L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

II. L'OFFICE CONÇU PAR LE JUGE

Au fond, si l'on veut dépeindre à grands traits les modifications de la place du juge administratif dans la société actuelle depuis trente ans, on peut dire que d'abord, on a, sous la menace de l'encombrement, touché à sa structure avec, entre autres, l'instauration des cours administratives d'appel au nombre de huit, qu'ensuite on est passé à une redéfinition radicale de son champ de vision du droit, en poussant son investigation au-delà des actes annulés, au-delà de la condamnation, pour s'assurer, sur requête, que l'administration exécute bien la décision prise (par injonction ou astreinte) et qu'enfin on a transformé profondément les référés de manière à donner rapidement, provisoirement et par ordonnance, plus d'assurance immédiate aux justiciables. Il est vrai cependant que ces réformes s'accompagneront de la possibilité d'avoir en première instance un juge unique (loi du 8 février 1995), de la réduction des appels (décret du 24 juin 2003) 918 ( * ) et d'une sorte de revalorisation des avocats, tout se passant comme si parfois le juge préférait les rapports entre personnes initiées. Certes, comme par le passé, la juridiction contrôle mais dans une perception renouvelée car sa maîtrise est plus large et correspond davantage au souci de concilier la sécurité et la légalité juridique. Tout nous semble contenu dans ce dernier point. Le juge a une autre conception de la juridicité. L'illégalité n'est plus de façon très abstraite réprimée. On ne sanctionne plus de manière toute arbitraire le défaut de légalité par l'annulation. C'est un droit vivant construit par le juge agissant. Même s'il ne paraît pas achevé, il est fait non de revirements brutaux mais d'atténuations, d'évolutions que le juge tente de prévoir. On est à la fois proche du rôle juridictionnel et de la portée jurisprudentielle avec des jugements qui peuvent être, dans leurs dispositifs soit rétroactifs soit non rétroactifs. Toutefois c'est peut-être un leurre.

Dans un ouvrage fort connu qui recense les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, le phénomène est relaté par l'expression « le nouvel office du juge » 919 ( * ) . Cette formule dénote bien le caractère récent de la formule. Quoique.

De quand date le nouvel office en droit administratif ?

La première mention de la locution, on la trouve, dit-on, dans l'arrêt ElBahi relatif à la substitution de base légale 920 ( * ) . Un arrêté de reconduite à la frontière d'un étranger est pris de manière illégale sur la base d'un article de la loi du 2 novembre 1945 tandis qu'un autre article de la même loi rendait cette conclusion légale. Le juge procède de sa propre initiative à ce simple changement de label au vu des pièces du dossier qui lui sont soumises, après avoir informé les parties (art. R. 611-7 du CJA). Mais ce système demeure une simple faculté, le juge n'étant pas tenu d'y recourir. C'est une forme de liberté reconnue qui peut incontestablement déboucher sur l'arbitraire. Cependant comme toute illégalité ne conduit pas nécessairement à l'annulation, il s'agit d'une conception plus réaliste du droit fondée sur des considérations de bonne administration de la justice qui évite une annulation anticipée rétablie par la suite au nom d'une autre légalité provenant du même texte. L'annulation rigide purement doctrinale, teintée de pédagogie cède le pas à une autre compréhension de la règle applicable 921 ( * ) .

Toutefois, le juge administratif ne s'immisce-t-il pas dans les fonctions d'administrateur ?

C'était précisément le problème soulevé par la jurisprudence sur la substitution de motifs où l'on voit le Conseil d'État affiner son rôle de l'arrêt Canavaggia (1948) à l'arrêt Dame Perrot (1968). Inutile de rappeler que c'est un même homme rapporteur dans l'un puis commissaire du gouvernement dans l'autre (Jean Kahn) qui a le mieux perçu la faiblesse du premier. Celui-ci conduisait par le jeu des présomptions à toujours considérer la décision invalidée, comme déterminante alors qu'ensuite, le juge seul se demandait dans son for intérieur si la décision supporterait une annulation. Donc dans l'arrêt Canavaggia la décision est toujours annulée alors que dans Perrot, elle est quasi constamment validée. Autrement dit, dans l'hypothèse où la décision administrative est fondée sur plusieurs motifs et où il s'avère que l'un ou certains d'entre eux sont irréguliers, le juge, loin de rechercher si le motif était surabondant ou déterminant, va se demander si l'administration aurait pris le même acte en se fondant sur le seul (ou les seuls motifs) légaux 922 ( * ) . C'est un pur changement de perspective. Le juge se met à la place de l'administration active, se substitue en quelque sorte à elle pour dire ce qu'aurait dû être sa position. Ce rôle ne peut qu'apparaître comme « révolutionnaire » 923 ( * ) en matière de recours pour excès de pouvoir. Tout en conservant ce type de raisonnement, le Conseil d'État énonce que l'administration a le loisir, en première instance comme en appel, de faire valoir devant le juge de l'excès de pouvoir un autre motif de droit ou de fait, différent de celui indiqué 924 ( * ) . On le voit, en dehors de la cassation, on statue sur une base qui peut paraître plus stable puisqu'elle peut se voir modifier jusqu'à la décision finale. Certes, le pouvoir du juge est facultatif mais il s'étend implicitement au plein contentieux puisque le jugement ne se fonde plus « sur les pièces du dossier » mais « sur l'instruction ».

Cette méthode, pour le moins efficace, est placée sous le sceau de l'extrême réalité. Comme l'a dit Mme de Silva dans ses conclusions « II en résultera une triple économie de temps et de charge contentieuse : pour l'administration, pour le requérant et pour le juge. Il nous paraît, en définitive, raisonnable de ne pas annuler, même si le bon motif n'a pas été trouvé à temps » 925 ( * ) . Il n'en demeure pas moins que la décision peut continuer à s'élaborer devant le juge, ce qui est loin d'attester en amont du bon travail de l'administration et ne l'invite guère à la sévérité avec elle-même. Ce d'autant que dans l'échelle des charges, ce n'est pas l'administration principalement concernée mais ses services du contentieux qui rétabliront la bonne motivation. C'est une affaire de juristes entre eux. Le procès perd indéniablement de son équilibre en lésant l'administré par trop prisonnier de la vertu morale antérieure de l'annulation. Même si elle est illusoire...

La troisième illustration qui vient naturellement à l'esprit, c'est l'arrêt d'Assemblée Association AC ! rendu le 11 mai 2004 926 ( * ) . L'office du juge dépasse le cadre du procès pour aller résolument au point de l'exécution de décisions de justice. On veut limiter au maximum l'effet « déstabilisant » de celles-ci en pensant que tout doit s'harmoniser sous le couvert du principe communautaire de confiance. Ceci conduit le Conseil d'État, à titre exceptionnel, à ne pas considérer que l'annulation pour recours pour excès de pouvoir ferait que l'acte serait censé ne jamais avoir existé. Contrairement à l'affaire Rodière 927 ( * ) , l'annulation est rétroactive, le juge modèle dans le temps les effets de l'annulation ou du rejet 928 ( * ) qu'il prononce compte tenu « des graves incertitudes pesant sur la situation des cotisants ou de l'effet du droit communautaire929 ( * ) ou du droit de l'environnement ». Ainsi le juge ne perd-il pas de vue l'intérêt général qu'il porte en lui 930 ( * ) . Témoin la non-application de la jurisprudence Association AC ! lorsqu'aucune raison ne le justifie 931 ( * ) . Le cas nous interroge : l'office du juge, mais c'est uniquement la perception de ce que doit être la légalité qui change sous la pression de l'intérêt général se déplaçant, se remodelant 932 ( * ) .

La légitimité raisonnée est peut-être la seule à fragiliser l'idée que l'on peut avoir du droit. Où est le juste ? Est-ce dans une forme de rigueur toute artificielle ? Ou est-ce plus profondément, dans chaque situation, eu égard à la sinuosité d'interprétation du doute ? L'absence de certitude n'est autre chose que le doute, doute qui génère le référé suspension mais doute qui imprime aussi les prémisses des jugements au fond, jusqu'à la définitive certitude à un moment donné...

«Où manque le doute, manque aussi le savoir » 933 ( * ) . Comme le suggérait à l'évidence Madame le Professeur Jacqueline Morand-Deviller dans ses cours, ses conférences ou ses multiples et beaux écrits qui environnent toujours notre pensée. Si le doute survient, ainsi « Messieurs, Justice sera Fête attendu que...» 934 ( * ) .

* 918 Voir l'appel en contentieux administratif. Dossier AJDA 2006, p. 307 et s.

* 919 M. LONG, P. WEIL, G. BRAIBANT, P. DELVOLVE et B. GENEVOIS, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 15e éd., Dalioz, p. 921. Voir M. DEGUERGUE, Déclin ou renouveau de la création des grands arrêts de la jurisprudence administrative, RFDA 2007, p. 260, Colloque sur le 50e anniversaire du G.A.J.A.

* 920 AJDA 2004, p. 202, note F. DONNAT et D. CASES.

* 921 Voir F. DONNAT et D. CASES, préc., p. 204 et 205.

* 922 CE, 12 janv. 1968, Ministre de l'Economie et des finances et Dame Perrot, Rec. p. 39, AJDA 1968, p. 179, concl. KAHN.

* 923 F. DONNAT et D. CASES, AJDA 2004, p. 434, note sous l'arrêt CE sect., 6 févr. 2004, M""- Hallal.

* 924 CE sect., 6 févr. 2004 Mme Hallal, AJDA 2004, p. 439.

* 925Conclusions RFDA 2004, p. 740. Voir l'article de I. DE SILVA, Substitution de motifs, deux ans d'application de la jurisprudence Hallal, AJDA 2006, p. 690 et CAA de Bordeaux, centre hospitalier d'Arcachon, 24 avril 2006, AJDA, 2006, p. 1629.

* 926RFDA 2004, p. 454, concl. C. DEVYS, AJDA 2004, p. 1183, chr. C. LANDAIS et F. LENICA;

RDP 2005, p. 536, commentaire Ch. GUETTIER.

* 927 CE, 26 déc. 1925, Rodière, Rec.p. 1065, RDP1926, p.32, concl. CAHEN-SALVADOR, S. 1925, 3, p. 49, note HAURIOU.

* 928Voir sect. 27 oct. 2006, Sté Techna et autres, AJDA 2006, chr. C. LANDAIS et F. LENICA;

concl. F. SENERS, RFDA 2007, p. 265.

* 929 CE sect., 25 févr. 2005, France Télécom, AJDA 2005, p. 997, chr. C. LANDAIS et F. LENICA.

* 930 La décision de section du 26 octobre 2006 Sté Techna et autres, préc., combine les apports de l'arrêt A C.! et de l'arrêt d'Assemblée du 24 mars 2006, KPMG et autres (Rec. p. 154, chr. AJDA 2006 par C. LANDAIS et F. LENICA, RFDA 2006 p. 403 concl. Y. AGUILA note F. Moderne p. 483) qui consacre le principe général de sécurité juridique. Elle est publiée au Journal officiel.

* 931 CE, 23 févr. 2005, Association pour la transparence et la modernité des marchés publics et autres, AJDA 2005, p. 668, note J.-D. Dreyfus. Voir B.SEILLER, Partie remise ou fin de partie, AJDA 2006, p.681.

* 932 Comme toute récente manifestation de l'office du juge, il est possible de citer l'ordonnance du 19 mai 2005 et l'arrêt du 20 juill. 2005 Société fiduciale informatique et Société fiduciale expertise par lesquels le Conseil d'Etat sollicite, dans le cadre de la procédure juridictionnelle de référé puis de fond, l'avis du Conseil de la Concurrence qui est une Autorité Administrative Indépendante (chr. C. LANDAIS et F. LENICA, AJDA 2005 p.216 ; Voir F. LENICA et J. BOUCHER, Le droit transitoire : arrêt sur image, CE sect. 13 déc. 2006, Mme Lacroix, AJDA 2007, p. 358.

Par l'arrêt d'Assemblée du 16 juillet 2007, Société Tropic-Travaux-Signalisation-Guadeloupe, le professeur F.MODERNE marque le renouveau des contrats de pleine juridiction contre les contrats administratifs, en s'exprimant de manière complète sur la modulation dans le temps des effets des revirements de jurisprudence (RFDA 2007, p.917 à 922 ; RFDA 2007, p.696, concl. CASAS).

* 933 L. WITTGENSTEIN, De la certitude, Gallimard, Tel, 1995, n° 121, p. 54. R. DESCARTES, Les principes de la connaissance humaine analysés par Descartes nous enseignent du doute et de la nécessité de juger. « Que pour examiner la vérité, il est besoin... de mettre toutes choses en doute autant qu'il se peut, qu'il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.

Cependant... nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables...

* 934J.PREVERT, Encore une fois sur le fleuve, NRF Folio, Histoires, p. 21.

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