L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. LE JUGE ET LE PROCÈS

A cet égard, l'office du juge s'apprécie, dans le procès, à l'aune de ses prérogatives et de celles qui sont réservées aux parties (A). L'office du juge consiste à trancher leurs différends et à apprécier leurs prétentions respectives. Il est alors, avant tout, « le servant des plaideurs » et le serviteur du droit. C'est dire qu'au delà de ses pouvoirs, le juge est astreint à d'importants devoirs (B).

A. OFFICE DU JUGE ET RÔLE DES PARTIES

Dans la Grèce antique, on distinguait trois niveaux dans la société : l'« Acropolis » où régnaient les Dieux, l'« Aeropagos » où siégeaient les juges et l'« Agora » où déambulaient les politiciens. Ainsi, les juges, qui ne sont ni Dieux, ni politiciens, ont pour seule fonction naturelle de « dire le droit et trancher les litiges ». L'accomplissement de cette mission emprunte toutefois des voies différentes selon les modalités de la procédure à laquelle ils sont soumis. Il est classique de distinguer de ce chef les procédures accusatoires dans lesquelles les parties ont un rôle prépondérant dans le déclenchement et la conduite du procès ainsi que dans la recherche des preuves, et les procédures inquisitoires dans lesquelles la conduite de l'instruction et la recherche des preuves incombent au juge. Certes, cette opposition classique est quelque peu simpliste et caricaturale, car aucun système processuel n'est purement accusatoire ou inquisitoire. La comparaison des systèmes processuels, selon les époques, les pays et même les matières révèle plus souvent des différences que des antinomies totales. Les solutions admises dans l'histoire, en droit comparé et dans les divers contentieux dépendent néanmoins d'un choix entre deux conceptions possibles du procès, selon qu'il est perçu comme un instrument d'arbitrage entre des intérêts privés ou comme un instrument d'intérêt général, encore qu'il se situe toujours, à des degrés divers, au confluent du droit public et du droit privé, de l'intérêt général et de l'intérêt particulier.

La stratégie du procès est néanmoins dominée par les rôles respectifs dévolus au juge et aux parties, qu'il s'agisse de l'introduction de l'instance, de l'émission des prétentions des parties, de l'argumentation sur laquelle elles se fondent, de la conduite de l'instruction, de la production ou de la recherche des preuves...

En droit français, le principe dispositif selon lequel les parties ont seules le pouvoir de déclencher, de conduire et d'arrêter l'instance, ainsi que de déterminer la matière litigieuse, occupe une place de choix parmi « les principes directeurs du procès ». Certes, ce sont donc les parties qui déterminent l'objet du litige, l'office du juge étant limité par le principe de l'immutabilité du procès au domaine de la contestation circonscrit par les plaideurs. Mais c'est le juge qui a le pouvoir d'apprécier et même de modifier le fondement juridique des prétentions de parties en restituant aux faits et actes litigieux leur exacte qualification sans s'arrêter à la dénomination qu'elles en auraient proposée. Il peut même relever d'office les moyens de pur droit, quel que soit le fondement juridique invoqué par les plaideurs 10 ( * ) .

On constate, en droit comparé, une tendance très nette à un renforcement des pouvoirs du juge pour concilier les prérogatives des parties avec le souci d'une bonne justice et le fonctionnement du service public. En France, c'est en ce sens qu'a évolué le droit processuel au gré des réformes qui ont particulièrement affecté la procédure civile contemporaine qui, jadis essentiellement contradictoire, s'est maintenant largement teintée d'inquisitoire. Le juge y a acquis un rôle actif dans la conduite du procès. Il lui appartient de veiller « au bon déroulement de l'instance », d'impartir des délais, d'ordonner les mesures d'instruction nécessaires, de garantir le respect du contradictoire... L'organisation, devant le Tribunal de Grande Instance et la Cour d'appel, d'une phase de « mise en état des causes » et, devant la plupart des autres juridictions, d'une pratique, même informelle, du même ordre permet au juge d'imposer son rythme au procès. Devant les juridictions administratives, la procédure est traditionnellement inquisitoire, ce qui permet d'atténuer l'inégalité entre l'Administration et les particuliers. En procédure pénale, la phase d'instruction est manifestement placée sous l'autorité du juge à condition de respecter les droits de la défense et la procédure ne devient pleinement accusatoire que lors de la phase de jugement. A des degrés divers, les procédures, bien qu'à la discrétion des parties, sont conduites sous l'autorité du juge. Elles se développent et se décantent tout au long d'une phase d'instruction qui permet d'en tracer le cadre, qui fixe la matière à juger, puis se fige pour permettre à la phase de jugement de s'accomplir. C'est ce que décrit, en quelque sorte, le « modèle de Stuttgart » mis en évidence par le professeur Bauer, qui reflète assez bien la structure commune du procès dans les droits européens. Ainsi, il n'est plus guère contestable qu'à des degrés divers, l'autorité du juge règne sur le procès, si bien que l'importance de l'office du juge s'est de plus en plus affirmée ; mais son autorité, indispensable en soi, deviendrait pernicieuse s'il n'était corrélativement assujetti à d'impérieuses obligations.

B. LES DEVOIRS DU JUGE

Bien qu'on ait coutume de s'attacher davantage aux pouvoirs du juge qu'à ses devoirs, ceux-ci sont inhérents à sa fonction et ne sauraient être négligés. On sait qu'il incombe au juge de juger des faits en droit, mais non de « faire la loi ». Il n'y a de justice et d'issue prévisible au procès que si le juge se détermine en fonction des règles de droit, connues de tous et qu'il appartient à chacun de respecter.

Or, de nos jours, l'évolution sociale et technique, la complexité des rapports sociaux et des contentieux de masse ont modifié le rôle et l'image du juge « dans la cité ». On a pu dire que cela conduit le juge à s'affranchir de la loi... et... à se prendre, consciemment ou non, pour le juge américain, par contagion avec le système du « judge made law », afin de suivre ou de contrôler l'évolution du monde moderne. La seule solution serait alors, pour éviter une crise de la justice, de rappeler les juges « au respect de la mission que le droit leur confie au service de la société démocratique ».

Une éthique de la fonction juridictionnelle s'impose, en effet, d'autant plus que les magistrats ne sont pas des fonctionnaires comme les autres, car leur indépendance ne saurait être limitée par des pouvoirs hiérarchiques empiétant sur leur pouvoir de décision. C'est toute la difficulté de la question actuelle de la responsabilité des juges. Ils ne sauraient être irresponsables, mais leur responsabilité risque de ruiner leur liberté. Cette éthique est dominée par les principes fondamentaux d'indépendance, d'impartialité et de neutralité du juge.

On sait l'importance qui s'attache à l'article 6 de la CEDH qui proclame que « chacun a droit à ce que sa cause soit jugée par un tribunal indépendant et impartial ». L'indépendance du juge, qui est une condition essentielle de son impartialité, ne se limite d'ailleurs pas aux rapports entre la justice et le pouvoir politique. Elle suppose que le juge échappe à toute instruction sur le contenu et le sens de sa décision, et à toutes formes de pressions économiques, sociales ou idéologiques. Cela implique même qu'il reste libre de ses décisions, face aux experts auxquels il a recours.

L'impartialité du juge ne se conçoit, en revanche, que par rapport à lui même et non par rapport à des influences extérieures. Elle exclut tout militantisme, tout favoritisme de sa part et toute prétention idéologique.

Mais le principe d'impartialité que postule l'article 6-1 de la CEDH a des implications techniques très importantes au delà de sa dimension morale. Le Conseil d'Etat applique ainsi le principe d'impartialité pour sanctionner la participation du rapporteur d'une chambre régionale des comptes au jugement de comptes dont il a eu à connaître à l'occasion d'une vérification de gestion 11 ( * ) . Il est constant « qu'une interprétation restrictive de l'article 6-1, notamment quant au respect du principe fondamental de l'impartialité des tribunaux, ne serait pas conforme à l'objet ni au but de cette disposition, si l'on songe à la place primordiale que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique » 12 ( * ) .

Ainsi, il faut admettre que la connaissance par le juge des même faits pour les mêmes parties dans des instances différentes, qu'elles soient successives ou parallèles, est contraire au principe d'impartialité. La Cour de cassation l'a admis dans le cas où un juge qui a statué en référé sur une demande tendant à l'attribution d'une provision en raison du caractère non sérieusement contestable d'une obligation, statue ensuite sur le fond du litige afférent à cette obligation 13 ( * ) . De même, en contentieux administratif, il a été jugé qu'un magistrat qui, en qualité de juge des référés, a pris position sur des questions concernant le fond d'un litige ne peut participer à la formation de jugement statuant sur ce litige en tant que juge du fond 14 ( * ) .

Le droit processuel comporte d'ailleurs quelques dispositifs techniques pour garantir l'impartialité du juge. La récusation du juge en matière civile dans des cas déterminés par la loi 15 ( * ) de parenté, d'alliance, d'amitié ou d'inimitié avec l'une des parties est encore plus spécialement organisée en procédure pénale 16 ( * ) . Le renvoi devant une juridiction limitrophe quand un magistrat ou un auxiliaire de justice est partie à un litige relevant d'une juridiction dans le ressort de laquelle il exerce ses fonctions 17 ( * ) et, en matière pénale, le privilège de juridiction 18 ( * ) tiennent à cette volonté d'assurer l'impartialité du juge. Il en est de même en cas de « demande en renvoi pour cause de suspicion légitime » qu'admet le droit positif devant les juridictions judiciaires et devant les juridictions administratives.

Plus généralement, la jurisprudence réprime le défaut d'impartialité du juge, ce qui touche au principe d'égalité devant la justice et même devant la loi que proclame la Déclaration des droits de l'homme de 1789. Il y a donc bien une déontologie du juge. Elle relève de son office qui consiste à trancher les litiges conformément au droit. C'est l'Etat de droit qui en dépend.

* 10 NCPCiv, art 12

* 11 CE, Ass., 6 févier 2001, SA Entreprise Razel Frères Le Leuch, RFDA 2001, n°5, concl. Seban.

* 12 CEDH, 1er Mars 1990, JDI 1991, 773, obs. P. Tavernier.

* 13 Cass Ass. Plénière, 6 novembre 1998, Bull civ Ass Plén., n°4.

* 14 CAA Bordeaux, formation plénière, 18 novembre 2003, M. B. n° 02BX0018, AJDA 8 décembre 2003, p.2229.

* 15 NCPCiv, art. 341

* 16 CPP, art 668 et s.

* 17 NCPCiv, art 47

* 18 CPP, art.679, 681, 686

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page