Sommaire

  • Mardi 18 mai 2004
    • Prolifération nucléaire - Audition de Mme Thérèse Delpech, chercheur associé au CERI
  • Mercredi 19 mai 2004
    • Mission d'information à l'étranger - Serbie et Monténégro - Communication
    • Mission d'information à l'étranger - Russie - Compte rendu
    • Nomination de rapporteurs

Mardi 18 mai 2004

- Présidence de M. Jean-Marie Poirier, vice-président -

Prolifération nucléaire - Audition de Mme Thérèse Delpech, chercheur associé au CERI

La commission a procédé à l'audition de Mme Thérèse Delpech, chercheur associé au CERI, sur la prolifération nucléaire.

Mme Thérèse Delpech a tout d'abord indiqué que deux lectures très différentes pouvaient être faites des événements intervenus ces deux dernières années dans le domaine de la prolifération nucléaire.

Ainsi, l'acceptation, par l'Iran, d'une suspension de ses activités du cycle du combustible, la renonciation de la Libye aux armes de destruction massive, le placement de la Corée du Nord sous haute surveillance, avec la tenue régulière de réunions à Pékin, le démantèlement, au Pakistan, d'un réseau privé de grande ampleur, ou encore l'absence de découverte, en Irak, d'un stock important d'armes de destruction massive, peuvent nourrir une analyse assez encourageante de la situation. Une seconde lecture, qui l'est moins, et que Mme Thérèse Delpech fait sienne, peut être présentée. L'Iran n'a pas renoncé à ses ambitions nucléaires et ne fait pas preuve d'une transparence suffisante sur ses fournisseurs, la finalité de ses activités dans le domaine du laser, celle de certaines installations, ainsi que sur le nombre exact de centrifugeuses importées. Le renoncement volontaire de la Libye aux armes de destruction massive, à l'issue de deux ans de discussions, est certes un grand succès diplomatique. Cependant, l'affaire libyenne a révélé des éléments inquiétants, tels qu'une privatisation du commerce nucléaire à très large échelle, et des installations mobiles pratiquement indétectables par les inspecteurs. Au Pakistan, le réseau de prolifération nucléaire a été mis au jour, mais il peut se reconstituer, et l'absence de toute demande de restitution des sommes acquises de façon illicite témoigne d'un niveau de corruption élevé dans ce pays. Pour la Corée du Nord, les réunions régulières de Pékin ne donnent pas de résultat. Quant à l'Irak, les inspections n'ont pas permis de mettre à jour des stocks d'armes, mais elles n'ont pas davantage donné de réponse aux questions posées par l'ONU, pas plus qu'elles n'ont permis d'identifier les dates, les méthodes, les traces ou l'ampleur des destructions unilatérales qui ont été opérées - et qui étaient interdites, en tout état de cause, par le Conseil de Sécurité, précisément parce qu'elles ne permettaient pas de vérification.

Mme Thérèse Delpech a considéré que cette seconde approche était peut-être plus sage, car elle permettait de mieux percevoir les problèmes à venir et de tenter d'y faire face.

Analysant le retrait de la Corée du Nord du traité de non-prolifération, en janvier 2003, elle a souligné qu'il s'agissait du premier retrait de l'histoire du TNP et qu'il ouvrait ainsi la possibilité de retraits additionnels. Si la question de l'Iran n'est pas abordée de façon convaincante, d'autres pays de la région pourraient revoir leurs engagements à l'égard du traité. L'Arabie saoudite a financé le programme pakistanais, ce qui a été reconnu par Abdel Kader Khan, le « père » de la bombe pakistanaise, lors des essais nucléaires que ce pays a réalisés en 1998. Mais les liens entre l'Arabie saoudite et le Pakistan ne sont pas seulement de nature financière, comme en témoigne la visite du Prince Sultan, sur le site de Kahuta, il y a quelques années, seul étranger à avoir eu ce privilège. Les Saoudiens peuvent en outre nourrir des inquiétudes sur l'avenir de leurs relations avec les Etats-Unis. Quant à l'Egypte, des diplomates de haut rang ont déclaré que le TNP ne servait plus les intérêts égyptiens. Enfin, en l'absence de résultat dans le dossier nord-coréen, pourra-t-on toujours compter sur la patience japonaise ?

Le retrait nord-coréen du TNP s'est, de surcroît, effectué de façon illégale, car il a eu lieu après une violation avérée. Aucun pays, y compris parmi les trois Etats dépositaires, n'en a fait la remarque, mais d'autres Etats pourront se prévaloir de ce précédent.

Depuis le retrait du traité, la situation de prolifération en Corée du Nord s'est dégradée. Le pays a repris la construction, interrompue en 1994, du réacteur de 200 mégawatts. Il a procédé au retraitement, au moins partiel, des 8.000 barres de combustible qui se trouvaient en piscine et qui pourraient permettre la construction de cinq engins nucléaires - qui s'ajouteraient ainsi aux deux ou trois dont il a été question dès les années 1990. Les activités de la Corée dans le domaine de l'enrichissement d'uranium sont, enfin, encore mal connues, mais le Pakistan a fourni une liste de fournisseurs à Pyongyang, dont Kim Jong Il peut faire usage.

Dans le cas iranien, on peut regretter qu'une conférence de presse de l'opposition en exil à Washington ait été nécessaire pour décider l'AIEA et la communauté internationale à déclencher une enquête sérieuse sur les deux sites dénoncés - Natanz et Arak. Mme Thérèse Delpech a cependant souligné qu'à la différence des transfuges irakiens, qui avaient été très souvent peu fiables, le groupe d'opposition iranien fournissait des renseignements d'une grande précision, qui se révélaient souvent exacts. Elle a souligné que l'Iran, signataire du TNP depuis 1970, s'était écarté de ses engagements à deux reprises : une première fois, sous le règne du Shah, et une seconde fois à partir de 1984, pendant la guerre contre l'Irak, après l'utilisation d'armes chimiques par les Irakiens. Mme Thérèse Delpech a considéré que l'AIEA disposait, depuis 2003, d'une série de données prouvant le non-respect des engagements pris : des importations non déclarées de matières, des sites non déclarés, la présence d'uranium hautement enrichi de plusieurs teneurs, l'existence de centrifugeuses de deux types (alors qu'un seul a d'abord été reconnu), la transformation de matières en uranium métal, dont l'utilité est particulièrement établie dans les programmes militaires. Mme Thérèse Delpech a considéré que le dossier iranien aurait pu être transmis au Conseil de sécurité dès le mois de novembre 2003. Ceci ne retire pas ses mérites à l'accord du 21 octobre 2003, qui est parvenu à obtenir des Iraniens une suspension de ses activités d'enrichissement et de retraitement. Les ministres européens ont conclu un accord plus substantiel que ce que les Américains ont obtenu de la Corée en 1994. La détermination du périmètre exact de cette suspension reste cependant problématique et l'objectif principal de l'accord, relatif à la cessation d'activité, avec garantie de fournitures, est particulièrement difficile à négocier.

Evoquant le cas libyen, Mme Thérèse Delpech a souligné, qu'à l'inverse du cas iraquien, la communauté internationale avait sous-estimé les capacités libyennes dans le domaine nucléaire, en concentrant son action sur les activités chimiques et balistiques de ce pays. La Libye avait réussi à acquérir du Pakistan deux types de centrifugeuses, ainsi qu'un plan d'arme. Elle a également fait preuve d'une créativité indéniable pour échapper aux inspecteurs, en ayant recours à des unités mobiles indétectables pour certaines opérations d'enrichissement. Le cas libyen a surtout été le révélateur de l'existence d'un réseau privé de couverture globale, sur la base d'un dessin pakistanais, d'une production malaisienne, d'un transport sur un bateau allemand (le BBC China), d'une plaque tournante située à Dubaï et du recours à des complicités individuelles en Europe.

Dans le cas pakistanais, M. Khan était connu des experts et des services de renseignement pour avoir volé les plans d'une centrifugeuse néerlandaise à Almelo dans les années 1970 et avoir fait des offres de services à Saddam Hussein en octobre 1990. M. Kahn faisait largement circuler un « catalogue » comprenant tous les composants nécessaires à la fabrication de l'arme. On ignore quels ont été tous les bénéficiaires de ces offres. Il a en outre effectué une dizaine de voyages en Corée. Une affaire strictement individuelle est exclue : des complicités à des niveaux élevés des services et de l'armée doivent être envisagées.

Mme Thérèse Delpech a clos son propos sur les considérations suivantes :

- le TNP est menacé par la conjugaison de plusieurs facteurs : un premier retrait, qui en fait craindre de nouveaux, des dissimulations de plus en plus subtiles, et une difficulté du Conseil de sécurité à déterminer une position commune en cas de violation avérée ;

- les effets de la globalisation de la prolifération sont tout à fait visibles, à présent, avec le réseau pakistanais ;

- l'intervention de pays tiers doit être envisagée, en particulier la connaissance qu'avait la Chine des relations entre la Corée et le Pakistan et celle de l'Egypte sur les activités conduites par la Libye ;

- le seul renforcement des contrôles à l'exportation est insuffisant. Il convient de s'assurer que le réseau est bien démantelé et que des garanties empêchent sa reconstitution. Il importe enfin d'obtenir la cessation des activités du cycle en Iran ;

- en Libye, il faut veiller à la non-reconstitution des programmes abandonnés par le Colonel Khadafi;

- en Irak enfin, il conviendra de prendre position sur le type de contrôle souhaité, une fois constitué un gouvernement plus autonome : dispositions constitutionnelles, interdiction, par une loi irakienne, de toute participation à des activités non conventionnelles, détermination de la portée des missiles dont l'Irak pourra être doté, modalités du contrôle des infrastructures dans le domaine du double usage chimique et biologique.

A la suite de cet exposé, M. Xavier de Villepin a interrogé Mme Thérèse Delpech sur la récente découverte, en Irak, d'un obus qui pourrait contenir une charge chimique au gaz sarin, sur la position des Etats-Unis à l'égard du Pakistan après les révélations sur l'affaire Khan, sur l'attitude des autorités iraniennes à propos du programme nucléaire après la victoire des conservateurs aux élections législatives et compte tenu des difficultés américaines en Irak. S'agissant de la Corée du Nord, il a souligné l'absence de résultats du dialogue à six et s'est demandé si tous les pays qui y participent avaient un même intérêt à empêcher Pyongyang d'accéder à l'arme nucléaire. Il a souhaité savoir dans quelle mesure il était nécessaire et possible de renforcer le contrôle international sur l'accès des technologies liées au cycle du combustible nucléaire. Il a demandé des précisions sur les leçons à tirer des mauvais résultats obtenus par les services de renseignement dans les récentes crises de prolifération. Enfin, il s'est demandé dans quelle mesure le développement d'une défense anti-missiles permettait de répondre aux menaces résultant de la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs.

M. Christian de La Malène a souhaité savoir si des organisations terroristes étaient entrées en contact avec le réseau du Dr Khan en vue d'acquérir, ou de mettre au point, des armes nucléaires. Il a souligné le changement de nature que représenterait l'implication d'organisations terroristes dans la prolifération nucléaire, dans la mesure où celles-ci rechercheraient en priorité à utiliser ces armes, à la différence des Etats qui privilégient la fonction dissuasive et défensive du nucléaire. Par ailleurs, il s'est interrogé sur l'attitude apparemment passive des Etats-Unis face à certaines situations de prolifération, bien qu'ils constituent certainement le pays le plus menacé.

M. Didier Boulaud a demandé des précisions sur l'éventuelle découverte d'obus à charge chimique en Irak et sur certaines activités du réseau Khan en Malaisie.

M. Jean François-Poncet a constaté qu'en matière de prolifération nucléaire, certains observateurs pouvaient faire valoir les importants progrès obtenus depuis quelques décennies, en particulier à la suite du renoncement de pays tels que l'Afrique du Sud, l'Argentine ou la Libye. De même, on pourrait considérer que l'Inde et le Pakistan ont été incités à la retenue et au dialogue du fait de leurs capacités nucléaires respectives. Il a demandé à Mme Thérèse Delpech son appréciation sur de telles analyses. A propos de l'Iran, il s'est demandé si, du fait de leur enlisement en Irak, les Etats-Unis n'avaient pas perdu la capacité de pression sur Téhéran que leur procurait la présence massive de leurs troupes dans la région. Il a demandé des précisions sur la capacité réelle des organisations terroristes à disposer d'armes de destruction massive, en particulier de « bombes sales » ou d'armes biologiques et chimiques, dont il semblerait qu'elles soient extrêmement difficiles à élaborer ou à transporter. Il a également souhaité savoir si les Etats-Unis rencontraient des difficultés techniques pour mettre au point leur système de défense anti-missiles.

A la suite de ces interventions, Mme Thérèse Delpech a apporté les précisions suivantes :

- il convient de rester extrêmement prudent au sujet de la découverte, en Irak, d'un obus qui contiendrait du gaz sarin. Les Irakiens maîtrisaient cet agent neuro-toxique, qui a été utilisé contre les populations kurdes et au cours de la guerre avec l'Iran, mais les analyses effectuées à ce jour sont insuffisantes pour tirer une conclusion définitive ;

- la bienveillance dont les Etats-Unis ont fait preuve à l'égard du Pakistan à la suite de l'affaire Khan est d'autant plus contestable que l'on ignore si ce réseau a été entièrement démantelé et s'il pourrait être en mesure de se reconstituer ; il faut rappeler, à cet égard, que le réseau Khan a aussi servi à l'approvisionnement d'Islamabad en équipements sensibles ;

- on peut douter de la pertinence de la distinction entre réformateurs et conservateurs s'agissant du programme nucléaire iranien ; il existe, en effet, en Iran, un consensus national sur l'option nucléaire, tant en raison de l'environnement régional que pour des considérations de prestige ;

- le lien entre la dégradation de la situation en Irak et les moyens de pression sur le dossier nucléaire iranien est une question qui se pose, tant pour les Etats-Unis que pour le Royaume-Uni, dont les troupes sont engagées en zone chiite ; par ailleurs, les Etats-Unis ont pu perdre la capacité d'intimidation qui était la leur après le renversement de Saddam Hussein, mais il n'en reste pas moins que, pour des raisons économiques et démographiques, l'Iran demeure extrêmement vulnérable à d'éventuelles sanctions internationales ;

- s'agissant de la Corée du Nord, les discussions à six entretiennent un processus politique sans déboucher sur des résultats concrets ; au demeurant, toutes les parties à ces discussions n'ont pas les mêmes intérêts ; l'attitude de la Chine demeure ambiguë : elle ne pouvait ignorer les liens entre le Pakistan et la Corée du Nord en matière de prolifération ; elle redoute une réunification de la péninsule coréenne qui ne s'effectuerait pas à ses conditions et n'est pas mécontente, à travers le contentieux nord-coréen, de maintenir une « épine dans le pied » des Etats-Unis et du Japon ;

- la communauté internationale réfléchit actuellement à un renforcement des règles d'accès aux activités concernant le cycle du combustible, à savoir l'enrichissement de l'uranium et le retraitement ; la proposition du Président Bush, visant à geler la situation actuelle en réservant l'usage de ses technologies à ceux qui les possèdent déjà, paraît difficilement acceptable, dans le cadre de la prochaine réunion du G8, mais un « moratoire » pourrait avoir plus de succès ; une solution plus juste et mieux adaptée consisterait à limiter l'accès aux technologies du cycle du combustible aux pays qui sont en règle avec leurs engagements internationaux de non-prolifération et qui sont en mesure de donner des assurances complémentaires quant au risque de détournement de ces technologies ;

- plusieurs facteurs peuvent expliquer les échecs rencontrés par les services de renseignement dans les récentes crises de prolifération ; d'une part, les pays proliférants ont considérablement développé leur capacité de dissimulation pour faire face aux moyens modernes d'interception ou d'observation ; d'autre part, les services de renseignement font face à des entreprises de désinformation de grande qualité ; le cas de l'Irak est, à cet égard, exemplaire, puisque le régime de Saddam Hussein a multiplié les comportements tendant à accréditer l'idée qu'il continuait à disposer de moyens de dissuasion non conventionnels, qu'il n'avait probablement pas ; l'expérience de ces dernières années a montré que les services de renseignement tantôt sous-estimaient gravement, tantôt surestimaient les situations de prolifération ;

- en ce qui concerne la défense anti-missiles, la France développe des capacités tactiques, terrestres et navales pour la défense de théâtre et, depuis le sommet de Prague de novembre 2002, elle a donné son accord pour étudier, dans le cadre de l'OTAN, un système de protection plus ambitieux ; dans cette perspective, elle pourrait axer son effort sur les capacités d'alerte avancée qui sont, en tout état de cause, nécessaires pour une meilleure surveillance de notre environnement immédiat ; pour leur part, les Etats-Unis devraient être en mesure de déployer, en Alaska, à l'automne prochain, quelques intercepteurs destinés à contrer une menace très limitée ; en dépit de l'énormité des moyens consacrés à la recherche sur la défense anti-missiles, d'importantes difficultés techniques subsistent pour mettre au point une capacité d'interception fiable ;

- le renoncement de plusieurs Etats au nucléaire militaire et la prorogation illimitée du TNP avaient laissé croire, au début des années 1990, à une dynamique de non-prolifération ; en dépit de ses succès réels, on constate l'apparition de phénomènes nouveaux et inquiétants : la privatisation du commerce des fournitures nucléaires, l'intérêt des organisations terroristes pour l'armement non-conventionnel, et la sophistication croissante des proliférateurs ;

- l'important degré de corruption qui caractérise le réseau Khan laisse à penser que ce marché clandestin fonctionnait sans considération de la nature ou de l'identité du destinataire final, qui pouvait donc théoriquement être non étatique ; il reste toutefois très difficile à des entités, autres que des Etats, de disposer des infrastructures nécessaires au développement d'une arme nucléaire ; il paraît en revanche possible, pour une organisation terroriste, d'élaborer des armes radiologiques combinant des explosifs conventionnels et des sources radioactives faciles à se procurer, comme le cobalt 60 utilisé dans les hôpitaux ; l'explosion d'une arme radiologique pourrait engendrer des perturbations considérables, en contaminant des quartiers de grandes agglomérations. Il est en conséquence indispensable de renforcer la surveillance des sources radioactives ;

- les organisations terroristes s'intéressent aux agents biologiques ou chimiques et les capitales occidentales prennent cette menace au sérieux, comme en témoignent des exercices ou des simulations dans le métro à Paris et à Londres, qui méritent d'être poursuivis et amplifiés ;

- bien qu'elle ait pu inspirer aux deux protagonistes une certaine retenue, la nucléarisation de l'Inde et du Pakistan demeure un facteur de risque important compte tenu de la tension aiguë autour de la question du Cachemire et de l'expérience de Kargil en 1999.

Mercredi 19 mai 2004

- Présidence de M. Jean-Marie Poirier, vice-président -

Mission d'information à l'étranger - Serbie et Monténégro - Communication

La commission a tout d'abord entendu une communication de M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, sur une mission effectuée en Serbie et Monténégro, du 18 au 22 avril 2004.

M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a rappelé, qu'avec M. Didier Boulaud, ils s'étaient rendus, du 18 au 22 avril dernier, en Serbie et Monténégro, où ils avaient pu notamment rencontrer, à Belgrade puis à Podgorica, des responsables de l'Etat commun et ceux de chacune des deux républiques dont, en particulier, le Premier ministre serbe M. Kostunica, et le Président du Monténégro. La délégation s'est ensuite rendue au Kosovo, à Mitrovitsa -où elle a rencontré le bataillon français et le général Michel commandant la Brigade multinationale Nord-Est (BMNE) puis, à Pristina, pour des entretiens avec des responsables albanais des institutions autonomes provisoires et les responsables internationaux de la MINUK (Mission intérimaire des Nations unies au Kosovo).

M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a tout d'abord indiqué que le statut de l'Etat commun de Serbie et Monténégro, ainsi que la situation politique très particulière en Serbie, présentaient beaucoup d'incertitudes.

D'abord la viabilité même de l'Etat commun est sujette à caution. Créé en février 2003 pour succéder à la défunte république fédérative de Yougoslavie, cet Etat, plus virtuel que réel, dispose d'institutions communes très légères aux compétences fort réduites.

Ensuite, la charte constitutionnelle de l'Etat commun prévoit par ailleurs, en 2006, la possibilité d'un référendum, pour que les peuples concernés s'expriment sur la poursuite ou non de l'expérience. Si les responsables serbes, bien que divisés sur le sujet, ne cachent pas leur souhait de renforcer et de pérenniser l'Etat commun, tel n'est pas le cas des dirigeants monténégrins, qui ne font pas mystère de leur désir d'indépendance.

Enfin, pour l'heure, aucune harmonisation, ni douanière, ni fiscale, ni monétaire n'est réalisée entre les deux Etats membres.

A ces incertitudes institutionnelles, a poursuivi M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, s'ajoute en Serbie une situation politique complexe.

La Serbie est actuellement dirigée par une coalition hétéroclite et minoritaire, résultant des élections de décembre 2003, qui ont donné 28 % des voix et 82 sièges sur 250 au parti radical de M. Seselj -lequel est détenu à La Haye- et que tout porte à craindre que les prochaines élections présidentielles en Serbie, le 13 juin, verront la victoire du candidat de ce parti, M. Nikolic.

Cette confusion politique a des effets sensibles : d'abord sur la coopération avec le Tribunal de la Haye qui est l'une des conditions posées par la communauté internationale pour son aide.

Sur la mise en oeuvre des réformes vers l'état de droit et l'amélioration économique ensuite.L'économie du pays est dans une situation critique : recul de la production industrielle, déficit commercial et endettement extérieur massifs, taux de chômage officiel dépassant les 35 %. C'est la frustration sociale d'une population qui ne voit aucun progrès concret se dessiner, près de 4 ans après le changement de régime, qui explique pour une large part le vote protestataire en faveur des partis nationalistes radicaux.

Abordant dans un second temps la situation au Kosovo, M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a rappelé que cette province, en application de la résolution 1244, est administrée par la Mission intérimaire des Nations unies dans le cadre de l'opération la plus ambitieuse réalisée par l'ONU. La résolution 1244 a en effet fait de la MINUK la tutrice de la province et ce pour un temps indéterminé, jusqu'à la détermination du statut final de la province.

En réalité, a précisé M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, ce sont trois acteurs qui sont en place au Kosovo et la MINUK n'agit pas seule.

La MINUK proprement dite est organisée en 4 piliers : le 1er pilier « justice et police » -géré par l'ONU elle-même- ; le pilier 2 « administration civile », également géré par l'ONU ; le pilier 3 « rétablissement des institutions », géré par l'OSCE ; enfin, le pilier 4 « reconstruction économique », géré par l'Union européenne, en particulier la commission.

Ensuite les institutions provisoires d'auto-administration, animées par des Kosovars eux-mêmes. Ces institutions comportent un président, une assemblée, un gouvernement et une cour de justice.

Cet ensemble est dirigé par le Représentant spécial du Secrétaire général (RSSG) de l'ONU sur place, aujourd'hui M. Holkeri, ancien Premier ministre finlandais.

Le troisième acteur est la KFOR, force de l'OTAN de plus de 20 000 hommes, dont 2 500 Français, répartis territorialement en 4 brigades multinationales et dirigés par un général allemand jusqu'en octobre prochain, où il sera alors relayé par un général français. La France commande déjà la Brigade multinationale Nord-Est (BMNE), responsable de la région très sensible de Mitrovica.

M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a alors rappelé les graves événements survenus enmars dernier, qui ont marqué une très grave rupture dans l'évolution de la province : la noyade, le 16 mars, de trois enfants kosovars albanais dans l'Ibar a été très vite présentée comme le résultat d'une action serbe ; l'émotion, largement avivée par la tonalité agressive et anti-serbe des médias kosovars, a provoqué un rassemblement populaire, qui s'est très vite transformé en mouvement d'insurrection généralisé contre la minorité serbe. Cet aspect du mouvement était manifestement planifié etméticuleusement organisé et son bilan est lourd : 19 morts, plus de 1 000 blessés, plus de 4 000 Serbes déplacés et réfugiés (soit plus que les retours recensés en 2003), 800 maisons brûlées, 20 églises et monastères détruits.

Expliquant les causes de cet accès de violence, M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a tout d'abord évoqué les frustrations de la population et de ses partis politiques face à une stratégie internationale perçue comme un moyen de gagner du temps pour différer toujours plus le début des discussions sur le « statut final ». La stratégie des « normes avant le statut» élaborée par la MINUK suppose en effet que divers critères de bonne gouvernance soient remplis avant de lancer ce débat sur le statut final.

Deuxième série de causes, a poursuivi le rapporteur, les frustrations liées à une situation économique détérioréeet qui s'aggrave. Le Kosovo a été et reste la plus pauvre des provinces de l'ex-Yougoslavie et le chômage y atteint 60 % d'une population très majoritairement jeune.

L'ensemble de ces frustrations se focalise facilement sur la MINUK, perçue comme un substitut colonial à l'ancienne puissance yougoslave.

Les conséquences de ces événements sont préoccupantes : la KFOR et la police de l'ONU ont failli être débordées. Si le mouvement n'avait pas, étonnamment d'ailleurs, cessé sur tout le territoire en même temps le 19 mars, les internationaux auraient vite été totalement débordés : les destructions de biens -et de vies- serbes auraient été poursuivies et des mouvements armés serbes étaient prêts à venir, de Serbie, prêter main forte à leurs coreligionnaires. Il s'en est donc fallu de peu d'un embrasement général.

La KFOR et le bataillon français de Mitrovitsa ont été exemplaires de réactivité et de sang-froid. Il reste qu'au niveau général de la KFOR plusieurs failles sont apparues : l'absence de capacités de renseignement d'abord, la faiblesse des effectifs ensuite, qui n'a pas permis de prévenir des pillages et destructions de maisons et d'églises. De même, les différentes règles d'engagement entre bataillons de nationalités différentes ont compliqué la réaction des forces.

Il importe donc, a conclu M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, de restaurer la confiance réciproque entre la MINUK, la KFOR et les institutions provisoires ; de restaurer la crédibilité de ces mêmes MINUK et KFOR, qui sont apparues bien fragiles et vulnérables.

Par ailleurs, si le principe des « normes avant le statut » ne doit évidemment pas être renié -il est notamment au coeur de la démarche de rapprochement du Kosovo avec l'Europe- il importe de donner une échéance au débat sur ce statut, de proposer un horizon accessible ne serait-ce que pour conforter ceux des politiques albanais modérés qui font un réel travail constructif, comme le Premier ministre M. Rexhepi.

M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a fait observer qu'aujourd'hui les Serbes sont désormais les victimes. Leur situation est d'autant plus difficile que, rejetés du Kosovo, ils ne sont pas vraiment les bienvenus en Serbie, qui compte déjà 230 000 réfugiés de la province.

Belgrade joue par ailleurs, a-t-il poursuivi, un jeu trouble à leurégard, par le biais des « structures parallèles » entre Belgrade et les Serbes du Kosovo, structures sanitaires, éducatives, parallèles à celles établies par la MINUK, et donc illégales, mais jusqu'à présent tolérées par celle-ci. Elles permettent à Belgrade de contrôler et d'instrumentaliser la minorité serbe et de l'encourager à demeurer en dehors d'institutions que la Serbie considère comme anticipant sur le statut final et préfigurant, de fait, l'indépendance.

Enfin, l'objectif du dialogue Belgrade-Pristina, déjà difficile avant les événements de mars, est aujourd'hui réduit à peu de choses. Les échéances électorales en Serbie ne devraient guère apporter d'améliorations si le candidat radical devait accéder à la présidence de la Serbie.

Pour M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, la MINUK, dans sa configuration actuelle, semble avoir atteint ses limites et une réflexion est en cours sur sa restructuration.

Se pose également la question de la responsabilisation des institutions kosovares. Cette responsabilisation pourrait concerner des compétences nouvelles et importantes, comme les privatisations, voire celles de la police et de la justice. Aujourd'hui, la présence de la MINUK, perçue au mieux comme infantilisante et au pire comme coloniale, dispense en quelque sorte les responsables albanais d'atteindre leurs objectifs.

Pour autant, s'est interrogé M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, les institutions provisoires sont-elles capables de gérer la province ? Pour que cette responsabilité croissante ait une chance de succès, il est essentiel de créer un esprit civique, une élite capable de le mettre en oeuvre ce qui impose de la part de la communauté internationale un effort considérable dans la formation des hommes. Les institutions provisoires fonctionnent en effet aujourd'hui plus sur une logique politique partisane que sur une logique technicienne.

Plutôt donc que de poursuivre une stratégie qui consisterait à « jouer la montre » autour du débat vers le statut final, ne conviendrait-il pas de fixer assez vite le début du processus et d'arrêter un calendrier réaliste des échéances, en hiérarchisant quelques normes prioritaires ?

Pour la France, a poursuivi M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, ce dossier est très important : elle va prendre le 1er septembre le commandement de la KFOR au moment où se dérouleront les élections législatives dans la province, qui pourraient être cause de tension supplémentaire.

Enfin, compte tenu des implications régionales d'une probable indépendance du Kosovo, le traitement del'avenir de la province peut être un enjeu encore plus sensible pour la communauté internationale -Conseil de sécurité et surtout Union européenne- que pour les serbo-monténégrins eux-mêmes.

A la suite de l'exposé du rapporteur, un débat s'est instauré entre les commissaires :

M. Didier Boulaud a fait observer que les fameuses structures parallèles serbes n'étaient en fait que la reproduction d'un système identique mis en place auparavant par M. Rugova et ses partisans au temps de la guérilla kosovare albanaise contre la domination serbe. Il a relevé que les événements de mars avaient démontré qu'un incident très localisé, -même s'il s'agissait en l'occurrence de la tragique noyade de trois enfants- pouvait dégénérer très vite en affrontements majeurs aux conséquences dévastatrices. On n'était donc pas à l'abri du renouvellement de tels événements.

M. Didier Boulaud a par ailleurs remarqué que la façon, pour les kosovars albanais, de vivre leur religion musulmane n'a rien à voir avec ce que l'on a l'habitude de voir dans d'autres pays musulmans. Au demeurant, il existe également, parmi les kosovars albanais, une minorité chrétienne. Partageant les analyses du rapporteur, il a estimé que la communauté internationale, et donc aussi la France, seraient présentes longtemps encore dans la province.

M. Xavier de Villepin s'est interrogé sur la viabilité même d'un Kosovo indépendant, rappelant que le PNB de la province provenait pour 50 % de l'assistance internationale, pour 30 % des transferts de la diaspora, et pour seulement 20 % de l'activité économique proprement dite. Il s'est inquiété de l'éventuelle apparition d'une forme de fondamentalisme musulman et a déploré l'apparente inefficacité des structures internationales à l'oeuvre au Kosovo. Au demeurant, deux incertitudes majeures hypothéquaient le proche avenir : le résultat des élections présidentielles serbes et celui des législatives du 23 octobre au Kosovo.

M. André Boyer s'est enquis de la sécurité au Kosovo et des rôles respectifs de la police de l'ONU et d'une police proprement kosovare. Il s'est interrogé sur la nature des liens entre le Kosovo et l'Albanie et sur le temps de présence nécessaire des internationaux dans cette province.

M. Jean-Marie Poirier, rapporteur, a alors apporté les éléments suivants :

- les structures parallèles serbes appellent un double jugement : elles sont compréhensibles pour une communauté menacée, qui a besoin d'un réseau de solidarité, mais elles peuvent également constituer un instrument de manipulation ;

- l'élément déclencheur de la violence de mars dernier était le fruit du hasard, mais il est évident que le mouvement qui s'en est suivi était méticuleusement planifié et programmé. La moindre « étincelle » peut donc entraîner le renouvellement de tels événements ;

- la délégation n'a pas eu le sentiment, au cours de son séjour au Kosovo, d'avoir affaire au même islam que celui que l'on observe ailleurs. Rien n'atteste, notamment dans les rues de Pristina, de la présence d'un islam militant ;

- au cours des entretiens de la délégation, l'idée de grande Albanie n'a pas été évoquée. L'Albanie semble perçue comme un pays qui partage, certes, avec le Kosovo plusieurs points communs, mais qui reste différent. Il en est d'ailleurs apparemment de même parmi les albanais du Monténégro frontaliers de l'Albanie. S'agissant d'un éventuel « habillage religieux » de la violence dans le futur, il convient de rester prudent, tant le dénuement économique et social pourrait risquer de faire éventuellement d'une telle violence la seule solution aux problèmes ;

- la viabilité d'un Kosovo éventuellement indépendant dépend d'un encadrement social, économique et politique qui n'existe pas ou très peu, aujourd'hui, dans la société kosovare ;

- pour être pleinement efficace, il manque peut-être à l'organisation internationale déployée au Kosovo des personnalités singulièrement actives et pleinement engagées dans leur mission ;

- il semble difficile pour les Kosovars de mettre en oeuvre, rapidement et effectivement, les normes juridiques telles qu'elles leur sont demandées, même si elles reflètent les valeurs profondes de l'Europe que ces pays ont vocation à rejoindre un jour ;

- la police de la MINUK joue un rôle important, mais son efficacité souffre sans doute de sa grande hétérogénéité du fait des éléments de deux pays qui la composent. Un corps de police kosovare a également été mis sur pied, qui a globalement rempli son rôle lors des événements de mars ;

- il est difficile de fixer une échéance à la présence internationale dans la province, mais un désengagement rapide aurait un effet très contre-productif, même s'il faut cependant envisager une accélération du processus actuel.

Puis la commission a autorisé la publication de la présente communication sous la forme d'un rapport d'information.

Présidence de M. André Boyer, vice-président -

Mission d'information à l'étranger - Russie - Compte rendu

La commission a ensuite entendu le compte rendu, par M. André Boyer, d'une mission effectuée par une délégation de la commission en Russie, du 18 au 23 avril 2004.

M. André Boyer, rapporteur, a estimé que la commission avait choisi un moment particulièrement opportun pour réaliser une mission d'information en Russie, quelques semaines après le renouvellement de la Douma et l'élection présidentielle, qui donnent à l'exécutif une assise sans précédent depuis l'effondrement de l'Union soviétique, mais également à l'heure où deviennent tangibles les conséquences concrètes du voisinage direct entre la Russie d'une part, et l'Union européenne et l'OTAN élargies d'autre part.

M. André Boyer, rapporteur, a mentionné les principales personnalités rencontrées par la délégation qu'il présidait et qui se composait également de MM. Claude Estier, Jean Puech et Xavier de Villepin. Il a également évoqué la visite effectuée par la délégation au centre de contrôle des vols spatiaux, à l'occasion de l'arrimage, à la station spatiale internationale, d'un vaisseau lancé par la fusée Soyouz. Il a souligné sur ce point l'importance de la coopération franco-russe dans le domaine spatial et le caractère stratégique de l'accord intervenu en février dernier au sein de l'Agence spatiale européenne pour financer la construction d'un pas de tir permettant de lancer Soyouz depuis Kourou, la France prenant en charge 58 % des investissements incombant aux Etats. Il a en outre précisé que lors d'un déplacement à Samara, dans la région de la Moyenne-Volga, la délégation avait eu un aperçu de l'évolution de l'une des régions les plus dynamiques de Russie et des questions liées aux relations entre l'échelon fédéral et les pouvoirs locaux.

Abordant la situation intérieure de la Russie, M. André Boyer, rapporteur, a rappelé qu'après le succès massif de Vladimir Poutine et du parti présidentiel Russie Unie aux dernières consultations électorales, l'exécutif disposait d'une assise sans précédent depuis la fin de l'Union soviétique. Cette situation, comme la faiblesse des contrepouvoirs, ont conduit certains commentateurs à s'interroger sur une éventuelle évolution, autoritaire ou plébiscitaire, du régime. Les conditions dans lesquelles se sont déroulées les deux dernières campagnes électorales, l'emprise du pouvoir sur la télévision d'Etat, la tonalité de moins en moins critique de la presse ou encore l'arrestation du président de la compagnie pétrolière Ioukos, M. Khodorkovski, qui ne cachait pas son soutien aux formations politiques libérales, dénotent, à leurs yeux, sur nombre de points, des écarts sensibles avec les standards de la démocratie pluraliste. À l'inverse, il est difficile de contester la réalité du soutien populaire à Vladimir Poutine, qui bénéficie d'une image d'homme politique moderne, travailleur, réactif, à l'opposé de celle, très dégradée, de son prédécesseur. De même, les manifestations d'autorité dont il a fait preuve semblent rejoindre en partie l'espoir assez largement partagé, dans la population, d'une ferme reprise en main.

Selon M. André Boyer, rapporteur, ce second mandat - en principe le dernier si, comme il l'a indiqué, Vladimir Poutine n'envisage pas de réviser la Constitution pour être rééligible - sera véritablement révélateur du projet politique qu'il poursuit et sur lequel il a entretenu, jusqu'à présent, une certaine ambiguïté.

Disposant d'une forte majorité parlementaire, M. Vladimir Poutine a constitué un gouvernement compact de 16 ministres réalisant un équilibre entre les tenants du libéralisme économique, les hommes formés dans les « structures de forces » et des technocrates réformateurs. Il s'inscrit dans la perspective d'une réforme administrative ambitieuse visant à réduire de 20 % le poids de l'administration fédérale, à renforcer la fonction stratégique des ministères et à rendre plus efficaces les organes d'exécution et de contrôle. Il fera porter ses priorités sur la modernisation économique et sociale du pays, notamment la poursuite de l'adaptation du cadre légal et fiscal en vue d'encourager le développement de l'investissement et de l'activité.

M. André Boyer, rapporteur, a rappelé que, sur le plan économique, le premier mandat de M. Vladimir Poutine s'était achevé sur des résultats positifs : rythme élevé de croissance, excédents du budget et des comptes extérieurs, forte résorption de la dette publique. Il a souligné l'impact de la hausse des cours du pétrole sur de telles performances, une augmentation du baril de 1 dollar représentant 0,5 point de croissance et environ 6 % de recettes supplémentaires pour le budget. Il a également estimé que ce bilan méritait d'être nuancé au vu de la persistance de nombreuses faiblesses structurelles : un niveau d'investissement insuffisant pour soutenir la compétitivité de l'industrie nationale, le flux d'investissements étrangers s'avérant de surcroît irrégulier et fortement concentré dans le secteur énergétique ; des infrastructures de base délabrées et des besoins collectifs considérables dans les secteurs de la santé, du logement, des transports ou de l'environnement ; des conditions de vie précaires pour une large partie de la population, malgré l'émergence d'une classe moyenne.

M. André Boyer, rapporteur, a considéré que l'un des principaux défis du prochain mandat consisterait à traduire en progrès concrets les bénéfices de l'assainissement financier et de la rente pétrolière. L'orientation libérale de la politique économique ne devrait pas être remise en cause, même si l'exécutif semble vouloir mettre un frein aux excès d'un capitalisme sauvage dont ont profité les oligarques, et surtout garantir un certain contrôle national sur le secteur stratégique des matières premières.

M. André Boyer, rapporteur, a ensuite abordé les évolutions récentes du conflit en Tchétchénie. Il a souligné que les interlocuteurs de la délégation avaient unanimement insisté sur les liens entre les groupes armés tchétchènes et Al Qaïda, qui aurait contribué à leur financement et à la formation des combattants, l'action du gouvernement russe étant ainsi clairement replacée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme international. Il a ajouté que les personnalités rencontrées ne contestaient pas l'existence de violations des droits de l'homme commises par les militaires, mais les présentaient comme une conséquence inévitable de toute guerre de ce type, en soulignant que des procès avaient été engagés et des condamnations déjà prononcées.

Les responsables russes ont mis en exergue les progrès obtenus dans la lutte contre la guérilla. Celle-ci ne regrouperait plus qu'un millier de combattants, dispersés en différents groupes se déplaçant entre la Tchétchénie et les républiques voisines d'Ingouchie et du Daghestan. Réfugiés dans les montagnes durant l'hiver, ces groupes conserveraient la capacité de mener des actions ponctuelles. S'il paraît difficile d'éradiquer ces foyers de résistance, les autorités semblent convaincues qu'il n'y aura plus à faire face, comme par le passé, à des combats de haute intensité impliquant des moyens lourds.

Sur le plan politique, M. André Boyer, rapporteur, a rappelé que Moscou avait fait le choix d'une « tchétchénisation » du conflit, c'est-à-dire de mettre en première ligne un pouvoir local doté de ses propres forces de sécurité. Tel était l'objectif de l'élection en octobre dernier, dans des conditions très critiquées, d'Akmed Kadyrov, ce dernier ayant la charge de mettre en place les institutions prévues par la nouvelle Constitution tchétchène et d'assurer la sécurité avec sa milice de 12.000 hommes, redoutée pour ses nombreuses exactions. Les forces russes devaient être ramenées à 35.000 hommes, contre 80.000 actuellement.

M. André Boyer, rapporteur, a estimé que si les autorités russes étaient parvenues à réduire l'intensité du problème tchétchène, elles ne leur avaient donné qu'une apparence de solution politique. L'assassinat de Kadirov, le 9 mai dernier, est ainsi venu rappeler la fragilité de cette construction et les incertitudes qui pèsent sur le devenir de la région démontrent que le processus de désengagement est sérieusement contrarié.

M. André Boyer, rapporteur, a ensuite abordé le thème des relations entre la Russie et l'Europe élargie, qui avait constitué l'un des principaux sujets des entretiens de la délégation. Il a souligné l'extrême sensibilité, sur ce point, des parlementaires russes, extrêmement critiques face aux conditions dans lesquelles s'effectuait l'élargissement de l'OTAN et celui de l'Union européenne. Il a en revanche relevé que les hauts responsables de l'exécutif témoignaient d'une approche plus réaliste, ne remettant pas en cause la légitimité des élargissements, mais souhaitant la prise en compte de diverses préoccupations russes.

L'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne des trois pays baltes, incorporés à l'URSS il y a quinze ans encore, cristallise tous les états d'âme et ressentiments russes à l'égard de cette recomposition majeure du continent européen. Le sort réservé aux minorités russophones en Estonie et en Lettonie, sur le plan de l'accès à la citoyenneté et du statut de la langue russe, figure au premier rang des griefs exprimés à ce sujet.

Au-delà de ce problème spécifique, l'élargissement de l'Union européenne provoque la crainte de voir la part de marché de la Russie se restreindre dans les nouveaux Etats membres, du fait de leur inclusion dans le marché unique. Elle suscite également des revendications quant à la limitation des possibilités de circulation sans visa pour les ressortissants russes, indépendamment du cas particulier du transit des voyageurs et des marchandises vers Kaliningrad à travers la Lituanie.

S'agissant de l'OTAN, l'éventualité de la création de bases alliées et du stationnement de troupes américaines dans les nouveaux Etats membres est dénoncée et, plus généralement, le fait que l'Alliance se rapproche désormais de la zone des intérêts vitaux de la Russie fait naître des appréhensions. Une controverse s'est également développée au sujet de la mise en oeuvre du traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE), tel qu'il a été modifié à la fin de la guerre froide. La Russie n'a pas mis en oeuvre ses engagements pris devant l'OSCE d'évacuer ses bases militaires en Moldavie et en Géorgie. Elle exige préalablement que les pays baltes adhèrent au traité FCE.

M. André Boyer, rapporteur, a estimé que plusieurs considérations se mêlaient dans cette attitude critique vis à vis du double élargissement. À certains facteurs objectifs s'ajoutent un sentiment de fierté nationale fortement mis à l'épreuve depuis la désagrégation de l'Empire soviétique, mais peut-être aussi, de la part des autorités, la volonté d'utiliser certains problèmes comme éléments de négociation.

M. André Boyer, rapporteur, a observé que dans les faits, nombre de questions soulevées par la Russie trouvaient des solutions dans le cadre normal du dialogue et de la coopération avec l'Union européenne comme avec l'OTAN. Il a cité en exemple la déclaration commune adoptée à la fin du mois d'avril à Bruxelles qui règle la quasi-totalité des points de friction entre la Russie et l'Union européenne, les deux parties ayant en outre signé un protocole étendant aux 10 nouveaux pays membres leur accord de partenariat et de coopération, protocole que la Russie avait un temps menacé de bloquer. De même, en ce qui concerne l'OTAN, un Conseil conjoint au sein duquel la Russie siège sur un pied d'égalité avec chacun des pays de l'Alliance a été créé en mai 2002. Il permet d'aborder sous un angle concret les préoccupations russes.

Aussi M. André Boyer, rapporteur, a-t-il estimé que les relations Russie-Union européenne et Russie-OTAN étaient plus confrontées à des « irritants » que véritablement menacées par de réelles tensions. Il a rappelé que les Européens ne pouvaient envisager de laisser la Russie entraver, de quelque manière que ce soit, un processus d'élargissement répondant aux aspirations d'Etats souverains. Il a cependant souligné la nécessité de préserver le partenariat stratégique avec la Russie dans des enceintes désormais élargies aux anciens satellites et aux pays baltes qui, pour leur part et en sens inverse, pourraient vouloir marquer une franche rupture avec leur ancienne puissance tutélaire.

Évoquant pour terminer les questions de politique extérieure, M. André Boyer, rapporteur, a résumé l'impression dominante recueillie par la délégation, en estimant qu'avec des moyens limités, la Russie cherchait à préserver son statut de puissance mondiale, tout en soumettant sa conduite, en pratique, à deux préoccupations essentielles : ses intérêts économiques et le maintien dans son orbite des Etats issus de l'Union soviétique.

M. André Boyer, rapporteur, a en effet constaté qu'en dépit de son implication sur les grands dossiers internationaux, la capacité d'action de Moscou était réduite, notamment vis-à-vis des initiatives américaines. La ligne pragmatique suivie par M. Vladimir Poutine vise à éviter les oppositions frontales avec les Occidentaux et à utiliser au mieux les opportunités offertes par le contexte international, comme en témoigne le soutien immédiat apporté aux Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme après le 11 septembre 2001.

M. André Boyer, rapporteur, a également noté que la situation économique de la Russie la plaçait globalement dans une situation de dépendance alors que par ailleurs son outil militaire est fortement dégradé. Il a évoqué, à cet égard, le vieillissement des équipements et des lacunes de leur entretien, ainsi que la lenteur de mise en oeuvre d'une réforme visant à une professionnalisation partielle et au renforcement des composantes projetables.

Il a estimé qu'en matière de politique étrangère, la Russie concentrait ses efforts, sur la défense de ses intérêts économiques, comme l'illustrent les relations avec l'Union européenne ou encore sa stratégie de conclusion d'accords énergétiques internationaux, ainsi que sur son environnement régional immédiat.

M. André Boyer, rapporteur, a donné des précisions sur la Communauté des Etats indépendants (CEI) et les différentes entités qui la composent. Il a souligné qu'elle ne constituait en rien un ensemble politique intégré, mais se présentait plutôt comme un cadre peu contraignant, à géométrie variable, permettant de régler les questions bilatérales. Il a toutefois considéré qu'au cours de la période récente, et conformément à ses objectifs, la Russie était parvenue à resserrer ses liens avec les pays de la CEI et à y renforcer son influence. Il a notamment évoqué le rapprochement avec l'Ukraine, la Moldavie ou encore l'Ouzbekistan. Il a jugé que, seules, les relations avec la Géorgie demeuraient un réel motif de difficulté, en particulier sur la question de l'attitude vis-à-vis des autorités séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud. Il a cependant observé que la Russie venait de faciliter une solution pacifique en Adjarie, ce qui pourrait permettre une amélioration des relations entre les deux pays.

À la suite de cet exposé, M. Xavier de Villepin a évoqué le débat, au sein des spécialistes de la Russie, entre ceux qui soulignent l'action positive de M. Vladimir Poutine en faveur d'une restauration de la stabilité en Russie et ceux qui s'inquiètent d'un retour à une pratique autoritaire du pouvoir et de la brutalité avec laquelle est traité le conflit en Tchétchénie. Il a estimé, pour sa part, que l'évolution actuelle de la Russie ne pouvait être analysée sans tenir compte du poids du passé : l'effondrement du régime après plus de 70 années de dictature communiste et une présidence Elstine discréditée, marquée par la crise financière et l'affaiblissement des structures de l'Etat. Dans ce contexte, il a souligné le pragmatisme de M. Vladimir Poutine, sa ferme volonté de rétablir l'autorité de l'Etat et les progrès économiques, certes encore trop lents mais néanmoins réels, enregistrés durant son premier mandat. Il a ajouté que compte tenu des cours du pétrole d'une part, et des priorités annoncées par M. Vladimir Poutine d'autre part, on pouvait espérer que ces progrès seraient consolidés et amplifiés au cours du second mandat. Il a cependant rappelé la faiblesse structurelle que représentait la crise démographique russe, avec une espérance de vie particulièrement faible et un recul de la population qui pourrait se réduire à 100 millions d'habitants à l'horizon 2050.

M. Didier Boulaud a évoqué les évolutions intervenues dans les relations entre la Russie et les autres pays de la CEI. Il a demandé des précisions concernant la Biélorussie, que son régime dictatorial isole de plus en plus du reste du continent européen.

En réponse à ces interventions, M. André Boyer, rapporteur, a lui aussi souligné l'évolution inquiétante des indicateurs démographiques en Russie, le taux de fécondité n'étant par exemple que de 1,2 enfant par femme. S'agissant de la Biélorussie, il a précisé que les structures communes avec la Russie, qui avaient été présentées comme un prélude à la fusion des deux Etats, s'étaient révélées dépourvues de réelle portée politique et ne constituaient qu'un cadre formel. Il a également évoqué les réticences de la Russie à l'égard de relations trop étroites avec Minsk, en raison de la nature du régime de M. Loukachenko, et les difficultés de promouvoir l'intégration économique avec un pays qui n'a pas procédé à des réformes comparables à celles mises en oeuvre en Russie.

La commission a ensuite approuvé la publication de ce compte rendu sous forme d'un rapport d'information.

Nomination de rapporteurs

La commission a enfin procédé à la nomination de rapporteurs. Elle a désigné :

- M. André Boyer sur le projet de loi n° 254 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l'Inde (ensemble un avenant sous forme d'échange de lettres)  ainsi que sur le projet de loi n° 255 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l'Inde en matièred'extradition ;

- M. Jean-Guy Branger sur le projet de loi n° 256 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de laconvention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Nouvelle-Zélande relative à l'emploi des personnes à charge des membres des missions officielles d'un Etat dans l'autre (ensemble un échange de lettres) ;

- M. Didier Boulaud sur le projet de loi n° 257 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'avenant à la convention du 29 janvier 1951 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République italienne relative aux gares internationales de Modane et de Vintimille et aux sections de chemins de fer comprises entre ces gares et les frontières d'Italie et de France ;

- M. Philippe François sur le projet de loi n° 258 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de l'accord entre la République française et le Royaume d'Espagne relatif à la coopération transfrontalière en matière policière et douanière (échange de lettres) ;

- M. Robert Del Picchia sur le projet de loi n° 277 (2003-2004) autorisant l'approbation de l'accord international de 2001 sur le café (ensemble une annexe).