d'une résurgence du conflit dans le présent. Ce facteur générationnel explique en grande partie l'émergence de ce mouvement à ce moment-là, concurremment avec la prise de conscience du temps qui passe, qui induit un sentiment d'urgence face à la perspective de la disparition des derniers témoins. L'Espagne est ainsi entrée dans « l'ère du témoin » (Annette Wieviorka) 2 ( * ) , la parole libérée des victimes républicaines envahissant l'espace public, sous la forme de constitution d'archives sonores ou vidéo, souvent accessibles sur internet, de publication de récits, de retranscriptions écrites de témoignages etc.

Il faut également souligner le poids du contexte international, qui n'est précisément pas qu'un « contexte », qu'un « air du temps », mais un déterminant essentiel. Dans les années 1990, les nombreuses expériences de transitions vers la démocratie, au premier rang desquelles l'Amérique latine, puis l'Europe de l'Est ; ainsi que les cas de règlements internationaux de sorties de conflit (ex-Yougoslavie, Timor, Sierra Leone, Rwanda, Tchad etc.) ont donné lieu à un ensemble de dispositifs de gestion du passé conflictuel au service de la réconciliation nationale, comme les commissions de vérité. Ces dispositifs, qu'on regroupe aujourd'hui sous le terme de « justice transitionnelle », sont venus configurer et légitimer, tant au niveau des représentations, des impératifs symboliques que des pratiques, ce qui tend à devenir un modèle universel de sortie de violence 3 ( * ) . S'est ainsi déployé un nouvel espace international de défense des droits de l'homme et de lutte contre l'impunité qui créé une opinion favorable à la réhabilitation des victimes, figure centrale de notre époque, et à la poursuite des bourreaux. Surtout, ces expériences internationales procurent aux associations de victimes les ressources nécessaires, utilisées en Espagne, comme cette quête des disparus qui s'appuie directement sur l'expérience argentine et chilienne. Il faut souligner ici le rôle des passeurs, des vecteurs de mémoires, à l'image des associations de victimes dont les membres voyagent et se rencontrent les uns les autres, ou des organisations internationales de défense des droits de l'homme qui font la promotion de ce type de dispositif 4 ( * ) .

En ce sens, « récupérer la mémoire historique », cela signifie pour les vaincus de la Guerre civile, trois aspirations principales qui correspondent à ce guide universel de la bonne politique de réconciliation : la vérité, la réparation et la justice. Trois aspirations que prend partiellement en compte, la loi adoptée en 2007, dite de la « mémoire historique », destinée aux victimes « qui ont subi la persécution ou la violence pendant la Guerre civile et la dictature ».

Premièrement, l'exigence de vérité consiste à connaître et à faire connaître une histoire méconnue, à révéler, mettre au jour un pan enfoui de l'histoire avant que les derniers témoins ne disparaissent. Mettre au jour les corps est une façon de mettre au jour la vérité, vérité qui passe d'abord par l'identification de ces corps et des circonstances de la mort. Le gouvernement a facilité le processus d'exhumation des fosses, en octroyant des subventions spécifiques (6 millions d'euros). Un gros travail d'enquête a été effectué pour recenser et localiser les fosses : un peu plus de 2000 ont été identifiées, parmi elles 230 ont été ouvertes et ont permis de récupérer les restes de près de 5.300 victimes.

Deuxièmement, la demande de réparation, plus que financière 5 ( * ) , prend la forme de réparations morales et symboliques afin que les combattants ou les civils qui ont payé de leur vie leur loyauté au régime républicain soient reconnus, réhabilités, tant sur le plan individuel que collectif. La reconnaissance individuelle passe par la possibilité de donner une sépulture aux corps, pour permettre aux familles de faire leur deuil, mais aussi par des titres de reconnaissance morale accordés aux familles qui en ont fait la demande (un millier), transformant ainsi les victimes en héros de la cause démocratique. Près de 100.000 descendants d'exilés, pour la plupart en Amérique latine, ont en outre pu recouvrer la nationalité espagnole (de même que 20 membres des Brigades internationales). Par ailleurs, la reconnaissance publique a fait un premier pas en avant en 2002, du temps du Parti populaire, avec la condamnation officielle du coup d'État du 18 juillet 1936 par le Congrès des députés. La loi de 2007 a ensuite impulsé une série d'actions dans l'espace public dans deux directions : d'une part, il s'agit de faire disparaître les traces du franquisme, en éliminant les statues du Caudillo (la dernière a été déboulonnée en mars 2010 dans sa ville natale d'El Ferrol), en retirant les représentations du joug et des flèches, symboles de la Phalange et du Mouvement national, très répandus en Espagne, ou encore en débaptisant certaines rues à la gloire des généraux de la Croisade. D'autre part, il s'agit de rendre visible, de promouvoir la mémoire enfouie des républicains en créant de nouveaux lieux de mémoire, comme ces monuments en hommage aux victimes républicaines, construits pour contrebalancer ces monuments aux morts qui parsèment tout le territoire mais sont dédiés aux seuls héros du camp nationaliste, « caidos por Dios y por la Patria ». Il faudrait aussi évoquer les hommages, les commémorations, les expositions, les colloques et conférences, les publications, les films, les documentaires, les archives, les centres de recherche etc., autant de projets de réappropriation de l'espace public par la communauté des vaincus qui donnent également lieu à l'épanchement des émotions collectives 6 ( * ) . La basilique de Valle de los Caidos, près de Madrid, qui abrite les sépultures de Franco et de José Antonio Primo de Rivera, ainsi que les restes de milliers de combattants anonymes de la Guerre, cristallise ces enjeux de mémoire. Rien n'a encore été décidé sur sa transformation ou non en futur mémorial, mais les manifestations de nature politique qui exaltaient la mémoire du général (et de José Antonio) et exhibaient les uniformes paramilitaires de la Phalange et autres insignes de la dictature y ont été interdites.

Enfin, la dernière revendication du mouvement de récupération de la mémoire historique est que justice soit rendue, pénalement. Ce qui signifie d'un côté annuler juridiquement les sentences politiques rendues sous le franquisme et, d'un autre côté, poursuivre pénalement les responsables des crimes de la dictature, objectifs rendus tous deux impossibles par l'amnistie prononcée en 1977.

Précisément, et j'en arrive à la seconde partie de mon propos, ce mouvement de récupération de la mémoire historique remet en cause le modèle de la réconciliation nationale établi après la mort de Franco.

Revenons brièvement sur les trois temps de la mémoire qui se succèdent dans l'Espagne contemporaine 7 ( * ) . Sous la dictature qui a suivi la Guerre civile, fondée sur la répression brutale et systématique des ennemis républicains (près de 50.000 personnes sont exécutées après la fin de la guerre, plusieurs centaines de milliers sont incarcérés, internés dans des camps de concentration ou partent définitivement en exil), la mémoire de ces derniers a été annihilée. Les morts du camp des vaincus ont été oubliés dans des fosses communes, tandis qu'à l'inverse le régime franquiste exaltait abondamment la victoire, célébrait les héros et les martyrs de la Croisade et imposait sa version de l'histoire, construisant une politique globale de la mémoire très efficace qui contraste avec l'absence de politique publique en la matière de la part des gouvernements qui ont suivi. La période de la transition à la démocratie, entre 1975 et 1982, fonde en effet le modèle de réconciliation à l'espagnole sur le silence et l'absolution mutuelle des crimes du passé. Aucune épuration n'a eu lieu et l'amnistie de 1977 garantit l'impunité des bourreaux, en vertu d'un « pacte d'oubli » qui serait plutôt un accord tacite de silence passé entre les élites pour mettre de côté les querelles du passé et construire un avenir politique commun. Ainsi le consensus pour la paix et la démocratie prenait-il le pas sur les rancoeurs du passé. Suivant ce modèle, partagé à l'époque par l'opposition antifranquiste (communistes en tête), la Guerre civile apparaît comme une guerre fratricide dans laquelle les torts et les responsabilités sont partagés, les atrocités ayant été commises dans les deux camps. En témoigne la célébration du cinquantenaire du soulèvement en 1986, du temps du socialiste Felipe González, qui rend alors hommage aux combattants des deux camps, une certaine confusion s'instaurant entre les violences de la Guerre civile et la cruelle répression du franquisme. Aucune politique de réhabilitation de la mémoire républicaine n'est entreprise à cette époque, pas plus que pendant la décennie socialiste. Contre le devoir de mémoire s'est imposé un devoir de silence : il fallait se taire pour éviter de réveiller les fractures du passé et de provoquer le risque d'une nouvelle Guerre civile. C'est donc contre cette politique de suspension de la mémoire que s'est dressé le mouvement de récupération de la mémoire historique, la mobilisation civique venant ici pallier les carences des pouvoirs publics. Mais ce mouvement rencontre de vives résistances émanant des franges conservatrices de la société et des nostalgiques du régime antérieur, si bien que l'Espagne est aujourd'hui en proie à un véritable conflit de mémoires concernant l'héritage de la Seconde République, de la Guerre civile et de la dictature franquiste, aucun récit ne parvenant à s'imposer de façon hégémonique dans l'espace public. Car, au-delà des logiques familiales de deuil et de réparation, ce qui est en jeu dans ce « temps de la mémoire » dans lequel vit le pays (Henry Rousso) 8 ( * ) , c'est bien l'imposition symbolique d'une mémoire collective partagée.

Je conclurai cet exposé par deux exemples qui symbolisent les tensions entretenues autour de la mémoire nationale, l'absence d'une politique publique résolue en la matière laissant libre cours aux expressions passionnées qui rejouent dans le présent les souffrances du passé. Le premier concerne le rapport de l'histoire espagnole à sa propre mémoire. Les historiens espagnols se sont engagés d'arrache pied depuis les années 1980 dans une double entreprise de déconstruction des mythes sur la guerre édifiés par le franquisme et de rétablissement de la vérité sur le coup d'État et son implacable logique répressive, notamment en établissant le nombre des victimes. Or non seulement ce récit, dominant dans la communauté historienne, n'a pas bénéficié d'une politique de promotion dans l'espace public, dans les écoles notamment, mais il est en outre aujourd'hui confronté à un discours révisionniste néo-franquiste qui reprend à son compte l'historiographie franquiste sous couvert de scientificité - ainsi les ouvrages de Pio Moa sont diffusés à des centaines de milliers d'exemplaires contre quelques centaines du côté des historiens académiques.

Le second exemple touche à la justice, maillon central de la chaîne mémorielle. Il m'est, en effet, impossible de ne pas évoquer l'affaire Garzón, du nom du juge espagnol qui a fait arrêter le général Pinochet en 1998 et qui a tenté, dix ans plus tard, de faire le procès du franquisme. Alors pionnière en matière de pénalisation internationale des crimes contre l'humanité, l'Espagne rechigne néanmoins à faire le procès des crimes de son propre passé : la justice a vite refermé la procédure sous prétexte de l'absence de coupables, tous décédés. De plus, pour avoir tenté d'appliquer au cas espagnol la jurisprudence internationale, Baltasar Garzón a fait l'objet d'une plainte pour prévarication de la part d'un groupe phalangiste qui a été entendu puisque le magistrat a été suspendu de ses fonctions et est aujourd'hui en attente de son propre procès - paradoxe ultime d'une nation noyée sous le poids des émotions et des instrumentalisations partisanes du passé. Face à l'impossibilité d'obtenir justice dans leur pays, les victimes de la Guerre civile espagnole et du franquisme se sont finalement adressées à la justice argentine qui a accepté d'instruire leur demande, dix ans après que Garzón a inculpé les responsables de la junte militaire argentine et au moment même où se tient en France le procès posthume de Pinochet. La scène internationale apparaît ainsi de plus en plus comme l' espace victimaire par excellence, dans lequel la demande de justice peut être entendue, à défaut d'être l'espace partagé d'une gestion pacifiée de la mémoire nationale.

Jean-François SIRINELLI

Merci. Votre propos illustre la fécondité de l'approche comparatiste que Madame Catherine Tasca appelait de ses voeux ce matin. Nombre de questions que vous avez soulevées nous font réfléchir, soit par écart, soit par proximité, à des questions touchant notre histoire nationale. Au cours de la préparation de cette journée, nous avons songé à réfléchir également sur le cas polonais et nul ne semblait mieux qualifié que Monsieur Bafoil pour évoquer cette question, d'une part parce qu'il est l'un des grands spécialistes de l'Europe centrale mais aussi parce qu'il inscrit ses travaux sur la Pologne dans une perspective d'européanisation. A cet égard, son analyse se révélera très précieuse pour nous.

François BAFOIL,
Sociologue, directeur de recherche au CNRS

Merci Monsieur le Président. N'étant pas historien mais sociologue, je m'intéresse à l'histoire de la Pologne pour mieux comprendre la Pologne d'aujourd'hui. Quelle est donc la place de l'histoire dans les questions de mémoire et d'oubli ? Je souhaite montrer ici que la Pologne a une mémoire heureuse mais fondée dans une certaine mesure sur un immense oubli et sur la construction d'un mythe extrêmement positif.

J'aurais pu prendre pour points d'appui de mon analyse l'exemple de Katyn ou celui du traitement du communisme mais je préfère choisir des éléments historiques plus pertinents pour comprendre la situation actuelle de la Pologne qui dégage un taux de croissance positif de 3 % en 2009 au moment où tous les autres Etats membres de l'Union européenne sont en situation de crise et de décroissance. Je m'intéresserai donc aux fondements de cette formidable confiance qui accompagne l'intégration de la Pologne dans l'UE. L'exemple du syndicat Solidarité de l'été 1980 jusqu'au 13 décembre 1981 me semble fondamental à cet égard et il me semble nécessaire de comprendre comment la France et le bloc occidental ont contribué à créer le mythe. Solidarité a constitué un exemple unique de jonction entre d'une part, la communauté, la société, la famille et la foi catholique et, d'autre part, une vision autogestionnaire de la société. Vous vous souvenez du poids que ce syndicat a occupé dans les partis français, de droite comme de gauche, en raison du rôle de l'Eglise catholique portée à ce moment-là par la figure exceptionnelle de Jean-Paul II intimement liée à la construction de cette période 1980-1981. Cette vision d'un catholicisme social réunissant les classes et apaisant les tensions sociales rejoignait le vieux rêve de l'autogestion des partis de gauche. En 1990, cet espoir s'est transformé avec la fin du communisme.

Si l'on revient à l'espoir soulevé par Solidarité en 1980 et que l'on s'interroge sur ce qui justifie la formation de ce mythe extraordinaire et sur ce qu'il en reste aujourd'hui, on se rend compte qu'il ne reste rien de l'idéal sociétal parce que de la même façon qu'en Tchécoslovaquie ou en Hongrie, une grande partie de l'opinion a rejeté le compromis politique requis par les nouvelles règles de la démocratie naissante et parce que des intérêts divergents ont fait éclater Solidarité en 1990. Le mouvement se divise alors entre une gauche réduite, un centre représenté notamment par l'historien Geremek et une droite plus souverainiste, représentée par les frères Kaczynski, qui s'affirme en contestant les accords de la table ronde signant un compromis entre les anciens communistes et les nouveaux maîtres de la Pologne. Ainsi l'entrée en politique fait-elle éclater le mythe de l'unité des intérêts sociaux.

Il faut cependant rappeler que Solidarité est d'abord un syndicat ancré dans les accords de Gdansk du 31 août 1981 et que la construction du mythe se comprend à partir de l'entreprise qui l'a fait naître. Or il ne reste rien de ce syndicat qui s'est compromis avec une partie de la droite en poussant son représentant à se porter candidat à la présidence en 1997 avant de repartir sur des bases syndicalistes très étroites. Après 1990, le temps du syndicalisme n'est plus, l'individualisation et le libéralisme l'emportant en Pologne comme dans le reste de l'Europe centrale. Dans tous ces pays où le syndicat a pu fédérer l'opposition au parti communiste dominant, les années 1990 ont été marquées par une modernisation de type libéral et occidental qui entre en contradiction avec la mobilisation des années 1980. N'oublions pas que les grands acquis de Solidarité concernant les conseils d'autogestion dans l'entreprise ont été supprimés en 1995 par ses successeurs, qui ont ouvert ainsi le pays aux investisseurs étrangers et l'on date de cette suppression le redémarrage de l'économie polonaise. Rien ne semble avoir subsisté de concret de Solidarité.

Cependant, la période entourant l'aventure de Solidarité voit la formation de la légende qui porte le développement des années 1990 et 2000. Il s'agit d'un mythe fondateur présenté comme le moment où la division de classes et celle des intérêts sociaux ont été défaites, un moment que l'on assimile à la résistance au grand voisin soviétique. D'une certaine façon, ce mythe fondateur constitue une réinvention des mythes qui ont jalonné l'histoire de la Pologne. Ainsi, le mois d'août 1980 fait-il écho à la victoire du maréchal Pilsudski face à l'avancée bolchevique le 15 août 1920, que les historiens polonais présentent comme le « miracle de la Vistule » compte tenu de la supériorité numérique de l'armée rouge et comme ce qui a sauvé l'Europe une nouvelle fois après la victoire de Jean Sobieski contre les Turcs en 1685. Solidarité a donc permis de faire revivre ce mythe de la Pologne défendant l'Europe contre les puissances impériales (turque, allemande ou soviétique). Enfin, le mythe de Solidarité prend également le visage d'une pacification de la scène polonaise entre les héritiers des deux frères ennemis qu'ont été Pilsudski et Dmowski au cours de l'entre-deux-guerres, porteurs de projets politiques antagonistes, l'un tourné vers l'Est, l'autre vers l'Ouest (ce dernier triomphant à l'issue de la Seconde Guerre mondiale).

Ce renouvellement des mythes et cette pacification intérieure se fondent également sur la mise à l'écart de certains débats qui ne verront pas le jour. En effet, le drame juif intervient uniquement par effraction dans la vie politique polonaise, par exemple lorsqu'un historien rappelle un massacre qui s'est produit en 1946 dans le sud-est du pays. Ce débat ne vient pas de la société civile mais de l'extérieur. De même, il a fallu une véritable mobilisation internationale pour mettre fin à l'affaire du carmel d'Auschwitz et retirer la croix qui planait sur le camp. Aucune réflexion n'a été menée sur les positions ouvertement antisémites du Ministre de l'Intérieur Moczar en 1968 ni sur certaines tendances antisémites réapparues dans les années 1980, notamment sous l'égide de Solidarité. Le travail des historiens sur ce sujet ne parvient pas à atteindre le débat social. De la même façon, la discussion de la période communiste n'atteint pas dans le débat public, sauf par effraction.

Je terminerai en soulignant que cette convocation des mythes renforce la formidable confiance que les Polonais peuvent avoir en eux-mêmes, de même qu'elle concourt à leur vision apaisée de l'histoire et de l'Europe. Finalement, quelles sont les conditions d'une telle mémoire heureuse ? La première réside en la quasi-absence de minorités ethniques dans la Pologne d'aujourd'hui : celles-ci représentaient pourtant 37 % de la population polonaise en 1939, mais elles ont disparu soit dans les camps de la mort (dans le cas des Juifs) soit parce qu'elles ont été expulsées (dans le cas des Allemands). Cette uniformité marque une différence importante avec les pays d'Europe centrale qui sont loin d'entretenir un rapport aussi serein avec le passé. Ainsi la Hongrie vit-elle toujours dans l'amertume du traité du Trianon. De même la Roumanie, la Slovaquie, la Bulgarie, les Baltes connaissent-ils des difficultés à intégrer certaines parties de leurs territoires ou certaines minorités ethniques présentes sur leur sol. A cet égard, la Pologne est le seul pays d'Europe de l'Est à avoir réussi la régionalisation imposée par l'UE. Toutefois, la souveraineté nationale regagnée en 1989 constitue une véritable fierté en Pologne et les Polonais ne négocieront plus sur ce point, ce qui nous oriente à mon avis vers une Union européenne d'Etats plus que vers une Europe fédérale, l'élargissement ayant à cet égard brisé la dynamique des années 1980. Parmi les mythes qui fondent la nation polonaise, nous retrouvons également une vision de soi proprement sacrificielle à l'égard du reste de l'Europe. Le niveau de préparation des Polonais à l'échéance de leur présidence de l'UE en juillet 2011 atteste de leur engagement européen, qu'ils considèrent comme un devoir national. Sur les dossiers qu'elle aura à gérer (la PAC, la cohésion et le partenariat oriental), la Pologne prouvera certainement qu'elle est une nation heureuse.

Jean-François SIRINELLI

Merci cher collègue. Vous nous avez rappelé que la mémoire n'est pas seulement un objet pour les historiens mais que nous partageons ce thème de recherche avec les sociologues. A cet égard, Maurice Halbwachs avait largement contribué à fonder cette réflexion scientifique sur la mémoire collective. Nous allons poursuivre cette table ronde avec l'intervention de Monsieur Jean François-Poncet que nous remercions de sa présence.

Jean FRANÇOIS-PONCET

Je ne crois pas que l'on puisse ignorer la question de l'existence d'une mémoire européenne. A ce sujet, il nous faut distinguer deux périodes : 1940-1945 et 1945-1962. La période de la Seconde Guerre mondiale a d'une certaine façon été unificatrice pour l'Europe dont tous les pays ont été impliqués de près ou de loin dans le conflit et concernés par la libération avec l'amorce d'une coupure entre l'Est et l'Ouest. Ainsi un réservoir de souvenirs communs s'est-il constitué à cette époque. A l'issue de la guerre, les Européens ont découvert avec stupeur l'existence des camps d'extermination nazis et la réalité de la Shoah : en voyant les rescapés de ces camps qui avaient plus l'apparence de revenants, ils ont mesuré l'ampleur du génocide et ont pris conscience de la Solution finale. L'Allemagne fédérale a fait face à cette page dramatique de son passé en l'intégrant à son histoire. Elle n'a pas cherché à minorer ce phénomène et l'on peut dire que l'Allemagne a été assommée pendant longtemps par la Shoah. Il a fallu attendre l'arrivée du chancelier Schroeder pour que les jeunes Allemands entendent qu'ils ne pouvaient être tenus responsables des errements de leurs ancêtres sans pourtant qu'il tente de minorer les faits incriminés. Il faut reconnaître à l'Allemagne d'avoir assumé ce rapport à son passé. A partir de 1950, la guerre froide a marqué la mémoire européenne en entraînant la division de l'Allemagne et de l'Europe entre l'Est et l'Ouest. A l'Ouest, c'est le miracle économique allemand et en 1962, le deutschemark est déjà la seule monnaie forte de l'Europe. L'Europe de l'Ouest vit sous la menace de l'armada massée à ses portes et c'est à la protection américaine qu'elle doit sa liberté. Tous les pays de l'Ouest vivent le miracle économique des Trente Glorieuses tandis qu'à l'Est, on assiste à l'installation de régimes satellites de l'URSS. Il a fallu attendre l'implosion de l'Union soviétique pour que la réunification de l'Europe se fasse et la mémoire européenne conserve le souvenir de cette période, constituée à la fois de drames et de miracles.

Jean-François SIRINELLI

Nous vous remercions d'avoir recentré le débat sur ces fractures et ces ondes de choc qui parcourent la planète entre 1945 et 1962 : la décolonisation et la fracture géopolitique entre l'Est et l'Ouest. Nous nous réjouissons maintenant d'entendre Monsieur Jacques Legendre pour la conclusion de cette journée.

CLÔTURE

Jacques LEGENDRE,
Président de la Commission de la culture, de l'éducation et de la communication, ancien ministre

Mesdames et Messieurs, à cette heure avancée, le mot de La Bruyère me vient à l'esprit : « Tout est dit et l'on vient trop tard. » Je ne prononcerai donc pas un discours mais vous proposerai seulement quelques-unes des réflexions que m'ont inspirées les tables rondes. Les débats de cet après-midi, consacrés en partie à la mémoire européenne, m'ont amené à un voyage intellectuel. Il se trouve qu'avant de présider la Commission de la culture et de l'éducation du Sénat, j'ai présidé pendant trois ans la Commission de la culture et de l'éducation de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et auparavant présidé sa sous-commission du patrimoine. Les 46 pays du continent européen étaient là réunis et cela m'a donné l'occasion de réaliser concrètement la complexité de construction européenne. Il me semble que les historiens ont un rôle éminent à jouer dans ce domaine. Je me rappelle avoir organisé un colloque sur les littératures européennes qui posait la question de l'existence d'une littérature européenne et au cours duquel des points de vue adverses s'étaient manifestés. Ainsi pouvons-nous mesurer la difficulté de concrétiser ce grand rêve européen qui nous rassemble. Il reste encore un long chemin à parcourir pour qu'un esprit européen se réalise complètement.

Je souhaiterais en venir maintenant à ces dates fondamentales que vous avez choisies comme bornes chronologiques de ce colloque. A cet égard, je tiens à dire tout l'intérêt que le thème retenu par les organisateurs a suscité en moi en ma qualité de professeur d'histoire. Je suis né en 1941 à Paris sous l'occupation. Les frères de mon père et de ma mère étaient morts au cours de la Première Guerre mondiale et mon père l'avait faite en entier. Ces événements pèsent dans les engagements qui suivent : la période algérienne a marqué ma génération et personnellement, je me suis engagé dans le syndicalisme étudiant avant d'adhérer au mouvement gaulliste en 1962. L'histoire de ma famille n'était pas étrangère à mon engagement et je pense que les problématiques de la période de 1956 à 1962 ont pesé dans les parcours de mes pairs. Je me sens donc éminemment concerné par le thème des troubles de la mémoire française au cours de cette période que j'ai connue, peut-être même avec un peu de passion car ce fut une période véritablement passionnée. En ce qui concerne le débat sur les lois mémorielles, ma position est claire : j'y suis farouchement opposé. Je n'ai pas voulu voter la condamnation du génocide arménien, non pas qu'il me vienne à l'esprit de nier le massacre par les Turcs de très nombreux Arméniens, mais j'estime que le Parlement français n'a pas à légiférer sur les drames qui se sont produits sur l'ensemble de la planète. Cela n'est pas le rôle du Parlement et à mon avis, c'est aux historiens et non à une assemblée politique d'écrire l'histoire. Concernant la Maison de l'histoire de France, je pense que le Parlement est fondé à se saisir de la question et je vous informe que ma commission a décidé de le faire et qu'elle a mandaté une sénatrice pour faire un rapport à ce sujet. Il est légitime que les parlementaires garantissent les meilleures conditions à l'exercice du métier d'historien. En ce qui concerne les commémorations, j'émettrais l'avis que nous avons tendance à les multiplier et que cela présente le risque d'en affaiblir la charge. Il me semble nécessaire de bien distinguer les commémorations, l'histoire, la mémoire et les approches compassionnelles.

En conclusion, je souhaite dire le bonheur que j'ai éprouvé de pouvoir vivre une journée complète dans cet échange et je pense que c'est un honneur pour le Sénat d'avoir été à l'origine d'une telle manifestation. Je souhaite pour ma part que le débat reste ouvert et que nous puissions poursuivre cette réflexion. Notre pays a une histoire et ce n'est pas s'enfermer entre nous que de parler de l'histoire de France. Nous devons certes l'inscrire dans l'histoire de l'Europe et dans l'histoire du monde et tenir compte des différentes sensibilités et des différentes mémoires qui s'expriment. Nous avons vécu aujourd'hui des instants de bonheur et de réflexion partagés : que tous les organisateurs en soient remerciés.

Guy FISCHER

Merci Monsieur le Président. Au nom du Président Gérard Larcher, je tiens à remercier plus particulièrement Messieurs Jean-Noël Jeanneney et Jean-François Sirinelli pour leur engagement et leur participation au succès de ce colloque et je vous remercie toutes et tous d'avoir participé dans le bonheur à ce devoir de mémoire.


* 1 Emilio Silva et Santiago Macias, les fosses du franquisme , Paris, Calmann-Lévy, 2006.

* 2 Annette Wieviorka, L'Ère du témoin , Paris, Hachette Littérature, 2002.

* 3 Voir les travaux de Sandrine Lefranc, qui analyse ce déploiement international à partir de l'exemple des commissions de vérité (« La justice transitionnelle n'est pas un concept », Mouvements , 2008/1, n°53, pp 61-69), ou de Julien Seroussi sur le principe de la compétence universelle, Les tribunaux de l'humanité : la mobilisation internationale pour la compétence universelle des juges nationaux, thèse de doctorat de l'Université Paris-Sorbonne, 2007.

* 4 Il s'agit essentiellement de Human Rights Watch, de la Fédération internationale des droits de l'homme et de l'International Center for Transitional Justice (ICTJ).

* 5 Des pensions ont rapidement été prévues pour les mutilés de l'armée républicaine (mars 1976), pour les anciens soldats de la République (mars 1978), pour les veuves et familles des victimes morts en conséquence de la guerre (novembre 1978), pour les blessés et mutilés de la guerre (décembre 1978) et pour l'ensemble des membres des forces armées ou de police (octobre 1984). Mais restaient encore des oubliés de l'histoire, d'autres catégories de victimes exigeant à leur tour d'être reconnues et indemnisées : les guérilleros des maquis antifranquistes par exemple (finalement reconnus en mai 2001 par le Congrès comme des « combattants pour la liberté et la démocratie » et des « soldats de la république »), les victimes d'épuration ou de spoliation de leurs biens (partis et syndicats), les anciens détenus (plusieurs régions se sont prononcées favorablement pour leur indemnisation pour trois mois minimum d'emprisonnement attestés), les exilés etc.

* 6 Maud Joly, « Guerre Civile, violences et mémoires : retour des victimes et des émotions collectives dans la société espagnole contemporaine », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [en ligne], Coloquios, 2008, mis en ligne le 15 juin 2008. URL : http://nuevomundo.revues.org/36063

* 7 Julio Aróstegui évoque la « mémoire de l'identification ou de la confrontation », suivie de la « mémoire de la réconciliation » puis de la « mémoire de la restitution et de la réparation » (« Traumas colectivos y memorias generacionales: el caso de la guerra civil », Julio Aróstegui, François Godicheau, (eds.), Guerra civil. Mito y memoria , Madrid, Marcial Pons, 2006, pp. 57-92).

* 8 Henry Rousso, La hantise du passé , Paris, Éditions Textuel, 1998, p. 12.

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