Les quatrièmes et cinquièmes rencontres sénatoriales de la justice



Colloques organisés par M. Christian Poncelet, président du Sénat - Palais du Luxembourg - 20 juin 2006 et 5 juillet 2007

La résidence alternée - Jean-René Lecerf, Sénateur du Nord

M. Jean-René LECERF .- Je vous prie tout d'abord de m'excuser de n'avoir pas pu participer à l'ensemble de vos travaux, sachant que, comme bien des collègues, nous avons dû nous partager entre l'hémicycle et ces Rencontres sénatoriales de la justice.

On m'a demandé de faire un rapide bilan de ce problème de la résidence alternée et d'en dresser les perspectives, ce dont je vais tenter de m'acquitter avec beaucoup de plaisir.

Comme vous le savez, c'est la loi du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale qui a jeté les bases légales de l'organisation d'une résidence alternée des enfants au domicile de leurs parents en cas de divorce ou de séparation.

Le législateur avait deux objectifs essentiels : permettre des relations suivies avec les deux parents et permettre d'assurer la parité homme/femme ou père/mère dans l'exercice de l'autorité parentale.

En 2002, le législateur était parfaitement conscient des contraintes pratiques importantes imposées aux parents en matière de résidence alternée, de la nécessité d'une collaboration constante du père et de la mère et des avis, parfois partagés des spécialistes de l'enfance, sur les conséquences, pour l'enfant, de la résidence alternée. C'est la raison pour laquelle le législateur a laissé de larges pouvoirs d'appréciation au juge aux affaires familiales, qui peut imposer la résidence alternée ou s'y opposer au nom de l'intérêt de l'enfant.

La loi de finances rectificative pour 2002 a autorisé le partage des avantages fiscaux liés à la présence des enfants en alternance au domicile de l'un ou l'autre parent et, comme vous le savez, la loi de financement de la sécurité sociale pour 2007, prévoit le partage des allocations familiales à l'exclusion de toute autre prestation.

Pour commencer, je m'efforcerai de dresser un bilan de ces mesures. Vous constaterez que, d'une part, la portée pratique de ces mesures est encore limitée et que, d'autre part, elle est contestée.

La proportion des enfants faisant l'objet, par décision judiciaire, d'une résidence en alternance n'était que de 11 % en 2005. La résidence est fixée chez la mère dans 78 % des cas, pourcentage qui diminue au fur et à mesure que l'âge augmente, et elle est fixée chez le père dans 10,3 % des cas, pourcentage qui augmente avec l'évolution de l'âge. La résidence en alternance est marginale dans les toutes premières années de l'enfant, puisqu'elle est inférieure à 2 % jusqu'à 1 an, qu'elle atteint 10 % à 3 ans et qu'elle culmine à 13,8 % à 9 ans. J'ajoute que les trois quarts des enfants en résidence alternée ont moins de 10 ans, l'âge moyen étant de 7 ans.

On note également un faible recours à l'aide juridictionnelle (une procédure sur cinq seulement), ce qui semble signifier que les parents qui demandent ce mode de résidence ont une situation financière relativement aisée, du fait de contraintes matérielles importantes, ne serait-ce qu'en matière de logement.

Dans 80 % des cas, les demandes de résidence alternée sont formées conjointement par les deux parents et, dans ce cas, 95 % de ces demandes sont acceptées par les juges.

En cas de désaccord parental, la résidence alternée est retenue dans un quart des cas et, dans cette hypothèse, le magistrat s'entoure d'un maximum d'investigations, notamment le recours à des mesures d'investigations, parmi lesquelles l'enquête sociale est la plus pratiquée.

Les décisions de rejet des juges sont fondées sur les mauvaises relations entre parents, sur l'éloignement des domiciles, sur l'âge des enfants ou sur les conditions matérielles de résidence.

Dans la mesure où le juge aux affaires familiales n'est saisi qu'en cas de divorce ou de litige, il est vraisemblable que la proportion des enfants qui sont concrètement en situation de résidence alternée soit plutôt de l'ordre de 15 à 20 % que les 11 % que je citais tout à l'heure.

Cette pratique est aujourd'hui encore contestée. En effet, on note une absence d'études fiables sur les conséquences de la résidence alternée pour l'enfant. Certains nous disent, notamment les représentants des professions médicales, les psychiatres et les psychologues, qu'il convient que les parents entretiennent des contacts fréquents et que l'enfant ne soit pas trop jeune, en ajoutant que, lorsqu'elle n'est pas adaptée à la situation familiale, la résidence alternée entraîne chez l'enfant des troubles fréquents, intenses et durables.

Les représentants des professions de santé ont parfois émis quelques critiques sur les magistrats. Je vous les cite :

- la loi est trop souvent détournée de son sens par certains magistrats ;

- il est des cas de résidence alternée prononcés alors que l'un des parents vit à l'étranger ;

- dans certains cas, on voit des magistrats exiger l'inscription de l'enfant dans deux écoles différentes, ce qui paraît effectivement difficile à comprendre ;

- les besoins de l'enfant sont trop rarement pris en compte alors que quatre critères devraient être prépondérants : l'âge de l'enfant, la proximité géographique de l'école et du domicile des parents, l'entente des parents sur les principes éducatifs et la possibilité d'une bonne organisation pratique.

D'autres, notamment les universitaires, nous disent au contraire que la résidence alternée est bénéfique à la fois aux parents et aux enfants et que les troubles psychologiques chez les enfants ne sont pas liés à leurs conditions de résidence, mais davantage à la persistance du conflit parental.

Les associations sont extrêmement divisées sur leurs sentiments à l'égard de la résidence alternée. J'en citerai quelques-unes.

La Confédération syndicale des familles considère la résidence alternée comme une évolution nécessaire pour améliorer la co-parentalité, en cas de divorce ou de séparation. Si elle n'est pas la panacée, elle constitue, pour cette association, la « moins mauvaise » des solutions.

La Fédération des mouvements de la condition paternelle considère la résidence alternée comme l'aboutissement d'une évolution sociale reconnaissant le droit pour l'enfant d'être élevé par ses deux parents, et un moyen de préserver la co-parentalité au-delà de la séparation.

L'association « SOS Papa » fait observer que l'alternance est inhérente à tous les modes de résidence des enfants de parents séparés, qu'il s'agisse de la résidence alternée ou de l'exercice du droit de visite et d'hébergement de l'autre parent.

L'association « L'enfant d'abord » insiste sur les risques qui menacent les enfants en bas âge lorsqu'ils sont régulièrement séparés de leur mère. Pour cette association, la résidence alternée doit observer des conditions précises : absence de conflit parental, prise en compte de la maturité et des souhaits de l'enfant, respect de ses rituels et de ses habitudes.

L'Association pour la médiation familiale estime que l'alternance, inhérente à toute séparation des parents, est vitale pour l'enfant.

L'Union nationale des associations familiales (UNAF) soutient le principe de la résidence alternée comme un moyen d'égalité entre les parents et de préservation des liens de l'enfant avec son père et sa mère.

Enfin, pour la Confédération nationale des associations familiales catholiques, il est important pour l'enfant de pouvoir se référer à un lieu de vie unique. A son sens, il serait donc déraisonnable de faire de la résidence alternée une règle générale et absolue. L'audition de l'enfant est non seulement souhaitable, mais elle suppose que les juges y consacrent suffisamment de temps.

Deux mots maintenant sur le regard des avocats et des magistrats. Les avocats nous ont fait observer que les demandes des parents ne sont pas toujours guidées par le seul intérêt de l'enfant, mais également par deux autres types de considération : le regard des autres et l'argent. Pour le père, cela apparaît trop souvent comme un succès et, pour la mère, comme un échec.

L'intervention du juge aux affaires familiales, nous disent les avocats, est l'occasion de replacer l'enfant au centre du débat entre les parents. Elle se fait toujours discrète en cas d'accord entre ces derniers. La majorité des juges apprécie au cas par cas l'opportunité de la mesure. Les avocats constatent une acceptation sociale progressive de la loi du 4 mars 2002, et une plus grande sensibilité des parents à l'intérêt de leur enfant. Aujourd'hui, les pères ne se résignent plus à abandonner à la mère la garde de l'enfant, mais à l'avenir, on peut craindre le cas inverse où aucun des deux parents ne souhaiterait accueillir ses enfants chez lui en permanence, pour des raisons professionnelles.

Les représentants des magistrats indiquent que les demandes de résidence alternée formulées conjointement par les deux parents sont systématiquement homologuées, sauf lorsqu'elles s'avèrent aberrantes.

Les situations de désaccord étant délicates à apprécier, les juges, pour étayer leur décision, recourent à des enquêtes sociales ou médico-psychologiques, ou orientent les parents vers la médiation familiale.

Quant à la prise en compte de la parole de l'enfant, les magistrats nous disent qu'elle appelle la plus grande prudence et qu'elle risque notamment de placer l'enfant au coeur d'un conflit qui n'est pas le sien.

J'en viens à la deuxième partie de mon intervention qui porte sur les perspectives.

La législation étant récente, appelle-t-elle des modifications ? Cela ne me paraît pas évident. En effet, même si les propositions de réforme législatives sont extrêmement nombreuses, elles sont peu consensuelles. Quelles sont-elles ?

En ce qui concerne tout d'abord la révision de la place de l'alternance parmi les modes de résidence de l'enfant, certains nous disent que la résidence alternée doit devenir la règle ; d'autres, au contraire, demandent de rétablir la notion de résidence habituelle et de réserver la résidence alternée à des situations spécifiques. Il est difficile de faire la part des choses entre ces deux revendications contraires.

Quant à l'interdiction de la résidence alternée pour les enfants en bas âge, que proposent certains, nous n'y sommes pas globalement favorables car cela nous paraît introduire une grande rigidité, alors que le seul critère pertinent est l'intérêt de l'enfant. Cela risque aussi d'induire des débats sans fin sur l'âge en deçà duquel la résidence alternée serait impossible. En outre, la proportion des enfants de moins de 3 ans en résidence alternée est extrêmement faible et, dans ce cas, la décision est presque toujours prise avec l'accord des deux parents.

Autre proposition : la remise en cause des pouvoirs d'appréciation du juge aux affaires familiales. Faut-il lui retirer la possibilité d'ordonner une résidence alternée en cas de désaccord des parents ? Il nous semble qu'il convient au contraire d'éviter de donner un droit de veto aux parents qui s'estiment en position de force pour obtenir la résidence de l'enfant, et nous constatons qu'il arrive que la résidence alternée soit en définitive bien vécue par les parents, même après avoir été imposée.

Faut-il retirer au juge aux affaires familiales la possibilité de s'opposer à la mise en place d'une résidence partagée souhaitée par les deux parents ? La réponse est également négative puisque, parfois, les deux parents font une demande qui paraît effectivement contradictoire avec l'intérêt de l'enfant, alors que celui-ci doit primer.

Faut-il partager davantage les prestations familiales ? J'ai rappelé il y a un instant que la loi pour le financement de la sécurité sociale de 2007 avait prévu le partage des seules allocations familiales. Ne serait-il donc pas légitime de verser à chacun des parents la moitié des prestations familiales dues pour leurs enfants en résidence alternée ? Cela a fait l'objet d'une proposition de loi déposée par nos collègues socialistes et présentée par Michel Dreyfus-Schmidt.

Cette solution n'a pas été retenue, non pas pour des raisons de fond, mais parce qu'elle s'avère extrêmement délicate à mettre en oeuvre du fait de la nature très différente des prestations. Certaines sont effectivement soumises à des conditions de ressources alors qu'elles ne sont pas nécessairement les mêmes ; d'autres sont plafonnées ; d'autres encore varient selon le nombre d'enfants à charge.

Enfin, il a été proposé des modifications de la procédure judiciaire et du Code pénal. Deux questions ont ainsi été posées sans qu'on ait pu y apporter de réponse :

- faut-il rendre obligatoire la présence des avocats lors des enquêtes sociales ?

- faut-il instaurer un référé permettant une révision plus facile de la résidence alternée, lorsqu'il est soupçonné qu'elle est néfaste à l'enfant ?

Je terminerai par le souhait d'un renforcement des aides à la décision. Trois propositions ont été faites, la troisième étant plus consensuelle.

La première est la définition d'un calendrier prévoyant la mise en place progressive de la résidence alternée. L'objectif serait de mettre en place un hébergement progressif chez le père, et de créer un dispositif d'accompagnement avec des visites régulières d'un pédopsychiatre ou d'un psychologue. L'objectif est également d'accélérer le rythme de l'alternance quand l'enfant est plus jeune. En effet, le rapport au temps n'est pas le même entre le très jeune enfant et l'enfant un peu plus âgé.

La deuxième est l'élaboration d'un guide des bonnes pratiques, qui permettrait de garder sa souplesse au système et de réduire le sentiment d'arbitraire éprouvé par certains parents à l'annonce de la décision judiciaire. La Chancellerie n'y est pas favorable car elle considère qu'en raison des spécificités de chaque situation et des précautions prises par les juges aux affaires familiales, il n'est pas nécessaire d'élaborer un tel guide.

La troisième est une proposition plus consensuelle : le développement de la médiation familiale, avec le souhait que le juge puisse l'imposer aux parents, et qu'elle soit dotée des moyens nécessaires. Sur ce point, la Chancellerie nous a rappelé que, d'une part, les crédits destinés à financer les associations de médiation familiale avaient évolué ces dernières années et que, d'autre part, les mentalités n'étaient pas encore totalement prêtes en France pour ce mode de résolution des conflits, si l'on en juge par le faible nombre des justiciables ayant accepté d'y avoir recours après avoir suivi une séance d'information ordonnée par le juge aux affaires familiales.

En conclusion, alors qu'on nous dit souvent que nous légiférons beaucoup trop, même lorsque l'encre du Journal officiel n'est pas encore sèche, nous estimons que, pour légiférer à nouveau sur ce point, il est pour le moins urgent d'attendre.

(Applaudissements.)

M. Emmanuel KESSLER .- Vous avez fait preuve d'un grand esprit de synthèse et d'une grande efficacité dans votre présentation. Il est vraiment intéressant de voir tous ces cas. Cette évaluation montre que, pour l'instant, il vaut mieux ne pas légiférer.

Si quelqu'un souhaite apporter un élément ou une observation sur ce sujet qui reste ouvert, c'est encore possible, mais il est intéressant, Jean-René Lecerf, de voir que, dans cette matinée, nous avons pu prendre conscience du travail en continu de la Commission des lois que vous avez fait partager à ceux qui sont ici, avec un grand esprit d'ouverture et de concertation, et en étant demandeur des avis et des observations du monde professionnel. Je souhaite que l'on vous applaudisse pour cela et, à travers vous, l'ensemble de votre Assemblée.

(Applaudissements.)

Dans un instant, vous pourrez poursuivre plus directement votre dialogue dans la salle René Coty, et je vous remercie tous d'avoir participé à ces 5èmes Rencontres sénatoriales de la justice, qui devraient avoir lieu dans leur sixième édition à la même période l'année prochaine.

La séance est levée à 12 h 35.

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