Sommaire

  • Mardi 3 février 2004 
    • Traités et conventions - Protocole au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Bulgarie, de la République d'Estonie, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la Roumanie, de la République slovaque et de la République de Slovénie - Examen du rapport
    • Nomination de rapporteurs
    • Affaires étrangères - Chypre - Audition de Son Exc. M. Minas Hadjimichael, Ambassadeur de la République de Chypre en France
    • Algérie - Enjeux des prochaines élections en Algérie - Audition de M. Benjamin Stora, professeur d'Histoire du Maghreb à l'Institut national des langues et civilisations orientales

Mardi 3 février 2004

- Présidence de M. André Dulait, président -

Traités et conventions - Protocole au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Bulgarie, de la République d'Estonie, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la Roumanie, de la République slovaque et de la République de Slovénie - Examen du rapport

La commission a procédé à l'examen du rapport de M. Xavier Pintat sur le projet de loi n° 189 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la ratification des protocoles au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Bulgarie, de la République d'Estonie, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la Roumanie, de la République slovaque et de la République de Slovénie.

M. Xavier Pintat, rapporteur, a rappelé que, dès la fin de la guerre froide, l'adhésion à l'OTAN était apparue comme l'une des priorités politiques fondamentales des pays de l'ancien bloc communiste, soucieux de tourner la page de plusieurs décennies de séparation du reste de l'Europe et d'obtenir une garantie solide de sécurité pour leur intégrité territoriale et leur indépendance. Les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Alliance atlantique avaient pris en 1994 une décision de principe favorable à l'élargissement en direction d'autres Etats démocratiques européens pouvant contribuer à la sécurité de la région euro-atlantique et dans le cadre d'un processus évolutif.

L'Acte fondateur signé en 1997 entre l'OTAN et la Russie a donné à cette dernière des assurances rendant plus acceptable à ses yeux un élargissement qui s'est limité, dans un premier temps, à l'entrée de la Hongrie, de la Pologne et de la République tchèque, effective depuis 1999.

L'OTAN s'étant prononcée en faveur d'étapes ultérieures, selon le principe de la « porte ouverte », les neuf pays candidats non retenus pour le premier cycle d'élargissement ont poursuivi leurs efforts en vue d'une adhésion future, dans le cadre d'un plan d'action faisant l'objet d'évaluations régulières. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 ont accéléré le processus, renforçant l'intérêt des Etats-Unis pour un élargissement ambitieux. Ils ont également effacé les traces des tensions apparues avec la Russie lors de la guerre du Kosovo, une nouvelle instance de coopération, le Conseil OTAN-Russie, étant créée en mai 2002.

C'est lors du sommet de Prague, en novembre 2002, que l'Alliance a décidé d'accueillir sept des neuf pays candidats : la Bulgarie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie.

M. Xavier Pintat, rapporteur, a estimé que ce deuxième cycle de l'élargissement de l'OTAN revêtait une forte portée symbolique, donnant sa pleine mesure au processus d'unification du continent européen engagé depuis une décennie, puisque la zone comprise entre l'Europe occidentale et la Russie sera pour une large part incluse dans l'Alliance atlantique. Il a rappelé que cet élargissement coïncidait également avec celui de l'Union européenne, les deux processus ayant suivi un cheminement parallèle. Il a observé que les trois quarts des pays de chacune des deux organisations seraient également membres de l'autre, cette « double appartenance » de la plupart des pays européens imposant nécessairement à ses yeux une bonne coordination entre l'OTAN et l'Union européenne.

Le rapporteur a estimé que l'élargissement de l'OTAN renforcerait incontestablement la stabilité et la sécurité du continent européen, dans la mesure où les nouveaux pays membres ont dû préalablement régler leurs litiges frontaliers et prendre des mesures appropriées à l'égard de leurs minorités ethniques. Leur inclusion dans l'Alliance ne pourra également qu'être bénéfique pour des pays voisins où subsistent des tensions, en particulier dans les Balkans. Enfin, avec l'élargissement, l'OTAN disposera de nouveaux points d'appui proches de certains théâtres de crise comme le Moyen-Orient.

M. Xavier Pintat, rapporteur, a évoqué les capacités de défense des sept nouveaux membres en soulignant que leur contribution à l'Alliance, aujourd'hui limitée, irait en progressant avec la mise en oeuvre et des adaptations découlant de l'élargissement. Il a précisé que la plupart des nouveaux entrants privilégient le renforcement de capacités spécifiques qui intéressent l'OTAN, telles que le déminage maritime ou terrestre et la défense nucléaire, biologique et chimique.

Il a rappelé que la France avait d'emblée soutenu le principe d'un élargissement aussi vaste que possible et qu'elle avait donc pleinement appuyé la décision du sommet de Prague.

S'agissant des étapes ultérieures, il a indiqué que les progrès réalisés par l'Albanie et la Macédoine, candidates de longue date, n'avaient pas encore été jugés suffisants pour envisager une adhésion. Il a évoqué les candidatures de la Croatie et de l'Ukraine.

M. Xavier Pintat, rapporteur, a ensuite replacé l'élargissement dans le contexte plus global des évolutions récentes de l'Alliance atlantique. Alors qu'elle était restée « l'arme au pied » durant quarante-cinq années, elle est entrée dans le domaine des opérations concrètes depuis 1995 et son intervention en Bosnie. Son concept stratégique, redéfini en 1999, inclut désormais parmi sa vocation les opérations de réponse aux crises ne relevant pas de la défense collective. Par ailleurs, l'engagement en Afghanistan a aboli toute limitation géographique aux interventions de l'OTAN. Enfin, la création d'une force de réaction déployable sous très faible préavis (NRF - Nato Response Force) et la réforme des structures de commandement visaient à transformer l'OTAN pour la doter de capacités plus souples et plus réactives.

M. Xavier Pintat, rapporteur, a souligné que la France avait pris une part active aux profondes évolutions intervenues à l'OTAN depuis une décennie. Elle a très fortement soutenu l'élargissement vers l'Est. Elle a participé à toutes les opérations militaires de l'OTAN, fournissant la troisième contribution en termes de volume de forces. Elle est également très impliquée dans une transformation de l'Alliance qui rejoint les principes ayant guidé la réforme de ses armées. Elle fournira le quart des moyens de la future force de réaction (NRF) et souhaite obtenir une représentation de haut niveau dans le nouveau grand commandement fonctionnel créé à Norfolk (ACT - Allied Command Transformation).

Reconnaissant que l'engagement accru de la France dans l'OTAN pouvait paraître paradoxal, compte tenu de notre position singulière dans l'Alliance, M. Xavier Pintat, rapporteur, a toutefois souligné qu'il ne remettait pas en cause certains principes fondamentaux constamment réaffirmés : le maintien d'un contrôle politique exercé par le Conseil de l'Atlantique Nord, où prévaut la règle de l'unanimité ; notre maintien hors de la structure militaire intégrée, les forces françaises demeurant sous contrôle national jusqu'à leur insertion éventuelle dans une opération de l'OTAN.

Le rapporteur a estimé qu'à ces deux préoccupations traditionnelles de la France, s'en ajoutait, désormais, une troisième : la compatibilité et la complémentarité des engagements au sein de l'Alliance avec le développement de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Il s'est félicité sur ce point de la première mise en oeuvre des arrangements permanents entre les deux organisations, avec l'opération menée par l'Union européenne en Macédoine avec l'appui de l'OTAN. Il a également mentionné le compromis intervenu entre pays de l'Union européenne sur une capacité européenne de planification et de conduite d'opérations. Il a estimé que l'articulation entre la PESD et la transformation de l'OTAN restera au cours des prochains mois une question sensible, mais qu'un terrain d'entente et des modes de fonctionnement clairs étaient plus nécessaires que jamais à l'heure où 19 pays de l'OTAN seront également partie prenante à la PESD.

En conclusion, le rapporteur a souligné l'avancée positive que constituait pour la sécurité et la stabilité de l'Europe l'élargissement de l'OTAN. Il a invité la commission à se prononcer favorablement sur le projet de loi autorisant la ratification des protocoles d'accession des sept nouveaux membres au Traité de l'Atlantique Nord.

A la suite de l'exposé du rapporteur, M. Xavier de Villepin a demandé dans quelle mesure le processus d'adhésion à l'OTAN supposait, pour les pays candidats, de répondre à des objectifs précis, à l'image des critères fixés pour l'entrée dans l'Union européenne.

M. Christian de La Malène a exprimé sa circonspection face aux évolutions imprimées à l'Alliance atlantique depuis plusieurs années, estimant que sa fonction exacte, en partie diplomatique, en partie militaire, paraissait de moins en moins claire. Il a également estimé que la question de la concurrence entre l'OTAN et l'Union européenne se posait inévitablement, dès lors que le projet d'Europe de la défense est porté par une volonté d'indépendance qui se heurte à la volonté américaine de maintenir, au travers de l'Alliance atlantique, une influence prépondérante en Europe. Il a souligné que l'objectif d'interopérabilité poursuivi au sein de l'OTAN assurait d'importants débouchés aux matériels militaires américains. Tout en déclarant qu'il n'émettait pas d'opposition à l'encontre du prochain élargissement de l'OTAN, il a estimé que l'influence américaine s'exercerait plus fortement dans une Alliance comptant un plus grand nombre de membres. Enfin, il s'est déclaré très réservé sur une évolution qui éloigne l'OTAN des buts pour lesquels elle a été créée, la poussant à intervenir sans limitation géographique et dans le cadre des situations les plus diverses.

M. Didier Boulaud s'est demandé si la France, compte tenu de sa position singulière dans l'Alliance, ne verrait pas son influence minorée avec l'arrivée de sept nouveaux pays membres, notamment dans son souhait de voir se développer l'Europe de la défense.

M. Louis Moinard s'est interrogé sur les difficultés que pourrait provoquer la conduite par l'OTAN et l'Union européenne de deux processus d'élargissement parallèles qui avancent sur des rythmes différents, comme en témoigne l'adhésion plus rapide de la Bulgarie et de la Roumanie à l'OTAN.

M. André Dulait, président, a souhaité savoir quelle était la situation des sept futurs pays membres au regard de la professionnalisation de leurs forces armées. Evoquant la volonté de Washington de réduire le volume de ses troupes stationnées en Europe au titre de l'OTAN, il s'est demandé si les Etats-Unis conserveraient, après l'élargissement, l'influence prépondérante qu'ils ont eue jusqu'à présent au sein de l'Alliance.

M. Robert Del Picchia a rappelé que lors du premier élargissement de l'OTAN, des objectifs avaient été fixés aux nouveaux pays membres pour la modernisation de leurs capacités militaires et l'effort budgétaire consacré à la défense, ce qui avait créé quelques difficultés pour un pays comme la Hongrie. Cette dernière avait cependant bénéficié d'une aide américaine et s'était dotée, en contrepartie, de matériels américains. Il a demandé ce qu'il en était pour le présent élargissement et auprès de quels fournisseurs les pays concernés allaient acquérir leurs nouveaux équipements militaires.

En réponse à ces interventions, M. Xavier Pintat, rapporteur, a ajouté les précisions suivantes :

- les pays candidats à l'adhésion ont suivi durant plusieurs années un plan d'action pour l'adhésion comportant des objectifs sur les plans politique et militaire et faisant l'objet d'une évaluation régulière par les instances politiques de l'OTAN, notamment le Conseil de l'Atlantique Nord ; sur le plan politique, il leur était demandé de respecter les principes de base de l'Alliance atlantique que sont notamment la démocratie, la liberté individuelle et l'État de droit ; sur le plan militaire, ils doivent adhérer au concept stratégique de l'Alliance et détenir des capacités minimales leur permettant de contribuer aux missions de cette dernière ;

- six des sept pays candidats ont engagé une professionnalisation de leurs forces armées qui sera achevée d'ici la fin de la décennie ; seule l'Estonie souhaite conserver dans ses forces armées une composante constituée d'appelés ;

- la complémentarité entre la politique européenne de sécurité et de défense et l'engagement au sein de l'OTAN a été rappelée à de nombreuses reprises, et en dernier lieu par le Président de la République qui a déclaré le 8 janvier dernier qu'il « n'existe pas, il ne peut pas exister, d'opposition entre l'OTAN et l'Union européenne » ;

- si les possibilités d'engagement de l'OTAN ont été considérablement étendues, chaque opération doit être approuvée au cas par cas et sur la base du consensus ; comme l'a déclaré le 29 janvier dernier le ministre des affaires étrangères, « si cet élargissement du champ d'intervention de l'OTAN répond à des exigences de sécurité, il doit continuer de se faire en étroite concertation avec l'ensemble des Alliés, et sur la base d'un mandat des Nations unies » ;

- la remarque du président André Dulait sur un éventuel désengagement américain de l'OTAN montre qu'il ne faut pas nécessairement voir dans l'élargissement de cette dernière un risque de marginalisation ou d'isolement pour la France ; celle-ci ne risque pas davantage d'être diluée dans une OTAN élargie que dans une Union européenne élargie ;

- les sept futurs membres de l'OTAN consacrent d'ores et déjà en moyenne 2 % de leur PIB aux budgets de défense, ce qui est supérieur à la moyenne dans l'Union européenne ; pour autant, leurs capacités militaires restent modestes et ils ne devraient pas s'engager dans de grands programmes d'acquisition d'équipements, tels que les avions de combat ; les industriels européens, notamment français, ne sont pas a priori moins bien placés que les industriels américains pour répondre aux besoins de ces pays en matériels militaires.

M. Didier Boulaud, évoquant les conséquences de l'interopérabilité sur le choix des équipements militaires, a estimé que cette question se posait désormais moins entre les pays membres de l'Alliance qu'entre l'OTAN dans son ensemble et les forces américaines. Il a fait part de certaines informations selon lesquelles les forces britanniques auraient rencontré des difficultés, lors des opérations d'Irak, du fait d'un manque d'interopérabilité avec les forces américaines.

M. Xavier de Villepin a souligné que les investissements considérables effectués par les États-Unis dans le domaine de la défense accentuaient l'écart technologique entre les capacités américaines et celles des européens. Il a considéré que les forces américaines affectées à l'OTAN n'étaient certainement pas celles qui étaient dotées des dernières avancées technologiques. Il a estimé que cet écart croissant constituait une question majeure pour l'avenir du lien transatlantique en matière militaire.

M. André Dulait, président, a estimé que ces différences d'approches et de moyens ne rendaient que plus nécessaire la constitution de capacités européennes de gestion de crise.

M. Xavier Pintat, rapporteur, a confirmé que plus de 90 % des forces américaines utilisaient des standards autres que ceux en vigueur au sein de l'OTAN.

A la suite de ce débat, la commission a approuvé le projet de loi autorisant la ratification des protocoles au Traité de l'Atlantique Nord sur l'accession de la République de Bulgarie, de la République d'Estonie, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, de la Roumanie, de la République slovaque et de la République de Slovénie.

Nomination de rapporteurs

Puis la commission a procédé à la désignation de rapporteurs. Elle a désigné :

- M. André Goulet sur le projet de loi n° 136 (2003-2004) autorisant l'approbation de la convention d'assistance administrative mutuelle entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Surinam pour la prévention, la recherche, la constatation et la sanction des infractions douanières ;

- Mme Maryse Bergé-Lavigne sur le projet de loi n° 137 (2003-2004) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et l'Organisation des Nations unies concernant l'exécution des peines prononcées par le Tribunal pénal international pour le Rwanda ;

- M. Jean-Pierre Plancade sur les projets de loi :

. n° 184 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République fédérale d'Ethiopie sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements ;

. n° 185 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Tadjikistan sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements ;

. n° 186 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République islamique d'Iran sur l'encouragement et la protection réciproques des investissements.

#Mercredi 4 février 2004 - Présidence de M. André Dulait, président -

Affaires étrangères - Chypre - Audition de Son Exc. M. Minas Hadjimichael, Ambassadeur de la République de Chypre en France

Au cours d'une première séance tenue dans la matinée, la commission a procédé à l'audition de Son Exc. M. Minas Hadjimichael, Ambassadeur de la République de Chypre en France.

L'ambassadeur de Chypre a tout d'abord rappelé les événements marquants de l'année 2003, qui ont conduit à la situation actuelle. En mars, l'échec des négociations de La Haye, sous l'égide du secrétaire général des Nations unies, a conduit le Conseil de sécurité à adopter une résolution exprimant sa lassitude et sa fermeté face au refus de négocier du dirigeant chypriote turc, mais aussi face à la politique de la Turquie qui lui apporte son plein appui.

Par ailleurs, le 16 avril 2003, Chypre a signé son traité d'adhésion à Athènes. Il a été ratifié par le Parlement chypriote, à l'unanimité, le 14 juillet et constitue un des plus grands événements depuis l'indépendance du pays. Il représente le résultat de plusieurs années d'efforts afin que le règlement du problème chypriote ne soit pas une condition préalable à l'adhésion de l'île à l'Union européenne. L'adhésion prochaine de la République de Chypre doit permettre de contribuer à la fin de la division de l'île. Déjà, des manifestations au nord ont marqué la volonté d'une grande partie de la population de s'opposer à la politique poursuivie par M. Denktash et par la Turquie et de parvenir à la réunification de l'île. Le commissaire chargé de l'élargissement, M. Günter Verheugen, s'est, pour sa part, déclaré préoccupé de la perspective d'ouvrir des négociations d'adhésion avec la Turquie alors qu'elle occupera et ne reconnaîtra pas un Etat membre de l'Union européenne.

Son Exc. M. Minas Hadjimichael a ensuite rappelé le contenu du plan proposé par M. Kofi Annan. Celui-ci prévoit la création, à Chypre, de deux cantons, l'un au nord, l'autre au sud, qui seraient les deux entités constituantes d'un Etat fédéral unitaire et souverain, doté d'une citoyenneté unique. Depuis l'échec des négociations de La Haye, presque une année s'est écoulée durant laquelle le Président de la République de Chypre a réaffirmé son acceptation du plan du secrétaire général des Nations unies comme base des négociations et s'est déclaré prêt à les reprendre sur sa demande. Le Président Papadopoulos souhaite cependant certaines améliorations afin d'assurer sa viabilité et sa fonctionnalité sans en modifier ni la philosophie, ni les paramètres, ni les droits accordés aux Chypriotes turcs. Il s'agirait notamment de doter le futur Etat fédéral de mécanismes de décision suffisamment efficaces et rapides pour permettre à Chypre de participer efficacement aux organes délibérants de l'Union européenne, de préciser les conditions de fonctionnement des deux cantons et leurs rapports avec l'Etat fédéral, d'assurer la viabilité économique de ces trois entités, de créer une banque centrale conforme à l'acquis communautaire, de régler la question des propriétés abandonnées et celle des colons turcs. Il a en effet souligné que, d'une part, selon le plan Annan, les 129 000 colons turcs présents sur l'île pourraient obtenir la nationalité chypriote au bout de sept ans de résidence, risquant de bouleverser l'équilibre démographique, et que, d'autre part, le traitement égal de la Grèce et de la Turquie par Chypre pourrait conduire à permettre l'entrée sans visa de l'ensemble des citoyens turcs au sein de l'Union européenne.

Une évolution sensible, non encore traduite dans les faits, de la position de la Turquie a été provoquée par la publication, en novembre 2003, du rapport stratégique de l'Union européenne, soulignant que l'absence d'une solution au problème chypriote pourrait constituer un obstacle majeur aux aspirations européennes de la Turquie. Les « élections » dans la partie occupée de décembre 2003, illégales selon les résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, ont délivré un message de désapprobation à M. Denktash et à la Turquie, a estimé l'ambassadeur. Il a cependant relevé que la volonté de la communauté chypriote turque avait été falsifiée en raison de l'intervention de la Turquie, en faveur de la ligne politique suivie par M. Denktash, de la présence de son armée et de la participation au vote de colons et d'électeurs venus de Turquie. L'implication directe d'Ankara s'est aussi manifestée par son intervention dans la constitution de la coalition dite gouvernementale, qui conduit à confier l'administration d'occupation au nord de l'île à deux forces politiques aux objectifs opposés, le fils de M. Denktash étant favorable à la création de deux Etats, deux souverainetés et deux peuples à Chypre et l'opposition étant désireuse d'ouvrir des négociations sur la base des propositions du Secrétaire général.

Son Exc. M. Minas Hadjimichael a alors estimé que c'était bien la Turquie qui détenait la clé de la solution du problème chypriote. Abordant les déclarations turques faites à l'issue du Conseil de sécurité national, le 23 janvier 2004, il a expliqué que la Turquie n'acceptait pas de reprendre les négociations sur la base du plan Annan, mais en le prenant comme simple « référence » et en tenant compte des « réalités créées sur le sol de Chypre ». Plus précisément, l'Ambassadeur a indiqué que la proposition de M. Erdogan était la création d'un cadre de principes, un nouveau plan, beaucoup plus court que l'original et qu'il ne s'agissait plus du Plan Annan, mais d'une solution à la carte. La Turquie souhaite donc la création d'un nouveau cadre de négociations et « les réalités sur le sol de Chypre » ne sont que les faits accomplis à Chypre par la force des armes. La vision de la Turquie semble rester la création à Chypre de deux Etats, deux souverainetés et deux peuples. Une telle position reste contraire au plan du Secrétaire général et aux résolutions du Conseil de sécurité et ne permet pas de contribuer à l'émergence d'une solution. La proposition turque s'apparente à un recul ramenant à la proposition faite en 1991 par M. Boutros Ghali d'entamer des négociations sur des principes généraux, et non pas sur la base d'un plan global.

L'ambassadeur a alors rappelé que son pays avait la volonté de trouver une solution, mais qu'il ne ferait aucune concession, ni aucun compromis, sur le principe de la réunification de l'île. Il a enfin souligné que pour aboutir à une solution avant l'adhésion de Chypre à l'Union européenne le 1er mai, le temps était désormais compté. Cela signifie qu'une solution doit être trouvée avant le 30 mars pour permettre l'organisation d'un référendum soumis aux deux communautés de l'île et donc que les négociations débutent au plus tard le 15 février.

Puis un débat s'est instauré au sein de la commission.

M. André Rouvière s'est interrogé sur la position actuelle des opposants chypriotes turcs au dirigeant chypriote turc M. Denktash, après des élections en zone nord qui les ont déçus. Il a demandé quelle solution était envisagée pour les réfugiés et si le flux des passages entre les deux zones s'accroissait après l'ouverture de passages sur la ligne verte.

Son Exc. M. Minas Hadjimichael a alors indiqué que :

- les « élections » à Chypre nord ont déçu les partisans de l'opposition, tout comme la coalition à laquelle elles ont abouti. M. Mehmet Talat, nouveau « Premier ministre », avait estimé que le plan Annan était la base pour des négociations, alors que le fils de M. Denktash ne considère ce plan que comme une référence. Par ailleurs, c'est M. Denktash, dirigeant chypriote turc, qui reste le négociateur principal dans ce dossier ; d'autre part, le parti de M. Akinci de l'opposition était exclu de la coalition, fait qui a suscité une réaction dans un grand nombre d'articles de journaux chypriotes turcs ;

- le plan Annan prévoit le retour vers le nord de 21 % des réfugiés grecs, pourcentage déjà faible. M. Erdogan, en échange d'un moindre pourcentage, s'est dit prêt à accorder davantage de territoire à la partie sud ;

- la levée partielle, le 23 avril 2003, des conditions de circulation à travers la ligne de démarcation a conduit à un flux continu d'échanges de personnes entre les deux parties de l'île, ce qui constitue un élément positif. Il reste que de nombreux Chypriotes grecs, au vu des changements qui ont affecté leurs biens, leurs propriétés ou leurs terres, ont été profondément affectés. La mise en oeuvre de cette levée partielle des conditions de circulation entre les deux parties de l'île a apporté un démenti clair aux deux mythes mis en avant par M. Denktash selon lesquels les deux communautés ne pouvaient pas vivre ensemble et qu'un édifice sécuritaire de grande ampleur -l'armée turque- était indispensable.

M. Xavier de Villepin a évoqué les positions pro-européennes de M. Mehmet Talat et le rôle effectif de ce dernier en tant que « Premier ministre ». Il a souhaité savoir si l'ouverture de passages dans la ligne de démarcation avait amélioré la situation des populations. Evoquant ensuite la perspective de l'entrée de la Turquie au sein de l'Union européenne, il a estimé que si cet élément était un point essentiel dans le possible règlement politique entre les deux parties de l'île de Chypre, l'Europe ne pouvait admettre d'être « prise en otage » par ce problème. Il a estimé que si, au sein de l'Union européenne, plusieurs gouvernements, notamment britannique, allemand et, éventuellement, français, semblaient évoluer en faveur de l'entrée de la Turquie dans l'Union, ce n'était peut-être pas le cas des populations européennes elles-mêmes. Il s'est enfin demandé ce qu'il se passerait en l'absence de solution avant le 1er mai prochain.

Son Exc. M. Minas Hadjimichaël a alors apporté les précisions suivantes :

- M. Mehmet Talat, « Premier ministre », est favorable à l'Europe, contrairement à M. Denktash, mais, dans la soi-disant « Constitution » de Chypre-nord, la réalité du pouvoir appartient à M. Denktash en tant que « Président » ;

- pour faire partie de l'Union européenne, il faut certes répondre aux critères de démocratie, d'Etat de droit, de droits de l'homme, mais également entretenir des relations de bon voisinage. Si on constate sur le papier des progrès de la Turquie quant à l'application des critères de Copenhague, il importe de les voir se réaliser dans les faits et que les lois dans ce sens soient appliquées. Le message de la Commission européenne à la Turquie a été qu'une solution au problème de Chypre facilitera l'adhésion et que l'absence de solution la compliquera. Une telle solution n'est donc pas une condition préalable à l'ouverture des négociations d'adhésion avec la Turquie, mais est un fait politique bien réel, qui pose la question de savoir comment l'Union européenne pourrait engager des négociations avec un pays qui occupe un pays membre, et ne le reconnaît pas ? Cependant, Chypre ne s'opposera pas à l'engagement du processus d'adhésion, même en l'absence d'une solution sur Chypre, si chacun des vingt quatre autres membres y est favorable.

M. André Boyer a relevé que certains Chypriotes grecs n'étaient pas désireux de retourner dans la partie nord, compte tenu de l'état de déshérence des biens qu'ils avaient quittés, mais, qu'à l'inverse, des réfugiés chypriotes turcs pouvaient souhaiter retourner au sud du fait de la situation économique plus favorable dans cette partie de l'île. Relevant que l'adhésion à l'Union européenne de Chypre se ferait sans que cette dernière ait satisfait à certains acquis communautaires, notamment quant au registre maritime, au statut des gens de mer ou à l'état des navires chypriotes, dont plus de 8 % sont immobilisés après contrôle, il a demandé quels étaient les projets des responsables chypriotes en la matière.

Son Exc. M. Minas Hadjimichael a rappelé qu'en tant que citoyens chypriotes, les Chypriotes turcs avaient les mêmes droits que leurs compatriotes grecs. Ils sont ainsi libres de regagner la partie sud de l'île et d'y recouvrer leurs biens qui ont été confiés, durant toute cette période de division, à la Commission ad hoc pour la protection des propriétés chypriotes turques en charge d'en assurer la maintenance et la sauvegarde ;

- l'armée turque n'est guère favorable aux déplacements de Chypriotes turcs vers le sud. Cela étant, si une solution intervient, ce sera la partie nord qui bénéficiera des avantages financiers, ce qui favorisera l'égalisation progressive des économies des deux parties ;

- s'agissant de la flotte chypriote, la transposition des normes de l'Union européenne a progressé et l'alignement sur celles-ci est presque achevé. Durant les cinq premiers mois de 2003, 3 compagnies maritimes exploitant 4 navires ont été suspendues en application du code de gestion internationale de sécurité. Depuis quatre ans, les inspections nationales et internationales ont considérablement augmenté et le pourcentage des navires chypriotes immobilisés après contrôle de l'Etat du port est tombé à 7%. Grâce à ces mesures d'assainissement, la flotte chypriote est revenue du 4e au 6e rang mondial, démontrant ainsi l'assainissement qu'elle avait subi.

Son Exc. M. Minas Hadjimichaël a également relevé que la capacité européenne en matière de marine marchande croîtrait considérablement avec l'intégration de Chypre et que le poids de l'Union européenne au sein de l'organisation maritime internationale (OMI) s'en trouverait renforcé.

M. Louis Le Pensec s'est déclaré déçu après les élections de décembre 2003 au nord, qui ne laissaient qu'une marge de manoeuvre réduite à M. Talat. Il a rappelé que le Conseil de sécurité national turc s'était clairement prononcé, le 23 janvier dernier, en faveur d'un autre cadre de négociation que celui du plan Annan. Dans ces conditions, que pouvait-on espérer ? Faisant état du « memorandum de Paris », adopté sous son impulsion en 1982, qui vise à déterminer les normes de contrôle applicables aux navires en escale dans les ports européens, il a considéré que Chypre avait fait un effort considérable d'assainissement de sa flotte, auquel les autorités maritimes internationales avaient d'ailleurs donné acte.

Son Exc. M. Minas Hadjimichaël a remercié M. Louis Le Pensec de ses propos sur la flotte chypriote. Il a constaté que la Turquie continuait de préconiser pour Chypre une solution basée « sur les réalités de l'île », c'est-à-dire les conséquences de l'invasion, alors que son gouvernement est prêt, pour sa part, à entamer des négociations à tout moment, mais beaucoup dépendait cependant de l'attitude turque. Tant que M. Denktash resterait l'interlocuteur principal et que l'armée turque maintiendrait sa présence, et tant que la politique étrangère de la Turquie sur Chypre ne changerait pas, il était difficile d'envisager une solution. Il a rappelé qu'en l'absence de solution à la partition actuelle, c'est l'ensemble de l'île qui intégrera l'Union européenne, l'acquis communautaire ne s'appliquera qu'à la partie sud, sa mise en oeuvre dans la partie nord étant suspendue dans l'attente d'une solution politique.

M. Hubert Durand-Chastel relevant qu'un compromis sur Chypre avec l'accord d'Ankara était nécessaire pour l'ouverture, en décembre prochain, des négociations d'adhésion avec la Turquie, s'est demandé ce qui était attendu des responsables turcs pour amorcer ces négociations.

Son Exc. M. Minas Hadjimichael a précisé que les généraux turcs avaient bien conscience que l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne ne se ferait pas à court terme, et qu'à leurs yeux une solution, avant le 1er mai 2004, n'était pas indispensable. Au demeurant, si l'Union a délivré un bon message à la Turquie quant à l'intérêt pour cette dernière d'une solution sur Chypre, une telle solution ne signifierait pas l'adhésion automatique de la Turquie.

M. Louis Moinard a soulevé la question posée par le tracé d'une ligne de démarcation entre les deux parties de l'île, qui deviendrait, faute de solution politique, frontière extérieure de l'Union européenne à compter du 1er mai 2004.

Son Exc. M. Minas Hadjimichaël a affirmé que le gouvernement chypriote et la Commission européenne sont en contact dans l'objectif d'éviter le danger que cette ligne de démarcation devienne la frontière externe de l'Union européenne en l'absence de solution politique. Les quelques dangers qui pourraient se réaliser ne sont pas insurmontables. La Commission européenne prépare à l'heure actuelle un document en ce sens, en conformité avec les dispositions du Protocole 10 de l'Annexe du Traité d'adhésion.

En réponse à M. André Boyer, qui l'interrogeait sur l'existence d'un gisement de gaz en Méditerranée orientale, M. Minas Hadjimichael a précisé que, suite à des négociations qui ont eu lieu entre la Syrie et l'Egypte, une commission tripartite composée par la République de Chypre, l'Egypte et la Syrie, a été créée afin d'examiner les questions relatives au partage de cette future richesse.

Algérie - Enjeux des prochaines élections en Algérie - Audition de M. Benjamin Stora, professeur d'Histoire du Maghreb à l'Institut national des langues et civilisations orientales

Au cours d'une seconde séance tenue dans l'après-midi sous la présidence de M. Robert Del Picchia, vice-président, la commission, élargie aux membres du groupe interparlementaire France-Algérie, a procédé à l'audition de M. Benjamin Stora, professeur d'Histoire du Maghreb à l'Institut national des langues et civilisations orientales, sur les enjeux des prochaines élections en Algérie.

M. Benjamin Stora a estimé que l'élection présidentielle algérienne d'avril prochain allait se dérouler dans des conditions à bien des égards très différentes de celles ayant entouré l'élection de 1999.

Tout d'abord, la montée de l'intégrisme religieux et la généralisation d'actions violentes, qui avaient fait plus de 100 000 morts, constituait, il y a cinq ans, la préoccupation majeure du peuple algérien. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Certes, on comptait encore, en Algérie, 32 tués dont 23 islamistes armés durant le mois de janvier 2004 et l'insécurité persiste dans le sud, à la frontière avec le Mali, où se sont produits des enlèvements de touristes étrangers, mais ces phénomènes de violence terroriste paraissent considérablement limités par rapport au climat d'il y a cinq ans.

Le deuxième changement majeur résulte de l'émergence d'un mouvement berbère. Après les émeutes survenues en Kabylie en 2001, les négociations sont actuellement dans l'impasse entre le gouvernement, qui souhaitait organiser un référendum sur la question de la langue berbère (tamazirt), et les mouvements berbères, qui refusent une telle consultation.

Troisièmement, la situation sociale s'est aggravée au cours des cinq dernières années en Algérie. Le chômage frappe 25 % des jeunes, les trafics (économie parallèle) se développent, les zones de pauvreté se sont étendues, la classe moyenne se trouve en difficulté sociale, les enseignants, très mal rémunérés, ont mené une grève générale durant huit semaines, et le nombre de suicides chez les jeunes a augmenté de façon inquiétante.

Enfin, l'un des signes de la dégradation de la situation est l'aspiration de plus en plus forte à l'émigration. L'espoir d'un changement, qui était réel il y a quelques années, et qui s'était, en partie, manifesté par le ralliement au mouvement islamiste-intégriste, a aujourd'hui disparu. Une grande partie de la population, notamment la jeunesse, marque son désintérêt pour la chose publique.

M. Benjamin Stora a relevé qu'en dépit de ce tableau général assez sombre, le Président Bouteflika avait des points positifs à son actif. Il peut se prévaloir d'avoir géré la fin de la guerre civile, mais aussi d'avoir su établir une nouvelle relation avec la France, comme en témoignent ses visites à Paris ou sa présence au Sommet de la francophonie, à Beyrouth, alors que l'Algérie s'était jusqu'à présent tenue à l'écart de cette organisation. Il a également redressé l'image de l'Algérie sur la scène internationale. Le retour des compagnies aériennes, comme Air France ou British Airways, symbolise la fin de l'isolement. Il en va de même de la récente visite, à Alger, du Président chinois, qui a donné lieu à la signature d'importants contrats. Cet activisme diplomatique, également caractérisé par un renforcement de l'intérêt américain pour l'Algérie et son secteur pétrolier, a pour contrepartie un certain flou dans les lignes directrices de la politique étrangère.

Outre l'aggravation de la situation sociale, le Président Bouteflika doit faire face à deux difficultés nouvelles. D'une part, le poids du régionalisme politique s'est accentué, certaines populations du sud, de l'est ou de Kabylie se sentant délaissées au profit de l'ouest algérien. D'autre part, le chef de l'Etat ne semble pas avoir réussi à convaincre le principal décideur politique algérien, à savoir l'armée.

M. Benjamin Stora a souligné que la méfiance dominait désormais les relations entre l'armée et le Président Bouteflika. L'annonce, toute récente, par ce dernier, de sa volonté de faire appel à des observateurs internationaux pour la prochaine élection présidentielle, peut être interprétée comme un signe de défiance.

La question qui se pose désormais est de savoir quel candidat pourrait avoir la faveur de l'armée. Certaines personnalités politiques lui sont proches, mais ne peuvent pas compter sur l'appui d'une formation politique. La force du Président Bouteflika, à l'image d'Houari Boumediene, est d'avoir su contrôler l'ensemble de l'appareil administratif-étatique, jusqu'aux préfectures et aux mairies, ce qui lui permet de se passer du relais d'un parti politique. Telle est une des raisons pour lesquelles M. Ali Benflis, dirigeant du Front de libération nationale (FLN) est, peut-être, aujourd'hui l'un des candidats potentiels auquel l'armée pourrait se rallier.

A la suite de cette exposé, M. Claude Estier a souhaité que M. Benjamin Stora puisse présenter plus en détails la personnalité de M. Ali Benflis.

M. Xavier de Villepin a demandé si la question berbère se posait dans des termes identiques en Algérie et au Maroc. Il a également souhaité savoir quelle était aujourd'hui l'influence de l'islamisme radical en Algérie, ses liens éventuels avec Al-Qaïda et l'attitude du Président Bouteflika à son égard.

M. Jean François-Poncet a demandé quel était, du point de vue des intérêts français, le scénario le plus souhaitable pour l'évolution politique au cours des prochains mois en Algérie. Par ailleurs, il a souhaité savoir si la question du Sahara occidental revêtait une importance majeure pour l'Algérie.

M. Benjamin Stora a indiqué que M. Ali Benflis n'appartenait pas à la génération issue de la guerre d'indépendance et qu'il pouvait, de ce fait, jouer la carte de la relève. Originaire du Constantinois, il peut se réclamer de la fidélité au nationalisme algérien, historiquement très ancré dans cette région. Par ailleurs, malgré les entreprises du Président Bouteflika, il est parvenu à conserver le contrôle du FLN. En revanche, il paraît moins charismatique que le chef de l'Etat et reste peu connu sur la scène internationale.

S'agissant de la question berbère, M. Benjamin Stora a souligné qu'elle ne se posait pas au Maroc, en termes politiques, la langue berbère étant parlée dans de nombreuses régions du pays. En Algérie, le berbère est essentiellement parlé en Kabylie et il se traduit par une expression politique et culturelle très forte. On peut néanmoins observer que les échanges culturels se développent, par exemple entre la région du Rif et la Kabylie, et tendent à établir des liens plus étroits, ce qui pourrait renforcer, à l'avenir, une identité berbère commune de part et d'autre de la frontière.

Evoquant l'évolution de l'islamisme radical, M. Benjamin Stora a précisé que la plupart de ses anciens dirigeants, aujourd'hui libérés à la faveur de l'amnistie décidée par le Président Bouteflika, avaient apparemment abandonné toute perspective de lutte armée et aspiraient à participer à la vie politique. Toutefois, ils se trouvent en concurrence avec une mouvance islamiste « modérée » influente et déjà solidement ancrée dans le paysage politique, dont l'un des principaux représentants est M. Djaballah. Des groupes islamistes violents subsistent. C'est le cas du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat) qui s'est divisé en trois sous-groupes, le premier dans l'Algérois et la Kabylie, le deuxième dans l'est du pays dans la région de Collo, et le troisième dans le sud, à proximité de la frontière avec le Mali. Tous ces groupes rassemblent environ moins d'un millier d'hommes armés et se réclament de la mouvance d'Al-Qaïda.

Abordant la politique française à l'égard de l'Algérie, M. Benjamin Stora a tout d'abord rappelé que l'on assistait, depuis trois ans, à un renforcement de la présence américaine au Maghreb. Cet intérêt stratégique des Etats-Unis pour la région tient à l'importance des réserves énérgétiques, essentiellement en Algérie, aux perspectives offertes par un vaste marché de 70 millions de consommateurs, mais également à la stabilité politique qu'incarnent ces pays, qui ont su, mieux que d'autres dans le monde arabe, endiguer la montée de l'islamisme radical.

La montée de l'influence américaine en Algérie doit amener la France, selon M. Benjamin Stora, à adopter des positions prudentes, équilibrées, sur une question comme celle du Sahara occidental. Ainsi, bien que ce sujet trouve peu d'écho dans la population algérienne, une attitude française apparemment trop favorable aux intérêts du Maroc notamment à l'ONU, pourrait fragiliser la position de la France par rapport à celle des Etats-Unis en Algérie.

Répondant à Mme Maryse Bergé-Lavigne qui l'interrogeait sur l'attitude de l'opinion publique algérienne face aux Etats-Unis, M. Benjamin Stora a expliqué qu'au sein des sociétés du Maghreb, le sentiment anti-américain restait très fort. L'opinion publique ne peut cependant pas s'exprimer sur ce sujet, ce qui fortifie la perception américaine de la stabilité de ces pays. Les enjeux de la présence américaine au Maghreb sont décisifs sur le plan culturel. Les Etats-Unis se préparent à lancer une chaîne d'information continue en arabe, dotée de moyens très importants et qui ne concurrencera pas seulement les chaînes arabes comme Al-Gézira mais aussi les chaînes françaises.

M. Pierre Biarnès s'est demandé si l'issue des prochaines élections algériennes ne serait pas finalement celle que souhaiterait l'armée.

M. Jean-Yves Autexier s'est interrogé sur la politique américaine en Algérie, sur la question des hydrocarbures, de la politique anti-terroriste et sur le Sahara occidental. Il a souhaité savoir comment se positionnaient les différents acteurs politiques algériens sur ces questions.

Mme Danielle Bidard-Reydet a souhaité obtenir un tableau des forces politiques en présence en Algérie, s'interrogeant en particulier sur le devenir du RCD. Suite aux réformes intervenues au Maroc, elle s'est interrogée sur le statut des femmes en Algérie.

M. Didier Boulaud a souhaité connaître la façon dont est perçu, dans l'opinion algérienne, le débat actuel en France sur le port de signes religieux.

M. Louis Mermaz s'est interrogé sur les conséquences de la politique d'immigration française à l'égard de l'Algérie.

M. Benjamin Stora a apporté les précisions suivantes :

- l'armée reste l'acteur majeur de la vie politique algérienne, position qu'elle a acquise dès 1958 en marginalisant les acteurs traditionnels du nationalisme algérien. Le fait nouveau vient de ce que l'armée ne parvient toutefois pas à imposer ses points de vue, et veut se situer en retrait de la vie publique. En dépit des pressions très fortes exercées à l'égard du président et de ses proches, celui-ci réagit : il a maintenu son pouvoir et son appel à des observateurs internationaux lors des prochaines élections constitue un véritable défi. Des incertitudes persistent cependant quant à la candidature de l'actuel président, l'issue du bras de fer avec l'armée demeurant incertaine ;

- la présence américaine est récente en Algérie. Les Américains se situent dans une position d'attente et font preuve d'un grand pragmatisme. Ils sont pour le moment en relation étroite avec l'armée, comme en témoigne l'accueil favorable réservé à Colin Powell. On peut supposer que dans l'hypothèse d'un maintien au pouvoir du Président Bouteflika, celui-ci pourra bénéficier du soutien américain ;

- les forces politiques algériennes ne se limitent pas en effet à l'armée, au FLN et aux islamistes. Des forces politiques sont en particulier concentrées en Kabylie, où elles sont réparties en trois courants : le FFS d'Hocine Aïd Ahmed -dont toutes les municipalités gagnées après les élections ont été perdues après l'invalidation de ces dernières-, le RCD, qui ne parvient pas à étendre sur un plan national ses idées républicaines et laïques et le Mouvement des tribus (aarchs), qui a dirigé l'insurrection de mai 2001. Ces mouvements ont en commun la promotion d'idéaux laïcs et démocratiques, mais ne parviennent cependant pas à s'unir et à se structurer et restent traversés par des rivalités personnelles. Le pôle des Républicains, partis de Reda Malek ou Sid Ahmed Ghozali, anciens Premiers ministres, et les journalistes, notamment les animateurs du journal Le Matin ou Liberté, ne parviennent pas à dépasser le stade de la propagande journalistique vers la construction d'un appareil politique. La presse progressiste est importante en termes de tirage et d'audience mais ne réussit pas à traduire son influence sur la scène politique ;

- avant son accession au pouvoir, le Président Bouteflika avait promis des réformes d'importance sur le statut des femmes, poussé par l'exemple marocain. Mais si le roi Mohammed VI a avancé très vite dans la réforme du code de statut personnel, l'Algérie n'a pas progressé dans ce domaine et a conservé le code de 1984, marqué par un grand conservatisme. Au contraire, des concessions ont même été accordées aux milieux islamo-conservateurs, comme en témoigne la loi sur l'interdiction de la vente d'alcool en Algérie ;

- la position française sur le voile est mal perçue dans le monde musulman où elle est considérée comme une atteinte aux libertés individuelles. Dans ces pays, où la religion n'est pas séparée de l'Etat, le port du voile peut être considéré comme un moyen de prendre une certaine distance à l'égard de l'islam officiel, contrôlé par les Etats. Il s'agit, en quelque sorte, d'une réappropriation personnelle du religieux. Les exemples du Kémalisme et du Baasisme illustrent l'échec des projets de sécularisation autoritaire, par le haut, des sociétés. Le choix du port du voile témoigne d'une perception de la religion comme une question intime qui ne doit pas être l'affaire de l'Etat. En Algérie, le processus de sécularisation se fait de l'intérieur et passe notamment par la dénonciation de l'autoritarisme. Dans la « reprise » du voile par la jeunesse féminine il faut voir un souhait de vivre sa croyance sur un plan personnel, indépendant de la volonté de l'Etat. En dénonçant la loi sur le voile, l'opinion algérienne dénonce également un double discours qui consiste à condamner l'islamisme d'un côté mais qui, de l'autre, soutient des régimes autoritaires, qui font de l'islam une religion d'Etat. M. Benjamin Stora a considéré que c'était la démocratie politique qui permettrait une séparation du religieux. Il a relevé que la politique américaine plaidait pour une promotion de la démocratie, qui ne devait pas rester son monopole. C'est la démocratie qui permettra de dégager des espaces de séparation du religieux.

M. Pierre Biarnès, citant l'exemple des musulmans d'Asie centrale, a observé que dans ces pays, l'appareil d'Etat s'appuyait sur l'héritage turc pour faire face aux islamistes.

M. Benjamin Stora a considéré que les Etats se défendaient de façon légitime contre l'intégrisme religieux, mais ne devaient pas se limiter à une stratégie défensive de répression. La France peut jouer un rôle en cherchant à favoriser l'émergence des élites démocratiques intellectuelles et la diffusion de leurs écrits en les traduisant de l'arabe. Il importe de ne pas laisser aux Etats-Unis le monopole du discours démocratique.

M. Jean François-Poncet a observé que ce sont les élections municipales, acte de démocratie, qui avaient porté le FIS au pouvoir.

M. Benjamin Stora a précisé que ses observations portaient sur une politique de long terme. La politique à l'égard de l'Algérie ne peut se limiter à des visées tactiques, mais doit favoriser, dans la durée, l'émergence d'élites citoyennes, les mouvements des femmes, les intellectuels... Pour ce faire, une stratégie de long terme est nécessaire, qui peut notamment passer par la télévision, la traduction des écrits qui réclament la liberté religieuse et qui décrivent les persécutions subies par les minorités non musulmanes. La position française est pour le moment perçue comme une position uniquement défensive de court terme.

M. Benjamin Stora a considéré, répondant à M. Louis Mermaz que l'immigration était une question douloureuse et difficile qui traduisait la crise morale d'une jeunesse qui songe à l'exil. Alors que l'école a longtemps été perçue comme un instrument de promotion sociale, c'est aujourd'hui l'émigration qui est considérée comme telle. Une réflexion de long terme est indispensable sur ce sujet. Le départ des élites témoigne de la crise profonde du système éducatif. Il importe d'aider à redresser l'état des lycées et des universités algériens, en ne se limitant pas à la promotion d'activités culturelles, mais en apportant un soutien concret à la formation des maîtres et à la fabrication de livres scolaires, universitaires. La politique culturelle est à repenser pour aider la jeunesse à reprendre confiance en elle et à bâtir son avenir.

M. Xavier de Villepin a souhaité savoir si le niveau de vie de la population s'élevait du fait, notamment, de la reprise de la production agricole et de retombées éventuelles des revenus du pétrole.

Mme Hélène Luc, évoquant la question du voile en milieu hospitalier, a souhaité savoir si des phénomènes comparables pouvaient être observés en Algérie.

M. Benjamin Stora a indiqué qu'en dépit de revenus pétroliers considérables, qui ont connu une exceptionnelle augmentation en 2003, la société algérienne s'appauvrissait. Elle n'est cependant pas au bord de l'explosion sociale, fatiguée par une guerre civile qui a causé plus 100.000morts. Une partie des responsables en place peut miser sur cet épuisement.

Il a estimé que les questions liées au port du voile découlaient directement de l'accroissement du nombre de musulmans en France, qui augmente mécaniquement le nombre des intégristes. La France, ancienne puissance coloniale, est ainsi conduite à découvrir la religion musulmane, dont les pratiques ne peuvent être réformées que par les musulmans eux-mêmes.