L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

LA LÉGITIMITÉ DU JUGE EN QUESTION

M. Dominique ROUSSEAU, Professeur de droit public, Université de Montpellier I

Ce n'est pas l'affaire Outreau qui pose la question de la légitimité du juge. L'affaire Outreau pose la question, j'y reviendrai, des pressions des autres cités - politiques, morales, hiérarchiques, médiatiques,... - sur la cité judiciaire qui empêchent cette dernière d'exercer en toute indépendance sa fonction de jugement judiciaire et produisent, comme à chaque fois qu'elles sont trop fortes, des « affaires ». La question de la légitimité de l'office du juge se pose depuis que chacun découvre derrière la fiction du juge bouche de la loi, la réalité « politique » ou normative de l'acte de juger. Ce qui est engagé, en effet, dans l'acte de juger, c'est le pouvoir de finir la loi. Le parlement commence la loi en écrivant les mots, le juge la finit en transformant ces mots en normes. Tant que le juge était pensé comme un pouvoir d'application ou d'exécution de la loi mettant en oeuvre un raisonnement syllogistique, la question de sa légitimité ne se posait pas : il était le serviteur d'un programme dont la maîtrise ne lui appartenait pas mais revenait aux élus du peuple. Dès lors qu'il s'affirme comme pouvoir normatif aussi sinon plus « authentique » que le parlement, il était inévitable que lui soit renvoyée la question « de quel droit ? ». Le parlement tire de l'élection sa légitimité à poser les mots du droit, mais d'où les juges tirent-ils leur légitimité à transformer ces mots en normes ?

De leur indépendance ! Qui n'est pas revendication corporatiste. Qui est, comme l'est l'indépendance pour les professeurs d'université, pour les médecins, pour les journalistes, pour les artistes et, plus généralement, pour toutes les professions, la garantie pour les citoyens que la décision judiciaire est juste parce que prise à l'abri des pressions de toutes sortes. La légitimité du juge dépend donc d'une organisation de la justice qui permet de croire qu'un juge peut rendre effectivement ses décisions hors des influences de l'opinion, de la politique, de sa hiérarchie,... Sans avoir la prétention, ni le temps, de balayer ici tous les éléments constitutifs d'une justice indépendante, qu'il soit permis d'attirer l'attention sur deux sujets importants : la position constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature et l'unité du corps.

I. LA POSITION CONSTITUTIONNELLE DU CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA MAGISTRATURE

Le Conseil Supérieur de la Magistrature est aujourd'hui dans le corps du Roi. Le Palais de l'Alma, où il siège, est propriété de l'Elysée ; le Secrétariat Général du C.S.M. est choisi et nommé par le Président de la République ; ce dernier est le Président du C.S.M. et son vice-président est le Garde des Sceaux ; le C.S.M. se réunit au moins une fois par trimestre à l'Elysée sous la présidence du Chef de l'Etat,... Matériellement, symboliquement, le C.S.M. n'est pas une autorité constitutionnelle autonome - à l'inverse du C.S.A. par exemple - constitutionnellement il fait partie de l'organe présidentiel dans sa fonction de gardien de l'autorité judiciaire. L'article 64 de la Constitution énonce clairement que le Président de la République est « le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. Il est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature ». Cette position du C.S.M. en porte des conséquences pratiques préjudiciables au fonctionnement démocratique de l'Institution judiciaire. Qu'il me soit permis d'évoquer quelques souvenirs personnels. A la fin de l'année 2002, la commission des lois du Sénat, qui travaillait sur le projet de loi relatif aux juges de proximité fait parvenir au C.S.M. une lettre invitant un de ses membres à venir exposer les enjeux de la création d'une nouvelle juridiction composée uniquement de magistrats non professionnels au regard de l'indépendance de l'autorité judiciaire et du statut des magistrats. Alors que le C.S.M. s'apprêtait à donner une réponse positive à cette invitation, il lui fût rappelé qu'il n'avait pas d'existence propre et indépendante de celle du Président de la République et qu'en conséquence il ne pouvait déférer à l'invitation du Sénat puisque le C.S.M. c'est le Président de la République et qu'en application du principe de la séparation des pouvoirs, la Haute Assemblée ne peut entendre le Chef de l'Etat. Ou encore, en février 2006, le C.S.M. suggère au Président de la République de rappeler le cadre constitutionnel à l'intérieur duquel la commission parlementaire Houillon peut enquêter sur le travail juridictionnel du juge Burgaud. Réunis à l'Elysée à cette occasion, les membres du C.S.M. entendent le Chef de l'Etat leur dire qu'il ne peut accéder à cette demande sous peine d'être accusé d'ingérence dans les affaires parlementaires et de porter ainsi atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Par cette réponse, le Président de la République pointait la contradiction dans laquelle les dispositions constitutionnelles l'enferment : comme garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, il aurait été de son devoir de rappeler ce cadre constitutionnel, mais comme Chef de l'exécutif, il ne pouvait effectivement le faire sans mettre à mal la séparation des pouvoirs exécutif et législatif.

Cette situation crée à l'évidence un malaise et entretient le doute sur la réalité de l'indépendance du judiciaire à l'égard du politique. Il convient donc de lever ce doute en sortant le C.S.M. du corps du Roi en faisant du C.S.M. une autorité constitutionnelle en charge seule de la garde de l'indépendance du pouvoir judiciaire. Cette rupture impliquerait un changement dans la composition du Conseil. Puisque ce dernier serait en charge de la Justice et que la Justice est rendue au nom du peuple, les non-magistrats devraient être majoritaires au sein du Conseil. Si les magistrats continuaient à être élus par leurs pairs, les non-magistrats, qui devraient posséder des titres et une expérience juridique, pourraient être élus par l'Assemblée nationale à la majorité des 3/5. Le Conseil devrait en conséquence, changer également de dénomination pour devenir Conseil Supérieur de la Justice. Symboliquement, ce changement signifierait et exprimerait la position du Conseil dans la nouvelle architecture constitutionnelle des pouvoirs, une position à l'intersection des autres pouvoirs. Le pouvoir exécutif s'exprime et s'incarne dans l'Elysée et Matignon ; le pouvoir législatif dans le Palais Bourbon et le Palais du Luxembourg ; le pouvoir judiciaire dans la Cour de Cassation. Le Conseil Supérieur de la Justice n'est pas, ne doit pas être l'expression et l'incarnation de la Magistrature ou de l'institution judiciaire ; il doit devenir une institution constitutionnelle chargée de faire respecter par les autres institutions, par les autres pouvoirs, la sphère de production autonome du jugement judiciaire. Et, il conviendrait sans doute qu'il puisse jouer ce rôle aussi à l'égard des pouvoirs économiques, financiers, religieux, syndicaux, médiatiques qui pèsent ou cherchent à peser sur l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Ainsi recomposé et redéfini institutionnellement, ce Conseil pourrait se voir attribuer les compétences lui permettant d'accomplir sa fonction de gardien de l'indépendance de la justice au regard de tous les autres pouvoirs. Compétences par exemple sur la formation des magistrats et donc sur l'Ecole Nationale de la Magistrature puisque le Conseil constitutionnel a fait, de la qualité de cette formation, une garantie du principe d'indépendance de la justice, de la qualité des décisions rendues, de l'égalité devant la justice et du bon fonctionnement de l'institution judiciaire. Compétences encore sur les nominations des magistrats, et donc sur la direction des services judiciaires, en conférant au Conseil un pouvoir de proposition pour les nominations de tous les magistrats, siège et parquet. Compétences enfin sur le régime disciplinaire des magistrats, et donc sur l'inspection générale des services judiciaires, pour connaître et sanctionner les manquements éventuels d'un magistrat dans le processus ayant conduit à la décision juridictionnelle.

Cette dernière compétence est aujourd'hui au coeur d'une réflexion sur la réforme du statut de la magistrature. Il doit être clairement établi que si le principe d'indépendance de l'autorité judiciaire interdit que la responsabilité disciplinaire d'un magistrat puisse être engagée pour le contenu de sa décision juridictionnelle, en revanche, il n'interdit pas qu'elle soit engagée pour le processus ayant conduit à cette décision. La distinction peut paraître délicate à établir ; elle est sans doute mais elle est aussi capitale pour la préservation de l'indépendance de la fonction de poursuivre et de la fonction de juger. Cette distinction sera d'autant plus importante à maintenir lorsque, dans une perspective d'ouverture démocratique, les justiciables pourront mettre en cause directement la responsabilité des magistrats, selon des modalités à définir, devant le Conseil Supérieur de la Justice.

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