Sommaire

  • Mardi 29 juin 2004
    • Prolifération nucléaire - Communication
  • Mercredi 30 juin 2004
    • Affaires étrangères - Situation en Irak et au Moyen-Orient - Audition de M. Olivier Roy, chercheur au CNRS
    • Audition de M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

Mardi 29 juin 2004

- Présidence de M. André Dulait, président -

Prolifération nucléaire - Communication

La commission a entendu une communication de M. Xavier de Villepin sur la prolifération nucléaire.

M. Xavier de Villepin a souligné l'importance et l'intérêt des auditions auxquelles la commission avait procédé au cours des dernières semaines sur la prolifération nucléaire, compte tenu de la succession de crises survenues depuis l'été 2002. Il a estimé que cette problématique était revenue au premier plan des préoccupations de sécurité internationale et qu'elle pouvait être résumée à travers deux questions principales : quels enseignements tirer des récentes crises de prolifération nucléaire ? Comment rendre plus efficace la lutte contre la prolifération nucléaire ?

S'agissant en premier lieu des enseignements des crises récentes, M. Xavier de Villepin a considéré que les événements survenus en Iran, en Corée du Nord, en Libye et au Pakistan, avec la mise au jour du réseau Khan, avaient mis en lumière les « failles » du régime international de non-prolifération nucléaire et cumulaient plusieurs caractéristiques les rendant inquiétantes pour la sécurité internationale.

Le régime international de non-prolifération nucléaire a révélé ses lacunes dans au moins trois domaines.

Premièrement, le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), qui constitue la pierre angulaire de ce régime, n'est toujours pas assorti des moyens permettant de vérifier sa mise en oeuvre effective. Le programme de renforcement des garanties engagé par l'AIEA en 1993, à la suite des découvertes relatives au programme nucléaire de l'Irak, n'a pas produit les effets escomptés, puisque le protocole additionnel permettant d'obtenir des Etats de plus larges informations et d'exercer des pouvoirs de vérification beaucoup plus étendus n'est en vigueur que dans 58 pays. Ce protocole est loin de constituer une garantie absolue contre tout programme clandestin, mais en son absence, il est presque impossible à l'AIEA de déceler un tel programme. Au rythme auquel s'effectuent les ratifications de ce protocole additionnel, le TNP risque de demeurer encore longtemps privé de moyens de vérification doté d'une efficacité minimale, en particulier dans la zone allant de l'Afrique du Nord au Moyen-Orient, en passant par la péninsule arabe, où seul, un Etat, la Jordanie, dispose d'un protocole en vigueur. À cela s'ajoutent les difficultés rencontrées par les services de renseignement face à des méthodes de dissimulation de plus en plus sophistiquées, et les limites inhérentes aux moyens humains et financiers de l'AIEA.

Deuxièmement, les régimes internationaux restent actuellement muets sur des activités très sensibles du point de vue de l'accès aux capacités nucléaires militaires, à savoir les technologies dites « du cycle » du combustible : l'enrichissement de l'uranium et le retraitement du combustible irradié en vue de la production de plutonium. L'uranium enrichi et le plutonium peuvent avoir une teneur plus ou moins élevée en matière fissile et donc, selon le cas, posséder une vocation exclusivement civile ou permettre la fabrication d'une arme nucléaire. En l'état actuel des régimes internationaux, rien n'interdit ou ne réglemente les activités d'enrichissement ou de retraitement. Le TNP reconnaissant le droit inaliénable à l'énergie nucléaire civile, des Etats peuvent mener des activités d'enrichissement ou de retraitement, mais si celles-ci sont suffisamment perfectionnées, il lui sera facile, dans un délai très bref de l'ordre d'un mois, de passer à la production de matière fissile de qualité militaire.

Enfin, une troisième faiblesse du régime international tient à la surveillance des exportations de biens ou de technologies nucléaires. Les Etats qui ne sont pas parties au TNP ne sont tenus à aucun engagement en ce domaine et ce qui s'est produit ces dernières années avec le Pakistan pourrait se renouveler, demain, avec la Corée du Nord, qui s'est retirée du TNP. Le contrôle s'exerçant actuellement dans le cadre du groupe des fournisseurs nucléaires ne s'étend pas à nombre de pays nouvellement industrialisés capables de produire des biens à double usage, mais qui ne participent pas à ce régime et ne disposent pas d'une réglementation et de structures adéquates. Les liens entre le groupe des fournisseurs nucléaires et l'AIEA ne sont peut-être pas suffisamment étroits. En dernier lieu, l'apparition de réseaux privés dont l'affaire Khan fournit l'illustration démontre la difficulté à contrecarrer des filières transnationales faisant appel à une multitude d'intermédiaires.

Le degré de gravité des crises de prolifération nucléaire survenues depuis deux ans fait l'objet d'appréciations contrastées de la part des analystes, selon qu'ils insistent sur le ralliement d'un très grand nombre d'Etats aux objectifs de non-prolifération ou sur des exceptions peu nombreuses, mais dangereuses, pour la sécurité internationale. Aux yeux de M. Xavier de Villepin, trois éléments présentent un caractère inquiétant et justifient la mobilisation de la communauté internationale.

Tout d'abord, le TNP a subi son premier retrait sans que cela n'ait entraîné de sanctions ni de réactions notables du Conseil de sécurité des Nations-Unies, la Corée du Nord voyant pour sa part sa position renforcée dans les négociations en cours. Ce précédent est dangereux, parce qu'il pourrait convaincre certains pays que le coût politique d'un retrait n'est pas nécessairement insupportable et qu'il fragilise le TNP, qui demeure un instrument critiqué par des Etats y voyant un régime inégalitaire.

Deuxième élément préoccupant, les crises de prolifération actuelles pourraient déboucher sur un paysage stratégique très instable, car elles surviennent dans des situations régionales tendues et complexes, où pourrait se produire un effet de contagion. En effet, si les efforts pour régler le cas de la Corée du Nord et de l'Iran échouaient et si ces deux pays qui avaient adhéré au TNP devenaient des puissances nucléaires sans subir de sanctions majeures de la part de la communauté internationale, on ne voit pas pour quelles raisons d'autres Etats des régions concernées se priveraient de reconsidérer leurs options stratégiques. Une multiplication d'acteurs nucléaires dans ces régions conflictuelles engendrerait des risques de diverse nature : celui d'une escalade incontrôlée, d'une défaillance dans le contrôle politique des forces nucléaires ou encore d'une prolifération secondaire vers d'autres pays.

Enfin, les actuelles crises de prolifération surviennent au moment où se concrétise également la menace du terrorisme de masse. Certes, le scénario privilégié aujourd'hui n'est pas celui de la réalisation d'une arme nucléaire par un groupe terroriste, mais plutôt l'utilisation de « bombes sales », mêlant à des explosifs classiques des sources radioactives, en vue de contaminer et paralyser de grands centres urbains. Mais il faut aussi relever que certains des facteurs qui ont favorisé la prolifération nucléaire pourraient jouer au profit de groupes terroristes puissants et organisés. Si les obstacles techniques et financiers à l'utilisation d'une arme nucléaire par des terroristes sont encore considérables, ils sont sans doute moins nombreux que par le passé.

M. Xavier de Villepin a ensuite abordé les moyens de renforcer la lutte contre la prolifération nucléaire.

Il s'est tout d'abord interrogé sur l'unité d'action que l'on pouvait raisonnablement espérer de la communauté internationale sur un tel sujet.

Il a mentionné les signes positifs enregistrés au cours des derniers mois, qui témoignent d'une prise de conscience croissante : l'adoption par l'Union européenne d'une stratégie contre les armes de destruction massive et la décision d'inclure désormais dans tous ses accords commerciaux une clause suspensive sur la non-prolifération ; le partenariat mondial du G8 pour réduire la menace que représentent les stocks d'armes de destruction massive excédentaires en Russie et pour reconvertir les scientifiques ; l'initiative de sécurité contre la prolifération prise par une quinzaine de pays occidentaux en vue de coopérer pour intercepter les chargements d'armes de destruction massive ou leurs composants ; enfin, l'adoption, le 28 avril dernier, de la résolution 1540 par le Conseil de sécurité pour demander aux Etats de mettre en place une législation interne, assortie de sanctions pénales, sur le contrôle des activités sensibles du point de vue de la prolifération et de renforcer leur contrôle des exportations.

M. Xavier de Villepin a toutefois constaté qu'au-delà de ce consensus international apparent, la prolifération nucléaire continuait de donner lieu à des différences d'approche entre Etats.

Les États-Unis oscillent entre un soutien au multilatéralisme et des actions de contre-prolifération, jugées plus efficaces. Leur politique est critiquée par ceux qui estiment qu'elle encourage plus qu'elle ne dissuade la prolifération, en raison des décisions prises à l'égard d'instrument internationaux, comme le traité d'interdiction complète des essais nucléaires ou le traité ABM, mais aussi du recours à la force pour obtenir des changements de régime, ce qui pourrait conduire des Etats se sentant menacés à envisager l'option nucléaire. L'ambiguïté de la politique américaine est également apparue dans les suites de l'affaire Khan, les impératifs de la lutte contre le terrorisme ayant prévalu sur la condamnation des activités de prolifération.

L'attitude de la Chine et de la Russie demeure ambivalente. La Chine est la seule puissance nucléaire reconnue à développer son arsenal nucléaire et a contribué à bloquer la négociation d'un traité sur l'interdiction de production des matières fissiles à usage militaire. Elle vient d'adhérer au groupe des fournisseurs nucléaires et joue un rôle actif dans les pourparlers à six sur la Corée du Nord, mais sur ce dossier, elle semble parfois ne pas vouloir user de tous ses moyens de pression et se satisfaire d'une prolongation des discussions. La Russie s'est rapprochée des préoccupations occidentales, mais des réticences demeurent face à un contrôle international plus étroit sur les matières nucléaires qu'elle possède en excès. En ce qui concerne sa participation à la construction de la centrale nucléaire de Bushehr en Iran, Moscou a décidé de fournir le combustible puis de le rapatrier, pour éviter le détournement des matières nucléaires à des fins militaires. Pour autant, la Russie n'a pas voulu conditionner la poursuite de sa coopération à une clarification totale de la situation de l'Iran.

Les non-alignés rendent parfois difficile l'émergence d'une politique claire, partageant les objectifs globaux de non-prolifération, tout en subordonnant leur adhésion aux mesures contraignantes à des exigences parfois maximalistes vis-à-vis des grandes puissances en matière de désarmement.

Enfin, s'agissant des Européens, la volonté de mettre en oeuvre une approche commune peut se heurter à des divergences tenant à des raisons historiques, stratégiques ou industrielles.

M. Xavier de Villepin a ensuite estimé que le traitement du cas de l'Iran relevait d'une priorité urgente, la crise n'ayant pas atteint un stade irréversible et constituant, pour les instances internationales, un test de leur capacité à maîtriser une situation avant qu'elle ne dégénère.

Il a rappelé que l'Iran avait développé des installations et importé des matériels destinés à l'enrichissement de l'uranium sans le déclarer à l'AIEA, ce qui constituait un manquement à ses obligations. Il a souligné que les différents programmes découverts pourraient contribuer à doter l'Iran d'une capacité à passer, à terme, du nucléaire civil au nucléaire militaire, mais que la simple existence de ces programmes ne prouvait pas formellement l'intention de produire des armes nucléaires. Il a précisé que les doutes de la communauté internationale sur ce point résultaient d'un faisceau d'indices : la dissimulation de ces programmes ; l'ampleur des investissements réalisés, qui n'a pas de justification au regard des projets énergétiques civils, mais coïncide, en revanche, avec les exigences de production d'uranium hautement enrichi d'utilisation militaire ; le programme balistique ambitieux mené parallèlement par l'Iran.

M. Xavier de Villepin a souligné la difficulté de la négociation engagée avec l'Iran depuis octobre 2003, le degré de coopération n'ayant pas été optimal, alors que le résultat des élections législatives et les difficultés américano-britanniques en Irak ont provoqué un certain raidissement des autorités iraniennes. Il a estimé que le directeur général de l'AIEA, M. ElBaradei, s'efforçait de suivre une voie étroite en vue d'éviter une rupture des négociations comme le risque d'un enlisement des discussions. Il a considéré qu'il appartenait aux Européens de convaincre l'Iran que le prix à payer pour l'option du nucléaire militaire serait bien trop onéreux au regard des avantages d'un respect des règles internationales. Il a également jugé nécessaire, dans la phase ultérieure des négociations, une implication des Etats-Unis pour laisser clairement entrevoir aux Iraniens des perspectives de normalisation de leurs relations.

Évoquant ensuite les moyens qui permettraient, à moyen terme, de renforcer les régimes de lutte contre la prolifération, M. Xavier de Villepin a mentionné le foisonnement d'initiatives intervenu lors des derniers mois, avec le discours du président Bush du 11 février, de nombreuses suggestions de M. ElBaradei et un ensemble de propositions diffusées par la France au mois de mai.

Au delà d'objectifs généraux tels que la ratification des protocoles additionnels, le renforcement des contrôles à l'exportation, la relance de la négociation du traité d'interdiction de la production de matières fissiles militaires, deux axes semblent devoir être privilégiés.

Une première série de propositions concerne l'accès aux technologies du cycle du combustible nucléaire -enrichissement et retraitement- qui constituent la clef d'accès au nucléaire militaire mais sont insuffisamment contrôlées. Les pays du G8 viennent de décider sur ce point un moratoire d'un an sur tout nouveau transfert de technologies ou d'équipements. M. ElBaradei souhaiterait confier les phases les plus sensibles du cycle du combustible nucléaire à des structures multinationales. La proposition française vise, quant à elle, à faire adopter une règle générale, selon laquelle l'exportation des technologies sensibles relatives à l'enrichissement et au retraitement exigerait le respect de plusieurs critères liés à la crédibilité du programme nucléaire civil projeté, à l'adhésion aux engagements de non-prolifération les plus contraignants et à la stabilité de l'environnement régional.

Une seconde série de propositions concerne les sanctions aux violations des engagements internationaux de non-prolifération. La France suggère que toutes les coopérations nucléaires dans le domaine civil soient suspendues dès lors que des manquements graves ont été constatés par l'AIEA dans un pays donné. Il est également proposé que le Conseil de sécurité adopte une doctrine générale prévoyant sa saisine automatique en cas de retrait du TNP et détaillant la gamme des sanctions envisageables dans une telle hypothèse.

En conclusion, M. Xavier de Villepin a estimé que la prolifération nucléaire se trouvait actuellement dans une phase critique, l'issue des négociations engagées avec la Corée du Nord et l'Iran étant déterminante pour l'avenir du système international de non-prolifération. Il a souligné, sur ces deux dossiers, les facteurs qui freinaient l'aboutissement des discussions et en rendaient le résultat incertain.

Évoquant la politique française en la matière, il a souligné le rôle actif joué dans la crise iranienne comme au sein de l'Union européenne, de l'AIEA et de l'ONU, ainsi que la volonté de trouver des points d'accord concrets avec nos partenaires, et en premier lieu les Etats-Unis. Pour continuer à jouer ce rôle, il a jugé indispensable un renforcement et un regroupement de l'expertise française sur la prolifération. Enfin, il a estimé que l'actualité de la prolifération montrait que notre environnement de sécurité continuait à être déterminé par le nucléaire militaire, même s'il ne s'agit pas de la menace la plus directe. L'option de la stricte suffisance, définie en 1996 pour notre force de dissuasion, lui a paru, de ce point de vue, toujours pertinente.

À la suite de cet exposé, Mme Maryse Bergé-Lavigne a insisté sur le caractère ambigu de la politique des Etats-Unis en matière de lutte contre la prolifération, en soulignant que le recours à la guerre préventive en Irak avait suscité un sentiment de menace au sein du monde arabo-musulman et ne pouvait qu'encourager les tentations à l'égard du nucléaire militaire. Elle s'est déclarée pessimiste sur l'avenir de la non-prolifération.

M. Jean-Yves Autexier a estimé que la fermeté nécessaire à l'égard de l'Iran ne devait pas exclure une prise en compte du contexte de sécurité dans la région. Il a souligné qu'à la suite des interventions en Afghanistan et en Irak, l'Iran ressentait, plus encore qu'auparavant, un complexe d'encerclement qui l'amenait à vouloir renforcer sa sécurité. Considérant que la politique de non-prolifération traversait une crise profonde, il a opposé l'attitude américaine, qui renforce la détermination des Etats proliférants, à une politique fondée sur le dialogue et la compréhension des préoccupations des partenaires, que la France devrait notamment adopter vis-à-vis de l'Iran, en alliant fermeté et dialogue.

M. Jean-Guy Branger s'est déclaré convaincu que l'Iran disposait de programmes suffisamment avancés pour rendre irréversible l'acquisition de l'arme nucléaire. Il a relevé que le sentiment d'encerclement contribuait à la détermination de l'Iran et que l'intervention trop tardive de la communauté internationale témoignait d'un manque de vigilance.

M. Christian de la Malène a constaté que l'égoïsme et l'hypocrisie constituaient les deux caractéristiques de la conduite des Etats en matière de non-prolifération, chacun se déterminant à la lumière de ses possibilités, de ses inquiétudes et de ses intérêts, ce qui rendait particulièrement difficile l'émergence d'une réelle entente internationale. Il s'est par ailleurs demandé si l'arme nucléaire, désormais répandue entre un plus grand nombre d'Etats, ne s'était pas banalisée. Elle reste toujours aussi dangereuse, mais semble moins redoutée, voire dépassée par des armes nouvelles qui pourraient constituer une menace plus forte, comme les armes biologiques. Cette banalisation ne contribue pas à favoriser la renonciation au nucléaire militaire.

M. Jean-Pierre Plancade a souligné la fragilité des régimes de non-prolifération, dont l'efficacité repose, en dernier ressort, sur la bonne volonté des hommes qui exercent des responsabilités en ce domaine. Il a également relevé la difficulté d'établir des principes incontestés, l'attachement de certains pays à la dissuasion nucléaire pouvant par exemple sembler contradictoire avec la prohibition de l'arme nucléaire pour une majorité de pays. Il a estimé que le caractère gravement préoccupant des crises de prolifération actuelles tenait à ce qu'elles surviennent dans des régimes dictatoriaux ou autoritaires, dépourvus de tout contrôle populaire et de pratique démocratique.

Mme Maryse Bergé-Lavigne a observé que le seul exemple d'emploi d'une arme nucléaire était le fait d'une démocratie : les Etats-Unis.

Mme Hélène Luc a considéré qu'une large part des questions actuellement soulevées par la prolifération résultait d'un héritage de la guerre froide, mais que le danger est aujourd'hui beaucoup plus grand que par le passé, les règles du jeu qui prévalaient dans un monde bipolaire ayant disparu. Jugeant que les doctrines de dissuasion avaient finalement abouti à banaliser l'arme nucléaire, rendant le risque de son emploi plus élevé, elle a plaidé en faveur d'une interdiction totale des armes nucléaires.

À la suite de ces interventions, M. Xavier de Villepin a apporté les précisions suivantes :

- on constate que la politique des Etats-Unis a favorisé une montée de l'antiaméricanisme dans le monde, rendant de ce fait plus difficile la lutte contre la prolifération ; l'opinion mondiale est également consciente des contradictions de la politique américaine qui s'est appuyée, au temps de la guerre froide, sur ceux qu'elle désigne aujourd'hui comme les plus dangereux en matière de terrorisme et d'armes de destruction massive ;

- les ambitions iraniennes dans le domaine nucléaire sont anciennes, puisqu'elles remontent au régime du Shah ; aujourd'hui même, elles sont soutenues par une large fraction de l'opinion et de la classe dirigeante, y compris dans les rangs des réformateurs ;

- les crises de prolifération nucléaire peuvent difficilement être résolues sans prendre en compte toutes les dimensions du contexte de sécurité régional ; mais s'agissant du Moyen-Orient, la situation est particulièrement complexe, car si l'on peut admettre que l'Iran se sente encerclé, cela est encore plus vrai pour Israël ;

- au-delà des arrière-pensées des Etats ou de leurs contradictions, c'est l'apparition de réseaux privés qui constitue aujourd'hui l'élément le plus dangereux, car ceux-ci alimentent la prolifération nucléaire sans faire intervenir de préoccupations de sécurité, mais en recherchant avant tout des avantages financiers.

La commission a ensuite décidé de publier la communication de M. Xavier de Villepin sous la forme d'un rapport d'information.

Mercredi 30 juin 2004

- Présidence de M. Robert Del Picchia, vice-président -

Affaires étrangères - Situation en Irak et au Moyen-Orient - Audition de M. Olivier Roy, chercheur au CNRS

Au cours d'une première séance tenue dans la matinée, la commission a procédé à l'audition de M. Olivier Roy, chercheur au CNRS, sur la situation en Irak et au Moyen-Orient.

M. Olivier Roy a tout d'abord observé que l'on comprenait désormais beaucoup mieux le processus ayant conduit les Etats-Unis à déclencher la guerre en Irak. Leur motivation principale n'était ni le terrorisme, ni les armes de destruction massive, même si l'administration conservait de réelles préoccupations en la matière, mais la volonté de remodeler le Moyen-Orient. Cette politique a été conçue avant même le 11 septembre 2001, par des penseurs néo-conservateurs comme Paul Wolfowitz, Richard Perle ou Douglas Feith, qui forment aujourd'hui l'équipe civile du Pentagone. Leur raisonnement, formulé dès 1996, se fonde sur l'idée, partagée sur les deux rives de l'Atlantique, que les problèmes du Moyen-Orient sont à la source du terrorisme, mais à la différence des Européens, pour qui la résolution du conflit israélo-palestinien constitue la clef de l'évolution du Moyen-Orient, ils considèrent que le processus de paix n'arrivera qu'en ultime étape après la résolution de toutes les autres questions de la région. Alors que le processus d'Oslo visait à déconnecter le conflit israélo-palestinien des autres problèmes du Moyen-Orient, les néo-conservateurs estiment, au contraire, que, seule, la transformation des régimes arabes et une évolution démocratique et pro-occidentale permettront de conclure la paix avec Israël.

Pour M. Olivier Roy, les Etats-Unis ont décidé d'attaquer l'Irak non parce qu'il représentait la menace principale, mais au contraire parce qu'il constituait le maillon faible des régimes de la région. Convaincus que le renversement de Saddam Hussein provoquerait une aspiration irrésistible à la démocratie, les néo-conservateurs ont commis plusieurs erreurs d'appréciation qui sont à l'origine de la situation actuelle.

Ainsi, les mises en gardes des experts et des diplomates ont été délibérément ignorées et imputées à un parti-pris hostile à la transformation de la région. L'équipe mise en place par Paul Bremer pour remodeler l'appareil d'Etat a été constituée avec de très jeunes conseillers dépourvus d'expérience, issus de « think tanks » conservateurs, tels que l'American Enterprise Institute ou l'Heritage Foundation. Contrairement aux souhaits de l'Etat-major, qui anticipait les difficultés de l'après-conflit, le volume des effectifs militaires en Irak a été limité à 135.000 hommes, ce qui s'est avéré suffisant pour assurer la prise rapide de Bagdad et faire choir le régime, mais ne l'est pas pour pacifier l'ensemble du pays.

M. Olivier Roy a constaté que tous les échecs subis par les Américains depuis un an en Irak résultaient de la fragilité des présupposés de base de leur politique et de l'absence de tout plan alternatif, illustrée par l'incapacité à fixer une ligne cohérente. Il a pris pour exemple la décision, pour des raisons liées à la situation politique intérieure américaine, d'établir une trêve à Falloujah, alors que s'y concentrent les éléments terroristes les plus activistes. De même, l'appui recherché auprès des anciens baassistes contredit les objectifs de démocratisation, qui supposeraient la reconnaissance du pouvoir de la majorité chiite.

Dans ce contexte, M. Olivier Roy a estimé que le projet de « Grand Moyen-Orient » signait l'abandon par les Etats-Unis de leur ambition de remodeler la région en mettant fin aux régimes dictatoriaux et leur repli sur des objectifs limités, sous forme d'offres de service aux régimes en place pour promouvoir la démocratisation. La logique est identique à celle mise en oeuvre dans le cadre de l'OSCE après l'effondrement de l'Union soviétique, mais ce précédent démontre que ces projets ne réussissent que dans les pays qui aspirent sincèrement à la démocratie. Par ailleurs, le financement massif d'organisations non-gouvernementales occidentales est de nature à profondément déstabiliser les sociétés où elles opèrent.

M. Olivier Roy a ensuite évoqué les perspectives de l'Irak après le transfert de souveraineté. Le départ de M. Paul Bremer et l'arrivée de M. John Negroponte en qualité d'ambassadeur pourraient être suivis d'une période de flottement, alors que les forces américaines restent soumises à une logique sécuritaire qui ne tient pas compte de la situation politique. Le manque d'encadrement des forces de sécurité irakiennes et le poids des considérations ethniques et religieuses laissent augurer qu'en cas de dégradation de la situation, les forces internationales se retrouveront en première ligne. Le nouveau Premier ministre, M. Allaoui, pourrait chercher à renforcer sa crédibilité en se démarquant, voire en s'opposant aux Etats-Unis. A l'image de la plupart des dirigeants de la région, il pourrait également vouloir asseoir son autorité en structurant des services secrets. Son horizon politique demeure toutefois limité à quelques mois, jusqu'à l'échéance des élections de 2005.

M. Olivier Roy a estimé que dans la situation complexe que traversait l'Irak, ce sont les rebelles qui conserveraient l'initiative. Les Kurdes, qui demeurent les seuls soutiens réels des Américains, ne facilitent pas la tâche de ces derniers, car ils s'accommodent d'un pouvoir faible à Bagdad. La situation risque donc d'évoluer vers davantage de chaos et d'anarchie. Un éventuel succès de John Kerry à l'élection de novembre ne changerait pas fondamentalement la donne, dans la mesure où il ne propose pas d'alternative à la politique du président Bush.

M. Olivier Roy a conclu par un aperçu des conséquences régionales de la guerre d'Irak.

Il a estimé que les Etats-Unis, pour assurer la stabilité dans la région, devraient désormais s'appuyer sur des régimes qu'ils souhaitaient initialement voir disparaître. Le cas de l'Iran en offre l'illustration la plus frappante, puisque ce pays, désormais encerclé par les forces américaines, a retrouvé en quelques mois une réelle marge de manoeuvre du fait de la dégradation de la situation en Irak, qui amène les Etats-Unis, comme le Royaume-Uni, à le ménager. Paradoxalement, les Américains ne sont plus en mesure d'exercer de pression sur le dossier nucléaire iranien et les Européens se retrouvent seuls en charge de sa gestion.

Israël a pour sa part soutenu officiellement l'intervention américaine. Officieusement cependant, beaucoup de responsables israéliens redoutaient les conséquences prévisibles du conflit et considéraient que l'Irak ne constituait pas une menace immédiate et pouvait continuer de faire l'objet d'une politique d'endiguement. Pour Israël, la menace principale demeure l'Iran et son programme nucléaire.

Quant aux régimes tels que la Syrie ou l'Egypte, qui pouvaient se sentir menacés par un remodelage régional, ils se considèrent renforcés et peuvent jouer de l'antiaméricanisme croissant de leur opinion publique.

L'Arabie Saoudite n'est pas confrontée, comme on le suggère trop souvent, à un terrorisme venant de l'extérieur et dirigé par Al Quaïda, mais à un mouvement islamiste radical hostile à la monarchie et formé de Saoudiens, même si certains d'entre eux ont combattu à l'étranger.

La contestation qui se manifeste actuellement dans tout le Moyen-Orient est nationaliste avant d'être islamiste. Laïcs démocrates et islamistes se retrouvent dans la contestation de la politique américaine et des régimes en place. La question du nationalisme prend le pas sur celle de l'islamisme et la démocratisation du Moyen-Orient ne sera viable que si elle parvient à s'enraciner dans le nationalisme.

M. Xavier de Villepin s'est étonné du crédit rencontré par les théories des néo-conservateurs américains, non seulement aux Etats-Unis, mais surtout en Grande-Bretagne, pays qui avait historiquement une bonne connaissance de l'Irak. Evoquant ensuite le risque de « pourrissement » de la situation irakienne, il s'est interrogé sur la stratégie que suivrait le mouvement de Moktada El Sadr, dans la perspective des élections législatives de janvier 2005.

M. Jean-Pierre Plancade a souhaité obtenir des précisions sur le projet américain de « Grand Moyen-Orient », débattu lors du récent G8 de Sea Island. Il a estimé qu'il s'agissait plus d'une stratégie politico-militaire que d'une logique d'aide au développement économique des pays visés et s'est interrogé sur les incidences des accords de commerce conclus par les Etats-Unis ou l'Europe, d'une part, avec certains de ces pays de la région, comme avec le Maroc récemment, d'autre part.

M. Didier Boulaud a estimé qu'une fraction de l'équipe néo-conservatrice américaine, menée par le vice-président Cheney, traduisait un affairisme certain lié en particulier à l'exploitation du pétrole irakien ; il a sollicité l'avis de M. Olivier Roy sur la rumeur selon laquelle les Américains détiendraient ou auraient déjà localisé Ousama Ben Laden, se réservant de l'annoncer à quelques jours des élections présidentielles américaines de l'automne prochain. Il s'est enfin interrogé sur l'incidence, sur les élections américaines, d'un éventuel attentat sur le sol américain.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga a relevé le renforcement considérable de l'unité nationaliste anti-américaine, depuis deux ans, dans l'ensemble du monde arabe, y compris parmi les classes favorisées et occidentalisées. Elle s'est alarmée de cette radicalisation, qui se traduit aussi par la montée de sentiments anti-chrétiens et antisémites, particulièrement dans des pays comme l'Egypte et la Tunisie. Elle a souhaité approfondir l'analyse développée par M. Olivier Roy sur les effets pervers d'une certaine forme de coopération institutionnelle mise en place par l'Occident dans certains pays qui se limitaient trop souvent à ne construire qu'un « décor » de démocratie. Elle s'est enfin interrogée sur la nature des racines du terrorisme islamique.

M. Christian de La Malène s'est interrogé sur la façon dont une probable adhésion, à terme, de la Turquie à l'Union européenne serait ressentie au Moyen-Orient. Serait-elle perçue comme un succès américain ou européen ?

En réponse, M. Olivier Roy a apporté les précisions suivantes :

- il faut chercher l'origine des théories néo-conservatrices américaines dans la chute de l'URSS ; en effet, la disparition de l'équilibre antérieur et l'affirmation des Etats-Unis comme hyperpuissance a conduit à une vision idéologique néo-conservatrice, qui a pu être mise en oeuvre après les attentats du 11 septembre 2001, qui lui ont donné sa légitimité.

- le Premier ministre britannique est très isolé dans son pays et dans son propre camp. Il existe d'ailleurs un fort ressentiment à l'égard des Etats-Unis au sein de l'appareil diplomatique britannique ;

- les terroristes agissant au sein du monde arabo-musulman peuvent être globalement distingués en deux catégories : ceux qui agissent sur un territoire donné, comme en Arabie saoudite, contre le pouvoir en place ; les autres ne visent pas un pouvoir ou un Etat particulier. Tout au contraire, leurs actions contribuent à renforcer le pouvoir en place et l'unité autour de lui, comme au Maroc ou en Turquie ;

- le mouvement terroriste islamiste ne s'enracine pas dans des combats révolutionnaires, mais représente un Islam « déterritorialisé ». Dans le cadre de cette « Oumma » imaginaire, ces activistes se portent sur les théâtres de conflits qui s'offrent à eux : Bosnie, Afghanistan, Tchetchénie... Ces terroristes, au demeurant combattants endurcis et efficaces, se veulent une avant-garde des populations locales où ils évoluent. S'ils prospèrent dans le chaos politique, ces combattants extérieurs sont marginalisés dès qu'une solution politique prend corps, comme ce fut le cas en Bosnie ;

- l'administrateur civil américain Paul Bremer a opté pour un scrutin de liste pour l'organisation des élections législatives prévues en Irak pour janvier 2005. Alors qu'un scrutin par circonscription aurait permis de rassembler des notables, à l'instar de la Loya Jirga afghane, laissant une plus grande marge de manoeuvre à un pouvoir central faible, le système retenu risque de faire émerger des partis idéologiques, à l'exemple de celui de Moqtada El Sadr ou encore des partis communautaires, conduisant à un Parlement divisé sur des bases ethniques ;

- pour les Américains, le libre-échange et l'initiative privée sont consubstantiels à la démocratie. Ce modèle ne peut cependant fonctionner parfaitement en Irak ou dans les Etats « pétroliers », notamment pour la distribution de la rente pétrolière, qui confère un rôle prépondérant à l'Etat et réduit symétriquement l'espace pour l'initiative privée, comme l'illustre d'ailleurs le cas de l'Iran ;

- l'affairisme de l'équipe du vice-président Cheney est réel, mais celle-ci traite moins avec les compagnies pétrolières elles-mêmes qu'avec les sociétés para-pétrolières. Alors que les compagnies pétrolières font « profil bas » et suivent des stratégies à long terme, les activités de sous-traitance sont beaucoup plus rapidement rentables, d'autant qu'elles sont, pour l'heure, rémunérées par le contribuable américain. Les compagnies pétrolières, pour leur part, depuis la disparition de l'URSS, ont renoncé à leur stratégie antérieure de contrôle total de la zone de production où elles opèrent et s'accommodent des régimes en place, quels qu'ils soient ;

- il est douteux que les Américains détiennent Oussama Ben Laden, ce type d'information étant impossible à garder secret. Quant aux effets politiques d'éventuels attentats qui pourraient survenir sur le territoire américain, l'exemple récent de l'Espagne démontre qu'ils sont impossibles à prévoir ;

- il émerge en effet actuellement une forte vague nationaliste dans l'ensemble du monde arabo-musulman, de Casablanca à Karachi, et ce mouvement touche tous les milieux sociaux. Mais l'anti-américanisme n'ouvre pas, à lui seul, des perspectives politiques. Par ailleurs, il s'agit d'un problème général au Moyen-Orient, et cette radicalisation va de pair avec l'occidentalisation croissante de ces sociétés ;

- l'exacerbation du terrorisme islamique intervient dans un contexte de globalisation. C'est cette même globalisation qui provoque l'essor du sentiment religieux, bien plus qu'un retour de la tradition. Aujourd'hui, la jeune fille voilée l'est par choix et par affirmation identitaire, bien plus que par obligation ;

- certains types de coopération institutionnelle proposés en Irak sont, au mieux, inutiles, et au pire, nuisibles, mais elles reposent sur des machines administratives difficiles à arrêter ou à changer ;

- la Turquie est d'ores et déjà considérée comme européenne par les pays arabes. Ce pays a fait preuve d'une grande sagesse en refusant de s'impliquer dans l'aventure irakienne, ses seules préoccupations ayant été, en l'espèce, sa sécurité et la gestion du problème kurde. Au demeurant, la Turquie se refuse à avoir un projet sur le Moyen-Orient. D'ailleurs, même si la situation évolue, l'obstacle majeur à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne tient plus à la conception de l'Etat héritée du kémalisme, système autoritaire faisant une large place à l'armée, qu'au rôle de l'Islam dans ce pays ;

- les populations kurdes ont globalement intégré les frontières des pays où elles vivent, et on ne constate pas de dynamique de rapprochement entre les Kurdes de Turquie, d'Irak et d'Iran. Il semble que l'on s'achemine vers l'acceptation, par l'Iran et la Turquie, d'un Kurdistan irakien indépendant, mais cela suppose que chacun de ces deux pays soit sûr de sa propre communauté kurde.

M. Louis Moinard s'est inquiété de l'impact d'une éventuelle partition de l'Irak sur les pays voisins.

Mme Danielle Bidard-Reydet s'est interrogée sur la nuance entre nationalisme « islamique » et « islamisé » et s'est demandé si le sentiment nationaliste irakien ne pourrait être facteur d'un rapprochement entre chiites et sunnites irakiens.

En réponse, M. Olivier Roy a apporté les précisions suivantes :

- la communauté kurde du nord de l'Irak est animée par un nationalisme ethnique lié à un territoire précis. Tel n'est pas le cas des chiites et des sunnites qui se retrouvent en concurrence pour la gestion d'un Irak indépendant et unitaire qui constitue un souci commun aux deux communautés ;

- les islamistes nationalistes arabes ont toujours été, jusqu'à présent, des sunnites. Le panarabisme est étranger aux chiites qui ont joué sur le nationalisme « local », comme le Hezbollah au Liban. Tel est aussi le cas des chiites irakiens ;

- s'il est de l'intérêt de l'Iran que les chiites jouent un rôle important en Irak, cela ne constitue pas, pour ce pays, un objectif stratégique, compte tenu de la concurrence religieuse qu'un Irak chiite ne manquerait pas de provoquer ;

- le nationalisme « islamisé » traduit l'état d'esprit de ceux qui veulent l'Islam, mais qui sont aussi conscients qu'un Etat islamique ne « marche pas ». Le voile y est plus important que la révolution et la question centrale est celle de l'identité.

Audition de M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

Présidence de M. Robert Denis Del Picchia, vice-président, et de M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.

Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, la commission, conjointement avec la Délégation pour l'Union européenne, a procédé à l'audition de M. Pierre Sellal, Ambassadeur, Représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne sur la politique de voisinage, les relations entre l'Union européenne et l'Irak, la politique européenne de défense et la lutte contre le terrorisme.

M. Pierre Sellal a rappelé que le concept de politique de voisinage, apparu à la fin de l'année 2001 au terme des négociations du dernier cycle d'élargissement, avait pour objectif d'éviter que l'élargissement ne crée de nouvelles frontières en Europe. La France avait alors mis en avant le risque supplémentaire que l'élargissement à l'Est ne conduise au déclin de l'intérêt manifesté par l'Union européenne pour les pays de la rive Sud de la Méditerranée. A la demande de notre pays, l'initiative « nouveaux voisins » s'est donc muée en une « politique de voisinage », incluant aussi bien l'Est que le Sud. Cette politique entend bâtir un cadre de relations entre l'Union européenne et ses voisins qui soit conforme à ses intérêts stratégiques, économiques et de sécurité en favorisant la stabilité à ses frontières.

M. Pierre Sellal a noté que la politique de voisinage constituait une nouvelle tentative pour concevoir une alternative à l'adhésion au profit de ses voisins, qui permette d'y promouvoir le développement économique et des réformes.

La politique de voisinage concerne l'ensemble des Etats Est-européens et méditerranéens voisins de l'Union européenne, à l'exception de ceux auxquels la perspective de l'adhésion est offerte. La Russie, pour sa part, lui a préféré un approfondissement de sa relation stratégique spécifique avec l'Union européenne.

Dans sa définition initiale, la politique de voisinage offre une perspective de participation aux quatre libertés fondatrices du Marché commun, libre circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services. Si cette perspective est attrayante pour les Etats du Maghreb, elle est jugée insuffisante par ceux qui, comme l'Ukraine, aspirent à l'adhésion ou à ceux qui souhaitent, comme Israël, une pleine participation à certains programmes européens. Autre point sensible, la nécessaire différenciation ou modulation en fonction des situations ne doit pas compromettre la cohérence globale et l'unité de cette politique, sous peine de marginaliser les pays de la rive sud de la Méditerranée. Enfin, pour être attractive et incitative aux réformes et aux progrès, cette politique doit s'accompagner d'éléments d'évaluation, de conditionnalité et d'accompagnement financier de la part de l'Union. Or, a indiqué M. Pierre Sellal, ces instruments ne sont pas encore clairement définis. Les perspectives financières actuelles limitent par ailleurs les moyens budgétaires à des redéploiements de crédits issus des programmes TACIS et MEDA. La programmation des crédits 2007-2013 devrait prévoir la création d'un instrument financier spécifiquement dédié à cette politique, auquel seront éligibles les actions de coopérations transfrontalières, y compris avec les pays du sud de la Méditerranée, et des actions de prolongement des réseaux d'infrastructures en direction des pays concernés.

La Commission prévoit la définition prochaine d'une première série de plans d'action. La France y sera soucieuse de préserver l'équilibre entre voisins de l'Est et voisins du Sud.

M. Xavier de Villepin s'est interrogé sur le calendrier d'adhésion différencié pour les différents pays des Balkans occidentaux. L'adhésion de la Croatie, dès 2006, conduit à aborder la question de la Serbie-et-Montenegro, et donc celle du Kosovo. De même, la perspective d'une adhésion de la Turquie devrait susciter des attentes de la part des Etats du Maghreb.

M. Robert Del Picchia s'est interrogé sur la teneur probable de la prochaine recommandation de la Commission sur l'adhésion de la Turquie.

M. Jacques Blanc a souligné que l'avis de la Commission ne consisterait pas à juger de la capacité turque à entrer, dès aujourd'hui, dans l'Union. Il a estimé qu'un refus d'ouverture des négociations avec la Turquie serait aussi très mal ressenti par les Etats du Maghreb. Il a par ailleurs souhaité savoir si l'objectif de l'instauration d'une zone de libre-échange en 2010 entre les Etats membres du partenariat euroméditerranéen restait d'actualité.

M. Pierre Sellal a apporté les éléments de réponse suivants :

- Depuis le sommet de Zaghreb de 2000, la perspective d'une adhésion à l'Union européenne est ouverte aux pays des Balkans occidentaux. Ce sommet a ajouté aux critères généraux de Copenhague des critères additionnels relatifs à la coopération et à la réconciliation régionales. Même si la candidature croate a été examinée en fonction de ses mérites intrinsèques, cela ne la dispense pas de poursuivre sa politique de coopération régionale. La perspective de l'adhésion ne peut donc constituer une alternative à la stabilisation des Balkans occidentaux, à laquelle la Croatie doit continuer d'apporter une pleine contribution ;

- l'examen de la candidature turque, plus précisément de la capacité de la Turquie à engager des négociations d'adhésion, est l'un des dossiers les plus importants du semestre qui s'ouvre. Il est probable que, dans son avis, la Commission saluera l'ampleur des réformes effectuées en Turquie ; elle devra aussi en apprécier la mise en oeuvre effective, ce qui pourrait être plus malaisé. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : par exemple la commission pourrait considérer que les négociations peuvent être ouvertes, tout en jugeant que c'est sur leur durée, qui sera longue, qu'il sera possible d'apprécier l'effectivité des réformes entreprises ; elle pourrait aussi recommander que l'ouverture des négociations soit précédée, le cas échéant, d'une ou deux réformes importantes pour le respect des critères de Copenhague et qui n'aurait pas encore été faites d'ici à octobre, ou bien d'une sorte de période d'évaluation permettant une première appréciation de la législation turque par rapport à l'acquis communautaire. Il reviendra en tout état de cause au Conseil européen d'en décider en dernier ressort.

A M. Xavier de Villepin, qui l'interrogeait sur les attentes de la Turquie à l'égard de la décision du Conseil, M. Pierre Sellal a précisé que la réaction turque dépendrait probablement du caractère daté, précoce et automatique ou non de l'ouverture de négociations. De son côté, la Commission réfléchit au processus de négociations lui-même, qui pourrait être différent de celui qui a prévalu pour le précédent élargissement, à la lumière de l'expérience de celui-ci et compte tenu de la nature des problèmes posés par la reprise de l'acquis communautaire par la Turquie. Par ailleurs, le Parlement européen avait demandé à la Commission un rapport sur la capacité de l'Union à intégrer la Turquie en son sein. De fait, une réponse négative faite à la Turquie serait très probablement mal ressentie par les Etats du Maghreb ;

- l'objectif de la Commission est de réduire le nombre d'instruments financiers au service de la politique extérieure. Il est vraisemblable que les actuels instruments destinés à l'Europe orientale et à la Méditerranée seront fusionnés en un seul instrument, disposant de plusieurs guichets, alors que le débat sur l'intégration, dans le budget européen, du fonds européen de développement, se poursuit. Quant à l'objectif d'une zone de libre échange réunissant tous les Etats partenaires du processus de Barcelone, il est aujourd'hui considéré comme très ambitieux dans son calendrier initial, même s'il demeure une référence.

Concernant les relations de l'Union européenne avec l'Irak, M. Pierre Sellal a rappelé que, pour la France, le préalable absolu était la restauration de la souveraineté irakienne, réalisée grâce à la résolution 1546 de l'ONU. Le dernier Conseil européen a été l'occasion de rétablir l'unité de l'Europe autour de la reconstruction de l'Irak : dialogue politique, plan de soutien aux élections, coopération économique et technologique. Bien évidemment, beaucoup dépendrait de l'évolution de la sécurité sur le terrain.

Concernant la politique de défense, M. Pierre Sellal a fait valoir l'importance de la création de l'Agence européenne de défense : cette création, très structurante, témoigne d'un volontarisme bienvenu sur la défense européenne, qui est le domaine qui a le plus progressé au cours des trois dernières années, largement sous l'impulsion de la France. Des structures spécifiques ont été crées, une stratégie européenne de sécurité, ainsi que des concepts communs d'action et d'intervention militaires ont été élaborés, enfin, sur le terrain, les opérations en Macédoine, en Afrique, ou la prochaine relève de l'OTAN en Bosnie par l'Union européenne ont démontré la capacité d'une action européenne autonome. Aussi bien est-ce dans le domaine de la défense que la Constitution européenne a été la plus novatrice avec la clause de défense mutuelle et les coopérations structurées.

Répondant à M. Jean-Pierre Plancade, M. Pierre Sellal a précisé que la clause de défense mutuelle inscrite dans la Constitution avait la même force que celle déjà prévue dans le traité de Bruxelles de 1948 instituant l'UEO. Elle affirme pour la première fois une solidarité militaire propre aux Etats-membres de l'Union. Il a ajouté par ailleurs que le besoin d'interopérabilité, propre aux militaires, favorisait une intégration plus poussée que dans d'autres domaines.

M. Pierre Sellal a expliqué que la vocation de l'Agence européenne de défense, dont la mise en oeuvre venait de faire l'objet d'un accord, ne se limiterait pas aux seules capacités mais, conformément aux voeux de la France, s'attacherait à développer le potentiel européen également dans les domaines industriel, de la recherche et d'un véritable marché européen de défense. Dotée d'un budget opérationnel, l'Agence pourra contribuer au lancement de programmes d'armement ; l'Agence, qui s'inscrit par ailleurs pleinement dans les institutions de l'Europe à 25, pourra aussi agir selon plusieurs formats, regroupant un nombre plus restreint de participants pour davantage de souplesse et d'efficacité.

M. Pierre Sellal a insisté sur l'élément capital, au coeur de la politique européenne de défense, que représente le souci de l'autonomie de décision de l'Union, principe parfois mal compris par certains de nos partenaires, alors qu'ils n'excluent pas la coopération avec l'OTAN.

M. Pierre Sellal a enfin souligné l'importance de l'accord sur la création de la cellule civilo-militaire de planification qui permettra à l'Europe de planifier et conduire elle-même une opération militaire.

M. Xavier de Villepin s'est dit sceptique quant à la mise en oeuvre concrète de l'autonomie européenne en matière de défense : l'affaire irakienne a laissé des traces et beaucoup de nos partenaires, très attachés à l'OTAN, n'en voient pas l'intérêt opérationnel.

M. Pierre Sellal a répondu que l'autonomie ne portait pas sur la défense « territoriale » de l'Europe, mais sur ses capacités en matière d'opérations extérieures. Tout en restant ferme sur le principe de l'autonomie décisionnelle de l'Europe par rapport à une OTAN qui n'a pas de rôle politique, il conviendra de faire preuve de pragmatisme avec nos partenaires.

M. Jean-Pierre Plancade a fait observer que la France avait permis de faire progresser, auprès de ses partenaires, la notion de complémentarité entre défense européenne et OTAN pour conférer à chacune un surcroît d'efficacité.

Abordant la création d'un service diplomatique européen, M. Pierre Sellal a d'abord précisé que le dernier Conseil européen avait décidé que, lors de l'entrée en vigueur du traité constitutionnel, c'est M. Solana, reconduit dans ses fonctions actuelles de Haut Représentant, qui exercerait la fonction nouvellement créée de ministre des affaires étrangères. Il a précisé que le Service diplomatique européen réunirait les services concernés du Conseil et de la Commission, ainsi que des diplomates nationaux détachés. La difficulté toutefois, en termes de diplomatie commune, concernerait la définition précise de son périmètre : qu'en sera-t-il par exemple des questions de circulation des personnes, de commerce international, voire de thèmes environnementaux comme ceux contenus dans le Traité de Kyoto ?

Abordant enfin la lutte contre le terrorisme, M. Pierre Sellal a rappelé les plans d'action élaborés au niveau européen, après les attentats du 11 septembre 2001 et du 11 mars 2004 à Madrid, qui étaient en cours de mise en oeuvre. Il avait été rappelé cependant que la responsabilité principale dans la lutte contre le terrorisme incombait à chaque Etat. En revanche, l'Europe permettait de progresser dans l'élaboration d'un cadre normatif (mandat d'arrêt européen, conservation des données, sécurisation des documents de voyage par exemple), dans l'appréciation collective du risque et de la menace, dans la recherche d'une coopération accrue entre services de police, même si les aspects opérationnels ne pouvaient pas relever de l'Union.

Toute action efficace contre le terrorisme implique de très nombreux domaines, diplomatique, financier, judiciaire, policier, normatif, etc. D'où l'intérêt de la « coordination horizontale » confiée depuis trois mois à M. de Vries. Il importe enfin de rappeler l'importance d'une action sur les causes et les racines du terrorisme, à travers notamment une politique extérieure active et une aide au développement ambitieuse, et le souci de toujours rester vigilant sur le respect de l'Etat de droit.

En réponse à une question de M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne, sur le projet de cinq des Etats-membres de renforcer leur coopération judiciaire et policière, la France n'en faisant pas partie, M. Pierre Sellal a précisé que ce projet intéressant comportait des procédures d'échanges de données qui soulevaient des questions délicates, relevant pour une large part désormais des compétences de l'Union, qui pourrait donc reprendre ce projet à son compte.

Enfin, s'agissant des priorités futures de l'Union dans le domaine Justice et Affaires intérieures, M. Pierre Sellal a indiqué que des avancées étaient possibles sur la base du principe de la reconnaissance mutuelle, tant au civil qu'au pénal. L'exercice ne serait pas aisé dans une Union élargie, mais il conviendra à l'avenir de combiner reconnaissance mutuelle, harmonisation des règles et procédures propres à développer une confiance réciproque.