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Mercredi 4 avril 2001

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Affaires étrangères - Evolution de l'Asie centrale - Audition de M. Olivier Roy, directeur de recherches au CNRS et conseiller au Centre d'analyses et de prévisions du ministère des affaires étrangères

La commission a procédé à l'audition de M. Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS et conseiller au Centre d'analyses et de prévisions du ministère des affaires étrangères, sur l'évolution de l'Asie centrale.

M. Olivier Roy a tout d'abord évoqué la situation intérieure de l'Ouzbékistan et du Kazakhstan. Dans ces deux pays, comme dans l'ensemble de l'Asie centrale, on constate une évolution autoritaire des régimes en place, autour du Président, de sa famille et de son clan. Au Kazakhstan, même si les opposants ont vu leurs possibilités d'expression réduites, un espace de liberté politique demeure ; ainsi, plusieurs titres de journaux sont publiés et une élite intellectuelle, notamment russophone, occupe une place encore importante. En Ouzbékistan, l'attentat commis contre le Président Karimov, et attribué aux islamistes, a été l'occasion d'une répression contre l'ensemble des opposants, islamistes, nationalistes ou démocrates. M. Olivier Roy a indiqué que l'Ouzbékistan était confronté aux menées déstabilisatrices du Mouvement islamique d'Ouzbékistan ; quelque 1.500 combattants, en provenance d'Afghanistan, avaient ainsi réussi à s'infiltrer à deux reprises dans le courant des étés 1999 et 2000, vraisemblablement grâce à la bienveillante indifférence des gardes-frontières russes. Ces combattants disposent d'une base sociale dans la vallée du Ferghana, région la plus peuplée d'Ouzbékistan, qui se perçoit comme le coeur historique du pays et souffre de faible représentation au sein des instances du pouvoir. M. Olivier Roy a ensuite relevé qu'un nouveau mouvement, le " Parti de la libération ", touchait désormais la jeunesse éduquée et sans emploi. Basé à Londres, ce mouvement revendique la restauration du Califat ; non violent, il donne peu de prise à la répression. Par ailleurs, a estimé M. Olivier Roy, si les régimes présidentiels ouzbek et kazakh ne sont pas réellement démocratiques, ils apparaissent relativement stables ; l'appareil d'Etat y demeure efficace, en particulier en Ouzbékistan, malgré une corruption latente.

M. Olivier Roy a ensuite abordé la situation économique. Après les réformes brutales engagées sous l'égide du FMI entre 1994 et 1995, les évolutions sont aujourd'hui beaucoup plus lentes. Cependant, au Kazakhstan, l'économie continue de se développer, en particulier grâce à la présence d'opérateurs variés. L'Ouzbékistan paraît beaucoup moins ouvert à l'économie internationale, sa monnaie n'étant pas convertible. La privatisation des terres s'est traduite par la reconstitution de grands domaines fonciers. Le retrait récent du FMI de l'Ouzbékistan a par ailleurs aggravé la désaffection des investisseurs. Le ministère des finances français, pour sa part, ne cautionne plus les crédits à destination de l'Ouzbékistan, au regret de nos investisseurs sur place, qui souhaiteraient une plus grande souplesse. M. Olivier Roy a insisté sur la différence entre les situations économiques de l'Ouzbékistan ou du Kazakhstan d'une part, et du Kirghizistan ou du Turkménistan d'autre part, où elles sont plus dégradées.

Abordant les relations mutuelles des pays d'Asie centrale, M. Olivier Roy a relevé que les tensions avaient fortement augmenté en raison d'un nationalisme toujours plus présent et qui a tendance à se construire contre le voisin. Plusieurs incidents ont traduit ces tensions, comme le contrôle tatillon des visas aux frontières respectives, les coupures temporaires de liaisons téléphoniques, de réseaux d'approvisionnement en gaz ou en eau. Compte tenu des fortes interdépendances entre ces pays, cette matérialisation des frontières ne peut qu'affecter négativement les économies locales. Avec la Russie, les relations paraissent avoir évolué sensiblement depuis l'arrivée de Vladimir Poutine. La Russie a pris acte des indépendances des pays d'Asie centrale et ne développe plus une vision impériale, basée sur des relations de force. Toutefois, la Russie persiste à instrumentaliser la menace islamique pour continuer d'assurer la sécurité collective en Asie centrale malgré un engagement militaire relativement faible. Les Russes se posent de plus en plus en partenaires économiques même s'ils privilégient les investissements à court terme.

Abordant enfin la politique française en Asie centrale, M. Oliver Roy a regretté que la France ne dispose pas de représentation diplomatique ou consulaire au Tadjikistan et au Kirghistan. Il a également regretté la politique restrictive du ministère de l'économie et des finances vis-à-vis de certains pays de la région, handicapant plus spécifiquement les petites et moyennes entreprises françaises.

A la suite de l'exposé de M. Olivier Roy, M. Robert Del Picchia a souhaité savoir quelle était la position de l'Ouzbékistan vis-à-vis des Talibans. M. Olivier Roy a précisé que le mouvement des Talibans, qui présentait à la fois un caractère religieux et nationaliste, n'avait pas d'objectif révolutionnaire, même s'il manifestait sa solidarité avec les groupes tels que le Mouvement islamique d'Ouzbékistan (MIO). Les autorités de Tachkent, a-t-il ajouté, ont engagé des négociations avec l'Afghanistan, afin de neutraliser le MIO ; les frontières entre les deux pays sont actuellement bien surveillées mais les infiltrations d'éléments armés en Ouzbékistan se produisent en fait à partir du Tadjikistan, dont les frontières sont pourtant contrôlées par les forces russes.

M. Pierre Biarnès s'est inquiété, à la lumière de l'expérience postcoloniale des pays africains, de la montée des nationalismes en Asie centrale. Il s'est interrogé sur les perspectives de rivalités russo-américaines dans la région, ainsi que sur la menace que pouvait représenter le fondamentalisme. Il a souhaité, en outre, obtenir des précisions sur le rôle du " groupe de Shanghai ". M. Olivier Roy a d'abord évoqué le repli relatif des Etats-Unis en Asie centrale en relevant que les compagnies américaines tendaient aujourd'hui à considérer tout interventionnisme politique de Washington davantage comme un handicap que comme un atout. Il a indiqué à cet égard que le projet de construction d'un oléoduc entre Bakou et Ceyhan, défendu par les Américains pour des raisons d'ordre géopolitique, ne répondait pas réellement à une nécessité économique. Il a relevé, en effet, que les voies actuelles d'acheminement des hydrocarbures devraient permettre de répondre aux besoins jusqu'en 2010. Les sociétés américaines, a-t-il poursuivi, plaident pour une position plus pragmatique de leur gouvernement, notamment vis-à-vis de l'Iran. M. Olivier Roy a, par ailleurs, rappelé que le groupe de Shanghai qui réunissait la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizistan, avait pour vocation de résoudre les contentieux frontaliers entre ses membres, mais qu'il ne partageait pas la même perception de la menace islamiste. Ainsi la Chine ne juge pas, jusqu'à présent, le fondamentalisme musulman comme un véritable danger. Il a enfin estimé que si les mouvements radicaux islamiques obéissaient souvent à des influences communes, ils n'étaient pas parvenus, à ce jour, à se fédérer.

M. Hubert Durand-Chastel, après avoir fait état de la récente découverte de gisements pétroliers à l'est du Kazakhstan, s'est interrogé sur le projet de construction d'un pipeline traversant la Chine pour aboutir à l'Océan Pacifique. M. Olivier Roy a indiqué que ce projet, qui pourrait aboutir à l'horizon 2030, supposait d'importants financements qui devraient être apportés par plusieurs pays. Il a noté que les accords préliminaires avaient déjà été signés entre la Chine et les autorités d'Astana, et que les Japonais avaient construit un premier segment destiné à relier Almaty et le Sin-Kiang. A M. Christian de La Malène qui s'inquiétait des conditions dans lesquelles la sécurité des oléoducs était assurée compte tenu de la situation souvent instable des pays traversés, M. Olivier Roy a fait observer que l'expérience démontrait que la sécurité des pipelines dans des régions souvent troublées, notamment en Irak ou en Algérie, ne posait pas de problème particulier.

M. Xavier de Villepin, président, s'est interrogé, pour sa part, sur le rôle de l'opposition kazaque ou ouzbèque, notamment au sein du Parlement. Il a également souhaité obtenir des précisions sur le rôle des gardes-frontières russes présents au Tadjikistan. Il a enfin demandé à M. Olivier Roy son sentiment sur les prochaines échéances électorales en Iran, ainsi que sur l'évolution de l'Islam politique en général. M. Olivier Roy a précisé en premier lieu que faute d'une véritable culture démocratique, les pays d'Asie centrale ne connaissaient pas de mouvement d'opposition parlementaire crédibles. Il a relevé que, même si la Russie n'avait pas une vision stratégique d'ensemble pour l'Asie centrale, la présence de forces russes, en particulier au Tadjikistan, permettait de maintenir son influence dans la région. Il a rappelé, à cet égard, que les autorités de Douchambé, qui considéraient aujourd'hui les Ouzbeks d'origine comme le principal facteur de risque pour la stabilité de leur pays, aspiraient au maintien d'une forte présence russe. Il a observé, à propos des élections présidentielles iraniennes, que le Président Khatami, qui serait de nouveau candidat, l'emporterait sans doute en raison de son opposition aux forces conservatrices, qui suscitaient une large hostilité au sein de la population. Il a souligné, par ailleurs, que le fondamentalisme ne représentait pas réellement une menace stratégique et que le facteur islamique avait plutôt eu tendance à exacerber les conflits qui présentaient avant tout un caractère nationaliste et ethnique. Enfin, il a noté que les trafics de drogue étaient liés à des réseaux afghano-pakistanais et que l'éradication de la culture de l'opium, mise en oeuvre par les Talibans, soulevait la question, difficile, du développement des cultures de substitution nécessaires à l'économie du monde paysan.