Les délits non intentionnels - La loi Fauchon : 5 ans après - Actes du colloque



Palais du Luxembourg - 01 mars 2006
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Allocution d'ouverture

Christian PONCELET,
Président du Sénat

Monsieur le Premier Président,

Monsieur le Procureur général,

Mes chers collègues,

Mesdames, Messieurs,

C'est un honneur pour moi et un plaisir d'ouvrir ce colloque consacré à une loi qui a maintenant plus de cinq ans.

Un honneur car, comme vous le savez, ce colloque est organisé conjointement par le Sénat et la Cour de Cassation. Cette association me paraît prendre un relief singulier en cette période mouvementée pour nos institutions : elle sera l'illustration du travail serein et du dialogue permanent et constructif qui existe entre le monde judiciaire et le Parlement.

C'est à ce titre que je tiens en tout premier lieu, Monsieur le Premier Président, à vous remercier chaleureusement, ainsi que vous, Monsieur le Procureur Général.

Un plaisir , car j'attache à cette loi un prix particulier tenant d'abord à sa conception, qui fut longue et difficile, où le Sénat a sa part, mais aussi parce qu'elle répondait, je le pense sincèrement, à une profonde nécessité de réforme qui, tout en prenant en compte et conciliant de légitimes intérêts particuliers, a su incarner l'intérêt général.

Une conception longue et difficile a précédé la loi du 10 juillet 2000 dite « loi Fauchon », dont le Sénat a été un des principaux artisans. La loi du 13 mai 1996 a constitué une première étape nécessaire mais elle est très vite apparue insuffisante.

En effet, la Haute Assemblée, représentant constitutionnel des collectivités territoriales, a eu conscience du désarroi des élus locaux et plus particulièrement des maires lorsque, à raison de faits involontaires, leur responsabilité pénale a été de plus en plus souvent mise en cause. C'est face à ce désarroi, et dés début 1999, que j'ai décidé d'engager une réflexion sur le sujet. Interpellé, le Gouvernement a mis en place en juin 1999 la commission présidée par Monsieur Massot, dont je salue la présence parmi nous aujourd'hui. Lors des Etats généraux des élus locaux, que j'ai organisés dans la région Nord-Pas-de-Calais en septembre 1999, j'ai préconisé une réforme du code pénal, applicable à tous.

En effet, partant de l'inquiétude ressentie par les élus locaux, il est très vite apparu que cette question concernait l'ensemble de notre société et qu'elle ne devait pas, de surcroît, dans une vision simpliste, opposer décideurs et victimes.

A l'origine de cette réforme, il me semble qu'il faut faire état ici de deux mouvements profonds de nos sociétés contemporaines.

Le premier est bien entendu ce mouvement général de judiciarisation, mais également d'un recours, hélas de plus en plus fréquent, au juge pénal. La voie pénale est souvent considérée comme la voie royale : elle est réputée plus rapide, moins onéreuse et surtout ajoute la vengeance à la réparation.

Le second est constitué par le recours généralisé à la technique, la richesse et la diversité de nos sociétés entraînant également une complexité grandissante.

Lorsqu'il y a dysfonctionnement, l'outil juridique qui permettra d'établir les responsabilités, de réparer, doit être à même d'appréhender cette complexité, d'en tenir compte.

Ce sont ces considérations qui ont inspiré ces travaux et également la proposition de loi du Sénateur Fauchon que, dés qu'elle a été déposée, j'ai inscrite à l'ordre du jour du Sénat. Le texte qui en est résulté, la loi du 10 juillet 2000, a fait l'objet lors de son vote d'un véritable consensus.

Cette loi est équilibrée . Née de la préoccupation des élus, elle n'est pas une loi « sur mesure » qui ne viserait qu'à les protéger. Il s'agit d'une loi qui adapte la responsabilité pénale en cas de délits non intentionnels à la réalité contemporaine : complexe, diverse, objet de multiples interactions.

En ce sens, elle n'est pas non plus une loi en faveur des décideurs, mais bien plutôt une loi pour l'ensemble des citoyens et au coeur de laquelle se trouve la défense de l'intérêt général.

Il s'agit en l'occurrence d'affirmer la nécessité d'une responsabilité pénale, même en l'absence d'intention coupable dés lors qu'il y a atteinte à des valeurs essentielles, telles la vie ou l'intégrité humaine.

Mais cette responsabilité ne doit pas entraîner la paralysie de toute action ou initiative humaine, dés lors qu'elle comporte le risque d'une telle atteinte. Elle doit être clairement circonscrite.

C'est donc ce à quoi s'est attachée cette « loi Fauchon » en dégageant des notions nouvelles comme celle de faute caractérisée ou encore de causalité indirecte, mais plus fondamentalement en mettant fin au principe de l'unicité des fautes civiles et pénales érigé par la Jurisprudence au début du XXème siècle.

Elle illustre la capacité créatrice du législateur qui, face à des préoccupations légitimes et parfois contradictoires, a su, je crois, les concilier en concevant un outil juridique adapté et efficace.

Cinq ans après son adoption, il nous a paru nécessaire et utile de faire un bilan de l'application de cette loi. Il entre en effet dans les devoirs du législateur de s'interroger sur le devenir et l'application des lois qu'il vote.

Je suis sûr que Jean-Jacques Hyest, Président de la commission des lois, et Pierre Fauchon lui-même et tous mes collègues ici présents ne me démentiront pas.

L'élaboration de la loi est un processus éminemment politique, où le rôle du Parlement est premier ; mais une fois votée, la loi « vit sa vie ». Elle est parfois complétée par des décrets, des circulaires, commentée par la doctrine, interprétée et appliquée par ceux qu'elle concerne et par les juridictions.

Qu'est devenue la loi du 10 juillet 2000 ? C'est à ce travail que je vous convie aujourd'hui. Elus, professeurs de droit, magistrats, avocats, fonctionnaires, vous tous qui faites vivre ce texte, êtes à même et légitimes pour répondre à cette interrogation.

Je ne veux pas préjuger du résultat de vos travaux, mais je sais que cette loi est appliquée par les juridictions non seulement conformément à sa lettre, mais aussi à son esprit, et que nombreux sont les procès qui, la mettant en oeuvre, ont suscité l'intérêt de nos concitoyens.

Vos travaux, précieux pour le Sénat en ce qu'ils lui permettront de voir ce qu'est devenue la loi dont il est à l'origine, le sont également à titre prospectif. Je ne doute pas que vous aurez à coeur, notamment cet après-midi, de dessiner des évolutions futures, de préconiser des adaptations. Peut-être certaines d'entre elles seront-elles législatives, comme le préconise la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les risques et les conséquences de l'exposition à l'amiante, qui a rendu ses conclusions la semaine dernière, mais l'essentiel est qu'elles permettent à ce texte, que je crois utile, de rester « en phase » avec les attentes de nos concitoyens.

Une fois encore, je tiens à souligner l'apport essentiel de la Cour de Cassation dans ce colloque mais également à saluer la présence de l'Université et du Barreau et de l'association des maires de France en la personne de son Président, Monsieur Jacques Pélissard.

Et puisque le langage commun a rendu justice au Sénateur Fauchon en attachant son nom à cette loi, je vous invite à participer avec ardeur et enthousiasme au « colloque Fauchon » puisque, comme la loi, il est à l'origine de cette journée que je souhaite, pour chacun d'entre vous, enrichissante et fructueuse.

Allocution d'ouverture

Guy CANIVET,
Premier président de la Cour de cassation

Alors que certains événements laissent croire à des tensions entre l'Autorité judiciaire et le Parlement, il est remarquable, Monsieur le Président, que le Sénat ait associé la Cour de cassation à une réflexion, sous la forme d'un bilan, de cinq années d'application de la loi 10 juillet 2000. A rebours de cette tendance conflictuelle, ainsi que le montreront sans doute vos travaux, cette loi offre un exemple considérable de coopération positive et utile au bien public, entre le législateur, qui a très clairement annoncé et énoncé l'intention de la loi, et des juges, qui se sont efforcés de l'interpréter loyalement. Je vous remercie Monsieur le Président du Sénat d'avoir pris l'initiative de cette journée et je remercie également Monsieur le Sénateur Pierre Fauchon de l'avoir inspirée.

L'objet de la loi du 10 juillet 2000 est clair et tend, comme le montre son intitulé, à préciser la définition des délits non intentionnels. Sa genèse est bien connue. L'inquiétude des élus locaux face à la mise en cause de leur responsabilité pénale et la déception causée par le faible impact de la loi du 13 mai 1996, sont, à l'origine de cette réforme.

Préparée par le rapport d'un groupe d'étude constitué au Conseil d'Etat sous la présidence de Monsieur Massot, cette réforme a été hâtée par le dépôt d'une proposition de loi du Sénateur Pierre Fauchon. A juste titre, la loi a gardé son nom. Le colloque d'aujourd'hui montre à quel point il en assume la responsabilité et le suivi. L'accélération du processus législatif, qui a anticipé sur les initiatives gouvernementales, a été provoquée par le sentiment très vif d'une dégradation brutale de la situation des équipes en place - Monsieur le Président en a fait tout à l'heure une illustration très parlante - et l'impression d'une insécurité juridique menaçante. Ces convictions se sont exprimées avec vigueur au cours du débat et le sont encore aujourd'hui.

Cette loi était-elle fondée sur des raisons concrètes ? Après ce que vous avez dit, Monsieur le Président, j'aurais tort d'en douter. Selon les statistiques fournies à l'époque, du mois de mai 1995 au mois d'avril 1999, sur 500 000 élus, 48 ont été mis en cause pour des infractions non intentionnelles et quatorze ont été condamnés ; la fraction qui vous a été indiquée n'est donc pas inexacte. Mais il est vrai que, dans un tel domaine, les effets de sensibilité priment sur les données statistiques. Comme celle du 13 mai 1996, la loi du 10 juillet 2000 poursuivait l'objectif particulier de restreindre et d'encadrer la responsabilité pénale des décideurs publics. Elle le fait par une voie générale, la redéfinition des délits non intentionnels au sein de la redéfinition de l'article 121-3 du Code pénal. Mais elle le fait d'une manière beaucoup plus radicale et innovante que la loi précédente. C'est sans doute en raison de la nouveauté de l'approche qu'une partie de la doctrine a été sévère. Certains n'ont pas hésité à parler d'une « loi scélérate, qui méprise le droit des victimes, rompt l'égalité des citoyens devant la loi pénale et entreprend de soustraire une poignée d'élus locaux à la justice répressive ». Un autre stigmatise « la sinistre loi du 10 juillet 2000 destinée à valoir blanc-seing pour des élus et votée pour cette raison ». Mais il est vrai qu'une certaine doctrine pénale, la Chambre criminelle en sait quelque chose, ne donne pas dans la nuance. Gouvernée par la passion et parfois par la déraison, la critique criminelle se prête à la dramatisation et aux formules aussi abruptes que définitives. Néanmoins, en majorité, les commentateurs ont analysé le nouveau droit positif, sans s'appesantir sur l' occasio legis et ont reconnu que la réforme avait le mérite de s'inscrire dans une tendance plus large et plus ancienne d'enrichissement et de gradation de la notion de faute non intentionnelle.

Le dol était au centre des préoccupations des criminalistes du XIX ème siècle et c'est sous leur influence qu'ont été opérées des distinctions entre l'intention homicide, immédiate, et la préméditation, entre la volonté de donner la mort et celle de donner des coups qui ont provoqué des lésions mortelles. Certes, les infractions non intentionnelles n'étaient absentes ni de l'ancien droit, ni du Code pénal de 1810. Il a en effet toujours paru légitime de punir ceux qui causaient involontairement un dommage, en se désintéressant des risques que leur comportement créait pour autrui. Pour des raisons aussi bien philosophiques, tenant par exemple au triomphe de l'autonomie de la volonté, que matérielles, la faiblesse statistique des homicides et des blessures involontaires, ces infractions ne suscitaient alors que peu de commentaires et d'intérêt.

Les perspectives se sont évidemment inversées par l'accroissement de la circulation automobile. La délinquance routière a rapidement pris des proportions d'une catastrophe humaine et sociale, sans commune mesure avec ce qu'étaient les violences volontaires. Cette prise de conscience s'est étendue aux accidents du travail ainsi qu'aux dommages de masse, que peuvent engendrer la fabrication et l'utilisation de produits dangereux. L'exemple de l'amiante, que vous avez cité tout à l'heure, en est une parfaite illustration. La nécessité s'est alors fait sentir de réserver un traitement pénal différent à l'inattention et à la simple maladresse. En même temps et pour les mêmes raisons, il a semblé nécessaire de soumettre au droit pénal les comportements téméraires et les transgressions délibérées des règles de sécurité, qu'elles soient écrites ou non écrites. Les criminalistes ont souligné que l'attitude psychologique de celui qui, sans vouloir le résultat dommageable, avait délibérément commis un acte dont il connaissait les dangers, se situait entre l'imprévoyance, l'inconscience et le délit volontaire. C'est la théorie que nous avons tous apprise à l'Université de l'infraction praeterintentionnelle.

Nous savons que ces réflexions sur le dol éventuel ont été consacrées par le nouveau Code pénal sous deux aspects. Le premier est l'incrimination autonome de la mise en danger délibérée d'autrui, indépendamment de la réalisation d'un dommage. Le second est l'aggravation des peines encourues lorsque l'homicide ou les blessures involontaires procèdent d'une faute délibérée. En revanche et non sans hésitation, les rédacteurs du nouveau Code pénal ont renoncé à remettre en cause le principe de l'unité des fautes pénale et civile. L'affinement de la faute non intentionnelle a donc abouti à un renforcement de la répression à l'égard des formes les plus choquantes d'indifférence à la sécurité d'autrui, mais non pas à un allégement de la responsabilité pénale pour les défaillances les plus bénignes. A ce stade, il n'est pas inutile de rappeler que l'unité des fautes civile et pénale, a été affirmée, pour la première fois, par la Chambre civile de la Cour de cassation, il y a près d'un siècle. Dans le fameux arrêt du 18 décembre 1912, Brochet et Deschamps, il a été décidé que tout homicide ou blessure involontaire relevait nécessairement des anciens articles 319 et 320 du Code pénal, sans « que la légèreté de la faute commise puisse avoir d'autre effet que celui d'atténuer la peine encourue ». Et la Chambre criminelle dans un arrêt Gouron de 1934 a déduit de ce principe la conséquence logique de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil. Depuis 1912, la Cour de cassation a maintenu fermement sa position, en dépit de l'hostilité, d'abord générale et vive d'une doctrine, qui s'est finalement livrée à des appréciations plus nuancées. Afin d'expliquer, sinon de justifier le choix de la jurisprudence, plusieurs auteurs ont révélé que les termes d'imprudence et de négligence se retrouvent aussi bien dans le texte pénal dans l'incrimination d'homicide et de blessures involontaires que dans l'article 1383 du Code civil, de sorte qu'il paraissait illogique de donner aux mêmes termes une interprétation différente dans la loi pénale et dans la loi civile. En définitive, tout en déplorant que la sanction pénale fut appliquée à la défaillance la plus ténue, pour des motifs tenant apparemment à l'indemnisation des victimes, les penseurs les plus clairvoyants de la doctrine criminelle ont reconnu que la rupture des faute pénale et civile ne résoudrait pas aussi aisément que l'on pouvait le penser, le problème de la gradation de la faute non intentionnelle.

Comme l'ont indiqué certains commentateurs, si la jurisprudence s'est refusée pendant des siècles à différencier les fautes civile et pénale, la meilleure explication de cette constance réside dans la pratique impossibilité de dégager des critères suffisamment précis pour déterminer une hiérarchie des fautes selon leur gravité. Mais c'est précisément ce qu'a tenté de faire la loi du 10 juillet 2000 et vous aurez au cours de cette journée à vérifier si elle a réussi ce que la jurisprudence, et c'est logique, n'avait pas osé entreprendre. Cette loi a-t-elle créé des catégories assez claires et sûres pour soustraire à la sanction pénale, ce que l'on appelle des « poussières de faute » sans ouvrir le champ au subjectivisme judiciaire, subjectivisme que, je vous l'affirme, les magistrats sont les premiers à redouter ? C'est donc par une disposition inscrite dans l'article 4-1 du Code de procédure pénale, que la loi nouvelle a permis qu'une action soit engagée sous le fondement de l'article 1383 du Code civil, nonobstant une relaxe prononcée au pénal pour les mêmes faits. Dans le même esprit, cette loi subordonne la responsabilité pénale des personnes physiques, auteurs indirects des dommages incriminés à la démonstration d'une faute délibérée et caractérisée.

Pour autant, la loi du 10 juillet 2000 n'a pas chassé la faute légère du champ répressif. Toute défaillance reste punissable lorsqu'elle est imputable à une personne morale ou quel qu'en soit son auteur lorsqu'elle est en relation de causalité directe avec le dommage. Il a d'ailleurs été souligné au cours des débats parlementaires que l'identité des fautes civile et pénale n'était pas remise en cause dans l'hypothèse d'une causalité directe entre l'infraction et le dommage. Bien que le lien de causalité direct et indirect ait été choisi d'emblée comme la clé de répartition entre la faute simple et la faute qualifiée, les travaux parlementaires ont rapidement relevé le « caractère fuyant », selon les termes employés par Madame la Professeur Viney, de la notion de causalité. C'est donc afin de prévenir les interprétations indésirables, que la causalité indirecte a été très précisément décrite par la loi. Il faut a contrario que la cause directe ne puisse être entendue comme une : « cause immédiate, le facteur le plus proche du dommage dans le temps et dans l'espace » et non comme ce que l'on appelle dans notre jargon « la cause adéquate », c'est-à-dire comme une faute même lointaine, dont on pouvait notamment prévoir au moment où elle était commise, qu'elle entraînerait éventuellement un dommage. En somme, il s'agit de faire coïncider exactement la définition de la causalité indirecte avec la situation particulière des décideurs publics.

Les commentateurs n'ont pas manqué de relever que ce choix brouillait l'objectif affiché par le législateur de lier la sanction pénale à la gravité de la faute. La causalité indirecte débouche donc sur l'exigence d'une faute qualifiée, laquelle revêt la forme de la faute délibérée ou de la faute caractérisée. Cette dualité est le résultat d'un compromis entre le Sénat, qui n'avait retenu que la violation volontaire d'une obligation textuelle, et l'Assemblée Nationale, qui avait jugé ce seul critère trop réducteur. La faute délibérée tire sa substance, premier élément du terme, des éléments constitutifs du délit de mise en danger. C'est une catégorie claire mais étroite puisqu'elle répond à trois conditions :

· la connaissance du caractère spécial de l'obligation de sécurité ;

· son édiction par une loi ou un règlement ;

· une volonté démontrée de transgression.

Ces trois conditions sont cumulatives et restreignent par conséquent le champ de l'infraction. Cinq années d'application de la loi de 2000 ont confirmé que les juridictions avaient beaucoup de peine à rendre effectif et à faire exister le délit de mise en danger. Quant à la faute caractérisée, elle est issue d'un amendement gouvernemental. Si l'Assemblée Nationale avait reconnu qu'il n'était pas possible de laisser hors du champ de la responsabilité pénale les manquements grossiers à des devoirs non écrits de diligence et de prudence, elle avait envisagé la faute qualifiée sur le modèle d'une faute dite « inexcusable », définie alors par le droit social comme « une faute d'une exceptionnelle gravité exposant autrui à un danger qu'il ne pouvait ignorer ».

Souhaitant une solution moins déséquilibrée en faveur des victimes, notre Ministre de la Justice a introduit dans les débats parlementaires la notion de « faute caractérisée », faute caractérisée en ce qu'elle expose autrui à un risque d'une particulière gravité que l'auteur ne peut ignorer. La gravité du risque et sa connaissance étaient des éléments d'explication du terme « caractérisée » et, dans cette édiction définitive, ils sont devenus des conditions indépendantes et cumulatives. Il en résulte d'emblée un malentendu que les commentateurs n'ont pas toujours relevé. La faute caractérisée devait s'entendre, selon le Ministre, comme un « manquement évident, net, clairement marqué, sans référence à une hiérarchie des fautes. ». Elle est devenue dans les rapports des commissions des lois de l'Assemblée Nationale comme du Sénat une faute présentant un certain degré de gravité. Par la suite, l'assimilation de la faute caractérisée à la faute lourde s'est banalisée dans la doctrine et l'ambiguïté initiale a cessé d'être soulignée. C'est pourtant, je le crois, une des causes d'incertitude ayant des conséquences pratiques à moyen et long terme et l'expérience montre qu'il s'agit de l'un des biais par où s'insinue la subjectivité génératrice de différence de traitement entre les justiciables. Il serait donc nécessaire de lever cette ambiguïté.

Une autre ambiguïté a été soulevée au cours des débats parlementaires, par l'opinion unanime que la réforme des délits non intentionnels ne devait pas se traduire par une atténuation de la répression dans des domaines aussi sensibles que le droit du travail, de l'environnement, dont vous parliez tout à l'heure Monsieur le président, de la santé publique ou de la sécurité routière. Indépendamment des scrupules que ces réserves peuvent provoquer au regard du principe d'égalité devant la loi, cette volonté de sanctuariser certains contentieux est-elle praticable ? Avait-on oublié par exemple que les poursuites exercées contre des maires pour des pollutions causées par des stations d'épuration communales n'avaient pas été étrangères à l'adoption de la loi du 13 mai 1996 ? Quoi qu'il en soit, le drame de l'amiante a démontré les limites du cloisonnement des contentieux et les pouvoirs publics se sont trouvés contraints, du fait des protestations des victimes, de réexaminer l'impact de la loi du 10 juillet 2000. Ainsi un rapport sénatorial, consacré à cette catastrophe sanitaire, fait observer que la jurisprudence de la Chambre criminelle est d'une grande stabilité, en matière d'hygiène et de sécurité du travail, et qu'elle ne paraît pas avoir été profondément affectée par la réforme de 2000. Mais ce rapport relève simultanément dans les statistiques du Ministère de la Justice, une chute brutale à compter de 2001, du nombre des condamnations des personnes physiques pour des homicides ou des blessures involontaires commis dans le cadre du travail. Le rapport s'attarde également sur le dossier des salariés de l'usine Solac de Dunkerque. Il relève que le non-lieu,  qui a clos l'instruction, était fondé sur des circonstances que la mise en oeuvre des prescriptions relatives à l'amiante, bien qu'incomplètes et tardives, ne relevait pas, de la part de la direction, d'une violation manifeste et délibérée de la réglementation. La mission d'information du Sénat fait remarquer toutefois qu'une réforme de la loi du 10 juillet 2000 ne saurait rétroactivement aggraver le sort des personnes impliquées dans des affaires liées à l'amiante et que les difficultés d'instruction de ces dossiers sont imputables à l'insuffisance des moyens matériels, au moins autant qu'à des obstacles juridiques. Sur ces deux points, les conclusions de la Commission du Sénat ne peuvent être qu'approuvées. Les conclusions de la commission mise en place par l'Assemblée Nationale, citées précédemment, sont sensiblement différentes.

Cependant, il est vrai que remanier la définition de la faute pénale sous l'effet de l'émotion suscitée par le drame de l'amiante ne serait pas mieux avisé que de le faire en réaction à la condamnation d'un élu. Il faut être prudent face à toute loi réactive. S'il faut laisser le temps à la jurisprudence de se construire, le délai de cinq ans qui nous est soumis aujourd'hui est le temps minimum à partir duquel l'évolution de la jurisprudence peut être examinée. Plutôt que de contribuer à l'inflation législative, il n'est pas inutile d'ouvrir le débat sur la réponse la plus juste et la plus efficace à la délinquance non intentionnelle. Cette réponse est sans aucun doute à rechercher du côté de la prévisibilité du dommage, prévisibilité que la loi du 10 juillet 2000 a mise en avant dans la définition de la faute, mais qu'elle a quelque peu négligée dans l'analyse de la causalité. Dans un débat qui confronte l'efficacité de la répression des comportements asociaux, la protection des équipes, le traitement des dommages sériels et d'un autre côté les équilibres de la démocratie, il faut faire preuve de prudence, de nuance et de raison. Le Sénat n'incarne-t-il pas alors le lieu d'élection privilégié de ces trois vertus législatives, dont nous avons, en ces temps troublés, bien besoin?

Allocution d'ouverture

Jean-Louis NADAL,
Procureur général près la Cour de cassation

Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Président de la commission des lois, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Monsieur le Premier président, chers collègues, Mesdames et Messieurs, beaucoup d'éléments ayant déjà été avancés par les précédents orateurs, je vais faire preuve d'esprit de synthèse, ramasser les enjeux et permettre, avant que le débat ne soit pris en main par le président Hyest, de lui donner vie.

Je me réjouis de cette rencontre qui nous permet de réfléchir ensemble sur ce dispositif législatif et son application par le juge. Je suis particulièrement honoré d'ouvrir ce débat avec le président du Sénat, Christian Poncelet, et le Premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, sur le bilan de la loi du 10 juillet 2000, dite « loi Fauchon », relative aux délits non intentionnels. Je me réjouis de cette rencontre qui va nous permettre de réfléchir sur ce dispositif législatif et son application. A cet égard, je remercie le président du Sénat, Christian Poncelet et Monsieur le Sénateur Pierre Fauchon, d'avoir permis que ce colloque soit organisé sous l'égide du Sénat et de la Cour de cassation. Les regards croisés sont toujours source d'enrichissement et de progrès. Il faut donc se féliciter, comme vous l'avez fait Monsieur le Président, de la collaboration aujourd'hui entre nos deux institutions et de cette irrigation mutuelle entre le législateur et le juge, auxquels s'adjoindra également le regard des avocats, des professeurs de droit, des représentants des décideurs publics et des associations de victimes. Cette collaboration entre le Sénat et la Cour de cassation, se retrouve d'ailleurs dans le cadre d'autres manifestations. Je suis heureux de rappeler que dans le cadre, par exemple, de cycles de conférence initiés par la Cour de cassation sur le thème « la procédure pénale en quête de cohérence », Monsieur Hubert Haenel et Monsieur Robert Badinter nous feront l'honneur d'intervenir respectivement les 18 et 22 juin prochains sur les perspectives d'avenir de la procédure pénale.

Ce colloque permet de procéder à une véritable évaluation du dispositif de la loi du 10 juillet 2000. Le rapport de la mission d'information sur les risques et les conséquences de l'exposition à l'amiante, du 22 février 2006, rend au demeurant particulièrement actuel le débat sur les modifications éventuelles devant être apportées à ce texte. Cette loi illustre, à bien des égards, la nécessaire adaptation de la loi aux évolutions techniques de la société. Dans Germinal , Emile Zola décrit l'écroulement des mines du Voreux, qui entraîne l'ensevelissement de plusieurs dizaines d'ouvriers. Témoin de son temps, il imagine le gérant de ces mines, un dénommé Hennebeau. « Il avait évidemment dégagé sa responsabilité », écrit-il. « Sa faveur ne parut pas décroître, au contraire, le décret qui le nommait officier de la légion d'honneur fut signé 24 heures après ». Il s'agit, bien évidemment d'une vision littéraire mais révélatrice en son temps de l'impunité de ceux qui pouvaient, indirectement, être à l'origine d'accidents collectifs et de manière générale, auteurs de délits non intentionnels. Cette vision n'est plus de mise depuis plusieurs dizaines d'années. Plusieurs procédures dramatiques, amplifiées par les médias, liées au développement technologique et à la complexification croissante de notre société, ont durablement marqué notre mémoire collective. Doit-on rappeler les condamnations d'un maire à la suite de l'incendie du dancing Cinq-Sept de Saint-Laurent-du-Pont en 1970, au cours duquel 146 personnes trouvèrent la mort, les incendies des termes de Barbotant en 1991, l'effondrement de la tribune du stade de Furiani en Haute-Corse en 1992 - que j'ai malheureusement eu à connaître personnellement, le soir même du drame, en qualité de procureur général de Bastia - les inondations de Vaison-la-Romaine en 1992 ou les noyades de la rivière du Drac en 1994. Amplifiée par les réformes liées à la décentralisation voulue en 1982, la question de la responsabilité des décideurs publics, et de manière plus générale, d'auteurs de délits non intentionnels, est devenue une des questions les plus délicates de notre droit pénal. Ces évolutions ont été marquées par un état de conscience de notre société, qui rejetant la fatalité, recherche le responsable de catastrophes ou de faits ayant causé des blessures ou la mort. L'appel à la sécurité est à cet égard général, l'incertitude et le risque devant être maîtrisés. Est aujourd'hui considérée comme insupportable l'idée qu'un fait dommageable ne puisse pas être rattaché à une faute, et par là même à une personne physique ou morale. Le besoin de justice et l'appel au droit n'ont jamais été aussi intenses. Aujourd'hui, ce besoin de justice transcende d'ailleurs tous les domaines. Il s'agit ici de constater cette évolution et de tenter de rechercher des réponses qui permettent d'aboutir à un équilibre entre les intérêts en cause.

Les lois de 1996 et de 2000 ont été adoptées en raison de l'augmentation du nombre des procédures pénales concernant les décideurs publics. Ces réformes étaient très attendues par les élus locaux. Leurs états généraux, comme l'a rappelé Monsieur le Président tout à l'heure, tenus en particulier à Lille en septembre 1999, à l'initiative même du président du Sénat, avaient conclu à la nécessité d'une évolution de la responsabilité pour les délits non intentionnels. La pénalisation croissante de la société était ainsi mise en cause. Elle était liée à une forte médiatisation, à tel point qu'on avait pu parler de sentiment d'insécurité chez les décideurs publics, entraînant découragement et démobilisation. En moins de dix ans, les textes sur les délits non intentionnels ont été modifiés à trois reprises, ce qui montre à quel point cette question est délicate.

En effet, le principe de l'intentionnalité en droit pénal est fixé par l'article 121-3 du Code pénal, qui dispose qu'il « n'y a point de crime et de délit sans intention de le commettre » et qui prévoit également par exception les fautes non intentionnelles. Deux ans à peine après l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal, le Parlement avait modifié cette disposition en adoptant la loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d'imprudence ou de négligence. L'absence d'efficacité de la loi de 1996 avait été dénoncée par les parlementaires, certains considérant qu'elle n'avait pas permis de mettre fin à la pénalisation croissante à l'encontre des décideurs publics. En effet, sous le régime de la loi de 1996, et en dépit de l'appréciation in concreto de la faute d'imprudence introduite par cette loi, tout comportement constituant une faute d'imprudence, même lorsqu'il s'agissait d'une faute légère, pouvait toujours caractériser une infraction pénale. Quatre ans plus tard, ces dispositions devaient donc être modifiées par la loi du 10 juillet 2000, tendant à préciser la définition des délits non intentionnels. Les dispositions de cette loi, adoptée à l'unanimité, rejoignaient largement le rapport établi par le groupe de travail présidé par Monsieur Massot. Bien qu'applicable à tous, afin de respecter le principe constitutionnel d'égalité devant la loi, ce texte avait pour finalité de délimiter les contours de la responsabilité des décideurs publics en cas d'infraction d'homicide ou de blessures involontaires. L'innovation de ce texte, qui résulte d'un compromis entre les deux chambres, consiste à exiger, en cas de causalité indirecte, une faute qualifiée. Pour la première fois, le législateur a combiné, et articulé, les concepts de faute et de causalité, procédant véritablement d'une démarche mathématique. A cet égard, un auteur a pu parler « de la mise en équation législative par la mise en oeuvre de la théorie de la causalité adéquate », ce qui signifie que dans l'enchaînement causal, et de manière schématique, plus la faute sera indirectement liée au dommage, plus il conviendra qu'elle présente un degré certain de gravité pour entraîner une condamnation. Ainsi, en cas de causalité directe, une faute simple d'imprudence suffit à entraîner la responsabilité de son auteur. En revanche, en cas de causalité indirecte, la responsabilité ne pourra être engagée que si la faute présente un certain degré de gravité, c'est-à-dire, soit en cas de violation manifestement délibérée d'une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit une faute caractérisée, exposant autrui à un risque d'une particulière gravité, que l'auteur ne pouvait ignorer.

Cette modification ne s'applique qu'aux personnes physiques et non aux personnes morales qui restent pénalement responsables même si une faute simple a causé indirectement un dommage. Il convient enfin de souligner que l'absence de faute pénale non intentionnelle ne fait pas obstacle à l'exercice d'une action devant les juridictions civiles, la loi du 10 juillet 2000 ayant mis fin à l'unité des fautes pénales et civiles qui prévalait depuis 1912. Il ne m'appartient pas, dans le cadre de ces propos d'ouverture, de procéder au bilan de la jurisprudence. Tout juste indiquerai-je, en effleurant le sujet, qu'après cinq ans de jurisprudence, l'analyse des décisions permet de considérer que le juge a globalement mis en oeuvre les intentions du législateur, sans pour autant aboutir à « l'amnistie rampante » dénoncée et à la protection d'intérêts corporatistes. De nombreuses craintes avaient en effet été émises. Le professeur Geneviève Viney s'inquiétait, par exemple en 2001, de ce que la loi du 10 juillet 2000 pouvait induire un déplacement de la répression du décideur public à l'agent d'exécution. Or la jurisprudence illustre une application exigeante de la loi. Si elle aboutit dans certains cas à une limitation de la pénalisation de la vie sociale, elle n'exclut pas notamment la réparation du dommage au plan civil. Par ailleurs, il apparaît que la répression ne s'est pas affaiblie dans les domaines sensibles des accidents de la route et des accidents du travail. Pour autant, on observe que des questions restent en suspens malgré une application jurisprudentielle nuancée, pragmatique, adaptée et circonstanciée.

En effet, la question de la causalité est au centre de tous les débats. Citant quelques situations limites, illustrées notamment par un arrêt de la Chambre criminelle du 13 novembre 2002, Madame Dominique Commaret, avocat général à la Cour de cassation, propose comme piste de réflexion de mieux sérier la causalité directe ou la causalité indirecte car il serait détestable, selon elle, que les juges fussent soupçonnés de définir la causalité comme bon leur semble, pour retrouver intactes d'anciennes habitudes répressives.

Ces considérations m'amènent à évoquer la question de la sécurité juridique. En effet, la régulation par le droit pénal commande que les concepts soient connus, maîtrisés et stabilisés pour permettre aux personnes concernées de mesurer l'impact de leur responsabilité et pour adapter les comportements, évitant ainsi la survenance d'un dommage. Sur ce point, la notion de faute caractérisée reste peut-être à parfaire.

J'évoquerai, pour finir, l'avenir, et notamment celui de la loi du 10 juillet 2000. La question des délits non intentionnels continue à irriguer la conscience sociale. A l'heure où la société ne cesse de se complexifier, où les enjeux de santé publique deviennent majeurs, où la problématique de la protection de l'environnement ou du développement durable irradie le domaine de la responsabilité, il est de nouveau question de remettre en cause ce dispositif prévu par la loi.

Ainsi, le rapport de la mission d'information sur l'amiante a préconisé la modification de la loi du 10 juillet 2000, considérant notamment qu'elle n'avait pas permis de sanctionner la violation d'une règle qui avait pour objet de protéger la santé, dès lors qu'il n'était pas prouvé que cette faute avait été manifestement délibérée. La mission propose donc de supprimer le caractère manifestement délibéré de la violation de l'obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Sur cette question, je rappellerai, comme un préalable, cette suggestion de Montesquieu « de ne toucher à la loi que d'une main tremblante ». Par ailleurs, je veux insister sur le fait, que dans ce débat, il apparaît indispensable que dans le champ des dommages causés par des comportements non intentionnels, le droit pénal conserve toute sa place. En effet, la complexification croissante de la société impose le recours au droit pénal comme instrument de la régulation des comportements, permettant ainsi de maîtriser et de limiter les risques liés notamment à l'évolution technologique et aux enjeux de santé publique. Des exigences fortes se dessinent en matière de prévention des risques industriels ou de santé publique. Sur ce point, la mission d'information sur l'amiante a pu montrer combien la justice pénale pouvait être une véritable instance de prévention du risque, grâce à la stigmatisation de la faute. Au demeurant, l'intervention du pénal en la matière permet un passage de la régulation publique à la régulation privée par la mise en place de corps de déontologie ou de chartes d'éthique au sein des entreprises, qui concernent notamment le respect des règles de sécurité, la protection de la santé et de l'environnement. Ainsi l'exigence éthique induite par la régulation pénale entraîne chez les opérateurs une véritable veille déontologique. Le droit pénal est un instrument nécessaire au regard de l'attente des citoyens et des victimes. Même lorsqu'il existe des mécanismes de réparation, la recherche du coupable ne s'estompe pas chez les victimes. Elles ont toujours le souci de trouver un responsable du dommage. Le seul cadre indemnitaire apparaît à cet égard insuffisant.

Faut-il dès lors modifier la loi ? En premier lieu, il importe de trouver un juste équilibre entre la nécessaire répression des délits non intentionnels et l'importance d'éviter de créer des blocages dans les comportements des décideurs. En second lieu, est-ce au législateur de modifier la loi ou ne revient-il pas au juge, notamment au juge de cassation, de procéder dans le cadre de son contrôle de légalité, et d'égalité, à la nécessaire adaptation du droit et à l'harmonisation de l'utilisation des concepts ? Il est possible de remarquer que la loi du 10 juillet 2000 a prévu, de ce point de vue, un mécanisme différencié, complexe à certains égards, mais qui permet de tenir compte de toutes les subtilités de l'intentionnalité dans une société moderne. Par ailleurs, la possibilité de sanctionner la personne morale, notamment en cas de défaut d'organisation, plutôt que de condamner le seul dirigeant, personne physique, semble avoir une vertu pédagogique plus importante. Cette question m'amène à une dernière considération, évoquée par l'Avocat général présent dans la salle, Robert Finielz. S'il importe que la justice pénale s'exprime comme instrument de régulation, il faut permettre l'accès au juge. En effet, la Cour de cassation a, dans son arrêt du 15 novembre 2005 concernant l'amiante, décidé de ne pas accueillir le pourvoi des parties civiles contre une ordonnance de non-lieu en raison de l'absence de pourvoi du Parquet en application de l'article 575 du Code de procédure pénale.

Je ne suis pas défavorable à la modification de cette disposition pour permettre, avec toutes les précautions permettant d'éviter des pourvois abusifs, que ces questions et ces débats puissent faire l'objet d'un examen par le juge de cassation, qui pourra alors effectuer, de manière pleine et entière, son contrôle. J'aimerais conclure avec les paroles de Dominique Lecourt, dans L'Avenir du progrès : « Hier l'avenir nous inquiétait parce que nous étions impuissants, il nous effraie aujourd'hui par les conséquences de nos actes. La régulation par le droit et l'exigence éthique qu'elle induit n'apparaissent-elles pas comme les moyens les plus sûrs de ne plus être effrayés ? ».

Bilan général de la jurisprudence

Table ronde

Participent à la table ronde :

Bruno COTTE, Président de la première Chambre criminelle de la Cour de cassation

Jacques PÉLISSARD, Député du Jura, Président de l'Association des Maires de France

Alain JAKUBOWICZ, Avocat des victimes du tunnel du Mont-blanc

Jean MASSOT, Conseiller d'Etat

Jean-Michel ALDEBERT, Vice-procureur de la République près le TGI de Paris

Jean-Paul TEISSONNIERE, avocat

Robert BOUJU, Directeur de l'Observatoire des risques juridiques

Conclusion de Mme Dominique COMMARET, Avocat général à la Cour de cassation

La table ronde est animée par Jean-Jacques HYEST, Président de la Commission des lois du Sénat

M. HYEST

Je pense qu'après les propos introductifs du Président du Sénat, du Premier président de la Cour de cassation et du Procureur général près de la Cour de cassation, nous possédons déjà largement les éléments nécessaires pour alimenter notre débat. Il est rare pour un parlementaire de donner son nom à une loi. Le sénateur Fauchon a même donné son nom à deux lois puisque la loi du 13 mai 1996 n'avait pas été comprise ou n'avait pas réellement changé l'état du droit. Elle a de ce fait été modifiée par la loi du 10 juillet 2000, dont le Premier président et le procureur général ont rappelé les réactions négatives qu'elle avait suscitées, qui ne se sont pas révélées fondées, sachant que les jugements ont respecté à la fois l'esprit et la lettre de cette loi. Il est tout à fait original de participer à un colloque sur une loi votée cinq ans plus tôt. Généralement les lois ne sont pas évaluées mais modifiées le plus rapidement possible. Le code de procédure pénale est par exemple sans cesse modifié en fonction de l'état de l'opinion publique. Ces modifications successives peuvent aboutir à des absurdités qui sont à la source de catastrophes judiciaires.

Dans notre pays, nous ne savons pas évaluer la loi. En sont la preuve, les réactions qui ont suivi des évènements extrêmement graves comme l'affaire de l'amiante. En tant que juge à la Cour de justice au moment de la terrible affaire du sang contaminé, j'avais déjà à l'époque été confronté à un problème de catastrophe de santé publique dépassant le quotidien de la justice vis à vis des décideurs publics. Cette épée de Damoclès pesait sur les décideurs publics et a justifié l'intervention du législateur. Il serait cette fois nécessaire de réfléchir avant d'entreprendre une modification trop rapide de la loi.

Comment une loi, à partir du moment où elle est assez précise, laisse-t-elle au juge la possibilité de l'interpréter de telle sorte que son esprit soit respecté et qu'il puisse en même temps l'adapter au cas par cas ? En d'autres termes, la loi doit-elle tout prévoir dans les détails, au point d'empêcher le juge de l'adapter en fonction des situations ? Quel est le rôle de la jurisprudence dans ce domaine ? Pour avoir été à la fois parlementaire lorsque l'on élaborait le code pénal et pour avoir participé aux débats sur les première et deuxième lois Fauchon, je pense que cette journée devrait être fructueuse. Le législateur obtiendra un regard sur l'application de cette loi, ce qui lui permettra peut-être de faire évoluer la législation dans ce domaine. Il pourra ainsi, tout en protégeant les valeurs de la société, lutter contre les comportements répréhensibles, sans mettre en cause en permanence les élus, qui n'ont d'ailleurs ni les moyens, ni la possibilité de tout faire et de tout savoir.

M. COTTE

Tout vient d'être dit, et bien dit, sur la genèse de la loi du 10 juillet 2000... me reste-t-il même d'ailleurs quelque chose à dire... ?

Je rappellerai seulement qu'entre le dépôt de la proposition de loi et sa publication au Journal Officiel, il s'est écoulé environ neuf mois... le temps d'une grossesse... !

Une grossesse un peu difficile tout de même car :

les objectifs qui sous-tendaient ce texte, s'ils répondaient aux souhaits de certains, en affolaient d'autres, en particulier certaines associations de victimes

au cours des débats parlementaires, on a pu sentir, à tel ou tel moment, une certaine tension dans le couple « Garde des Sceaux-Représentation nationale »... tension qui s'est ensuite dissipée et la délivrance s'est déroulée dans le calme et l'union retrouvés.

L'enfant est donc né le 10 juillet 2000.

Les médias ont, bien sûr, fait part de la naissance mais, l'été étant déjà là, sans excès de publicité. La doctrine en revanche, mais vous l'aviez déjà senti lors des auditions d'universitaires auxquelles vous aviez procédé en commission des lois, n'a pas fait preuve d'enthousiasme et elle l'a rapidement fait savoir.

Souvenez-vous des propos 1 ( * ) tenus par :

Madame le professeur Viney qui estimait « qu'il serait très difficile de mettre en place une jurisprudence cohérente sur la base d'une notion de causalité apparaissant fuyante... » (rapport Sénat n° 177, page 53)

ou encore le professeur Pradel « soulignant qu'il n'existait pas de critère précis permettant de qualifier un lien de causalité comme étant direct ou indirect... » et exprimant la crainte que « le juge ne joue de cette latitude d'appréciation pour atteindre l'objectif souhaité par lui... » .

Ce bref rappel ne se veut pas seulement anecdotique. Il est pour moi, et pour vous, très important car il nous permet de mieux comprendre dans quel contexte ces nouvelles dispositions ont été « reçues » par les juridictions chargées de les appliquer.

I - Le champ d'application de la loi du 10 juillet 2000

Pour la chambre criminelle, l'heure de la mise en oeuvre a sonné très vite puisque, dès le 5 septembre 2000 et avant même qu'elle ait pu se livrer à une réflexion d'ensemble sur ce nouveau texte, était soumise à l'une de ses quatre sections une affaire de responsabilité médicale (relatée dans le document figurant en annexe). Et nous avons réalisé tout à la fois :

d'abord, qu'à la différence de la loi du 13 mai 1996 à portée essentiellement « expressive » (il faut, répétait-on alors aux juges, apprécier in concreto la faute pénale) nous avons réalisé que la loi du 10 juillet 2000

- rompait véritablement avec le système antérieur,

- était une loi réellement « normative »,

- une loi plus douce et donc d'application immédiate, imposant, pour toute affaire non définitivement jugée, un réexamen à la lumière des nouvelles dispositions de l'article 121-3 du Code pénal.

Ensuite que la démarche du juge devait être toute autre et qu'il lui fallait désormais rechercher, d'emblée, si le lien de causalité existant entre la faute et le dommage était :

- direct auquel cas, et comme par le passé, la démonstration de l'existence d'une « faute simple » était suffisante

- ou si ce lien était indirect auquel cas devait être démontrée l'existence d'une faute d'une toute autre nature, la « faute qualifiée » : délibérée ou caractérisée, le recours à un lien de causalité indirect consacrant d'une certaine façon la théorie de l'équivalence des conditions chère à la jurisprudence pénale.

Nous avons enfin réalisé qu'il nous faudrait aussi, à présent, veiller à ce que les juges du fond (tribunaux correctionnels et cours d'appel) respectent les souhaits, en apparence, quelque peu contradictoires, d'un législateur tout à la fois soucieux :

- d'alléger la responsabilité pénale des décideurs publics,

- de garantir, par une réforme de portée générale, l'égalité de tous devant la loi,

- d'éviter un affaiblissement de la répression dans des domaines jugés sensibles : la circulation routière, les accidents du travail, la protection de l'environnement.

C'est donc à cet exercice, difficile mais passionnant, que s'est livrée la chambre criminelle durant les premiers mois d'application de la loi et elle a tout d'abord rendu des arrêts d'annulation (et non de cassation, les cours d'appel ne pouvant se voir reprocher d'avoir statué en application de textes qui n'existaient pas encore) en invitant les juridictions de renvoi à réexaminer les circonstances de fait de chaque affaire au regard des exigences de la loi nouvelle. Sauf, toutefois, lorsqu'elle trouvait dans les constatations des juges du fond, telles qu'ils les avaient souverainement appréciées, l'existence d'une faute caractérisée et la certitude d'une telle faute.

Après avoir délimité le champ d'application de la loi du 10 juillet 2000 dans le temps, la chambre, au fil des pourvois qui lui étaient soumis :

a été conduite à mieux cerner les contours de ce texte,

s'est efforcée de lui donner vie,

mais a aussi buté sur un certain nombre de difficultés.

Ainsi, dès le 24 octobre 2000 (arrêt B 308), et il s'agit là du champ d'application du nouveau texte quant aux personnes concernées, un arrêt est venu rappeler qu'il convenait de bien distinguer les situations respectives des personnes physiques et des personnes morales, qui demeurent pénalement responsables des dommages qu'elles causent à autrui sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que le lien de causalité est direct ou indirect et donc quelle que soit la gravité de la faute qui leur est reprochée, une faute simple demeurant suffisante.

Le parti ainsi pris par le législateur aboutit, avouons-le, à des situations singulières et même cocasses puisqu'une faute commise par une personne physique, organe ou représentant de la personne morale, peut, dans certains cas, engager la responsabilité pénale de la personne morale pour le compte de laquelle elle avait été commise sans, pour autant, constituer une infraction à l'encontre de cette même personne physique.

Peut-être conviendrait-il, cinq ans s'étant écoulés, de s'interroger sur le bien fondé d'une telle distinction qui incite fortement à diriger les poursuites en direction des personnes morales plutôt que contre leurs dirigeants. Et cela, a fortiori depuis que la loi du 9 mars 2004 a supprimé le caractère spécial de la responsabilité pénale des personnes morales.

Peut-être, aussi, conviendrait-il de s'interroger sur l'opportunité de limiter la responsabilité pénale des collectivités territoriales et de leurs groupements aux seules « infractions commises dans l'exercice d'activités susceptibles de faire l'objet de délégations de service public... » , cette restriction, qui ne résulte pas de la loi du 10 juillet 2000 mais du nouveau Code pénal, ayant conduit, dans le premier arrêt rendu dans l'affaire dite du Drac , le 12 décembre 2000 (B 371), à des distinctions dont la subtilité passe très au-dessus de l'entendement de nos concitoyens et, à coup sûr, des justiciables concernés 2 ( * ) . Mais j'ai conscience d'excéder là ma compétence.

S'agissant ensuite du champ d'application de la loi quant aux infractions concernées, la chambre a :

dès le 12 décembre 2000 (affaire dite du Drac), estimé que l'article 121-3 devait s'appliquer aux contraventions de blessures involontaires, solution que consacrera, dix mois plus tard, le décret du 20 septembre 2001 (article R 610-2 du Code pénal)

puis elle a considéré, dans un arrêt du 15 mai 2001 (B 123) qu'il n'y avait lieu, dès lors qu'il est involontaire, de distinguer selon la nature corporelle, ou matérielle, du dommage causé et elle a donc fait application du nouveau texte au délit de pollution accidentelle de rivière.

En revanche, et dès lors que le dommage n'est pas un élément constitutif de l'infraction, elle a jugé que l'article 121-3 du Code pénal ne s'appliquait pas aux délits de publicité mensongère (crim. 26 juin 2001 B 160) ainsi qu'en matière de conditions de travail dans les transports (crim. 13 février 2001). Le décor étant désormais planté, arrêtons-nous à présent sur la détermination du caractère direct ou indirect du lien de causalité dont dépend la démonstration d'une faute simple ou caractérisée.

II - Le lien de causalité

Comme l'a fort bien écrit le professeur Mayaud, « le lien de causalité est devenu, depuis la loi du 10 juillet 2000, le noeud gordien de la responsabilité pénale en matière non intentionnelle. C'est par lui que se réalise l'essentiel de la dépénalisation opérée, puisque selon que la causalité est directe ou indirecte, les exigences quant à la faute ne sont plus les mêmes... » (RSC 2005, page 71).

C'est là, soyons clairs, que la chambre criminelle a rencontré, et continue, au hasard des dossiers qui lui sont soumis, à rencontrer le plus de difficultés. Elle ne s'arrête pas aveuglément à la qualification du lien de causalité donnée par les juges du fond mais elle vérifie que cette qualification est pertinente au regard des faits de l'espèce tels qu'ils ont été souverainement appréciés par eux. Le contrôle est donc réel mais subtil, ou plutôt nuancé, car tout est affaire d'espèce.

Ainsi, alors qu'une cour d'appel, statuant avant l'entrée en vigueur de la loi, avait estimé que le décès d'un salarié, heurté par un wagon, était la « conséquence directe et immédiate » de la faute du chef d'entreprise auquel il était reproché de n'avoir pas organisé la sécurité du poste de travail occupé par la victime, la chambre criminelle a, quant à elle, estimé qu'il convenait de faire application de la loi nouvelle, plus douce, en considérant qu'il convenait de se placer dans le cadre d'une causalité indirecte.

Et il en est allé de même, le 12 décembre 2000, à nouveau dans l'affaire du Drac où, alors que la cour de Grenoble avait, toujours avant l'entrée en vigueur de la loi de juillet 2000, énoncé que les fautes commises par l'institutrice et la directrice de l'école étaient la cause directe du drame, la chambre criminelle a, en ce qui la concerne, après annulation, invité la cour de renvoi à se placer, à l'égard de ces deux personnes, dans une logique de causalité indirecte, la cause directe et immédiate du dommage étant en réalité le lâcher d'eau.

Alors quelle a été et quelle est actuellement notre démarche ?

Nous nous assurons d'abord de la certitude du lien de causalité. Ce qui est indispensable car la notion de causalité indirecte consacrant, nous l'avons vu, la théorie de l'équivalence des conditions (qui prend en compte tous les faits ayant pu concourir à la réalisation du dommage), il s'imposait d'éviter une extension indéfinie de cette causalité. Nous nous assurons donc que :

le dommage est bien en lien avec le fait considéré comme :

il faut établir avec certitude l'origine du dommage (arrêt rendu dans l'affaire dite « des hémophiles » le 18 juin 2003) ;

le lien de causalité n'a pas été rompu :

c'est l'hypothèse, rencontrée dans une affaire jugée le 5 octobre 2004 (B 230), où un automobiliste, ébloui par le soleil, heurte un piéton sur un passage clouté et lui occasionne une fracture sans gravité ; mais, à l'hôpital, la victime contracte une maladie nosocomiale et décède. La chambre a cassé l'arrêt déclarant l'automobiliste coupable d'homicide involontaire pour n'avoir pas recherché si « l'infection n'était pas le seul fait en relation avec le décès ».

En revanche, l'existence d'un lien de causalité certain, quoique indirect et apparemment lointain, a été retenu dans une affaire où l'usager d'un scooter des mers, à la suite d'une manoeuvre de dépassement imprudente, avait provoqué la mort de la passagère d'un autre engin du même type. Il a été considéré que le loueur professionnel, qui avait confié cet engin à un client qu'il savait dépourvu du permis imposé par la réglementation et totalement ignorant des règles de base de la navigation maritime, avait créé la situation ayant permis la réalisation du dommage (crim. 5 octobre 2004, B 2 36).

Enfin, nous avons estimé qu'est de nature à rompre la certitude de la chaîne causale un état de santé préexistant chez la victime. Mais, là encore, tout est affaire d'espèce car les fautes qui favorisent la décompensation d'un état morbide préexistant peuvent, dans certains cas, être en lien de causalité avec le dommage.

Je vous renvoie à cet égard aux développements dans le document figurant en annexe.

Après s'être assuré de la certitude du lien de causalité, nous examinons s'il est direct ou indirect. Or, si la loi a défini le lien de causalité indirect, elle n'a donné aucune définition du lien de causalité direct. Elle n'a pas tranché entre :

la cause immédiate qui renvoie à la proximité, dans le temps et l'espace, entre fait générateur et dommage,

et la causalité adéquate qui ne retient, parmi différents facteurs, que celui qui contenait en lui- même, de manière prévisible, la probabilité du résultat.

La circulaire du Garde des Sceaux du 11 octobre 2000 optait pour la cause immédiate : « Il n'y aura causalité directe que lorsque la personne en cause aura, soit elle-même frappé ou heurté la victime, soit initié ou contrôlé le mouvement d'un objet qui aura heurté ou frappé la victime... ».

La chambre criminelle na pas entendu s'en tenir à une conception étroitement mécaniste de la causalité et a donc considéré qu'une cause médiate peut être qualifiée de directe lorsqu'elle est adéquate, dès lors qu'elle est « essentielle et déterminante ».

C'est ce qu'a jugé la chambre, le 25 septembre 2001 (B 188) en considérant que l'excès de vitesse était la cause directe et déterminante de l'accident survenu à un automobiliste qui, roulant de nuit, à trop vive allure, avait heurté un sanglier, perdu le contrôle de son véhicule, percuté des véhicules venant en face et provoqué la mort d'une conductrice.

Comme le souhaitait le législateur, la circulation routière s'avère être le domaine de prédilection de la causalité directe qui, rappelons-le, n'exige que la démonstration d'une faute simple.

Mais il faut se garder de tout automatisme car, même en cette matière, la causalité indirecte n'est, souvent, pas loin.

Tel fut le cas dans cette affaire où un accident mortel a été causé par la chute de chevrons de bois transportés sur un camion, en raison de la rupture de la sangle qui les maintenait ; le chauffeur et le chef d'entreprise, qui n'avaient pas eux-mêmes participé à l'arrimage, ont été considérés comme des auteurs indirects, à supposer qu'une faute puisse leur être reprochée (crim. 20 mars 2001, C 99 87 407).

La causalité directe occupe aussi une place importante en matière médicale et chirurgicale lorsque le dommage résulte d'une imprudence commise par le médecin lui-même dans une prescription, ou lors d'un examen ou lors d'une intervention ou lors d'un défaut d'intervention.

De nombreux arrêts ont été rendus et plusieurs figurent, à titre d'exemples, dans le document en annexe.

Mais, là encore, la causalité indirecte resurgit lorsque est en question l'organisation du service hospitalier ou lorsqu'il est reproché au chef du service de ne pas s'être assuré de la bonne exécution de ses instructions par le personnel placé sous son autorité.

Comme l'a très bien résumé M. Desportes 3 ( * ) , alors conseiller référendaire à la chambre criminelle, aucun critère sûr ne permet de faire le partage entre causalité directe et indirecte :

le critère temporel se révèle en effet insuffisant dès lors qu'une cause éloignée dans le temps peut être tenue pour directe (ex : décès survenant plusieurs mois après la prescription médicale qui en est la cause) ;

le critère tiré de la force causale n'est pas, non plus, à lui seul, suffisant car une cause majeure, voire exclusive, peut n'être qu'indirecte (ainsi du non respect de la réglementation en matière de sécurité du travail) de même qu'une cause partielle peut être directe (ainsi de l'accident causé à la fois par une faute de conduite du chauffeur, cause directe, et par un défaut d'entretien du véhicule incombant à l'employeur, cause indirecte) ;

et le critère du caractère positif ou négatif de l'acte dommageable n'est pas non plus suffisant et péremptoire car une omission au même titre qu'un acte positif peut, en particulier dans le domaine médico-chirurgical, être la cause directe du dommage.

La chambre criminelle et, avant elle, les juges du fond, se livrent donc à une appréciation au cas par cas, souvent délicate, donnant lieu à des discussions souvent vives et en se gardant, une nouvelle fois, de tout automatisme.

Si le lien de causalité direct n'est pas défini par la loi, il n'en va pas de même pour le lien de causalité indirect puisqu'aux termes de l'alinéa4 de l'article 121-3 du Code pénal « sont auteurs indirects du dommage, les personnes physiques qui ont créé, ou contribué à créer, la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter... » .

Dès lors, les erreurs d'organisation, les insuffisances d'investissement, les défaillances de contrôles, imputables aux personnes investies de pouvoirs de direction, ne sont jamais considérés par la chambre comme la cause directe des dommages dont le fait générateur immédiat est un incident technique, ou encore, la maladresse ou l'inattention d'un préposé.

Comme l'a très bien dit M. Desportes, il y a causalité indirecte toutes les fois que, dans la chaîne des causes, vient s'intercaler, entre la faute du prévenu et le dommage, l'action ou l'omission d'un tiers, voire de la victime elle-même, dès lors que cette action ou omission a été elle-même déterminée par l'auteur de la faute initiale.

Ainsi que le souhaitait le législateur, les décideurs publics et privés ne voient donc leur responsabilité pénale engagée que pour des fautes qualifiées et la jurisprudence est désormais constante pour reconnaître la qualité d'auteurs indirects notamment :

aux chefs d'entreprise ou directeurs d'établissement en matière d'accidents du travail ou de pollution des eaux,

aux maires,

aux fonctionnaires d'autorité : proviseurs, directeurs d'école, instituteurs, agents de l'ONF, ingénieurs en chef responsables des services techniques d'une commune, instructeurs d'une compagnie d'aviation,

à celles et ceux qui encadrent des groupes d'enfants que l'accident ait lieu dans l'enceinte scolaire ou lors d'activités extérieures,

mais aussi aux responsables d'une prestation défectueuse : bailleurs de logements comportant des appareils de chauffage défectueux, chauffagistes, agriculteur moissonnant en période de sécheresse et de vents forts et provoquant un incendie mortel, loueur de scooter des mers...

La liste n'est pas close et la chambre, nous l'avons vu, veille à la pertinence de la qualification « directe ou indirecte » qu'ont entendu retenir les juges du fond.

III - La faute qualifiée

Après s'être assuré de l'existence d'un lien de causalité indirect, il convient ensuite de vérifier qu'a bien été établie l'existence d'une faute qualifiée résultant :

soit d'une violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement,

soit d'une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité ne pouvant être ignoré.

La violation manifestement délibérée

a certes été retenue dès le 12 septembre 2000 dans une affaire où le chef d'entreprise avait, en connaissance de cause, décidé de ne pas mettre en place le blindage d'une tranchée imposée par l'article 72 du décret du 8 janvier 1965 (crim. 12septembre 2000 B 268).

C'est aussi une faute délibérée que s'est vu reprocher un médecin anesthésiste ayant méconnu les dispositions d'un décret du 2 décembre 2004 (crim. 11 septembre 2001 B 176).

Il demeure qu'elle se révèle difficile à caractériser puisqu'il faut établir :

une violation manifestement délibérée : élément subjectif

une obligation particulière de prudence et de sécurité prévue par la loi et le règlement : élément objectif.

Ainsi la chambre a-t-elle, le 18 juin 2002, cassé un arrêt de cour d'appel qui, à la suite d'une collision entre un véhicule en excès de vitesse et deux enfants qui défilaient dans une fanfare, avait condamné, pour blessures involontaires, le maire auquel il était reproché de n'avoir pas interdit la circulation pendant la manifestation et d'avoir seulement délégué un adjoint en tête du cortège pour en assurer la sécurité. Les juges du fond, avons-nous jugé, ne pouvaient relever à la charge du maire « un manquement à une obligation de sécurité prévue par la loi sans préciser la source et la nature de cette obligation... ». La violation manifestement délibérée s'avère également difficile à établir en matière d'accidents du travail, contentieux qui, en raison du maillage législatif et réglementaire existant, semblait pourtant devoir être le domaine de prédilection de la faute délibérée.

Aussi, très souvent, les prescriptions textuelles existantes viennent-elles au soutien de la démonstration d'une faute caractérisée qui vient se substituer à la violation manifestement délibérée. Tel a été dernièrement le cas dans un arrêt du 4 octobre 2005 rendu dans les circonstances suivantes : au cours d'une initiation à la voie organisée par un professeur d'éducation physique, assisté d'un professeur de biologie, l'un des dériveurs a chaviré et son occupant s'est noyé. L'enseignant qui avait organisé cette sortie ne pouvait se voir opposer les dispositions de l'arrêté du 2 août 1985, qui n'imposent qu'aux centres et écoles de voile l'obligation de disposer d'un enseignant qualifié au moins par groupe de dix dériveurs. En revanche, il a été considéré qu'en exerçant seul, avec l'assistance d'une collègue non qualifiée, une surveillance insuffisante sur un groupe de 21 enfants dépourvus de toute expérience de la navigation, il avait commis une faute caractérisée.

Arrêtons-nous donc sur la faute caractérisée

Définie plus largement, le professeur Mayaud lui prédisait « un bel avenir » et il a vu juste. Il n'est en effet plus question de manquement volontaire à une règle de discipline sociale mais :

d'une défaillance majeure, d'une particulière évidence, ayant un caractère affirmé que le législateur a entendu situer un cran au-dessus de la faute inexcusable puisque les dispositions de l'article 4-1 du Code de procédure pénale, issues de la loi du 10 juillet 2000, permettent, en cas de relaxe au pénal, de chercher réparation au civil sur le fondement de la faute inexcusable ;

d'une défaillance ayant exposé autrui à un risque d'une particulière gravité : condition objective ;

et que l'auteur du dommage ne pouvait ignorer

cette troisième condition, tenant au degré de conscience du prévenu, est la plus délicate.

S'agissant de la première condition : une faute d'un réel degré de gravité, la chambre criminelle vérifie si les juges du fond ont procédé à une analyse concrète des diligences accomplies par le prévenu en tenant compte, comme le prévoit l'article 121-03 du Code pénal, « de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait ».

- Ainsi, dans l'affaire de l'avalanche des Orres, a-t-elle considéré qu'en relaxant le professeur d'éducation physique qui accompagnait les enfants et le directeur du centre de vacances, la cour d'appel avait justifié sa décision dès lors que « ni le professeur d'éducation physique qui a accompli des diligences normales dans la préparation et la surveillance du séjour à la montagne de la classe dont il était responsable, ni le directeur du centre de plein air, qui a fourni au groupe un encadrement professionnel et des moyens matériels suffisants au regard des usages alors en vigueur lors des randonnées en raquettes et qui a demandé à l'accompagnateur de montagne, spécialiste de cette activité, de reconnaître préalablement le parcours, n'ont violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence et de sécurité ou commis une faute caractérisée (crim. 26 novembre 2002 B 211).

- De même, dans l'affaire du défilé d'une fanfare, évoquée il y a un instant, l'arrêt de condamnation a été également cassé pour n'avoir pas recherché en quoi les diligences, consistant à placer un adjoint en tête du cortège, n'étaient pas normales et adaptées aux risques prévisibles.

- En revanche, et c'est un arrêt du 18 mars 2003 (B 71), commet une faute caractérisée le maire qui, connaissant la configuration des lieux, ne réglemente pas la circulation des dameuses en dehors des pistes de ski alpin et qui a ainsi contribué à créer la situation à l'origine du décès d'un enfant déchiqueté par l'un de ces engins qui traversait une piste de luge.

La deuxième condition « exposer autrui à un risque d'une particulière gravité » est une condition objective qui n'a pas soulevé jusqu'ici de difficultés particulières. Tout au plus, peut-on noter que la chambre a dépassé le mot « autrui » pour appliquer le nouveau texte à des atteintes, non pas à l'intégrité physique, mais à la faune, la flore ou l'environnement. Elle l'a fait dans le souci de répondre au voeu du législateur qui avait clairement indiqué que la loi ne devait pas affaiblir la répression des atteintes à l'environnement.

La plus délicate est donc la troisième condition : exposer à un risque que l'on ne pouvait ignorer. On ne peut se contenter d'affirmer, de manière abstraite, que le mis en cause « aurait dû » connaître l'existence du risque. Ce qui nous rapprocherait de la « faute inexcusable » dont on a dit qu'elle se situe un cran au-dessous de la faute caractérisée.

La frontière étant bien mince entre celui qui « devait connaître » et celui qui « ne pouvait ignorer », la chambre criminelle a donc, là encore, mis en oeuvre une jurisprudence nuancée en opérant une distinction entre :

ceux pour lesquels la connaissance du risque est exigée en raison de la nature de leurs activités ou de leur fonction,

et ceux pour lesquels la connaissance du risque doit être spécifiquement démontrée par des signalements, des avertissements, des mises en garde.

Dans la première catégorie et, je le rappelle, tel était le voeu du législateur de juillet 2000, on trouve essentiellement les employeurs. La jurisprudence est abondante : défaut de plans de sécurité, travail à proximité d'une ligne à haute tension, travail dangereux sans formation, ni information, travail en hauteur sans protection (cf. : les exemples cités dans le document en annexe).

La seconde catégorie exige que soit caractérisée une conscience concrète de l'existence et de la gravité du risque créé en distinguant selon que l'on est en présence de professionnels (tels que des plombiers installateurs d'appareils de chauffage au gaz) ou de particuliers. Ce souci d'élaborer une jurisprudence nuancée a ainsi conduit, s'agissant notamment des élus et des enseignants, à juger :

- qu'était justifiée la relaxe d'un maire poursuivi pour homicide involontaire à la suite de la chute, sur un enfant, de la barre d'une cage de gardien de but, dès lors que, si le prévenu était informé, notamment par des circulaires préfectorales, de la dangerosité des cages mobiles, il n'était pas démontré qu'il avait eu connaissance de la présence sur le terrain communal, équipé de cages fixes, de cages mobiles en surnombre acquises par le club de football (crim. 4 juin 2002 B 127).

- En revanche, à la suite du décès d'un enfant écrasé sur une aire de jeux municipale, par une buse en béton que ses camarades s'amusaient à faire rouler, il a été considéré que la cour d'appel avait pu déclarer coupable d'homicide involontaire le maire auquel il avait été signalé que cette buse, installée avant son élection pour l'écoulement des eaux mais non fixée ni stabilisée, était utilisée comme élément de jeu (crim. 2 décembre 2003 B 231).

- En sens inverse, il a été jugé qu'une institutrice pouvait ignorer qu'un enfant, qui bénéficiait de la permission de se rendre aux toilettes pendant les cours, s'y livrait à des jeux d'auto pendaison qui ont provoqué sa mort (crim. 10 décembre 2002 B 223).

- Et il a de même été jugé que l'institutrice, ayant emmené ses élèves en classe de découverte dans le lit d'un cours d'eau à l'aval d'un barrage, pouvait ignorer le risque de brusque montée des eaux dès lors que cette sortie, autorisée par l'inspection de l'éducation nationale, avait lieu dans le cadre d'un service organisé par la ville de Grenoble avec une accompagnatrice qualifiée (crim. 18 juin 2002 B 139).

- En revanche, dernier exemple, l'enseignant connaissant la dangerosité de l'ouverture des fenêtres de sa salle de classe, située au deuxième étage, qui ne les referme pas après la fin de la récréation, a été jugé pénalement responsable du décès d'une de ses élèves qui, s'étant assise sur le bord, a basculé et s'est mortellement blessée (crim. 6 septembre 2005 n° 04 87 778).

IV. En conclusion et pour être bien clair

Il me semble que depuis cinq ans et sans que l'on puisse parler de bouleversement, la chambre criminelle, à travers une jurisprudence délicate à mettre en oeuvre, mais « nuancée, pragmatique et réaliste » (pour reprendre les termes de Mme l'avocat général Dominique Commaret) s'est efforcée de donner leur plein effet aux souhaits du législateur du 10 juillet 2000. Car c'est cela le travail du juge quel que soit le regard qu'à titre personnel il porte sur les dispositions du texte qu'il lui est demandé d'appliquer. Sans doute la réforme se voulait-elle de portée générale mais il était clairement affiché que la garde ne devait pas être baissée dans certains secteurs et tel est bien le cas aujourd'hui dans le domaine :

de la circulation routière, où dominent la causalité directe et donc la faute simple ;

des accidents du travail, où les obligations de sécurité très rigoureuses qui pèsent sur les employeurs ne permettent guère d'invoquer une ignorance des risques ;

du droit de l'environnement enfin, étant précisé que la jurisprudence est ici encore très pauvre.

Dans les contentieux où règne la causalité indirecte, la jurisprudence se révèle nuancée :

la démonstration de la faute caractérisée est parfois délicate car les exigences légales sont incontestablement plus grandes. Aussi la répression est-elle moins systématique -c'est à l'évidence le cas en matière médicale- et surtout mieux ciblée que naguère, et c'est ce qui était voulu.

Mais on ne peut, pour autant, parler de dépénalisation ni d'impunité au bénéfice de certains et les exemples figurant dans le document en annexe, comme ceux que je viens de citer, en témoignent.

Enfin, et c'est pourtant un pénaliste qui parle, la réparation du dommage au plan civil demeure et c'est bien ainsi tant il est nécessaire de rappeler, sans cesse, que le droit pénal n'a pas vocation à régler tous les dysfonctionnements de notre société. Je ne puis, à cet égard, que renvoyer aux possibilités qu'ouvrent les articles 4-1 et 470-1 du Code de procédure pénale.

Je vous remercie pour votre immense patience car j'ai, sans nul doute, dépassé le temps qui m'était imparti. J'avais énormément de choses à vous dire, un bilan est toujours un peu long. Il resterait beaucoup à dire mais c'est précisément vous qui allez parler à présent.

M. HYEST

Je crois que dans la jurisprudence que vous avez abordée, vous avez mis en lumière d'autres domaines qui n'apparaissaient pas prioritaires lors de nos réflexions. Vous avez notamment évoqué le domaine médical qui génère aussi certaines inquiétudes. Je crois que ce bilan était indispensable pour tous. Nous allons continuer le tour de cette table ronde en laissant la parole au président de l'Association des maires de France, Monsieur Jacques Pélissard. Je rappelle que cette association a joué un rôle important au moment de la rédaction de cette loi.

M. PÉLISSARD

Il est vrai qu'au début des années 1994, après la réforme de la faute non intentionnelle, les maires ont eu l'impression que les poursuites à leur encontre se multipliaient. Ainsi en matière environnementale, un maire avait été condamné parce qu'il avait dévié un ruisseau et qu'il avait mis en péril des écrevisses à patte blanche. Les écrevisses à patte blanche ont ainsi semé la terreur chez les maires et déclenché ce mouvement de réforme. J'ai donc été le rapporteur à l'Assemblée Nationale de la loi du 13 mars 1996, première tentative de modification du Code pénal en matière de délits non intentionnels. Le législateur espérait enrayer cette pénalisation excessive en développant l'appréciation in concreto au détriment de l'appréciation in abstracto . Cette modification a d'ailleurs amené les juridictions à une motivation plus qualitative et à une meilleure qualification des faits. Cependant, cette loi est vite apparue insuffisante et c'est pourquoi, sous l'impulsion de l'Association des maires de France, présidée à l'époque par Jean-Paul Delevoye, une nouvelle réflexion a été initiée. Le congrès des maires de France avait déjà en novembre 1999 délibéré sur cette question. Après un travail préparatoire important, la loi du 10 juillet 2000 a été votée.

Quel est l'état de la situation cinq ans après ? Je voudrais féliciter le Sénat pour avoir organisé ce colloque sur cette législation. En tant que président de l'Association des maires de France, j'ai suivi de près l'évolution des affaires impliquant des maires suite à la loi Fauchon. La jurisprudence semble assez contrastée. Dans certaines affaires, les maires ont été condamnés et dans d'autres, ils ont bénéficié d'une relaxe ou d'un non-lieu. Dans un jugement du 7 septembre 2000, le Tribunal de grande instance de la Rochelle a relaxé le maire d'une commune au sujet d'un adolescent écrasé par la barre transversale d'une cage de football, qui s'était renversée sur lui. Le tribunal, s'appuyant sur l'enquête du juge d'instruction, avait considéré qu'il n'avait pas été démontré que l'attention du maire avait été attirée «  de manière précise et certaine » sur la présence sur le terrain de football de ces buts amovibles, et ceci d'autant moins que la Commission de sécurité, elle-même, n'avait pas vérifié ces équipements. Le Tribunal a constaté l'existence d'un simple lien indirect. Quelques mois après la publication de la loi, le juge appliquait donc bien cette nouvelle distinction entre d'une part la causalité directe et la faute simple et d'autre part la causalité indirecte et la faute qualifiée ou caractérisée. Le non respect des règles de sécurité par le maire n'était manifestement pas délibéré.

Des décisions de condamnations ont ensuite été prononcées. Lors d'un bal « disco » avec projection de mousse, une personne avait été électrocutée, en raison d'un matériel d'isolation défectueux ayant entraîné un incident électrique. Le Tribunal de grande instance de Perpignan avait alors condamné le maire pour ne pas avoir fait vérifier l'installation électrique. Il se trouvait, de plus, que la personne ayant fourni le matériel de sonorisation était l'un de ses proches. De même, le Tribunal de grande instance de Millau a condamné un maire pour ne pas avoir réglementé la circulation des engins de damage. La commission chargée de la réglementation de la circulation des pistes ne s'étant pas réunie, un enfant avait été déchiqueté sur sa luge par l'engin de damage. Le Tribunal de grande instance de Bonneville a condamné en juillet 2003 un maire pour avoir manqué à « son obligation de prévenir l'avalanche par des précautions convenables ». Pour le juge, le caractère particulièrement grave de la faute résidait dans « l'accumulation des fautes d'appréciation du risque ». Les décisions de jurisprudence conjuguent intelligemment cette dichotomie entre la causalité directe et la faute simple, la causalité indirecte et la faute qualifiée, soit délibérée, soit caractérisée. En revanche, les maires de France aimeraient encore formuler quelques remarques qui illustrent leur attente sur différents points :

· L'introduction de la distinction fondamentale entre la faute de service et la faute personnelle permettrait de mettre l'accent sur la réalité de la faute personnelle. Le juge pénal a en effet tendance à mélanger ces deux types de faute. La condamnation d'une personne pour un délit non intentionnel en raison d'une faute qualifiée a des conséquences sur l'imputation des dommages et intérêts aux victimes et sur l'application de la protection fonctionnelle.

· Les maires ont parfois le sentiment d'être les seuls boucs émissaires dans la mesure où la responsabilité de l'Etat est totalement omise. L'article L561 du code de l'environnement précise que « c'est l'Etat qui élabore, qui met en application les plans de prévention des risques naturels prévisibles tels que les inondations, les mouvements de terrain et les avalanches ». Et pourtant, c'est le maire qui passe en première ligne, la responsabilité de l'Etat étant souvent oubliée.

· Le texte actuel fait appel à des notions un peu fuyantes comme le caractère direct ou non du lien de causalité. Selon le juge, la responsabilité des décideurs et des agents publics peut donc fortement varier. Nous aimerions que cette notion soit plus précisément définie. L'exemple en a été donné par la relaxe du maire d'Ouessant par un arrêt de la Cour d'appel de Rennes du 19 septembre 2000. Un enfant était tombé d'une falaise. Le juge avait considéré que « sa faute n'avait fait que contribuer à la situation dommageable » et qu'il n'avait pas commis de faute qualifiée. Les fautes du directeur du Collège et des enseignants avaient pourtant été considérées en lien de causalité directe avec le dommage. La notion de « contribution » apparaît extrêmement floue.

· La loi a permis de cadrer certains éléments et les décisions de jurisprudence énumérées montrent que la Cour de Cassation a une ligne claire et a bien compris la réalité des choses. En revanche, cet aspect du dossier ne doit pas occulter la mise en examen et un dispositif doit être mis en place pour mieux la réguler. En effet, il s'agit pour un maire, d'un point de vue personnel comme professionnel, de l'expérience la plus pénalisante et humiliante.

En conclusion, nous vivons dans une société marquée par les émotions et la loi ne doit pas en être la conséquence, comme cela fut le cas dans les réformes successives du Code de procédure pénale. Jean-Claude Bonnal, délinquant multirécidiviste, ayant après sa mise en liberté participé à une série de meurtres, une série d'articles en faveur de la détention provisoire ont immédiatement été modifiés. En contre-calque, nous vivons actuellement l'affaire d'Outreau avec des réactions diamétralement inverses. Nous ne devons pas en tant que législateur réagir sous le coup de l'émotion. La loi doit s'appliquer dans la durée et comme l'a dit Montesquieu « on ne doit toucher à la loi que d'une main tremblante ». Nous avons ici une bonne loi qu'il faudrait peut-être compléter. Cependant, il ne faut pas remettre en cause son esprit qui a montré son efficacité.

M. ALDEBERT

Au travers les termes de la loi du 10 juillet 2000 et les critères dégagés par la jurisprudence, comment un parquet comme celui de Paris apprécie les faits qui lui sont soumis, peut les qualifier juridiquement afin de mener une politique pénale cohérente ?

La section S1 du parquet de Paris est saisie essentiellement du contentieux de la responsabilité du chef d'entreprise, des pollutions maritimes, de la responsabilité médicale et de la responsabilité pénale en matière de santé publique (comme les dossiers d'exposition à l'amiante par exemple).

Ces contentieux ne sont pas significatifs (en termes de statistiques) dans un parquet au regard des autres domaines de compétence (notamment la délinquance dite de voie publique) mais ils augmentent sérieusement, surtout en matière de santé publique.

- Accidents du travail : 65 procédures d'accident du travail reçues en 2005 / 8 classements (73 en 2004 / 9 classements). Les poursuites sont majoritaires.

- Responsabilité médicale : 2005, 53 procédures enregistrées; 25 ONL ; 20 classements, 3 ORTC, 3 jugements. Les poursuites sont minoritaires.

- Santé publique : 2003, 18 grands dossiers thématiques comprenant 58 procédures d'informations. (Tchernobyl, la vache folle, hormone de croissance, syndrome de la guerre du Golfe, hépatite B). 2006 : une centaine de dossiers sont répertoriés, (dioxine, éthers de glycol, fraudes en matière alimentaire , distilbène, contrefaçon de médicaments, conséquences des essais nucléaires et bien sûr l'exposition à l'amiante)

Pour ce dernier contentieux: une quarantaine de dossiers en cours, soit 25 préliminaires, 16 informations au 1er février 2006).

Il oblige à un investissement important de la part des magistrats, investissement d'autant plus significatif que les dispositions de la loi Fauchon impose de rapporter la preuve d'une faute qualifiée.(délibérée ou caractérisée).

Les délits concernés sont essentiellement les atteintes à l'environnement (accidents de mer), les homicides et blessures involontaires.

Quelle est donc l'approche et la démarche du parquet dans cette matière ?

Trois questions essentielles devront se poser aux magistrats:

I- Le lien de causalité entre la faute et le dommage.

II- la nature de la faute.

III- la délimitation de la responsabilité.

I. Le lien de causalité entre la faute et le dommage

A - Le lien de causalité doit avoir un caractère certain

Le lien scientifique in concreto doit être établi.

L'état de la science doit être pris en compte au moment des faits.

Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, le magistrat devra en tirer les conséquences, c'est à dire prendre une décision de classement sans suite, de non lieu ou de relaxe, même si la douleur des victimes est bien réelle.

A cet égard, une politique pénale restrictive de recevabilité des parties civiles est essentielle, tout comportement humain contestable ne relevant pas d'une faute pénale.

Elle évite par ailleurs d'entretenir les illusions des plaignants qui sont à l'initiative d'une procédure pénale hasardeuse.

B - Le lien de causalité peut avoir un caractère direct ou indirect.

Il sera apprécié en fonction des principes dégagés par la jurisprudence de la Cour de cassation.

a) - Direct : le dommage est la conséquence d'une atteinte portée physiquement par le prévenu lui même, fût-ce par l'intermédiaire d'un objet (instrument; médicament) ou bien l'omission fautive si elle en est la cause unique et immédiate, c'est à dire chaque fois que par sa seule action personnelle, le prévenu aurait pu empêcher le dommage.

b) - Indirect : dans l'exercice d'une activité placée sous la responsabilité du mis en cause, par un défaut d'organisation , de surveillance ou de contrôle, celui ci a créé ou laissé créer une situation dangereuse ayant rendu possible la survenance du dommage dont la cause directe a été l'action de la victime, d'un tiers ou encore un d'événement naturel.

II - la nature de la faute : faute simple ou faute qualifiée .

Deux observations :

1 - le choix entre la violation délibérée et la faute caractérisée se fait plus aisément en faveur de cette dernière. Celle-ci a tendance à englober en pratique la première, même si la faute délibérée est plus grave que la faute caractérisée. En cas de poursuites, le ministère public ne sera pas dans l'obligation de retenir la circonstance aggravante des délits d'homicide et blessures involontaires, dont les éléments constitutifs sont identiques à ceux de la faute délibérée. Le choix est donc plus affiné et correspond finalement à une hypothèse plus fréquente.

2 - en matière de faute caractérisée, la connaissance du risque ou la possibilité d'ignorer le risque appelle une appréciation très concrète fondée sur les circonstances de l'espèce, et renvoie à une analyse de la situation de l'agent, de la nature et de la force des obligations qui pesaient sur lui, des informations et des moyens dont il disposait pour les assumer.

A - La responsabilité du chef d'entreprise :

Sa mise en oeuvre ne pose pas de difficulté particulière compte tenu de l'obligation du chef d'entreprise de faire respecter la sécurité au sein de sa société.

- En effet, la mise en évidence d'infractions à l'hygiène-sécurité sera un des éléments constitutifs de la faute qualifiée (soit sur la violation délibérée de la règle, soit sur la faute caractérisée). Ex : absence de plan de prévention, de formation à la sécurité, mise à disposition de matériel non conforme, etc... permettent de présumer de la connaissance effective et précise du risque créé.

- La mise en cause de la personne morale est une pratique bien admise à présent, d'autant que seule la faute simple est requise. Cette possibilité est intéressante surtout :

quand l'entreprise est importante

quand c'est le mode de fonctionnement lui-même qui permet d'engager sa responsabilité.

Elle évite de s'interroger aussi sur l'effectivité des délégations de pouvoir.

C'est d'ailleurs le sens des instructions de la circulaire du 13 février 2006 relative à la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales qui demandent de privilégier les poursuites contre celles-ci. Il s'agit purement et simplement d'une reprise de la circulaire d'application de la loi Fauchon.

En matière de pollution et dans le dossier de l'Erika, le choix du parquet n'a t il pas été de mettre en cause la personne morale de Total, compte tenu des éléments du dossier ne permettant pas de démontrer une faute qualifiée des personnes physiques auxquelles il était reproché un affrètement du bateau sans grande rigueur. (Les différents contrôles ayant autorisé la navigation) ?

B - La responsabilité médicale :

Sa mise en oeuvre est plus délicate dans la mesure où il existe peu de textes législatifs ou réglementaires sur le sujet, sauf à se référer aux bonnes pratiques médicales définies en fonction des connaissances scientifiques du moment. Ce constat se traduit notamment par une majorité de décisions de non poursuite.

1ère difficulté : le juge prend le risque de s'immiscer dans les compétences du médecin, ce qui peut être dangereux voire illégitime (même si cette hypothèse est plus fréquente en matière de causalité directe), et de méconnaître l'état de la sciences aux moments des faits.

2ème difficulté : Il peut y avoir plusieurs intervenants, chacun pouvant concourir au dommage, du chirurgien jusqu'à l'organisation du service, en passant par le personnel infirmier.

Comment faire le tri entre ce qui est imputable à l'auteur et ce qui ne l'est pas, et définir le niveau de responsabilité de chacun ?

Dès lors, le rôle de l'expert apparaît fondamental et notamment les expertises contradictoires au pénal, pour éviter un débat supplémentaire à l'audience sur la crédibilité des expertises.

Si la difficulté du choix de l'expert ne se pose pas particulièrement en matière de responsabilité médicale individuelle où nous avons un nombre d'experts reconnus suffisants, il n'en est pas de même en matière de santé publique dans la mesure où les dangers de nature différente sont totalement nouveaux.

Ex : qui connaît bien en France le problème du cancer de la thyroïde radio-induit évoqué dans le dossier Tchernobyl ?

Tous ces paramètres joueront forcément sur la définition des critères de la faute caractérisée.

III. L'étude de ces différents éléments délimitera le domaine des possibles responsabilités

A - La responsabilité de la personne morale

Il convient de veiller à sa mise en oeuvre uniquement après le 1 er mars 1994, même si ce débat n'est pas tranché au sein du pôle de santé publique entre les juges d'instruction, en dépit de trois jurisprudences très claires de cours d'appel (Pau : amiante EDF ; Paris : amiante Aulnay et Grenoble : pic de Bure).

B - La personne physique

Ce problème est d'importance dans les dossiers d'amiante, dans la mesure où ne resterait que la personne physique à l'encontre de laquelle il faudra démontrer une faute qualifiée.

Trois questions essentielles se posent en cette matière :

1 - La seule connaissance du caractère dangereux pour la santé d'une exposition à l'amiante et des textes réglementant la matière par les chefs d'entreprises ou les responsables publics, personnes physiques, sera-t-elle retenue par les juridictions judiciaires pour établir une faute qualifiée ?

2 - Avaient ils les pouvoirs suffisants pour imposer le respect de la législation sur l'amiante ?

3 - Comment mettre en cause ces responsables qui se succèdent d'ailleurs dans le temps si nous ne parvenons pas à identifier le moment précis de la contamination, surtout quand les pathologies se déclarent plusieurs années après ?

Conclusion

Deux observations et une question :

- L'analyse de la faute qualifiée, qui s'effectue in concreto , s'inscrit comme on l'a vu dans une analyse plus globale.

- La prudence et la distance par rapport à l'événement devront donc nous guider. A cette fin, un bureau d'information a été mis en place pour expliquer les raisons qui ont conduit le parquet à ne pas poursuivre.

Cette politique de communication est essentielle pour éviter certains malentendus entre les plaignants, seuls ou regroupés, et l'institution judiciaire.

En définitive, la loi du 10 juillet 2000, a-t-elle été un frein à la mise en oeuvre de responsabilité pénale ?

Je dirai :

- qu'elle n'a pas modifié le mode de poursuite (citation ou ouverture d'information) mais qu'elle a permis d'orienter les poursuites vers les personnes morales,

- qu'elle a obligé à davantage de rigueur pour les magistrats,

- qu'elle a permis de filtrer les procédures pénales insuffisamment injustifiées, mais qui se développent en raison d'une demande forte de sanction au-delà de la simple réparation,

Tous ces constats étant tempérés par une autre réalité, celle des faits eux-mêmes qui imposent souvent et naturellement les critères de la faute qualifiée.

Finalement, la loi du 10 juillet 2000, tout en réformant, ménage, en réalité, une continuité avec le droit antérieur, en invitant le juge à une appréciation toujours plus nuancée de la responsabilité.

M. HYEST

Je suis persuadé que la loi a été élaborée dans cet esprit. Il s'agissait de clarifier certains éléments pour permettre au juge de prendre toutes les précautions nécessaires. Maître Jakubowicz, vous vous êtes illustré dans une affaire mettant en cause de nombreux décideurs publics. Au moment où le tribunal concerné allait prendre sa décision, tout le monde s'inquiétait de la loi Fauchon qui venait d'être votée.

Me JAKUBOWICZ

J'avoue que par rapport aux autres intervenants, j'ai effectivement beaucoup de chance puisqu'il ne m'appartient pas de me livrer à un panorama toujours assez fastidieux de jurisprudence mais de me concentrer sur une décision émanant d'une juridiction fort éloignée de la Cour de cassation, puisqu'il s'agit d'une petite juridiction, le Tribunal correctionnel de Bonneville. Je vais me livrer à deux remarques préliminaires.

Premièrement, à une heure où beaucoup de critiques sont formulées à l'égard de la justice, je crois qu'il est important de souligner l'excellence de la justice rendue à Bonneville. A une heure où le juge d'instruction est souvent au centre des débats, il est important de rappeler que dans cette affaire le juge d'instruction a fourni un travail de qualité. Il s'agissait d'un dossier de 80 tomes, 23 CD Rom, seize prévenus, 258 parties civiles et d'un petit juge, dans une petite juridiction, qui s'en est plus qu'admirablement sorti. Je voudrais aussi souligner la qualité du travail accompli par le tribunal lui-même et plus particulièrement par son président. Qualifions le jugement de 632 pages d'une qualité trop rare. Cette justice a été entendue par la quasi-totalité des prévenus. Peu d'appels ont d'ailleurs été formés contre cette décision. Cette merveille de l'oralité des débats a permis aux victimes qui étaient présentes, de comprendre ce qui s'était passé, les rouages et le fonctionnement de notre justice.

Deuxièmement, la loi du 10 juillet 2000 ne constitue pas un obstacle à la condamnation en matière de délits non intentionnels. Et pourtant, le pire nous avait été prédit.

Je rappelle que la catastrophe du Mont-Blanc s'est produite le 24 mars 1999, c'est-à-dire avant la loi Fauchon. Des commentateurs nous faisaient ainsi remarquer que notre dossier n'avait que peu de chance d'aboutir à des condamnations ou même à des mises en examen. La veille de notre procès, certains ont cru bon de me rappeler l'existence de la loi Fauchon. Pourtant, trois mois d'audience ont abouti à ce jugement exemplaire.

Au terme de l'information et au moment du renvoi devant le tribunal correctionnel, personne n'avait instauré ce débat sur la loi Fauchon. L'appréciation in concreto est absolument indispensable et c'est la raison pour laquelle ce débat n'a pas eu lieu. Il appartenait au juge d'instruction au moment du renvoi de prendre position sur cette question. Dans cette affaire, était en question la réalité ou non de la circonstance aggravante résultant de l'alinéa 2 de l'article 221-6, à savoir s'il y avait donc une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement. S'agissant de la sécurité dans le tunnel du Mont-Blanc, il n'existait pas de texte ou de réglementation qui imposait des critères spécifiques de sécurité. En d'autres termes, le tunnel du Mont-blanc n'est pas un établissement qui reçoit du public. Ce point semble paradoxal et a été difficile à comprendre pour les victimes comme pour nos concitoyens. Cette circonstance aggravante n'a donc pas été retenue.

Je voudrais utiliser maintenant ce jugement comme cadre de ma réflexion. Quelle méthode y est employée s'agissant tout particulièrement de la loi Fauchon ? Dans un premier temps, le jugement rappelle les textes. Puis il est fait part de cette dualité entre lien de causalité direct et indirect. « Les faits générateurs de cette catastrophe étant nombreux et enchevêtrés, il convient tout d'abord de les répartir entre les deux catégories légales de causalité directe et indirecte. Or l'article 121-3 précité ne donne pas de définition précise de l'une ou l'autre des causalités. Le législateur renvoie donc aux tribunaux le soin de définir ces notions à l'occasion des affaires qui leur sont soumises ». A partir des éléments de fait, le tribunal nous donne alors les critères : « la cause directe étant celle qui engage le plus largement la responsabilité pénale de l'auteur de la faute, elle doit en application des principes d'interprétation stricte des textes d'incrimination, recevoir une interprétation rigoureuse ». Le tribunal définira ce qu'est en l'espèce la cause directe. Tous les faits générateurs, ne répondant pas exactement à cette définition, seront classés dans la catégorie des causes indirectes. A partir de là, comment se fait la césure ? Le tribunal prend comme point de départ un moment dans les faits, qui est la détection des premières fumées. Tout ce qui est concomitant et postérieur relève du lien de causalité direct ; tout ce qui est antérieur, y compris dans un laps de temps qui peut être fort éloigné, sera inclus dans un lien de causalité indirect. A partir de ces deux liens de causalité, le juge établit trois catégories.

· Deux prévenus seront retenus dans un lien de causalité direct, le chauffeur du véhicule à l'origine de l'accident et l'un des deux régulateurs, celui qui est aux machines.

· Au titre d'un lien de causalité indirect, deux personnes ont été relaxées. Elles n'avaient d'ailleurs pas été citées par le Parquet mais dans le cadre de citation directe des parties civiles. L'un n'a pas commis de faute et l'ancien président de l'exploitation française a commis une faute mais le lien de causalité est insuffisant. Trois prévenus sont condamnés au nom de la causalité indirecte. Le maire de Chamonix a été condamné et il a interjeté appel. Le président de la société d'exploitation française, qui est également retenu dans les liens de la prévention et une fonctionnaire du ministère des transports. Ce lien de causalité indirect est retenu autour de la notion d'accumulation d'imprudences et de négligences successives témoignant d'une impéritie prolongée. Il s'agit de la notion de diligence normale. Ce jugement se situe dans le bon sens élémentaire, à telle enseigne, que même si mon confrère n'est pas d'accord, son client a accepté le jugement rendu. Cette appréciation n'était donc pas aussi farfelue que ce qui peut apparaître à première vue. Indépendamment du maire, les deux autres ont accepté le jugement, sévère, prononcé à leur égard.

· Le tribunal a retenu pour tous les autres, directeurs d'exploitation, directeurs de la sécurité, l'un des régulateurs, une dualité de lien de causalité. Le tribunal affirme qu'il existe à la fois un lien de causalité indirect pour tout ce qui est antérieur avec des fautes caractérisées et des fautes simples au moment du drame. Une peine de six mois de prison ferme a été prononcée à l'occasion de cette décision. Je ne parle pas des personnes morales car à ce sujet la notion de lien de causalité est indifférente. Trois personnes morales ont été condamnées.

Il nous avait été prédit le pire du côté des victimes mais le pire n'est pas advenu. A partir du moment où les faits sont avérés, je ne vois pas en quoi la loi Fauchon serait une entrave au bon fonctionnement de la justice, à la condition de ne pas tomber dans cet excès qui consisterait à tout définir. Il faut laisser le juge apprécier la situation au regard des éléments de fait. L'émotion ne doit pas tout présider mais les élus doivent aussi en tenir compte. La loi Fauchon n'empêche pas les instructions. Il n'appartient pas au juge d'instruction de se prononcer sur la qualification des faits. En effet, ce travail revient au juge du fond. Le procès du tunnel du Mont-Blanc en est un exemple éclatant.

M. MASSOT

  • J'interviens très tardivement et je dois pourtant faire un retour en arrière car mon intervention se situe en amont de tout ce qui a été dit. Le Garde des Sceaux avait annoncé lors d'une question orale posée par le Sénateur Haenel, le 28 avril 1999, qu'elle allait créer un groupe de travail sur cette question de la responsabilité pénale des décideurs publics. Elle nous a adressé le 8 juin une lettre de mission demandant un rapport pour la fin de l'année 1999. Je me permets deux rectifications, par rapport à ce qui figure sur le titre de mon intervention et à ce qu'a dit M. le Premier Président de la Cour de cassation. Premièrement, ce groupe de travail ne se situait pas au sein du Conseil d'Etat, mais sa présidence en avait simplement été confiée à un président de section du Conseil d'Etat. Deuxièmement, nous ne nous sommes pas intéressés spécifiquement à la fonction publique mais à l'ensemble des décideurs publics, y compris les élus. Ce groupe comprenait deux magistrats administratifs, deux magistrats judiciaires, deux élus, un préfet et deux rapporteurs. Ce groupe a procédé à de très nombreuses auditions au long de l'été et de l'automne 1999 et il a remis son rapport le 16 décembre 1999. Ce rapport a été publié à la Documentation française dans la collection des rapports gouvernementaux.

Je ne conteste pas ce qu'a dit Monsieur Fauchon sur le caractère parallèle des deux démarches puisque lui-même a déposé sa proposition de loi le 7 octobre 1999. Je signale quand même que dès le 19 janvier 2000, le président du groupe de travail était auditionné par la Commission des lois du Sénat et je pense donc que le Sénat a estimé que notre travail avait quelque utilité pour son propre projet. Il y avait manifestement entre l'intention de la proposition de loi Fauchon et les propositions du groupe de travail une parfaite convergence sur trois objectifs :

· ne pas faire un texte propre aux décideurs publics mais un texte général ;

· séparer les cas où l'imprudence est la cause indirecte de ceux où elle est la cause directe, pour, dans le premier cas, exiger une faute plus grave ;

· mettre fin à l'assimilation de la faute civile et de la faute pénale puisque la faute civile n'a pas à être qualifiée.

Sur le dernier point, je rappellerai simplement que le Sénateur Fauchon et moi-même avons participé le 5 février 2000 aux entretiens de Saintes et qu'à cette occasion, le procureur général près la Cour de cassation a annoncé très clairement son intention de demander à la Cour de cassation de revenir sur l'assimilation de la faute civile et la faute pénale, qu'il a qualifiée de « stupidité ».

La version finale de la loi doit surtout techniquement au travail des Assemblées parlementaires en dialogue avec la Chancellerie et notamment avec le sous-directeur de la direction des affaires criminelles.

Nous avions aussi fait beaucoup d'autres propositions :

· cesser de créer sans cesse de nouvelles incriminations.

· améliorer la formation des juges répressifs au droit administratif et des élus et des fonctionnaires au droit pénal.

· développer d'autres formes de sanctions que la sanction pénale, comme par exemple la sanction disciplinaire pour les fonctionnaires (nous avions aussi proposé que les élus soient désormais justiciables de la Cour de discipline budgétaire et financière) ;

· améliorer le fonctionnement de la justice administrative, seule compétente pour statuer sur la responsabilité des agents publics lorsqu'est en cause une faute de service.

Je dois dire avec satisfaction que, sur le dernier point, nous avons en partie été entendus car peu de temps après, la loi sur les procédures d'urgence devant la juridiction administrative a été adoptée et a montré toute son efficacité.

En ce qui concerne les décideurs publics, c'est-à-dire les maires, les enseignants ou les préfets, les décisions rendues depuis la loi montrent qu'un juste équilibre a été atteint. Des exemples très concrets ont été fournis, notamment dans le cas de deux maires ou de deux instituteurs.

Je prendrai pour conclure les propos d'un article de Madame Commaret dans la Gazette du Palais de 2004 : « Si elle rend plus exigeante la démonstration juridique de la consistance de la faute et de la nature du lien causal, en tant que critères discriminants et si elle a abouti à une limitation des excès de la pénalisation de la vie sociale, qui n'exclut nullement la réparation du dommage au plan civil, la loi Fauchon n'a pas, fort heureusement, conduit à une impunité corporatiste choquante dont ne bénéficieraient que certaines catégories de décideurs ».

Me TEISSONNIERE

Mon intervention se situe dans un cadre plus large que celui des seuls accidents du travail. Elle inclut également les maladies professionnelles. C'est plus précisément sur cette question qu'elle est en effet centrée. Elle portera sur les affaires de l'amiante, sur le risque nucléaire, les métaux lourds, les éthers de glycol, la dioxine, et plus généralement sur le risque chimique ou ce que le livre II du Code du travail inclut dans la catégorie des CMR, c'est-à-dire les cancérogènes, les mutagènes et les reprotoxiques. Plus que la question classique des accidents du travail, c'est cette question des contaminations, des intoxications et des irradiations qui me pose problème au regard de la rédaction de la loi du 10 juillet 2000. Ce point de vue particulier me laisse penser que, dans le domaine général du dommage corporel, il serait nécessaire de modifier la loi pour mieux prendre en compte ce qui pourrait prendre la succession des risques mécaniques dans la période à venir. En effet si le contentieux des risques mécaniques est amené à durer, cependant, dans les affaires soulevées devant les tribunaux, les risques nouveaux vont poser au droit des questions nouvelles. Je m'interroge à ce propos sur la rédaction de la loi du 10 juillet 2000, qui ne semble pas forcément appropriée. Les accidents mécaniques, depuis le début de l'époque industrielle, ont considérablement influencé la loi et la jurisprudence, au travers de l'interprétation des textes sur les accidents du travail, de la circulation, et les accidents de transport. De la même manière, ces « risques industriels nouveaux », je veux parler des intoxications, contaminations et irradiations, posent de nouvelles questions au droit. C'est la raison pour laquelle, j'estime qu'adoptée à contre-courant de l'évolution des contentieux, la loi du 10 juillet 2000 présente un caractère intempestif. Elle arrive à un mauvais moment en traitant les problèmes dans le mauvais sens. Pourtant on pourrait prendre de nombreux exemples d'inadaptation de nos textes face à l'émergence des risques nouveaux : l'incrimination de l'atteinte involontaire à l'intégrité physique, article 222-19 du Code pénal, prévoit comme condition de cette infraction une incapacité temporaire de trois mois. En prenant l'exemple des éthers de glycol, il est possible de remarquer que ces solvants n'ont pour effet le plus certain que de rendre infertiles les personnes qui y sont exposées. Or, cette infertilité n'entraîne aucune incapacité temporaire totale. Nous sommes donc ici confrontés à une catégorie de préjudice considérable, pour des fautes qui potentiellement sont extrêmement importantes, mais qui ne trouvent pas d'incrimination correspondante. Je pourrais aussi citer les dizaines, voire les centaines d'enfants qui vivent au voisinage d'usines comme Métal Europe ou Métal Blanc et qui ont dans le sang des taux de plombémie extrêmement importants. Le saturnisme des enfants n'entraînera pas d'incapacité temporaire totale mais une perte de quotient intellectuel de 4, 5, 6, 7 points, ce qui constitue un préjudice considérable, ne trouvant pas d'incrimination correspondante dans le Code pénal.

Hans Jonas, philosophe allemand, auteur d'unouvrage remarquable intitulé « Le principe responsabilité » définit l'accident classique comme celui dans lequel la question de l'auteur ne se pose jamais. Effectivement, sur la scène du crime, j'entends ce terme au sens le plus large , entre le choix fait par l'auteur, la mise en oeuvre de ce choix et le résultat, c'est-à-dire le dommage, il existe une unité de temps et de lieu. La question de l'auteur ne se pose jamais. Dans les nouveaux risques industriels, la question de l'auteur se pose toujours. L'auteur et la victime ne se côtoient jamais sur la scène du crime. Le nouveau risque industriel est le royaume de prédilection de l'auteur indirect. Au moment où ce « nouveau risque industriel » prend l'importance que l'on constate au travers des affaires de l'amiante et d'un certain nombre d'autres affaires de même nature, il me semble que le danger que présente la loi du 10 juillet 2000, consiste à privilégier le coupable de proximité au moment même où l'auteur principal des faits est un auteur éloigné de la scène du crime. C'est la critique essentielle que je porte à la loi Fauchon, tout en reconnaissant précisément dans ce type de contentieux, qu'une modification des textes anciens était nécessaire. J'ai toujours considéré que nous ne pouvions pas, au moment où la loi du 10 juillet 2000 est intervenue, laisser la situation en l'état. Je pense qu'il était nécessaire de procéder à une évolution législative. Pour donner un exemple, dans l'affaire de l'amiante, les responsabilités pour les victimes d'aujourd'hui peuvent se décliner sur plusieurs décennies. Nous avons donc des catégories entières de responsabilités révélées par la non-application du décret de 1977, qui s'est d'ailleurs par la suite avéré insuffisant pour protéger les victimes. Si ce décret avait été appliqué, sans supprimer la catastrophe de l'amiante, il en aurait considérablement réduit les effets. Ainsi parmi les responsables, il est possible d'identifier des industriels ayant eu un comportement punissable au regard d'un décret insuffisantmais également les institutions de veille sanitaire comme l'IRNS, la médecine du travail, l'Inspection du travail et la Caisse régionale d'assurance maladie chargée de la prévention. Comment devant une telle multitude d'acteurs et dans une affaire aussi complexe organiser un procès ? Il est nécessaire d'établir une hiérarchie dans les comportements fautifs pour pouvoir retenir les responsabilités déterminantes et éviter une dilution de la responsabilité, qui risquerait d'entraîner une absence de responsabilité. C'est la raison pour laquelle je n'étais pas contre le principe de départ de la loi Fauchon. Il fallait introduire des éléments discriminants permettant de retenir les responsabilités essentielles et d'écarter ce qui, finalement, aurait contribué à rendre la situation confuse et à diluer les responsabilités. Cependant, je pense que ce critère de sélection n'a pas été le bon pour les raisons que j'indiquais tout à l'heure. A l'heure où les causes indirectes, dans ces catégories de contentieux, constituent les causes déterminantes, elles sont dans une certaine mesure repoussées au second rang, au profit des causalités directes. A partir de là, je pense que le choix qui a été retenu ne contribue pas à faciliter la recherche des responsabilités principales dans ce type de contentieux. Je m'interroge toujours sur le fait que nous ayons répondu dans une même loi à des questions extrêmement différentes. La différence entre le décideur public et l'employeur réside dans le fait que le décideur public n'a pas le pouvoir de licencier ses administrés. Une question de responsabilité ou d'autorité liée au pouvoir hiérarchique intervient dans un cas mais pas dans l'autre. Ainsi, il me semble difficile de proposer une solution globale pour régler la totalité des problèmes, dans la mesure où la discrimination qui apparaît souhaitable dans un cadre n'est pas forcément la plus pertinente dans l'autre.

M. BOUJU

Un certain nombre de points ont déjà été abordés. Je ne vais donc pas les détailler. Je vous parle depuis l'observatoire des risques juridiques des collectivités territoriales. Il s'agit d'une structure née de la convergence de deux interrogations. La première est celle des élus et des fonctionnaires qui constataient, à leur détriment, que la pénalisation de la vie publique était une réalité qui les touchait dans leur exercice quotidien de leurs missions. La deuxième interrogation est celle d'un assureur, plutôt spécialisé dans les collectivités territoriales, la SMACL, qui constatait que la protection juridique des élus était particulière dans le sens où il n'y avait pas de coïncidence entre le périmètre du risque exprimé et la capacité qu'avait l'assurance d'apaiser ce risque lorsque des évènements se produisaient. L'assurance ne pouvait pas prendre en compte les amendes et les dégâts collatéraux de la mise en cause des fonctionnaires. De ces deux interrogations est née cette idée de créer un observatoire qui permettrait de regarder et d'étudier l'évolution de ce contentieux pénal pour les élus et les fonctionnaires, mais aussi d'essayer de repérer les zones d'ombre dans leurs missions et dans leurs fonctions au quotidien qui les mettaient en danger. Il s'agissait ainsi d'essayer, dans un débat entre élus et fonctionnaires, d'examiner cette situation avec eux et de voir dans quelle mesure, des mesures préventives pouvaient être prises, le but étant de les rendre un peu plus sereins dans l'exercice de leur mission.

En ce qui concerne la loi Fauchon, ces interrogations ont apporté un élément significatif dans l'évolution de ce contentieux pénal. Je vais vous fournir quelques chiffres pour illustrer la situation des élus de notre point de vue. Le contentieux des violences involontaires représente un peu moins de 10 % du contentieux pénal qui touche les élus. Si on y ajoute les contentieux qui sont liés à l'urbanisme et à l'environnement, le contentieux pénal global pour les violences involontaires représente moins de 15 % du contentieux global. Il se trouve très loin derrière les manquements au devoir de probité, qui représentent environ 44 % des mises en cause. Rappelons quand même que les mises en cause pour manquement au devoir de probité n'impliquent pas forcément une malhonnêteté systématique des élus. Le contentieux des violences involontaires est donc modeste mais très sensible du point de vue de la mise en cause, moment privilégié où tout bascule et où dans la tête de leurs concitoyens le mal est fait. Dans le cas d'une mise en cause pour violence involontaire, l'élu apparaît déjà à moitié comme un assassin auprès des électeurs.

Sur le plan statistique, si l'on se réfère aux cinq années qui ont précédé la loi Fauchon et les cinq années qui ont suivi, une nette diminution des mises en cause des élus, de l'ordre de 36 % dans la deuxième période, est à observer. Le même phénomène peut être souligné dans le taux de condamnations, qui a sensiblement diminué à la suite de la loi Fauchon. En revanche, il faut noter que le phénomène de pénalisation de la vie publique a connu un pic très important dans les années 1994-1995 et a constitué un électrochoc qui a permis de prendre conscience d'un certain nombre de phénomènes et débouché également sur la mise en place des moyens de prévention de nature à alerter les adhérents sur des conduites qu'il ne fallait pas faire perdurer, ou du moins à les alerter sur les risques qu'ils encouraient.

Néanmoins, de l'analyse des arrêts, il semble que cette diminution de la pénalisation laisse pourtant les élus perplexes et n'apaise pas leur angoisse. En tant qu'auteurs indirects, le périmètre de possibilité de mise en cause des maires reste en effet extrêmement large, alors que les moyens de prévention apparaissent toujours aussi réduits et incertains. Par ailleurs, il n'est pas aisé pour un élu de déduire des manquements relevés, les comportements précis à adopter. Il existe un certain décalage dans le temps entre le moment où l'élu est confronté à un problème à régler de toute urgence dans sa municipalité et le moment où le juge examine les faits. En effet, si dans des circonstances d'urgence, l'élu peut avoir l'impression d'avoir pris les mesures suffisantes, la situation s'intègre dans des perspectives différentes devant le Tribunal. Les manquements prennent un relief, que l'environnement judiciaire et la présence de victimes rendent tout à fait impardonnables. Le sentiment d'angoisse semble donc toujours aussi grand. Cette situation fait naître le risque de l'adoption d'une attitude un peu fataliste, qui est préjudiciable à l'exercice de la prévention. La pénalisation de la vie publique témoigne aussi d'une dichotomie, qui existe entre le risque insensé que le citoyen est capable de prendre individuellement et l'extrême degré de sécurité et de prévision exigé par ce même citoyen envers les collectivités ou de ceux qui l'administrent. Prenons garde à ce que la mise en cause des pouvoirs publics et de leurs représentants ne soit pas pour les preneurs de risque insensés le moyen de faire oublier leurs propres turpitudes. Il est important que le citoyen comprenne qu'il a une part dans ce risque et qu'il doit être responsabilisé. Les victimes doivent certes recevoir une juste indemnisation de leur préjudice. Cependant, cette réparation ne doit pas se faire au détriment d'une compréhension des circonstances qui ont conduit aux accidents, clarification nécessaire pour mettre en évidence les moyens de prévention afin d'éviter que de tels incidents se reproduisent dans l'avenir. De fait, certains ont évoqué dans ces cas cités, une logique sacrificielle bien connue des anthropologues du droit. Nous ne nous situons plus ici dans le domaine de la loi Fauchon mais dans un débat de société.

Mme COMMARET

Accepter d'intervenir à ce moment précis de la journée présente, pour reprendre une certaine phraséologie qui convient aujourd'hui, un certain nombre de risques que je ne pouvais ignorer. Risques de redites inutiles notamment, puisque nous avons eu la chance ce matin d'entendre les interventions du président Cotte et de ces grands témoins qui ont chacun avec leur propre sensibilité, leur propre perception des choses, rappelé les objectifs et les enjeux de la réforme de l'imprudence punissable, les interrogations des élus, des professionnels concernés, des victimes, les ruptures mais aussi les continuités que son application jurisprudentielle a révélées. Alors nous nous trouvons au sommet de la bosse, c'est-à-dire à ce moment précis où le skieur déplace le poids du corps pour se placer sur le ski aval, autrement dit passer du bilan aux perspectives. Je crois que je prendrai le parti d'éluder toute tentative de synthèse, au demeurant vouée à l'échec, d'une matinée riche d'enseignements à tous égards, pour concentrer mon propos sur quelques réflexions « passerelles », qui vont s'ordonner tout naturellement autour des deux ou trois questionnements qui ont sous-tendu, plus ou moins clairement, les propos échangés ce matin et qui constituent les problématiques majeures du droit pénal spécial. A-t-on évité le risque d'inégalité de traitement que porte en germe toute dépénalisation partielle ? La sécurité juridique et la prévisibilité du droit de l'imprudence punissable sont-elles aujourd'hui totalement garanties ? Les condamnations encourues ou prononcées sont-elles efficaces et proportionnées à l'échelle de gravité des fautes d'imprudence reprochées ?

De toutes ces interrogations, revient en boucle, sans doute parce que toute réponse négative heurterait les principes constitutionnels affirmés par les articles 1 er et 5 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, celle qui concerne le risque d'inégalité, inégalité de traitement entre personnes morales de droit public et de droit privé, inégalité entre lampistes et décideurs, risque d'inégalité entre chefs d'entreprise et élus, entre prévenus et partie civile.

I - A-t-on évité le risque d'inégalité de traitement que porte en germe toute dépénalisation partielle ?

Retenus par la manche par d'éminents publicistes, les auteurs de la réforme des délits non intentionnels n'ont pas souhaité traiter de la même manière les personnes morales de droit privé et les personnes morales de droit public.

Si les premières ne bénéficient d'aucune immunité, pouvant être sanctionnées pour la moindre poussière de faute, les secondes bénéficient d'un régime particulier. Parce qu'il est titulaire de la puissance de juger, l'Etat ne serait être attrait devant le juge pénal. Quant à la notion de délégation de service public, notion familière au juge administratif, elle cantonne la responsabilité pénale des collectivités territoriales et de ses groupements. Légalistes, les juges de l'ordre judiciaire se sont tout naturellement inspirés de la définition, du contenu et de la notion de la délégation de service public donnée par le Conseil d'Etat, puis par la loi MURCEF pour délimiter le champ de la responsabilité pénale des collectivités territoriales, à l'aune de leurs activités délégables. L'irresponsabilité pénale de l'exercice du pouvoir réglementaire, l'indélégabilité du pouvoir d'organisation des activités d'enseignement ou périscolaires, dont disposent les collectivités territoriales, tout cela était parfaitement prévisible puisque d'ores et déjà exprimé fortement dans les décisions ou avis du juge administratif comme dans les circulaires ministérielles.

Comment expliquer alors ce sentiment de malaise ? Le président Pélissard s'interrogeait ce matin sur l'opportunité d'une mise en jeu de la responsabilité pénale de l'Etat. Je crois que ce malaise vient de ce que l'exclusion, hors du champ pénal des activités régaliennes, décentralisées ou non, apparaît aujourd'hui en termes de stricte égalité, comme peut-être, une frilosité de la loi du 10 juillet 2000. Quels motifs suffisamment forts justifient en effet, que l'on puisse engager aujourd'hui sans la moindre limitation et pour l'ensemble de leurs activités, la responsabilité pénale d'un collège, d'un lycée, d'une université, d'un centre communal d'action sociale ou d'un hôpital public ou encore celle de n'importe quelle institution ou clinique privée, mais non celle d'un Conseil général ou d'une ville, dans les domaines de la santé ou de l'enseignement ? Ce sentiment d'injustice ou de déséquilibre n'est-il pas en train de se creuser, d'une part en raison de l'affirmation de l'inaction fautive des pouvoirs publics et de l'Etat dans certaines décisions judiciaires - et je pense bien entendu au non-lieu de Dunkerque -, d'autre part en raison de la disparition depuis le 1 er janvier 2006 du principe de spécialité, qui avait été retenu lors de la refonte du Code pénal, disparition qui augmente de manière exponentielle le risque pénal encouru par les entreprises, tandis que demeurent en place les paravalanches protecteurs des collectivités locales, d'autant que la mise en jeu plus large de la responsabilité des personnes morales permettrait d'éviter peut-être la difficulté qu'évoquait ce matin Maître Teissonnière, difficulté créée par la mobilité et la succession des décideurs. Faut-il abroger cette référence à la délégation de service public, source d'immunité pénale ? C'est l'une des questions qui se pose. Force est de constater tout de même et de manière raisonnable, que le législateur lui-même n'a pas osé abandonner cette référence aux activités délégables lors de l'examen et du vote de la loi du 9 mars 2004.

A largement été évoquée ce matin une autre critique adressée au législateur et au juge soupçonnés de favoriser la dépénalisation des comportements fautifs au seul profit de quelques décideurs ciblés et je crois qu'a été parfaitement balayée la critique adressée à ces derniers de ne poursuivre et de ne condamner que les lampistes.

Une autre source d'inégalité résiderait alors dans la différence de traitement réservée aux décideurs qu'ils soient publics ou privés. On entend notamment dire par les chefs d'entreprise que malgré les distinctions opérées par la loi Fauchon, ils n'ont, quant à eux, nullement bénéficié de la dépénalisation, contrairement aux décideurs publics. Il est vrai que ce déséquilibre existe car, au-delà de la volonté affirmée par le gouvernement, comme par le législateur, de ne pas affaiblir la répression dans les domaines emblématiques de la sécurité routière ou de la sécurité au travail, l'exigence d'exemplarité à l'endroit des chefs d'entreprises prend d'abord sa source dans le contenu même du code du travail, avec à la fois l'article L263-2, texte de portée générale qui pose le principe de leur responsabilité personnelle en matière d'hygiène et de sécurité et une réglementation détaillée et précise, érigeant en infractions de nombreux manquements à ces obligations de prudence ou de sécurité. Pour le droit du travail et le droit pénal, sauf délégation exprès de pouvoir, l'employeur est personnellement astreint, sous peine de sanction, à évaluer les risques, à les prévenir dans les formations, les informations et les protections appropriées, et à veiller à l'utilisation effective et constante des dispositifs de sécurité mis en place. Au demeurant, l'exigence exprimée par la loi de 1996, dont le président Pélissard rappelait la nécessaire conjugaison avec la loi de 2000, amène à distinguer l'importance de l'imprudence fautive en tenant compte des missions ou des fonctions, des compétences, des pouvoirs, des moyens dont dispose celui à qui est reproché cette faute. En effet, il n'ignore pas que les décideurs privés choisissent généralement leurs collaborateurs, qu'ils ont le pouvoir de s'en défaire en cas de faute grave ou lourde et qu'ils fixent librement la part du budget consacrée aux mesures d'hygiène et de sécurité. En revanche, tel n'est pas le cas des élus et décideurs publics, dont les responsabilités tous azimuts sont plutôt exposées dans des textes de portée générale. De plus, ils trouvent leurs équipes techniques en place et sont astreints pour des raisons d'annualité budgétaire et de continuité du service public à des choix financiers drastiques dans le cadre d'un budget, dont ils ne maîtrisent pas toutes les recettes. Reste cependant à souligner et c'est infiniment rassurant, que le juge traite de manière identique les élus et les agents publics qui exercent en régie des activités analogues à celles des chefs d'entreprises et qui nous ramènent au respect, à missions égales, d'une stricte égalité devant la loi.

On entend dire aussi du côté des victimes que la mise en jeu de la responsabilité pénale des décideurs publics ou des chefs d'entreprise demeure trop difficile, notamment dans le domaine des maladies professionnelles ou des risques chimiques. Il est vrai que les difficultés de preuve sont multiples, du fait du temps de latence des maladies, de la mobilité et surtout de la nécessité impérative en droit pénal d'établir d'une part un lien certain entre la faute et le dommage et d'autre part une connaissance précise du risque et des mesures de prévention qu'il impose. Contrairement à certaines idées reçues, véhiculées parfois jusqu'à un cénacle voisin, la loi Fauchon n'est en rien responsable de ces difficultés de charge de la preuve inhérentes à tout procès pénal. La nécessité de la démonstration par l'accusation d'une faute et d'un lien de causalité préexistaient à la loi du 10 juillet 2000 et lui survivront le cas échéant.

Plus sérieusement se pose la question de la recevabilité devant la Cour de cassation des parties civiles contre les arrêts de non-lieu rendus dans les grandes affaires de santé publique ou d'accidents collectifs. L'une des dispositions du Code de procédure pénale pose en principe que n'est pas recevable, en dehors d'exceptions strictement définies, le pourvoi formé par une partie civile contre un arrêt de non-lieu, lorsque ce pourvoi n'est pas accompagné d'un recours du ministère public. Cette limitation a été approuvée par la Cour européenne de Strasbourg dans l'arrêt Berger de décembre 2002. C'est bien la raison pour laquelle la Chambre criminelle a pu, grâce au pourvoi du procureur général de Paris, examiner les qualifications juridiques successivement envisagées dans l'affaire du sang contaminé, mais qu'elle n'a pu le faire, faute de pourvoi du procureur général de Douai, à propos des dégâts humains causés par l'amiante. Cette impossibilité de saisine de la Cour suprême pour un ultime contrôle de légalité peut paraître choquante dans des affaires aussi lourdes de conséquences sur le plan humain. Comment remédier à ce problème dès lors qu'une évolution jurisprudentielle est aujourd'hui improbable ? Il n'est guère que deux solutions qui peuvent au demeurant se cumuler. La première passe par des instructions écrites de politique pénale adressées aux procureurs généraux pour leur demander de former systématiquement un pourvoi dans les affaires dans lesquelles la décision de non-lieu a été rendue contre leur propre avis. Elle est simple à mettre en oeuvre et elle ne coûte rien. La seconde suppose une réécriture de l'article 575 du Code de procédure pénale, réécriture extrêmement délicate, tant est grand le risque d'engorgement de la Chambre criminelle et sa transformation en 3 ème degré de juridiction. Peut-être pourrait-elle prendre la forme, comme l'a suggéré mon ami Robert Finielz devant la commission d'information de l'Assemblée nationale, d'une dérogation exprès et strictement limitée à la prohibition du pourvoi en faveur d'associations ou de fédérations régulièrement déclarées depuis plus de cinq ans, qui se sont constituées parties civiles dans la procédure concernée et dont l'objet statutaire est la défense, soit des intérêts des victimes d'accidents collectifs, soit des intérêts des victimes d'accidents du travail ou de maladies professionnelles. J'y suis personnellement favorable avec une extension des effets de la cassation éventuellement prononcée, au profit de chacune des victimes prise isolément.

II - La sécurité juridique et la prévisibilité du droit sont-elles aujourd'hui garanties ?

Toute réforme d'envergure, et la loi du 10 juillet 2000 en fut incontestablement une, porte cette interrogation tant que l'utilisation de notions nouvelles n'a pas été éprouvée au ban du prétoire. Je crois qu'il faut ici distinguer, bien qu'innovants dans le domaine pénal, certains choix opérés par le législateur étaient déjà parfaitement balisés juridiquement. J'ai évoqué l'activité délégable. Je pourrais aussi évoquer le concept de causalité adéquate que la doctrine avait largement défini et qui est constamment appliqué par le juge administratif à propos des dommages d'ouvrage ou de travaux publics. Plus imprévue sans doute fut, et le président Cotte en a longuement parlé ce matin, l'influence du concept de facteur déterminant dans l'affirmation jurisprudentielle de l'existence d'un lien causal direct. Les débats parlementaires et la circulaire d'application de la loi du 10 juillet 2000 avaient défini de manière très restrictive la causalité directe, comme la cause immédiate ou exclusive du dommage et l'interprétation jurisprudentielle a été incontestablement plus audacieuse, puisqu'elle tient pour inopérante l'existence de fautes concurrentes, et notamment celle de la victime, la survenance de phénomènes naturels, imprévisibles ou l'état de santé déjà opéré d'un malade. En effet, la Cour de cassation considère que le lien de causalité est direct, non seulement chaque fois que l'imprudence et la négligence reprochées apparaissent soit comme la cause unique et exclusive, soit comme la cause immédiate du dommage, mais aussi chaque fois que le comportement fautif relevé constitue le facteur déterminant de l'atteinte à l'intégrité physique de la personne. Il s'agit d'une conception dynamique de l'enchaînement causal, mais dans ce domaine comme dans tous les autres, il nous faut, en tant que magistrats, constamment maîtriser le positionnement du curseur.

Reste le concept de faute caractérisée, objet non identifié du droit positif, jusqu'à la loi du 10 juillet 2000. Le juge connaissait la faute lourde du droit administratif, la faute inexcusable du droit social, la mise en danger délibérée du droit pénal spécial et voilà que, plutôt que de faire son marché dans ce panel de fautes, le législateur en a créé une autre de toute pièce. Nos hôtes d'aujourd'hui me pardonneront cette impertinence, mais un tel qualificatif, de compromis, tient plus de la devinette que de la précision attendue de la loi. Les juges ont été placés devant l'obligation de distinguer la faute caractérisée de celle qu'ils connaissaient déjà. Je crois que l'on peut dire que ce qui paraît prédominer aujourd'hui dans l'interprétation de la faute caractérisée, est « l'assimilation à la faute lourde, dans ses deux définitions possibles, l'erreur unique et grossière qu'un professionnel avisé ne commet pas ou bien alors une série de négligences et d'imprudences qui entretiennent chacune un lien de causalité certain avec le dommage et dont l'accumulation permet d'établir l'existence d'une faute d'une particulière gravité dont ses auteurs ne pouvaient ignorer les conséquences », pour reprendre les termes d'un arrêt de la Cour d'appel de Rennes, récemment approuvé par la Cour de cassation. Cette faute se rapproche donc de la faute personnelle du droit administratif mais elle est plus large.

Quant à moi, je me demande si le moment ne serait pas venu pour la Chambre criminelle, dans sa mission régulatrice, de passer du simple contrôle de motivation au contrôle de qualification, qu'elle exerce notamment pour vérifier la nature du lien causal en matière de blessures et d'homicide involontaires. Contrôle plus lourd qui seul permettrait une approche harmonisée par les Cours d'appel d'une notion que le législateur a nommée sans véritablement la définir.

III - Les condamnations encourues ou prononcées sont-elles efficaces et proportionnées à l'échelle de gravité des fautes d'imprudence reprochées ?

Je voudrais maintenant évoquer la question des pénalités applicables. Le Droit pénal est un outil de répression et surtout de prévention des actes de délinquance. Cela me semble particulièrement vrai dans le domaine des délits non intentionnels, où la socialisation du risque, ajoutée à l'assurance de responsabilité, laisse au seul droit répressif le soin de stigmatiser les responsabilités avérées et par voie de conséquence leurs auteurs. Ces deux missions ne peuvent être simultanément exercées à bonne fin qu'avec une palette suffisamment large de sanctions susceptibles d'être prononcées contre les auteurs des délits non intentionnels. Le président Massot a fait allusion à l'usage éventuel des sanctions disciplinaires vis à vis des agents publics et l'on peut se demander si les amendes encourues par les personnes morales sont suffisamment dissuasives au regard du profit économique tiré de la poursuite de l'utilisation d'installations, d'outils, de techniques dangereux pour l'homme et pour l'environnement.

Il est aussi possible de s'interroger sur les peines complémentaires susceptibles d'être prononcées à l'endroit de ces mêmes personnes morales. Je crois que la palette est trop étroite, malgré les apparences, pour répondre à la mission de prévention du droit répressif. Certaines peines peuvent, certes, être prononcées aussi bien à l'encontre des personnes physiques que des personnes morales comme l'interdiction d'exercer l'activité dans l'exercice de laquelle l'infraction a été commise. D'autres peines, comme la fermeture provisoire ou définitive de l'établissement, sont difficilement applicables car elles sonnent l'arrêt de mort de l'entreprise et présentent de ce fait un coût socio-économique non négligeable. En ce qui concerne le placement temporaire de la personne morale sous surveillance judiciaire, peine moins brutale, aucun texte n'a encore prévu les modalités de paiement du mandataire de justice chargé de la mission de surveillance, ce qui apparaît donc rédhibitoire. Au demeurant, la seule énonciation de ces peines complémentaires témoigne de leur relative inapplicabilité aux personnes morales de droit public chargées d'un service public. Ne conviendrait-il pas d'étendre l'usage des peines probatoires pour permettre l'ajournement du prononcé de la peine avec injonction de faire chaque fois que l'infraction non intentionnelle est basée sur la violation d'une obligation déterminée, ou bien multiplier, à l'instar de ce que l'on trouve dans le code de l'environnement, la possibilité de fixer judiciairement les mesures à prendre pour prévenir la récidive et le délai dans lequel elles doivent être exécutées sous peine d'astreinte ou de fermeture ?

Alors faut-il abroger la loi Fauchon comme certains le suggèrent ? De mon point de vue, c'est une loi innovante avec un bilan globalement positif bien qu'extrêmement délicate à appliquer. Elle demeure source d'interrogations renouvelées en termes d'égalité, de prévisibilité et d'efficience, sans doute parce que dans une société confrontée à de nouveaux risques et soucieuse de les prévenir, ou de les réparer, elle est au coeur des équilibres toujours précaires mais indispensables entre responsabilité pénale, responsabilité civile et solidarité nationale. Il me semble que les évolutions nécessaires se trouvent surtout à sa périphérie dans l'adaptation des choix opérés lors de la mise en jeu de la responsabilité pénale des personnes morales et du droit d'accès au juge de cassation, comme dans le maintien, voire la promotion d'une plus grande vigilance dans le contrôle de la pertinence des choix jurisprudentiels.

Perspectives

Table ronde :

Participent à la table ronde :

Pierre FAUCHON, Sénateur du Loir-et-Cher

Pierre-Yves COLLOMBAT, Sénateur du Var

René DOSIÈRE, Député de l'Aisne

Daniel SOULEZ-LARIVIÈRE, avocat

Didier REBUT, professeur de droit

Intervention de M. Pascal CLÉMENT, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

La table ronde est animée par Hugues PORTELLI, Sénateur du Val d'Oise, professeur de droit

M. FAUCHON

C'est un plaisir et en même temps un risque de se trouver à nouveau rapporteur dans cette matière, c'est-à-dire en quelque sorte à mi-route entre les réalités du terrain, les problèmes conceptuels et la décision à laquelle il faut tout de même essayer d'aboutir. Chargé d'intégrer, vaille que vaille, et tant bien que mal, le nécessaire, le souhaitable et le possible, exercice évidemment malaisé mais extrêmement stimulant, j'ai été ravi d'entendre les bilans qui ont été dressés par les plus capables de les établir.

Depuis ce matin, j'ai été spécialement content de voir que le leitmotiv des premiers mois et des premières années, consistant à affirmer que cette loi avait pour objet de déresponsabiliser les maires et d'accabler les lampistes, avait été évacué. Il suffit d'examiner la jurisprudence, spécialement celle du Mont-Blanc, pour voir que ces craintes ne se sont pas concrétisées dans les faits, que c'est finalement le lampiste qui a été le moins condamné, et que ce sont au contraire les responsables plus ou moins lointains, qui ont été assez lourdement touchés. Nous avons évacué cette critique, qui a quand même fait l'objet d'un livre tout entier et qui traîne encore actuellement dans la presse.

Nous avons rédigé cette loi dans des termes assez généraux. Nous avons généralement préféré utiliser des termes du sens commun, termes que nous comprenons bien. Certains regrettent que nous ne précisions pas la signification de la faute caractérisée alors qu'il s'agit d'un terme de sens commun. Nous continuons de penser que dans les lois, il est préférable d'utiliser un langage assez clair et simple, de manière à laisser le large champ de responsabilité qui convient à la jurisprudence, puisqu'il est bien évident que dans une matière aussi foisonnante, dans laquelle des problèmes nouveaux apparaissent sans cesse, notamment avec les grandes pollutions et les grands dangers liés aux nouvelles technologies et aux produits nouveaux, personne ne peut prétendre tout définir avec des textes qui n'en finissent pas et qui de toute façon se révèlent difficilement applicables. Nous faisions confiance à la jurisprudence et tout ce qui a été dit et fait depuis cinq ans nous confirme dans l'idée que nous avons eu raison de le faire.

Notre idée était claire. Il s'agissait premièrement, de mettre fin à la confusion entre la responsabilité civile et la responsabilité pénale. Deuxièmement, il s'agissait de démontrer que le vieux principe, selon lequel il n'y pas de délinquance sans volonté de commettre un délit, devait rester le principe général et que, s'il était nécessaire, pour des raisons de sécurité publique, d'admettre que l'inattention et l'imprudence étaient délictueuses, cela ne devait être accepté que de manière exceptionnelle, contraire au principe de base précité.

Nous n'avons jamais imaginé créer une situation de déresponsabilisation. La distinction entre la causalité directe et la causalité indirecte nous a semblé constituer le meilleur moyen de mettre à part la question de la délinquance routière. Nous ne voulions pas risquer, en quoi que ce soit, d'abaisser la menace qui pèse sur tout un chacun dès lors qu'il est au volant. Nous avons donc été contents de constater que la Cour de cassation avait bien compris notre démarche, puisque dans ce type d'affaires, elle a retenu l'idée qu'elle était en présence de causalité directe et que donc la moindre faute pouvait générer la responsabilité pénale.

Mon nom est commode et facile d'accès car il évoque la célèbre épicerie Fauchon et je « porte le chapeau » tantôt avec honte, tantôt avec une pointe de satisfaction. Mais en réalité, il faudrait l'appeler la loi Dosière, Fauchon, Guigou. Le président Poncelet et le président Larché ont aussi joué un rôle important dans la conception de cette loi. De plus, ce débat a pris de l'ampleur grâce à l'intervention des associations de victimes, qui ont pris conscience de la gravité des enjeux. Enfin, le gouvernement s'est saisi de cette affaire et Madame Guigou a joué un rôle déterminant. Nous sommes arrivés à parvenir à une synthèse comprenant trois composantes, le Parlement avec ses deux Assemblées et le gouvernement. Cette loi constitue un bon exemple de coopération entre les trois pouvoirs et il serait judicieux de s'en inspirer parfois dans d'autres domaines.

Retournons à mon sujet qui est de me tourner vers l'avenir et de savoir ce qu'il faudrait faire pour améliorer la situation que la loi a voulu organiser. Bien entendu, il ne s'agit pas de changer la loi pour soulager les personnes qui n'ont pas obtenu satisfaction dans telle ou telle décision de justice. Il ne faut d'ailleurs pas confondre l'appréciation, qui appartient aux tribunaux et qui n'est qu'une application d'une loi et le texte lui-même. Le dernier mot de la justice n'appartient qu'au juge.

Les associations très actives des victimes de l'amiante ont tendance à se réfugier dans cet idéal, qui consiste à penser que le fait de changer la loi améliorerait les choses. Je crois qu'elles font fausse route.

La question est de savoir si les évènements qui se sont produits dans l'affaire de l'amiante constituent ou non une « faute caractérisée ». Il se trouve que des juridictions d'instruction ont, selon moi, un peu confisqué et même préempté l'autorité du juge du fond. Ils ont décidé qu'il n'y avait pas lieu de statuer selon la formule : « les éléments n'étaient pas réunis ». J'ai tendance à penser que les éléments étaient réunis et qu'il n'appartenait pas aux juridictions d'instruction d'apprécier si les éléments ainsi réunis constituaient ou non une faute caractérisée. Il s'agit de transmettre au juge du fond pour qu'il décide, selon son intime conviction, s'il se trouve en présence ou non d'une faute caractérisée et d'un risque que le prévenu ne pouvait ignorer.

Il reste un point épineux à soulever, qui réside en cette capacité pour la partie civile à former les pourvois. Madame Commaret en a parlé de telle sorte que je n'ai pas besoin d'y revenir plus longuement. Elle a ouvert une piste et il serait possible de travailler dans cette voie. N'oublions pas que nous nous trouvons dans un pays, où les victimes disposent du droit de citation directe et où elles peuvent donc à tout moment décider d'agir ainsi. Elles peuvent donc décider de donner une suite à l'affaire contre l'avis de telle ou telle autre juridiction d'instruction. Il n'est d'ailleurs pas pensable que l'affaire de l'amiante puisse se développer ainsi sans que les juridictions ne se prononcent sur les responsabilités encourues à cette occasion.

J'en viens maintenant à ce qui pourrait constituer des pistes plus sérieuses et des questions, que nous pourrions nous poser, telles que nous les imaginons dans cette maison. Je vais vous les présenter succinctement sans prétendre naturellement épuiser le problème.

Le système des peines n'est pas bien adapté. Les peines de prison sont tout d'abord trop fréquemment utilisées, car personne ne pense qu'elles vont réellement être exécutées, à l'exception de certains cas, comme celui du responsable de la sécurité dans l'affaire du tunnel du Mont-Blanc. Les peines de prison sont généralement assorties d'un sursis, même s'il peut tomber dans certaines conditions. Ainsi du sursis de Monsieur le maire de Chamonix, qui a déjà été condamné deux fois. Sa première condamnation était d'ailleurs, selon moi, tout à fait contestable. De toute façon, ce système n'apparaît pas satisfaisant. Dans notre culture pénale actuelle, il existe d'autres peines, comme l'interdiction d'assumer certaines responsabilités pendant un certain temps ou définitivement ou d'autres encore, comme les peines disciplinaires, qui sembleraient plus adaptées que des peines de prison symboliques.

En second lieu, toute une réflexion devrait être menée sur la perception de l'imprudence. En effet, certains ont tendance à considérer que la gravité de l'imprudence résulte non pas de ses éléments constitutifs, mais principalement des conséquences qui y sont attachées. Il s'agirait donc d'améliorer notre démarche pénale en essayant d'échapper à ce mécanisme de pensée. Celui qui commet une faute d'imprudence assez caractérisée mais qui ne cause aucun dommage, se trouve pratiquement à l'abri de tout reproche. En revanche, en cas de blessures ou d'homicide involontaires, l'auteur de la même faute se trouvera particulièrement inquiété. En réalité, aux yeux de l'équité, il s'agit de la même faute d'imprudence. Il serait judicieux de se garder de mesurer la gravité de la faute à l'aune de la gravité de ses conséquences. Dans cet esprit, il serait souhaitable de réfléchir à la manière de développer la jurisprudence à partir de l'article 223-1 du Code pénal, de telle sorte que le délit soit constitué à partir du moment où l'auteur du dommage a créé une situation de mise en danger délibérée. L'infraction de mise en danger délibérée permet de punir l'auteur de l'imprudence même en l'absence de victime. Il me semble que dans l'affaire du tunnel du Mont-Blanc, il serait par exemple plus judicieux d'examiner la situation des dirigeants de société, auxquels il est reproché de ne pas avoir pris les précautions nécessaires pendant dix ans, au regard de l'infraction de mise en danger délibérée d'autrui, que pour avoir provoqué réellement l'incendie du camion et donc l'accident. Cela aboutirait peut-être au même résultat mais cela me semblerait plus satisfaisant moralement, du point de vue de l'équité.

Je signale au passage un problème qui a été soulevé et qui intéresse spécialement la Cour de cassation. Si dans une affaire, les auteurs ont commis deux ou trois fautes trop légères pour constituer à elles seules une faute caractérisée, il ne me semble pas évident que l'accumulation de ces deux ou trois fautes puisse suffire à former une faute caractérisée. En effet, trois poules ne font pas forcément un lapin. Il a ainsi été reproché au maire de Chamonix de ne pas avoir d'une part pris les mesures de sécurité et de ne pas avoir d'autre part repéré le couloir sur lequel se produirait l'avalanche, sachant qu'il existe 110 couloirs différents et que ce couloir ne figurait pas sur les cartes. Alors que les deux fautes constituaient, paraît-il, des fautes simples, elles permettaient à elles deux de former une faute lourde.

J'aimerais maintenant évoquer la situation particulière des personnes morales. Je suis extrêmement content de constater que cette loi a contribué à orienter davantage la justice vers la responsabilité des personnes morales. Dans ce type d'affaires, nous sommes très souvent en présence de responsabilités diffuses, sachant que les maires se succèdent, les budgets sont votés par les conseils municipaux et les intervenants sont très nombreux. Il apparaît trop commode de faire porter le chapeau à quelqu'un qui devient ainsi le bouc émissaire. Cette personne s'est trouvée, à la suite d'une série de circonstances, au mauvais endroit, au mauvais moment et elle doit, de ce fait, endosser la responsabilité des évènements qui se sont produits avant son arrivée. L'introduction de la responsabilité pénale des personnes morales, en partie grâce à Robert Badinter, permet de tenir compte du caractère diffus des responsabilités, d'avoir tout de même une sanction pénale sans frapper une personne physique particulière de manière assez injuste.

Un autre problème apparaît concernant les collectivités territoriales. Leur responsabilité pénale, ainsi que celle de leurs groupements, ne peut être engagée que dans la mesure où leurs compétences étaient délégables. Si ce n'est pas le cas, cette responsabilité pénale ne peut être engagée. En réalité cette distinction n'est pas fondée. Dans l'affaire du Drac par exemple, il a été considéré que la ville de Grenoble n'était pas responsable parce que la mission d'enseignement n'était pas considérée comme délégable. Il s'agit d'une matière à réflexion pour vous et pour vos équipes mais cette distinction relève pour moi d'un certain archaïsme. Ainsi, pour être un peu provocateur, pourquoi ne serait-il pas possible de poser la responsabilité pénale de l'Etat ? Il s'agit d'une question très stimulante intellectuellement. Le Conseil d'Etat ne s'est d'ailleurs pas gêné dans les affaires de l'amiante pour affirmer que l'Etat avait commis une faute d'une exceptionnelle gravité, pourquoi pas le délit d'homicide par imprudence ?

Dans le cas particulier des maires, le président de l'association a souligné le caractère extrêmement nocif du seul fait de la mise en examen. Autrefois, nous avions l'inculpation et nous avons créé la notion de mise en examen de manière à alléger le caractère infamant de la dénomination. Une évolution serait peut-être encore à rechercher dans ce domaine.

J'en viens enfin aux propositions de l'Assemblée nationale qui sont toutes récentes et dont je n'ai pas pu étudier les motifs en détail, sachant que le texte n'est connu que depuis quelques jours. A la différence de la commission du Sénat qui avait conclu que l'affaire de l'amiante ne remettait pas en cause la justesse de cette loi, la commission d'enquête de l'Assemblée nationale a cru devoir faire des suggestions, qui pour l'essentiel ne touchent d'ailleurs pas la loi mais qui présentent un intérêt sur lequel il mérite de s'arrêter. L'une d'entre elles consiste à élargir la possibilité de pourvoi à l'égard des décisions de non-lieu. Une autre viserait à modifier le texte dans lequel deux hypothèses de délinquance non intentionnelle sont mentionnées, la première étant le « manquement manifestement délibéré à une obligation particulière de prudence ou de sécurité », l'alternative résidant en « la faute caractérisée ». L'Assemblée nationale a considéré que le «manifestement délibéré » était une exigence excessive et qu'il fallait supprimer cette expression. Il existe un adage : « nul n'est sensé ignorer la loi ». Cet adage était peut-être applicable au début du XIX ème siècle mais avec la masse législative et réglementaire actuelle, il n'est plus vraiment sérieux de l'utiliser. Le Conseil constitutionnel a récemment annulé une disposition législative en matière fiscale parce qu'elle était trop compliquée et particulièrement incompréhensible. Il serait ainsi plus prudent de parler de « manquement manifestement délibéré ». Au demeurant, lorsque la jurisprudence s'est heurtée à la difficulté de savoir s'il y avait manquement manifestement délibéré ou non, elle a retenu qu'elle se trouvait en présence d'une faute caractérisée. Il serait peut-être envisageable de n'utiliser que la faute caractérisée et d'en faire le dénominateur commun en cas de causalité indirecte. Telles sont les pistes de réflexion qui s'ouvrent à nous.

M. PORTELLI

Compte tenu de l'arrivée prochaine du Garde des Sceaux, je propose que nous continuions notre échange. Beaucoup d'éléments ont été relevés par Monsieur Fauchon et Madame Commaret. Il s'agit de pistes de réflexion qui permettent de mettre en perspective la loi Fauchon et de peut-être effectuer par la suite quelques propositions.

Ces réflexions tournent autour de trois questions :

· Quels sont les éléments sur lesquels il existe des blocages ?

· Les difficultés rencontrées sont-elles les mêmes dans les différents domaines d'application de la loi ?

· A qui revient la charge de faire évoluer la loi ? Le législateur ou le juge ?

M. DOSIÈRE

C'est toujours avec un grand plaisir que je me retrouve aux côtés de Pierre Fauchon pour parler de ce texte qui a été élaboré de manière collective avec notamment le ministre de la justice de l'époque. Si des difficultés d'interprétation subsistent, je me demande si cela ne provient pas du cheminement de ce texte. Après sa lecture en priorité au Sénat, ce texte a été fortement modifié à l'Assemblée nationale. En effet, au moment de sa lecture à l'Assemblée nationale, la presse, peu attentive au travail en commission, a multiplié les critiques à l'égard de ce texte. Certains articles annonçaient que ce texte allait exonérer l'ensemble des décideurs publics et donnaient un compte rendu tendancieux de ce qui avait été voté au Sénat. Cependant, il me semble que la jurisprudence a permis de faire évoluer les choses. N'étant pas juriste mais géographe, historien, je ne suis pas en mesure de répondre à vos questions techniques, ni de parler de cette loi avec la même précision que Pierre Fauchon. Je voudrais malgré tout rappeler l'esprit dans lequel cette loi a été conçue et comment le législateur a travaillé. J'ai eu le souci extrême, en tant que non spécialiste, de faire en sorte que les documents parlementaires fassent ressortir de manière assez précise la volonté du législateur. Le législateur ayant exprimé ses souhaits, il ne peut pas répondre à toutes les situations concrètes. Le juge doit donc adapter la loi aux situations concrètes dans le respect de la volonté du législateur.

Quelle était notre intention ? Je crois d'abord que nous voulions éviter de rentrer dans une société où tout est pénalisé. Nous souhaitions donc réserver le Code pénal à ceux qui le méritaient sans rentrer dans une société de type américaine, dans laquelle il faut naturellement tout pénaliser. Il est compréhensible que les victimes aient besoin d'un coupable. Cependant, nous ne pensions pas que c'était une bonne formule de rédiger une loi sous le coup de l'émotion, d'où la volonté de séparer le pénal et le civil dans ce domaine - ce qui constitue d'ailleurs une innovation depuis 1912 - et de distinguer la situation des personnes physiques de celle des personnes morales.

Dans notre esprit, il ne s'agissait pas d'une loi de clémence à l'égard de qui que ce soit. Sans doute, au départ s'agissait-il de résoudre un vrai problème vis-à-vis des élus locaux. La France a besoin des élus locaux qui sont des gens admirables qui se dévouent pour l'intérêt commun. Leurs préoccupations étaient légitimes et il fallait régler cette question. A partir de ce moment, quel a été le déclencheur de ce texte ? Notre souci était de faire en sorte que la loi soit la même pour tous, tout en restant attentifs au fait de ne pas diminuer la nature des sanctions de manière générale. Cet exercice ne semblait pas aisé à réaliser. Je voudrais rendre, à ce propos, hommage au directeur de cabinet de Madame Guigou, pour l'aide précieuse qu'il nous a fournie dans la conciliation de ces aspirations parfois antagonistes.

Qu'est-ce qu'une faute caractérisée ? Pour le législateur, ce terme nouveau en droit pénal, désigne une « faute dont les éléments sont bien marqués, affirmés avec netteté ». Elle devra dont être objectivement définie dans chaque cas. Il est évident qu'il ne s'agit pas d'une faute ordinaire, simple, fugace ou fugitive. Elle doit présenter un degré certain de gravité. Il aurait été difficile pour le législateur de proposer une explication plus précise. Dans chaque cas, il appartiendra donc au juge de vérifier si ces conditions sont bien remplies dans la situation précise à laquelle il est confronté.

Il n'était pas question, dans notre esprit, de faire en sorte que seuls les lampistes soient sanctionnés et pas les responsables. La jurisprudence ultérieure a d'ailleurs bien montré qu'il en était autrement et qu'il était possible d'être sanctionné même en étant haut placé. L'application apparaît donc très claire.

Notre souci a été de préciser de manière très claire dans les rapports ce que nous voulions. Je pense que les magistrats disposent d'un cadre particulièrement défini. Peut-être qu'un certain nombre d'affaires ont illustré les imperfections de cette loi. Toute loi montre de toute façon des faiblesses dans le temps. J'ai lu ce matin quelques pages du rapport de l'Assemblée nationale sur l'amiante, rapport qui propose une modification de cette loi. Or, on remarque que cette commission d'enquête ne s'aventure dans ce chemin qu'avec une très grande prudence. En ce qui concerne l'amiante, la loi ne pourrait de toute façon pas être rétroactive. Je ne suis pas fermé à une éventuelle modification. Cependant, les objectifs qui étaient les nôtres en 2000 n'ont aucune raison d'être modifiés aujourd'hui. Sur les principes que je vous ai rappelés, je suis toujours du même avis.

M. CLÉMENT

Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Président de la Commission des Lois, Mesdames et Messieurs les élus, Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation, Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation, Mesdames et Messieurs les Magistrats, je suis très heureux de participer aujourd'hui à ce colloque consacré à la loi du 10 juillet 2000 sur la définition des délits non intentionnels. Je voudrais saluer l'initiative du Sénat, qui cinq ans et demi après l'adoption de ce texte, a réuni d'éminents juristes pour faire un premier bilan des conditions de son application et pour réfléchir à ses possibles perspectives. C'est d'ailleurs le Sénat qui est à l'origine de ce texte qui, comme vous le savez, découle d'une proposition de loi déposée par Monsieur le Sénateur Fauchon, que je salue ici. Ce colloque démontre que le travail parlementaire ne s'arrête nullement après l'adoption de la loi. Je me réjouis également de la particulière qualité des travaux de ce colloque, de la richesse et de la précision des différentes interventions qui se sont succédées depuis ce matin. En effet, les questions abordées présentent à mes yeux une importance considérable, puisqu'il s'agit d'évaluer les conditions d'application par la justice de cette loi innovante qui traite des délits non intentionnels. La complexité de la question, tant en droit, qu'au regard de ses implications humaines, explique pourquoi le législateur est venu ces dernières années modifier à trois reprises le droit applicable.

La réforme du Code pénal, adoptée en juillet 1992, a ainsi conduit à la création de la faute de mise en danger délibérée. Quatre ans plus tard, la loi du 13 mai 1996 - la première « loi Fauchon » - est venue inscrire dans le Code pénal le principe de l'appréciation in concreto de la faute pénale d'imprudence. Enfin, à nouveau quatre ans plus tard, la loi du 10 juillet 2000 à laquelle a donc été consacré le présent colloque, est venue compléter l'article 121-3 du Code pénal, afin de modifier la définition de la faute non intentionnelle en cas de causalité indirecte.

Ce thème est aussi délicat que douloureux, car les juridictions doivent faire oeuvre de justice et d'équité à la fois. Elles doivent répondre à la légitime demande des victimes et de leurs familles, afin d'éviter que d'autres drames similaires ne se reproduisent. En même temps, elles doivent déterminer de façon juste et précise, les différentes responsabilités pénales et choisir avec discernement les peines appropriées.

Face à ces enjeux, j'ai la profonde conviction que la loi Fauchon est une loi essentielle qui permet d'accroître la sécurité des citoyens, tant dans leur vie quotidienne que face à de nouveaux risques. Elle a abouti à une définition équilibrée de la responsabilité pénale, ce qui était à l'époque une véritable gageure. S'il doit y avoir des modifications, elles ne devraient concerner que certaines conditions d'application et non pas l'esprit ou la lettre de son régime.

I - Les objectifs de la loi Fauchon sont plus que jamais adaptés à l'évolution de notre société

C'est une loi qui garantit la sécurité des citoyens dans leur vie quotidienne. Je voudrais prendre l'exemple des transports pour illustrer mon propos. Dans la plupart des cas, en matière de sécurité routière, le lien de causalité est direct. Tel est le cas lorsque l'auteur d'un accident conduit en état d'ébriété. En revanche, dans les affaires plus complexes, le juge avait de grandes difficultés à déterminer les responsabilités de chacun. Je pense, par exemple, à une entreprise de transport ne procédant pas à la révision régulière de ses véhicules, ce qui entraîne indirectement des accidents.

Cette loi préserve également les citoyens des nouveaux risques sociaux, sanitaires ou environnementaux. Elle a déjà permis, par exemple, la mise en cause d'un chef d'entreprise qui avait poursuivi de manière illicite une exploitation d'hydrocarbures et de produits dangereux, entraînant un incendie mortel. Sa faute caractérisée avait entraîné une condamnation pénale malgré le caractère indirect du lien de causalité.

C'est donc les victimes qui sont les premières bénéficiaires de cette loi. En effet, elles peuvent plus facilement obtenir des indemnisations à la hauteur de leur préjudice.

II - Le régime des responsabilités est équilibré

Cette loi a été présentée par certains comme étant uniquement destinée à empêcher la mise en cause des élus et des cadres souvent définis sous l'appellation générique de « décideurs publics ». D'autres ont considéré qu'elle maintenait une pénalisation excessive de faits qui ne devraient pas relever du droit pénal. Ces deux affirmations contradictoires me semblent l'une et l'autre erronées.

Je voudrais d'abord insister sur le fait que les modifications de l'article 121-3 du Code pénal touchent aux principes généraux de la responsabilité pénale et ont donc une portée générale. Cela veut dire, en termes simples, qu'ils s'appliquent à l'ensemble des justiciables et pas seulement aux décideurs publics. Par ailleurs, ces dispositions concernent l'ensemble des infractions d'imprudence, comme par exemple les délits de pollution et pas seulement les homicides ou les blessures involontaires. En n'instituant pas de règle spécifique à telle ou telle personne, le législateur a parfaitement respecté le principe démocratique d'égalité des citoyens devant la loi.

Pour autant la loi Fauchon ne contribue pas à une pénalisation inéquitable des faits non intentionnels. La loi du 10 juillet 2000 tend au contraire à trouver un juste équilibre entre la nécessaire sanction et la pénalisation excessive, qui déresponsabilise et porte ainsi atteinte aux droits des victimes. Le législateur a ainsi entendu éviter que puissent être prononcées des condamnations injustes, ce qui fut le cas par le passé, dans tous les domaines et pas seulement en ce qui concerne les élus ou les fonctionnaires.

A cette fin, l'article 121-3 du Code pénal distingue logiquement selon qu'un comportement a été la cause directe ou indirecte d'un dommage, pour exiger dans le second cas une faute pénale d'imprudence plus significative que les simples « poussières de faute », pour reprendre une expression doctrinale célèbre, qui suffisaient par le passé pour prononcer une peine.

Souvenons-nous par exemple de l'affaire des buts de football. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 juin 2002, a justifié la relaxe d'un maire poursuivi pour homicide involontaire pour avoir laissé à la portée du public, sur un terrain municipal, des cages de but non conformes aux exigences de sécurité. Celui-ci n'était en effet pas informé du risque auquel étaient exposés les utilisateurs éventuels. Un élu local ne peut pas être pénalement responsable de tous les accidents survenus dans sa commune.

En revanche, un autre maire a été déclaré coupable d'homicide involontaire au préjudice d'un enfant de sept ans décédé à la suite d'un accident survenu sur une aire communale de jeux. En effet, cet élu « connaissait la dangerosité de cette installation et disposait des moyens et de l'autorité nécessaires pour prévenir le dommage ». En omettant de prendre les mesures utiles pour faire enlever l'élément de jeu à l'origine de l'accident, il a commis une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité. Il me paraît important de préciser que les faits, objet de la condamnation, sont antérieurs à la loi du 10 juillet 2000. Pourtant, la Cour de cassation a renvoyé après sanction, devant une autre juridiction de jugement pour que soit recherché s'il y avait dans cette affaire la faute caractérisée exigée par la loi Fauchon. Comme vous le savez, une telle faute n'est toutefois exigée qu'à l'égard des personnes physiques, dont le régime est à cet égard rigoureux. Ces dispositions sont ainsi cohérentes et équilibrées, même s'il peut être fait une observation - qui a peut-être été développée lors du colloque - concernant leur application dans le temps. En effet la responsabilité pénale des personnes morales n'existe que depuis le 1 er mars 1994, et elle n'a été généralisée que cette année.

Depuis l'entrée en vigueur de cette loi, on observe d'ailleurs que dans certaines affaires, des décideurs publics ou privés n'ont pas été condamnés pour des faits d'imprudence, alors qu'ils l'auraient été sous l'empire des anciens textes. Mais on constate surtout que dans de nombreux cas, des décideurs publics ou privés - et notamment des maires - continuent d'être jugés pénalement responsables d'accident mortels ou corporels, et d'être condamnés pour ces faits. Il n'existe donc aucune impunité, comme certains le craignaient. La pratique montre que des personnes dont le comportement a causé directement un dommage sont, selon les circonstances - appréciées in concreto - soit condamnées, soit relaxées, et qu'il en est de même pour les personnes ayant causé indirectement un dommage. Il n'y a pas plus de responsabilité automatique du « collaborateur d'exécution », qu'il n'y a d'irresponsabilité automatique du décideur. Il y a simplement une appréciation plus fine et plus équitable des responsabilités.

A cet égard, le jugement rendu le 27 juillet 2005 par le Tribunal correctionnel de Bonneville, lors du procès du tunnel Mont-Blanc, est un exemple particulièrement significatif. Dans cette affaire, après avoir fait une application scrupuleuse des dispositions de la loi du 10 juillet 2000, le tribunal a en effet relaxé trois personnes et en a condamné treize autres, dont dix personnes physiques et trois personnes morales. Seuls deux condamnés ont formé appel. J'ajoute que l'organisation de ce procès d'une particulière ampleur, au regard du nombre des victimes, en dépit de la charge de travail extraordinaire qui en a résulté pour le tribunal de Bonneville, a été en tout point exemplaire, afin de respecter au mieux l'accueil des parties civiles et l'exercice de leurs droits, ainsi que, de façon générale, l'exercice des droits de la défense des prévenus. Le ministère de la justice a veillé à ce qu'il puisse en être ainsi, et il veille à ce que des organisations similaires puissent être mises en place pour des procès de même nature.

III - Les perspectives de ce régime de responsabilité pénale

Je l'ai déjà dit à l'occasion devant les commissions parlementaires sur l'amiante, le ministère de la justice n'entend pas modifier les dispositions de l'article 121-3 du code pénal. Le risque est, en effet, de remettre en cause un équilibre délicat, voulu par le législateur, à la suite d'une réflexion approfondie et qui apparaît de nature à concilier les différents objectifs recherchés. Ce texte doit ainsi continuer à être appliqué par les juridictions sous le contrôle de la Cour de cassation. Pourtant, certaines pistes auxquelles réfléchit la Chancellerie et qui ont pu être évoquées lors de ce colloque méritent d'être envisagées.

La première piste d'évolution possible est liée à la question de la responsabilité pénale des personnes morales. C'est à la date du 1 er janvier 2006 qu'est entrée en vigueur la généralisation de cette responsabilité pénale pour des délits non intentionnels. Je viens d'ailleurs d'adresser, le 13 février dernier, aux juridictions, une circulaire précisant les effets de la généralisation de cette responsabilité. Je leur ai demandé expressément que la responsabilité d'une personne morale puisse être recherchée du fait de la loi du 10 juillet 2000, dans le cas où aucune personne physique ne serait pénalement responsable. Cependant, en l'état des textes, les délits pour lesquels la responsabilité pénale des personnes morales est encourue, du fait de cette généralisation, ne peuvent donner lieu qu'à une peine d'amende. Je souhaite qu'il soit possible d'appliquer aux personnes morales certaines des peines complémentaires encourues par les personnes physiques pour une infraction déterminée. Je pense, par exemple, à l'exclusion de la capacité à concourir pour des marchés publics pendant cinq ans. Cela renforcerait concrètement la cohérence et l'efficacité de la répression.

La deuxième piste de réflexion concerne les peines encourues, qu'il s'agisse des personnes physiques ou morales, en répression d'infractions non intentionnelles. Une amélioration de la réponse pénale en la matière pourrait consister à revoir les dispositions des articles 132-66 et suivants du Code pénal relatives à l'ajournement avec injonction. Bien que créées par le nouveau code pénal de 1992, ces dispositions constituent en effet pour l'instant un « cadre vide » quasiment inemployé par les juridictions, car elles exigent que des lois spéciales autorisent le juge à prononcer une injonction, ce qui n'est le cas qu'en matière d'environnement. En réalité, à chaque fois qu'une infraction portant atteinte à la personne a été commise par la violation d'obligations particulières prévues par la loi ou le règlement, il serait logique de permettre aux juges d'enjoindre au condamné, dont le prononcé de la peine a été ajourné, de se mettre en conformité avec ces obligations. Une entreprise ayant été condamnée du fait de son manquement à une obligation de sécurité pourrait ainsi se voir enjoindre de se remettre aux normes.

Enfin, une dernière piste peut être explorée, afin de favoriser l'indemnisation des victimes par le juge pénal. L'article 470-1 du Code de procédure pénale ne permet en effet l'indemnisation d'un dommage créé par une infraction non intentionnelle que si les poursuites ont été engagées par le Parquet ou s'il y a eu renvoi ordonné par le juge d'instruction. Il pourrait être opportun que, si le Parquet donne son accord, alors même qu'il n'est pas à l'origine des poursuites, une telle indemnisation soit possible, évitant ainsi à la victime de faire un nouveau procès devant les juridictions civiles. Une telle disposition améliorerait concrètement la situation des victimes, sans pour autant modifier l'équilibre de la loi Fauchon.

Voici ce qu'il m'apparaissait utile de vous indiquer aujourd'hui. Mes services et moi-même en tiendrons évidemment le plus grand compte pour examiner, sans préjudice, des pistes que je viens d'évoquer, les éventuelles améliorations de notre droit et de nos pratiques judiciaires que vous avez pu soulever.

Je voudrais terminer en résumant en quelques phrases le sens de mes propos. Parce qu'elle concerne des questions délicates et éminemment douloureuses, la loi du 10 juillet 2000 a suscité et continuera à susciter de légitimes interrogations et elle impose à tous un devoir permanent de vigilance. Je suis cependant persuadé qu'elle constitue un outil juridique approprié pour permettre aux juridictions de déterminer de façon juste, équitable et équilibrée, les responsabilités pénales en cas d'infractions non intentionnelles, et donc de mieux juger. Mais en tout état de cause, c'est au juge qu'il appartient en conscience, avec humilité et humanité, d'appliquer ces règles dans les meilleures conditions possibles, afin de concilier les intérêts de la société et les intérêts des victimes.

Je vous remercie.

M. PORTELLI

Nous attendions votre venue pour que vous nous donniez en même temps une assurance et des pistes de réflexion. Je crois que nous avons obtenu les deux et que le colloque va pouvoir se poursuivre sur cette base. Nous avons assisté, avant votre arrivée, à l'intervention de René Dosière qui a complété celle de Pierre Fauchon pour expliquer dans quel contexte cette loi avait été adoptée et comment il voyait son avenir.

Me SOULEZ-LARIVIÈRE

Le Sénateur Fauchon est un esprit finement provocateur, qui a l'art de décrire des chevaux de bataille qu'il n'enfourche pas mais qu'il laisse à d'autres le soin de monter. Lorsqu'il a parlé tout à l'heure de la responsabilité pénale de l'Etat, feignant de laisser croire que c'était un regret de sa part qu'elle ne soit pas établie, j'enfourche le cheval qu'il m'a habilement présenté pour dire en introduction, qu'à l'évidence, malgré les efforts qui ont été faits pour y parvenir et comme le disait doyen Vedel qui nommait ce concept « coquecigrue », cette responsabilité pénale n'a aucun sens. Pas plus que n'en aurait la responsabilité du peuple français ou la responsabilité pénale de la justice ou la responsabilité pénale des juges, dont il a beaucoup été question. Il serait aussi possible d'inscrire la sottise parmi les infractions pénales - ce qui semble d'ailleurs déjà être le cas - ou de mettre la folie hors la loi - ce qui semble aussi être partiellement avéré - et faire des procès au pénal à des animaux et comme cela était pratiqué au Moyen Âge, prendre la truie en l'habillant en femme parce qu'elle a dévoré l'enfant de la fermière. A l'évidence, nous ne pouvons pas tomber dans ces excès, qui sont pourtant ceux qui nous menacent et ceux que le sénateur Fauchon par son texte a essayé de juguler.

L'a-t-il fait avec succès ? La question est délicate car elle est paradoxale. Si j'affirme que son texte ne sert à rien, cela ne serait pas très agréable pour lui, mais d'un autre côté, cela pourrait lui rendre service, parce que si son effort est dirigé vers une contraction de l'inflation pénale, mieux vaut expliquer que sa loi ne sert à rien, pour éviter les mécontentements dangereux. Si j'affirme, au contraire, que sa loi est formidable et qu'elle a atteint son objectif, cela pourrait paraître gratifiant, mais aussi provoquer l'agitation ; une agitation qui a déjà failli torpiller ce texte et stimule encore les ardeurs agressives de certains.

Il est possible de mesurer l'efficacité de cette loi, par rapport à trois critères raisonnables, qui sont d'une part, la contraction de l'inflation pénale, d'autre part, la réparation que cette répression doit permettre de procurer aux victimes et enfin, la régulation que la répression des infractions involontaires doit opérer.

IV - L'expansion de l'inflation pénale

S'agissant de cette contraction, je pense que ce texte n'a pas suscité de grandes avancées. En effet, face au flot furieux de cette inflation pénale et les moyens de la mettre en oeuvre, il ne s'agit que d'une petite brindille contre un torrent. La loi Fauchon n'a que peu d'impact dans un pays comme la France, dans lequel une place unique au monde a été accordée à la partie civile, lui permettant d'obliger l'appareil d'Etat à ouvrir des informations et à engager des poursuites, établissant une domination des victimes sur le procès. Si, comme le disait Pierre Fauchon à l'instant pour protéger sa loi, l'instruction ne possède pas le pouvoir de décider de l'existence ou non d'une « faute caractérisée », il faut s'interroger sur les limites de sa loi et l'utilité de l'instruction qui parfois dure quatorze ans pour faire venir à l'audience une affaire qui ne tient de toute façon pas debout. Mieux vaudrait que les juges d'instruction prennent leur responsabilité au lieu de renvoyer trop systématiquement les affaires devant le tribunal, en lui laissant le soin de voir si les nouveaux critères de l'infraction involontaire sont réunis ainsi. Le résultat de la loi se situe à la marge, à l'issue du processus. Certains jugements de correctionnelle relaxent alors qu'ils ne relaxaient presque jamais. Mais le juge n'est pas la bouche de la loi. Aussi agit-il parfois selon son désir qui n'est pas forcément celui du législateur. Ainsi dans une affaire d'aéronef (le président de la Chambre de criminelle de la Cour de cassation donnait ce matin un autre exemple s'agissant d'un voilier) la Cour de cassation a contourné le fait de l'absence de violation d'un texte. Dans un arrêt d'octobre 2002, admettant qu'il n'y avait pas de texte visé applicable dans les territoires d'Outre-Mer, elle a tout de même considéré que le fait que le texte métropolitain n'ait pas été appliqué volontairement, constituait en soi une faute caractérisée. La loi Fauchon n'a pas permis de construire un barrage permettant de freiner efficacement l'inflation pénale. Elle l'a tenté de manière extrêmement sophistiquée et restreinte. La société française a cette particularité de vouloir à la fois manier l'extincteur et, d'autre part, de jeter les fagots dans les chaudières. Le petit extincteur correspond à la loi Fauchon et les gros fagots aux textes qui sont publiés chaque jour pour augmenter le nombre de procureurs bis, procureurs ter, procureurs quater, qui vont pouvoir obliger le Parquet à ouvrir une information et à soumettre le procès aux parties civiles. Dans un certain nombre d'affaires, je me trouve, comme praticien, face à une multitude d'accusateurs, dont le Procureur de la République, les personnes physiques défendues par leurs avocats, des associations de victimes et des associations représentant un morceau de l'intérêt général démembré et même des associations de consommateurs également représentées par des avocats-procureurs... Les salles d'audience doivent donc être de plus en plus grandes pour faire face à la présence de cette foule de procureurs privés et de leurs clients. La loi Fauchon n'ajoute et ne retranche rien à ce mouvement de démocratisation et d'exploitation des émotions, de privatisation de la justice. Elle n'a pas contribué à réduire « le populisme pénal » pour reprendre l'expression du magistrat Denis Salas, auteur d'un livre du même nom.

V - La réparation des victimes

S'agissant de la réparation des victimes, des améliorations sont effectivement à constater. Même si le Tribunal ne reconnaît pas l'existence d'une faute pénale commise par personne physique, il peut statuer sur sa faute civile. Ce texte apporte notamment une amélioration technique, en permettant de faire en sorte que, face à la diminution de la faute et de son assiette, la victime ne soit pas démunie. En réalité, en France, une réparation psychologique et morale pénale compense des réparations matérielles médiocres. Personne ne s'en plaint. La foule se précipite vers ces réparations particulières, vers la crucifixion du pêcheur. En revanche, la victime reçoit une indemnisation inférieure à celle qui est offerte dans d'autres démocraties. Finalement, tout le monde semble relativement satisfait. Sur le plan économique, cette faible réparation accordée aux victimes ne pose pas de problème aux compagnies d'assurances. Sur le plan moral, les victimes considèrent apparemment être compensées par la sanction du pêché. Cependant, elles sont parfois confrontées aux difficultés liées à la justice pénale, notamment à sa lenteur dans le traitement du dossier. Elles sont déçues lorsqu'elles se rendent compte que le mythe, selon lequel la justice permet de « faire son deuil » , apparaît malheureusement inexact. Surtout quand le temps a passé. Mais la réparation psychologique ne peut pas avoir lieu devant les tribunaux civils. En 1792, les conventionnels ont refusé que soit créé un jury populaire dans les affaires civiles. La procédure est restée écrite, ce qui explique que notre justice civile, bien que traitant de grandes masses de dossiers, existe encore sans trop de problèmes, à la différence de la justice anglaise qui, étant extrêmement menacée, a dû se réformer profondément pour pouvoir survivre. Mais, la justice civile française ne présente aucun intérêt pour les « victimes » . Elle ne peut pas répondre, à la différence d'autres pays, à leur demande. Les victimes souhaitent que leur procès soit théâtralisé, « parlé » . Or, la justice civile française n'offre qu'une procédure écrite et de brèves plaidoiries sans témoin. Monsieur Dosière expliquait tout à l'heure que la société américaine connaissait une pénalisation exacerbée de toutes ses activités, qu'elles soient économiques ou sociales. C'est un malentendu. Pas besoin de « loi Fauchon » aux Etats-Unis. L'infraction d'homicide involontaire n'existe pas dans 98 % des cas où elle existe en France... Il s'agit au contraire d'un Etat procédurier, essentiellement au civil, qui offre aux victimes, sur ce terrain, les satisfactions du théâtre judiciaire avec une procédure orale et des témoins, satisfactions qui ne sont offertes en France que par la juridiction pénale. En outre, aux Etats-Unis, les réparations pécuniaires sont parfois extravagantes avec des « dommages punitifs ». Il ne sera jamais possible, en France, d'orienter les flux de demande pénale vers le civil, s'il n'existe pas de véritable enquête civile. Bien qu'elle soit prévue par le code, l'enquête civile est en effet complètement atrophiée. Il serait donc nécessaire de la développer en introduisant au civil un minimum de possibilités d'investigations et de règles de « discovery » adaptées à la France. C'est-à-dire des obligations sérieuses de communication de pièces. Sur le chapitre de la réparation, je constate donc une petite amélioration du fait de la loi Fauchon, mais pas il ne s'agit pas d'une évolution déterminante par rapport à la réorientation des flux du pénal vers le civil. D'autant plus que la justice pénale est gratuite pour les victimes, ce qui n'est pas le cas au civil, particulièrement s'agissant des expertises.

VI - Le problème de la régulation

Le but de la justice pénale n'est pas seulement de réparer le préjudice des victimes, mais aussi de réguler la société. Or, le procès pénal français n'est pas joué pour la personne poursuivie mais pour la victime. La victime devient en effet le centre principal du procès. Par conséquent, les effets régulateurs qui devraient s'appliquer, du fait de la concentration de la poursuite sur la personne poursuivie, se dissolvent dans une espèce de satisfaction générale vengeresse qui est donnée à la victime. Sur le plan social, la régulation ne peut donc être sérieusement opérée avec discernement, même s'il est vrai que parfois certaines crucifixions sont plus pédagogiques que des intégrations pacifiques de la norme. A la suite de la mise en détention provisoire du directeur des huiles et goudrons dérivés, en 1973, par le juge de Charette, les accidents du travail auraient diminué en cinq ans de 25 %. Le droit pénal joue sans doute un rôle de régulation. Mais j'aimerais attirer votre attention sur le fait que cette pénalisation excessive de la société n'est pas sans conséquences. Lorsque tout devient pénal, la vertu intrinsèque du pénal se dissout. C'est la conséquence de l'inflation sur la valeur. J'aimerais souligner aussi des effets paradoxaux de cette évolution dans des secteurs spécialisés comme le nucléaire, l'électricité, la chimie et l'aviation, qui fonctionnent sur la confiance mutuelle entre ceux qui ont commis une erreur et ceux qui écoutent le récit de cette erreur. Or, la pénalisation exagérée aboutit automatiquement à générer de la méfiance et à contracter le retour de l'expérience, ce qui est directement et radicalement contraire à la sécurité. Quant à la régulation et à l'aspect pédagogique du procès, je prétends que dans un très grand nombre de cas, la brutalité de la procédure pénale en fait l'instrument le plus inadapté pour la recherche d'une vérité, qui est souvent très complexe. Dans cette procédure pénale, les experts sont souvent moins spécialisés que les prétendus auteurs du sinistre, les gardes à vue ne permettent pas toujours une recherche pacifique de la vérité, mettant certaines personnes directement en position de criminel, de manière contre-productive. Enfin, la recherche de l'infraction ne se déroule pas toujours de manière très fine. L'infraction pèse sur la manifestation de la vérité, comme un bât qui blesse. Or, c'est bien de finesse dont on a besoin pour rechercher les causes des grands sinistres. Dans le secteur de l'aviation, dont je m'occupe depuis longtemps, cet instrument pénal paraît le plus souvent inadapté. Notre situation est inverse à celle de certains Etats. Je reviens d'Angleterre, où se discute depuis plus de dix ans une possibilité d'extension des infractions involontaires. En Angleterre, il est difficile de condamner une personne morale ou l'un de ses dirigeants pour une infraction involontaire qui constitue un crime grave, une « serious offence » , et qui est jugé par un jury populaire. Bien que les tribunaux anglais reconnaissent la responsabilité pénale des personnes morales depuis 1965, le niveau de négligence exigé et les conditions d'imputabilité de la faute à la personne morale rendent difficiles les condamnations pour homicide involontaire. Jusqu'à présent, seules sept sociétés ont été condamnées de ce chef. Dans des affaires comme celle du ferry de Zeebrugge, la catastrophe ferroviaire de Paddington, ou celle de Hartfield en octobre 2000, aucun responsable n'a été condamné. Mais on observe une poussée très forte de l'opinion publique vers la juridiction pénale. Les Anglais sont en train d'essayer de répondre à cette demande en créant une nouvelle infraction qui permettrait de poursuivre les personnes morales sans la condamnation préalable d'un de ses dirigeants. Ce texte est en discussion depuis 1996 et il vise à permettre au juge de statuer et de condamner des personnes morales pour des infractions qui ne seraient pas dépendantes du critère maximum de négligence grave qui caractérise les « serious offences » . Or, de nombreux professionnels du droit et de l'économie s'opposent à l'adoption de ce texte qui trahirait le sens profond du droit pénal. Les personnes ne sont normalement pas condamnées au pénal à une petite peine d'amende mais à de la prison. Notre système judiciaire est construit différemment, avec des avantages que la loi Fauchon a améliorés et des inconvénients qu'elle n'a pas beaucoup diminués.

M. PORTELLI

Il était intéressant de faire référence au droit comparé, comme vous l'avez fait. Etant maître de conférences à l'Université Paris 1, j'ai pu constater que l'Institut d'Etudes comparées consacre d'ailleurs les trois quarts de ses recherches au droit pénal.

M. COLLOMBAT

Juriste d'emprunt dans cette assemblée de juristes éminents, j'apporterai le point de vue de l'élu d'une petite commune. J'ai en effet été, pendant plus de vingt ans, maire d'une commune rurale et je suis actuellement premier vice-président de l'Association des maires ruraux de France. L'intervention de Maître Soulez-Larivière m'a soulagé. Après celles de ce matin, je me sentais bien seul et peu en accord avec le concert de louanges, unanime à célébrer les bienfaits de la loi du 10 juillet 2000.

Je fais donc acte de repentance, préalable et préventif, pour les incongruités que je pourrais être amené à énoncer dans cette maison qui privilégie tout ce qui est « équilibré ». Pardonnez-moi par avance une intervention qui risque de ne pas être très équilibrée.

Pour moi, poser le problème de la responsabilité des décideurs « en général », comme le fait la loi Fauchon, c'est s'interdire d'apporter une réponse adaptée à la nature du mandat local et à ses conditions d'exercice effectives. Vouloir traiter de la même manière, selon les mêmes règles et les mêmes procédures, les problèmes posés par la délinquance routière, les ratées médicales, les accidents du travail et ceux découlant de la responsabilité des élus locaux me paraît être une gageure complète. Les responsabilités des décideurs et des acteurs dans des affaires comme celles de l'amiante, des séquelles d'essais nucléaires ou de la mauvaise gestion d'un grand équipement source de bénéfices, ne sont pas celles d'un maire confronté à un accident dans son centre aéré : équipement public, généralement maintenu à la force du poignet, par la mobilisation des bonnes volontés au service de l'intérêt général. Ni les situations, ni les statuts, ni les moyens ne sont comparables.

On nous dit : les Français ne comprendraient pas que l'on fasse un cas spécial, s'agissant de délits non intentionnels, de la responsabilité pénale des élus locaux, même de celle des élus ruraux sans moyen. Je n'en crois rien.

Nos concitoyens sont des gens normaux, conscients des difficultés auxquelles sont confrontés leurs maires et des moyens dont ils disposent. Ils ne confondent pas l'élu jugé pour un délit intentionnel, tel le trafic sur les marchés publics, et l'élu inquiété pour homicide involontaire ou mise en danger d'autrui, alors qu'il n'y est pour rien. Mon propos n'a rien de corporatiste. C'est une position de bon sens, celle, par exemple, de Valéry Turcey, alors président de l'Union Syndicale des Magistrats : « Aujourd'hui les principes sont battus en brèche et le paradoxe est loi. La justice pénale, qui éprouve de plus en plus de difficultés à réprimer les comportements volontairement malhonnêtes, est amenée à condamner d'honnêtes imprudents comme s'il s'agissait de véritables délinquants à la demande des victimes. Et l'opinion toujours prompte à dénoncer le laxisme des juges ne s'en émeut pas. Progressivement la distinction entre les infractions volontaires et les délits de négligence est en train de disparaître. Tous coupables, voilà le verdict populaire !»(« Lettre aux gens honnêtes » Plon)

Pour le moins, la loi Fauchon n'a pas apporté une « impunité corporatiste choquante », n'a pas été une opération d'auto-amnistie des élus. Mais elle n'a rien réglé !

Madame Commaret s'inquiétait tout à l'heure des risques d'inégalité de traitement des personnes qu'aurait pu entraîner la loi Fauchon. L'inégalité est bien là, mais pas où on l'attendait. C'est désormais le maire qui tient la place du lampiste.

Ainsi dans l'affaire du tunnel du Mont-blanc, le maire, pourtant décideur subliminal, a-t-il été condamné plus lourdement que l'auteur direct de l'incendie, qui s'était pourtant enfui sans rien tenter pour l'éteindre, ni donner l'alerte. Le maire de Laguiole a, lui aussi, été condamné plus lourdement que le conducteur de la dameuse directement responsable d'un accident de luge mortel, pour n'avoir pas réuni la commission ad hoc et réglementé la circulation de ces engins. L'absence de réglementation est désormais plus grave que le non respect des règles les plus élémentaires de prudence par les conducteurs d'engins et par les usagers.

L'inéquité c'est de réserver le même traitement à des personnes placées dans des positions inégales ; à ceux qui ne sont responsables que d'eux-mêmes, comme aux responsables du bon usage de quelques compétences et aux responsables de tout, ou presque. Comme l'enseignait Aristote, il y a deux formes de la justice : « selon l'égalité » et « selon la proportion ».

Je ne sais pas si tout le monde se rend bien compte des obligations, donc des motifs d'incrimination, d'un maire. Je vais donc vous en présenter une première liste :

· distribution de l'eau ;

· assainissement collectif et individuel ;

· distribution des repas dans les cantines ou le CCAAS ;

· état de la voirie communale et rurale ;

· éclairage des passages ;

· immeubles insalubres et menaçant ruine ;

· sécurité des personnels communaux dans tous les secteurs ;

· sécurité des enfants à l'école et durant les transports scolaires, des baigneurs et usagers des équipements de bain, des bénéficiaires des fêtes locales, des salles et des multiples équipements municipaux ;

· contrôle des établissements recevant du public, des ouvrages de distribution de l'énergie électrique, des manèges forains et des animaux de cirque ;

· police des chiens dangereux, des chats galeux et des débits de boissons ;

· contrôle des ventes au déballage, de la salubrité des marchandises au marché ;

· inspection sur la fiabilité du débit de celles qui se vendent au poids ou à la mesure ;

· destruction des déchets, y compris ceux déposés en fraude le long des routes ou au coeur des forêts ;

· protection de l'eau et de la montagne, du littoral, du sommeil des gens et de la tranquillité des poissons ;

· protection contre l'incendie des forêts et la vie privée ;

· état civil, marchés publics, droit des sols et de l'urbanisme ;

· contrôle des associations subventionnées et des vaccinations ;

· prévention des accidents, des fléaux calamiteux, des pollutions de toute nature, des catastrophes naturelles, des maladies épidémiques ou contagieuses, des émeutes, etc.

Ce catalogue à la Prévert des fonctions municipales renvoie à autant de textes réglementaires et de motifs d'incrimination : plus de 10 000 ! Ce « kilo décalogue », souvent ésotérique, s'impose aux maires. Et l'on refuse d'admettre qu'il ne leur est pas possible de prendre toutes les précautions, dans tous les domaines, tout le temps ; les budgets étant limités, il faut pourtant choisir entre les urgences.

Le raisonnement suivi dans l'affaire de l'avalanche de Chamonix est très révélateur. Le maire a été condamné bien qu'il ait mobilisé le comité consultatif « Sécurité avalanches et risques naturels » local, composé de tout ce que la vallée compte de compétences en la matière. Le comité ayant hésité à prendre les décisions qui auraient pu éviter la catastrophe, le maire aurait dû passer outre et repérer parmi la centaine de couloirs d'avalanches que compte Chamonix, celui qui allait être sinistré. Il lui a aussi été reproché de ne pas avoir utilisé des cartes de risques, dont les rédacteurs du PPR n'avaient pas cru devoir tenir compte.

A tous les coups le maire gagne ! S'il ne sollicite pas ou ne suit pas l'avis des spécialistes et des multiples comités Théodule qui font le charme de la démocratie locale il leur en est fait grief ; mais s'ils les consultent et les suivent aussi.

Le raisonnement est imparable : là où il y a victime, il y a nécessairement faute, nécessairement un responsable de la faute et donc un coupable, responsabilité et culpabilité étant désormais confondues. Le maire, responsable de tout comme on vient de le voir, sera donc forcément un jour coupable de quelque chose. Il n'a même pas la possibilité, offerte aux chefs d'entreprises, de déléguer une part de ses responsabilités.

Je ne vais pas m'attarder sur les problèmes de moyens, problèmes dont vous êtes tous conscients. Il y aurait pourtant à dire, la jurisprudence postérieure à la loi Fauchon, censée obliger les magistrats à apprécier les situations « in concreto », laissant parfois rêveur. Ainsi, le maire d'une petite commune du sud de la France, a-t-il été condamné, suite à une électrocution lors d'un bal, pour ne pas avoir suppléé lui-même au manque de moyens de la collectivité. Présent sur les lieux au moment du drame, il n'avait pas vérifié l'installation électrique ni fait lui-même ce qui s'imposait. Pour la Cour de cassation, « le maire d'une commune de 870 habitants, n'ayant que quatre employés communaux, se doit d'être d'autant plus présent que sa commune est plus petite. ». Cela ne s'invente pas. Là aussi, à tous les coups, le maire gagne : s'il n'utilise pas ou mal les moyens dont il dispose et s'il en manque de ne pas faire le travail lui-même.

L'essentiel pourtant est ailleurs. Il est, comme je l'ai dit au début de mon intervention, dans le refus de considérer la spécificité du statut et de la fonction des élus locaux. Contrairement aux chefs d'entreprises, aux médecins, aux avocats etc., ce ne sont pas des professionnels. On n'élit pas un maire pour ses compétences d'électricien, d'épidémiologiste ou de météorologue. Les élus représentent leurs concitoyens pour décider, en leur nom, de l'intérêt général, pas pour leur vendre des services. Cette responsabilité, proprement « politique », n'est pas de même nature que celle du professionnel, sollicité et rémunéré pour son savoir- faire supposé. Ne pas faire de différence entre « l'administration d'une commune au nom de l'intérêt général et de ses concitoyens », « rendre la justice au nom du peuple français » et des services tertiaires mercantiles, c'est rendre inévitable l'incrimination des maires et des magistrats.

L'Association des maires ruraux de France a constamment souligné le danger à confondre les responsabilités de nature politique (tout en n'étant pas des « politiques » au sens courant du terme, jugeant « au nom du peuple français », les magistrats n'en exercent pas moins une fonction éminemment politique) et de nature personnelle, professionnelle ou entrepreneuriale. Cette confusion ne pouvait que déboucher sur la mise en cause personnelle des juges pour les conséquences de leurs décisions. Nous y sommes. Il serait donc temps de redonner vie à quelques distinctions essentielles et en particulier, temps de ne plus confondre l'administration d'une commune, la direction d'un pays, l'exercice de la justice avec les autres formes d'activités. Réduire la fonction politique à une activité managériale c'est réduire la communauté des citoyens à une assemblée d'usagers, dissoudre la sphère publique dans la sphère privée. Mais peut-être est-ce le but ?

J'ai toujours pensé que la loi du 10 juillet 2000 ne résoudrait rien et je m'en étais expliqué à l'époque avec le sénateur Fauchon que je ne connaissais pas encore personnellement. Les jurisprudences récentes confirment, malheureusement, le pronostic. De simples arrêts de bon sens ne font pas un progrès. Condamner uniquement au civil un maire n'ayant pu empêcher des enfants de jouer mortellement avec des cages de football amovibles, remisées et cadenassées dans un coin de stade, est-ce une innovation jurisprudentielle significative ? Admettre que les bords de falaises de l'Ile d'Ouessant, qui n'appartiennent ni au domaine public ni au domaine privé de la commune, sont des lieux si évidemment dangereux qu'il ne saurait être reproché au maire de ne pas l'avoir signalé par des pancartes, l'est-il plus ?

Les affaires de l'avalanche de Chamonix et de l'électrocution lors d'un bal, évoquées plus haut, d'autres comme celle du maire condamné en appel pour ne pas avoir empêché l'ivrogne chauffard du village de percuter un défilé signalé par un adjoint en tête de colonne, montrent clairement que la machine à fabriquer des coupables fonctionne toujours selon la même logique : remonter de l'accident au responsable/coupable.

Comme le souligne une étude de la jurisprudence postérieure à la loi du 10 juillet 2000 réalisée par le cabinet Landot pour le compte de l'ANEM, le résultat de la loi Fauchon n'est pas une meilleure prise en compte par le juge des conditions d'exercice réelles du mandat local mais...un souci plus grand dans la motivation de ses décisions. Encore une fois, la solution aux problèmes de fond est recherchée dans un supplément de formalisme. « Aucune doctrine claire n'apparaît de la part du juge du fond quant au traitement des infractions non intentionnelles commises par des élus, conclut l'étude Landot : tout exemple est aussitôt démenti par un contre exemple ; on observe certes des tendances (...) mais chacune connaît des exceptions ». Les tendances, c'est que la Cour de cassation applique la loi avec sévérité, les tribunaux correctionnels et les Cours d'appel en restant souvent à la législation antérieure, « si bien qu'il est permis aujourd'hui de s'interroger sur un éventuel retour de la jurisprudence à ce qui était de mise avant la réforme ». A part ça, tout va très bien, Madame la Marquise : la loi Fauchon n'a pas débouché sur une « auto-amnistie » des élus !

Que le contentieux relevant de la législation Fauchon tienne apparemment une faible place dans le contentieux global ne saurait être une consolation pour les élus locaux. De chiffres réels mal connus, on ne saurait inférer que ce contentieux a réellement diminué. Le rapport du cabinet Landot note une « forte opacité » en la matière, une « forte imprécision sur ce qui se fait réellement » et qui trouve peu d'écho dans la littérature juridique. Peu d'affaires remontent jusqu'à la Cour de cassation et l'on ne sait si c'est le signe de leur faible nombre ou de la réticence (probable) des élus à prolonger une procédure qu'ils vivent très mal.

Serait-il réellement faible, ce contentieux n'en conserverait pas moins sa valeur symbolique. Les élus locaux, dans leur écrasante majorité, gens dévoués au service de leurs concitoyens, tentant courageusement de faire au mieux avec le peu qu'ils ont, supportent de moins en moins cette épée de Damoclès en permanence sur leur tête. Ils le vivent comme un désaveu. Il faudra bien un jour leur apporter une réponse sur le fond ou se résigner à les voir tirer leur révérence.

M. PORTELLI

Je suis moi-même maire d'une commune de banlieue, d'une ville de taille moyenne. Il ne s'agit donc pas exactement du même problème. Ayant vu beaucoup d'étudiants dans la salle, j'aimerais dire que le problème du sentiment d'insécurité juridique des élus, qui n'existe d'ailleurs pas qu'en droit pénal, a pour conséquence principale le recrutement massif, depuis quelques années, de juristes dans les collectivités territoriales. Les mairies et les conseils généraux recrutent des juristes pour s'assurer avant d'avoir pris les mesures nécessaires, d'avoir bien cadré le droit du travail et d'avoir bien suivi la réglementation de voirie, celle sur les fêtes ou les marchés publics, de bien avoir appliqué le droit électoral ou le droit des assurances, etc.

M. REBUT

Il me revient la mission d'intervenir le dernier dans cette table ronde. Je vais me resituer dans une perspective plus générale, c'est-à-dire sur les perspectives d'évolution de la loi Fauchon. En tant qu'universitaire, je me livrerai plutôt à un examen technique pour faire un état des lieux de la loi Fauchon à travers le visage que la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation nous renvoie. En raison du thème de cet après-midi « perspectives d'évolution de la loi Fauchon », j'avais cru comprendre que l'interrogation qui ressortait était celle de savoir s'il fallait faire évoluer la loi Fauchon ou non. La question qui se pose alors immédiatement est de savoir pourquoi cette loi devrait-elle évoluer et quelles seraient donc les raisons qui justifieraient une telle évolution ? Une des principales raisons résiderait dans le fait qu'elle n'aurait pas atteint l'objectif annoncé d'une réduction de la pénalisation de la vie sociale à travers les délits d'imprudence, d'atteinte involontaire à l'intégrité physique et à la vie. De ce point de vue, nous nous situerions aujourd'hui dans un contexte qui ressemble à celui de 2000 par rapport à la loi de 1996. La loi de 1996 avait donné lieu à la loi de 2000 parce que, précisément, il avait été estimé qu'elle n'avait pas atteint ses objectifs et qu'il fallait aller plus loin dans la redéfinition des délits d'imprudence. La loi de 1996 ne portait pas sur la définition de la faute d'imprudence mais sur son appréciation. Elle ne se contentait que d'exprimer des choses déjà existantes, d'où la raison de son échec. S'agit-il donc de réformer parce qu'elle n'aurait pas permis de remédier au problème de la pénalisation excessive de notre société ? Si je mets de côté les deux précédentes interventions, qui s'orientent dans cette direction mais qui vont à l'encontre de ce qui a été entendu aujourd'hui, il ne s'agit pas de savoir si la loi a manqué à ses objectifs mais plutôt l'inverse. Elle serait parvenue à ses objectifs, c'est-à-dire qu'elle aurait réalisé cette dépénalisation qui poserait aujourd'hui un problème car cette loi serait même allée trop loin.

Je vais essayer de comprendre avec vous si cette loi a réalisé ses objectifs et s'il est possible de conclure de cinq ans et demi de jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, qu'une dépénalisation importante s'est produite dans la matière. Pour comprendre cela, il s'agit de faire un état des lieux de cette jurisprudence, de voir non pas de quelle manière elle s'est dessinée en 2000, 2001 mais plutôt telle qu'elle existe aujourd'hui. La loi Fauchon aurait créé des obstacles aux poursuites qui n'existaient pas auparavant. Il s'agirait maintenant de préciser ces obstacles. Si l'on veut préciser le domaine des obstacles, il est important de rappeler que la loi Fauchon repose sur une distinction entre la causalité directe et la causalité indirecte et qu'elle va lier la répression des fautes à cette causalité. Incontestablement n'est pas en cause ici la causalité directe. Elle n'a rien changé et les obstacles aux poursuites ne peuvent donc pas se trouver dans ce domaine. Le juge peut aussi essayer de jouer sur la définition de la causalité. Il pourra en effet étendre le domaine de la causalité directe et maintenir en l'état la jurisprudence antérieure ou alors réduire le domaine de cette causalité directe en étendant le domaine de la causalité indirecte et en essayant de faire tomber un maximum de faits dans le domaine de la loi Fauchon. Il est possible de noter alors qu'en matière de causalité, les changements ne sont pas extrêmement importants car la Chambre criminelle maintient une conception assez classique de la causalité. En fait, c'est dans l'hypothèse de la causalité indirecte. Cette hypothèse permet une réduction de la répression pénale, et des domaines d'interprétation. Elle crée un véritable obstacle nouveau qui, nous dit-on, mériterait d'être écarté par une réforme législative.

Ces obstacles dans le domaine de la causalité indirecte tiendraient au fait que la loi Fauchon a augmenté les exigences en matière de faute. La faute simple ne suffit plus. La loi exige des fautes plus graves, supérieures, c'est-à-dire soit une faute caractérisée, soit un manquement délibéré. Elles sont nouvelles dans leur expression mais pas tant dans leur contenu ni dans leur nature. Elles ne constituent que le prolongement des fautes des articles 221-6 et 222-19 du Code pénal. La faute caractérisée, qui expose autrui à un danger que l'auteur de l'infraction ne pouvait ignorer, apparaît en effet comme le prolongement de l'imprudence, de la négligence et de la maladresse. Il s'agit d'une faute plus grave mais de même nature. Cette faute laisse un grand pouvoir de qualification et donc une grande liberté au juge. Le fait ne correspond pas immédiatement à la faute que le juge doit mettre en oeuvre. Il doit qualifier le fait. Nous nous trouvons donc dans le même schéma intellectuel que les fautes des articles 221-6 et 222-19.

La deuxième faute, le manquement manifestement délibéré à une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, est aussi connue dans sa nature. Il s'agit du prolongement au manquement à une obligation de sécurité avec un contenu renforcé. Cette faute est différente car elle constitue une faute objective par rapport à la faute précédente. En effet, elle ne se qualifie pas mais elle se constate. Le pouvoir de qualification du juge est ici réduit. Cette dimension objective s'impose au juge et aux victimes. Cette faute est donc beaucoup plus difficile à mettre en oeuvre. Ces deux fautes vont-elles empêcher la répression pénale dans des domaines où antérieurement elle était possible ? La réponse est affirmative en ce qui concerne la faute objective. Le manquement manifestement délibéré est plus difficile à caractériser car les exigences sont plus fortes et le support est objectif. Il existe donc des hypothèses, dans lesquelles il n'y aura pas de répression pénale, là où auparavant il pouvait y en avoir une.

Il est en revanche possible d'utiliser l'autre faute, celle qui se qualifie et qui consiste à exposer autrui à un danger que l'on ne pouvait ignorer. Cette faute ne présente pas la même difficulté de mise en oeuvre, c'est pourquoi il est possible de remarquer ces dernières années un phénomène de passerelle de la première à la seconde faute. Le maintien de la jurisprudence antérieure est donc rendu possible par l'existence de cette autre faute. Il faut de ce point de vue constater que ce phénomène de passerelle s'est fait en plusieurs temps. Une évolution jurisprudentielle est donc à constater. Dans un premier temps, cette faute caractérisée s'est imposée aux juges. Petit à petit, la jurisprudence a évolué et il est possible de constater dans le domaine de la responsabilité médicale, par exemple, des cas qui ne se heurtent plus du tout à cette exigence de faute aggravée. En ce qui concerne la responsabilité médicale, dans certains cas, les applications jurisprudentielles me paraissent tout à fait identiques à celles qui existaient avant la loi Fauchon. Cette faute caractérisée a permis de neutraliser ou d'éviter cet excès de dépénalisation que certains redoutaient. Cela s'est fait progressivement. Il ne s'agissait dans un premier temps que d'annulations sur le fondement de la loi nouvelle et les juges ne se prononçaient pas. Les juges ont finalement pris la mesure de l'existence de la faute caractérisée. Il est aussi possible de constater ce phénomène de relais quand cette faute vient au secours du manquement délibéré.

Il est donc légitime de se demander maintenant si les choses n'ont finalement pas changé. Je n'irai pas jusque là puisque la faute caractérisée certes, peut se qualifier, elle laisse un pouvoir au juge mais elle impose toujours la prise en compte d'éléments de faits. Le juge ne peut plus aussi facilement constater l'imprudence, la négligence et l'inattention. Il doit rentrer davantage dans les détails. Il doit constater matériellement et moralement l'imprudence. Parallèlement émerge la notion de « conscience du risque », élément moral de la faute caractérisée. Les juges s'assurent que l'individu avait ou pouvait avoir conscience du risque et s'il n'en avait pas conscience, ils considèrent parfois que son imprudence était fautive car il possédait tous les éléments pour en prendre conscience.

Est-ce critiquable ? Je ne le pense pas, car nous sommes dans le domaine de la causalité indirecte et donc par hypothèse en présence d'individus qui se trouvent dans un schéma relativement éloigné par rapport au processus causal et il n'est pas anormal d'exiger d'eux que par rapport à cet éloignement causal, ils aient pu ou ils aient dû avoir conscience du risque qui pouvait s'ensuivre. De ce point de vue, je pense que l'apport de la loi Fauchon semble aller dans le sens d'une juste mise en oeuvre de la responsabilité des délits involontaires. Au terme de cette étude, il serait possible de conclure que la loi Fauchon devrait être maintenue en l'état puisqu'il n'existe aucun problème. Je n'irai pas jusque là car nous avons vu poindre des problèmes au cours de cette journée. Ont été mentionnés les problèmes de l'impunité des collectivités territoriales, de l'impossibilité de prendre en compte certains dommages au titre de la loi Fauchon, le problème de la responsabilité pénale et du statut propre des élus locaux. Peut-être que des réformes seraient nécessaires pour régler ces problèmes mais s'agit-il véritablement d'une réforme de la loi Fauchon ? La loi Fauchon est une loi d'application générale et nous sommes en train d'évoquer des questions particulières. Sauf à considérer, et c'est un autre débat, que le domaine général d'application des délits involontaires est excessif et là il faut poser le problème de la loi Fauchon. Sinon il ne s'agit que de réformes particulières qui ne passent pas par une réforme de la loi Fauchon.

M. PORTELLI

Avant que Jean-Jacques tire les conclusions de cette journée, j'aimerais savoir s'il y a des questions.

Questions de la salle

M. MENGELLE-TOUYA, Fédération nationale des victimes d'accidents collectifs

La FENVAC rassemble les associations de victimes de 55 accidents survenus ces vingt dernières années. A ma droite se trouvent les représentants des associations de victimes du tunnel du Mont-Blanc. Je me permettrais de faire un petit reproche aux organisateurs de ce colloque. Nous avons été en tant que Fédération d'associations, associés à notre demande, aux travaux préparatoires de la loi Fauchon et nous avions donc demandé à être reçus par le Sénateur Fauchon, qui l'avait d'ailleurs fait de manière très aimable. Nous avons également été invités à donner notre sentiment lorsque le projet de loi a été examiné devant la Commission des lois du Sénat. Nous aurions aimé pouvoir aussi aujourd'hui participer à ce bilan. Je sais bien que deux avocats de talent ont exprimé un point de vue des victimes. Cependant, les associations de victimes et les victimes elles-mêmes ont également un éclairage propre à apporter, notamment celui d'effacer tous les diables qui ont été peints par Maître Soulez-Larivière, que nous avons rencontré lors de nombreuses affaires, en tant que spécialiste de la défense des entreprises responsables.

Il est possible de remarquer plusieurs phases dans notre observation de la loi Fauchon. La première phase a tout d'abord été une phase de combat. Nous étions hostiles aux motivations, qui ont d'ailleurs été rappelées aujourd'hui et qui étaient, selon nous, décalées par rapport à la réalité. Le problème n'avait en effet pas l'ampleur qui lui été donnée dans les médias avec 48 élus poursuivis et 200 mises en examen. Nous étions également hostiles à ce texte car il avait pour but de restreindre le champ d'investigation des juges d'instruction. Il ne s'agissait pas ainsi de mettre tout le monde en examen ou de trouver des coupables partout mais simplement parce que, comme cela a été évoqué pour les affaires sanitaires, les catastrophes collectives sont le résultat de la mise en oeuvre concomitante à un moment donné d'un ensemble de dysfonctionnements, qui peuvent relever de différents types de responsabilités. Dans les affaires du tunnel du Mont-Blanc, du Drac et bien d'autres, il est possible de constater qu'il n'existe pas un responsable direct évident, que ce n'est pas le dernier qui a appuyé sur le bouton qu'il faut forcément poursuivre, mais des responsables indirects avec des degrés de responsabilité différents. Les familles de victimes, depuis qu'elles sont organisées en associations, l'ont compris. Elles participent aux instructions, non pas pour obtenir des coupables ou exprimer leur vengeance, mais en faisant confiance à l'institution judiciaire qui va avec les moyens dont elle dispose essayer de faire connaître les causes qui sont à l'origine du dommage, des décès et des blessures. Les associations de victimes, organisées, utilisent tous les droits qui leur sont conférés par l'article 82-1 du Code de procédure pénale et elles participent à l'instruction. Je comprends que les avocats des responsables puissent avoir l'impression d'un acharnement. Elles utilisent tout simplement leurs droits pour arriver à faire se manifester la vérité. J'ai perdu ma fille lors de l'avalanche des Orres. Ici vous avez une famille qui a perdu trois proches. Naturellement, parmi les victimes, certaines peuvent avoir des propos excessifs et peut-être même menaçants. Mais lorsqu'elles sont fédérées en association, c'est la raison qui domine. Le citoyen ordinaire ignore tout du droit et des procédures. Progressivement, les victimes apprennent à respecter le travail d'un juge d'instruction et à comprendre le fonctionnement de la procédure. Puis dans certaines affaires, nous assistons alors à un procès généralement révélateur d'un certain nombre de dysfonctionnements. Sur 55 affaires, six maires et deux préfets ont été poursuivis. Dans chaque affaire, bien que la Cour de cassation se soit prononcée en relaxant une institutrice et une directrice d'école, dans le dossier lui-même, des fautes indirectes avaient été commises, avaient été sanctionnées par deux juridictions successives et c'est en raison de l'application de la loi Fauchon que ces jugements ont été cassés.

La seconde phase a été la phase d'observation. Plusieurs intervenants ont indiqué qu'il fallait différencier deux étapes dans cette phase d'observation. Au tout début, les décisions de la Cour de cassation ont cassé le Drac et d'autres affaires, ce qui a confirmé nos craintes. Au moment de l'affaire du tunnel du Mont-Blanc du 27 juillet 2005, le jugement que l'on craignait n'a pas été rendu et ma prévision s'est finalement avérée fausse. Une instruction, un procès et un jugement ont eu lieu et ils donnent satisfaction à presque tout le monde. Il y a donc eu un moment d'inquiétude confirmée puis un moment où nous nous sommes rendus compte que cette loi, en dépit des critiques formulées par nous-mêmes, n'a pas empêché, comme le disait Maître Jakubowicz ce matin, d'apprécier la responsabilité qu'ont pu prendre les uns et les autres, de peser cette responsabilité avec sensibilité.

En conclusion, cette loi ne donne plus en ce jour matière à inquiétude aux parties civiles et aux associations de victimes. Je vous conseillerais de ne plus rien changer à cette loi. Il ne s'agissait pas de la loi que nous voulions et nous nous sommes même battus contre son adoption, mais aujourd'hui grâce à la manière dont les magistrats appliquent cette loi nous sommes satisfaits. Nous ne considérons plus aujourd'hui qu'il s'agit d'une loi scélérate ou d'un texte qu'il faille revisiter, en ce qui concerne les accidents collectifs.

Me LEBORGNE

Je voudrais d'abord souligner que Monsieur à l'instant, représentant des parties civiles dans les procès d'accidents collectifs, nous dit que la loi Fauchon est parfaite et qu'il ne faut pas la changer. C'est un peu un écho à ce que disait mon confrère Maître Jakubowicz ce matin. Il expliquait en effet à quel point le procès du tunnel du Mont-Blanc avait été merveilleux et exceptionnel. Lorsque l'une des parties témoigne d'une telle satisfaction dans un débat judiciaire, cela signifie probablement que quelque chose ne fonctionne pas. L'impression que je retire du débat d'aujourd'hui, indépendamment de sa richesse technique et de l'intérêt qu'il apporte, est le sentiment que le législateur tire à hue et à dia. Il a été dit que le non-intentionnel constituait un pénal spécial, tellement spécial qu'il est possible de se demander s'il s'agit toujours de pénal, puisqu'il a été écrit par ailleurs qu'il n'y a pas de délit sans intention de le commettre. Il s'agit ici d'une exception. Cette loi distingue ensuite le direct de l'indirect. L'une des caractéristiques de l'indirect est le péché par omission tandis que le direct serait le péché par action, par commission. Il ne me paraît pas complètement scandaleux que l'on mette quelques difficultés sur le chemin judiciaire pour condamner celui qui n'a rien fait mais qui a la responsabilité précisément de n'avoir rien fait, sans n'avoir jamais eu à un seul moment l'intention de produire un quelconque dommage. Les associations de victimes trouvaient que l'intention initiale de cette loi, qui était de créer des obstacles à la condamnation de celui qui n'avait rien fait mais qui aurait peut-être dû faire, constituait un scandale, scandale que vous estimez ne pas être réalisé à l'expérience. C'est là que le législateur va tirer à dia. Cette loi devait permettre une dépénalisation relative. Or le législateur n'a pas osé écrire noir sur blanc cette impossibilité de condamner certains responsables pour ne pas passer pour un personnage qui instaure des privilèges, qui protège les maires, les chefs d'entreprise. Cela donne à cette loi une saveur pas très démocratique. Si bien que l'intention seconde et contradictoire, qui devait se manifester, est apparue sous la forme d'un « pourvu que la loi n'empêche pas de condamner ».

Finalement, l'expérience montre qu'elle n'empêche pas de condamner. Au fond, l'honneur du législateur est sauf. Mais alors, je rejoins un certain nombre de participants fort minoritaires à ce débat, que si cette loi n'empêche pas de condamner les responsables indirects, elle ne sert à rien puisqu'elle n'empêche pas ce qu'elle voulait empêcher. La question qui se pose est de savoir comment a-t-elle eu un impact judiciaire concret aussi limité. Les victimes et les associations de victimes sont de plus en plus présentes dans les procès d'accidents et le juge n'ose pas apporter une limite à cette sorte de nouvelle mythologie, qui consiste à faire du procès pénal un rituel consolatoire, un lieu rendant possible le deuil. Quand cette intention première est tournée vers les victimes. Même si j'ai pour les victimes le plus grand respect et pour leur douleur la plus grande commisération, il faut se méfier du moment où la douleur et la commisération peuvent conduire à l'erreur de jugement. Si précisément, au nom de cette commisération et de cette pression, il semble justifié d'appliquer la loi Fauchon, le risque est de tomber alors dans l'iniquité. Certains ont dit dans ce débat qu'il fallait obtenir une décision juridique mais dans le respect de l'équité. Ce raisonnement va pourtant à l'encontre de l'équité. Ce débat d'équité oppose d'une part la satisfaction des victimes et d'autre part l'exonération de celui qui se trouve à une large périphérie de la situation, fût-elle tragique, que l'on juge. A partir de là se pose le problème psychologique qui consiste à se demander quel doit être l'impact de cette loi. Il ne faut pas battre sa coulpe en se demandant : la loi Fauchon n'apparaît-elle pas comme un outrage aux victimes ? Cette loi n'a-t-elle pas un côté indécent ? Le vrai problème réside en la place grandissante prise par les victimes dans le procès pénal. La respectabilité des victimes n'induit pas d'une manière mécanique, qu'elles aient un rôle pénal primordial, que lui donne de plus en plus le législateur en leur offrant morceau par morceau une part de l'exercice de l'action publique. Il s'agit ici de poser les vrais problèmes pour savoir à quoi il est possible de s'en tenir. Si Pompéi se reproduisait aujourd'hui, nous chercherions à tout prix un maire et un vulcanologue pour les condamner au pilori et se dire qu'à travers cette étude le problème est réglé.

Me GARRAUD

Je suis avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation et je vais donc ramener le débat à un niveau technique. J'ai deux remarques à faire. La première concerne la responsabilité pénale des décideurs publics. Je ne crois pas qu'elle diffère de celle des décideurs privés et comme l'a dit Madame l'Avocat général tout à l'heure, les décideurs privés sont personnellement responsables « sauf délégation de pouvoir ». La délégation de pouvoir a, à ma connaissance, bien été délimitée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans cinq arrêts du 11 mars 1993, qui ont défini les termes et les conditions de cette délégation. Si la délégation de pouvoir est possible au sein de l'administration de l'Etat, elle n'est pas possible au sein des collectivités territoriales. Les collectivités territoriales, notamment les communes, ne connaissent que la délégation de fonction aux adjoints, qui est qualifiée de sui generis car elle emprunte des éléments de la délégation de signature et des éléments de la délégation de pouvoir et parce qu'elles n'accordent la délégation de signature qu'à des fonctionnaires tels que le directeur général des services ou le directeur général des services techniques pour certaines communes. Il en est de même dans les départements et les régions. Il est important de noter que le Code général des collectivités territoriales dispose que le maire est seul responsable de l'administration. Il existe effectivement dans ce code une responsabilité personnelle du maire alors qu'est exclue la possibilité pour celui-ci de déléguer son pouvoir et ses compétences, délégation qui permettrait peut-être de mieux cerner les responsabilités et de mieux assurer leur mise en oeuvre.

Ma deuxième remarque concerne la remarque de Madame Commaret sur l'alinéa 4 de l'article 121-3. Je crois que pour vous la faute caractérisée pouvait être considérée comme une faute personnelle au sens du droit administratif. J'avoue que je n'avais pas, en lisant le texte, pensé à cela. Cette assimilation risque d'avoir de graves conséquences. Il serait en effet dangereux d'affirmer l'existence d'une faute personnelle, à chaque fois que l'article 121-3 est appliqué en raison d'une faute caractérisée ou d'un manquement délibéré. D'abord, dans ce domaine la compétence revient automatiquement à l'autorité judiciaire, nonobstant la qualité d'agent public. La responsabilité sur l'action civile se trouve dans le patrimoine du décideur public personnellement. Je ne sais pas s'il est tout à fait opportun qu'une faute puisse être caractérisée au sens du 4 ème alinéa, sans pour autant être détachable des fonctions. Je ne sais pas si cela correspondrait à la jurisprudence actuelle du tribunal des conflits, qui admet qu'une faute de service peut constituer par ailleurs un délit intentionnel.

M. DOSIÈRE

Le mot « législateur » a beaucoup été employé aujourd'hui. Lorsque les commentateurs parlent d'une loi, le législateur apparaît comme un être anonyme collectif car souvent plusieurs auteurs travaillent à la préparation d'une loi. S'agissant de ce texte de juillet 2000, le législateur est clairement identifié et pourtant quand j'entends parler de ce texte, j'ai l'impression qu'il s'agit d'une oeuvre sur laquelle les commentateurs disent du bien ou du mal. Mais je voudrais dire, en écoutant vos propos, à quel point j'ai été sensible à l'intervention du représentant des victimes, qui selon moi justifie pleinement le travail qu'a mené l'Assemblée pour rédiger ce texte. Au moment de la rédaction d'un texte, le législateur espère que celui-ci aboutira et atteindra ses objectifs. Cependant, il ne peut pas en être certain. Le fait de voir aujourd'hui que nous avons atteint notre objectif constitue une grande satisfaction. Vous ne voulez pas que cette loi soit modifiée, le Garde des Sceaux ne le veut pas non plus. Il faudra maintenant examiner le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, qui fait une analyse précise de la loi, de son élaboration et qui met en lumière les points qui devraient être modifiés. Il a été extrêmement difficile de composer ce texte, notamment de concilier les différents points de vue. Tout en atténuant la responsabilité des décideurs publics, il fallait éviter de rédiger un texte spécifique aux élus locaux pour ne pas faire en sorte que les victimes se sentent démunies. Il s'agissait d'un exercice difficile qui a plutôt été réussi. Nous avons pris le temps de l'étudier, d'écouter la sagesse des uns et des autres. Je vous rappelle que ce texte a été voté à l'unanimité.

M. HYEST

Je crois que cette journée marque quelque chose d'assez extraordinaire. Une loi a été votée en 2000 et au bout de cinq ans un débat a lieu pour essayer de l'évaluer. Les craintes exprimées par certains ne se sont donc pas révélées tout à fait exactes. La loi a permis, compte tenu de ses objectifs, de poursuivre les responsables et de les condamner s'ils ont manqué à leurs obligations. Certaines omissions ne sont pas très graves, d'autres le sont. Quand vous occupez des fonctions importantes, si vous ne respectez pas un certain nombre de règles, l'omission peut être constitutive de faute. Lors des débats sur la loi Fauchon, nous avions eu le souci de ne pas mettre dans le droit pénal des notions de droit administratif, telles que la faute personnelle, la faute de service et la faute lourde. Je crois que cette loi ne visait pas tellement une limitation des condamnations des décideurs, mais plutôt des mises en examen intempestives, à la suite de chaque catastrophe ou accident. Grâce à la loi Fauchon, les juges ont examiné plus précisément les cas des uns et des autres. Elle a donc incité à la prudence et en même temps, elle n'a pas empêché la condamnation des vrais responsables.

La question de la responsabilité pénale des personnes morales a aussi été évoquée ce matin. Cette responsabilité, lorsque nous avons élaboré le nouveau code pénal, a été difficile à mettre en oeuvre, tant les réticences à cet égard étaient fortes, cette responsabilité n'étant pas exclusive de la responsabilité personnelle. Cette réforme permet quand même, lorsque les responsabilités individuelles apparaissent diffuses, de mettre en oeuvre une vraie responsabilité mais aussi une indemnisation et des sanctions. Il n'est en revanche pas possible de dissoudre une collectivité territoriale ou l'Etat et de ce fait il aurait été difficile de généraliser l'application de la responsabilité pénale des personnes morales. Je voudrais d'ailleurs noter que la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales a aussi été réalisée sur l'initiative de Pierre Fauchon.

Je pense que cette journée était importante pour tous ceux qui s'intéressent à la responsabilité pénale. Je tiens de nouveau à remercier les plus hautes autorités judiciaires de l'Etat d'avoir accepté de co-organiser cette journée. Je remercie également l'initiateur de ce colloque, Pierre Fauchon. Généralement, lorsqu'une affaire ne rentre pas dans le cadre de la loi, plutôt que de faire confiance à la jurisprudence, certains s'empressent de rédiger une nouvelle loi. Le code de procédure pénale est d'ailleurs sans cesse transformé par de nouvelles lois. En ce qui concerne les accidents collectifs, de type amiante, faut-il nécessairement passer par la loi pour des faits qui se sont produits sur plusieurs décennies ? Je ne suis pas certain que la justice ne soit pas capable de mettre en oeuvre pour les victimes une juste condamnation des responsables et l'indemnisation des victimes. La meilleure leçon de cette journée est qu'il n'y a rien de pire que de légiférer sous l'émotion. Il est de ce fait conforme à la tradition du Sénat d'essayer de prendre son temps. La loi et la jurisprudence peuvent contribuer à une meilleure justice, qui d'ailleurs ne fonctionne pas si mal en France.

ANNEXE

Février 2006

La mise en oeuvre jurisprudentielle de la loi du 10 juillet 2000 relative à la définition des délits non intentionnels4 ( * )

En réponse à une mise en cause jugée excessive de la responsabilité pénale des décideurs publics en matière d'infractions non intentionnelles, la loi du 13 mai 1996 a précisé la définition de la faute involontaire, afin d'inciter les juridictions répressives à tenir plus largement compte des contingences propres à l'exercice des missions de service public. Quoi qu'il n'entrât pas dans les intentions de ses promoteurs d'alléger les responsabilités pénales encourues en matière d'hygiène et de sécurité du travail ou dans le domaine des accidents de la circulation, le principe d'égalité des citoyens devant la loi avait conduit à l'intégration du nouveau texte dans les dispositions générales de l'article 121-3 du Code pénal, assortie de « déclinaisons » au sein du Code général des collectivités territoriales ainsi que dans la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

Les juges, auxquels le législateur reprochait de procéder à une appréciation abstraite de la faute d'imprudence, étaient invités à l'envisager d'une manière plus concrète. En réalité, si la jurisprudence n'a jamais admis une conception subjective de la faute pénale -qui permettrait de tenir compte de la psychologie ou des aptitudes personnelles des personnes poursuivies- elle a toujours reconnu que les défaillances de conduite s'appréciaient en considération des circonstances matérielles dans lesquelles s'inscrivait l'activité de l'agent et par référence au comportement normalement prudent et diligent dans la sphère professionnelle considérée. L'impression d'une responsabilité pénale quasiment présumée résultait bien davantage des hypothèses dans lesquelles le dommage procédait de l'inobservation d'une règle de prudence, spécialement prévue par la loi ou le règlement. De telles circonstances ne laissaient aucune marge d'appréciation aux tribunaux en l'absence d'une hiérarchisation des fautes.

La loi du 13 mai 1996, ainsi que l'a relevé la doctrine, avait donc une portée plus « expressive » de l'état du droit positif que réellement normative. Elle a sans doute davantage retenti sur la qualité des motivations factuelles que sur le sens des décisions. Tels n'étaient pas les effets qu'en attendait le législateur.

La loi du 10 juillet 2000, inspirée des mêmes considérations que celles du 13 mai 1996 -réduire les poursuites dirigées contre les décideurs publics, sans affaiblir la répression dans les domaines de la sécurité routière et du travail, ni froisser le principe d'égalité- a procédé, au seul bénéfice des personnes physiques, à une rupture radicale avec les principes qui inspiraient jusqu'alors la responsabilité pénale des délits involontaires. A l'équivalence des conditions a succédé la distinction entre l'exigence d'une faute qualifiée pour engager la responsabilité pénale de l'auteur indirect du dommage.

Après cinq années de mise en oeuvre de cette réforme, les conséquences qu'en tire la jurisprudence commencent à s'esquisser à trois égards : son champ d'application (I), la nature du lien causal (II) et la consistance des fautes qualifiées (III).

I - Le champ d'application de la loi du 10 juillet 2000

A - L'application dans le temps

Disposition pénale plus douce, la loi du 10 juillet 2000 a été appliquée immédiatement aux faits antérieurs à son entrée en vigueur et non définitivement jugés. Ont ainsi été annulés les arrêts dont les motifs ne mettaient pas la Cour de cassation en mesure de déterminer si la faute du prévenu satisfaisait aux exigences de l'article 121-3, alinéa 4, du Code pénal (Cass. Crim. 5 septembre 2000 : Bull. n° 262 ; Cass. Crim. 15 mai 2001 : Bull. n° 123). L'emploi du terme d'annulation, plutôt que celui de cassation, manifeste qu'aucun reproche ne peut être fait aux juges du fond qui ne pouvaient faire application d'un texte non encore en vigueur lorsqu'ils ont statué. Elle témoigne que, contrairement aux dispositions issues de la loi du 13 mai 1996, qui se bornait à rappeler le principe d'appréciation in concreto de la faute pénale, la loi du 10 juillet 2000 a réellement modifié le droit positif. Néanmoins, il ne faut pas surestimer la portée de ces premières décisions. Elles ne se prononcent pas sur la motivation des arrêts attaqués et n'ont d'autre objet que d'inviter les juridictions de renvoi à réexaminer les circonstances de fait au regard de la loi nouvelle.

B - Le champ d'application quant aux personnes

Conformément aux intentions du législateur, la Cour de cassation a clairement dissocié le régime de responsabilité pénale des personnes morales et celui des personnes physiques qui en sont les organes ou les représentants.

Pour la première fois, une faute quelconque, même ténue, reste génératrice de responsabilité pénale, alors même que les organes ou représentants qui l'ont commise pour son compte échappent à la répression parce que le lien causal avec le dommage est indirect et que le comportement qui leur est reproché ne revêt pas le caractère de gravité requis par l'article 121 -3, alinéa 4, du Code pénal.

La Chambre criminelle a ainsi approuvé la relaxe du directeur d'une usine et d'un chef de service poursuivis à la suite de la chute mortelle d'un ouvrier, après avoir relevé que l'usage d'un procédé de fortune pour une intervention à une hauteur de plus de 3 mètres avait été décidé par le seul contremaître présent de nuit, malgré la mise à sa disposition d'une nacelle élévatrice. Mais de cette relaxe des dirigeants, comme de l'absence de délégation de pouvoir consentie au contremaître dont les initiatives étaient la cause directe du dommage, la cour d'appel avait trop rapidement déduit l'absence de responsabilité pénale de la société qui employait la victime. Sa décision a été cassée en ce qu'elle n'avait pas recherché si l'observation des prescriptions réglementaires de sécurité « n'était pas due pour partie à un défaut de surveillance ou d'organisation du travail imputable au chef d'établissement... et susceptible, nonobstant l'absence de faute délibérée ou caractérisée, d'engager la responsabilité de la société » (Cass. Crim. 24 octobre 2000 : Bull. n° 308).

C - Le champ d'application quant aux infractions

L'article 121-3, alinéa 4, s'applique non seulement aux délits d'homicide, de blessures et de destructions involontaires prévus par le Code pénal , mais, compte tenu de sa place au sein des dispositions générales du Code pénal, à tous les délits non intentionnels définis par la réalisation d'un dommage. Tel est le cas des infractions de pollution des eaux réprimées par les articles L 432-2 et L 216-6 du Code de l'environnement, bien que ces deux textes -contrairement aux articles 221-6 (homicides involontaires) ou 222-19 (blessures involontaires) du Code pénal- n'aient pas été retouchés par la loi du 10 juillet 2000 (Cass. Crim. 15 mai 2001 : Bull. crim. n° 123 ; Cass. crim. 19 octobre 2004 : Bull. crim. n° 247).

La Chambre criminelle a jugé qu'il concernait également les contraventions de blessures involontaires (Cass. crim. 12 décembre 2000 : Bull. n° 371) -ce qu'a ultérieurement confirmé le décret du 20 septembre 2001, en insérant dans la partie réglementaire du Code pénal un article R 610-2 pour régler cette question.

En revanche, « le dommage n'étant pas un élément constitutif du délit de publicité trompeuse, l'infraction, lorsqu'elle est commise par imprudence ou négligence, n'est pas soumise aux dispositions de l'article 121-3 alinéa 4 du Code pénal issu de la loi du 10 juillet 2000 » (Cass. crim. 26 juin 2001 : Bull. n° 160).

De même, l'employeur condamné pour avoir laissé un chauffeur de son entreprise utiliser irrégulièrement le dispositif de contrôle des conditions de travail dans les transports routiers et enfreindre les règles relatives à la durée maximale de conduite et au temps de repos, ne peut faire grief aux juges du fond de n'avoir pas établi une faute entrant dans les prévisions de l'article 121-3, alinéa 4, du Code pénal dans leur rédaction issue de la loi du 10 juillet 2000, dès lors que ces dispositions ne sont applicables qu'aux infractions supposant, pour être constituées, la réalisation d'un dommage (Cass. crim. 13 février 2001, pourvoi n°00-84.204).

II - Le lien de causalité

Ainsi que l'a exprimé un auteur, « le lien de causalité est devenu, depuis la loi du 10 juillet 2000, le noeud gordien de la responsabilité pénale en matière non intentionnelle. C'est par lui que se réalise l'essentiel de la dépénalisation opérée, puisque selon que la causalité est directe ou indirecte, les exigences quant à la faute ne sont plus les mêmes » (Y. Mayaud, chronique de jurisprudence : Rev. sc. crim. 2005, p. 71).

Avant même d'examiner si le lien de causalité est direct ou indirect, il faut s'assurer de sa certitude. La cause indirecte est définie par la loi du 10 juillet 2000 en des termes qui consacrent la théorie de l'équivalence des conditions. Dans cette conception, sont considérés comme générateurs de responsabilité, toutes les actions et omissions sans lesquelles l'accident n'aurait pu se produire, même si elles ne le rendaient pas raisonnablement prévisible, ainsi que tous les faits qui ont été l'occasion du dommage, même s'ils n'ont pas joué un rôle d'impulsion dans le processus qui l'a produit. La consécration expresse de cette théorie par le législateur aurait pu conduire à une extension indéfinie de la causalité. La jurisprudence a prévenu une telle dérive.

A - Un lien de causalité certain

Trois hypothèses doivent être envisagées : celle de l'impossibilité d'établir l'origine du dommage, celle de l'interruption de l'enchaînement causal et celle de l'état de santé préexistant de la victime.

1°) L'impossibilité d'établir l'origine du dommage

Dans le procès de la contamination transfusionnelle d'hémophiles par le virus de l'immuno-déficience humaine, toutes les victimes avaient reçu des produits sanguins non chauffés avant la date à laquelle il était admis que la communauté scientifique et médicale ne pouvait plus ignorer la dangerosité de ces produits. L'impossibilité de rattacher avec certitude les contaminations à des fautes commises postérieurement à cette date a conduit à un non-lieu des chefs d'homicides et de blessures involontaires, qui n'a pas été censuré par la Chambre criminelle (18 juin 2003, n° 02-85.199).

Dans l'affaire qui mettait en cause les restaurants Buffalo Grill à la suite du décès de plusieurs personnes atteintes d'un variant de la maladie de Creutzfeld-Jakob, une chambre de l'instruction a pu considérer qu'il n'existait aucun indice grave et concordant justifiant une mise en examen pour homicide involontaire, rien ne permettant de penser, en l'état de l'information, que la maladie ait trouvé son origine dans la consommation de viande servie par les restaurants de cette enseigne plutôt que dans les autres sources alimentaires des victimes (Cass. crim. 1 er octobre 2003, pourvoi n° 03-82.909).

2)) La rupture du lien de causalité

La rupture du lien de causalité a été retenue par la Cour de cassation dans les circonstances suivantes : un automobiliste, ébloui par le soleil, avait heurté un piéton engagé dans un passage protégé ; la victime, atteinte d'une fracture sans gravité, avait contracté à l'hôpital une maladie nosocomiale dont elle était décédée. L'arrêt qui déclarait l'automobiliste coupable d'homicide involontaire a été cassé pour n'avoir pas recherché si « l'infection n'était pas le seul fait en relation avec le décès » (Cass. crim. 5 octobre 2004 : Bull. n° 230).

Dans cette affaire, les lésions résultant de la collision ne pouvaient être à l'origine d'un processus mortel. L'erreur du conducteur était dépourvue de relation avec le phénomène de contamination, qui était la cause exclusive de la mort de la victime.

En revanche, au sein d'un enchaînement complexe d'événements, la défaillance initiale peut être regardée comme une cause certaine, lorsqu'elle contenait en elle-même la probabilité de l'issue finale ou lorsqu'elle a contribué à provoquer les fautes ultérieures.

L'existence d'un lien de causalité certain , quoique indirect, a ainsi été retenue dans les hypothèses suivantes :

- l'usager d'un scooter de mer ayant, à la suite d'une manoeuvre de dépassement imprudente, provoqué la mort de la passagère d'un autre engin du même type, le loueur professionnel qui avait confié cet engin à un client qu'il savait dépourvu du permis imposé par la réglementation et totalement ignorant des règles de base de la navigation maritime, a créé la situation qui a permis la réalisation du dommage (Cass. crim. 5 octobre 2004 ; Bull. n° 236) ;

- un avion s'étant écrasé en mer à la suite d'une panne de moteur à laquelle l'équipage, insuffisamment formé à l'exploitation de ce nouvel appareil, n'avait pas su remédier, l'instructeur qui avait déclaré apte au pilotage un commandant de bord dont il connaissait l'insuffisance professionnelle et, de surcroît, sans lui fournir un manuel d'exploitation approprié, était l'auteur indirect des homicides involontaires (Cass. crim. 15 octobre 2002 : Bull. n° 186) ;

- un chasseur ayant été mortellement blessé par le tir horizontal d'un autre participant à une battue, le président de la société de chasse , qui a fait sonner la traque sans avoir préalablement ni matérialisé les postes ni placé les chasseurs ni déterminé avec eux les angles de tir autorisés a, par sa carence, contribué à créer la situation ayant permis la réalisation du dommage (Cass. crim. 8 mars 2005 : Bull. n° 80).

3°) L'état de santé préexistant de la victime

En matière médicale , la Chambre criminelle a affirmé à plusieurs reprises que des médecins ne pouvaient être déclarés coupables d'homicide involontaire s'il n'était pas établi que le décès aurait pu être évité par des précautions supplémentaires.

Elle a ainsi cassé un arrêt de condamnation au motif qu'il résultait des propres constatations des juges que le rapport d'expertise ne permettait pas d'affirmer que l'hémostase ou la transfusion immédiate, dont la tardiveté était reprochée au praticien, aurait pu empêcher la mort de la victime (Cass. crim. 2 décembre 2003 : pourvoi n° 03-81.955).

Dans une affaire où un expert avait affirmé qu'un diagnostic plus précoce n'aurait pas constitué l'assurance de sauver la malade, une cour d'appel a justifié sa décision de relaxe en retenant que la victime avait été seulement privée d'une chance de survie, de sorte qu'il n'y avait pas de relation certaine de causalité entre son décès et les anomalies de l'intervention médicale (Cass. crim. 22 mars 2005 : pourvoi n° 04-84.459).

Lorsque le processus mortel est définitivement enclenché , sans qu'il soit démontré qu'une intervention humaine aurait pu l'interrompre, d'éventuelles défaillances dans la prise en charge du malade ne sont pas génératrices de responsabilité pénale. En revanche, les fautes qui favorisent la décompensation d'un état morbide préexistant de la victime entretiennent un lien de causalité avec le dommage.

Dans une affaire où l'autopsie d'un salarié, décédé d'un oedème pulmonaire, avait permis d'établir qu'il était atteint d'une cardiopathie restée inaperçue jusqu'alors, la cour d'appel a pu considérer que l'inhalation de produits nocifs, utilisés de manière intensive dans un local confiné dans la semaine précédant la mort, constituait l'une des causes certaines du caractère prématuré de celle-ci, susceptible d'engager la responsabilité pénale du chef d'entreprise pour homicide involontaire (Cass. crim. 13 février 2001 : pourvoi n° 00-82.804).

B - Le lien de causalité direct

Si la causalité indirecte est définie par l'article 121-3, alinéa 4, du Code pénal, ce n'est pas le cas de la causalité directe.

1°) Les intentions du législateur

Le rapport présenté par M. Fauchon au nom de la Commission des lois du Sénat ( www.senat.fr/rap/199-177/199-177mono.html ) admet en réalité deux conceptions concurrentes, et sensiblement différentes de la causalité directe. On peut lire, en effet, dans ce rapport, page 20 : « Des exemples et analyses précédemment cités, il est possible de retenir que la cause directe est le plus souvent immédiate même si ce n'est pas toujours le cas, que cette cause directe est celle qui entraîne normalement ou nécessairement le dommage, celle dont le dommage est la conséquence quasiment automatique et donc prévisible ».

Les auteurs de la réforme n'ont donc pas tranché entre la cause immédiate -qui se définit par la proximité, dans le temps et l'espace, entre le fait générateur et le dommage- et la causalité adéquate , qui ne retient, parmi différents facteurs, que celui qui contenait en lui-même, de manière prévisible, la probabilité du résultat.

La circulaire d'application du 11 octobre 2000 (CRIM-00-9§F 1) optait pour la causalité immédiate : « il n'y aura causalité directe, énonçait-elle, que lorsque la personne en cause aura, soit elle-même frappé ou heurté la victime, soit initié ou contrôlé le mouvement d'un objet qui aura heurté ou frappé la victime » .

2°) L'admission de la causalité adéquate par la jurisprudence

Le contact physique entre l'auteur de l'accident ou une chose dirigée par lui, et le siège du dommage, relève généralement de la causalité directe -ce qui a pour effet de ranger dans le champ de la faute simple l'essentiel du contentieux routier .

Néanmoins, la jurisprudence ne s'en est pas tenue à une conception étroitement mécaniste de la causalité. Elle admet qu'une cause médiate puisse être qualifiée de directe lorsqu'elle est adéquate. Elle l'exprime en parlant de faute « essentielle et déterminante » (Cass. crim. 29 octobre 2002 : Bull. n° 196 ; Cass. crim. 5 avril 2005 : pourvoi n° 04-85.503, deux arrêts rendus en matière médicale).

C'est à ce titre, par exemple, qu'a été regardée comme une conséquence directe de l'excès de vitesse commis par le conducteur du poids lourd, une série de collisions entre plusieurs automobilistes aveuglés par un nuage de poudre provenant de sacs, mal arrimés dans la remorque, qui avaient été éventrés lorsque le camionneur avait perdu le contrôle de son véhicule (Cass. crim. 29 avril 2003 : pourvoi n° 01-88.592).

La jurisprudence a affiné sa conception de la cause directe à deux égards : d'une part, lorsque la défaillance imputée au prévenu consiste en une décision et non en un acte matériel, d'autre part, en cas de succession de fautes.

3°) Causalité adéquate et choix décisionnel

Les choix décisionnels (y compris les omissions et abstentions) qui provoquent un dommage, indépendamment de tout acte matériel imputable à leur auteur, sont le domaine d'élection de la causalité indirecte (cf infra). En matière médicale , toutefois, ils sont susceptibles d'être regardés comme relevant de la causalité directe, à condition que la décision en cause concerne la réalisation d'un acte médical, et non l'organisation d'un service.

*La décision d'intervenir -ou de s'abstenir- et non pas la qualité technique du geste opératoire, a été considérée comme la cause indirecte de l'homicide ou des blessures involontaires dans les hypothèses suivantes.

Un patient avait été hospitalisé en raison d'une hémorragie digestive aiguë, et les praticiens, au lieu de profiter d'un répit procuré par la présence d'un caillot, ont différé l'intervention, alors que toutes les ressources de la transfusion étaient épuisées. Il a été jugé que cette expectative était la cause essentielle et déterminante de l'arrêt cardio-respiratoire, « le processus mortel étant engagé avant même la décision d'opérer » (Cass. crim. 5 avril 2005 : pourvoi n° 04-85.503). A été également considérée comme la cause essentielle et déterminante du décès par embolie pulmonaire, consécutive à une thrombose bilatérale des vaisseaux poplités, survenu cinq jours après l'opération, la décision du chirurgien de réaliser une liposuccion associée à un lifting de la face interne des cuisses, à la demande expresse d'une patiente de 64 ans dont il savait qu'elle était dotée d'une double prothèse des hanches et qu'elle avait récemment subi un stripping veineux des jambes (Cass. crim. 29 octobre 2002 : Bull. n° 196).

*Il a été jugé que les faits reprochés au prévenu n'entretenaient qu'un rapport indirect avec le dommage dans les hypothèses qui se rattachent à l'organisation du service médical.

Un chef de service hospitalier avait prescrit l'examen au scanner d'une patiente placée sous assistance respiratoire. L'interne en médecine spécialisée, qui suivait la malade depuis son admission à l'hôpital, a chargé du transfert dans le service de radiologie un interne en médecine générale stagiaire. Ce dernier, en replaçant la sonde d'intubation qui s'était accidentellement déplacée dans l'oesophage de la malade, a provoqué un arrêt cardio-circulatoire et une anoxie entraînant des lésions cérébrales irréversibles. Le chef du service a été poursuivi pour blessures involontaires. L'arrêt qui le condamnait a été annulé et l'affaire renvoyée devant une autre cour d'appel afin d'apprécier, au regard de la loi du 10 juillet 2000, si ce prévenu avait commis une faute qualifiée (Cass. crim. 5 septembre 2000 : Bull. n° 262).

Il a été jugé que la décision d'un médecin régulateur du SAMU, après un interrogatoire téléphonique superficiel de l'épouse du malade, d'envoyer sur place le médecin de quartier plutôt que l'une des trois ambulances du SAMU qui étaient alors disponibles, était indirectement à l'origine du décès de la victime par infarctus du myocarde (Cass. crim. 2 décembre 2003 : Bull. n° 226).

4°) Causalité adéquate et fautes successives

Dans des hypothèses de défaillances successives, la jurisprudence ne retient pas nécessairement le critère de l'immédiateté. La faute la plus proche du dommage peut n'être pas regardée comme directe, lorsqu'elle interfère dans un processus engagé par une faute précédente, qui rendait elle-même prévisible d'issue finale.

A la suite d'un accouchement difficile, ayant donné lieu à l'application de forceps, le nouveau-né, qui présentait notamment des lésions à la face, avait été confié par l'obstétricien à une pédiatre. Celle-ci avait exclusivement porté son attention sur les lésions oculaires et orthopédiques, secondaires selon les experts. Elle avait négligé le symptôme le plus grave : un hématome crânien superficiel, dont l'expansion a été à l'origine du décès de l'enfant, faute d'un diagnostic précoce. Cette imprudence a été considérée comme la cause directe de la mort de la victime (Cass. crim. 13 novembre 2002 : Bull. n° 203).

Une enfant avait été anesthésiée pour une ablation des amygdales. L'anesthésiste chargé du suivi post-opératoire lui avait administré un soluté hypotonique, alors que la littérature médicale recommande, chez l'enfant, de préférer un soluté isotonique pour éviter les hyponamétries (concentration insuffisante en sodium dans le plasma) « fréquentes et redoutables, même dans les interventions de chirurgie bénignes ». L'anesthésiste d'astreinte, qui a pris la suite du premier praticien, n'a pas rendu visite à la patiente pendant plus de 16 heures après le transfert de l'enfant dans sa chambre, ni procédé à un examen qu'imposaient la mention sur le dossier de problèmes d'hémostase et le signalement par l'infirmière d'une somnolence persistante et de vomissements. La fillette est décédée d'un oedème pulmonaire imputé à une hyponamétrie. Les juges du fond ont estimé que la négligence de l'anesthésiste d'astreinte était une cause indirecte du décès (et décidé que la faute était caractérisée, appréciation que n'a pas censurée la Cour de cassation : Cass. crim. 29 novembre 2005 : pourvoi n° 05-80.017).

C - Le lien de causalité indirect

Aux termes de l'alinéa 4 de l'article 121-3 du Code pénal, sont auteurs indirects du dommage, les personnes physiques qui ont créé, ou contribué à créer, la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter.

Les erreurs d'organisation, les insuffisances d'investissement, les défaillances de contrôles, imputables aux personnes investies de pouvoirs de direction, ne sont jamais considérées par la jurisprudence comme la cause directe des dommages dont le fait générateur immédiat est un incident technique ou encore la maladresse ou l'inattention d'un préposé. Il apparaît donc que, conformément aux voeux du législateur, les décideurs , publics et privés, ne voient leur responsabilité pénale engagée que pour des fautes qualifiées (voir infra § III).

La jurisprudence est constante, au bénéfice du chef d'entreprise ou du directeur d'établissement, en matière d'accidents du travail ou de pollution des eaux. Ainsi, dans une espèce où le déversement dans une rivière d'effluents non traités résultait du défaut d'étanchéité du bassin de réception des eaux résiduaires et de l'absence d'un trop-plein susceptible d'éviter tous débordements, la Cour de cassation a considéré que la cour d'appel avait retenu à tort que le directeur général était l'auteur direct du dommage. Elle n'a pas, néanmoins cassé l'arrêt attaqué, dès lors qu'il résultait de ses énonciations que le prévenu avait commis une faute caractérisée (Cass. crim. 23 mars 2004 : pourvoi n° 03-83.123).

Dans toutes les affaires où les maires étaient mis en cause, le lien de causalité a été qualifié d'indirect :

- qu'il s'agisse de l'aménagement ou de l'entretien d'installations municipales (présence sur une aire de jeu communale d'une buse non fixée qui a écrasé un enfant : Cass. crim. 20 mars 2001 : Bull. n° 75 et Cass. crim. 2 décembre 2003 : Bull. n° 231 ; chute de la barre transversale d'une cage mobile de gardien de but non conforme à la réglementation, installée sur le terrain de sport de la commune : Cass. crim. 4 juin 2002 : Bull. n° 127),

- ou de carences dans l'exercice des pouvoirs de police administrative (autorisation d'ouverture d'une station de sports d'hiver sans vérification de la mise en oeuvre des dispositions de l'arrêté relatif à la signalisation et au balisage des pistes : Cass. crim. 9 octobre 2001 : Bull. n° 204 ; absence de réglementation des déplacements des dameuses sur une piste de luge empruntée par des enfants : Cass. crim. 18 mars 2003 : Bull. n°71 ; absence d'interdiction de circulation des véhicules sur le passage d'un cortège : Cass. crim. 18 juin 2002 : Bull. n° 138 ; défaut de vérification des règles de sécurité applicables à un podium sur lequel se déroulait un bal : Cass. crim. 11 juin 2003 : pourvoi n° 02-82.622).

Sont aussi considérés comme des auteurs indirects, « les instructeurs, inspecteurs, certificateurs et autres agents de surveillance et de contrôle » (D. Commaret, La responsabilité des décideurs en matière de délits non intentionnels depuis la loi du 10 juillet 2000 : Gaz. Pal 10-11 septembre 2004, p. 3), qu'il s'agisse d'agents publics ou de salariés privés (ingénieur en chef responsable des services techniques d'une ville, et contremaître, à l'occasion d'un accident du travail dont a été victime un employé municipal : Cass. crim. 3 décembre 2002 : Bull. n° 219), agent de l'Office national des forêts chargé de la surveillance d'une coupe de bois, pour le dommage commis par le basculement d'une grume mal stabilisée : Cass. crim. 13 novembre 2002 : Bull. n° 204, instructeur d'une compagnie d'aviation qui a déclaré apte au pilotage un commandant de bord dont il connaissait l'insuffisance professionnelle et en lui fournissant un manuel d'exploitation inadapté : Cass. crim. 15 octobre 2002 : Bull. n° 186).

Relèvent également de la causalité indirecte les défaillances dans l'encadrement de groupes d'enfants , imputables notamment aux enseignants, que l'accident ait lieu à l'intérieur d'un établissement scolaire (Cass. crim. 10 décembre 2002 : Bull. n° 223, 6 septembre 2005 : Bull. n° 223) ou lors d'activités extérieures (Cass. crim. 18 juin 2002 : Bull. n° 139 ; Cass. crim. 4 octobre 2005 : pourvoi n° 04-84.199), et sans qu'il y ait lieu de distinguer entre enseignement public ou privé. Il en va de même pour les organisateurs et accompagnateurs -y compris bénévoles- d' activités de détente ou de loisirs pour les adultes aussi bien que pour les enfants (directeur d'un centre sportif : Cass. crim. 26 novembre 2002 : Bull. n° 211, directeur d'un camp scout et organisateur d'un raid nautique : Cass. crim. 9 octobre 2001 : pourvoi n° 00-82.275 ; président d'une société de chasse, organisateur d'une battue : Cass. crim. 8 mars 2005 : Bull. n° 80 précité).

Ces catégories n'épuisent pas la diversité des hypothèses dans lesquelles peut être retenu un lien de causalité indirect entre une faute et un dommage. On peut également mentionner des cas :

- de fourniture d'une prestation défectueuse (poursuites pour homicide et blessures involontaires contre un bailleur non professionnel dont les locataires ont été intoxiqués par les émanations d'un chauffe-eau non conforme à la réglementation Cass. crim. 10 janvier 2006, pourvoi n° 05-82.649, poursuites du même chef contre le chauffagiste chargé de l'entretien d'une chaudière qui n'avait pas détecté une fuite de gaz à l'origine d'une explosion : Cass. crim. 3 novembre 2004 : pourvoi n°04-80.011)

- d'exercice d'une activité professionnelle quelconque dans des conditions imprudentes ou en violation de la réglementation (agriculteur qui moissonne en période de sécheresse et de vent fort avec un engin qui n'a pas subi le contrôle d'un concessionnaire agréé et qui projette des particules incandescentes à l'origine d'un incendie dans lequel sont morts deux pompiers : Cass. crim. 5 octobre 2004 : Bull. n° 235 ; loueur de scooters de mer qui confie l'un de ses engins à une personne qu'il savait dépourvue de permis et ignorant des rudiments de la navigation et qui, par une manoeuvre imprudente, a provoqué la mort d'un tiers : Cass. crim. 5 octobre 2004 : Bull. n° 236).

III - La faute qualifiée

Aux termes de l'article 121-3 alinéa 4, dans sa rédaction issue de la loi du 10 juillet 2000, la responsabilité pénale des personnes physiques, auteurs indirects d'un dommage, n'est engagée que s'il est établi, soit la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité que l'intéressé ne pouvait ignorer.

A - La faute délibérée

1°) Les contraintes de mise en oeuvre de la faute délibérée

La faute délibérée correspond à la violation, en pleine connaissance de cause, d'une obligation précise de prudence ou de sécurité définie par un texte de nature législative ou réglementaire effectivement en vigueur.

A été reconnu coupable d'une faute de cette nature, un médecin anesthésiste qui, à l'occasion d'endoscopies réalisées dans un cabinet médical, a infecté six patients en leur injectant, au moyen des deux mêmes seringues, un produit dont la réglementation ne permet l'administration que dans des établissements disposant d'un matériel d'assistance respiratoire et de réanimation, et qui n'a pas procédé à la surveillance post-interventionnelle continue imposée par un décret du 2 décembre 1994 (Cass. crim. 11 septembre 2001 : Bull. n° 176).

Le chef des services techniques d'une ville, qui fait monter un portique de grande hauteur, dans la précipitation, sans prévoir l'utilisation d'une nacelle ou d'échafaudages, viole de façon manifestement délibérée les dispositions du décret du 10 juin 1985 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail dans la fonction publique et doit être déclaré coupable d'homicide involontaire à la suite de la chute mortelle d'un employé municipal qui travaillait sur une échelle à 6 mètres de hauteur (Cass. crim. 3 décembre 2002 : Bull. n° 219).

En revanche, a été cassé un arrêt qui, à la suite d'une collision entre un véhicule en excès de vitesse et deux enfants qui défilaient dans une fanfare, a condamné, pour blessures involontaires, le maire , auquel il était reproché de n'avoir pas interdit la circulation pendant la manifestation et d'avoir seulement délégué un adjoint en tête du cortège pour en assurer la sécurité. Les juges du fond ne pouvaient relever à la charge du maire « un manquement à une obligation de sécurité prévue par la loi, sans préciser la source et la nature de cette obligation » (Cass. crim. 18 juin 2002 : Bull. n° 138).

2°) L'application supplétive de la faute caractérisée

Lorsque les conditions de la faute délibérée ne sont pas réunies, les juges doivent examiner l'éventualité d'un manquement caractérisé à des obligations non écrites de prudence. Il arrive que des prescriptions textuelles qui, pour divers motifs, ne sont pas applicables en tant que telles, soient considérées comme exprimant des exigences de précaution et de diligence, au regard desquelles s'apprécie la faute caractérisée.

Par exemple, l'inobservation, dans un territoire d'outre-mer, d'un arrêté ministériel, qui n'a pas fait l'objet d'une promulgation et d'une publication locale régulières, ne saurait être qualifiée de manquement délibéré. En revanche, la méconnaissance des obligations générales de prudence, dont ce texte est l'expression, peut constituer une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité que le prévenu ne pouvait ignorer. C'est ainsi que l'arrêté du 5 novembre 1987, relatif aux conditions d'utilisation des avions exploités par une entreprise de transport aérien , n'est pas applicable en Polynésie française . L'instructeur d'une compagnie, qui a déclaré apte au pilotage un commandant de bord dont il connaissait l'insuffisance professionnelle, et en le dotant de surcroît d'un manuel d'exploitation qui ne précisait pas les conditions respectives d'intervention en cas de panne en vol, a commis une faute caractérisée qui a contribué à l'accident dans lequel sont morts plusieurs passagers et membres de l'équipage (Cass. crim. 15 octobre 2002 : Bull. n° 186).

Au cours d'une initiation à la voile organisée par un professeur d'éducation physique assisté d'un professeur de biologie, l'un des dériveurs a chaviré et son occupant s'est noyé. L'enseignant qui avait organisé cette sortie ne pouvait se voir opposer les dispositions de l'arrêté du 2 août 1985, qui n'imposent qu'aux centres et écoles de voile l'obligation de disposer d'un enseignant qualifié au moins par groupe de 10 dériveurs. En revanche, en exerçant seul, avec l'assistance d'une collègue non qualifiée, une surveillance insuffisante sur un groupe de 21 enfants dépourvue de toute expérience de la navigation, il a commis une faute caractérisée (Cass. crim. 4 octobre 2005 : pourvoi n° 04-84.199).

3°) Le domaine limité de la faute délibérée

« L'évidence commande de constater que l'usage (de la faute délibérée) est parcimonieux, à la mesure des difficultés à prouver la réunion de l'ensemble des conditions strictes posées par la loi » (D. Commaret, La responsabilité pénale des décideurs en matière de délits non intentionnels depuis la loi du 10 juillet 2000 : Gaz. Pal. 10-11 septembre 2004, p. 3).

Le domaine d'élection de cette faute est celui des accidents dont sont victimes les salariés, compte tenu du caractère précis et exhaustif des règles d' hygiène et de sécurité du travail . Il en va ainsi, non seulement dans l'entreprise, mais aussi dans la fonction publique (à la suite de la chute d'un employé municipal travaillant sur une échelle à 6 mètres de hauteur, le chef des services techniques de la ville a été reconnu coupable de blessures involontaires pour avoir violé de façon manifestement délibérée les dispositions du décret du 10 juin 1985 qui imposent, pour les travaux en hauteur, la mise à disposition de nacelles ou le recours à un échafaudage : Cass. crim. 3 décembre 2002 : Bull. n° 219).

Néanmoins, même dans le domaine de la sécurité du travail, il n'est pas rare que la faute caractérisée soit substituée à la violation manifestement délibérée d'une obligation textuelle, y compris d'office par la Cour de cassation (Cass. crim. 8 novembre 2005 : pourvoi n° 04-87.304 : chute mortelle d'un ouvrier travaillant sur une échelle métallique à 2,70 m de hauteur, qui a été déséquilibré par un choc électrique ; la faute reprochée à l'employeur résultait d'un manque de coordination entre les entreprises, qui avait conduit la victime à travailler dans un lieu humide, sans mise hors tension préalable des installations électriques, plutôt que de l'omission de compléter le plan particulier de sécurité qui n'intégrait pas les travaux supplémentaires de la chaufferie).

B - La faute caractérisée

Contrairement à la faute manifestement délibérée, la faute caractérisée ne présente pas le caractère d'un manquement volontaire à une règle écrite de discipline sociale. Elle constitue « une défaillance inadmissible (dans une) situation qui mérite une attention soutenue, en raison des dangers ou des risques qu'elle génère » (Y. Mayaud, Retour sur la culpabilité non intentionnelle en droit pénal : D. 2000, chron. p. 603).

Elle doit être examinée sous ses deux aspects : l'intensité de la faute et la conscience du risque.

1°) L'intensité de la faute

*L'appréciation in concreto

La Chambre criminelle vérifie que les juges du fond ont procédé à une appréciation concrète des diligences accomplies par le prévenu, en tenant compte, comme le prévoit l'article 121-3, alinéa 3, du Code pénal « de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait » .

Au cours d'une sortie en raquettes, plusieurs adolescents ont été emportés dans une avalanche provoquée par le passage imprudent sur une plaque de neige du guide haute montagne responsable de la course. Le professeur d'éducation physique qui les accompagnait et le directeur du centre de vacances ont été relaxés. La cour d'appel a justifié sa décision en relevant que, « ni le professeur d'éducation physique, qui a accompli des diligences normales dans la préparation et la surveillance du séjour à la montagne de la classe dont il était responsable, ni le directeur du centre de plein air, qui a fourni au groupe un encadrement professionnel et des moyens matériels suffisants au regard des usages alors en vigueur lors des randonnées en raquettes à neige, et qui a demandé, à l'accompagnateur de montagne, spécialiste de cette activité, de reconnaître préalablement le parcours, n'ont violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, ou commis une faute caractérisée » (Cass. crim. 26 novembre 2002 : Bull. n° 211).

En revanche, un professeur d'éducation physique , qui organise, pour un groupe de 21 enfants sans expérience de la navigation, une sortie d'initiation à la voile , avec la seule assistance d'un professeur de biologie, dépourvu de toute qualification en la matière, commet une faute caractérisée qui est à l'origine du retard à porter secours à l'un des enfants qui avait chaviré, et qui s'est noyé (Cass. crim. 4 octobre 2005 : pourvoi n° 04-84.199).

Dans une affaire précitée, où des enfants participant à un défilé avaient été heurtés par un automobiliste en excès de vitesse, l'arrêt condamnant le maire pour blessures involontaires a été cassé par la cour d'appel, d'une part n'avait pas précisé la source de l'obligation particulière de sécurité que le maire aurait délibérément violée, d'autre part n'avait pas recherché en quoi les diligences, consistant à placer un adjoint en tête du cortège n'étaient pas normales et adaptées aux risques prévisibles (Cass. crim. 18 juin 2002 : Bull. n° 138).

En revanche, commet une faute caractérisée :

- le maire qui, connaissant la configuration des lieux, ne réglemente pas la circulation des dameuses en dehors des pistes de ski alpin, et a ainsi contribué à créer la situation à l'origine du décès d'un enfant déchiqueté par l'un de ces engins qui traversait une piste de luge (Cass. crim. 18 mars 2003 : Bull. n° 71),

- le maire qui s'abstient de faire vérifier le respect des règles de sécurité relatives à la mise en place d'un podium destiné à accueillir un bal communal avec projection de mousse, et qui contribue ainsi à la situation à l'origine de l'électrocution de trois personnes par contact avec des rambardes métalliques non reliées à la terre (Cass. crim. 11 juin 2003 : pourvoi n° 02-82.622).

*La faute caractérisée résultant d'une « série d'imprudences ou de négligences »

Une faute caractérisée peut résulter de l'accumulation, par une même personne, de négligences ou d'imprudences dont chacune, prise isolément, n'aurait peut-être pas été regardée comme suffisamment grave pour être génératrice de responsabilité pénale.

Ce mode de raisonnement a d'abord été implicitement admis par la jurisprudence. Par exemple, dans une affaire où une explosion avait été provoquée par une fuite de gaz, il a été jugé que, si aucun manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ne pouvait être reproché au chauffagiste , en revanche, celui-ci avait commis une faute caractérisée en installant un réseau d'alimentation en gaz qui présentait, à la jonction du détendeur et du chauffe-eau, des fuites dont la détection était rendue difficile par le scellement du premier à une distance trop courte du mur, et en procédant, ultérieurement, à des vérifications techniquement insuffisantes de l'étanchéité de cette installation (Cass. crim. 3 novembre 2004 : pourvoi n° 04-80.011).

Plus récemment, la Chambre criminelle a expressément consacré l'idée que la faute caractérisée pouvait consister en un ensemble de défaillances à la charge d'une même personne. A la suite du naufrage d'un navire ayant provoqué la mort d'une grande partie de l'équipage, les armateurs ont été déclarés coupables d'homicides involontaires au motif qu'ils s'étaient lancés tardivement dans cette activité dont ils n'avaient aucune expérience, qu'ils avaient acquis à un prix dérisoire un bateau vétuste sans l'avoir examiné eux-mêmes, qu'ils en avaient confié le commandement à un capitaine français proche de la retraite, dont les modestes exigences salariales révélaient l'affaiblissement, qu'ils avaient embauché à bas prix un équipage hétérogène d'Ukrainiens et de Sénégalais, qu'ils n'avaient pris aucune mesure lorsque leur avait été signalé le défaut d'étanchéité des ballasts et qu'ils n'avaient pas réagi aux derniers messages particulièrement alarmants envoyés par le capitaine peu avant le naufrage. La Cour de cassation a estimé que la cour d'appel avait justifié sa décision en retenant « une série de négligences et d'imprudences, qui entretiennent chacune un lien de causalité certain avec le dommage, et dont l'accumulation permet d'établir l'existence d'une faute caractérisée d'une particulière gravité dont ils ne pouvaient ignorer les conséquences » (Cass. crim. 10 janvier 2006 : pourvoi n° 04-86.428).

2°) Le risque

*La consistance du risque

La définition de la faute caractérisée par référence à un risque pour la vie où l'intégrité physique des personnes n'est pas appropriée aux infractions qui punissent des atteintes à la faune, à la flore, ou aux milieux naturels. La Chambre criminelle n'en a pas déduit qu' en matière environnementale la faute caractérisée était exclue et que la défaillance imputable à une personne physique, auteur indirect du dommage, ne pouvait consister que dans la violation manifestement délibérée d'une obligation particulière prévue par la loi ou le règlement (en conformité avec la circulaire d'application de la loi du 10 juillet 2000, § 2.3.3). Elle a adapté la consistance du risque à la logique du texte d'incrimination, en gommant la mention d'un danger pour autrui.

A l'occasion de poursuites pour pollution de cours d'eau, exercées sur le fondement de l'article L 216-6 du Code de l'environnement, elle a énoncé que le prévenu, directeur technique d'une usine dont les effluents, chargés d'hydrocarbures, avaient sali les berges d'une rivière et souillé le plumage de cygnes, avait commis « une faute caractérisée créant un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer » (Cass. crim. 19 octobre 2004 : Bull. crim. n° 247).

En procédant à cette interprétation « constructive », la Cour de cassation semble avoir satisfait au voeu, exprimé au cours des débats parlementaires , que la loi nouvelle n'ait pas pour effet d'affaiblir la répression des atteintes à l'environnement (cf circulaire du 11 octobre 2000, § 2.3.3).

*La connaissance du risque

La formule suivant laquelle le prévenu a exposé autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer peut être entendue de deux manières : soit la connaissance du risque est exigée de l'intéressé en raison de la nature de ses activités ou de sa fonction, soit elle doit être spécifiquement démontrée par des signalements ou des avertissements.

Seule la responsabilité des employeurs ressortit toujours au premier cas de figure. Elle rejoint ainsi « le voeu du gouvernement et du Parlement, dans un domaine où, d'une part, sauf délégation expresse, l'employeur est personnellement astreint à évaluer les risques, à les prévenir par des formations, informations et protections appropriées, à veiller à l'utilisation effective et constante des dispositifs de sécurité mis en place, et où, d'autre part, de nombreux manquements à des obligations de sécurité sont, par eux-mêmes, pénalement sanctionnés et constituent, de ce fait, des fautes dont le gravité de la commission et des effets sont soulignés par les textes » (D. Commaret, La responsabilité pénale des décideurs en matière de délits non intentionnels depuis la loi du 10 juillet 2000 : Gaz. Pal. 10-11 septembre 2004, p. 9).

En matière d' accidents du travail , deux arrêts cassant des décisions de relaxe paraissent significatifs.

Le salarié d'une entreprise de fabrication de peintures industrielles avait eu le bras entraîné et arraché par l'arbre d'un appareil mélangeur sur lequel il effectuait une intervention. La cour d'appel avait jugé qu'en omettant de faire équiper cette machine d'un dispositif de protection interdisant en cours de fonctionnement, l'accès aux parties mobiles, l'employeur avait commis une faute caractérisée qui exposait objectivement les opérateurs à un risque particulièrement grave, mais qu'il n'était pas établi, néanmoins que le prévenu connaissait ce risque. La Chambre criminelle a estimé que les juges du fond n'avaient pu, sans se contredire, constater que l'intéressé avait commis une faute caractérisée en ne veillant pas personnellement au respect de la réglementation relative à la sécurité des machines dangereuses, et le relaxer au motif qu'il pouvait ignorer le risque déroulant de ce manquement (Cass. crim. 11 février 2003 : Bull. n° 28).

Un salarié occupé à poser des poteaux électriques sur un terrain en forte déclivité a été mortellement blessé par le basculement de l'engin spécial qu'il pilotait. L'expertise a fait apparaître que la victime était qualifiée pour ce type de travaux, mais que l'appareil qui lui avait été confié était inadapté à cette tâche. La cour d'appel a considéré que le chef d'entreprise, qui ignorait les restrictions d'utilisation de l'engin et qui n'est pas intervenu sur le chantier, a pu sous-évaluer les risques sans commettre de faute caractérisée. La Cour de cassation lui a reproché de n'avoir pas recherché si l'employeur avait accompli des diligences normales et, notamment, si la fausse manoeuvre de la victime n'avait pas été rendue possible par un défaut de surveillance et d'organisation du chantier (Cass. crim. 11 janvier 2005 : pourvoi n° 04-84.196).

En dehors du domaine de l'hygiène et de la sécurité du travail, la jurisprudence s'attache à caractériser une conscience concrète de l'existence et de la gravité du risque créé. La qualité de professionnel ou de profane du prévenu influence cette recherche, conformément d'ailleurs aux dispositions de l'alinéa 3 de l'article 121-3 du Code pénal. L'obligation de compétence qui pèse sur le professionnel postule la compréhension et l'anticipation de l'ensemble des dangers inhérents à son activité.

Deux affaires relatives à des fuites de gaz, aux conséquences mortelles, témoignent des différences d'appréciation résultant de la prise en considération des fonctions et des compétences des personnes poursuivies. Pour le chauffagiste, qui a installé une chaudière dans des conditions qui rendaient malaisée la détection de fuites éventuelles, et qui a procédé, ultérieurement, à un contrôle d'étanchéité insuffisant, « sa formation et son expérience professionnelle » suffisent à établir la connaissance du danger d'une particulière gravité auquel il exposait autrui (Cass. crim. 3 novembre 2004 : pourvoi n° 04-80.011). Pour un bailleur non professionnel, il a paru nécessaire de relever que la non-conformité et la dangerosité du chauffe-eau installé dans les locaux loués (dangerosité au demeurant si évidente que même un profane aurait pu s'en rendre compte), lui avaient été expressément signalés par un chauffagiste, et qu'il avait pourtant loué les lieux sans faire de réparation (Cass. crim. 10 janvier 2006 : pourvoi n° 05-82.649).

A l'égard des élus locaux et des enseignants , l'appréciation de la connaissance du risque au cas par cas aboutit à une jurisprudence très nuancée.

- un maire a pu être relaxé du chef d'homicide involontaire à la suite de la chute sur un enfant de la barre d'une cage de gardien de but, au motif que si le prévenu était informé, notamment par les circulaires du préfet, de la dangerosité des cages à but mobiles, il n'était pas démontré qu'il ait eu connaissance de la présence sur le terrain communal -équipé de cages fixes- des cages mobiles en surnombre acquises par le club de football (Cass. crim. 4 juin 2002 : Bull. n° 127),

- un enfant ayant été écrasé sur une aire de jeux municipale, par une buse de béton que ses camarades s'amusaient à faire rouler, la cour d'appel a pu condamner pour homicide involontaire le maire de la commune, auquel il avait été signalé que cette buse, installée avant son élection pour l'écoulement des eaux mais non fixée ni stabilisée, était utilisée comme élément de jeu (Cass. crim. 2 décembre 2003 : Bull. n° 231),

- un maire qui avait confié au comité des fêtes l'organisation du bal communal avec projection de mousse (laquelle était assimilable à des « intempéries volontaires ») et s'était désintéressé du contrôle de la sécurité du podium, équipé de barrières métalliques garnies d'appareils électriques non reliés à la terre, a commis une faute caractérisée qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer (Cass. crim. 11 juin 2003 : pourvoi n° 02-82.622),

- une institutrice qui a emmené ses élèves en classe de découverte dans le lit d'un cours d'eau à l'aval d'un barrage pouvait ignorer le risque de brusque montée des aux dès lors que cette sortie, autorisée par l'inspection de l'Education nationale, avait lieu dans le cadre d'un service organisé par la ville de Grenoble avec une accompagnatrice qualifiée (Cass. crim. 18 juin 2002 : Bull. n° 139),

- une institutrice pouvait ignorer qu'un enfant, qui bénéficiait de la permission de se rendre aux toilettes pendant les cours, s'y livrait à des jeux d'auto-pendaison qui ont provoqué sa mort (Cass. crim. 10 décembre 2002 : Bull. n° 223),

- un instituteur, qui connaissait la dangerosité de l'ouverture des fenêtres de sa classe, située au deuxième étage, qui ne les a pas refermées après la fin de la récréation, est pénalement responsable du décès d'une de ses élèves qui, s'étant assise sur le bord, a basculé et s'est mortellement blessée (Cass. crim. 6 septembre 2005 : pourvoi n° 04-87.778).

Conclusion

Le législateur n'avait pas dissimulé que, s'il procédait par voie de dispositions générales, il entendait bien obtenir des résultats différenciés selon les contentieux.

Cinq années de jurisprudence démontrent que les catégories légales ont été conçues avec une habileté et une précision suffisantes pour que -conformément aux souhaits des promoteurs de la réforme- la répression ne soit pas affaiblie dans deux domaines : les accidents de la route, car la causalité directe y est la règle, et les accidents du travail, du fait de l'obligation de sécurité très rigoureuse qui pèse sur l'employeur et laisse peu de place à l'allégation d'une ignorance des risques (sauf les mécanismes traditionnels d'exonération pas la délégation).

Dans les autres contentieux, la loi du 10 juillet 2000 a conduit à nuancer l'appréciation des responsabilités, sans que l'on puisse parler de dépénalisations corporatistes.

Il faut rappeler, au demeurant, que c'est aux juges du fond, dans l'exercice de leur pouvoir souverain d'appréciation, qu'il appartient de qualifier le lien de causalité et la faute. Le contrôle de la Chambre criminelle ne consiste qu'à s'assurer qu'ils ne se sont pas mépris sur l'interprétation des catégories légales et que les circonstances de fait qu'ils ont retenues caractérisent, sans insuffisance ni contradiction, les éléments constitutifs de l'infraction.


* 1 cité par Jean-Dominique Nuttens dans la Gazette du Palais 4-5 octobre 2000, page 9.

* 2 Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors que l'exécution même du service public communal d'animation des classes de découverte suivies par les enfants des écoles publiques et privées pendant le temps scolaire, qui participe du service de l'enseignement public, n'est pas, par nature, susceptible de faire l'objet de conventions de délégation de service public, la cour d'appel a méconnu le texte susvisé (article 121-2 du Code pénal).

* 3 Rapport annuel de la Cour de cassation 2002, page 185.

* 4 Bruno Cotte et Dominique Guihal : chambre criminelle de la cour de cassation.

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