L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

LE JUGEMENT COMME UN RÉCIT

M. Mathieu DOAT, Maître de conférences de droit public, Université de Bretagne Occidentale

L'image familière de l'acte de juger se ramène bien souvent à un mot : trancher. Le juge après avoir mis en balance les intérêts en jeu, coupe avec son glaive le noeud. La déesse Dikê était armée, sans doute pour sanctionner les coupables mais aussi pour trancher et couper droit. Sur un plan judiciaire, c'est l'acte terminal qui clôture une procédure. Après avoir interprété des faits et des textes, après avoir donné la parole aux victimes, aux témoins et écouté la personne soupçonnée, le juge met un point final au débat. Il arrête une situation, tranche en séparant les parties en litige. Le lieu même de la justice, le tribunal, a été organisé autour de la mise à distance des avocats, spectateurs et parties d'une part afin de permettre cette séparation qui différencie nettement la victime du coupable, le légal de l'illégal et surtout afin d'interrompre le litige et le résoudre 568 ( * ) .

La représentation se complique si on cherche à voir au-delà de cette fonction classique du juge pour essayer de dévoiler une autre facette de cet acteur. L'office du juge, qui est sans doute introuvable, ne se réduit pas à un rôle déterminé qui serait écrit par avance. Il faut donc essayer de saisir une part dissimulée de l'oeuvre que réalise cette institution 569 ( * ) . Il faut porter le regard au-delà de l'acte par lequel le juge dé-partage les parties au procès. Avant l'arrêt, il y a le conflit, le différend, la querelle entre des parties. Derrière le jugement, en arrière-plan, il y a une trame, un drame, une histoire dont le juge établi un récit. C'est cette relation entre l'histoire, le récit et le jugement, entendue au sens large que nous chercherons brièvement à dévoiler.

Ce lien entre récit et jugement transparaît si on compare une décision de justice et ce genre littéraire 570 ( * ) . Comme dans tout conte ou roman, on trouve dans une affaire judiciaire une succession d'événements dans le temps, une unité de thème et d'action qui est le plus souvent assurée par le litige entre les parties. On a des personnages qui subissent des transformations. Un enfant est victime d'un accident, ses parents demandent réparation 571 ( * ) . Un salarié perd son travail, un époux s'est évaporé, un accouchement a mal tourné. Le procès examine ces coups de théâtre avec ses rebondissements. Enfin, tout jugement comme tout récit comporte une sorte de morale, que celle-ci soit exprimée ou sous-entendue. Dans tout procès, on ne raconte pas une histoire simplement pour départager un conflit. Au-delà du cas, le jugement doit porter, il doit au moins, comme n'importe qu'elle conte, inciter à la prudence.

Par ailleurs, c'est bien un récit qui est raconté dans un jugement et non une simple histoire. Ce que nous appelons les faits, dans une affaire, ont été toujours reconstruits. La suite chronologique dépend d'une reconstruction abstraite des témoins, victimes, coupables ou tiers. Ainsi, on sait que l'histoire de la Révolution française peut donner lieu à plusieurs récits : l'histoire n'est pas la même si elle est racontée par un témoin direct des événements, par Michelet ou encore celui que l'auteur d'un manuel d'Histoire pour de jeunes élèves » 572 ( * ) . Il en est de même pour n'importe quelle histoire judiciaire. Ce n'est pas une histoire objective qui fait l'objet d'une narration au procès, c'est le produit de plusieurs récits qui se croisent et se contredisent.

Ainsi, on perçoit un lien entre le récit, l'histoire et le jugement. Mais celui-ci apparaît plus nettement lorsqu'on regarde l'ancienne signification du mot histoire. Il dérive du grec historien , qui signifie enquêter afin de dire ce qui était. Avant de devenir avec Hérodote et Thucydide, Histor, qui fait apparaître l'historien en quête de vérité 573 ( * ) , ce mot est utilisé par Homère pour qui l'historien est le juge 574 ( * ) . « L'historien est l'homme qui enquête, et qui en relatant le passé, le soumet à son jugement » 575 ( * ) . Savoir ce qui s'était passé était un acte de volonté, une action par laquelle l'historien soupèse des éléments épars. Il s'agissait moins de connaître le passé avec une raisonnable certitude, mais d'interpréter des évènements, les rapporter à des causes, des raisons ou des facteurs. Il fallait juger des éléments divers avec un apport de l'imagination seule capable de combler les vides et les zones d'ombres de l'histoire.

Ainsi, l'historien était un juge. Aujourd'hui, alors que l'histoire est devenue une science ou du moins une discipline, nous voulons renverser cette formule et montrer que le juge est un historien au sens grec du terme, un conteur qui raconte des histoires, qui construit des récits, qui enquête sur le passé et le soumet à son jugement. Homme de terrain, le juge s'informe, examine des histoires, écoute et vérifie des récits. Sans doute s'agit-il d'une des faces cachées de l'office du juge, jamais aisée à découvrir et dont l'importance varie d'une affaire à une autre, d'une juridiction à une autre, d'une période à une autre, d'un juge, d'un conteur à l'autre.

La difficulté de cette entreprise est de prendre la mesure exacte de cette fonction narrative du juge. Pour cela, on ne s'intéressera pas à la structure et à la grammaire du jugement en établissant des comparaisons avec d'autres types de récit comme le conte ou la fable. Cette approche plutôt interne conduirait surtout à s'intéresser à l'histoire dans un jugement et à sa morphologie 576 ( * ) . Mais l'entreprise serait difficile, d'une part, parce qu'une telle recherche devrait être menée sans aucun doute par des linguistes et d'autre part parce que le juge français, à la différence notamment du juge anglais, est économe en mots.

De plus, il semble que l'on ne prend la mesure de la fonction narrative du juge que si on adopte une approche externe qui porte son attention sur l'interaction entre l'histoire, le récit et le jugement. C'est la mise en récit qui porte les incidents parfois effroyables à une représentation et qui permet ensuite au juge de trouver un dénouement. On ne peut qu'être frappé, à la lecture des jugements, par la transformation des histoires effrayantes en faits édulcorés. Telle est, nous semble-t-il, une des contraintes du juge qui n'est pas un simple spectateur mais qui doit composer une intrigue épurée pour juger. Notre intention est de décrire d'une part la manière dont le récit met en forme une histoire, dans quel ordre, de quel point de vue et comment cette mise en forme permet une compréhension et une préparation du jugement (I) et d'autre part la manière dont le récit met fin à une histoire (II). Le juge en tranchant ne clôture pas seulement un litige, il arrête, au sens juridique et usuel, une histoire petite ou grande.

I. COMPRENDRE PAR LE RÉCIT

Schématiquement, on peut dire que le juge, dans la relation orale ou écrite avec les victimes, les témoins et les présumés coupables, est confronté à un problème immense celui de la compréhension et de la vérité d'une histoire. Il doit examiner un matériau hétérogène, des faits vrais ou imaginaires, entendre des récits historique ou de fiction. On pourrait évoquer ici le contentieux du droit d'asile dans lequel la question de savoir comment entendre ou lire les récits de persécution est centrale 577 ( * ) . La tâche est particulièrement difficile car, bien souvent, les récits historiques se mêlent aux récits de fiction ; les fictions racontées par les victimes sont tellement ancrées dans la réalité, dans la mesure aussi où les faits sont probables, vraisemblables et liés à la vie du demandeur d'asile, qu'il est difficile de faire la part du vrai.

Le juge, pour comprendre une histoire petite ou grande, pour démêler le récit fictionnel du récit historique, doit donc organiser ce matériau hétérogène. Cette histoire n'est compréhensible que par le récit. C'est ce qu'affirme clairement Paul Ricoeur dans son ouvrage Temps et Récits. « Il n'y a de temps pensé que raconté» 578 ( * ) . Pour préparer un jugement, l'histoire, les événements qui font litige doivent être racontés sous la forme d'un récit, temporellement ordonné et reconfiguré.

A. L'ORDRE TEMPOREL DU RÉCIT

Pour qu'il y ait une compréhension d'une histoire, les événements doivent être racontés à l'aide de balises temporelles, chargées de marquer des étapes. Comme l'indique Gérard Genette, le récit se déroule dans un temps qui lui est propre et qui ne correspond pas à la temporalité de l'histoire 579 ( * ) .

Dans le cadre d'un jugement et en reprenant la grille d'analyse de Genette, on peut voir que le juge a généralement au moins deux possibilités de distorsion, afin de favoriser une compréhension logique de l'histoire. Il peut jouer sur l'ordre chronologique et la durée 580 ( * ) .

La première possibilité est de bouleverser l'ordre chronologique des événements. La chronologie n'est pas forcément logique. Or, s'il veut être logique, le juge doit jouer avec la chronologie. Le récit peut commencer au moment du dommage, ensuite, il peut revenir en arrière puis envisager des événements ultérieurs. La logique des rapports entre le début et la fin de l'histoire est au moins aussi importante que la description d'une succession d'événements qui n'ont pas forcément de liens immédiats. Le rapport chronologique est d'autant plus brouillé que certains événements du passé ont un impact encore au moment où le juge énonce les faits, alors que d'autres événements peuvent s'écrire au passé simple pour montrer que le passé est achevé, résolu. Le juge doit donc composer, notamment en jouant sur les temps verbaux et sur les adverbes, pour situer dans une époque un problème Ainsi, derrière de sombres affaires de voisinage, d'insultes et autres scènes médiocres, le juge doit démêler un problème de délimitation d'un terrain dont l'histoire se perd dans la nuit des temps. Les notes, prises au cours d'un entretien avec le juge, sont bien souvent contradictoires. Mais ce dernier doit relater avec rigueur et logique cette extraordinaire collection d'heurts et de malheurs exprimés.

Ce travail de mise en ordre est d'autant plus difficile que le récit construit par le juge et notamment le juge administratif, s'assemble sur la base des « mémoires » des parties. Or, si on entend ce terme au sens usuel, il faut voir que le juge fabrique son récit sur des souvenirs parfois flous, flottants, sensibles à tous les transferts affectifs. Le juge doit faire avec la vie 581 ( * ) , avec ce passé vital des victimes. Pour rendre ces souvenirs objectifs, les traduire en une histoire logique et racontable, il doit les reconstruire. Ainsi en est-il, sans aucun doute, des contentieux qui concernent des durées longues comme celui par exemple du droit de la famille. Pour juger d'un divorce, la connexion des faits doit parfois se détacher des contraintes de la succession si on veut distinguer un récit vraisemblable des histoires relatées par le mari et la femme qui cherchent à se séparer. Il n'est pas rare que les premiers récits des parties soient désavoués ultérieurement car la situation familiale s'est apaisée. Au-delà de l'écoute, l'art du juge est de savoir restructurer des évènements épars, une histoire qui n'est pas avare de batailles, de conflits et de réconciliations, non seulement en la divisant en périodes comme le ferait n'importe quel historien, mais en resserrant l'histoire en la ramassant.

Plus largement, il semble que le juge face à un évènement précis, le réinsère dans une longue durée, car le temps court est capricieux et trompe l'analyse. Mais, à l'inverse, dans un contentieux de longue durée, le juge recherche l'évènement et une structure pour trouver une cohérence dans l'histoire racontée. La réalité du temps de l'histoire importe peu. Il s'agit pour le juge de retracer des trajectoires humaines sur une trame historique.

Le second moyen dont dispose le juge pour rendre compréhensible une histoire est de jouer sur la durée et le rythme du récit. Le juge généralement raconte rapidement une histoire. Il utilise deux mécanismes : tout d'abord l'ellipse, en passant sous silence certains événements, ce qui enveloppe parfois l'affaire d'un certain mystère. Mais surtout, il a recourt au résumé. Une séquence est ramenée à un noyau sans altérer le sens de l'histoire. Dans un jugement, l'histoire est ramassée souvent en quelques lignes ; certains longs événements seront à peine évoqués ; d'autres plus courts (l'accident, le meurtre...) feront parfois l'objet de développements plus importants. A la lecture des chroniques jurisprudentielles, on s'aperçoit que le juge nous livre des « histoires récitatives » que l'on peut dire à haute voix et qui deviennent les récitations des étudiants en droit. On peut même noter qu'il y a une manière d'écrire l'histoire racontée dans une décision de justice qui fait que l'on peut la lire d'avant en arrière et d'arrière en avant. On peut partir des évènements jusqu'à la solution du juge mais on sait aussi qu'on peut lire une décision de justice à rebours, de sa conclusion vers son commencement pour comprendre comment les choses ont « tourné » comme elles l'on fait.

Ainsi, les faits racontés combinent soumission au temps successif et déviance. Les faits bruts n'existent pas : c'est une reconstruction du juge qui doit synthétiser une histoire. La mise en ordre n'est pas toujours repérable. C'est le propre même du récit de masquer les opérations de production c'est-à-dire de codage et de montage. L'explication des faits repose sur l'oubli qu'une instance organise la représentation et en règle la lecture. Lorsqu'on lit un jugement, le lecteur a l'impression que « les évènements sont posés comme ils sont produits, à mesure qu'ils apparaissent. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux mêmes » 582 ( * ) .

Mais le récit n'est pas une représentation mimétique d'une histoire. La réalité des faits n'est pas dans la suite naturelle des événements qui la compose, « mais dans la logique qui s'y expose » 583 ( * ) . Pour vérifier les faits, leur véridicité, il faut les remettre dans l'ordre, afin que l'on puisse saisir les rapports de causalité. L'histoire doit s'enchaîner : le lecteur doit pouvoir dire « après cela, à cause de cela » 584 ( * ) . Le récit est lui-même construit comme une sorte de syllogisme. Il faut faire croire à l'histoire racontée pour en déduire une solution.

B. LA DIMENSION CONFIGURATIONNELLE

Toutefois, au-delà du squelette des événements, reste toujours la question de l'unité de cette histoire, de la configuration. La dimension chronologique des épisodes et la transformation des personnages ne font pas un récit. Il ne suffit pas qu'un lecteur soit capable de suivre une histoire dans ce qu'on peut appeler sa dimension épisodique ; il doit aussi pouvoir saisir ensemble. Suivre le déroulement d'une histoire, c'est déjà réfléchir sur les événements en vue de les embrasser en un tout signifiant. Quant il lit une décision de justice, le lecteur doit savoir en gros de quoi il s'agit. Ce qui va permettre de tirer l'histoire en avant, c'est l'intrigue.

Comme l'explique encore Paul Ricoeur, par rapport à l'histoire, l'innovation principale du récit « consiste dans l'invention d'une intrigue qui est une oeuvre de synthèse : par la vertu de l'intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l'unité temporelle. C'est une synthèse de l'hétérogène » 585 ( * ) . L'idée d'intrigue est le pivot d'une décision de justice. Loin d'étudier une histoire, le juge doit s'attacher à l'intrigue sous un angle logique. Une des finalités essentielles du procès est de substituer à des brides d'histoires, souvent inintelligibles et insupportables, une histoire cohérente que victime et présumé coupable puissent reconnaître. Avec ce que le juge appelle les faits, il y a un ensemble d'événements qui forme un noeud qui est paradoxalement agencé 586 ( * ) avec un commencement, un milieu et une fin.

Il y a d'abord un commencement. La perspective historique d'une affaire n'est pas bien sûr ignorée. Mais, le juge n'a pas pour fonction, à la différence de l'historien, de rechercher la provenance essentielle d'un évènement. On peut toujours dans une affaire juridique remonter la chaîne des antécédents. Mais le juge n'est pas là pour revenir sur l'ensemble des évènements passés mais seulement sur ceux qui sont nécessaires dans la succession. C'est en partant d'un fait marquant qu'il débute son récit, pour faire apparaître des éléments précis tout en masquant l'histoire infinie et insaisissable.

Comme dans toute histoire racontée, il y a aussi un milieu agencé. Le juge est confronté souvent à une histoire sans fin qui s'est embrouillée. Elle s'est embrouillée d'une part, parce que les parties se sont brouillées et d'autre part, parce qu'il y a une situation compliquée qui s'est nouée, après des rebondissements et des manoeuvres des personnages. Il y a grâce au récit un changement de distance. Les choses sont schématisées, figurées. Cette configuration va permettre de jouer sur les similitudes entre des affaires ; en composant cette intrigue, le juge va apercevoir le semblable, instaurer des similitudes avec d'autres affaires qu'il a jugées, en rapprochant des termes qui d'abord éloignés apparaissent soudain proches. Ainsi, au-delà de la continuité temporelle, les évènements rapportés par les victimes et les témoins perdent très vite leur singularité pour rendre intelligible l'histoire. Les faits sont à la fois singuliers et non singuliers. Ils parlent d'évènements contingents qui ne sont arrivés que pour ces victimes et il y a des éléments qui les universalisent.

Ce travail de correction et rectification des récits des victimes et des témoins est réalisé bien sûr dans le cadre du contrôle de l'exactitude matérielle des faits. On sait que le juge, et notamment le juge administratif doit vérifier la matérialité et l'exactitude des faits et des allégations 587 ( * ) . Dès ce travail de vérification le juge amorce un passage du particulier au général. Dans le contrôle des récits, il opère des rapprochements avec d'autres histoires déjà jugées. S'il n'est pas question de nier l'originalité de certaines affaires, il faut avouer que le juge a tout intérêt à rechercher l'analogie. L'examen des faits n'est pas une opération détachée ; il procède de la compréhension narrative de l'histoire sans perdre son ambition de rationalité. Le contrôle de l'exactitude des faits demeure au service de l'histoire. Pour suivre une histoire, faut-il encore qu'elle soit acceptable.

Ce mouvement d'universalisation est renforcé aussi par le jeu de la qualification juridique des faits. Mettre des mots sur un évènement n'est pas une opération purement descriptive. Le juge ne donne pas un nom à une chose. Il recherche plutôt, comme l'indique clairement Olivier Cayla, le mot qui « revient » ou que « mérite » la chose 588 ( * ) . C'est en fonction du résultat pratique souhaité qu'il est décidé si un objet mérite cette qualification. La qualification est l'acte configurant par nature qui permet de prendre ensemble des actions de détail, des incidents de l'histoire et de les tirer vers l'unité d'un mot. D'un évènement qui se présente comme la translation d'un bien des mains d'une personne et de la brouille qui a suivi cet acte, il faut bien pouvoir le ramener à un mot ou un ensemble de mots, parler de « vente », de « donation » ou de « vol » 589 ( * ) . Si l'action peut être jugée, c'est qu'elle a été médiatisée par des qualifications qui donnent une direction. Les faits vont être ligotés en utilisant le terme de vol, ce qui permettra de parcourir à nouveau les évènements, « pour définir leur consistance afin de les ordonner sur un trait intensif » 590 ( * ) .

Mais surtout, on peut constater dans un certain nombre d'affaires que la qualification est un des moments clef de l'histoire racontée. Lorsque dans son récit, la Cour de cassation décide de parler de tentative d'extorsion de fonds et non de viol, à propos de la triste histoire d'un jeune garçon qui a été contraint de remettre une somme d'argent alors qu'on l'avait sodomisé avec un bâton, elle confère à l'action une certaine lisibilité qui prépare la solution 591 ( * ) . C'est à la fois un coup de théâtre et l'amorce vers la fin de l'histoire. Ainsi, le pitoyable et l'effrayant se laissent incorporer dans un récit afin de préparer la conclusion.

La conclusion n'est pas logiquement le résultat des étapes antérieures. Dans tout récit, il existe toujours des ruptures dans la linéarité de l'histoire. La conclusion est simplement le point final, lequel à son tour fournit le point de vue, d'où l'histoire peut être restituée afin d'être juger. C'est seulement au terme de ce parcours que le juge pourra dénouer l'histoire et l'arrêter. Apparaît à ce point l'autre fonction du récit : arrêter une histoire.

* 568 Sur l'organisation de l'espace judiciaire, voir Antoine GARAPON, Essai sur le rituel judiciaire, éd. Odile Jacob, col. Opus, pp.23-49.

* 569 On ne peut s'en tenir à une définition fonctionnaliste de l'office du juge. Il semble plutôt, en reprenant le vocabulaire institutionnelle d'Hauriou, que ce soit l'oeuvre à réaliser de cette institution. Voir comment Maurice HAURIOU distingue la fonction, le but et l'oeuvre de l'institution, La théorie de l'institution et de la fondation, in Aux sources du droit, Le pouvoir, l'ordre et la liberté, Ré-éd. par le Centre de Philosophie politique et juridique, 1986, pp.98-99.

* 570 Selon Jean-Michel ADAM, six conditions sont nécessaires pour parler de récit. IL faut qu'il ait une succession d'évènements dans le temps. Il faut une unité de thème, le plus souvent assuré par le(s) personnage(s) principaux. Il faut que les personnages subissent des transformations. Il ne faut pas que l'on assiste à une simple chronologie d'évènements, comme dans la chronique ou le journal intime. Enfin, tout récit doit comporter une sorte de « morale » soit exprimée ou sous entendue. in Le récit, PUF col. QSJ ? n°2149.

* 571 Sur cette extraordinaire collection de récits, ces malheurs racontés, ces violences subies ou infligées, réécrits par les magistrats, voir le remarquable ouvrage du sociologue Jean-François LAE, L'ogre du jugement, les mots de la jurisprudence, éd. Stock, col. Un ordre d'idée, 2001.

* 572 Sur cette distinction cf. Sophie RABAU, Narratologie, in Littérature comparée, (dir.) Didier Soulier, PUF 1997, col. Premier Cycle, pp.638-637.

* 573 Sur ce point, cf. François HARTOG, Le miroir d'Hérodote, Gallimard 1980.

* 574 Homère, Iliade, chant XIII.

* 575 Cf. Hannah ARENDT, Juger, 1982, éd. Du Seuil, col. Points, essais, 1991, p.20.

* 576 Une telle recherche aurait pour objectif de montrer comment le jugement correspond au modèle invariant du récit, tel qu'il a pu être dégagé par des auteurs comme Propp ou encore Tzvetan TODOROV qui se sont intéressés à la grammaire et à la syntaxe narrative. Ils s'intéressent au temps et au mode du récit, à sa ponctuation, aux interjections, aux adverbes utilisés. Propp, La morphologie du conte, Tzvetan TODOROV, Grammaire du Décaméron.

* 577 Cf. l'article publié par Jean-Michel BELORGEY, président de section à la commission des recours des réfugiés : Du récit de persécution, Revue Plein Droit, n°64, avril 2005.

* 578 Paul RICOEUR, Temps et récit, Seuil, col. Point essais, T.3, p.435.

* 579 Gérard GENETTE dans Figures III distingue clairement ces deux types de discours ? Le « récit est l'énoncé narratif, discours oral ou écrit, qui assume la relation d'un événement ou d'une série d'événements ». (pp.71-75). Le récit est tout simplement ce que je lis ou ce que j'écoute. Par opposition, l'histoire est une construction ou une reconstruction abstraite : une suite d'élément chronologique... Par exemple, l'histoire de la révolution française, peut donner lieu à plusieurs récits : celui d'un témoin des événements, celui de Michelet, ou encore celui qu'on trouvera dans un manuel d'histoire. Ces récits peuvent être différents, ils n'en raconteront pas moins la même histoire. Ed. Du Seuil, 1972.

* 580 G.GENETTE, op.cit. pp.71-182.

* 581 Pour reprendre la définition de Pierre NORA, la mémoire « c'est la vie ». in Les lieux de mémoire, t.1, La république, Gallimard 1984, p.XIX.

* 582 Pour E.Benveniste, il semble que ce soit là un des caractères du récit. Pour le grand linguiste, le temps fondamental du récit « est l'aoriste, qui est le temps de l'événement hors de la personne du narrateur. » E.BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, ch. XIX, p.241.

* 583 Roland BARTHES, Introduction à l'analyse structurale des récits, in Poétique du récit, R.BARTHES, W.KAYSER, W.C.BOOTH, Ph. HAMON, Seuil, col. Points-essais 1977, p.52.

* 584 Sur les fonctions du récit, cf. Roland BARTHES, op.cit. pp.16-32.

* 585 P.RICOEUR, Temps et récit, T.1, op.cit. p.128.

* 586 L'intrigue n'est pas seulement quelque chose d'embrouillé, on doit pouvoir suivre une action. Il y a un scénario.

* 587 Même si aujourd'hui cela peut paraître évident, il faut se rappeler que le juge administratif a mis beaucoup de temps pour contrôler la matérialité des faits qui ont motivé une décision administrative et qu'il faut attendre la fameuse décision Camino, pour qu'il modifie sa jurisprudence. CE, 14 janvier 1916, Camino, R.15, concl. CORNEILLE.

* 588 Olivier CAYLA, Ouverture : la qualification ou la vérité du droit, rev. Droits n°18, 1993, p.

* 589 Nous empruntons cet exemple à O.CAYLA op.cit.

* 590 Cf. Jean-François LAE, L'ogre du jugement, op.cit. p.25.

* 591 Cass. Crim. 9 décembre 1993, Bull. crim. n°383.

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