L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. L'UNITÉ DU CORPS DES MAGISTRATS

Vieille question que celle de la coexistence au sein du corps judiciaire des magistrats du parquet chargés, sous l'autorité hiérarchique du Garde des Sceaux, de mettre en oeuvre la politique pénale du gouvernement, et des magistrats du siège chargés, sous l'autorité des principes d'indépendance, d'impartialité et d'égalité des armes, de trancher les litiges. Deux métiers suffisamment différents pour justifier, selon certains, la sortie des parquetiers du corps des magistrats pour en faire des préfets judiciaires. Deux métiers suffisamment liés à l'exercice de la justice pour défendre, selon d'autres, le maintien de l'unité du corps, l'indépendance des magistrats qui décident des poursuites étant aussi importante pour la qualité de la justice que celle des magistrats qui jugent. Vieille question donc, relancée aujourd'hui par le projet de loi de lutte contre la criminalité organisée qui modifie considérablement les relations de pouvoir entre parquet et siège. Désormais en effet, pour toutes les infractions commises en bande organisée, le rôle du juge d'instruction, magistrat du siège, est marginalisé ; plutôt que d'ouvrir une instruction, le procureur est invité à mener lui-même l'enquête avec l'aide de la police et de la gendarmerie. Et pour ce faire, la loi renforce ses moyens : la durée de l'enquête de flagrance passe de 8 à 16 jours et, pour l'enquête préliminaire - dont la durée n'est pas limitée - il pourra faire effectuer des opérations d'infiltration, placer des micros et caméras dans les lieux publics et privés, ordonner des perquisitions de nuit et des écoutes téléphoniques, toutes mesures qui, en l'état actuel du droit, ne peuvent être décidées que par le juge d'instruction. En d'autres termes, la finalité de la loi est de réduire la saisine de ce magistrat du siège qui a pour mission d'instruire à charge et à décharge et devant lequel s'est progressivement instauré un véritable débat contradictoire avec les avocats. D'inquisitoriale la procédure pénale devient ainsi accusatoire : le parquet instruit les affaires, le siège contrôle par la voie du juge des libertés et de la détention qui autorise les mesures d'enquête demandées par le procureur. Et l'avocat disparaît puisque la loi ne prévoit son intervention qu'au moment de l'ouverture « officielle » de l'instruction devant le juge de l'instruction ; avant, il s'agit « seulement » d'une enquête préliminaire et la procédure est secrète et non contradictoire.

Poursuivant cette logique de renforcement des pouvoirs du parquet, la loi fait même des procureurs des juges. Adaptant le système américain du « plaider coupable », la loi prévoit en effet que si une personne reconnaît avoir commis un ou plusieurs délits punis d'une peine d'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à cinq ans, le procureur peut lui proposer, en présence de son avocat, une peine qui, s'il l'accepte, est soumise à l'homologation du juge des libertés et de la détention. Où comment, aux motifs de désengorger les tribunaux et d'aller vers une justice simple et rapide, on passe du présumé innocent au plaidé coupable, on supprime pour les victimes le moment réparateur du procès, on écarte la gêne du contradictoire et des droits de la défense, et on marginalise les juges du siège. Car, au bout de cette réforme, l'exercice de la justice passe entre les mains des magistrats du parquet, le juge des libertés et de la détention étant réduit à contrôler les mesures d'enquête demandées par le procureur et à valider la peine proposée par le procureur et acceptée par la personne ayant plaidé coupable.

Dès lors, la question de leur statut redevient centrale. Investis de tels pouvoirs d'instruction et de jugement, les procureurs doivent pouvoir bénéficier d'une totale indépendance qui se décline principalement dans la procédure de leur recrutement et du déroulement de leur carrière. Ce qui exclut d'en faire des préfets judiciaires nommés par le Gardes Sceaux et soumis à son autorité hiérarchique. Ce qui n'exclut pas de les faire sortir du corps judiciaire pour les constituer en corps indépendant relevant pour leur carrière d'un Conseil supérieur du parquet et pour leur action d'un Procureur général de la République désigné par l'Assemblée nationale à la majorité des trois cinquième et responsable devant elle. Ce qui n'exclut pas non plus le maintien de l'unité du corps judiciaire mais impose alors que la procédure de nomination de tous les magistrats du parquet, procureurs généraux compris, soit calquée sur celle en vigueur pour les magistrats du siège. Pendant longtemps, l'argument qui, au regard de l'exigence démocratique se voulait décisif était le suivant : l'unité du corps permet de faire bénéficier les membres du parquet de l'indépendance des magistrats du siège. Mais, toujours au regard de l'exigence démocratique, cet argument se retourne aisément : l'unité du corps permet de limiter l'indépendance des magistrats du siège par l'impossibilité de donner aux membres du parquet le même statut. Il convient aujourd'hui de sortir de ce piège, la coexistence au sein d'un même corps de la logique administrative, celle du parquet, et de la logique constitutionnelle, celle du siège, était sans doute possible tant que l'institution judiciaire n'était pas conçue comme un pouvoir social et politique. Aujourd'hui, cette coexistence fait souffrir le principe démocratique.

D'autres sujets auraient mérité d'être discutés car ils déterminent le caractère indépendant et donc légitime de la justice. Par exemple, le mode d'exercice de la fonction de juger qui doit faire une place plus grande à la publicité des débats, à l'argumentation motivée des décisions, et aux opinions dissidentes dans la mesure où la confiance dans la décision, dans sa légitimité dépend de la qualité et de la transparence du processus de production de la décision de justice. Par exemple encore, la responsabilité des juges dans l'exercice de leur fonction dont la mise en oeuvre ne doit plus être réservée à la hiérarchie judiciaire mais ouverte aux justiciables. L'enjeu, en effet, est de construire un espace indépendant de production du jugement judiciaire. Cette construction n'est jamais acquise ; elle s'est faite naguère contre le lynchage de l'opinion ; elle doit aujourd'hui toujours être consolidée contre les nouvelles formes d'intrusion. Au risque de nouvelles « affaires »...

Intervention du Président Jean-Arnaud MAZÈRES

Je voudrais simplement remarquer que votre formule selon laquelle « le Conseil supérieur de la magistrature est le corps du roi » est très belle, en même temps très provocatrice et au fond pas tellement étonnante, puisqu'aujourd'hui, le pouvoir du Président de la république est dans la ligne directe du pouvoir royal. L'image d'Epinal du roi rendant la justice sous un chêne, hante encore notre système judiciaire. On est parti du roi juge. Maintenant certains disent que c'est le juge-roi. Il y aurait un renversement. Le renversement est-il vraiment réel ? Ou n'a-ton pas à la fois le juge-roi et le roi-juge ? Je laisse la question en suspens. Elle mériterait sans doute pas mal de réflexions que nous n'avons pas le temps de conduire et je cède immédiatement la parole au professeur Denys Simon.

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