L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE ET DÉCISION JUDICIAIRE

Mme Sophie HARNAY, Maître de conférences en économie, Université de Paris X Nanterre

La rationalité économique est parfois confondue avec une rationalité gestionnaire - ou budgétaire - du système judiciaire et du fonctionnement des juridictions, et appréhendée en conséquence en termes de coût de la justice et des procédures et d'utilisation optimale d'une ressource budgétaire de plus en plus rare, dans le contexte actuel de dépression des finances publiques. L'analyse économique du droit (AED ou Law and Economics anglo-saxon) conçoit, de façon plus large, la rationalité économique dans la décision judiciaire comme une rationalité avant tout individuelle de l'agent judiciaire. Dans cette version, développée essentiellement par l'école de Chicago, l'AED analyse comment, au-delà d'une approche budgétaire, la rationalité économique irrigue et caractérise l'ensemble des comportements judiciaires. 560 ( * ) A l'instar de tout agent économique, le juge est ainsi supposé rationnel et effectuer des choix en allouant des ressources - rares - à des fins efficaces. Sur ce fondement individualiste, l'AED étudie alors l'efficacité d'un droit produit par les juges, essentiellement conçu et considéré dans le cadre jurisprudentiel des régimes de common law . Les critiques adressées à cette approche, émanant aussi bien des économistes que des autres disciplines, sont nombreuses et argumentées, et l'AED a parfois su les intégrer à ses développements les plus récents, dans des mesures diverses. Notre propos ne saurait donc être de rendre compte de façon exhaustive de l'ensemble de ces développements et critiques. Plus modestement, il est de présenter, de façon parfois simplificatrice, une approche économique de la décision judiciaire n'échappant pas elle-même à certaines simplifications, et de souligner certaines difficultés rencontrées par l'AED dans sa démarche.

Ainsi, le modèle de rationalité « standard » utilisé par une grande partie des analyses de l'économie du droit étudie spécifiquement la décision judiciaire en tant que calcul économique rationnel - effectué en tant que tel par le juge de façon implicite ou explicite (section 1). L'hypothèse d'une rationalité individuelle du juge ne garantit pas toutefois la création d'un droit efficace ou « collectivement rationnel », l'exercice des rationalités judiciaires individuelles pouvant entrer en conflit avec une forme d'efficacité sociale (section 2).

I. RATIONALITÉ INDIVIDUELLE ET DÉCISION JUDICIAIRE

L'analyse économique considère l'individu comme rationnel dès lors qu'il met en oeuvre des moyens pour atteindre des fins. Cette définition de la rationalité économique, qui s'inscrit dans la lignée de la définition par Robbins de l'analyse économique comme « la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre les fins et les moyens rares à usages alternatifs », 561 ( * ) est étroitement liée à l'existence d'une contrainte de ressources pour les agents - un choix privant de la possibilité d'en faire un autre - et à la notion de coût d'opportunité. Elle signifie en outre que les individus cherchent le maximum de satisfaction et exploitent donc toujours une occasion d'améliorer leur situation. Sur ces prémisses, l'hypothèse de rationalité optimisatrice est susceptible de s'exercer dans un grand nombre de situations et comportements individuels en dehors du champ strictement « économique ». Aussi l'AED analyse-t-elle la décision judiciaire individuelle comme un choix rationnel du juge, dès lors qu'il s'agit pour ce dernier de gérer au mieux la contrainte de rareté des ressources. A l'instar de tout agent économique, le juge est vu comme sélectionnant parmi l'ensemble des solutions possibles le choix maximisant la différence entre les avantages et les coûts associés. La décision correspondante est alors qualifiée d'efficace. 562 ( * )

L'AED identifie dans la pratique judiciaire plusieurs illustrations de comportements rationnels conduisant à la production de décisions efficaces. Ainsi, depuis les travaux de Calabresi (1961), le choix par le juge du régime de responsabilité optimal est analysé en termes de minimisation des coûts nets - coût du dommage ou de l'accident découlant d'un comportement donné, la définition étant éventuellement étendue à la somme des coûts liés à l'accident proprement dit, du coût de sa prévention et du coût administratif du système judiciaire. En comparant les différents coûts sous les différents régimes de responsabilité, le juge peut déterminer le régime de responsabilité optimal. L'imputation du coût des accidents suivra alors une règle de responsabilité stricte ou limitée selon que les dommages aient été causés respectivement par des risques évitables ou inévitables. La comparaison entre le coût du dommage ou de l'accident découlant d'un comportement donné et le bénéfice social résultant de cette même activité s'inscrit alors dans la logique d'efficacité économique. Le juge est ainsi amené à organiser l'incitation à la prise de précaution et la compensation des victimes, dans un objectif de réduction du coût social des accidents.

Le principe de dissuasion marginale, ou le choix par le juge de graduer les sanctions en fonction de la gravité de l'acte incriminé, constitue une deuxième illustration de la mise en oeuvre par le juge de la rationalité économique dans la prise de décision judiciaire. Dans ce cas de figure, le calcul rationnel du juge le conduit à proportionner l'utilisation de moyens rares (le coût social de la sanction, ainsi que son coût privé, exprimé sous une forme monétaire dans le cas d'une amende ou d'un coût en temps pour une peine d'emprisonnement) aux fins recherchées (le degré de dissuasion socialement requis). L'application du principe de dissuasion marginale assure l'efficacité de la décision judiciaire, en évitant qu'une sanction trop lourde ne s'avère « contre-productive » au regard de l'objectif de dissuasion, et n'incite de ce fait à la substitution de comportements fortement nuisibles à des comportements faiblement nuisibles, dès lors que la sanction encourue serait identique pour les deux types de comportements. En d'autres termes, le juge anticipe rationnellement le calcul économique rationnel de l'agent conduit à arbitrer entre deux types de comportements lui rapportant des gains différents à niveau de sanction égal.

Un troisième exemple d'exercice par le juge d'une rationalité économique est donné par le choix de ne pas sanctionner certains comportements en dépit de leur caractère hors-la-loi, lorsque le coût de les dissuader excède le bénéfice attendu de la dissuasion. Au regard de la rationalité et de l'efficacité économiques, le niveau de dissuasion optimal se définit comme le niveau pour lequel le coût marginal de la dissuasion est exactement compensé par son rendement marginal. Il peut donc différer de la dissuasion parfaite, le calcul économique justifiant en ce sens une tolérance relative de la décision judiciaire.

La liste n'est pas limitative, car l'AED multiplie les exemples et études de cas témoignant de la mise en oeuvre d'une rationalité économique dans la décision judiciaire, qu'elle identifie encore par exemple dans le droit des contrats, avec le principe de l'inexécution efficace, dans le droit pénal et dans de nombreux autres domaines de droit. Au final, la rationalité individuelle du juge - et, plus largement, des agents économiques - est vue comme la condition de la production d'un droit (jurisprudentiel) efficace. L'AED reconnaît certes que le juge peut se heurter à des problèmes de mesure et de calcul dans le cadre de son calcul rationnel et que l'évaluation des coûts et avantages des différentes solutions s'offrant à lui peut être malaisée en situation d'information imparfaite et en univers incertain. Elle considère cependant que cette difficulté n'est ni plus ni moins marquée que pour d'autres décisions économiques plus « traditionnelles », telles que la décision de consommation ou d'investissement. En particulier, le juge peut mobiliser à l'appui de sa décision l'arsenal de méthodes d'évaluation économiques utilisées dans les autres domaines de la décision économique. En définitive, l'AED nie toute spécificité propre à la décision judiciaire. Cette dernière est une décision économique, produite par un agent économique rationnel cherchant à utiliser au mieux des ressources économiques rares, et guidée par la recherche de l'efficacité économique. Prendre une décision, « trancher » entre des intérêts divergents, résulte dans ce cadre de la comparaison des coûts et des avantages associés aux différentes solutions possibles. Si la décision du juge est rationnelle, elle s'effectue à l'exclusion de préoccupations morales, d'équité, de redistribution, ou de reconnaissance symbolique d'un droit sur des droits concurrents - les droits ne possédant dans ce contexte aucune valeur intrinsèque, y compris pour les juges, mais étant considérés uniquement dans leur fonction d'instruments au service de l'efficacité sociale. 563 ( * )

Si les décisions judiciaires individuelles sont rationnelles et guidées à ce titre par la recherche de l'efficacité, on pourrait s'attendre à ce que la somme de ces comportements individuels ait pour conséquence l'efficacité globale du système juridique. Or l'exercice par les juges de leur rationalité individuelle dans leur activité de production de décisions judiciaires peut entrer en conflit avec la rationalité collective du système juridique.

* 560 D'autres courants de l'économie du droit retiennent des conceptions alternatives de la rationalité économique (en particulier, le concept de rationalité limitée). Ils ne sont pas directement présentés ici.

* 561 Lionel ROBBINS, 1932, The Subject Matter of Economics, an Essay on the Nature and Significance of Economic Science.

* 562 La définition de l'efficacité en économie du droit fait cependant l'objet de débats dont la richesse interdit de rendre compte ici. Les années 1970 ont ainsi été marquées par le débat entre une version utilitariste de la théorie et l'approche de R.A. POSNER, privilégiant le critère de maximisation de la richesse comme critère d'efficacité de la décision judiciaire. La double dimension, positive et normative de la théorie de l'efficacité du droit, est également amplement discutée. La plupart des travaux réalisés en économie du droit ont en outre en commun d'avoir été critiqués au motif que l'objectif d'un système de droits ne saurait se réduire à l'efficacité.

* 563 L'analyse économique du droit prête en ce sens le flanc à la critique d'instrumentalisme des droits, mise en avant par les tenants des conceptions de la justice fondées sur les droits.

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