Mardi 7 mars 2006

- Présidence de M.  Georges Othily, président

Audition de M. Franco Frattini, vice-président de la Commission européenne, commissaire en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité

La commission d'enquête a tout d'abord entendu M. Franco Frattini, vice- président de la Commission européenne, commissaire en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité.

M. Franco Frattini a introduit son propos en rappelant que l'Union européenne accordait une priorité élevée à la lutte contre l'immigration illégale mais aussi à l'élaboration d'une stratégie européenne concernant l'ensemble des problèmes migratoires, qui sont étroitement liés à la dimension extérieure de l'action de l'Union.

Il a souligné que les Parlements nationaux avaient un rôle déterminant à jouer dans la définition de cette stratégie, au niveau tant de l'élaboration que de la mise en oeuvre des politiques européennes, comme en témoignait le rapport d'information sur la politique européenne d'immigration publié en juin 2005 par la délégation du Sénat pour l'Union européenne.

M. Franco Frattini a exposé que la Commission avait pris, en matière d'immigration illégale, des initiatives s'inscrivant dans une approche globale incluant la protection et la sécurité des frontières, les visas, la politique de retour, la coopération avec les pays tiers, la lutte contre la traite des êtres humains et le soutien au développement des échanges d'informations entre les Etats membres.

En ce qui concerne la sécurité des frontières, il a rappelé que le renforcement des contrôles était un instrument essentiel de la lutte contre le trafic des êtres humains et l'immigration illégale, ainsi que de la sécurité de l'espace européen : il est donc indispensable que les Etats membres chargés d'effectuer ces contrôles le fassent avec la compétence et les moyens nécessaires.

M. Franco Frattini a relevé qu'allaient dans ce sens l'adoption récente du code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, l'intégration de données biométriques dans les documents de voyage, ainsi que la création de l'agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l'Union européenne (FRONTEX).

A propos de la politique de retour, le vice-président de la Commission européenne a mentionné la proposition de directive présentée par la Commission en septembre dernier, qui tend à définir, pour la première fois, des règles communes et claires en matière de retour, d'éloignement et de réadmission.

Il a souhaité souligner que ces règles devraient tenir pleinement compte du principe de proportionnalité et du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales, insistant sur la nécessité de garder un équilibre entre les exigences de la sécurité et le respect de la dignité des êtres humains.

M. Franco Frattini a également mentionné la nécessité de renforcer le volet opérationnel de la politique de retour : une décision récente relative aux vols communs pour l'éloignement prévoit que les Etats membres procèdent à des échanges d'informations en temps utile pour l'organisation de ces vols ; la Commission a par ailleurs lancé, pour 2005 et 2006, des actions préparatoires à la création du Fonds européen pour le retour.

En ce qui concerne les échanges d'informations entre les Etats membres, l'adoption des modalités de mise en oeuvre du réseau d'information et de coordination sécurisé relié à Internet (ICONet) permettra aux services compétents des Etats membres d'échanger des informations sur les mouvements migratoires et pourra aussi contribuer à renforcer leur coopération dans le cadre d'opérations de retour conjointes.

Le vice-président de la Commission européenne a également mis en relief le rôle essentiel joué par le réseau des officiers de liaison « immigration » détachés par les États membres dans des pays tiers pour fournir des informations en provenance des pays sources d'immigration illégale ou pour préparer l'accueil des immigrants réguliers.

La coopération avec les pays tiers est quant à elle un volet essentiel de la politique commune de lutte contre l'immigration clandestine, problème européen qui appelle une réponse européenne : M. Franco Frattini a estimé à cet égard que les conclusions récentes du Conseil européen relatives aux « priorités d'action centrées sur l'Afrique et la Méditerranée » donnaient une indication forte de la nécessité de mieux maîtriser l'immigration transitant par la Méditerranée.

Il a détaillé les trois grandes priorités définies par le Conseil :

- le renforcement de la coopération opérationnelle ;

- l'intensification du dialogue avec l'Afrique ;

- la coopération avec les pays voisins riverains de la Méditerranée.

Il a ajouté que le Conseil avait souhaité donner une traduction financière à ces priorités, en affectant aux questions liées au phénomène migratoire une partie -qui pourrait atteindre un montant de l'ordre de 400 millions d'euros- des instruments financiers affectés aux relations extérieures de l'Union.

Il appartiendra à la Commission, à l'agence FRONTEX et aux Etats membres de concrétiser ces impulsions politiques, la Commission devant faire à la fin de 2006 un rapport sur les progrès qui auront été réalisés.

Ajoutant que la solidarité entre les Etats membres était une des clés de la solution des problèmes posés par l'immigration clandestine, M. Franco Frattini a souligné l'importance du programme cadre en matière de solidarité de gestion des flux migratoires 2007/2013, actuellement soumis à l'examen du Parlement européen.

Le vice-président de la Commission européenne a ensuite exposé les mesures à venir dans le domaine de la lutte contre l'immigration illégale.

Il a rappelé que la Commission avait présenté en décembre 2005 un programme d'action relatif à l'immigration légale.

Mais il faut prendre en considération à la fois l'accueil et l'immigration économique, d'une part, et, d'autre part, la crédibilité de la politique de lutte contre l'immigration illégale.

C'est pourquoi sera présentée en mai de cette année une communication sur les priorités futures dans le domaine de l'immigration clandestine, précédée en avril d'une conférence et d'une consultation publique : cette communication définira de nouvelles priorités pour de nouvelles actions communautaires.

Elle sera accompagnée du deuxième rapport annuel d'activité sur les avancées réalisées en 2005 dans la lutte contre l'immigration illégale, un rapport final sur les stratégies et les résultats de 2006 devant être présenté en décembre 2006.

M. Franco Frattini a estimé que les grandes lignes de l'action à développer dans le domaine de l'immigration illégale devraient concerner le renforcement de la coopération opérationnelle entre les Etats membres en matière de contrôle des frontières et de politique de retour.

Il a annoncé qu'il proposerait la constitution d'équipes d'experts nationaux chargés d'apporter, dans le cadre de l'agence FRONTEX, un concours aux Etats membres confrontés à des afflux exceptionnels de migrants. Sera également proposé un plan euro-méditerranéen de patrouilles en mer.

Sur la question des retours, M. Franco Frattini a soulevé le problème des documents que doivent produire les ressortissants des Etats tiers ; il a également regretté que les Etats membres organisent encore très peu d'opérations de retour conjointes et que les normes de formation des agents chargés des retours soient très variables.

Le vice-président de la Commission européenne a indiqué qu'il suivait avec intérêt les actions menées en France pour lutter contre l'immigration irrégulière et en particulier contre le travail « au noir », qui constitue un facteur d'attraction pour les immigrants irréguliers dont il peut aussi favoriser l'exploitation : il a affirmé la nécessité de combattre le « marché noir du travail » et d'engager fortement la responsabilité des employeurs.

M. Franco Frattini a enfin abordé le sujet de la coopération avec les pays d'origine et de transit de l'immigration.

Soulignant qu'il existait de nombreux accords bilatéraux de réadmission, il a relevé la nécessité d'une véritable politique communautaire en ce domaine, passant par la conclusion d'accords stipulant les obligations mutuelles de l'Union et de ses partenaires et définissant des procédures administratives et opérationnelles de retour ainsi que les conditions de la protection des droits des individus.

M. Franco Frattini a précisé que le Conseil avait à ce jour accordé à la Commission des mandats pour la négociation d'accords de réadmission avec 11 pays, choisis en fonction de leur situation géographique, de l'importance de la pression migratoire en provenance de ces pays, mais aussi de la « valeur ajoutée » que pouvait représenter un accord communautaire par rapport aux accords bilatéraux existants.

Notant que la négociation de ces accords n'avait pas été aisée, le vice-président de la Commission européenne a indiqué que, si les pourparlers avaient été achevés avec cinq pays, dont l'Albanie et la Russie, les négociations n'avaient pas atteint le même degré d'avancement dans tous les cas.

M. Franco Frattini a exprimé l'espoir de pouvoir conclure prochainement l'accord avec l'Ukraine qui, comme la Russie, est à la fois un pays d'origine et de transit de l'immigration vers l'Union européenne, l'accord devant porter sur ces deux aspects. Il a également estimé possible de parvenir avant la fin de la présidence autrichienne à un accord avec le Maroc, pays par lequel transite l'immigration d'origine sub-saharienne, et d'entamer des négociations avec l'Algérie.

Mais, a-t-il souligné, il faut aussi aider les pays d'origine : deux projets pilotes ont été lancés dans deux régions clés choisies en accord avec les Nations unies : d'une part, l'Afrique sub-saharienne des Grands Lacs et en particulier la Tanzanie, d'autre part, l'Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie.

Dans ces régions, l'Europe s'engage, afin de prévenir les migrations, à aider les gouvernements à améliorer les conditions de vie de la population.

M. Franco Frattini a observé que lorsque l'accord de réadmission s'inscrivait dans le cadre d'un partenariat plus large, il devenait un élément d'un « paquet » et qu'il pouvait s'avérer nécessaire, au cas par cas et afin de parvenir à la conclusion de l'accord, de prévoir des mesures de simplification de délivrance des visas en faveur de certaines catégories - étudiants, hommes d'affaires, diplomates.

En conclusion de son exposé, M. Franco Frattini a déclaré qu'il pensait pouvoir constater un consensus sur la stratégie européenne dans le domaine de l'immigration, à laquelle le Conseil européen a apporté un appui politique.

Il appartiendra à la Commission, aux Etats membres mais aussi aux Parlements nationaux de rester engagés pour sa mise en oeuvre. Il a ajouté qu'il s'attacherait à assurer une évaluation permanente de cette mise en oeuvre, évaluation essentielle pour faire percevoir par l'opinion publique la « valeur ajoutée » de l'Union européenne.

Interrogeant le vice-président de la Commission européenne sur la politique des visas et la protection de l'espace Schengen, M. François-Noël Buffet, rapporteur, a demandé s'il serait possible de mettre en place un système de contrôle des retours des titulaires de visas de court séjour et dans quel délai pourrait être envisagée la généralisation des visas biométriques.

Evoquant les expériences déjà engagées, M. Franco Frattini a répondu qu'il souhaitait parvenir à généraliser l'inclusion de données biométriques dans les visas à la fin de l'année 2006 ou dans le courant de l'année 2007.

M. François-Noël Buffet, rapporteur, a ensuite posé une question sur le projet de création d'un corps européen de garde-frontières.

Indiquant que ce projet, qu'il trouvait personnellement intéressant, se heurtait aux réticences de certains Etats membres, M. Franco Frattini a estimé que sa réalisation ne pouvait être envisagée qu'à moyen terme. Il a souligné que l'agence FRONTEX pouvait apporter un soutien important à la coopération entre les Etats membres en renforçant la formation commune de ces personnels et en facilitant aussi le développement, dans ce domaine, de coopérations entre les Etats membres et les pays riverains de la Méditerranée. Les projets qui seront prochainement mis en oeuvre en ce sens pourront sans doute favoriser le développement de la confiance mutuelle entre les Etats membres et de leur coopération dans le domaine de la protection des frontières.

M. Alain Gournac s'est félicité du souci manifesté par M. Franco Frattini de concilier la lutte contre l'immigration clandestine et le respect rigoureux des droits de l'homme.

Il a également souligné la nécessité de la coopération avec les pays riverains de l'espace Schengen, et il a souhaité savoir ce que faisait l'Europe pour préparer les nouveaux et futurs Etats membres à prendre part au contrôle des frontières communes.

Approuvant de même l'idée d'une évaluation permanente de la politique de l'immigration, il a relevé l'évolution rapide des flux migratoires, parfois liée à la réactivité dont font preuve les réseaux pour tourner les mesures de contrôle.

Il a enfin dit partager la volonté de M. Franco Frattini de renforcer la lutte contre le travail clandestin, « pompe aspirante » de l'immigration clandestine.

Répondant à ces propos, M. Franco Frattini a réaffirmé la priorité qu'il convenait d'accorder au respect des droits de l'homme : l'Europe, terre des droits, des principes et des valeurs, ne peut en effet y renoncer, sauf à risquer de se placer au même niveau que les trafiquants dont les immigrants clandestins sont les victimes. Il a noté à cet égard que l'objectif principal du projet d'organisation de patrouilles en Méditerranée était le sauvetage de vies humaines et la prévention des tragédies survenant quotidiennement à proximité des côtes européennes.

Convenant avec M. Alain Gournac que la préparation des nouveaux et futurs membres de l'Union à devenir des « frontières Schengen » était un sujet essentiel, il a souligné que l'élargissement de l'espace Schengen à huit nouveaux Etats membres était un des plus grands défis des années 2006 et 2007. Il a annoncé qu'une mission technique d'évaluation sur le terrain était déjà en cours et que le Conseil serait saisi en décembre de ses conclusions : il faudra en effet pouvoir dire clairement qui est prêt et qui ne l'est pas.

Des aides et des moyens appropriés seront mis à la disposition des Etats membres qui ont demandé à rejoindre l'espace Schengen, mais il sera de leur responsabilité de prendre les mesures nécessaires au contrôle des frontières.

A propos de la lutte contre les réseaux, M. Franco Frattini a insisté sur les efforts en cours pour renforcer l'échange des informations en vue de constituer une véritable banque de données européennes : il faut en effet pouvoir disposer d'une base de données informatisée sur les visas et aussi explorer la possibilité - suivant une suggestion présentée par la France - d'avoir un registre européen des entrées et des sorties du territoire européen. Ce qui pose aussi un problème d'équilibre entre les exigences de la sécurité et la protection de la vie privée et des données personnelles, entre la lutte contre la fraude documentaire et la protection de ceux qui respectent la loi.

A propos de la lutte contre le travail au noir, M. Franco Frattini a évoqué la nécessité d'inclure dans la stratégie européenne relative aux migrations économiques les travailleurs peu qualifiés, par exemple les travailleurs agricoles saisonniers, pour les protéger contre le risque de leur exploitation par des employeurs peu scrupuleux.

Mme Alima Boumediene-Thiery a posé des questions sur :

- le respect des droits de l'homme dans le cadre des opérations communes d'expulsion, à propos desquelles elle a rappelé que les expulsions collectives sont interdites ;

- les projets relatifs à la constitution de camps de réfugiés hors des frontières européennes et le respect du principe de non refoulement ;

- le devenir des propositions de directive relatives à la politique de l'immigration et à l'asile que le Parlement européen avait examinées en 2000 et qui tendaient à mettre en place des mesures d'intégration et de protection.

A ces questions, M. Franco Frattini a apporté les réponses suivantes :

- les expulsions doivent être décidées au niveau individuel, mais la coordination européenne peut apporter une valeur ajoutée en termes de respect des droits. La Commission européenne est prête à aider les Etats membres, mais à condition qu'ils reconnaissent le rôle de coordination de l'agence européenne, qui impose un examen individuel des mesures d'éloignement. En l'absence de garanties de respect de ce rôle, aucune aide financière ne peut être apportée aux opérations proposées par les Etats membres ;

- personne n'envisage de créer des camps de réfugiés à l'extérieur de l'Union européenne. L'Union peut, à la demande du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et en partenariat avec lui, apporter une aide dans leur pays d'origine à des populations qui sont dans des situations terribles - en Tanzanie, en Ukraine ou en Biélorussie. Il ne saurait en revanche être question d'accepter la création de camps en Libye, en Algérie ou au Maroc. Il existe, certes, des camps de réfugiés, mais pas avec l'appui de l'Europe ;

- les propositions présentées en 2000 et 2001 n'ont pas abouti parce que les Etats membres ont refusé des textes à l'élaboration desquels ils n'avaient pas été associés. Si la communication sur le programme d'action relatif à l'immigration légale de décembre 2005 a été approuvée par le Conseil et fait l'objet d'un consensus, c'est parce qu'elle a été précédée d'un débat public qui a duré 11 mois et de la consultation de toutes les parties intéressées. Mais il faut en effet définir des règles communes, sauf à avoir 15 ou 16 réglementations nationales différentes, qui peuvent avoir un impact sur d'autres Etats membres et susciter des réactions négatives dont les vraies victimes sont les immigrés.

Soulignant que le problème de l'immigration touche à la fois à la souveraineté nationale et aux droits de l'homme, avec parfois un risque de contradiction entre les deux, qu'il se pose dans chaque Etat membre et au niveau de l'Union européenne, M. Bernard Frimat s'est félicité que la commission d'enquête ait l'occasion d'en débattre avec le vice-président de la Commission européenne.

Observant que les débats avaient largement porté sur les problèmes de contrôle des frontières et de retour des immigrés, il a noté que le contrôle ne pouvait empêcher l'immigration irrégulière, mais pouvait en revanche susciter un « marché du passage » et favoriser une économie mafieuse.

Il y a certes un accord général pour lutter contre les trafiquants qui exploitent les immigrés, mais il y a aussi, dans l'ensemble de l'Union européenne, des populations immigrées qui sont présentes et, face à cette situation, des politiques nationales.

En Italie ou en Espagne, il y a eu des vagues massives de régularisation, en France il y a eu, en 1981 et en 1997, deux opérations de régularisation et, depuis, il y a des régularisations au coup par coup et au gré des préfectures.

M. Bernard Frimat a donc demandé si la Commission comptait prendre une initiative pour proposer une vision commune du traitement du « stock » d'immigrés irréguliers, question qui reste pour l'instant nationale et pose des problèmes en matière de respect des droits de l'homme, du droit au mariage et du droit à mener une vie familiale normale.

M. Franco Frattini a indiqué que ce problème avait été soulevé à l'occasion de la dernière opération de régularisation massive organisée en Espagne.

Le principe a alors été adopté que chaque État membre devrait consulter les autres avant de prendre de telles décisions.

Mais même si, comme on doit le souhaiter, ce principe est respecté, cela ne suffira pas à traiter le problème du « stock » d'immigration irrégulière et s'il convient de respecter les droits fondamentaux des personnes, il convient aussi d'assurer le respect du principe de légalité.

Si les Etats membres l'acceptaient, l'Union européenne pourrait coordonner la politique des retours et mener des négociations avec les pays tiers.

Sinon, l'on restera confronté au problème des différences nationales dans le traitement des immigrés en situation irrégulière, qui crée des phénomènes d'attraction vers les Etats membres qui semblent leur accorder un traitement un peu plus favorable.

Il conviendrait donc de faire confiance à l'Europe pour élaborer une stratégie commune, stratégie qui sera, sans aucun doute, la plus difficile de celles qu'elle aura à définir dans les années à venir.

M. François-Noël Buffet, rapporteur, a enfin demandé si l'Europe disposait d'outils statistiques efficaces pour mesurer l'immigration intracommunautaire.

M. Franco Frattini a répondu que le manque de données statistiques fiables avait été un des premiers problèmes auxquels il avait été confronté à son arrivée à la Commission.

Il a indiqué qu'avait été adoptée une initiative européenne tendant à l'élaboration d'un système statistique fondé sur des données émanant d'institutions publiques, et qu'il espérait pouvoir présenter avant cet été le plan de mise en oeuvre de cette initiative.

Audition de S. Exc. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti en France

La commission d'enquête a ensuite entendu S. Exc. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti en France.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, s'est tout d'abord réjoui d'être auditionné par la commission d'enquête, estimant que cela témoignait d'une volonté nouvelle de traiter le problème de l'immigration clandestine par un dialogue entre la France et les pays d'origine, et non plus par le biais de décisions unilatérales.

Il a ensuite indiqué que la Guadeloupe, la Guyane et la France métropolitaine accueillaient, selon lui, un nombre excessif d'Haïtiens et qu'il convenait donc de mieux maîtriser les flux migratoires. Il a appelé de ses voeux la mise en place d'une coopération étroite entre son pays et les départements français des Antilles.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, a évoqué les démarches diplomatiques engagées, à ce jour, en vue de renforcer les relations entre la France et Haïti. Il a souligné que M. Michel Barnier s'était rendu à Haïti, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, et qu'il était accompagné par des élus des départements français des Antilles. Mme Brigitte Girardin, ministre de la coopération, a également visité Haïti en compagnie de députés représentant les départements antillais. Il a ajouté qu'il s'était lui-même rendu en mission à la Guadeloupe, du 21 au 24 décembre 2005, afin d'étudier les possibilités de coopération avec ce département d'outre-mer.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, a rappelé qu'un nouveau Gouvernement serait nommé à Haïti, une fois le processus électoral achevé, et il a souhaité que la nouvelle équipe dispose, dès sa prise de fonction, de tous les éléments lui permettant de traiter le problème de l'immigration clandestine.

Il a enfin estimé que les Haïtiens présents sur le territoire français étaient généralement bien accueillis par la population, mais que la situation risquait de se dégrader si des solutions n'étaient pas apportées au problème de l'immigration clandestine.

M. François-Noël Buffet, rapporteur, a demandé à M. Lionel Etienne ce qu'il pensait de l'installation d'une antenne de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en Guadeloupe. Il a également souhaité obtenir des précisions sur les relations entre la France et Haïti.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, a indiqué qu'il avait appris la création de cette antenne de l'OFPRA au moment où il se trouvait en déplacement en Guadeloupe et que cette nouvelle l'avait fait sourire : la France semble en effet s'accommoder de l'existence d'un flux continu de migrants, qu'elle s'efforce de traiter sur son sol, alors qu'il serait beaucoup plus judicieux de traiter le problème à la racine, en apportant des solutions aux problèmes à l'origine de l'émigration des Haïtiens.

Il a estimé que le phénomène migratoire aurait pu être maîtrisé plus aisément si l'on s'en était préoccupé dès l'origine. L'émigration des Haïtiens vers la France a débuté dans les années 1960, à partir d'un groupe très limité d'ouvriers, qui ont ensuite incité leurs compatriotes à les suivre. Pendant longtemps, l'entrée des Haïtiens en France a été subordonnée au versement d'une caution de 2.500 francs, qui ne s'est absolument pas révélée dissuasive, les Haïtiens désireux d'émigrer en France n'hésitant pas à vendre tous leurs biens pour rassembler cette somme.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, a admis que la modestie des moyens d'Haïti rendait nécessaire une coopération internationale pour résoudre ses difficultés. Il a souhaité que la France et Haïti, en particulier, resserrent leurs liens et fait observer qu'aucun chef de l'Etat français n'avait effectué de visite officielle dans son pays depuis la proclamation de l'indépendance, il y a deux siècles. Il a regretté que les départements français des Antilles ne soient pas aujourd'hui associés à cette nécessaire coopération internationale.

M. Georges Othily, président, a demandé comment était envisagé le retour des Haïtiens qui seraient tentés de regagner leur pays, compte tenu du nouveau contexte politique issu des élections, puis s'est interrogé sur la nature de la coopération à mettre en place pour décourager l'immigration clandestine.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, s'est déclaré prudent sur les perspectives de retour des Haïtiens de la diaspora : ceux qui sont rentrés au pays après l'élection du président Jean-Bertrand Aristide sont en effet rapidement repartis, car les conditions d'accueil que le pays était susceptible de leur offrir n'étaient pas satisfaisantes. En revanche, le nouveau contexte politique issu des élections donne l'occasion de relancer la coopération entre la France et Haïti. L'élection du nouveau Parlement et le renouvellement des conseils municipaux doivent encore intervenir dans les prochains mois. Haïti doit s'efforcer de former ses élus et de renforcer ses institutions, ainsi que ses structures administratives, et peut pour cela s'inspirer du modèle français. L'expérience des Haïtiens de la diaspora est précieuse à cet égard, dans la mesure où ils sont accoutumés au fonctionnement d'une administration moderne.

M. Lionel Etienne, ambassadeur d'Haïti, a enfin estimé que le fait que Mme Brigitte Girardin ait exercé les fonctions de ministre de l'outre-mer, avant celles de ministre de la coopération, la rendait particulièrement sensible à l'importance de la coopération entre Haïti et les départements français des Antilles.

Audition de M. Jean-Michel Charpin, directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), accompagné de M. Guy Desplanques, chef du département de la démographie à la direction des statistiques démographiques et sociales

La commission d'enquête a ensuite entendu MJean-Michel Charpin, directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), accompagné de M. Guy Desplanques, chef du département de la démographie à la direction des statistiques démographiques et sociales.

MJean-Michel Charpin, directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques, a présenté les différents thèmes de son intervention : la connaissance de l'immigration, la question de l'immigration clandestine, la mesure du solde migratoire, la localisation de la population immigrée et les mariages mixtes.

MJean-Michel Charpin a rappelé que, comme dans de nombreux pays, le concept de population mis en oeuvre dans les recensements français était celui de population résidente : sont comptées les personnes qui séjournent plus de six mois par an sur le territoire français. Il a précisé qu'à ce titre, les immigrants clandestins, dès lors que leur présence en France était durable, avaient vocation à être comptabilisés dans la population.

Il a exposé que, lors des recensements, les agents recenseurs avaient pour consigne de décompter toutes les personnes résidant en France, sans tenir compte de leur situation au regard du droit. Il a ajouté que, de la même façon, les enquêtes réalisées par l'Insee auprès des ménages pouvaient conduire à interroger toute personne vivant dans un logement, et donc des immigrants clandestins. Il a toutefois précisé que les recensements n'échappaient pas à des omissions, le taux d'omission évalué par une enquête menée à la suite du recensement de 1990 étant un peu plus élevé pour les étrangers que pour l'ensemble de la population et les omissions étant vraisemblablement un peu plus fréquentes pour les personnes en situation irrégulière.

MJean-Michel Charpin a indiqué que l'Insee utilisait largement les données du recensement pour fournir une estimation de la présence étrangère en France et les caractéristiques de cette population. Il a rappelé qu'une publication détaillée y avait été consacrée après le recensement de 1999 et annoncé qu'un numéro de « Insee première » serait publié au cours du premier semestre de l'année 2006 sur la composition de la population étrangère et de la population immigrée à partir des deux enquêtes de recensement de 2004 et 2005.

MJean-Michel Charpin a rappelé que l'Insee s'était d'abord intéressé aux étrangers, définis par un critère juridique, et avait pris en compte les immigrés dans ses données statistiques après que le Haut Conseil à l'intégration eut adopté et défini précisément le concept d'immigré dans les années 1990 : personne née étrangère à l'étranger. Il a relevé que les données statistiques concernant la présence d'origine étrangère étaient ainsi établies en fonction de ces deux concepts : la nationalité, la distinction entre immigrés et non immigrés.

MJean-Michel Charpin a exposé qu'outre les données descriptives fournies par les recensements, ou les données issues de l'état civil (naissances ou mariages), l'Insee avait développé des enquêtes de nature biographique permettant de décrire et d'analyser les parcours des immigrés, qu'il s'agisse d'enquêtes générales portant sur de larges effectifs et permettant d'isoler la population immigrée, comme l'enquête « Histoire familiale » menée à l'occasion du recensement de 1999, ou d'enquêtes spécifiques portant sur la population immigrée. Il a précisé que l'enquête « Mobilité géographique et insertion sociale », réalisée en 1992 par l'Insee et l'Institut national des études démographiques (INED), serait renouvelée en 2008.

MJean-Michel Charpin a observé qu'à ce jour ni le Conseil national de l'information statistique (CNIS), ni l'Union Européenne, ni les pouvoirs publics, dont les avis, règlements et demandes orientent fortement le programme de travail de l'Insee et de l'ensemble du système statistique français, n'avaient exprimé une demande de chiffrage ou de caractérisation des clandestins en France. Dès lors, a-t-il indiqué, l'Insee ne produit pas d'évaluation de l'immigration clandestine.

MJean-Michel Charpin a toutefois précisé que ce phénomène avait déjà fait l'objet de réflexions. Il a ainsi relevé qu'en 1997, à la demande de l'OCDE, Georges Tapinos, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, avait consacré un rapport aux enjeux de l'immigration clandestine, dans lequel il analysait les différentes méthodes ayant pu être envisagées pour la mesurer, dont aucune n'apparaissait vraiment satisfaisante, et que M. François Héran, actuel directeur de l'INED, avait plus récemment abordé ce sujet dans un numéro de « Population et société ».

MJean-Michel Charpin a présenté la méthode mise en oeuvre aux Etats Unis à la suite du recensement de 2000. Il a expliqué qu'elle avait consisté à dénombrer, à l'aide de ce recensement, les immigrés arrivés depuis 1980 et à comparer l'effectif obtenu au nombre de migrants légaux de la même période, dénombrés par une source extérieure, l'écart entre les deux effectifs fournissant une mesure de l'immigration clandestine présente en 2000. Il a observé que cette méthode supposait que toutes les personnes arrivées avant 1980 fussent en situation régulière en 2000 et qu'elle nécessitait, d'une part, de prendre en compte les décès et les sorties parmi les migrants légaux, d'autre part, de corriger les données de recensement pour tenir compte de la sous-estimation des personnes en situation irrégulière. Il a souligné que toutes ces hypothèses étaient difficiles à vérifier, toute mesure faite par différence étant par ailleurs entachée d'erreurs plus importantes qu'une mesure directe.

MJean-Michel Charpin a indiqué qu'une autre méthode consistait à prendre appui sur les effectifs de personnes qui, lors d'une régularisation, demandent à être régularisées.

Il a estimé que ces deux méthodes avaient en commun de fournir une évaluation du stock des personnes en situation irrégulière mais, prenant en compte des périodes de longue durée, qu'elles ne sauraient fournir une évaluation des entrées annuelles de clandestins.

MJean-Michel Charpin a exposé qu'une autre approche consisterait à mener des enquêtes en population générale. Il a souligné que de telles enquêtes, à but uniquement statistique, devraient garantir une absolue confidentialité. Il a observé que des protocoles d'enquête avaient été élaborés pour récupérer des informations sensibles, de façon confidentielle et fiable, prévoyant de poser la question d'intérêt à une fraction aléatoire de l'échantillon enquêté, à l'insu de l'enquêteur. Il a ajouté que, dans un contexte où la présence irrégulière reste assez marginale, au plan statistique, une évaluation assez précise nécessiterait un échantillon très important et que la représentativité d'une telle enquête paraissait difficile à assurer et à vérifier. Enfin, sur le plan juridique, il a estimé qu'une loi serait probablement nécessaire pour interdire toute possibilité de levée du secret statistique.

MJean-Michel Charpin a exposé que les migrants illégaux constituaient un groupe sans doute très particulier, par exemple en termes de structure par âge et par sexe. Il a relevé qu'en dépit de leur situation illégale, ils vivaient normalement et bénéficiaient d'un certain nombre de droits : scolarisation des enfants, hospitalisation... En conséquence, la mise en place d'un dispositif ad hoc qui viserait, dans le cadre de la loi du 7 juin 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques, à connaître les caractéristiques de cette population en vue d'éclairer les politiques, pourrait entrer dans le champ de compétence de l'Insee, dès lors qu'une demande en ce sens serait exprimée, toute autre finalité étant évidemment exclue.

MJean-Michel Charpin a indiqué que la méthode retenue aux Etats Unis pouvait, en théorie, être utilisée pour décrire les clandestins : dans la mesure où l'estimation du nombre de migrants légaux peut être décomposée selon un certain nombre de caractéristiques (âge, sexe, origine géographique par exemple), qui figurent également dans les recensements, elle permet de disposer de la même caractérisation pour les migrants illégaux. Il a toutefois estimé qu'une telle estimation resterait sommaire et imprécise, à nouveau parce qu'elle procéderait par différence.

MJean-Michel Charpin a observé que l'enquête en population générale pouvait également fournir, en même temps qu'une évaluation du nombre de personnes en situation irrégulière, une caractérisation de cette population, la précision de ces informations dépendant de la taille de l'échantillon.

MJean-Michel Charpin a ensuite exposé que l'Insee produisait chaque année une estimation du solde migratoire permettant, ajoutée au solde naturel de la même année, d'estimer la population au 1er janvier de l'année suivante. Il a rappelé que le solde migratoire de l'année 2005 était estimé à un peu moins de 100 000 personnes (dont près de 95 000 pour la seule France métropolitaine) et contribuait pour un quart environ à la croissance de la population entre le 1er janvier 2005 et le 1er janvier 2006.

Après avoir précisé que le solde migratoire constituait la résultante de mouvements d'entrée et de sortie concernant, d'un côté, la population immigrée, de l'autre, la population non immigrée, il a relevé qu'actuellement les seules informations annuelles sur ces différents flux étaient les entrées d'immigrés réguliers. Il a ajouté que, pour les autres flux, des hypothèses devaient être posées, en se fondant sur des données non disponibles annuellement.

Après avoir souligné que l'estimation de l'Insee reposait ainsi à la fois sur des données de flux entrants issues de sources administratives, sur des estimations de flux sortants et sur des évolutions observées lors de la dernière période intercensitaire 1990-1999, MJean-Michel Charpin a exposé qu'elle était effectuée de façon distincte pour les trois catégories suivantes : les personnes nées hors métropole, françaises de naissance ; les personnes nées hors métropole, étrangères de naissance ; les personnes nées en métropole, étrangères ou françaises de naissance. Il a précisé que, pour les personnes nées hors métropole, étrangères de naissance, les données mobilisées étaient celles de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) et de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA).

MJean-Michel Charpin a indiqué qu'un solde migratoire dit partiel était calculé pour chacune des quatre « sous-populations » suivantes : les travailleurs permanents ; les entrées au titre du regroupement familial et au titre de la « vie privée et familiale » ; les membres de familles de Français et les membres de familles de réfugiés et apatrides ; les attributions du statut de réfugié.

Il a indiqué qu'après le recensement de 1999, le solde migratoire de ces quatre « sous-populations » avait été calculé pour la période intercensitaire 1990-1999, aboutissant à un total de + 253 000 personnes, soit + 28 000 personnes par an. Il a ajouté que, pour la même période, la comparaison des résultats des deux recensements permettait d'établir que le solde migratoire global des personnes « nées hors métropole, étrangères de naissance » s'élevait à + 353 000 personnes (soit + 39 000 personnes par an) et qu'il était possible de déduire, par différence, un solde migratoire dit « résiduel » de + 100 000 personnes, soit + 11 000 personnes par an. Il a précisé que ce solde résiduel était ajouté au solde migratoire partiel recalculé chaque année en fonction des données de flux entrants, l'estimation annuelle du solde migratoire comprenant donc une partie fixe et une partie variable dépendant des flux entrants observés.

MJean-Michel Charpin a déclaré que le principe était le même dans le cas des migrants appartenant à la catégorie « nés en métropole, étrangers ou français de naissance ». La partie variable est constituée par l'estimation du solde des personnes nées en métropole de deux parents étrangers. Les « entrées » sont fournies par les naissances repérées à l'état civil. Les sorties annuelles de ces enfants sont estimées grâce à l'échantillon démographique permanent, base de données constituée par l'INSEE grâce à la « compilation » des bulletins de recensement et d'état civil d'un centième de la population, qui permet de connaître le devenir à la date du recensement de 1999 (en France / pas en France / décédé) des enfants nés dans la période intercensitaire et donc d'en déduire des taux de sortie par âge.

MJean-Michel Charpin a ajouté que, de façon implicite, le solde migratoire des catégories de population non prises en compte dans le calcul du solde partiel -étudiants, migrants illégaux- était estimé au travers des soldes résiduels. Il a fait valoir que la prise en compte de cette population dans l'estimation du solde migratoire était donc tributaire de la capacité du recensement à les comptabiliser.

MJean-Michel Charpin a indiqué que, la France ayant mis en place un recensement annuel, l'Insee disposerait de données annuelles sur le nombre d'immigrés résidant en France à une date donnée et les utiliserait :

- pour actualiser les paramètres de la méthode d'estimation, fondés actuellement sur la période 1990-1999 ;

- pour dénombrer les entrées de ressortissants des pays de l'Espace économique européen, conjointement avec d'autres données, l'ANAEM et l'application AGDREF ne fournissant plus ces données depuis le 1er janvier 2004.

Observant que les résultats des collectes annuelles étaient affectés d'une erreur aléatoire qui peut être importante pour des catégories de faible effectif, il a jugé prématuré de se prononcer sur le point de savoir si ces données annuelles pourraient aussi fournir des indications sur les sorties.

MJean-Michel Charpin a ensuite rappelé que la localisation des étrangers ou des immigrés en France avait fait l'objet de nombreux travaux. Il a observé qu'à l'échelle des départements et des régions, cette répartition était restée très stable depuis plusieurs décennies. La part de la population immigrée dans la population est plus élevée en Ile-de-France, dans les régions situées au nord, à l'est et au sud-est de l'hexagone : région Rhône-Alpes et pourtour méditerranéen. Elle est également forte en Corse. Au contraire, les immigrés sont rares dans tout l'ouest de la France et peu nombreux dans le sud-ouest, malgré l'importance d'une immigration espagnole déjà ancienne dans les zones proches de l'Espagne. Au cours des années 1945-1975, l'implantation des immigrés s'est faite là où les besoins de main-d'oeuvre se faisaient sentir : surtout dans des régions industrielles (nord et est, Rhône-Alpes, Ile-de-France) et dans des régions en forte croissance (sud-est). C'est là que résident majoritairement les immigrés venus d'Italie, du Portugal, d'Algérie ou du Maroc. L'immigration plus récente a parfois obéi à d'autres logiques. La part des Turcs est beaucoup plus forte en Alsace qu'ailleurs. Celle des immigrés venus d'Afrique noire ou de l'ancienne Indochine est très forte en Ile-de-France. Au total, alors que l'Ile-de-France rassemble un peu moins d'un cinquième de la population, elle concentre un peu moins de 40 % des immigrés et 40 % des étrangers.

MJean-Michel Charpin a noté que les étrangers s'étaient en général installés là où ils avaient pu trouver un logement à prix abordable au moment de leur arrivée. En Ile-de-France, on les trouve donc plutôt en proche banlieue, mais aussi en grande banlieue, là où il est moins coûteux de se loger, là aussi où sont localisées les industries : proximité de la Seine, à l'est comme à l'ouest de la capitale. En proche banlieue, leur part est plus importante dans les zones les plus populaires, à l'est plutôt qu'à l'ouest de Paris.

MJean-Michel Charpin a déclaré que le recensement de 1999 permettait d'observer la présence étrangère à un niveau géographique détaillé, mais que la Commission nationale de l'informatique et des libertés, dans le souci d'éviter une caractérisation de zones trop réduites susceptible d'induire une stigmatisation, avait souhaité que la diffusion des données par nationalité détaillée ne fût possible que pour des zones d'au moins de 5 000 habitants. Il a indiqué que les analyses menées par l'Insee et l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région Ile-de-France sur cette région respectaient cette contrainte et fournissaient une bonne connaissance des phénomènes de concentration de la population immigrée.

Enfin, MJean-Michel Charpin a observé que l'analyse des couples et des mariages mixtes pouvait s'appuyer sur plusieurs sources d'information : tandis que les recensements offrent une description des couples mixtes qui vivent en France à un moment donné, la statistique des mariages fournie par l'état civil permet de connaître le nombre de mariages contractés chaque année, du moins sur le territoire français, les mariages mixtes célébrés hors de France échappant en effet à une observation systématique.

Il a indiqué qu'en 2004, 42 900 mariages entre Français et étrangers avaient été célébrés en France, en léger recul par rapport à l'année précédente, où l'état civil avait enregistré 46 800 mariages mixtes. Il a relevé que le nombre total des mariages avait baissé de façon continue avant de connaître un palier dans les années 2000, tandis que celui des mariages dont au moins un des conjoints est étranger avait beaucoup fluctué.

Il a estimé que l'augmentation des mariages mixtes s'expliquait assez bien sur la durée : la population susceptible de former des unions mixtes s'est accrue, en particulier le nombre de Français descendants d'immigrés, qui peuvent avoir tendance à épouser une personne de leur communauté d'origine. Il a également relevé l'influence de l'importance des flux migratoires et des modifications réglementaires, jugeant ainsi possible de rapprocher l'augmentation du nombre de mariages mixtes qui s'est produite au début des années 1990 du nombre relativement élevé, au cours de ces mêmes années, d'entrées de travailleurs permanents. Il a ajouté que les années 1998 à 2003 avaient été marquées par une forte augmentation de l'immigration, avec en particulier une progression continue du nombre d'étudiants venus des pays tiers, ce nombre passant de 23 500 à 52 000.

MJean-Michel Charpin a déclaré que l'importance des unions mixtes constituait par ailleurs l'un des indicateurs permettant d'apprécier l'intégration des personnes d'origine étrangère : en 2004, 75 % des hommes étrangers qui se sont mariés en France ont épousé une Française, contre 67 % en 1978 ; les femmes étrangères connaissent un peu moins souvent une union mixte puisqu'en 2004, 7 sur 10 se sont mariées avec un Français, contre 57 % en 1978.

Il a mis en exergue la forte augmentation des mariages mixtes concernant un ressortissant d'Algérie, du Maroc ou d'un pays de l'Afrique subsaharienne, observant qu'ils représentaient désormais la moitié des mariages mixtes. Il a estimé que cette évolution traduisait en partie la diversification dans l'origine des migrants, mais que l'importance relative de chaque origine ne se reflétait pas toujours dans les mariages mixtes. Il a ainsi relevé qu'en 1999, les Turcs étaient trois fois plus nombreux que les Tunisiens parmi les étrangers âgés de 18 à 29 ans, mais que le nombre de mariages entre Français et Turcs n'était, à la même date, que la moitié de celui des mariages entre Français et Tunisiens.

MJean-Michel Charpin a expliqué que la vision des mariages mixtes donnée par l'état civil ne reflétait qu'une part de la réalité. En effet, elle saisit la nationalité des conjoints au moment du mariage, sans tenir compte de l'histoire personnelle des époux : l'ancienneté de la présence en France, l'âge à l'arrivée et l'origine des parents sont autant de facteurs qui interviennent dans la formation d'un couple. Les Algériens arrivés jeunes dans le cadre du regroupement familial ont pu constituer un réseau social et amical qui les a conduits à épouser une Française. Symétriquement, le conjoint français peut être un descendant d'immigrés qui s'est marié lors d'un séjour dans le pays d'origine de ses parents ou lors du séjour en France d'un étranger originaire de la même région. D'autre part, l'histoire des mouvements migratoires fait que, ces dernières années, les descendants d'immigrés venus d'Algérie du Nord ou subsaharienne il y a une trentaine d'années sont devenus d'âge à former un couple.

Par ailleurs, il a jugé l'observation annuelle des mariages insuffisante pour apprécier les caractéristiques des couples mixtes établis depuis plusieurs années, celles-ci pouvant être observées grâce aux recensements ou à des enquêtes. Il a indiqué que le flux annuel de 30 000 à 40 000 mariages observés depuis cinq ans était à mettre en regard du nombre de couples mixtes existants, précisant qu'en 1999, près de 800 000 couples, mariés ou non, étaient formés d'un conjoint français et d'un conjoint étranger. Il a jugé peu pertinent le critère de la nationalité actuelle pour observer le nombre de couples à une date donnée, en faisant valoir que le conjoint étranger a pu acquérir la nationalité française. Il a estimé que la notion d'immigré, au sens statistique, permettait d'éviter cet écueil, dans la mesure où elle caractérise l'individu selon deux éléments liés à sa naissance et invariables. Il ainsi relevé qu'en 1999, près d'un million d'immigrés vivaient en couple avec une personne non immigrée.

MJean-Michel Charpin a observé que, dans l'ensemble, les caractéristiques familiales des couples mixtes se rapprochaient davantage de celles des couples formés par deux personnes non immigrées. L'écart d'âge entre conjoints de couples mixtes est de 3,2 ans en moyenne, contre 4,8 ans pour les couples d'immigrés et 2,3 ans pour les couples de non-immigrés. Les couples mixtes sont aussi souvent des couples mariés que les couples de non-immigrés (81 %), mais le sont nettement moins souvent que les couples unissant deux immigrés (93 %).

M. François-Noël Buffet, rapporteur, s'est déclaré surpris qu'aucune étude sur l'immigration irrégulière n'ait été commandée à l'Insee. Jugeant nécessaire de mettre en place des instruments de mesure de ce phénomène, il a demandé si l'Institut pouvait y contribuer, le cas échéant en jouant un rôle de coordination.

MJean-Michel Charpin a rappelé que l'Insee établissait son programme de travail en fonction des commandes qui lui étaient adressées soit par le Conseil national de l'information statistique, soit par l'Union européenne, soit par les pouvoirs publics français.

Il a précisé que si une demande d'évaluation de l'immigration irrégulière lui était adressée, l'Institut devrait, au préalable, déterminer la méthode idoine pour parvenir à des résultats fiables. Reprenant les propos tenus dans son exposé liminaire, il a observé qu'il était envisageable soit de recourir à la méthode employée aux Etats Unis soit de procéder à une enquête directe. Il a estimé que la méthode américaine, si elle était rigoureuse et éprouvée, présentait l'inconvénient de reposer sur des hypothèses fragiles. L'enquête directe lui a semblé offrir davantage de perspectives à la condition de garantir le secret statistique. Il a précisé que l'Insee avait déjà pratiqué de telles enquêtes sur des sujets sensibles, comme la consommation de stupéfiants ou les comportements violents, en ayant recours à des techniques sophistiquées garantissant l'anonymat des personnes interrogées. Observant toutefois que le secret statistique garanti par la loi de 1951 pouvait être levé sur réquisition judiciaire, il a estimé qu'une enquête sur l'immigration irrégulière ne pourrait être conduite que si une disposition législative venait interdire cette possibilité de réquisition : à défaut, les étrangers en situation irrégulière refuseraient de répondre aux enquêteurs. Il a observé qu'une telle situation ne s'était encore jamais produite en France mais qu'à l'étranger, des enquêtes avaient pu échouer en raison de la défiance qu'elles suscitaient.

M. Bernard Frimat a tout d'abord estimé que les propos du directeur général de l'INSEE, mettant en exergue l'importance de la définition d'une méthodologie rigoureuse avant la réalisation d'une étude, attestaient du manque de crédibilité des différentes évaluations du nombre des étrangers en situation irrégulière sur le territoire français. Il a ensuite demandé des précisions sur les mariages mixtes célébrés à l'étranger.

MJean-Michel Charpin a une nouvelle fois observé qu'un grand nombre d'étrangers en situation irrégulière répondaient sans doute aux diverses enquêtes conduites par l'Insee, qu'il s'agisse du recensement ou d'enquêtes plus spécifiques sur le logement ou l'emploi par exemple, et étaient ainsi probablement pris en compte dans les résultats publiés. Il a estimé qu'il convenait de prendre garde à ce que la volonté de caractériser cette population ne la conduise pas à refuser, à l'avenir, de répondre à toute enquête statistique, rappelant que les travaux de l'Insee dépendaient des déclarations des personnes interrogées.

Il a indiqué, en réponse à une demande de précision de M. Bernard Frimat, que, dans une telle hypothèse, les chiffres de la population vivant en France pourraient diminuer.

MJean-Michel Charpin a par ailleurs souligné que l'INSEE avait une bonne connaissance des couples mixtes résidant sur le territoire français, notant à titre d'exemple l'importance de l'endogamie chez les Turcs et les Portugais.

Observant que l'avant-projet de loi relatif à l'immigration et à l'intégration tendait à imposer aux ressortissants des Etats membres de l'Union européenne, des Etats parties à l'Espace économique européen et de la Confédération suisse qui souhaitent établir en France leur résidence habituelle d'en faire la déclaration auprès de l'autorité administrative, M. François-Noël Buffet, rapporteur, a demandé si une telle obligation suffirait pour évaluer les mouvements migratoires intra-européens.

M. Guy Desplanques, chef du département de la démographie à la direction des statistiques démographiques et sociales de l'INSEE, a observé que cette obligation ne permettrait de comptabiliser que les entrées sur le territoire français, non les sorties, et mis en garde contre les risques de doubles comptes. A titre d'exemple, il a évoqué le risque qu'un ressortissant d'un Etat de l'Union européenne revenant en France après y avoir séjourné quelques années et effectuant une nouvelle déclaration ne soit comptabilisé deux fois.

Il a indiqué que l'Insee avait proposé d'utiliser le recensement annuel de la population pour évaluer le stock des ressortissants d'Etats européens résidant en France et avoir une estimation des flux d'entrées et de sorties, ces flux étant moins volatils que ceux des ressortissants d'autres Etats en raison, notamment, de l'absence de demandeurs d'asile. Il a également évoqué la possibilité de recourir à des sondages pour procéder à de telles évaluations.

Audition de M. Jean-Marie Huet, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice

La commission d'enquête a enfin entendu M. Jean-Marie Huet, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice.

M. Jean-Marie Huet a tout d'abord souligné que les procureurs et procureurs généraux avaient pour rôle de mobiliser les services de police dans le cadre de la lutte contre l'immigration irrégulière, devenue l'une des priorités d'action de la chancellerie. Il a ajouté qu'ils devaient également s'assurer de la précision et de la régularité des procédures suivies par ces services, insistant sur la nécessité de mutualiser les informations entre les différents acteurs de la lutte contre l'immigration clandestine afin de les traiter dans le cadre de procédures juridictionnelles rapides.

Il a relevé que le nombre de condamnations dont le motif principal est une infraction à la législation sur les étrangers avait augmenté entre 2000 et 2004, passant de 5.616 à 6.341. Il a précisé que ces condamnations avaient été prononcées notamment au titre de l'entrée et du séjour irréguliers, d'une infraction à la reconduite à la frontière ou relative à l'emploi de main-d'oeuvre étrangère, ou au titre de l'aide à l'entrée et au séjour, indiquant la volonté de réprimer, dans ce dernier cas, les bandes organisées, notamment grâce à l'activité des juridictions interrégionales spécialisées.

Il a évoqué les statistiques propres aux juridictions de la région parisienne, qui faisaient apparaître un taux de réponse pénale à l'égard des affaires poursuivables de 94 % en 2005, ce qui démontrait la réactivité des parquets dans cette région. Il a précisé qu'une part importante de cette réponse pénale était constituée de procédures de comparution immédiate, dont le nombre avait atteint 1.993 en 2005.

M. Jean-Marie Huet a insisté sur la nécessité de contrôles réguliers, notamment ceux effectués sous le contrôle de l'autorité judiciaire, évoquant en particulier les contrôles en matière de travail dissimulé d'immigrés clandestins. Il a indiqué que des circulaires spécifiques du ministère de la justice avaient entendu valoriser l'action des services dans ce domaine, notamment dans le cadre des comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (COLTI), présidés par les procureurs de la République.

Il a relevé que plusieurs opérations ciblées en matière de répression du travail clandestin avaient été menées en 2005, l'activité des COLTI ayant sensiblement progressé et les condamnations d'employeurs, incluant des peines d'emprisonnement, étant passées de 572 en 2000 à 818 en 2004. Il a souligné la préoccupation du ministère de la justice d'avoir une action efficace en ce domaine en mutualisant les informations émanant de différentes sources ou services de l'Etat. Il a indiqué que les actions de lutte contre le travail illégal se diversifiaient aujourd'hui hors des secteurs traditionnels du bâtiment et de l'hôtellerie.

M. François-Noël Buffet, rapporteur, a souligné que les auditions menées par la commission d'enquête avaient fait apparaître le manque de moyens des juges des libertés et de la détention pour apprécier la situation des étrangers placés en rétention.

M. Jean-Marie Huet a indiqué que la question était plus généralement celle de la gestion des procédures rapides par les juridictions, estimant qu'il convenait que le juge dispose de délais suffisants pour examiner les dossiers. Il a observé que le ministère de la justice ne disposait pas de statistiques sur le taux de rejet, par les juges des libertés et de la détention, des demandes de maintien en rétention administrative. Il a reconnu que les appréciations portées par le juge des libertés et de la détention pouvaient varier en fonction de la spécialisation du magistrat assurant cette fonction et du fonds documentaire dont il disposait.

M. François-Noël Buffet, rapporteur, a indiqué que, lors des déplacements de la commission d'enquête, il lui était apparu, notamment en outre-mer, que les poursuites et les peines prononcées à l'égard des employeurs d'immigrés clandestins n'étaient pas toujours suffisantes.

M. Jean-Marie Huet a reconnu qu'il y avait sans doute des marges de progression dans ce domaine mais que des avancées importantes avaient été accomplies, notamment outre-mer. Il a jugé qu'il faudrait encore davantage renforcer la mobilisation et la formation des personnels de l'ensemble des services de l'Etat dans la lutte contre le travail illégal.

M. François-Noël Buffet, rapporteur, a estimé qu'il convenait de sensibiliser davantage les organisations professionnelles d'employeurs sur les risques encourus en cas d'emploi d'immigrés en situation irrégulière. Il a jugé que le parquet était le plus à même d'assurer cette action de sensibilisation.

Souscrivant à ces propos, M. Jean-Marie Huet a rappelé que, dans plusieurs départements, des protocoles avaient été mis en place entre le préfet et les organisations professionnelles afin de permettre l'identification de l'ensemble des personnes travaillant sur les chantiers.

M. Bernard Frimat a souligné qu'il ressortait de certains déplacements de la commission d'enquête que la lutte contre le travail illégal se limitait, dans de nombreux cas, à une action de régularisation de la situation des personnels employés illégalement avec le paiement des arriérés de cotisations sociales. Il s'est demandé si l'on ne risquait pas, dans ces conditions, d'en arriver en pratique à une « dépénalisation » de l'infraction, surtout quand certains employeurs se réfugient derrière leurs sous-traitants.

M. Jean-Marie Huet a estimé que de telles pratiques seraient en contradiction flagrante avec les instructions données par la chancellerie, notamment dans le cadre d'une circulaire du 27 juillet 2005 relative à la politique pénale pour la répression des infractions relatives au travail illégal. S'il est difficile, dans certains cas, d'appréhender les circuits de travail clandestin et de prononcer des condamnations, a-t-il estimé, les procureurs de la République ne sauraient classer sans suite de telles procédures après leur régularisation. A l'inverse, il a indiqué que la circulaire commune des ministres de l'intérieur et de la justice du 21 février 2006 sur les conditions de l'interpellation d'un étranger en situation irrégulière, la garde à vue et les réponses pénales permettait d'envisager la possibilité, dans certains cas, de ne pas exercer de poursuites à l'encontre du travailleur immigré clandestin.