L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

III. UNE AFFIRMATION DÉMENTIE PAR LE STATUT PATRIMONIAL DES CONCLUSIONS

Il ne s'agit pas ici de revenir sur l'ensemble du statut juridique des conclusions mais uniquement sur une question souvent négligée qui est celle du statut patrimonial des conclusions 519 ( * ) .

Le droit en vigueur a été rappelé dans une récente réponse ministérielle à une question sénatoriale 520 ( * ) et est synthétisé de la manière suivante par le Conseil d'Etat lui-même dans une décision de 2005 rendue suite à l'une des nombreuses requêtes présenté par un justiciable bien connu frappé de « quérulence processuelle » 521 ( * ) : « Considérant que si lors de leur prononcé, les conclusions du commissaire du gouvernement revêtent un caractère public, le texte écrit qui leur sert, le cas échéant, de support n'a pas le caractère d'un document administratif ; qu'il n'est donc pas soumis aux dispositions du titre Ier de la loi du 17 juillet 1978 susvisée, étendues à la Polynésie française par l'article 16 de la loi du 12 juillet 1990, qui sont relatives à la communication des documents administratifs ; qu'il est loisible cependant au requérant comme à toute personne d'en solliciter la communication auprès du commissaire du Gouvernement qui a porté la parole à l'audience, lequel restera cependant libre d'apprécier la suite à donner à une pareille demande » 522 ( * ) . On peut déduire de cette dernière affirmation, suivant en cela René Chapus, qu' « en réalité, et conformément au statut d'indépendance des commissaires du gouvernement, il n'est pas douteux de penser que les conclusions sont la propriété de leurs auteurs, à qui il appartient d'apprécier ce que doit être leur diffusion » 523 ( * ) . Nul n'ignore d'ailleurs que la plupart des commissaires sont en conséquence rémunérés lorsque leurs conclusions sont publiées (parfois à plusieurs reprises...) dans les revues spécialisées.

Une telle situation nous semble doublement problématique. On ne voit tout d'abord pas comment la concilier avec l'affirmation suivant laquelle le commissaire participe à la fonction de juger. Assiste-t-on dès lors à une figure théoriquement surprenante, celle de la privatisation partielle de cette fonction régalienne ? Verra-t-on demain un juge des référés refuser de diffuser une de ses ordonnances ou obtenir des droits d'auteur pour sa publication ? L'arrêt Esclatine conduit donc à l'alternative suivante. Soit ce qu'il affirme est vrai mais alors le commissaire ne peut être le propriétaire des conclusions. Soit ce qu'il affirme est faux et le statut patrimonial des conclusions est autrement plus acceptable.

Pour autant, second problème, il n'est pas sûr que la possibilité pour un commissaire de toucher des droits d'auteur soit pleinement conforme à la législation en vigueur 524 ( * ) . On rappellera en effet les termes de la récente loi du 1 er août 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information dont l'article 33 insère dans le code de la propriété intellectuelle un article L. 131-3-1 ainsi rédigé : « Dans la mesure strictement nécessaire à l'accomplissement d'une mission de service public, le droit d'exploitation d'une oeuvre créée par un agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions ou d'après les instructions reçues est, dès la création, cédé de plein droit à l'Etat ». La question de l'applicabilité de cette prescription aux conclusions nous semble sérieusement se poser.

Quoi qu'il en soit, la mission du commissaire du gouvernement est selon nous, contrairement à ce qu'affirme l'arrêt Esclatine , située non pas au coeur mais bien davantage aux confins de l'office du juge, objet de ce colloque.

Intervention du Président Yves GAUDEMET

Merci beaucoup pour cet exposé dense et très brillant. Vous avez su, sur des questions largement agitées, renouveler l'approche et l'angle d'attaque. Je pense effectivement que d'autres éléments du débat doivent encore être considérés. A la suite du décret de 2006 qui aurait pu être interprété différemment, il nous faut distinguer finalement entre le Conseil d'Etat, les Tribunaux administratifs et les Cours administratives d'appel. Or, la fonction de ces juridictions est identique et donc je pense que là aussi il y a encore des aménagements, des discussions à venir. Je crois que votre communication d'aujourd'hui est là d'un apport très précieux à cet égard. Ce qui est sûr, c'est que le commissaire du gouvernement a été créé en 1831 comme un ministère public et que pendant longtemps d'ailleurs, le rôle qui était affiché à la porte de la section du contentieux portait le nom de ministère public. Il était même indiqué le nom du commissaire du gouvernement. Ensuite on a construit cette idée que le ministère public participait à la fonction de juger. Vous nous avez fait valoir des considérations tout à fait intéressantes de ce point de vue. Merci encore beaucoup pour ce très bel exposé.

Le professeur Maryse Deguergue va nous parler « des influences sur les jugements des juges ». Ce titre me fait penser à une citation de M. Burgelin « l'office du juge participe de l'art d'imaginer le bon jugement mais aussi de celui d'y parvenir entre le temps où la querelle ou la requête est portée à sa connaissance, et le moment où il s'en délivrait lui-même par sa décision ». Il appelait cela : « l'art de la procédure ». Quelles sont les influences qui s'exercent donc pendant ce laps de temps où se construit la décision de justice ? Merci de nous éclairer sur cette question.

* 519 Voir sur les modalités financières de leur diffusion le décret n°94-980 modifié du 14 novembre 1994 relatif à la délivrance de documents par le Conseil d'Etat, les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs.

* 520 JO Sénat Q, 2 mars 2006, p.635.

* 521 Paul Cassia, Entre droit et psychiatrie : la quérulence processuelle, AJDA, 2006, p.1185.

* 522 CE, 20 janvier 2005, Hoffer, Rec. Tab., p.1040, souligné par nous.

* 523 René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, précité, n°1037, souligné par nous.

* 524 Le problème n'est pas récent et se posait déjà au regard des termes de l'avis de la Section de l'intérieur dit OFRATEME (21 novembre 1972, Les grands avis du Conseil d'Etat, 2ème éd., 2002, n°7, note Guillaume KUPERFILS).

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