Travaux de la commission des affaires étrangères



Mardi 27 avril 2004

- Présidence de M. André Dulait, président -

Nucléaire - Prolifération nucléaire - Audition de M. Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la Recherche stratégique

La commission a procédé à l'audition de M. Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la Recherche stratégique, sur la prolifération nucléaire.

M. Bruno Tertrais a tout d'abord souligné qu'au moment même où le traité de non-prolifération (TNP) devenait quasiment universel, avec l'adhésion de Cuba, son existence n'avait jamais semblé aussi menacée. Comme au début des années 1960, nous nous trouvons à une période charnière, les facteurs incitant à la prolifération étant de plus en plus nombreux. A ceux qui perdurent depuis la fin de la guerre froide s'en ajoutent de nouveaux, qui relancent la dynamique de la prolifération. La politique étrangère américaine est perçue, par beaucoup d'Etats, comme un danger, dont il faut se protéger. Le fait que la menace constituée par des armes chimiques ou biologiques potentielles en Irak n'ait pas dissuadé l'intervention des Etats-Unis et du Royaume-Uni pourrait renforcer l'intérêt pour l'arme nucléaire. Enfin, le retrait de la Corée du Nord du TNP crée un précédent dangereux.

M. Bruno Tertrais a estimé que dans ce contexte, deux voies s'offraient aux pays tentés par la prolifération nucléaire : soit le renoncement au nucléaire militaire pour privilégier la coopération avec l'occident, comme vient de le faire la Libye, soit la « fuite en avant » et la poursuite des programmes nucléaires militaires, au risque de l'isolement international, comme semble vouloir le faire la Corée du Nord.

M. Bruno Tertrais a mis l'accent sur le fait que les barrières techniques et politiques à la prolifération étaient en voie de démantèlement, aussi bien au Moyen-Orient qu'en Asie du Nord-Est, et que l'ampleur du trafic, organisé sous l'égide du Dr Khan, avait été largement sous-estimée, tout comme avaient été sous-estimés le programme irakien en 1990 ou le programme libyen jusqu'en 2003.

M. Bruno Tertrais s'est déclaré convaincu que si le TNP pouvait résister au retrait nord-coréen, ce pays faisant figure d'exception, le retrait d'un second pays (par exemple l'Iran) provoquerait, en revanche, le délitement rapide du régime juridique de non-prolifération. La possession, par l'Iran, d'armes nucléaires, aurait de très importantes conséquences au plan régional. L'Arabie saoudite pourrait s'en doter pour compenser son isolement et l'affaiblissement de son alliance avec les Etats-Unis. En dehors du Moyen-Orient, l'Asie du Nord-Est pourrait voir l'émergence de nouveaux Etats nucléaires tels que le Japon, qui dispose des capacités scientifiques nécessaires pour élaborer une arme en quelques semaines, et Taïwan. Enfin, en Amérique latine, le président brésilien Lula Da Silva a déclaré que son pays ne devait s'interdire aucun des instruments de la puissance et souhaite développer une politique d'autonomie, voire de résistance face aux Etats-Unis. Il est à cet égard révélateur que l'Agence internationale pour l'énergie atomique (AIEA) n'ait pas pu visiter toutes les installations brésiliennes.

Aux côtés de ces évolutions inquiétantes, M. Bruno Tertrais a relevé plusieurs avancées positives en matière de lutte contre la prolifération nucléaire. Les pays européens apparaissent davantage conscients de l'importance du problème, comme l'a montré la démarche commune des ministres des affaires étrangères de la France, du Royaume-Uni et de l'Allemagne en Iran. Les Etats-Unis, notamment au travers des propositions formulées par le Président Bush en février dernier, ont pris plusieurs initiatives pour renforcer le régime multilatéral de non-prolifération. L'AIEA a clairement fait état de ses difficultés et formulé des propositions concrètes pour les surmonter. La question de la prolifération nucléaire devrait en outre être prochainement débattue au Conseil de sécurité, ce qui n'avait pas été le cas depuis 1992.

Mais les difficultés sont nombreuses. Il n'existe pas encore de consensus sur un régime de criminalisation des transferts de technologie NBC vers des acteurs non étatiques. Le renforcement du contrôle des activités d'enrichissement d'uranium et de retraitement du combustible pose le problème des compensations au renoncement au nucléaire militaire, c'est-à-dire du libre accès aux technologies nucléaires civiles prévu par le TNP. Enfin, la généralisation de la signature du protocole additionnel de vérification de l'AIEA est une condition nécessaire, mais non suffisante, à l'efficacité du régime de non-prolifération. Sans adhésion auprotocole additionnel, les Etats ont la possibilité de dissimuler des programmes de grande ampleur. Et le TNP reste suffisamment permissif pour permettre à un Etat de chercher à se doter des différents composants d'une arme nucléaire sans violer pour autant ses obligations juridiques. Les pays occidentaux se doivent, en tout état de cause, d'être exemplaires au regard du protocole additionnel de l'AIEA. Or, les Etats-Unis ne l'ont ratifié que depuis peu et certains Etats européens ne l'ont pas encore fait.

À la suite de l'exposé de M. Bruno Tertrais, M. Xavier de Villepin a évoqué les interrogations qui subsistent après la mise en cause, au Pakistan, du docteur Abdul Qadeer Khan. Alors même que toute l'étendue de ses activités reste encore mal connue, il semble avoir reçu le pardon du Président Musharraf. Parallèlement, les Etats-Unis ont accordé au Pakistan le statut de « meilleur allié hors OTAN », et paraissent ainsi faire preuve d'une relative complaisance à l'égard d'un pays impliqué dans la prolifération nucléaire.

M. Xavier de Villepin a également évoqué les difficultés rencontrées par l'AIEA en Iran, des indices sérieux permettant de douter que Téhéran ait déclaré l'ensemble de ses activités nucléaires, comme l'a récemment rappelé le Président de la République. Il a souhaité savoir comment la communauté internationale pourrait progresser dans le traitement de cette crise et s'est demandé si, dans la classe politique iranienne, les « réformateurs » n'appuyaient pas, tout autant que les « conservateurs », le programme nucléaire.

Enfin, M. Xavier de Villepin s'est déclaré dubitatif sur le risque de voir le Brésil conduire un programme nucléaire contrevenant à ses engagements, compte tenu de la solide assise démocratique de ce pays.

M. Jean François-Poncet a observé qu'il y a quelques années encore, la liste des Etats susceptibles de se doter de l'arme nucléaire était beaucoup plus longue qu'aujourd'hui et qu'elle comprenait des pays tels que l'Afrique du Sud ou l'Argentine. Tout en reconnaissant le caractère inquiétant des récentes crises en matière de prolifération, il a souligné les avancées effectuées et s'est demandé si, sur une longue période, elles ne l'emportaient pas sur les reculs du régime de non-prolifération.

M. Jean François-Poncet a également estimé que de tous les pays impliqués dans la prolifération, l'Iran était certainement celui dont la détermination et les moyens étaient les plus importants, mais aussi celui dont l'accession au rang de puissance nucléaire serait la plus déstabilisatrice, tant par le poids qu'en retirerait la communauté chiite que par les incidences sur l'ensemble de la région du golfe persique.

S'agissant de l'Inde et du Pakistan, M. Jean François-Poncet s'est demandé si leur accession à la capacité nucléaire militaire ne les avait pas incités à une plus grande retenue dans leurs relations conflictuelles.

M. André Dulait, président, a interrogé M. Bruno Tertrais sur la situation de la Syrie au regard de la prolifération nucléaire. Il a par ailleurs évoqué les perspectives de mise au point d'armes nucléaires miniaturisées, en se demandant si cette évolution n'affaiblirait pas la dissuasion, ajoutant au risque de prolifération celui de l'emploi des armes nucléaires.

Mme Hélène Luc s'est inquiétée des conséquences, pour la prolifération, des projets de mise au point par les Etats-Unis d'armes nucléaires de faible puissance. Elle a également évoqué les risques résultant d'un contrôle insuffisant des arsenaux nucléaires, citant sur ce point les difficultés apparues après l'éclatement de l'Union soviétique.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga a demandé des précisions sur les motivations du programme nucléaire militaire israélien.

Mme Maryse Bergé-Lavigne a estimé que la politique de puissance des Etats-Unis encourageait la prolifération nucléaire, certains régimes pouvant être tentés de se doter de capacités nucléaires militaires pour se protéger. Elle s'est par ailleurs interrogée sur l'équité d'un système international qui reconnaît à certains Etats seulement le droit de posséder l'arme nucléaire.

En réponse à ces différentes interventions, M. Bruno Tertrais a apporté les précisions suivantes :

- le traitement de l'affaire Khan a constitué un exemple édifiant de « realpolitik », les Etats-Unis ayant été amenés, entre deux maux, à choisir le moindre, le Pakistan constituant pour l'heure un allié fondamental dont ils ne peuvent se passer ;

- il est probable que le Président Musharraf, lors de son accession au pouvoir, avait connaissance des diverses implications du Pakistan dans la prolifération nucléaire, mais il n'en a probablement pas été leur instigateur ; s'il a laissé se poursuivre les relations avec la Corée du Nord, sur la base d'un échange entre technologies nucléaires et balistiques, il a veillé à la sécurisation des armes nucléaires pakistanaises et il a assigné Abdul Qadeer Khan à résidence dès 2001 ;

- l'Iran semble aujourd'hui chercher à gagner du temps ; des concessions ont été obtenues mais on découvre également au fil des semaines de nouveaux manquements à ses obligations ; l'AIEA joue de ce point de vue un rôle extrêmement utile puisqu'elle a mis à jour un grand nombre d'activités non déclarées ; elle dispose de surcroît d'une incontestable légitimité qui en fait le meilleur interlocuteur possible dans les négociations avec l'Iran alors qu'aucun dialogue n'aurait pu être directement engagé avec les Etats-Unis sur cette question ;

- alors que les services de renseignement occidentaux ont sur-évalué la situation de l'Irak à propos des armes de destruction massive, ils ont au contraire sous-évalué celle de la Libye et de l'Iran ; les opposants iraniens qui ont fourni des informations d'excellente qualité permettant de révéler l'ampleur des activités clandestines menées par Téhéran ;

- on trouve en Iran des partisans du programme nucléaire militaire dans l'ensemble des tendances politiques, que ce soit parmi les réformateurs proches du Président Khatami, parmi les conservateurs incarnés par le Conseil des Gardiens ou encore parmi les proches de l'ancien Président Rafsandjani ;

- une éventuelle bombe nucléaire iranienne serait avant tout une bombe nationale, une « bombe persane » bien plus qu'une « bombe chiite » ; il en va de même de la bombe pakistanaise, construite en fonction d'impératifs nationaux, et qui ne deviendrait une « bombe islamique » qu'en cas d'évolution du pays vers un régime islamiste radical ;

- il est vrai que la liste des pays susceptibles d'acquérir l'arme nucléaire est aujourd'hui plus réduite qu'il y a trente ans ; l'Afrique du Sud constitue l'unique exemple d'un pays qui s'est doté par lui-même de capacités nucléaires et qui y a renoncé volontairement (aucun autre pays ayant conduit un programme national d'acquisition n'a renoncé à l'arme nucléaire une fois celle-ci réalisée) ; la conclusion du traité de non-prolifération, en 1968, a permis d'éviter le pire, mais par rapport à il y a trente ans, on compte aujourd'hui trois puissances nucléaires supplémentaires et le TNP n'a jamais été aussi menacé, en raison du retrait nord-coréen ;

- la seule possibilité de contenir le programme nucléaire de l'Iran consiste, pour les Européens, à « mettre le marché en main » aux Iraniens en montrant clairement le choix qui s'offre à eux ; soit ils optent pour des relations normales avec l'Europe et un partenariat économique et commercial, en renonçant totalement au nucléaire militaire, soit ils persistent dans leurs projets et s'engagent sur la voie d'un isolement international durable ;

- l'effet stabilisateur de l'atome s'est vérifié entre l'Inde et le Pakistan mais la situation n'est pas pour autant exempte de risques, qu'il s'agisse d'un brutal accès de tension ou d'une crise provoquée par une mauvaise compréhension des intentions du pays voisin ; en tout état de cause, le risque potentielconstitué par la prolifération est bien supérieur aux avantages possibles en termes de stabilité régionale ;

- on peut raisonnablement penser que la Syrie n'a guère intérêt à développer un programme nucléaire qui susciterait des mesures de rétorsion israéliennes ; certains analystes considèrent cependant qu'aucune certitude ne peut être obtenue s'agissant d'un tel régime, comme en témoigne son implication dans le terrorisme ;

- le débat actuel sur la miniaturisation des armes nucléaires est en grande partie artificiel puisque les Etats-Unis possèdent depuis longtemps des armes nucléaires de faible puissance ; la question est aujourd'hui de savoir s'il est opportun de lancer la conception de nouvelles armes de ce type ; pour autant, la doctrine nucléaire américaine, formalisée dans la Nuclear Posture Review de janvier 2002, reste une doctrine fondée sur la dissuasion ; par ailleurs, le consensus international est aujourd'hui de plus en plus fort, y compris au sein des nouveaux états dotés de l'arme nucléaire, pour considérer que cette dernière doit demeurer dédiée à la dissuasion ; on peut en revanche critiquer les Etats-Unis d'avoir affiché des perspectives de modernisation de leur arsenal nucléaire à l'horizon 2040, une échéance aussi éloignée créant des doutes sur leur volonté de poursuivre l'objectif de désarmement nucléaire ;

- si l'on peut aujourd'hui considérer que la sécurité des dépôts d'armes nucléaires est bien assurée en Russie, il n'en va pas de même pour le contrôle des matières fissiles ; c'est sur ce point que réside le risque le plus fort de transfert illégal vers d'autres pays ou vers des entités non étatiques ;

- le Brésil semble moins animé du désir de se doter de l'arme nucléaire que de la volonté de ne se fermer aucune option en tant que puissance ; la nature démocratique d'un régime n'est pas une garantie du renoncement au nucléaire, comme l'ont prouvé plusieurs des pays qui se sont dotés de l'arme nucléaire ; de ce point de vue, une évolution de l'Iran vers la démocratie ne modifierait pas fondamentalement son attitude face au nucléaire militaire ;

- Israël a développé l'arme nucléaire pour se prémunir face à une attaque conventionnelle des pays arabes qui mettrait en cause son existence même ; une telle menace apparaît aujourd'hui dépassée ; mais l'arme nucléaire israélienne répond également à la menace constituée par les missiles balistiques potentiellement porteurs de charges biologiques ou chimiques ; sans doute a-t-elle dissuadé Saddam Hussein, lors de la première guerre du Golfe, d'armer les missiles Scud lancés sur Israël d'ogives chimiques ou biologiques ; aujourd'hui, cette dissuasion est justifiée face à des pays tels que l'Iran, qui possède la capacité d'atteindre Israël avec des missiles balistiques, qui conduit des activités nucléaires militaires et qui se refuse à reconnaître l'Etat d'Israël ; l'arme nucléaire constitue donc pour Israël une « assurance-vie » tant que son existence n'est pas reconnue par tous les Etats de la région ; le nucléaire israélien est plus souvent un prétexte qu'une motivation profonde pour les pays arabes qui s'engagent dans des programmes d'armes de destruction massive ;

- quelle que soit l'opinion que l'on porte sur la politique américaine, force est de constater que la puissance militaire conventionnelle sur laquelle elle s'appuie est un facteur de prolifération ; plusieurs pays avaientconsidéré, après la première guerre du Golfe, que l'on ne pouvait affronter les Etats-Unis sans posséder l'arme nucléaire ; ce raisonnement est toujours pertinent aujourd'hui, et même peut-être encore davantage ;

- le traité de non-prolifération est un instrument imparfait qui a gelé une situation de fait constatée au moment de sa conclusion ; de ce traité on peut dire, comme pour la démocratie, qu'il est le pire des régimes à l'exception de tous les autres ; le TNP ne crée pas de droits inégaux selon les pays non nucléaires ; à l'exception des cinq puissances nucléaires reconnues et des trois pays qui n'ont pas adhéré au TNP, tous les autres pays du monde ont renoncé volontairement à l'arme nucléaire ; il s'agit aujourd'hui de faire respecter cet engagement.

Mercredi 28 avril 2004

- Présidence de M. André Dulait, président -

Situation internationale - Echange de vues avec S. Exc. M. Howard H. Leach, ambassadeur des Etats-Unis en France

La commission, élargie aux membres du groupe interparlementaire d'amitié France-Etats-Unis, a procédé, avec S. Exc. M. Howard H. Leach, ambassadeur des Etats-Unis en France, à un échange de vues sur la situation internationale.

Après l'exposé introductif de l'ambassadeur des Etats-Unis, un débat s'est instauré avec les sénateurs, au cours duquel sont intervenus, outre M. André Dulait, président, MM. Guy Penne, Xavier de Villepin, Mmes Danielle Bidard-Reydet, Monique Cerisier-ben Guiga, MM. Didier Boulaud, Jean François-Poncet et Paul Girod, président du groupe interparlementaire France-Etats-Unis.