L'office du juge



Paris, Palais du Luxembourg les 29 et 30 septembre 2006

III. L'APPRÉCIATION DE LA VALEUR DE LA THÉORIE AU REGARD DE SES FONDEMENTS.

Les thèses de la théorie réaliste relatives à la question particulière de l'interprétation découlent d'une conception plus générale du droit qui s'inspire elle-même à certaines philosophies du droit - lesquelles, d'ailleurs, ne peuvent sans doute pas être isolées de certaines conceptions du monde. Cette conception générale du droit, dans ses grands traits, n'est donc certainement pas propre à la théorie réaliste. Mais celle-ci l'incarne et la théorise, avec éclat, radicalité et systématicité, jusqu'aux points extrêmes de ses virtualités, et sans doute au-delà même de la possibilité qu'aurait cette conception générale du droit de cerner elle-même ce que peut bien être le droit. Car, sous prétexte de scientificité, en raison d'un parti de neutralité axiologique qui serait propre à la science, elle n'en veut connaître que certains aspects, par eux-mêmes insusceptibles d'épuiser la totalité de l'être du droit, spécialement lorsqu'elle renonce à s'interroger sur ses fondements, ses fins, son sens, quand elle ne renonce pas également à s'interroger sur l'identité même du droit, comme c'est le cas plus spécifique de la théorie réaliste. Et celle-ci va si loin dans son entreprise de systématisation qu'elle révèle toutes les limites de cette conception, la mettant en danger, comme le droit qu'elle conçoit, au point également de se condamner en tant que théorie du droit : il se pourrait bien en effet que la théorie réaliste ne soit plus une théorie du droit, mais bien plutôt une théorie du non-droit, et qui, ayant perdu son propre objet, ne serait plus qu'une théorie d'elle-même.

On doit donc ici dégager la façon dont la théorie réaliste s'est posée et nourrie sur ces fondements puis évaluer son aptitude à résoudre les questions essentielles que soulève le problème de la détermination du droit et de sa connaissance, qui sont à la base de la question de l'interprétation, questions auxquelles s'étaient déjà efforcés de répondre les fondements philosophiques ou théoriques où elle trouve, en même temps que son origine, les raisons de s'en éloigner.

A. LES POSITIONS DE LA THÉORIE RÉALISTE AU REGARD DE SES FONDEMENTS

La théorie réaliste de l'interprétation paraît résulter d'un croisement spécifique entre trois courants généraux, eux-mêmes très solidaires entre eux, même s'ils restent distincts : le volontarisme, le positivisme et le normativisme. Mais ce croisement spécifique n'est pas une simple addition : il ne reprend à son compte que certains des traits les plus saillants de chacun ces trois courants ; mais, se saisissant de leur part propre de vérité, il les accentue jusqu'à l'absurde. Plus spécifiquement, ce croisement procède d'une réduction de ces trois courants à certains de leurs points communs et il produit une conception originale du droit qui reflète cette réduction. Mais, en ne reprenant à son propre compte que ces points communs, la théorie réaliste dépouille le droit des traits que ces trois courants, chacun de son côté, pouvaient en outre lui reconnaître et qui donnaient tout leur sens à leurs propres façons de le concevoir. Or c'est en se constituant ainsi que la théorie réaliste conçoit le droit d'une façon telle que la connaissance n'a pas de place en son sein, tandis que la connaissance du droit n'a plus de part propre à la détermination de ce qu'est le droit : elle se liquide elle aussi en tant que telle.

1°) La théorie réaliste a donc puisé une partie de sa substance dans chacun de ces courants pour produire un résultat d'ensemble dont le sens général paraît assez clair.

a) Ainsi, pour la théorie réaliste, qui est une forme du volontarisme juridique, le droit est exclusivement le produit de la volonté qui se donne le pouvoir d'agir ; mais, à la différence de la plupart des autres formes de volontarismes, elle ne spécifie pas le pouvoir dont il s'agit, spécialement quant à son origine, ses fondements, son but, ses procédures : tout interprète du droit intervenant en dernier ressort exerce inconditionnellement un pouvoir qui produit du droit et plus encore le droit : tout organe de pouvoir est donc admissible en tant qu'auteur du droit, même s'il est déréglé et même si sa production est dépourvue de tout sens rationnellement saisissable autre que celui de son propre développement dans un contexte factuel contingent - pourvu qu'il ait vraiment le pouvoir. De même, pour la théorie réaliste, qui s'inscrit dans le courant du positivisme juridique, il n'y a de droit que le droit qui se pose et s'impose effectivement comme tel , mais cela quelles qu'en soient les conditions de régularité, pourvu qu'il soit efficace. Enfin, pour la théorie réaliste, qui s'alimente plus immédiatement à l'esprit du normativisme juridique, le droit se caractérise essentiellement par les normes juridiques, et celles-ci par leur signification et leur effet prescriptif , mais elle se détourne précisément de tout ce qui pourrait au fond déterminer la formation même de ces normes au sein de l'ordre qui cependant serait seul susceptible de porter et de les articuler les unes aux autres de façon rationnelle.

Dans ces conditions, le droit, pour la théorie réaliste - et c'est là son apport propre -, est simplement l'expression normative de la volonté d'un pouvoir efficace , l'efficacité résultant elle-même de l'aptitude de cette norme - ou de ceux qui la posent ou qui l'imposent - à s'imposer en fait, quel qu'en soit le moyen. Et, paradoxalement pour une théorie de l'interprétation, la signification de ces normes au fond ne l'intéresse pas, pas plus que la raison d'être, la fin ou le contenu des normes, pas plus que le processus logique ou rationnel selon lequel elles se forment et s'articulent entre elles : seul compte le fait de l'assignation arbitraire à une norme, par un pouvoir efficace, d'une signification, quelle qu'elle soit substantiellement et quelle que soit la façon dont le soi-disant interprète parvient à dégager cette signification : toutes les significations imaginables sont de droit, sans avoir à se justifier d'elles-mêmes, pourvu qu'elles soient aptes à s'imposer en fait. Ainsi, dans cette combinaison d'extrêmes sélectionnés, l'interprétation juridique n'est même pas une opération intellectuelle : elle n'est plus qu'un acte de pur pouvoir qui peut faire à peine semblant d'être du droit, mais que la théorie réaliste prend tout de même au sérieux.

On voit ainsi, plus précisément, comment, à partir de ses origines, la théorie réaliste de l'interprétation déplace le point ultime de chacun de ces trois courants, celui à partir duquel ils commencent à se subvertir eux-mêmes.

Il semble en effet que la théorie réaliste accomplisse entièrement à nouveau le destin que Thomas Hobbes promettait déjà au volontarisme juridique, en ce qu'il impute tout le droit à la volonté imposée : certes, dans un premier temps, il s'agit de la volonté des sujets de droit décidés à fonder le pouvoir sur le contrat qu'ils sont censés avoir passé entre eux sur la base de l'autonomie de leur volonté et de leur liberté naturelle, mais qu'ils aliènent entièrement dans le contrat ; aussitôt privés de celle-ci, ils s'abandonnent donc, dans un second temps qui survient à l'instant même, à la volonté et au pouvoir de Léviathan ainsi contractuellement initié mais déjà institutionnellement fondé, absolument et définitivement ; car celui-ci, à peine sorti du néant et tout juste doté de son pouvoir exclusif, se pose lui-même comme la source originaire et inconditionnelle de tout pouvoir, et devient donc absolument maître du droit, sans plus avoir à se justifier lui-même de quoi que ce soit, au regard de ses origines, qui sont oubliées, et de ses fins, qu'il fixe désormais lui-même. Or on reconnaît bien là, dans ces fondements volontaristes, les implications exactes de la théorie réaliste de l'interprétation évoquées ci-dessus.

De même, il semble bien que la théorie réaliste constitue la pointe la plus avancée du positivisme juridique, qui s'affirme lui-même comme une déclinaison du positivisme épistémologique, lui-même dérivé du positivisme philosophique. En effet pour cette théorie comme pour ces fondements, seuls valent les faits, en l'espèce les faits du droit, appuyés et identifiés par les faits du pouvoir. La vérité du droit, comme la vérité en général, n'est plus nulle part ailleurs que dans ces faits de pouvoir : il ne faut donc plus compter sur le droit pour contenir le pouvoir, puisque c'est lui qui contient entièrement le droit, dans la représentation qu'en donne la théorie réaliste : le droit n'a plus d'autonomie propre : il n'a pas d'existence, pas de teneur, pas de substance, pas de signification, pas de portée autres que celles que lui assigne le pouvoir de fait.

Et la science du droit vue par la théorie réaliste ratifie rationnellement cette réalité comme la seule vérité possible du droit. En effet, son épistémologie postule l'existence d'une césure absolue entre les faits et leur connaissance : il y a d'un côté les faits, radicalement autonomes dans leur être par rapport à la connaissance que l'on peut en avoir ; et il y a d'un autre cette connaissance des faits qui entend en être la pure et simple description. Or non seulement cette connaissance s'abstient de toute appréciation axiologique sur ces faits mais encore elle refuse toute appréciation rationnelle de l'activité juridique en général et herméneutique en particulier, qui permettrait de les caractériser en leur possible autonomie. Il en résulte que l'objet, dans ce qu'il prétend être, s'impose entièrement à la connaissance, dès lors que celle-ci, selon la théorie, n'aurait pas d'action et ne devrait pas en avoir relativement à la constitution de son objet ou à son identification. Le droit est ainsi livré en quelque sorte à lui-même, et plus exactement à ceux qui le disent ou prétendent le dire, au motif qu'ils ont le pouvoir d'en fixer une des conditions d'existence, l'effectivité. Mais, dans son positivisme radical, la théorie réaliste se contente de cette condition : elle la considère comme tellement déterminante qu'elle en fait la condition exclusive du droit, dans laquelle se dissout complètement l'autre condition tirée de la régularité formelle et substantielle des actes considérés au regard d'un ordre donné. En cela, l'y encourage également le normativisme kelsénien, à cette différence près, fort importante, que, selon ce dernier, la condition de l'effectivité ne s'applique qu'à l'ordre juridique global auquel s'impute la norme considérée, tandis que celle-ci ne peut évidemment pas, selon le normativisme kelsénien, se dispenser, pour être du droit, de respecter les règles imposées par les normes supérieures.

Ainsi, la théorie réaliste est certainement, par ailleurs, un produit dérivé du normativisme kelsénien, en cela qu'elle réduit le droit à un ensemble de normes et, comme lui, conçoit la norme au regard de son seul effet prescriptif, autrement dit sans égard à ses contenus et à ses fins et donc à son sens. Mais, en outre, et à la différence du normativisme kelsénien, la théorie réaliste expulse du monde du droit, tel qu'elle le conçoit, la loi de la raison ou de la logique normative qui enchaîne les normes les unes aux autres, condamnant ainsi par avance toute possibilité de voir se former un ordre normatif, alors cependant que c'est seulement ce dernier qui peut faire apparaître chaque norme en fixant ses conditions formelles d'émission et de validité. Et, dans ces conditions, c'est encore l'interprète seul qui a le pouvoir de dire le droit, comme il l'entend.

On observe donc que, dans chacun de ces trois courants intellectuels qui inspirent la théorie réaliste, celle-ci n'en recueille toujours que la même et seule idée commune, fort simple fort efficace, mais extraordinairement réductrice : le droit serait exclusivement un pouvoir, pouvoir de volonté, pouvoir de fait, pouvoir prescriptif ou contraignant ; et cette donnée, qui n'est par elle-même pas niable, épuiserait sa nature, ce qui est niable, alors que chacun de ces trois courants complètent évidemment cette donnée pour tenter d'identifier le droit autrement.

b) Or si l'on cherche maintenant à analyser les fondements de ces points communs dont la théorie réaliste fait son socle propre, en évacuant tout ce qui n'est pas commun à ces trois mouvements et n'est propre qu'à chacun d'eux, il semble que l'on doive les trouver dans une vision commune à tous ces fondements des rapports qu'entretiennent, selon eux, la liberté et la nécessité, la volonté et la connaissance, la valeur et l'être, le savoir et ses objets, le droit et le fait, le devoir-être et l'être... Or la théorie réaliste, plus encore que toutes les autres, pense chacune de ces entités de manière absolue ; et, conséquemment, elle appréhende chacun de ces couples de manière dichotomique, comme le font la plupart les philosophies de la modernité, mais, le plus souvent, avec moins de systématicité ou de radicalité.

Le plus petit commun dénominateur fondamental de ces diverses représentations du droit paraît se trouver dans l'axiome de Hume, qui résume certainement la quintessence des convictions qui ont alimenté toutes les conceptions modernes du droit : axiome selon lequel le fait ne produit pas du droit, ou selon lequel les lois du droit ne peuvent pas se déduire des lois de la nature, en quelque sens qu'il faille entendre exactement le mot `nature', et qui les sépare donc essentiellement les unes des autres ; axiome que l'on peut énoncer autrement en disant qu'aucun discours prescriptif ne saurait dériver d'un discours descriptif relatif à l'être des choses - ou relatif à lui-même d'ailleurs.

Il semble aussi que la théorie réaliste vienne assumer tout ce qui, dans cette formule, pouvait laisser présager le destin quelque peu faustien qu'elle promettait au droit en coupant à ce point le devoir-être de l'être, auquel il prétend cependant s'imposer, alors qu'il en fait néanmoins partie, nécessairement...

En effet, en imputant le droit à la seule volonté et au seul pouvoir des hommes, pour le placer enfin dans l'orbe séparé de la liberté originaire et inconditionnelle, comme le veut la modernité, celle-ci cherchait à le faire échapper aux déterminismes ou aux pesanteurs de l'être. Mieux encore : elle voulait permettre à l'homme, et à son droit, de s'imposer comme devoir-être à l'être même des choses, de la société et de la condition des hommes ; délivré et vainqueur de ces fatalités et de ces poids de toutes sortes, qui sont ceux du temps, de la culture, des préjugés, de la religion, de l'histoire, de ses lois, de ses nécessités comme de ses hasards, de ses malheurs et de ses obscurités, le droit pourrait enfin libérer la liberté de toutes les entraves séculaires, accumulées dans les institutions sociales, dans leurs coutumes ou leurs traditions, soutenues par toutes sortes de métaphysiques aliénantes, afin de le faire triompher pour toujours de toutes ses ontologies postulées qui travaillent à l'étouffement de la liberté et à la régression de l'humanité : pour tout cela, il fallait, a proclamé la modernité, confier entièrement le droit au pouvoir de la liberté et de la volonté libre des hommes. C'est ainsi qu'enfin le devoir-être du droit pourra s'imposer à l'être des choses ou à leur force, qui n'est pas invincible, contrairement à ce que laissaient accroire les conceptions anciennes du droit.

Mais, à force de laisser ainsi le droit à l'emprise du seul pouvoir de la liberté, et à chercher la preuve de l'existence du droit moderne dans sa capacité effective de s'imposer à l'être des choses, au lieu qu'il en subisse le poids, il est advenu que le droit a commencé à se comprendre puis à se caractériser comme le pouvoir effectif d'agir sur les choses et sur les êtres : le critère du droit, tiré du caractère effectif de sa sanction, a fini par être pris pour son essence même - un peu comme si à force de dire que le rire est le propre de l'homme on se prenait à définir l'essence de l'homme en disant que c'est un être essentiellement rieur ou riant... Et cette première dérive épistémologique relative à la définition du droit et donc à sa conception - dérive par rapport à l'intention qui pouvait expliquer une telle conception et sans doute par rapport à ce qu'est le droit essentiellement - sera lourde de conséquences en doctrine ou en théorie, en pratique ou en histoire.

C'est donc dans ce contexte plus direct, d'inspiration volontariste positiviste, que la théorie réaliste a développé ses racines. Mais pétrie de systématicité et ne reconnaissant pas vraiment la spécificité de ses objets, elle a poussé ses implications jusqu'au point extrême à partir duquel le sens de la séparation entre l'être et le devoir-être s'est complètement retourné : au lieu que cette distinction entre l'être et le devoir-être soit le moyen de comprendre, de vouloir et de justifier que le droit puisse s'imposer à l'être, préoccupations volontaristes que le positivisme en général ratifiait, le positivisme de la théorie réaliste, en négligeant le sens originaire de cette dualité, finit paradoxalement par soumettre entièrement le devoir-être du droit à l'être des faits, les faits imposés par la volonté, le pouvoir et la force, quels qu'ils soient.

Cette théorie est tellement imbue de la question du pouvoir, de la factualité, de l'effectivité, qu'elle y a enfermé tout le droit et a fini par l'y réduire. Plus encore, par l'effet d'une subversion radicale, elle a vidé le droit de sa normativité propre pour transférer la normativité vers d'autres ordres de normativités où elle achève de se dépouiller de son identité spécifique: les normativités des faits ou du pouvoir, désignées de façon hautement significative comme des « contraintes », tout en les caractérisant comme étant « matérielles », alors même qu'elles « résultent du système juridique ». Et, au lieu de reconnaître que le droit pourrait prétendre, par vocation essentielle, subordonner le pouvoir politique ou le pouvoir des plus puissants à des fins qui seraient autres que leur propre gonflement ou l'accroissement constant de leurs avantages, la théorie dit que, en droit, ces fins sont juridiquement admissibles même lorsque le droit qu'ils prétendent appliquer dit exactement le contraire ; et la théorie est tellement positiviste et s'est tellement donnée au fait, qu'elle est subjuguée par la force de ces données factuelles et qu'elle consacre toute son énergie à théoriser juridiquement le fait que serait encore du droit la violation même du droit. C'est en cela qu'elle peut être présentée comme une théorie du non-droit. Mais cela ne signifie pas simplement qu'elle se préoccuperait d'autre chose que du droit, comme peuvent parfaitement le faire la science politique, la sociologie, la psychologie, par exemple, sans nullement nier le droit : cela signifie que là où elle était censée, en tant que théorie du droit, montrer le droit à l'oeuvre, elle rend compte de la façon dont sa violation est à l'oeuvre, et fait de cette méconnaissance même, une manifestation du droit, comme le ferait une théorie de l'anti-droit.

Ainsi, le pouvoir, qui devait être l'instrument de la volonté libre, et qui le reste à certains égards, comme le montre bien la théorie réaliste, se voit, par celle-ci, abandonné à lui-même, comme on l'observe non pas seulement dans les implications les plus extrêmes de la théorie, mais au jour le jour, dans la mise en oeuvre la plus courante du droit telle qu'elle s'opérerait selon la théorie réaliste, c'est-à-dire à chaque interprétation. Et, dans l'exercice de ses facultés propres, exceptionnelles comme ordinaires, le pouvoir, selon la théorie, peut en droit se vouer entièrement à sa propre cause, qui consiste à se justifier de lui-même, par lui-même et pour lui-même. Cela lui permet de consacrer tous ses soins au renforcement de sa propre loi, qui est de s'amplifier sans cesse, et d'en trouver librement les moyens, pour bientôt cesser d'obéir au droit qui devait être son maître et pour enfin le dire lui-même à sa place. Et tout cela au point de faire de cette déréliction générale le critère même de la juridicité. C'est en cela que la théorie réaliste accomplit a sa façon le destin très faustien de la modernité juridique : l'instrument semble avoir pris la place de l'instrumentiste, pour exécuter lui-même sa propre partition, mais sans solfège, sans mesure ni sans règle, sans composition ni contrepoint. Et c'est ainsi que là où le devoir-être du droit entendait s'imposer à l'être, c'est à nouveau celui-ci qui renverse l'ordre des prévalences et fond en lui-même le droit, le confond avec ce que l'être comporte de plus contraignant, de plus brutal, le pouvoir.

2°) En théorisant toutes ces données, la théorie réaliste ne récuse pas seulement l'autonomie du droit par rapport au pouvoir : elle se récuse comme connaissance du droit, car non seulement elle n'a plus d' objet propre , mais elle ne peut même plus être connaissance de cet objet : l'un et l'autre, la connaissance et l'objet, tendent à perdre tout contact réciproque, alors que c'est bien ce contact qui les engendre et les préserve dans leur identité propre et relative.

a) Certes, la théorie réaliste de l'interprétation ne présente pas, par elle-même, d'effet normatif sur la réalité du droit qu'elle entend saisir, pas plus que quelque théorie que ce soit, en principe : comme toutes les théories, elle tend à rendre compte de la réalité - et cette théorie s'y efforce certainement plus que toutes les autres, dans la mesure même où elle se dit `réaliste'. L'emploi de cet adjectif est donc une façon de signifier que la production du droit ne s'opère pas comme on le pensait jusque-là, mais, en réalité , d'une façon tout différente, que révèle le `réalisme' de la théorie.

Mais le réalisme de la théorie semble aussi reposer sur le consentement de sa part, non énoncé comme tel, mais bien présent, à considérer comme du droit tout ce qui peut être son contraire. On veut bien que la science ne veuille pas prendre parti politiquement, idéologiquement, axiologiquement. Mais la science devrait encore pouvoir déterminer ses propres objets. Or si elle peut encore déterminer ses propres objets, elle est bien obligée de prendre parti au moins sur le point de savoir, au regard du champ de ses observations, si tel objet particulier en fait ou non partie. Et cette science, lorsqu'il s'agit de la science du droit, est tenue de qualifier cet objet comme relevant du droit ou n'en relevant pas. Elle devrait donc, sur un plan strictement épistémologique, se prononcer sur le point de savoir si les objets qui se disent être du droit sont bien du droit. Mais sa façon de comprendre le positivisme l'en empêche.

Plus encore, et ici les considérations épistémologiques apparaissent tout à fait spécifiques au droit, la notion même de droit implique des règles ; et elle implique aussi nécessairement la possibilité de les transgresser - sinon ce ne serait plus des règles de droit, mais des lois de la nature. La transgression fait donc partie des objets nécessaires du droit comme science, à condition qu'il sache scientifiquement la qualifier comme telle. Car cela s'avère nécessaire à l'identification même du droit comme tel. La science du droit doit donc bien identifier la transgression et la reconnaître comme telle ; et il lui faut, pour rester une science capable de déterminer son propre objet, appeler par son nom cette transgression et la différencier de son contraire.

Or, la notion de violation du droit est absente de la théorie réaliste de l'interprétation : elle n'y a pas sa place puisque, par hypothèse, l'interprète ne peut jamais violer la moindre règle, dès lors qu'aucune règle ne s'impose à lui, tandis que celle qu'il aurait pu poser ne reçoit pas en pratique d'application : la violation du droit n'est pas concevable par la théorie réaliste qui nous explique qu'il ne peut pas y avoir d'interprétation contra legem : pour elle, ce concept n'existe pas ou ne devrait pas exister au regard de sa logique. Dans ces conditions, en effet, il est clair que tout peut être du droit, même ce qui n'en est pas. Et la question ne se pose pas et ne peut pas se poser, pour elle, de faire le départ entre les deux sortes d'objets. La non-pertinence de la question à ses yeux tient évidemment au critère de la juridicité qu'elle s'est donnée, avec le positivisme juridique, et donc elle a fait l'essence exclusive: l'effectivité. Pour être du droit, selon cette façon de penser, il suffit que tout pouvoir, même violant le droit, s'impose effectivement. Dans ces conditions, pour la théorie, le droit est en réalité du fait et le fait du droit, qu'elle l'admette explicitement ou non.

En tout cas, c'est là son effet et c'est là la vérité qu'elle porte en elle relativement à ce qu'est le droit - ou de ce que serait le droit : le droit se reconnaît à ce qu'il dit lui lui-même qu'il est, quelle que soit l'entité qui le dise et les conditions dans lesquelles elle le dise - pourvu qu'elle triomphe en fait, de sorte que la normativité de sa propre énonciation selon laquelle il est du droit, se voit intégralement admise et reprise par la théorie réaliste : en ce sens, à ne pas être critique du droit qui se prétend tel pour la seule raison qu'il triomphe en fait, parce qu'elle a refusé tous les titres et toutes les instances qui le lui auraient permis, la théorie réaliste finit, en un certain sens, par être elle-même aussi normative que le droit qu'elle décrit , dans la mesure même où elle énonce qu'est vraiment du droit ce que disent être du droit des locuteurs dont elle n'examine ni les titres ni les raisons.

En effet, pour trancher le point de savoir si ce qui se dit, en fait, être du droit est bien du droit, elle a, avec une certaine conception de la `science du droit' qui trouve ses fondements dans le même courant strictement positiviste, renoncé au titre que la `doctrine juridique' pouvait avoir de se prononcer en droit sur le droit : la science du droit ne se prononce que sur des faits et elle doit se borner à les décrire et s'abstenir absolument de constituer l'objet, c'est-à-dire de porter à leur propos le moindre jugement, non pas seulement de valeur, mais aussi de réalité, puisqu'elle renonce à qualifier elle-même son objet. Et d'ailleurs, pour porter un jugement, il lui faudrait se donner un étalon - une norme en un certain sens du mot - par rapport auquel elle pourrait se prononcer sur la conformité de l'objet à cette référence et qui devrait jouir d'une objectivité distincte de ce qu'elle étudie, mais qui ne devrait pas lui être étrangère, puisqu'il s'agirait de décider elle-même si cet objet relève de son champ à elle. Mais, quand il s'agit de droit, cette science du droit ne va jamais chercher cet objet en dehors de ce qui se dit droit, et qui selon elle l'est nécessairement par le seul fait de l'effectivité. On ne voit pas qu'elle puisse se représenter un autre droit que celui qui s'affirme en fait comme tel.

Mais, la théorie réaliste va, là encore, bien plus loin : elle ne se contente pas de nier seulement la possibilité, pour elle, de se donner un étalon qui serait distinct du droit qu'elle saisit et qu'elle admet tel qu'il se dit : non seulement elle considère que le seul étalon de la réalité juridique est celui qu'imposent les entités qui disent le droit efficacement, mais encore elle refuse de mettre en oeuvre le moyen grâce auquel elle pourrait émettre un jugement sur la conformité en question, moyen de mesure ou d'identification qui ne peut être que la raison . Elle récuse la validité de cette instance et donc ne l'interroge pas pour décider elle-même de ce qui serait le droit. Elle pense même que la référence à cette instance ne s'impose pas à ceux qui disent se prononcer en droit.

Plus exactement, elle n'interroge la raison que pour trouver des raisons susceptibles de justifier qu'elle renonce à trancher elle-même la question de ce qu'est le droit, et pour y trouver de quoi de s'en contenter : la raison se replie ainsi dans son ordre, qui n'est plus celui du droit ; la raison est devenue purement scientifique en cela qu'elle ne s'occupe que d'elle-même. C'est en quoi, cette théorie, qui n'est plus une théorie du droit, n'est plus qu'une théorie d'elle-même, tout occupée à se justifier de ses renoncements, dès lors qu'elle ne décide même plus, par le fait même, de déterminer elle-même son propre objet : il lui est dicté et elle l'accepte ; et elle se le laisse donc imposer par celui-ci, par ce qu'il dit être lui-même, alors qu'il pourrait être tout autre chose que ce qu'elle se laisse ainsi conter...

b) Mais, à l'inverse , si l'on pousse la logique de cette théorie jusqu'à ses extrémités - ce que l'on peut bien faire avec elle puisqu'elle en fait autant avec celles dont elle s'inspire -, il n'apparaît même plus assuré qu'elle soit juridiquement fondée, au regard de sa propre épistémologie, à dire par exemple que l'affirmation des juges selon laquelle la prise de pouvoir par le général est conforme au droit soit bien l'expression même du droit.

En effet, la théorie réaliste coupe radicalement le droit de la raison et de la connaissance : il coupe d'abord le droit de sa propre connaissance et de sa propre raison et le cantonne dans le seul ordre de la volonté, de la liberté et du pouvoir; mais aussi, dans le même mouvement, elle dissocie l'ordre dans lequel se tiennent la connaissance et la raison en général, d'une part, de l'ordre où résident la décision ou le pouvoir, d'autre part : ce sont désormais deux mondes étanches l'un à l'autre, autant pour ce qui touche à la production du droit que pour ce qui intéresse la discussion rationnelle en droit.

Dans ces conditions, pour dire ce qui est de droit, il ne suffit pas - et il ne sert même à rien - d'être un juriste compétent, ni même un juge compétent : il faut être habilité normativement, c'est-à-dire par soi-même. Dès lors en effet que la connaissance n'a ni valeur ni portée pour la production du droit, on ne voit pas qu'elle puisse en avoir pour la reconnaissance en droit de ce qui est du droit, ni que la reconnaissance en fait de ce qui est du droit puisse avoir la moindre portée ou valeur juridique. Quand un auteur de la science du droit vue par la théorie réaliste reconnaît un énoncé comme étant du droit, ce n'est qu'une affirmation qui relève bien de l'ordre factuel de la connaissance, mais qui n'a aucune valeur juridique ou normative ; puisque le juridique et le normatif sont réduits l'un à l'autre et sont deux mots désignant en réalité la même chose, comme le pense - avec le normativisme - la théorie réaliste, on ne peut pas, lorsque l'on a pas de pouvoir normatif, se prononcer en droit sur ce qu'est le droit : ce que l'on dit être du droit n'est donc pas juridiquement valable .

Car, en toute hypothèse, selon la théorie en question, le droit ne se connaît ni se reconnaît : il se décide, se prescrit et s'impose . Et, pour cela, il faut et il suffit d'y être habilité par une norme de l'ordre juridique effectif et en être l'interprète de dernier ressort et efficace. Or M. Troper n'a reçu, lui non plus, pas plus qu'aucun membre de la doctrine, aucune habilitation de cette nature. C'est pourquoi sa théorie même devrait lui interdire en droit de reconnaître que serait du droit l'énonciation des juges selon laquelle telle action était conforme au droit : de quel droit pourrait-il s'autoriser pour dire que cet énoncé est du droit lorsque les juges eux-mêmes n'ont pas, en droit, à reconnaître en raison que ce que dit le législateur ou le constituant est du droit ? Ainsi, son jugement sur l'acte juridictionnel n'est qu'un jugement rationnel, inspiré par sa propre théorie, donc un jugement de fait, dépourvu de toute valeur en droit, puisque selon lui, comme selon la philosophie générale qui l'inspire, le droit ne serait fait que des normes comme expression d'un pouvoir de prescription : si le droit est un pouvoir de prescription et si l'auteur n'a pas de pouvoir de prescription, alors il n'a pas le droit de parler en droit : il parle d'une autre planète, au demeurant dépourvue d'intérêt pour le droit lui-même.

Mais tandis que cette philosophie générale tenait encore la raison comme un élément même de l'ontologie du droit, celle qui sous-tend la théorie réaliste évacue la raison de cette ontologie, pour réduire le droit au pouvoir pur, à la volonté et la liberté que manifestent la décision et son effet prescriptif - pourvu qu'il ait effectivement cette portée dans la réalité des faits: l'auteur de la science juridique qu'il est, telle qu'il la conçoit, ne peut que se borner à décrire, c'est-à-dire à répéter ce qu'ont dit les juges ou des gens qui se disent et s'imposent comme tels, mais ne peut pas faire autre chose que cela : il ne peut pas se prononcer juridiquement, car il n'a pas de pouvoir normatif de décision, qui est la seule condition, selon ses vues, pour pouvoir parler du droit en droit ; et la reconnaissance à laquelle il peut procéder en fait n'a aucune valeur juridique au regard d'un droit qui ne connaît pas la connaissance, mais seulement la volonté efficace. Le recours au raisonnement que contient toutefois son discours consiste simplement à expliquer pourquoi ce raisonnement n'a aucune part juridique dans l'élaboration du droit et pourquoi l'auteur de ce discours n'a lui-même plus de titre à dire qu'un énoncé est du droit, précisément car il a abattu la passerelle qui jusqu'alors unissait par la raison les deux ordres du droit et de la connaissance juridique et les faisaient tenir dans le même monde de la pensée et dans la même et commune ontologie de l'être.

Et le cas de cet auteur - mais comment appeler `auteurs', ceux qui n'ont plus aucune autorité en droit, mais pas moins que les `auteurs' des énoncés non normatifs appelés à devenir des normes par la seule interprétation des vrais auteurs désormais - n'est évidemment pas particulier, car l'implication que comporte à son égard sa propre théorie vaut naturellement pour tous, a fortiori s'ils ne sont même pas juristes, mais simples sujets de droits. Car si le droit ne peut que se dire et non se connaître ni se reconnaître comme étant du droit, seuls ceux qui sont habilités à le dire sans même avoir à le connaître ou le reconnaître, ont voix au chapitre du droit : dès lors que le droit n'est qu'une question de volonté habilitée en fait, et donc de liberté - liberté du pouvoir cette fois -, personne, en dehors de ceux qui s'estiment habilités à dire le droit, ne peut dire ce qu'est le droit (sauf évidemment si l'on admet que chacun, étant maître de l'interprétation de sa propre habilitation, se considère comme investi de cette compétence, ce que rien, en droit, selon cette théorie, ne peut empêcher, puisqu'il n'y a pas de norme avant toute interprétation authentique, même pas celle qui désigne les autorités habilitées...). Cela implique que les destinataires des règles de droit ou des décisions juridiques, les simples sujets de droits et d'obligations n'ont, eux non plus, pas de titre juridique à reconnaître que ces règles et décisions sont du bien droit: s'ils n'ont plus de langage commun avec les autorités normatives, ils ne peuvent pas reconnaître comme des normes juridiques ce qu'ils n'ont pas eux-mêmes édicté comme des normes juridiques ; ils ne peuvent donc même pas accéder par eux-mêmes au commerce juridique ; et le droit ne peut plus s'appliquer par le seul effet de ses énonciations, alors que, selon une autre façon de concevoir le droit, elles devraient pouvoir se suffire à elles-mêmes pour que chacun puisse reconnaître que c'est bien là du droit et que ce sont bien là ses obligations.

La libre énonciation de ce qu'est le droit étant, selon cette théorie, monopolisée par les autorités habilitées à le dire, celles-ci ne peuvent plus, pour en obtenir l'application par les sujets, se contenter de le dire en proclamant que ce sont bien des énoncés juridiques : ce ne sont que des énoncés ; il faut donc les interpréter ; mais il faut être habilité pour cela ; or les sujets de droits ne le sont pas... La seule façon qui reste aux autorités pour signifier que ce sont bien des normes est donc de les imposer purement et simplement à leurs destinataires, mais non pas comme devraient s'imposer des règles de droit, qui s'adressent à la conscience juridique des sujets, mais de les imposer comme des faits contraignants. Ainsi, les autorités ne s'adresseront pas à leur raison juridique, car celle-ci ne fait pas partie du droit, tandis que ces destinataires n'ont pas à comprendre le droit, qui d'ailleurs n'a pas à se comprendre. Elles s'adresseront donc à leur raison pratique, affective, culturelle, psychologique...

La signification du droit passera alors par toutes sortes de moyens appropriés à cette donnée : elle utilisera tous les langages autres que juridiques, comme la publicité, le tapage médiatique, l'invocation du politiquement correct, et de toutes les autres normativités factuelles, économiques, affectives, éthiques, politiques, culturelles... Et elles recourront, en cas de besoin, à la contrainte. Mais celle-ci ne doit pas se confondre avec l'obligation : l'obligation s'adresse à la raison, tandis que la contrainte, même si elle ne va pas jusqu'à la coercition, relève simplement du fait, comme la contrainte morale, la contrainte psychologique, la contrainte économique, la contrainte politique... Quant à la coercition, même lorsqu'elle est utilisée régulièrement, elle emporte par elle-même extinction du droit, sa résolution dans le fait pur et simple. Elle n'est d'ailleurs même plus un énoncé, mais un acte physique, qui n'est plus, effectivement, que du fait brut. Et avec ce type de contrainte, le sujet de droit devient un simple objet mû de l'extérieur par une action qui le contraint ou qui agit à sa place, mais qui a forcément raison, puisque la raison n'est plus une question pertinente ou une instance valide pour discuter ce qui est de droit ou non. Ainsi, la coercition, qui est en réalité l'échec du droit comme obligation, se voit transformé en mode d'expression par excellence du droit : sa quintessence même. Mais comme chacun peut librement s'estimer habilité à dire quel est le droit, puisqu'il n'y a pas de norme avant la libre interprétation d'un énoncé habilitant, qui, en toute hypothèse, n'a aucune importance juridique, chacun peut librement devenir autorité et dire librement quel est son droit.

Il n'est donc guère possible à la raison juridique d'aller plus loin dans l'organisation du renoncement à elle-même. Rarement théorie du droit, en effet, s'est interdite à ce point de discuter la question de savoir ce qu'est le droit, pour la renvoyer au seul pouvoir auto-habilité. Rarement théorie du droit a laissé le pouvoir aussi juridiquement libre de dire et de faire en droit ce qu'il veut, avec l'aval de ceux qui savent le droit, car même cette « théorie des contraintes juridiques » ne constitue évidemment pas une garantie, mais une simple tentative d'explication selon laquelle, en fait, les titulaires du pouvoir ne procèdent pas toujours de façon complètement arbitraire. Cela est factuellement heureux, jusqu'à ce que l'on observe que leur raison peut, en droit, être tout entière ordonnée à la satisfaction de leurs intérêts ; mais cela ne sert juridiquement ni pratiquement à rien, puisque tel général, on vient de le voir, peut tout de même, avec la caution de cette théorie, accomplir un coup de force qui n'en est plus un, grâce à la complicité des juges, parfaitement innocente selon la théorie, dès lors qu'ils peuvent quant à eux légalement violer la Constitution. Rarement théorie du droit ne l'a fait périr à ce point dans le fait pur et simple, sans même exclure de ses procédés les faits les plus anti-juridiques qui soient, comme la violence.

Ainsi, la cohérence propre de la théorie réaliste se trouve là : dans un premier mouvement, la théorie, sous prétexte d'analyser le mode d'édiction de la norme, s'applique à récuser les conditions de la formation du droit, puisque les normes ne parviennent pas à se lier entre elles ; puis, emporté dans sa seconde lancée, elle reconnaît que toute violation du droit - si jamais il avait pu se former - est tout de même du droit, parce qu'elle ne le reconnaît plus à ses fins et à son contenu, mais seulement à ses procédés, et ceux-ci à leur seule effectivité. Puis, à supposer encore que le droit puisse tout de même subsister dans un tel contexte délétère, la théorie se pose d'une façon telle que les acteurs du droit n'ont en droit ni à le connaître ni à le reconnaître, car le droit se dit et s'impose en fait , mais n'a pas à se discuter, à s'apprécier ni à s'accepter au regard de quelque raison juridique que ce soit. C'est à peine d'ailleurs si ses sujets peuvent encore être considérés comme des `sujets' `de droits', puisqu'un sujet est aussi le sujet de son verbe, de son action et le maître de son raisonnement, et qu'ils n'ont aucun moyen juridique d'identifier le droit et donc de se comporter comme tels, pas plus au fond que les auteurs de la connaissance du droit qui doivent s'en tenir à reconnaître comme du droit ce que certains disent qu'il est, ce qui justifie, en fermant le cercle, le premier mouvement...

Pour sortir de ce cercle, il faut examiner les raisons fondamentales qui ont conduit à le former. Ces raisons ne sont pas du tout propres à la théorie réaliste. Mais elle y a adhéré plus que les autres, avec plus de conviction et d'implication. De sorte qu'elle est plutôt moins en mesure que les autres théories qui reprennent ces causes à leur compte ou qui les produisent, de répondre à la question de savoir, en fin de compte, ce que serait le droit.

B. L'INCAPACITÉ DES FONDEMENTS DE LA THÉORIE RÉALISTE À RÉSOUDRE LA QUESTION DU DROIT.

On doit ici se concentrer sur le plus petit commun dénominateur des conceptions de la modernité juridique, à savoir l'axiome de Hume, dont la théorie réaliste est l'un des plus purs produits, mais dont la critique permettrait de fonder une théorie de l'interprétation assez différente, mais semble-t-il plus vraisemblable que celle que propose la théorie réaliste.

1°) L'axiome de Hume, déjà mentionné, postule donc, si l'on en tire les implications, l'existence une dichotomie radicale entre l'ordre du devoir-être et l'ordre de l'être. Or cet axiome apparaît extraordinairement paradoxal en ce que c'est sa vérité même qui démontre sa fausseté.

a) Sans doute les lois du droit ne peuvent pas se déduire des lois de la nature, quel que soit le sens dans lequel on doit entendre le mot `nature' : les unes et les autres peuvent bien porter le même nom de `lois', mais elles ne sont nullement de même nature - si l'on peut reprendre le même mot `nature' qui implique déjà cette idée selon laquelle le droit a lui aussi une `nature'.

Car les lois du droit, pour être, doivent être posées ou admises , et donc être posées ou admises par une ou des volontés, nécessairement libres, s'adressant à d'autres volontés libres, tandis que les lois de la nature existent et obligent en un certain sens du mot, sans avoir à être posées ou acceptées : elles font partie de l'être des choses, et elles contraignent à ce titre comme des nécessités, auxquelles on ne peut rien, sauf à opposer entre elles diverses nécessités naturelles pour les neutraliser ou les exploiter : les lois de la gravitation peuvent être détournées ou exploitées par celles de l'aérodynamique, qui expliquent que les avions, malgré leur poids, ne tombent pas mais volent. Or les lois juridiques ne sont pas nécessaires en ce sens qu'il faut qu'elles soient décidées ou acceptées pour comporter quelque effet. C'est même précisément parce qu'elles n'énoncent pas des nécessités, au sens naturel du terme, qu'il leur faut, pour pouvoir agir, être posées par un acte de volonté capable de s'imposer ou obtenir le consentement de ceux auxquels elles s'adressent qui dispensera, au moins en partie, de recourir à l'imposition d'une volonté extérieure à la leur. Et il y a bien, à cet égard, une rupture entre les deux sortes de lois, en cela qu'une loi scientifique qui décrit une nécessité de la nature n'a jamais pu engendrer une règle de droit, pas plus qu'un fait ne peut, par lui-même, produire du droit. On comprend donc que l'axiome de Hume dit vrai.

Mais il faut approfondir sa vérité. Compte tenu de ce que les lois de nature formulent des nécessités qui s'imposent d'elles-mêmes, sans avoir à être posées par une volonté, il n'y a pas de place pour les lois du droit là où il y a nécessité. Et ces lois du droit ne peuvent intervenir, précisément, que là où il n'y a pas de nécessité, mais une liberté. Car, s'il y avait une nécessité, leur intervention n'aurait aucun objet, ni aucune raison d'être : le ministre de l'agriculture ne prescrit pas aux abeilles de quitter la ruche, dès le lever du soleil et jusqu'à la tombée de la nuit, pour aller recueillir le pollen des fleurs : le droit ne prescrit pas ce qui est nécessaire, car ce serait vain ; il ne peut pas prescrire non plus ce qui serait impossible, car il ne serait pas obéi ; de même, il ne peut pas prescrire ce qui serait absurde, car il perdrait, en plus de son sens, tout crédit : il ne prescrit pas que le soleil se lève à l'heure - car il se lèvera de toute façon à l'heure; et il ne prescrit pas qu'il se couche plus tard que prévu - car il n'en fera rien. Il ne décide pas non plus que la pauvreté sera abolie le 1 er avril prochain. Cependant, il peut augmenter le SMIC, car l'être des choses n'est pas seulement celui de la nature, mais celui que la culture, la conscience, le savoir, le savoir-faire et le pouvoir que nous avons sur les choses révèlent ou constituent selon ce qu'ils sont et selon ce qu'ils font de l'être-là. Et ne pouvant abolir la pauvreté, le droit n'interdira pas non plus d'être pauvre, ni de tomber malade, ni d'avoir un accident, car il ne peut se permettre d'être absurde. On voit donc bien que les lois du droit ne peuvent pas se déduire, ni de la nature, entendue en ce sens physique, ni de l'être entendu en ce sens plus général encore que l'on vient d'évoquer : l'axiome de Hume dit donc vrai, mais en disant vrai, il dit faux.

En effet, si le droit ne peut intervenir que là où il y a liberté, et s'il n'a pas de raison de prescrire ce que l'être impose déjà dans sa nécessité ou s'il n'a pas le pouvoir d'imposer en droit ce dont l'être des choses établit l'impossibilité , s'il n'a pas intérêt à imposer l'absurdité , c'est que le droit subit lui aussi les lois de l'être : l'être des choses lui impose des conditions et des limites quant à son action : la condition est que l'objet de la loi juridique doit s'inscrire dans les lieux de l'être où la liberté peut s'exercer, car la nécessité n'y règne pas, tandis que ses limites tiennent à cela que, dans ces lieux, il ne peut pas imposer ce qui resterait nécessaire, s'avérerait en fait impossible ou se révèlerait absurde. Et il n'est pas exclu non plus que le droit subisse les lois de l'être non pas seulement quant à son action, mais quant au principe même de son existence, quant à son être même. Car c'est bien l'être même qui non seulement admet le droit, mais encore le rend nécessaire en son principe si l'on voit que sa nécessité découle précisément de la liberté qui, pour être elle-même et ne pas se détruire, a besoin de règles juridiques. Et, si c'est cela, si l'être des choses s'impose ainsi au droit et impose même l`existence du droit, c'est que l'on peut bien déduire, de l'être des choses, diverses règles qui gouvernent le droit, de sorte qu'en définitive l'axiome de Hume est faux.

Et sa fausseté ressort déjà de la formulation même de sa vérité, car si aucune règle de droit ne peut se déduire de la nature, cela tient bien à ce que la nature impose au droit de ne pas aller chercher ses règles dans celles qui régissent la nature. Mais sa fausseté se vérifie aussi quant à son fond ou quant à sa substance et pas seulement dans sa formulation puisqu'à la mettre en lumière en toute sa vérité, on en atteint facilement les limites, qui le condamnent, au moins en partie : à la vérité, il est plus inexact qu'intrinsèquement faux. En tout cas, il n'est certainement pas apte à fournir le fondement d'une conception du droit qui permettrait de le saisir dans sa réalité et d'en rendre compte en vérité.

Le paradoxe s'explique aisément, à condition d'inventorier les diverses modalités d'être et d'interroger davantage le fond de l'une d'entre elles, qui n'est autre que le droit : le paradoxe résulte donc du fait que les deux termes de l'opposition entre le droit comme devoir-être et l'être en général ne sont nullement homothétiques ni commensurables l'une avec l'autre : le droit en effet est contenu dans l'être, il en est un élément même, avec beaucoup d'autres sortes de modalités d'être (l'être actuel, l'être passé, l'être futur, l'être-là, l'être-ailleurs, l'être matériel, l'être conceptuel, l'être possible, l'être imaginaire, l'être virtuel, l'être déontique...), de sorte que la séparation dichotomique et l'opposition qui prétendument en dériverait n'ont guère de sens : un élément d'un tout ne peut pas s'opposer totalement au tout : il s'en distingue, mais il en relève - comme le tiroir de la commode. Dans ces conditions, si un élément de l'ensemble peut bien et doit bien présenter une spécificité par rapport au tout, spécificité qui justifie qu'il en soit un élément identifiable comme tel, il n'empêche qu'il y appartient bien et qu'il présente donc, par cette appartenance même et dans une mesure variable, certains des traits caractérisant le tout. Surtout, il n'a d'existence et de sens que par rapport au tout dont il suit également certaines des lois, pour ce qui le concerne. On peut donc bien dire que les lois de l'élément, en tant qu'il est spécifique, ne sont pas celles du tout, en tant qu'il est tout, et réciproquement : les lois de l'élément, en tant qu'il est spécifique, ne se décalquent pas sur les lois du tout (c'est la vérité de l'axiome) (on peut déplacer le tiroir sans déplacer la commode : il suffit de l'ouvrir) ; mais on ne peut pas dire pour autant que l'élément, en tant qu'il fait partie du tout, échappe aux lois de ce dernier en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu'il comprend des éléments (c'est la fausseté de l'axiome ou, à tout le moins son inexactitude) (on ne peut pas déplacer la commode sans déplacer en même temps le tiroir, du moins quand il est à sa place).

b) On peut rapidement illustrer cette fausseté ou cette inexactitude : si l'axiome de Hume exprimait une vérité pure indemne de toute fausseté, le droit ne pourrait même pas s'énoncer ni s'imposer, ni même exister.

Car, si le droit était séparé de l'objectivité de l'être au point de n'en subir aucune loi et de ne pas avoir à les respecter dans son activité normative même, comment pourrait-il formuler ses propres prescriptions, par exemple? Les règles du droit, en effet, ne peuvent être émises qu'en utilisant la langue `naturelle' - même s'il a le pouvoir, comme toute pensée libre, d'inventer ses mots et de conférer d'autres sens aux mots ordinaires ; mais, pour les expliquer, il lui faudrait encore recourir au langage ordinaire. Mais, en dehors de cette hypothèse, est-ce le droit qui a inventé les règles du langage, les mots qu'il utilise, les verbes, les compléments, les lois de la grammaire, de la syntaxe et de la sémantique ? Rien qu'en s'énonçant, il se place sous l'empire de lois de l'être que sont les règles du langage, même s'il peut aussi en prescrire; mais, ordinairement, il doit les respecter s'il veut se faire comprendre et obéir : sa nécessaire vocation à l'effectivité lui interdit de se contenter de faire du bruit.

Et si le droit était étranger à l'être et à ses lois, comment organiserait-il ses énoncés les uns avec les autres ? Est-ce lui qui gouverne les lois de l'entendement ? N'est-ce pas plutôt ces dernières qui dictent au droit la façon de se faire bien comprendre et de se constituer ? Est-ce lui, le droit, qui a inventé la raison, dont il se sert constamment, quoi qu'en dise la théorie réaliste ? Ne doit-il pas se plier aux prescriptions de la raison au moment même où il veut avoir prise sur la réalité de l'être ? N 'est-ce pas d'abord la rationalité de ses commandements qui forment la première garantie de son effectivité ?

Et, par-delà la nécessaire signification de ses éléments constitutifs, leur articulation pourrait-elle se dispenser de répondre à un sens ? Le droit peut-il se tenir comme un autiste dans sa sphère propre, sans égard à toutes les objectivités de l'être, et sans s'y soumettre pour telle part lorsqu'il prétend se poser comme un devoir-être s'imposant à l'être ? Ses normes pourraient-elles ignorer les lois de la biologie et leur échapper lorsqu'il prescrit une bioéthique ? Certes, ce ne sont pas les lois de la biologie qui dictent le contenu des lois de la bioéthique ; mais elles dictent simplement l'obligation de ne pas les méconnaître, au double sens de la connaissance et de l'observance, lorsqu'il s'agit de régler les comportements en la matière. Sinon, le droit s'effondrerait dans un lyssenkisme généralisé.

Toutes ces règles que l'ontologie du droit tire de l'être et qui s'imposent à lui ne sont donc pas des règles de droit, puisque ce n'est pas le droit, au sens positif du terme, qui les a posées (mais le droit positif peut naturellement les reprendre à son compte, comme il l'a fait, par exemple, avec le principe de la clarté et de l'intelligibilité des lois ou le principe de cohérence des règlements administratifs). Mais ce sont néanmoins des règles du droit, car il ne peut pas leur désobéir s'il veut s'accomplir et être lui-même : leur objectivité s'impose à la sienne, même s'il peut aussi s'imposer à l'être des choses, dans une mesure qui est fort variable selon les cas, et qui est toujours fonction de la place que l'être lui-même laisse à la liberté, et de celle que la liberté sait se constituer dans les interstices de l'être objectif. Car, de fait, l'être peut se laisser forcer (la pauvreté ne s'abolit pas en l'état actuel de notre savoir-pouvoir ; mais la liberté, et donc le droit, peut l'atténuer en certains de ses aspects, par exemple en combattant ses causes ou en compensant ses effets par le versement de diverses allocations).

A cet égard, on peut dire que si l'être constitue une objectivité pour le droit et si celui-ci ne peut échapper aux règles que celui-là lui impose, ces objectivités sont normatives pour le droit, à condition naturellement de ne pas comprendre le mot `normatif' au sens du droit positif, mais au sens ontologique. Car ces règles du droit ne sont pas posées par l'une de ces autorités normatives au sens positif du terme, celles qui posent les règles de droit ; mais elles s'imposent tout de même en réalité comme des règles que le droit doit observer pour être lui-même et s'exercer comme tel. Si l'on préfère, on peut les désigner également, à l'inverse, comme des normativités objectives , car elles résultent de l'être des choses - de l'ontologie de l'être en général, comme de l'ontologie du droit lui-même. Ainsi en va-t-il, pour prendre un autre exemple, de la nécessaire vocation du droit à l'effectivité : cette vocation lui est imposée par son être même de droit ; il est condamné à l'effectivité s'il veut être du droit et non quelque fantasme ou vaines prétentions ; sur ce plan, c'est l'être lui-même qui lui commande d'être efficace. On pourrait encore désigner ces objectivités normatives sous le nom de normativités ontologiques . Mais, quel que soit le nom qu'il conviendrait de leur donner, elles doivent vraiment être observées.

Cependant, la portée normative qui s'attache à ces objectivités doit être précisée, car si elle est bien réelle, elle s'avère variable : certaines normativités objectives sont catégoriques en ce sens qu'elles s'imposent semble-t-il sans condition : le droit ne peut pas faire autrement que d'y obéir, sauf (tout de même) à énoncer des normes inapplicables, absurdes ou vaines (de sorte qu'une condition est néanmoins présente et que l'aspect catégorique de la normativité est atténué). Ces normativités-là sont plutôt liées à l'ordre des choses que l'on peut qualifier de naturelles, mais dont on sait qu'elles sont elles-mêmes évolutives en fonction notamment de l'état de notre conscience, de notre savoir et de notre pouvoir : interdire le survol d'un territoire ne constituerait une norme éventuellement dotée de sens que depuis que l'on a découvert la montgolfière, le ballon ou l'avion. D'autres de ces normativités paraissent plus hypothétiques, en cela qu'elles ne s'imposent que si l'on veut obtenir tel résultat : le droit peut bien s'exprimer d'une façon confuse (sous réserve de la règle de droit positif qui, en France le lui interdit désormais), mais il ne sera pas alors bien compris, et ne s'appliquera sans doute pas. L'obligation de s'exprimer de manière intelligible est conditionnée par sa vocation à être exactement appliqué. Mais c'est là, tout de même, une donnée de son ontologie, car le droit ne peut pas renoncer à l'effectivité, sinon il resterait un simple discours sans portée qui ne se conformerait pas à son être de droit. De sorte que par delà la simple volonté des autorités d'être entendues, s'impose, au droit lui-même et à ses autorités, sa propre objectivité. C'est en quoi il est vraiment obligé de respecter notamment cette règle de la clarté et de l'intelligibilité s'il veut opérer, ainsi que toutes ces objectivités normatives : il peut certes les transgresser - car toutes les règles du droit, comme les règles de droit peuvent sans doute être méconnues ; mais il ne peut le faire qu'au prix de sa dénaturation.

Il en irait de même, pour prendre un autre exemple, de la nécessaire sécurité qu'il doit ménager. En effet, avant de se présenter comme une norme de droit positif, le principe de sécurité juridique est une règle du droit, dictée par son ontologie. Il peut certes ne pas la respecter, mais il lui en coûte en crédibilité, car le principe même de la normativité du droit dépend de son autorité et celle-ci de la confiance que lui accordent ses destinataires eux-mêmes (contrairement, en effet, à ce que pensent certaines doctrines du droit, spécialement le normativisme, la normativité ne se tient pas dans le simple énoncé de la norme, ni simplement dans la volonté de son auteur, qui n'exprime par la norme qu'une prétention: elle réside bien davantage dans la façon dont elle est effectivement reçue par ses destinataires, qui doivent donc trouver des raisons d'y obéir).

On pourrait encore évoquer ici la règle de raison, qui est ontologiquement normative pour le droit, précisément par ce qu'il est un discours ordonné à un but, et pas seulement une fulmination, une criaillerie ou une divagation de potentat : il est ontologiquement tenu d'obéir à un sens, en cela qu'une norme qui perd sa raison d'être cesse d'être obéie et nuit au droit dans son ensemble ; et ce sens est certainement celui qu'il se donne librement, puisqu'il intervient dans l'ordre de la liberté, mais il doit sans doute s'inscrire lui aussi dans le sens de l'être qui l'inclut, pour autant qu'il soit accessible...

Ainsi, si l'axiome de Hume disait vrai, il ne pourrait même pas s'énoncer lui-même, pour deux raisons, l'une substantielle, l'autre formelle : - substantielle, car, sans le dire expressément, c'est bien de l'être des choses lui-même que l'axiome de Hume fait à juste titre découler cette impossibilité pour le droit de se déduire des lois de la nature, de sorte que, d'après le sens même de la formule de Hume, l'être est bien normatif pour le droit (au sens ontologique du mot `normatif') ; - formelle car l'axiome de Hume, pour s'énoncer comme une vérité qui s'imposerait au droit et qui serait donc une règle du droit, utilise lui aussi les lois du langage, qui sont bien des lois de l'être naturel, à laquelle il serait vain d'opposer la culture, dont l'existence et les moyens (et spécialement le langage) sinon le contenu sont entièrement naturels.

2°) Dans ces conditions, l'ontologie du droit se loge dans celle de l'être en général, puisqu'il en relève ; mais, en tant qu'il se pose comme une modalité particulière de l'être - en tant qu'être déontique -, il obéit aussi à sa propre ontologie. Et l'une et l'autre ne peuvent qu'être prises en considération pour décider de ce en quoi il consiste, de ce par quoi on le reconnaît, de ce qu'il peut faire ou ne pas faire, ce qu'il doit ou ne doit pas entreprendre, de la façon dont on peut ou non le connaître, de la façon dont la connaissance elle-même peut le constituer le formaliser ou en déceler les règles - car il est aussi, au sein de l'être, un artefact, de sorte qu'il ne peut pas être approché selon les mêmes règles que celle de la nature physique elle-même, ce dont le positivisme ne tient guère compte...

Autrement dit, son être impose une certaine épistémologie, et celle-ci une certaine méthode pour le connaître, l'expliquer, le comprendre et en rendre compte, tandis que cette méthode, ce chemin de connaissance, conduit celui qui le suit là où il aboutit par lui-même et en lui-même.

Or c'est exactement le chemin inverse que suit M. Troper, lorsqu'il soutient que l'on « choisit » une épistémologie ou même une ontologie en fonction de ce que l'on veut démontrer. Tout au contraire, ce qu'une science veut démontrer, ce n'est rien d'autre qu'un aspect de la réalité de l'être. Sinon, on ne voit pas que ce puisse être une science, car ce n'est pas la science qui fait la vérité (même lorsque c'est la connaissance de l'être qui constitue ses propres objets, qui deviennent alors, pour elle-même, des objectivités) - du moins si elle veut rester scientifique : la science de ces objets se contente d'énoncer la réalité de ses objets, naturels ou construits, et sa vérité - sa véracité ou sa véridicité - se mesure objectivement à la conformité de sa description à cette réalité : la science est donc la servante de la vérité et non sa maîtresse. De sorte que l'épistémologie ne peut être, à l'instar du droit tel qu'il le conçoit, un objet ou un champ de pure liberté, de pure volonté ou de pure convention. Comme si l'être des choses qui dicte cette épistémologie pouvait lui aussi faire l'objet de libres définitions, de libres concepts, de libres assertions délivrées de la réalité de leur objet, ainsi que M. Troper le pense également de l'interprétation. Comme si l'être était au service de la liberté, son instrument manipulable, alors qu'elle n'en est qu'une dimension, qui, comme tout le reste, dépend des lois de l'être. On ne stipule pas sur l'être ou sur l'ontologie, pas plus que sur l'épistémologie ou sur la méthode : on s'efforce de les observer, pour essayer de les connaître, de les comprendre et d'y obéir, y compris lorsque l'on cherche sa propre liberté. Toute posture inverse apparaît, en son principe, fallacieuse.

a) On ne saurait donc accéder à la connaissance du droit en général que par la constatation de ces données, objectives pour le droit lui-même comme pour l'observateur de ce qu'est le droit ; et on ne peut accéder, plus particulièrement, à la connaissance de l'interprétation juridique que par ces mêmes chemins de connaissance.

La première des données objectives qui s'impose à la connaissance du droit et qui s'impose au droit lui-même, aussi étonnant que cela puisse paraître, est la liberté - alors même que le droit est souvent perçu comme l'antithèse de la liberté : plus spécialement, la première de ces données est la liberté de l'esprit, laquelle est une donnée de l'être avant d'être le fondement même du droit. Car la liberté de l'esprit consiste précisément à pouvoir se représenter les choses de l'être autrement qu'elles ne sont, à condition que l'être lui-même, en sa dimension culturelle, ait laissé une place à l'esprit de liberté ou que celui-ci s'y soit imposé. Cette liberté consiste aussi, évidemment, à désirer le cas échéant que ces choses adviennent ou qu'elles n'adviennent pas telles que l'esprit se les représente, bonnes ou mauvaises, puis à trouver les moyens propres à atteindre ces objectifs. L'obligation et donc le droit en général forment l'un de ces moyens. Le droit relève donc bien de l'ordre de la liberté, de la volonté, et du pouvoir. Mais cet ordre n'est pas séparé de l'ordre de l'être et de ses objectivités, qui, ayant ainsi fourni au droit le principe même de son existence, ne cesse pas pour autant de lui imposer ses autres objectivités, qui sont à la vérité fort nombreuses. Certaines de ces objectivités sont plutôt liées à l'ontologie de l'être en général (il n'y a de droit qu'en société ; il ne saisit que des rapports humains, interindividuels ou collectifs, mais pas les choses ni les faits, ni le for des consciences ; le droit n'intervient que dans les espaces de la liberté ; il ne peut utiliser que des instruments de communication, porteurs de signification et si possible de sens...) ; d'autres objectivités sont liées plutôt à l'ontologie du droit en particulier.

Pour se concentrer sur ces dernières, dès lors que le droit s'est posé comme énoncé posant des obligations, instituant des garanties, organisant une institution, réglant une hiérarchie de normes etc., une objectivité très générale s'impose à lui immédiatement : il ne peut pas se méconnaître lui-même : il est à lui-même obligatoire, dans la mesure que l'on vient d'évoquer et sous les conditions ou sanctions que l'on a suggérées : il ne peut se méconnaître ni dans ses fondements, ni dans ses visées, ni dans ses procédés, à moins de s'auto-liquider ou d'en courir le risque, comme en témoigne l'histoire.

Ainsi, jusqu'à un certain point, il ne peut nier la liberté qui le fonde, et qui est vraiment fondamentale pour lui, spécialement la liberté de l'esprit qui doit toujours pouvoir le reconnaître comme tel, afin d'y obéir librement, par principe. Ou alors il périt comme droit pour s'abîmer en contrainte, en force ou en violence. Et la liberté de l'esprit, si elle subsiste, peut alors le qualifier pour ce qu'il est devenu et donc, le cas échéant, pour le disqualifier comme droit. Le droit ne peut pas non plus se méconnaître dans ses visées, qui sont celles que la liberté de l'esprit a dessinées et qu'elle s'efforce d'atteindre par les moyens qu'elle s'est donnés. Tant qu'il n'en change pas, elles sont objectives pour lui et pour les tiers auxquels il s'adresse. Mais s'il en change, ce à quoi sa liberté l'autorise également, en principe, il ne peut pas le faire sans respecter les règles de forme et de procédure qui le constituent aussi comme droit, car le droit est règle essentiellement.

C'est la première condition de la juridicité ; la seconde - et seulement la seconde - est l'effectivité, qui ne peut se substituer à la première et se poser comme la seule condition de la juridicité - à moins que l'effectivité, selon la nature de la règle en cause, ne soit le témoignage du consentement de la liberté à la méconnaissance - ou au changement - de ces règles de forme et de procédure, lorsque ce serait là leur seule sanction. Sinon, le droit se dénature comme tel.

Quant à la nécessaire soumission de chaque norme à une norme plus générale ou plus élevée dans une hiérarchie normative, formelle ou substantielle, elle résulte elle aussi, en son principe, d'une objectivité normative : si la volonté se donne une intention, ce qui est bien nécessaire pour qu'elle en soit une, elle hiérarchise ses objectifs ou les valeurs qui les animent ; et elle peut le faire de deux façons, soit par le seul sens de ses énoncés, ce qui est l'essentiel, soit par la forme de la norme dans laquelle elle s'exprime, qui s'inscrit dans un rang particulier d'une hiérarchie formelle qu'elle peut également constituer pour refléter cette hiérarchie substantielle. Mais que le droit positif institue ou n'institue pas formellement cette hiérarchie, il reste qu'au regard de l'intention qui anime la volonté normative, la norme la plus importante au regard du sens de l'intention sera en même temps la plus générale, la plus abstraite et la plus élevée dans cette hiérarchie normative, substantielle ou formelle ; et, au fur et à mesure que l'intention générale se traduit en normes plus particulières pour tendre enfin, selon les circonstances, à saisir l'être concret des choses - ce à quoi sa vocation essentielle à la concrétude lui impose de tendre -, les normes les plus concrètes et les plus particulières à cet égard sont objectivement déterminées et subordonnées aux plus générales-impersonnelles-abstraites. La hiérarchie des normes est donc une donnée objective du devoir-être, s'il doit avoir un sens ; mais cela n'empêche pas la volonté normative positive de la reprendre à son compte et de la formaliser, comme elle peut le faire avec n'importe quelle autre objectivité normative. Il reste que la hiérarchie substantielle peut encore s'imposer, objectivement, à cette hiérarchie formelle, ce qui peut susciter, en droit positif, de grandes difficultés d'interprétation. En toute hypothèse, on voit que la hiérarchie des normes, avant de se poser elle-même comme une norme de droit positif, est une objectivité normative, que la science du droit peut déceler et qui ne peut que s'imposer en droit : là où le droit et sa connaissance se rejoignent au lieu de se séparer.

b) Ainsi, on peut maintenant appliquer ces données générales à la question de l'interprétation.

Pour cela, on doit d'abord considérer l'objectivité de ce qu'est une règle et l'objectivité de la nécessité de son application, au regard de ce qu'est le droit. Si l'on admet que la liberté de l'esprit fonde le droit pour que celui-ci puisse atteindre telle fin générale, on doit s'interroger sur les moyens que le droit se donne pour qu'il soit propre à y parvenir concrètement. Or, d'un côté, la fin est conçue comme une certaine représentation de l'être différente de ce qu'il est actuellement (ou différente de ce qu'il serait si le droit déjà-là ne l'avait pas déjà changé ou maintenu). Et, à ce stade, cette fin est nécessairement conçue d'une façon abstraite et générale, alors que la visée des normes du droit est concrète en cela qu'elles sont destinées à s'appliquer pratiquement à une infinité de cas, plus ou moins spécifiques, entrant dans leurs prévisions. Il résulte de cette donnée contradictoire que le droit s'exprime primairement, au moins dans les systèmes de droit écrit qui répondent à un processus normatif logico-déductif, d'une manière qui n'est pas entièrement compatible avec les objectifs qu'il vise ultimement : pour pouvoir prétendre viser la fin qu'il s'est donné, et qui ne peut, au stade de l'intention, qu'être générale et abstraite, il doit poser des règles, c'est-à-dire des énoncés généraux et impersonnels, abstraitement formulés ; mais son but et sa raison d'être est de s'appliquer en fin de compte, concrètement et particulièrement, à une multitude de cas a priori indéfinissables exactement, si ce n'est de façon globale et encore assez vague.

La seule façon d'organiser cette dialogie d'exigences contraires consiste donc d'abord à poser ces règles générales, impersonnelles, abstraites, et qui ne peuvent pas tout dire ni tout concevoir, pour ensuite régler au cas par cas les difficultés de leur mise en oeuvre. On aura là reconnu la fonction de l'auteur des règles, d'une part, et l'office du juge, d'autre part. Mais l'office du juge n'est pas d'abord essentiellement d'interpréter la règle d'une manière abstraite et générale : il est de trancher les difficultés d'application, si elles surviennent et s'il est saisi ; et, à cette occasion, le cas échéant, il lui appartiendra d'interpréter une norme qui existe déjà, mais qui, de manière nécessaire, est imparfaitement ou incomplètement élaborée pour résoudre chaque cas. Il n'est interprète que subsidiairement mais nécessairement lorsque cette imperfection se révèle à propos de tel cas incertain, et qu'il faut le régler d'une manière conforme ou compatible avec la règle.

Autrement dit, le fondement de l'interprétation ou la cause de sa nécessité, est là aussi objectif : il réside dans la nécessaire abstraction de la règle, qui entraîne son inévitable imperfection au regard de la fonction qu'elle est censée remplir : pouvoir s'appliquer à une infinité de cas non spécifiés par avance. Et lorsqu'un tel cas survient, le juge doit dire alors -parce que sa fonction est objectivement nécessaire à l'application de la règle, parce qu'il n'est pas maître de son office, et parce qu'enfin il est institué à cet effet - si la règle s'applique et comment. A cette occasion, sa fonction d'interprétation peut avoir deux objets possibles : ou bien il se borne à dire que la loi s'applique ou ne s'applique pas, en postulant que tel est le sens de la norme, sans s'en justifier davantage ; ou bien il pose un énoncé général, censé néanmoins préciser le sens de la norme, pour en déduire la solution particulière qu'il estime devoir appliquer. Mais, dans les deux cas, sa fonction ne consiste certainement pas à révéler un sens qui serait déjà entièrement dans la norme interprétée, mais qui resterait caché, comme si les paroles de la loi étaient celle d'un oracle ou d'un dieu parfaitement lucide, qui saurait tout et aurait tout prévu, et dont il faudrait découvrir tout le sens, déjà contenu dans l'énoncé, mais mystiquement. Au contraire, il faut pleinement admettre que le sens de la loi est imparfaitement déterminé par le législateur lui-même, car celui-ci ne saurait être crédité d'une clairvoyance, d'une connaissance des choses, d'une détermination totale de ses intentions et d'une perfection d'expression que l'être des choses lui-même lui refuse, ce que l'expérience révèle constamment : sa loi reste donc toujours devoir faire l'objet d'une meilleure détermination, au regard de sa vocation à s'appliquer concrètement : il lui faut un interprète, mais celui-ci ne révèle pas un sens qui serait entièrement mais implicitement posé: il contribue à le construire, nécessairement. Car il jouit réellement d'un pouvoir de décision sur la norme elle-même, et pas seulement sur son application. Et ce pouvoir, qui est partiellement libre et partiellement obligé n'est nullement une usurpation, s'il est exercé sur la base de sa raison d'être, qui tient à l'inévitable imperfection du sens délivré par l'auteur originaire de la norme générale et impersonnelle et à l'obligation de la respecter - si le droit doit rester du droit et non un arbitraire ou une loterie.

S'il fallait résumer ce qu'une telle conception générale du droit implique quant à la fonction d'interprétation, on pourrait, pour se prononcer seulement sur les aspects essentiels de cette fonction auxquels la théorie réaliste s'intéresse, faire valoir, plus simplement et plus plausiblement qu'elle ne le fait : 1. que l'autorité qui a posé l'énoncé a déjà conféré à celui-ci un sens ou au moins une signification, mais que celui-là ou celle-ci n'est pas entièrement déterminé(e), spécialement au regard de la multitude d'hypothèses concrètes et souvent inattendues auxquelles il est susceptible de s'appliquer ; 2. que, nécessairement, ce sens ne peut pas être dé-terminé au moment où le texte est posé, et cela pour la raison évidente que l'énoncé est une règle , c'est-à-dire une disposition générale et impersonnelle, et donc abstraite ; 3. qu'il faudra, tout aussi nécessairement ou objectivement, déterminer son sens ou sa signification d'une manière plus précise à l'occasion de son application aux cas particuliers qui se présenteront, a priori infiniment divers ; 4. que chaque interprétation ne confère pas tout son sens à la disposition considérée , qui en avait déjà, mais dont l'auteur n'avait pas à parachever sa détermination, et ne le pouvait pas en raison de la nature même de ce qu'est une règle et de ce qu'est un cas, mais que cette interprétation elle-même ne peut pas épuiser les possibilités de sens que le juge peut conférer à la norme, car d'autres cas particuliers se présenteront qui le conduiront à poursuivre sa tâche ; 5. que l'acte d'interprétation est bien un acte de connaissance du sens partiellement déjà-là , et dont le respect est normatif pour l'interprète ; 6. que le fondement juridique du pouvoir d'interprétation se trouve dans le texte même à interpréter, car celui-ci étant nécessairement général, impersonnel, abstrait , appelle sa nécessaire détermination concrète afin de pouvoir s'appliquer à une infinité de cas non définis de façon spécifique ou particulière, et qui ne pouvaient pas l'être en raison même de l'abstraction, de la généralité et de l'impersonnalité de la règle ; autrement dit, ce fondement se trouve dans ce qu'est le droit lui-même, nécessairement fait d'énoncés généraux imparfaits qui doivent tout de même régir tous les cas particuliers qui se présentent. 7. Que cette interprétation est partiellement libre, juridiquement , spécialement lorsqu'elle intervient praeter legem , mais aussi lorsqu'elle se pose secundum legem ; car, même si elle respecte strictement un énoncé, la décision de l'appliquer ou non à tel cas particulier et de l'appliquer de telle ou telle façon, implique une part minimale de créativité juridictionnelle, dès lors que, forcément, ce cas particulier n'était pas et ne pouvait pas être prévu dans la loi ; quant à l'interprétation contra legem , elle est objectivement tout à fait concevable si l'on considère qu'une norme peut avoir un sens général que le libellé d'une de ses dispositions ne sert pas ou contredit ; l'interprétation contra legem en substance peut également parfaitement se concevoir au regard de la hiérarchie substantielle des normes, lorsqu'une norme plus élevée dans la hiérarchie l'impose. Mais, dans toutes ces hypothèses, le pouvoir de l'interprète ne doit pas s'analyser en principe comme une sorte de substitution à la compétence de l'auteur de l'énoncé, même si elle rajoute quelque chose à la volonté qu'il avait exprimée: cette liberté partielle est au contraire voulue par l'auteur du texte qui entend que celui-ci soit appliqué aux cas particuliers dans les conditions qui restent à déterminer plus précisément. Il en résulte que l'exercice de cette liberté suppose de plus fort la connaissance de l'acte qui la fonde, tandis que celui-ci ne peut que laisser l'interprète libre de décider à propos de chaque particulier, dans le respect du sens déjà-là, les modalités de parachèvement toujours inachevé de ce sens .

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