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Mercredi 9 janvier 2002

- Présidence de M. Xavier de Villepin, président -

Situation dans l'Afrique des Grands Lacs - Audition de Mme Fabienne Hara, chercheur à l'International crisis group (ICG)

La commission a entendu Mme Fabienne Hara, chercheur à l'International crisis group (ICG), sur la situation dans l'Afrique des Grands Lacs.

Mme Fabienne Hara
a d'abord présenté l'ICG comme une organisation non gouvernementale, destinée à favoriser la prévention et la résolution des conflits à travers le monde, grâce à la présence d'experts sur le terrain et la diffusion de rapports identifiant des solutions possibles pour régler les crises, afin de mobiliser la communauté internationale.

Relevant que l'Afrique centrale concentrait un ensemble de conflits complexes qui impliquaient près de la moitié des pays d'Afrique subsaharienne, Mme Fabienne Hara a alors rappelé l'historique de la montée des tensions en République démocratique du Congo (RDC), au Burundi et au Rwanda. Elle a évoqué les quatre conflits qui s'étaient déroulés depuis la fin des années 80 : la guerre conduite en Ouganda et gagnée par le Président Museweni en 1986, le conflit du Rwanda remporté par le Front patriotique rwandais (FPR) en 1994, la première guerre du Congo qui avait réuni une coalition régionale de grande ampleur contre le pouvoir en place à Kinshasa et s'était soldée en 1997 par la chute du régime de Mobutu, la deuxième guerre du Congo dite guerre « de rectification », menée par le Rwanda et l'Ouganda, afin de mettre un terme au régime de Laurent-Désiré Kabila, dont les orientations avaient déçu ses parrains initiaux. Cette coalition n'avait cependant pas résisté aux divergences liées à la gestion des ressources, ainsi qu'aux rivalités entre ambitions hégémoniques. Les conflits, dans la région des Grands Lacs, a poursuivi Mme Fabienne Hara, se sont caractérisés par un degré exacerbé de violence, des difficultés liées au partage du pouvoir entre majorité et minorité ethniques et enfin une dimension souvent extra-territoriale des crises qui s'y déroulaient, perçues comme l'exportation de conflits internes aux voisins de la RDC. Si le pouvoir dans les Etats voisins (Rwanda, Burundi) est excessivement centralisé, par contraste la guerre en RDC trouve cependant son origine dans la déliquescence totale des institutions étatiques.

Le processus de paix mis en place par l'accord de Lusaka d'août 1999 reposait, a indiqué Mme Fabienne Hara, sur trois piliers : le dialogue intercongolais réunissant quatre composantes -le gouvernement, la rébellion armée, l'opposition non armée, la société civile-, le désarmement des groupes armés opérant sur le territoire de la RDC à travers la coopération régionale, l'établissement d'une force internationale sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations unies afin de superviser l'application de l'accord. S'il a permis la stabilisation du front conventionnel, l'accord de Lusaka a cependant rencontré de nombreux blocages liés au refus de Laurent-Désiré Kabila d'accepter un véritable partage du pouvoir ainsi que le désarmement des groupes hutus sur le territoire congolais. L'arrivée au pouvoir du Président Joseph Kabila s'est traduite par un infléchissement très significatif de la position congolaise : accord pour la mise en place d'une force internationale, ouverture du dialogue intercongolais, négociations sur le désarmement des groupes hutus avec le gouvernement rwandais. Les nouvelles autorités de Kinshasa ont ainsi accepté de considérer l'accord de Lusaka comme la base du processus de paix dans la région. Elles ont reçu en conséquence le soutien de la communauté internationale.

Le dialogue intercongolais, a poursuivi Mme Fabienne Hara, dont les prémices ont été posées à Gaborone en août 2001, a cependant été marqué par l'échec de la réunion d'Addis-Abeba d'octobre dernier entre les différentes parties en présence. Selon Mme Fabienne Hara l'effort de médiation africain n'a pas permis de favoriser le rapprochement préalable entre les acteurs du conflit -ce qui aurait favorisé une issue positive à cette rencontre. Par ailleurs, l'accord de Lusaka avait pour objectif implicite l'éviction de Laurent-Désiré Kabila et la légitimation des mouvements d'opposition. Or, dans la mesure où ces deux buts sont désormais acquis, on peut s'interroger sur le contenu à venir du dialogue intercongolais. En outre, tous les acteurs du conflit sont dépendants de leurs parrains, dont aucun ne cherche en fait à favoriser la construction d'un Etat fort au Congo. Les pays voisins n'ont en effet pas satisfait leurs objectifs de guerre, qu'ils soient sécuritaires ou économiques. La présence de leurs forces sur le territoire congolais représente également une « assurance-vie » pour plusieurs de ces régimes bientôt confrontés à des échéances électorales ; ainsi, l'éventualité d'un rapatriement des militaires hutus, aujourd'hui intégrés au sein de l'armée patriotique rwandaise, constitue un risque évident pour les autorités tutsies de Kigali. Enfin, le Rwanda et l'Ouganda ont intérêt à régler sur un territoire tiers les tensions qui les opposent.

La question de la présence de forces étrangères sur le sol congolais, comme l'a souligné Mme Fabienne Hara, apparaît ainsi loin d'être résolue. Le pouvoir en place à Kinshasa refuse d'engager véritablement le dialogue avec l'opposition en l'absence d'un retrait des troupes étrangères, tandis que le Rwanda refuse de se retirer du Congo tant qu'il n'a pas obtenu la garantie politique que le gouvernement de Kinshasa intégrera les différentes composantes de l'opposition. Elle a estimé que la paix dans la région supposait qu'une solution soit trouvée dans la région-clé du Kivu. En effet, dans un contexte général d'érosion du pouvoir central et d'autonomisation de nombreuses zones territoriales, le Kivu a développé une tradition insurrectionnelle. En particulier, les maquis de résistance à l'occupation rwandaise, animés par les Mayi-Mayi, ont pris de l'ampleur depuis le début de la deuxième guerre du Congo. Le pouvoir congolais cherche à bénéficier de la légitimité acquise par ces mouvements, sans toutefois disposer d'aucun moyen d'action sur eux.

Mme Fabienne Hara a estimé que la communauté internationale s'était très peu impliquée dans le conflit de la région des Grands Lacs, compte tenu de la complexité de la crise et de la difficulté de prendre parti pour l'un ou l'autre des acteurs. Les pays occidentaux n'ont donc pas montré de détermination suffisante pour transformer l'accord de Lusaka en accord de paix durable. Ils n'ont pas davantage manifesté la volonté d'appliquer les sanctions. Quant à la force internationale mise en place sous les auspices des Nations unies, la mission des Nations unies au Congo (MONUC), son mandat comme ses effectifs apparaissent très limités. En outre, les différents aspects du processus de paix souffrent d'une absence de coordination. Certaines initiatives, a poursuivi Mme Fabienne Hara, ont été bloquées par les divergences entre la France, d'une part, qui a rencontré certaines difficultés à normaliser ses relations avec le pouvoir de Kigali et le Royaume-Uni, d'autre part, beaucoup plus favorable au Rwanda.

Mme Fabienne Hara a souligné les risques du statu-quo, qui pouvait en effet entraîner la partition -déjà effective pour certains territoires- du Congo, favoriser la multiplication des sous-conflits, et même ouvrir un champ propice au terrorisme, compte tenu de la faiblesse des structures étatiques. D'ores et déjà, a-t-elle déjà ajouté à cet égard, des contacts avaient été pris entre Al Qaida et des trafiquants de diamants opérant au Congo. Les objectifs du dialogue intercongolais doivent être définis sur de nouvelles bases : l'élaboration de principes constitutionnels destinés à favoriser la transition politique, la reconstruction administrative de l'Etat, la recomposition de l'armée. En outre, Mme Fabienne Hara a jugé nécessaire que soient mis en place un gouvernement de transition et un processus électoral. Les négociations, a-t-elle poursuivi, doivent se dérouler au niveau international, local et régional. Il serait opportun qu'un envoyé spécial des Nations unies permette de rapprocher les positions des gouvernements congolais et rwandais. Mme Fabienne Hara a approuvé la proposition française d'une conférence régionale dont la préparation susciterait en effet un processus positif dont les jalons pourraient être la signature d'un pacte de non-agression entre les pays, l'affirmation de la libre circulation des personnes et le soutien à la formation d'une véritable armée congolaise à même d'assurer la sécurité sur le territoire.

Mme Fabienne Hara a ensuite répondu aux questions des membres de la commission.

Mme Paulette Brisepierre s'est inquiétée d'une éventuelle confusion pouvant surgir chez les décideurs politiques entre la situation prévalant au Congo-Brazzaville et celle qui vient d'être décrite pour le Congo-Kinshasa. A l'issue d'un déplacement effectué au mois d'octobre 2001 dans ces deux pays, elle a constaté l'apaisement sécuritaire et la reprise des investissements qui prévaut à Brazzaville même, et plus largement, dans tout le pays. En revanche, la situation à Kinshasa est marquée par une nette dégradation de la sécurité, entretenue essentiellement par les soldats de l'armée régulière, qui ne sont pas payés.

M. Didier Boulaud s'est interrogé sur la position des diplomaties américaine et russe vis-à-vis de la RDC.

M. Robert Del Picchia a souligné qu'un élément commun prévalait dans toutes les régions de la RDC, consistant en un pillage méthodique de toutes les ressources minières du pays par les multiples forces armées d'origines diverses qui y sont présentes. Il a insisté sur la nécessité pour la France de soutenir la RDC dans son difficile chemin vers un retour à une certaine stabilité, ne serait-ce que parce qu'il s'agit du deuxième pays francophone au monde par le nombre d'habitants. Il a regretté la position britannique consistant à aider unilatéralement le Rwanda et l'Ouganda au prétexte que ces pays auraient procédé au désarmement des différentes milices qu'ils entretiennent à l'extérieur de leurs frontières, alors que la RDC manque non pas de volonté, mais de moyens pour effectuer un désarmement identique. Il a également regretté que l'embargo décrété sur la fourniture d'armes par l'Union européenne pèse uniquement sur la RDC et n'implique ni le Rwanda ni l'Ouganda. Enfin, il a souhaité savoir si la prochaine conférence sur la réconciliation intercongolaise, prévue à Durban, se tiendrait effectivement.

M. Xavier de Villepin, président, s'est interrogé sur l'image que la France avait dans les différents pays de la région, et de ce qu'il fallait raisonnablement attendre du voyage commun que les deux ministres français et britannique des affaires étrangères doivent prochainement y effectuer. Il a estimé inévitable que les réseaux terroristes internationaux, dont le réseau Al Qaida, prennent pied en RDC, comme d'ailleurs en Somalie, puisqu'il s'agit de « non-Etats » ne pouvant opposer aucune résistance à leurs infiltrations. Il a craint que les prochaines échéances électorales ne soient de nature à fragiliser l'incontestable redressement du Congo-Brazzville.

En réponse, Mme Fabienne Hara a apporté les précisions suivantes :

- s'agissant du Congo-Brazzaville, s'il est indéniable que la situation y est meilleure qu'au Congo-Kinshasa, il ne faut pas se dissimuler que la démocratie est loin d'y être assurée, et que les séquelles de la récente guerre civile mettront du temps à s'estomper ;

- la diplomatie américaine a apporté un appui marqué aux efforts de médiation qui ont été conduits par les anciens Présidents Julius Nyerere et Nelson Mandela au Burundi. Ce pays a reçu de nombreux appuis internationaux, car on y craignait l'éclatement d'une crise sanglante identique à celle qui a déchiré le Rwanda en 1994 ; l'accord d'Arusha conclu en août 2000 sur le Burundi prévoit la mise en place, dans ce pays, d'un gouvernement de transition de trois ans, confié pendant dix-huit mois à l'actuel Président Buyoya, et durant les dix-huit mois suivants, à son vice-président hutu ; cette stabilisation du pays semble en bonne voie de réalisation, même si différents groupes armés n'y ont pas été associés. L'accord-cadre d'Arusha a en effet été confirmé en juillet 2001 par un nouvel accord précisant les modalités de la transition. Outre le partage temporel du pouvoir présidentiel entre Tutsis et Hutus, une Assemblée nationale de transition a été mise en place, le principe de la création d'un Sénat a été retenu et de nombreux signes positifs sont apparus. De plus, de nombreux hommes politiques sont revenus d'exil pour participer à ce processus de transition ;

- la diplomatie américaine était, du temps de l'administration Clinton, très favorable au Rwanda, en partie du fait d'un sentiment de culpabilité découlant du génocide de 1994. Mais l'administration Bush s'est, elle, dégagée de cet appui unilatéral et soutient maintenant les efforts de Joseph Kabila pour stabiliser son pays, ce qui constitue un infléchissement vers la position française ;

- au président Xavier de Villepin, qui s'inquiétait de l'option prise par certains pays en faveur d'une partition de la RDC, Mme Fabienne Hara a précisé qu'une telle partition avait bien été envisagée, mais que ses conséquences désastreuses pour la stabilité de l'ensemble du continent africain étaient vite apparues. En effet, chacun sait que les frontières prévalant sur ce continent sont fragiles et contestées ; c'est pourquoi la doctrine de leur intangibilité est largement acceptée. Il est indéniable, en revanche, qu'on semble s'orienter vers un fédéralisme de droit ou de fait, qui pérenniserait des zones d'influences étrangères sur le territoire de la RDC ;

- la Russie ne semble pas avoir d'influence directe sur la situation en RDC, mais la présence d'hommes d'affaires russes -parfois d'anciens militaires- s'intéressant à l'exploitation minière est avérée en Angola ;

- le Président Ougandais Musévéni a élaboré, postérieurement à son accession au pouvoir en 1986, un vaste plan de développement régional passant par la création de grandes infrastructures de communications, par une intégration économique régionale et par la mise en valeur du fleuve Congo ; ce dernier point est d'ailleurs en projet depuis la colonisation, par les Belges, à la fin du XIXe siècle. Les deux guerres du Congo visaient notamment à développer cette intégration régionale. La mise en valeur économique des multiples potentialités de la RDC est donc un élément déterminant d'un éventuel règlement politique du conflit qui y sévit. A l'heure actuelle, les ressources tirées de l'exploitation des différentes richesses de la RDC bénéficient notamment au Rwanda, à l'Ouganda et au Zimbabwe qui peuvent ainsi s'abstraire des exigences internationales visant à une démocratisation qui conditionne l'aide financière extérieure. Mais la création en RDC d'un éventuel Etat fédéral suscitera inévitablement des tensions en matière de répartition des ressources entre la capitale et les régions ;

- un récent rapport de l'ONU sur les ressources de la RDC préconise à cet égard la mise en place d'une commission de révision des accords commerciaux conclus sous les présidences du maréchal Mobutu et de Laurent-Désiré Kabila. La réunion d'une telle commission est en effet un élément déterminant pour la réussite d'un éventuel accord politique en RDC. Quant à la Conférence de Durban sur le dialogue intercongolais, il est probable qu'elle soit réunie, mais après les prochaines échéances électorales prévues au Zimbabwe et en Angola ;

- l'image de la France au Rwanda était, encore récemment, celle d'un pays hostile au nouveau gouvernement constitué par le général Kagamé. Cependant, des élites apparaissent dans ce pays, qui estiment nécessaire de se rapprocher de la France ;

- depuis la création en Grande-Bretagne d'un ministère chargé de la coopération, dirigé par Mme Clare Short, l'action britannique a été dirigée vers quelques pays ciblés comme le Rwanda ou la Sierra Leone, avec comme objectif prioritaire la lutte contre la pauvreté. Dans cette perspective, une certaine considération est donnée aux soucis de sécurité des gouvernements. Cependant, le prochain voyage conjoint des ministres britannique et français des affaires étrangères en Afrique centrale est sans doute la marque de la volonté de convergence franco-britannique.

En conclusion, Mme Fabienne Hara s'est déclarée relativement optimiste sur la possibilité de conclusion d'un accord politique en RDC à condition que la communauté internationale, notamment à travers l'ONU, s'en donne les moyens, notamment financiers, pour la reconstruction du pays et en mettant en place une véritable diplomatie de contacts, coordonnée et fondée sur un mandat précis. La présence avérée d'éléments du réseau Al Qaida à Kinshasa est un argument supplémentaire pour que la communauté internationale accomplisse cette démarche. En effet, tant qu'une structure étatique ne sera pas rétablie sous une forme ou une autre en RDC, cette « zone d'ombre » sera mise à profit par des trafiquants de toute nature pour se livrer à leurs activités délictueuses.