L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

DEUXIÈME PARTIE : APAISER

Présidence :
M. Jean-François LACHAUME, Professeur de droit public, Université de Poitiers et M. Bernard STIRN, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat

Présidence et introduction de M. Jean-François LACHAUME, Professeur de droit public, Université de Poitiers

Mes chers amis, en lisant le programme qu'ont confectionné Véronique Labrot, Gilles Darcy et Mathieu Doat, bien que je ne sois spécialiste ni de la procédure civile, ni de la procédure administrative, j'ai été surpris par le découpage en quatre thèmes du colloque. Interpréter et trancher sont deux aspects incontestables dans l'office du juge. Légitimer se retrouve aussi dans l'office du juge dans la mesure où nous vivons dans un système politique et constitutionnel qui légitime l'intervention du juge. J'ai été beaucoup plus surpris par le volet apaiser. Réduire l'office du juge à une sorte de plante médicinale, de chiropracteur, d'étiopathe, de médecine douce pouvait surprendre et être très discutable. En y réfléchissant, je me suis aisément convaincu qu'effectivement, l'intervention du juge était de nature à apaiser, ne serait-ce que par les garanties de procédure ou encore par le fait que le justiciable se dit qu'il sera jugé. Toutefois, apaiser peut avoir plusieurs sens. Cela peut être le sens que je viens de vous indiquer. Mais le mot apaiser peut signifier aussi que le juge va, pardonnez moi l'expression : « noyer le poisson ». Autrement dit, il se peut que l'affaire va se perdre dans les méandres de la procédure et en définitif que les parties n'obtiendront pas satisfaction. Quand je lis le titre des contributions de cette après-midi, on vérifie aisément que le thème de l'apaisement comporte un certain nombre d'ambiguïtés.

Du coup, je suis même persuadé que Danièle Lochak en nous parlant de la manière dont le juge « canalise la contestation », va mettre le point sur un certain nombre d'hypothèses où l'apaisement peut être un apaisement hypocrite, un apaisement de détournement. Ce constat, je l'espère n'empêchera pas que la séance de cet après-midi, que j'ai l'honneur de présider avec Bernard Stirn, sera parfaitement paisible. Chère collègue, vous avez la parole.

DISSIMULER LA VIOLENCE,
CANALISER LA CONTESTATION

Mme Danièle LOCHAK, Professeur de droit public, Université de Paris X Nanterre

Apaiser, c'est « amener progressivement à l'état de paix », calmer [une agitation, une crainte, des discordes] ( Trésor de la Langue Française ). Ou encore, c'est « mettre la paix, faire cesser l'émotion, la colère » ( Littré ). On apaise des querelles, des souffrances, des tensions, ou encore les esprits.

Dire que le juge est là pour apaiser revient a priori à énoncer une banalité. Rappelons-nous les trois fonctions du juge dégagées par François Ost : le juge pacificateur, le juge arbitre, le juge entraîneur 337 ( * ) . Le juge pacificateur serait par excellence la figure du juge dans la société traditionnelle, en tant qu'incarnation du droit dont la fonction est exclusivement le maintien de la paix au sein du groupe : le juge est « homme de concorde » qui doit « amener les adversaires à composer », nous dit Georges Duby ( La justice et le juge aux temps féodaux , cité par François Ost). Mais cette fonction ne disparaît pas dans l'État moderne : le juge est un tiers impartial qui s'interpose entre les parties, son intervention doit permettre d'apaiser le conflit en lui trouvant une solution. Apaiser et trancher vont ici de pair : en tranchant un litige, le juge met fin au « contentieux » et à la situation conflictuelle. À quoi on peut ajouter, de façon plus générale, que l'institution judiciaire a été créée pour éviter que les gens ne se fassent justice à eux-mêmes en recourant à la force : elle contribue donc, par sa fonction même, à la pacification des rapports sociaux.

Ne nous laissons pas toutefois entraîner trop loin par cette évidence. Car le contentieux n'a pas toujours une vertu apaisante, loin s'en faut. Les connotations attachées au terme même de « contentieux », notamment dans des expressions comme « il existe un contentieux » ou « alimenter un contentieux », sont là pour nous rappeler que le contentieux a plus à voir avec le conflit qu'avec la paix. Saisir le juge, c'est bien souvent refuser la voie de la pacification, de l'apaisement, choisir de déclarer la guerre - donc exacerber le conflit. C'est particulièrement vrai lorsque le recours au juge apparaît comme une remise en cause de la cohésion d'un milieu en principe solidaire et soudé : le milieu professionnel, le milieu familial. Porter devant le juge un litige qui oppose les membres d'une corporation, c'est briser les liens habituels de solidarité, c'est remettre en cause l'adage selon lequel mieux vaut « laver son linge sale en famille », c'est donner une publicité au conflit ainsi porté sur la place publique - bref, c'est tout sauf apaiser.

On pense par exemple aux conflits intra-universitaires portés devant le juge administratif - non pas tant aux recours de plus en plus nombreux des étudiants qui entendent contester les décisions qui les concernent qu'aux recours intentés entre pairs : contestation des modalités de fonctionnement d'un jury, atteinte aux prérogatives des enseignants, allégation d'usurpation de compétences par telle ou telle autorité universitaire... On pense aussi à l'école. André Legrand, dans son récent ouvrage, L'école dans son droit 338 ( * ) , analyse bien le traumatisme que représente l'irruption du juge dans les affaires de l'école : il n'y a plus de « mesures d'ordre intérieur », enseignants et proviseurs s'émeuvent que les sanctions disciplinaires puissent être annulées par un juge, la « communauté éducative » n'apprécie pas que soient portées sur la place publique des affaires qu'elle considère comme relevant de son seul ressort. Le recours au juge, la voie contentieuse sont analysés comme une contestation de l'autorité hiérarchique et comme contribuant à saper cette autorité puisque, devant le juge, les parties sont réputées être à égalité. On pense enfin aux procès intentés entre membres d'une même famille : plainte contre le père ou le mari coupable d'abus sexuels ou de viol, plainte contre les parents qui ne subviennent pas aux besoins des enfants ou même, comme la presse s'en est fait l'écho pendant l'été 2008, plainte pour vol et falsification de chéquier déposée par une mère contre sa fille de 14 ans. Dans toutes ces hypothèses, il est clair que le recours au juge n'a rien d'apaisant et sonne plutôt comme une déclaration de guerre - même si les psychologues nous expliquent que, pour les victimes, le procès a une vertu thérapeutique, qu'ils en ont besoin pour guérir de leur traumatisme et avoir une chance d'accéder à la paix intérieure.

Reconnaître la dimension potentiellement belliqueuse - et non pas apaisante - du recours au juge ne signifie pas qu'il faille récuser la démarche : il peut être sain de déclarer la guerre... symboliquement. C'est tellement vrai que notre objectif, ici, est précisément de pointer les hypothèses où l'intervention du juge - qu'elle soit délibérément provoquée ou qu'elle soit l'aboutissement inéluctable d'un litige qui ne peut se dénouer autrement - a pour effet de dissimuler la violence, physique ou symbolique, de certaines entreprises du pouvoir par un mécanisme d'euphémisation ou bien de canaliser la contestation de façon à « calmer le jeu » et faire baisser la pression par un déplacement des enjeux du champ politique au champ juridique.

Il s'agit en somme de mettre l'accent sur certains effets pervers - quand ils ne sont pas délibérément recherchés - d'un apaisement qui n'est que de surface et, plus généralement, sur l'instrumentalisation politique du recours au juge.

I. DISSIMULER LA VIOLENCE :L'EFFET D'EUPHÉMISA-TION DU DISCOURS JURIDICTIONNEL

Le traitement juridictionnel d'un problème concourt à en donner une vision, sinon totalement paisible, du moins très euphémisée par rapport à la réalité concrète qui lui a donné naissance.

Euphémisme : « Expression atténuée d'une notion dont l'expression directe aurait quelque chose de déplaisant », dit le Robert . Par euphémisation, on peut alors entendre le mécanisme par lequel le formalisme juridique et juridictionnel masque le caractère dramatique - donc déplaisant - de certaines situations. J'avais dégagé cette fonction du droit à propos de la législation antisémite de Vichy 339 ( * ) , mais le constat est généralisable.

J'avais souligné, en étudiant les commentaires de la législation et la jurisprudence, l'effet de déréalisation et d'euphémisation que produit la conversion de la logique antisémite en logique juridique : le fait d'appréhender les mesures antijuives à travers des concepts juridiques abstraits et de les traiter comme des problèmes de droit pur empêche d'apercevoir leurs conséquences concrètes sur le sort des individus et occulte ainsi la dimension tragique des spoliations et de l'épuration. On se pose des questions juridiques auxquelles on va donner des réponses juridiques : à qui doit revenir le contentieux des mesures de spoliation - aux tribunaux judiciaires ou aux tribunaux administratifs ? à qui doit incomber la preuve ? la qualité de juif est-elle une question d'état des personnes ou de police administrative ? puisque la race juive se transmet par trois grands parents juifs, quid de celui dont l'un des parents est né de père ou de mère inconnu ? Il y a euphémisation de la réalité en ce sens que les mesures d'exclusion ne sont pas cachées, elles sont dites, mais indirectement, à travers le prisme du droit, et de telle façon qu'elles perdent leur caractère brutal, choquant, déplaisant.

Il est vrai que le constat est généralisable et qu'on le retrouve dans des situations beaucoup plus banales. Ainsi, des arrêts Époux Lemonnier ou Regnault-Desroziers, on n'a retenu ni les souffrances endurées par Mme Lemonnier, ni les dizaines de morts et de blessés victimes de l'explosion du fort de Saint-Denis, mais seulement les principes qu'ils posent en matière de responsabilité publique. Le phénomène d'euphémisation n'est donc pas nécessairement, ni même le plus souvent, le fruit d'une stratégie délibérée. Reste qu'il peut dans certaines hypothèses servir les vues du pouvoir en masquant la violence de ses entreprises et en favorisant ainsi leur acceptation par l'opinion.

La guerre, par exemple, vue du prétoire, n'est pas vraiment la guerre : il n'en parvient qu'un écho très assourdi. La guerre d'Algérie - il est vrai qu'à l'époque le mot « guerre » lui-même était officiellement tabou, mais on l'utilisait dans les conversations et dans la presse - a donné lieu à un contentieux abondant devant le juge administratif. Il n'y est jamais question de tortures ni d'exécutions sommaires, bien entendu, non pas tant parce que le juge administratif serait incompétent pour connaître de ces « voies de fait » que parce que les victimes ne sont pas en mesure de saisir un juge quel qu'il soit. En revanche on y parle de saisies de journaux, d'assignations à résidence et même d'internements administratifs. Mais toujours « un ton au-dessous ». Le juge ne s'interroge à aucun moment sur la légitimité de cette privation de liberté qu'est l'internement administratif pour faire régner l'ordre, ni sur la proportionnalité des moyens employés au regard des buts poursuivis. Il se borne à vérifier, pour la forme, que la loi sur l'état d'urgence ou la loi sur les pleins pouvoirs permet bien d'y recourir - répondant, sans surprise, par l'affirmative. Il examine également la question de la qualification - mesure de police ou sanction -, optant, toujours sans surprise, pour la mesure de police qui n'a pas à être motivée et encore moins précédée du respect des droits de la défense.

Cinquante années se sont écoulées depuis lors. Les droits et libertés sont pris plus au sérieux, tant sur le plan interne que sur le plan international, et le juge fait preuve de moins de timidité dans l'exercice de son contrôle. C'est ainsi que la guerre en Tchétchénie a pu émerger devant la Cour européenne des droits de l'homme : les trois premières affaires portées devant elle ont été jugées en février 2005, après quatre ans de procédure, suivies de plusieurs autres dans lesquelles la Cour a notamment constaté la violation de l'article 2 de la Convention (droit à la vie), de l'article 3 (interdiction de la torture), de l'article 5 (droit à la liberté et à la sûreté) et de l'article 13 (droit à un recours effectif). On ne peut que se réjouir de ce que les victimes réussissent à obtenir la condamnation de la Russie par une instance internationale et par là la reconnaissance de la réalité des arrestations arbitraires, des opérations armées meurtrières ou des disparitions forcées. Ces victoires judiciaires laissent malgré tout un sentiment mitigé dans la mesure où les affaires portées devant la Cour représentent une larme dans l'océan des crimes et exactions commis en Tchétchénie. De sorte que l'effet d'euphémisation, là encore, joue à plein : certes, les arrêts de la Cour sont diserts sur les faits qui lui sont soumis, mais seulement sur ceux-là. Et l'appréhension des problèmes par le biais de la violation ponctuelle de telle ou telle disposition de la Convention ne permet pas de déboucher sur une remise en cause frontale d'une politique qui engendre des violations massives des droits de l'homme.

L'effet d'euphémisation peut aussi se manifester en dehors de ces contextes marqués par des circonstances exceptionnelles. Dans le champ du droit des étrangers, le juge constitutionnel et le juge administratif sont d'autant plus enclins à avaliser des mesures législatives ou réglementaires que leurs conséquences concrètes ne sont pas aperçues - quand elles ne sont pas délibérément occultées. Ils mettent en balance, de façon désincarnée, les atteintes portées à la vie familiale avec les impératifs de la sécurité publique ou de la maîtrise des flux migratoires. On parle de « reconduite à la frontière », de « rétention », d'« interdiction du territoire français » d'une façon purement abstraite qui masque les drames de la séparation, la peur qu'engendre le maintien dans la clandestinité, la réalité de l'enfermement. Le droit, ici encore, fait écran et permet au juge de rendre ses décisions sans se préoccuper de leur incidence sur le sort des individus, et donc sans états d'âme. C'est ainsi que le Conseil d'État peut refuser d'annuler un décret qui avalise la présence d'enfants dans les centres de rétention en prévoyant un équipement particulier pour ceux qui sont « susceptibles d'accueillir des familles ». Il lui suffit de constater que « ces dispositions ... visent seulement à organiser l'accueil des familles des étrangers placés en rétention » et non « à permettre aux autorités préfectorales de prendre des mesures privatives de liberté à l'encontre de ces familles des personnes placées en rétention » 340 ( * ) . Ce raisonnement strictement formaliste lui évite d'examiner la question sous un autre angle : le fait de prévoir des modalités spécifiques pour l'accueil des enfants n'est-il pas une façon de reconnaître la légitimité de l'enfermement des enfants et de lever les scrupules que pourraient avoir les préfectures à placer en rétention en vue de les renvoyer des familles entières ?

Lorsque le juge est saisi de la légalité de mesures individuelles - refus de séjour, éloignement sous ses diverses formes... - on pourrait penser qu'il est plus sensible aux aspects de la situation personnelle des justiciables qui mettent en avant la séparation d'avec leur famille ou les risques qu'ils encourent dans leur pays d'origine. C'est parfois vrai - mais parfois seulement - devant les tribunaux administratifs, devant qui, généralement, les étrangers comparaissent et les avocats plaident ; ça l'est plus rarement devant le Conseil d'État qui, là encore, évalue la légalité des mesures qu'on lui soumet sur la base d'un formalisme juridique étroit qui fait peu de cas de la réalité concrète. Concernant par exemple la violation potentielle de l'article 8 CEDH par une mesure de reconduite à la frontière, le Conseil d'État va répétant que « compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, notamment de la durée et des conditions du séjour de l'intéressé, et eu égard aux effets d'une telle mesure », la reconduite à la frontière n'a pas porté au droit de l'intéressé au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée. L'idée que la reconduite à la frontière n'a pas de conséquences durables est évidemment fausse, puisque l'intéressé n'a aucune chance d'obtenir un visa pour revenir en France ; mais le Conseil d'État fait mine de l'ignorer, ce qui lui permet, en restant à mille lieues de la réalité, de rejeter la requête en toute bonne conscience.

Dans les hypothèses que l'on vient d'évoquer, le recours au juge est inévitable, sinon toujours efficace : les Juifs exclus ou spoliés, les Algériens internés, les étrangers expulsés, les Tchétchènes dont la famille a été assassinée, n'ont guère d'autre alternative, pour se défendre, que de saisir le juge. La saisine du juge apparaît donc ici comme l'arme des faibles mais aussi comme une arme aux effets ambivalents : outre qu'elle ne garantit pas aux individus d'obtenir gain de cause, l'approche contentieuse reste globalement favorable au pouvoir. D'une part, comme on l'a dit, les conséquences concrètes des politiques menées sont gommées lorsqu'elles sont appréhendées par le prisme du droit et du raisonnement juridictionnel ; d'autre part, le pouvoir n'est pas mis frontalement en cause sur le plan politique, seuls certains de ses actes sont examinés et le cas échéant censurés par le juge. Dès lors qu'il est gagnant dans ce déplacement des enjeux du champ politique au champ juridique, il peut être amené à le susciter lui-même pour canaliser ou désamorcer la contestation.

* 337 Philippe GERARD, François OST, Michel van de KERCHOVE (dir.), Fonction de juger et pouvoir judiciaire, Public. des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1983.

* 338 Editions Michel Houdiard, coll. Les sens du droit, 2006.

* 339 La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme, in Les usages sociaux du droit, Publications du CURAPP, PUF, 1989 ;  Écrire, se taire... Réflexion sur la doctrine française  in Le droit antisémite de Vichy, Le Genre Humain, n° 30-31, Le Seuil, 1996.

* 340 CE, 12 juin 2006, Gisti et autres.

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