L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. LES INFLUENCES D'ORDRE CONJONCTUREL PLUS OU MOINS CONSCIENTES

Deux nous semblent répondre à cette qualité : la première influence - celle de la doctrine - paraît moins forte aujourd'hui que par le passé en raison d'une autorité que l'on peut qualifier d'affaiblie. La deuxième influence s'avère plus importante : c'est celle des autres juges, à tel point qu'il ne paraît pas excessif de parler de la pression de la concurrence entre juges.

A. L'AUTORITÉ AFFAIBLIE DE LA DOCTRINE

Il convient de préciser que le critère de l'autorité pour identifier la doctrine et la hisser au niveau des sources matérielles du droit est controversé dans la communauté des juristes. Les termes de la controverse ne peuvent pas être rappelés ici mais, si l'on admet que cette autorité soit théoriquement concevable, force est de reconnaître qu'elle est sensiblement affaiblie depuis une vingtaine d'années pour deux raisons au moins : d'abord cette autorité est diluée par l'extrême foisonnement des auteurs et des écrits doctrinaux, ainsi que par leur hétérogénéité. La traçabilité des idées n'est plus assurée comme du temps de Maurice Hauriou qui a inspiré Romieu pour la gestion privée des services publics ou de Georges Vedel qui se plaisait à rappeler qu'il était à l'origine de la jurisprudence Giry. Par ailleurs, la doctrine issue du Conseil d'Etat (« doctrine officielle » 543 ( * ) pour certains) tend à supplanter la doctrine universitaire, voire à la stériliser, parce qu'elle est placée évidemment à des postes d'observation privilégiée et qu'elle vient enseigner le droit administratif au sein même des universités. À cet égard, la doctrine privatiste semble être dans une meilleure posture, en ce qu'elle ressent moins l'ascendant des magistrats judiciaires et peut donc davantage les influencer 544 ( * ) .

La deuxième raison de l'affaiblissement de la doctrine tient au fait que les grandes cathédrales, comme le service public ou la puissance publique, non seulement ne sont plus à construire, mais encore n'ont plus lieu d'être. Au contraire, les notions dominantes du droit contemporain - concurrence, privatisation, contractualisation - sont déconstructrices du droit administratif et ne suscitent plus des actes de foi et une analyse dogmatique du droit public 545 ( * ) . Au contraire, les mutations actuelles du droit administratif se caractérisent par une dilution de son autonomie et une pénétration croissante du droit privé qui rendent plus que jamais pertinente, mais en sens inverse, l'exclamation « on nous change notre Etat » de Maurice Hauriou, mutations qui exigent assurément une reconstruction.

Par conséquent, l'influence que la doctrine tente d'exercer sur les jugements des juges se borne souvent à préconiser des améliorations techniques dans l'exercice du contrôle juridictionnel : ainsi du contrôle normal sur le choix d'une sanction disciplinaire, du contrôle extrinsèque de l'utilité publique d'une expropriation, de l'invocabilité directe des directives communautaires ou encore, toutes juridictions confondues, de l'aménagement de dispositions transitoires dans les arrêts de revirement pour pallier la rétroactivité de la norme nouvelle.

Cette influence n'est certes pas négligeable, mais elle est ponctuelle, conjoncturelle, et ne ressemble plus à un grand dessein, tant il est vrai qu'aujourd'hui la systématisation doctrinale de la jurisprudence laisse place à une codification des textes qui est apparue plus nécessaire et plus urgente en raison de l'inflation législative et réglementaire. À tel point que l'on peut se demander si la nouvelle fonction de la doctrine dans les décennies à venir ne sera pas de retourner à l'exégèse des textes et si l'influence doctrinale n'est pas déjà plus prégnante dans la préparation des codes que dans la formation de la jurisprudence.

En un mot, les juges semblent plus à l'écoute des autres juges qu'à celle de la doctrine.

B. LA PRESSION DE LA CONCURRENCE ENTRE JUGES

La concurrence entre juges est aussi une idée sujette à controverse tant elle paraît étrangère à l'atmosphère feutrée des Cours Suprêmes. Des termes plus neutres, tels que l'utilisation, l'emprunt ou l'inspiration des concepts et des méthodes d'une juridiction par une autre satisfont mieux l'esprit par l'apaisement qu'ils apportent et la collaboration entre juges qu'ils supposent.

Et pourtant, il y a concurrence dès lors qu'il y a menace et nul ne peut nier que la juridiction administrative ait été attaquée, non seulement dans son identité, mais aussi dans sa légitimité, au point de devoir défendre l'une et l'autre en affermissant sa réputation de protectrice des administrés et plus généralement des citoyens.

Certes, il y a eu des emprunts dénués de toute idée de compétition : par exemple celui de la technique de l'erreur manifeste d'appréciation puisée par le Conseil d'Etat dans la jurisprudence du Tribunal de l'Organisation Internationale du Travail puis reprise du Conseil d'Etat par le Conseil Constitutionnel. En revanche, on ne peut pas dire que l'influence qu'ont exercée les jurisprudences judiciaire et européenne sur le juge administratif ait été totalement fortuite : dans les deux cas, il s'est agi pour la juridiction administrative de lutter contre un déficit d'image : tantôt une réputation de protection des deniers publics qui la faisait engager la responsabilité de l'Administration qu'avec circonspection, mauvaise réputation qui perdure injustement auprès des praticiens, tantôt une propension à laisser se perpétuer l'inégalité des armes entre l'Administration et les administrés dans la procédure administrative contentieuse.

D'où les emprunts conceptuels aux juges judiciaires en matière de responsabilité extra-contractuelle des personnes publiques et un alignement sur l'interprétation de l'article 6-1 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales donnée par la Cour européenne des droits de l'homme.

- concernant les emprunts conceptuels à la responsabilité civile, le recours à la notion de garde d'autrui est révélateur d'une volonté d'alignement du raisonnement du juge administratif sur celui du juge civil afin d'aplanir les divergences entre jurisprudence administrative et judiciaire concernant l'indemnisation des dommages causés par les mineurs placés au titre de l'assistance éducative auprès d'un établissement dépendant d'une personne publique 546 ( * ) .

Or, on peut se demander si le Conseil d'Etat n'a pas ouvert une boite de Pandore car le recours à la notion de garde d'autrui s'est propagé à l'indemnisation des dommages causés par les mineurs délinquants 547 ( * ) et la notion de garde des choses à l'indemnisation des dommages causés accidentellement par un ouvrage public à des tiers au motif que le maître d'ouvrage en a la garde 548 ( * ) . Pourtant, dans tous ces cas, la garde ne constituait pas un passage obligé pour aboutir à l'application d'une responsabilité sans faute, puisque les notions habituelles de risque spécial, de risque social ou encore de charge indue pouvaient être utilisées aux mêmes fins. À vouloir concurrencer le juge judiciaire sur son propre terrain, le juge administratif prend le risque de donner un argument supplémentaire aux tenants de la dévolution de la responsabilité de l'Administration aux juridictions judiciaires.

- concernant la soumission bien connue de la justice administrative aux règles du procès équitable, telles qu'elles sont interprétés par la Cour Européenne des Droits de l'Homme, il faut remarquer qu'en dehors du champ d'application de l'article 6-1, le Conseil d'Etat a été poussé à reconnaître l'existence de principes généraux de la procédure administrative contentieuse applicables à toutes les juridictions administratives, au nombre desquels l'impartialité et le respect des droits de la défense 549 ( * ) . Cette démarche est révélatrice de la volonté, bien compréhensible, du juge administratif de ne pas apparaître en retrait dans le registre de la protection des justiciables. Non seulement, il fait observer scrupuleusement les exigences du procès équitable dans le cadre d'application tracé par l'article 6-1, mais encore il estime être lié par celles-ci en vertu des principes généraux qu'il consacre de façon prétorienne en dehors du champ d'application de cet article. On peut déceler aussi dans cette extension une influence d'ordre rationnel qui veut que toute juridiction, fut-elle spécialisée, statue de façon impartiale en respectant les droits de la défense.

* 543 X. VANDENDRIESSCHE, La doctrine officielle, in G. Koubi (direction), Doctrines et doctrine en droit public, PU Toulouse, 1997, p. 199.

* 544 Ph. JESTAZ et Ch. JAMIN, La doctrine, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2004, p. 203 qui écrivent ... « les professeurs de droit n'ayant ici (en droit administratif) qu'une influence limitée sur les autres auteurs et en particulier sur le juge administratif, qui tout à la fois juge, écrit et enseigne. On en connaît les causes historiques, dont les effets se font encore sentir aujourd'hui ».

* 545 En ce sens, D. TRUCHET, Quelques remarques sur la doctrine en droit administratif in Mélanges P. Amselek, Bruylant, 2005, p. 769 qui écrit « L'ère des bâtisseurs semble passée, et, avec elle, celle des grandes controverses doctrinales » (p.771). Dans le même sens, F. MELLERAY, Le droit administratif doit-il redevenir jurisprudentiel ? Remarques sur le déclin paradoxal de son caractère jurisprudentiel, AJDA 2005, p. 637 qui écrit p. 642 : « On en arrive aujourd'hui à renoncer aux critères généraux façonnés par le juge et, sous couvert d'adapter le droit aux réalités économiques, à multiplier les législations particulières sans perspective d'ensemble ».

* 546 CE, S., 11 février 2005, GIE Axa Courtage, RFDA 2005, p. 595, concl. Devys, p. 602, note P. Bon ; Rec. Lebon, p. 45, concl. Devys ; AJDA 2005, p.663, chr. Landais et Lenica . Sur cette évolution, voir D. Meillon, Un nouveau fondement pour la responsabilité sans faute des personnes publiques : la garde d'autrui, RD publ. 2006, p. 1221.

* 547 CE, S., 1 février 2006, MAIF, AJDA 2006, p. 586, chr. C. Landais et F. Lenica, quoique le juge ouvre une option à la victime qui peut, soit invoquer la garde d'autrui vis à vis de la personne chargée d'organiser, diriger et contrôler la vie du mineur au moment de la commission du dommage, soit se fonder sur le risque spécial que fait courir l'Etat aux tiers dans la mise en oeuvre de mesures de liberté surveillée prévues par l'ordonnance du 2 février 1945.

* 548 CE, 3 mai 2006, Ministre de l'Ecologie et du développement durable, Commune de Bollène, req. n° 261956 et 262041 et Commune de Bollène, Syndicat intercommunal pour l'aménagement et l'entretien du réseau hydraulique du Nord Vaucluse, req. n° 262046.

* 549 CE, Ass., 23 février 2000, Sté Labor Métal, Rec. Lebon, p. 82, concl. Seban. La matière financière, en cause dans cet arrêt, est d'ailleurs tombée depuis lors dans le champ d'application de l'article 6-1 et le principe d'impartialité est donc applicable en vertu de cet article : CE, 30 décembre 2003, Beausoleil et Mme Richard, AJDA 2004, p. 1301, note F. Rolin ; CE, 27 juillet 2005, Weygand et Bernardini, Balkany, AJDA 2005, p. 2016, concl. M. Guyomar.

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