MISSION COMMUNE D'INFORMATION SUR LA NOTION DE CENTRE DE DÉCISION ÉCONOMIQUE ET L'ATTRACTIVITÉ DU TERRITOIRE NATIONAL

Mercredi 17 janvier 2007

- Présidence de M. Philippe Marini, président.

Audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales

La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales.

M. Philippe Marini, président, a tout d'abord remercié M. Denis Ranque pour avoir accepté l'invitation de la mission d'information, dont il a rappelé qu'elle avait été chargée par le Sénat de définir la notion de centre de décision économique et de déterminer les conditions d'attractivité de notre pays pour leur accueil et leur développement. Il a souligné l'intérêt que présentait le regard d'une société telle que Thales sur ces questions, relevant qu'elle avait fait l'objet d'annonces en 2006 et avait pu, depuis, stabiliser son actionnariat. Il a ajouté que le groupe Thales était à la fois proche de la puissance publique et immergé dans la concurrence internationale.

Puis M. Philippe Marini, président, a interrogé l'intervenant sur la pertinence du concept de nationalité d'entreprise au moment où le capital des sociétés cotées dépend de plus en plus d'actionnaires étrangers. Il a également souhaité que M. Denis Ranque précise le contenu qu'il donnait à la notion de centre de décision économique. Enfin, il a voulu savoir en quoi pourrait consister une action efficace de l'Etat afin de conserver ou d'attirer des centres de décisions économiques et, de façon générale, quels étaient les atouts et les handicaps de la France à cet égard.

En réponse, M. Denis Ranque a tout d'abord salué la pertinence de la problématique de la mission d'information, ajoutant que tous les pays dans lesquels Thales opérait, hormis peut-être le Royaume-Uni, s'intéressaient à la question de la localisation des centres de décisions économiques. Il a, en outre, indiqué que Thales y était particulièrement sensible du fait du caractère stratégique de ses activités, rappelant que la Défense représentait 50 % de son chiffre d'affaires, l'aéronautique et les satellites d'une part, les systèmes de sécurité d'autre part étant, à parts égales, à l'origine de l'autre moitié.

Il a ensuite développé son propos, observant qu'un pays comme les Etats-Unis avait adopté une vraie procédure de contrôle des investissements étrangers du point de vue de l'intérêt national, y compris dans des domaines ne relevant pas de la Défense. Il a ainsi rappelé qu'en 2006, l'Etat fédéral s'était opposé à l'acquisition de six ports américains par un groupe émirati et qu'il avait auparavant adopté ce type d'attitude dans le secteur de la sidérurgie.

Puis M. Denis Ranque a constaté que, dans des domaines comme la Défense ou l'espace, presque tous les Etats souhaitaient garder un véritable contrôle sur les activités des entreprises opératrices, surtout lorsque lesdits opérateurs étaient étrangers. Prenant l'exemple de la France, il a déclaré que l'Etat imposait des dispositifs réglementaires, applicables à toutes les entreprises, tendant à assurer le respect des obligations du secret défense ou du contrôle des exportations militaires. Il a ajouté que, dans le cas de Thales, l'Etat avait également instauré un contrôle de l'actionnariat et des cessions d'actifs. En réponse à une interrogation de M. Aymeri de Montesquiou, il a précisé que l'Etat exerçait ce contrôle grâce à une action spécifique, et non en raison de sa part dans le capital de la société, qui ne s'élève plus qu'à 27 %. Puis, après avoir souligné que l'Etat agissait de concert avec le groupe Alcatel-Lucent, détenteur de 21 % du capital de Thales, il a relevé la rareté d'une telle construction, notant que, dans les autres pays, les Etats n'étaient généralement pas actionnaires des entreprises opératrices de défense, ce qui pouvait parfois poser des problèmes de communication à Thales vis-à-vis de ses clients gouvernementaux étrangers. A cet égard, il a observé qu'un statut de premier client de Thales était de nature à préserver l'influence de l'Etat français sur ce groupe, indépendamment de tout lien capitalistique.

M. Denis Ranque a ensuite détaillé la façon dont les autres pays clients de Thales protégeaient leurs intérêts, en distinguant deux cas :

- si Thales opère dans le cadre d'une joint-venture, en partenariat avec une entreprise locale, l'Etat client s'appuie presque toujours sur son entreprise nationale ;

- si Thales est opérateur exclusif d'un marché, comme par exemple au Royaume-Uni, en Australie ou aux Etats-Unis, il doit, d'une part, respecter les règles de Défense du pays, et d'autre part signer une convention avec le gouvernement définissant des droits et obligations qui aboutissent, en pratique, à un résultat proche de celui de l'action spécifique détenue par l'Etat français. M. Denis Ranque a constaté qu'un tel système pourrait servir de modèle en cas de remise en cause de la compatibilité des actions spécifiques avec le marché commun par la Commission européenne, observant qu'il avait déjà cours pour les activités spatiales de son groupe.

M. Christian Gaudin, rapporteur, a interrogé l'intervenant à propos du pacte d'actionnaires et de la convention portant sur la protection des intérêts stratégiques nationaux dans Thales conclu entre l'Etat et Alcatel-Lucent, ainsi que sur la perception de telles contraintes par ce groupe privé franco-américain. Il a également questionné M. Denis Ranque quant au caractère « multidomestique » de Thales, lui demandant si une telle définition signifiait que ce groupe comportait plusieurs centres de décisions économiques. Il a enfin souhaité savoir si la France était bien armée pour conserver et attirer sur son sol des centres de décisions économiques.

Répondant en premier lieu à cette dernière interrogation, M. Denis Ranque a expliqué que les centres de décisions économiques comportaient nécessairement quelques fonctions qu'il a qualifiées de « régaliennes » du point de vue de l'entreprise, comme la stratégie ou la finance, et parfois d'autres fonctions importantes, comme la recherche et le développement. Il a estimé, en revanche, que la localisation des activités de production n'était pas liée à la présence d'un centre de décision économique. De plus, revenant sur la question concernant les atouts de la France, il a mis en exergue :

- les infrastructures, qui englobent, selon lui, l'énergie, les transports et le système de santé ;

- la recherche publique, même s'il a souligné qu'elle devait se rapprocher du monde de l'entreprise, saluant à cet égard le développement des pôles de compétitivité ;

- l'enseignement supérieur, en particulier les grandes écoles d'ingénieurs, estimant toutefois que ces établissements devaient se regrouper et s'internationaliser.

A propos des handicaps, il a jugé que les activités d'un siège social ne pouvaient pas s'accommoder, par nature, d'un marché du travail trop rigide.

En réponse à la première question du rapporteur, M. Denis Ranque a ensuite déclaré que le nouveau pacte d'actionnaires passé entre l'Etat et Alcatel-Lucent, d'une durée de cinq ans, jusqu'au 31 décembre 2011 et renouvelable par tacite reconduction, impliquait notamment que les administrateurs représentant ce groupe au sein du conseil d'administration de Thales soient ressortissants de l'Union européenne et que, de façon générale, les informations sensibles relatives aux activités et à la gouvernance de Thales ne soient communiquées, au sein d'Alcatel-Lucent, qu'auxdits administrateurs. Il a souligné que le non-respect de ces conditions entraînerait la dissolution du pacte d'actionnaires, l'Etat jugeant ses intérêts compromis.

M. Aymeri de Montesquiou s'est demandé quel était le degré d'autonomie commerciale dont bénéficiaient les filiales étrangères de Thales. Il a également souhaité obtenir des précisions quant à la nature de l'accord entre Thales et le constructeur aéronautique militaire russe Sukhoï. Enfin, il a interrogé l'intervenant à propos du respect des règles éthiques dans la négociation des contrats impliquant des Etats étrangers.

M. Denis Ranque, répondant tout d'abord à la première question, est revenu sur le caractère « multidomestique » de son groupe, expliquant qu'une telle notion n'excluait pas le contrôle. Il a précisé que, dès lors que Thales n'était pas actionnaire à 100 % d'une filiale, sa direction n'imposait rien, afin de ne pas léser les autres actionnaires, même minoritaires. Puis il a précisé que, dans le cas des entreprises détenues exclusivement par Thales, le groupe agissait en sorte qu'il n'y ait pas de concurrence interne sur des marchés donnés. Il a indiqué qu'à cette fin, son groupe était organisé de façon matricielle, comportant six divisions par produits, à vocation mondiale, qui répartissaient les marchés entre filiales détenues exclusivement, et des organisations de pays, essentiellement responsables du respect des « sujets de souveraineté nationale » et de la prospection commerciale dans ces pays.

Puis il a expliqué que le contrat signé entre Thales et Sukhoï ne portait que sur la fourniture d'équipements d'avionique, et ne comportait aucune dimension de contrôle ou d'accord stratégique.

Enfin, après avoir approuvé l'orientation sévère de la loi n° 2000-595 du 30 juin 2000 modifiant le code pénal et le code de procédure pénale relative à la lutte contre la corruption, il a cependant relevé qu'elle constituait un désavantage compétitif pour les entreprises françaises, dans la mesure où des Etats concurrents sur les mêmes marchés n'avaient pas adhéré ou n'appliquaient pas la Convention OCDE. Il a ainsi particulièrement regretté que les législations allemande et britannique permettent de contourner les obligations vis à vis de la corruption de représentants d'Etats étrangers, dès lors que l'intérêt national serait en cause.

M. François Marc a souhaité savoir si le développement de stratégies coordonnées d'achats militaires entre Etats posait un problème à un groupe comme Thales. Il s'est également interrogé sur le maintien en France des activités du groupe ne relevant pas du siège social.

En premier lieu, M. Denis Ranque a exprimé son soutien à la coopération européenne en matière militaire, citant notamment l'exemple du projet de porte-avions franco-britannique. Après s'être félicité du fait que les programmes concernés ne subissaient pas en principe de « coupes budgétaires », il a mis en exergue l'opportunité de réaliser des économies d'échelle dans un tel cadre.

Puis, en réponse à la deuxième question, il a indiqué que, pour Thales, les activités de recherche et développement, de maîtrise des systèmes et les tests avaient vocation à demeurer sur le sol français. Il a expliqué, en revanche, qu'il n'en allait pas de même pour la fabrication d'éléments non critiques sur la chaîne de valeur de l'entreprise, soulignant la nécessité de « dollariser » une fraction significative de ses coûts. Il a ensuite précisé qu'il était capital, pour une entreprise comme la sienne, de produire près de ses clients, notamment dans le cadre des contrats obtenus à l'étranger, estimant toutefois que la France bénéficiait des retombées de ces activités en raison de certains partages de fournitures avec les unités françaises de Thales.

A l'issue de cet échange, M. Philippe Marini, président, a vivement remercié M. Denis Ranque de son intervention.

Audition de M. Ernest-Antoine Seillière, président du conseil de surveillance de Wendel Investissement

La mission commune d'information a ensuite procédé à l'audition de M. Ernest-Antoine Seillière, président du conseil de surveillance de Wendel Investissement.

M. Philippe Marini, président, après avoir rappelé l'objet et le rôle de la mission commune d'information, ainsi que le parcours professionnel de M. Ernest-Antoine Seillière, a invité celui-ci à présenter à la mission ses réflexions sur la notion de centre de décision économique et les concepts connexes.

M. Ernest-Antoine Seillière a relevé tout d'abord le caractère complexe, important et délicat du sujet et a rappelé qu'issu d'une famille enracinée depuis des générations dans une région et propriétaire d'une entreprise étroitement liée à ce territoire, le concept de nationalité de l'entreprise lui était familier. A la suite d'une nationalisation qui a écarté le groupe familial de son activité historique, il a reconstitué ce groupe dans des métiers divers, ce qui l'a mis en contact avec la variété et la spécificité des cultures. Par ailleurs, les responsabilités qu'il a exercées à la tête du MEDEF l'ont aussi sensibilisé à la spécificité des expériences nationales en matière de gestion d'entreprise. Pour autant, les progrès de la libre circulation des capitaux et des hommes ont considérablement modifié la portée de la notion de nationalité de l'entreprise et de celle de centre de décision économique. Les acteurs économiques sont en effet de plus en plus indifférents à l'identification d'une entreprise avec un territoire et l'on peut schématiser cette réalité en constatant qu'une entreprise a une double nationalité : celle de sa culture et celle de son compte d'exploitation. Les responsables politiques se préoccupent légitimement des conséquences de cette situation sur le tissu économique de la France et cherchent à évaluer dans quelle mesure la croissance et l'emploi sont liés à l'existence de centres de décision sur le territoire français. Les entreprises, de leur côté, visent la seule rationalité économique, indépendamment de toute considération de nationalité. C'est ainsi qu'une entreprise étrangère qui prend le contrôle d'une entreprise française la considère essentiellement sous l'angle de la rentabilité de l'investissement effectué. L'expérience montre que la reprise par des étrangers de sociétés détenues par le groupe Wendel n'a pas eu de conséquences sur leur gestion.

Pour autant, chaque entreprise a incontestablement une nationalité - parfois deux - identifiable au moyen de critères divers, au nombre desquels il faut mentionner la nationalité de l'actionnariat, l'emplacement du siège social, la composition de l'équipe de direction, le lieu où sont consolidées les filiales, ainsi que, peut-être, l'implantation des centres de recherche. La nationalité de l'entreprise se manifeste dans sa vie quotidienne, à travers la langue de travail, le comportement des membres, sans influencer considérablement les décisions stratégiques, inspirées par le souci de la rentabilité de l'investissement. A titre d'exemple, l'usine Siemens de Haguenau a attiré pendant une période des investissements importants du groupe, avant que le mouvement ne s'inverse, pour des raisons toujours exclusivement liées à la rationalité économique : si les décisions peuvent être un temps retardées par des pressions liées au contexte local, la rationalité économique finit toujours par imposer sa logique.

En ce qui concerne l'opportunité d'interventions publiques visant à influencer la localisation des centres de décision, M. Ernest-Antoine Seillière a estimé que prévalaient en la matière le contexte réglementaire, fiscal, le statut des « impatriés », le climat général dans lequel l'entreprise exerce ses activités. A ces différents égards, l'image de la France n'a pas été améliorée par certaines initiatives, et quelques centres, qui pourraient y être installés, s'écartent de la France.

L'attractivité de la France pourrait donc être améliorée, et le MEDEF s'y emploie, mais la tendance n'est pas très favorable.

Les initiatives à caractère défensif consistant à interdire ou à protéger ont des conséquences globalement plus négatives que l'avantage qui pourrait être retiré du maintien sur le territoire de tel ou tel centre de décision dont la délocalisation était envisagée. En outre, alors que la plupart des pays agissent en ce sens de façon discrète, la France lance des débats publics dont les résultats sont minces et les conséquences négatives, notamment en termes d'image.

M. Christian Gaudin, rapporteur, a demandé si, compte tenu du montant considérable des sommes levées par les fonds de « private equity » et de la multiplication des opérations à effet de levier, dites de « LBO », un risque de bulle spéculative et la perspective d'une évolution en profondeur du contrôle du capital des entreprises européennes existaient ; si les liquidités accumulées par certains pays émergents, en particulier par la Chine, pouvaient alimenter de telles opérations ; si Wendel Investissement accordait au management une grande autonomie dans la gestion quotidienne des entreprises contrôlées et quel type d'accompagnement à long terme des entreprises contrôlées était pratiqué.

En réponse, M. Ernest-Antoine Seillière a indiqué que Wendel Investissement avait une connotation nationale très forte du fait de la continuité de son actionnariat familial depuis trois siècles. Cette identification nationale peut lui donner parfois un avantage par rapport aux fonds d'investissement étrangers en ce qui concerne certains investissements, comme par exemple la reprise du groupe Legrand, ou d'Editis.

Par ailleurs, il est incompréhensible et incohérent avec la logique du marché unique européen que la prise de contrôle d'une entreprise française par une entreprise européenne puisse poser problème, alors que le contraire est encouragé. En ce qui concerne l'hypothèse d'une prise de contrôle par des intérêts chinois ou indiens, il faut tenir compte du fait que les entreprises françaises procèdent très largement à ce type d'opérations sur le territoire chinois ou indien. Les Chinois commencent à acheter des entreprises françaises et continueront à le faire, car cela correspond à la logique du monde actuel, sauf si des motifs légitimes relevant de la défense nationale ou de la sécurité s'y opposent.

En ce qui concerne les entreprises du groupe Wendel, tout ce qui relève de la définition de la stratégie, par exemple les acquisitions ou les cessions à portée stratégique, fait l'objet d'un accord entre la société concernée et le groupe. Les sociétés disposent de l'autonomie de gestion dans le cadre de business plans.

M. Aymeri de Montesquiou, relevant que la statistique montrait les meilleurs résultats à long terme des entreprises familiales, a demandé quelles mesures pouvaient contribuer au maintien du caractère familial.

M. Ernest-Antoine Seillière a indiqué que Wendel avait favorisé la création à l'INSEAD d'un centre de formation sur la grande entreprise familiale, dont les travaux confirment l'exactitude de cette appréciation. De fait, le capitalisme familial facilite l'identification de la responsabilité dans l'entreprise et crée des relations très fortes entre le management et l'actionnariat. L'Allemagne possède un grand nombre d'entreprises familiales petites et moyennes performantes. Il faut que la transmission de l'entreprise ait lieu dans des conditions supportables et soit accompagnée. Nombre de pays européens ont compris cette nécessité. En France, la loi Dutreil a créé des mesures utiles.

Mme Nicole Bricq a demandé quel était, en dehors de la défense, le périmètre économique susceptible de recevoir une protection contre les prises de contrôle par des intérêts étrangers, observant d'une part qu'un territoire privé de recherche et d'innovation était condamné à terme, et d'autre part que les Etats-Unis adoptaient sans hésitation, ne serait-ce qu'à titre transitoire, des mesures de protection dans des secteurs jugés porteurs de croissance à moyen et long terme.

M. Ernest-Antoine Seillière a indiqué qu'au-delà de la défense et de la sécurité, et sous réserve des questions intéressant la santé, on entrait dans le domaine du protectionnisme. Refuser, à l'exemple des Etats-Unis, la cession d'un port à une entreprise de Dubaï est imaginable, mais l'on s'expose à des mesures de rétorsion au nom de la réciprocité et il faut avoir la capacité de faire face à ce type de situation. Or, l'une des grandes faiblesses de l'Europe est son incapacité de prendre en matière commerciale des mesures équivalentes à celles d'autres pays. Compte tenu de la complexité du processus décisionnel européen, elle dispose d'une politique qui s'affiche, tout en se contredisant souvent. Il n'est pas intéressant de protéger au niveau national une industrie naissante : une politique de réponse aux agressivités négatives doit être formulée au niveau européen.

M. Philippe Marini, président, a remercié M. Ernest-Antoine Seillière pour la grande cohérence des réflexions qu'il avait bien voulu livrer à la mission commune d'information.

Mercredi 31 janvier 2007

- Présidence de M. Philippe Marini, président.

Audition de M. Franck Riboud, président-directeur général du groupe Danone SA

La mission commune d'information a procédé à l'audition de M. Franck Riboud, président-directeur général du groupe Danone SA.

En introduction, M. Philippe Marini, président, a rappelé que les deux déplacements récents de membres de la mission avaient été particulièrement instructifs par rapport à la question de la localisation des centres de décision économique : d'une part, le déplacement en Scandinavie, qui a mis en évidence l'existence de centres de décision de groupes parfois plus puissants que leurs Etats d'origine et permis de découvrir des dispositifs intéressants en termes de droits de vote ; d'autre part, la visite du groupe CMA-CGM à Marseille qui a donné l'exemple d'une entreprise familiale disposant d'ambitions mondiales.

Il a ensuite posé à M. Franck Riboud les questions traditionnellement soumises aux personnes auditionnées par la mission commune d'information, portant sur la pertinence du concept de nationalité des entreprises, sur la définition de la notion de centre de décision économique, ainsi que sur l'intérêt pour l'Etat à rechercher la localisation de tels centres sur son territoire et, dans l'affirmative, sur les meilleurs moyens pour y parvenir.

En outre, M. Philippe Marini, président, a indiqué à M. Franck Riboud qu'il souhaiterait aussi connaître les enseignements particuliers qu'il tirait de l'épisode traversé par son groupe récemment, à l'occasion des rumeurs d'une offre potentielle de PepsiCo et qui avait donné lieu à l'adoption d'un amendement dit « Danone » au projet de loi de transposition de la directive européenne sur les offres publiques d'achat (OPA), l'objet de cet amendement étant d'obliger l'initiateur d'une OPA à exprimer ouvertement ses intentions.

M. Franck Riboud a commencé par répondre à la question relative à la nationalité des entreprises, en estimant que ce concept ne lui paraissait plus pertinent, y compris pour une entreprise dite « française » comme le groupe Danone, dont il a d'ailleurs fait remarquer que le nom était d'origine espagnole. Il a, en effet, considéré que vouloir imposer ce concept de nationalité serait contraire au respect dû à chacun des 90.000 collaborateurs du groupe dont seuls 12.000 travaillent en France -contre plus de 30.000 en Chine- et dont 60 % de l'encadrement n'est pas d'origine française (même si les Français demeurent majoritaires au comité exécutif du groupe). En revanche, il a fait valoir que si le concept de nationalité n'était pas adapté à un groupe mondial, celui de culture de l'entreprise revêtait, pour sa part, une importance toute particulière. Définissant la culture d'une entreprise comme l'ensemble des valeurs régissant la vie du groupe, il a considéré que celles du groupe Danone étaient incontestablement marquées par une certaine latinité qui, du fait de l'origine française de l'entreprise, se traduisait par une manière d'aborder les problèmes différente de celle qui prévaut, par exemple, dans le monde anglo-saxon. De surcroît, il a considéré que cet ancrage culturel fort était un avantage compétitif pour le groupe Danone, qu'il convenait de défendre.

En outre, il a estimé qu'il était tout à fait convaincu de la nécessité, pour les pouvoirs publics, d'agir afin d'attirer les centres de décision économique en France, estimant d'ailleurs que certains États, en apparence plus libéraux, mobilisaient eux aussi les outils dont ils disposaient pour maintenir ou attirer ces centres sur leur territoire. Il a ainsi pris l'exemple du Royaume-Uni qui a pu accepter ou faciliter des opérations dans le domaine de la finance dès lors qu'était respectée la condition expresse de localisation des activités à Londres. Dans cette compétition pour l'attrait des centres de décision, il a d'ailleurs considéré que la France disposait de réels atouts, comme l'attestait le fait qu'elle dispose de champions dans à peu près tous les secteurs d'activité.

Sur ce point, Mme Marie-Thérèse Hermange s'est demandé si les atouts de la France la rendaient pour autant attractive.

En réponse, M. Franck Riboud a reconnu que la France était perçue comme un pays compliqué, dont le fonctionnement interne était parfois difficile à comprendre, ce qui -à ses yeux- n'avait d'ailleurs pas que des inconvénients. A l'inverse, il a fait valoir que la connaissance de la France aboutissait à mieux en exploiter les atouts, prenant l'exemple du fait que c'est assez naturellement sur le plateau de Saclay que le groupe Danone a décidé d'implanter son centre de recherche.

Répondant à la question relative aux enseignements de l'affaire PepsiCo, il a d'abord rappelé qu'aucune position n'avait été exprimée par Danone pour la simple et bonne raison qu'aucune démarche écrite n'avait été entreprise de la part de PepsiCo et qu'il n'y avait dès lors rien à commenter, sauf à transgresser les règles de gouvernance, ce qui était absolument exclu. Par ailleurs, il a estimé que cette affaire illustrait assez clairement la différence des modes de fonctionnement entre les Etats-Unis et la France, dans la mesure où le fait d'entreprendre une démarche vis-à-vis du seul conseil de la société cible -c'est-à-dire dans un cadre privé- n'est pas considéré outre-atlantique comme une démarche hostile, alors que dans notre pays la simple manifestation de volonté sous forme d'une lettre est considérée comme hostile, quand bien même le conseil n'aurait pas encore exprimé sa position.

Rappelant que le groupe Danone avait depuis toujours été l'objet de rumeurs d'OPA, il a fait valoir que la meilleure défense du groupe ne consistait pas dans la structure du capital mais dans l'existence de bons résultats, eux-mêmes assis sur un ancrage culturel fort. Il a même considéré qu'une protection par le capital serait de nature à légitimer les initiatives hostiles.

Après cette intervention, M. Christian Gaudin, rapporteur, a posé trois questions : la première sur le point de savoir si le capitalisme familial était une façon particulière de faire face à la mondialisation ; la deuxième sur la façon dont les pouvoirs publics pourraient favoriser l'implantation de centres de décision ; et la troisième sur le rôle et l'intérêt des LBO (leverage buy-out, c'est-à-dire des rachats d'entreprises financés par effet de levier).

A la première question relative au capital familial, M. Franck Riboud a rappelé qu'il n'était pas à proprement parler personnellement concerné puisqu'il s'agissait dans son cas d'une succession dans la conduite de l'entreprise -qualifié de « management familial »- et non d'un héritage dans la détention du capital. En revanche, il a considéré que le capital familial constituait un mode d'organisation spécifique, qui n'était pas forcément le meilleur dans tous les cas, mais qui présentait certains atouts comme celui d'inscrire l'entreprise concernée dans une histoire qu'il convient de faire continuer. L'essentiel des acquisitions de Danone concernant d'ailleurs des entreprises issues du capitalisme familial, il a observé que ces dernières étaient particulièrement sensibles au fait que leur culture soit respectée par le repreneur, notant d'ailleurs que Danone était, par son histoire, très attachée à offrir de telles garanties aux sociétés rachetées par exemple en intégrant les enfants des dirigeants dans l'encadrement du groupe. Il a précisé qu'à conditions économiques égales ceci constituait un avantage incontestable pour Danone face à ses concurrents.

Concernant les moyens d'attirer des centres de décision économique en France, il a estimé primordial de lutter contre des idées reçues dont notre pays est trop souvent victime, estimant pour sa part que les lois sociales françaises n'étaient en rien une gêne au développement des entreprises. Plus précisément, il a considéré qu'il était nécessaire de communiquer sur les atouts de la France, en particulier en termes de logistique, de qualité de l'environnement, de l'éducation et de la main-d'oeuvre, étant entendu que certains pays comme l'Irlande ou la Suisse ont pris de l'avance dans ce type de communication et la mise en valeur de leurs atouts.

A ces atouts traditionnels, il a ajouté l'importance de l'ouverture à la langue anglaise qui est un des critères de l'image internationale d'un pays.

Sur ce point précis, en réponse à M. Philippe Marini, président, qui souhaitait savoir quelle était la langue de travail au siège du groupe Danone, M. Franck Riboud a indiqué que la règle était que les Français devaient comprendre les étrangers lorsqu'ils s'expriment en anglais et que, réciproquement, les étrangers devaient comprendre les Français lorsqu'il s'expriment dans leur langue maternelle, ce code de conduite partant du principe qu'il est moins difficile de comprendre une langue que la parler.

Au sujet de la troisième question du rapporteur relative aux LBO, M. Franck Riboud a estimé que ces derniers ne méritaient ni l'excès d'honneur ni celui d'indignité dont ils étaient parfois l'objet dans la presse économique. Il a rappelé que les LBO étaient nécessairement une formule en plein développement dans la mesure où il existe des liquidités extrêmement abondantes sur le marché mondial, propres à s'investir dans les entreprises et susceptibles de financer des offres pour la totalité des projets de restructuration. Il a admis que les LBO pouvaient avoir l'avantage de permettre à l'entreprise de ne pas être soumise aux pressions de la bourse pendant une période donnée, qui peut être suffisante pour permettre son redressement. En revanche, il s'est déclaré sensible au fait que la direction mise en place à l'occasion d'un LBO poursuit, par définition, des objectifs exclusivement financiers, à l'exception de toute autre considération, dans la mesure où la stratégie même de reprise de la société repose sur le bénéfice d'un effet de levier. Il a ainsi fait valoir qu'un certain nombre de redressements d'entreprises avaient été effectués par des LBO alors qu'ils n'auraient pu l'être à la suite d'une reprise par Danone, compte tenu en particulier des valeurs du groupe qui assortit ses objectifs économiques d'une responsabilité vis-à-vis de la société tout entière.

Sur ce point, Mme Marie-Thérèse Hermange a souhaité savoir si la responsabilité sociale d'une entreprise était liée à la localisation.

M. Franck Riboud a fait une réponse affirmative, expliquant que, de culture française, il lui était plus facile d'agir utilement au sein de la société française dans la mesure où il en connaissait les fonctionnements, c'est-à-dire pour de simples raisons d'efficacité.

Puis M. Michel Teston, prenant acte du souci du groupe Danone de respecter les différentes cultures d'entreprises, a souhaité savoir si, selon M. Franck Riboud, les groupes installant des centres de décision en France étaient à l'inverse respectueux de la culture de notre pays.

En réponse, M. Franck Riboud a estimé que les responsables d'entreprises ne se prononçaient pas d'abord par rapport au respect d'une culture mais par rapport à l'intérêt économique représenté par une installation en France et que l'essentiel consistait dès lors à obtenir de bons résultats. Il a indiqué que ce sont en effet ces bons résultats qui amenaient à faire accepter et respecter les modes d'organisation en place, qui peuvent eux-mêmes être liés à une culture particulière.

Plus généralement, il a considéré que la bonne méthode à suivre pour le renforcement de l'attractivité de la France consistait à faire le bilan des atouts et des points faibles de notre pays et à s'attacher à corriger ces derniers, étant entendu que les entreprises procèdent simplement de la même façon pour choisir leur lieu d'implantation.

Il a ensuite évoqué l'importance de la concurrence chinoise, en s'attachant à remettre en cause un certain nombre d'idées fausses relatives à ce pays. Il a ainsi mis en garde contre une sous-estimation des difficultés du marché chinois de la part des petites et moyennes entreprises, reconnaissant que même pour un groupe comme Danone, qui réalise 10 % de son chiffre d'affaires dans ce pays, la Chine demeure complexe, en particulier du fait du grand nombre de sous-marchés locaux ou régionaux régis chacun par des règles très spécifiques. Il a ensuite rappelé que les Chinois étaient loin de se limiter à des productions de faible valeur ajoutée s'accompagnant d'un sous-investissement en capacité de production technologiquement avancée. Il aussi fait valoir que, compte tenu de la taille du marché domestique chinois, qui est potentiellement le premier du monde, les entreprises qui acquerront une position de leader dans ce pays ont vocation à le devenir aussi au niveau mondial. Enfin, il a estimé que les dirigeants chinois étant pleinement conscients que la Chine était aujourd'hui la troisième puissance mondiale, en lice pour devenir la première, il est très probable que l'on assiste d'ici peu à des fusions-acquisitions à l'initiative des groupes de ce pays.

Sur la question plus technique de la directive européenne sur les OPA, M. Philippe Marini, président, a interrogé M. Franck Riboud sur l'opportunité du concept de réciprocité mis en exergue pour la première fois dans ce texte et aux termes duquel l'initiateur d'une offre ne bénéfice pas du même traitement selon que son capital est ou non verrouillé.

M. Franck Riboud a estimé que ce recours à la notion de réciprocité était nécessaire, faisant observer à ce titre que le capital de PespiCo était protégé. Il a ajouté qu'il était nécessaire de disposer en la matière de règles viables et transparentes, permettant par exemple de ne pas laisser demeurer des doutes quant aux intentions des différents acteurs, citant à cet égard l'exemple de la période pendant laquelle les dirigeants de Danone ont pu être suspectés par les autorités françaises d'une certaine implication dans les rumeurs de rachat par PepsiCo.

Plus généralement, il a indiqué qu'au nom de la protection des consommateurs, le droit communautaire ne permettait pas aux entreprises de grandir en Europe, alors qu'il n'interdisait pas aux entreprises originaires de pays tiers de les absorber. Comme illustration du désavantage créé par cette asymétrie, il a expliqué que l'effet combiné de la taille du marché américain, de son homogénéité et du fait que les leaders dans ce pays disposent de parts de marché de 40 à 80 % contre un maximum de 25 à 40 % pour chaque marché national en Europe, les groupes originaires d'Amérique du Nord bénéficiaient d'une rentabilité double de celle des champions européens. Aussi a-t-il suggéré que les règles communautaire de la concurrence soient aménagées afin que le marché pris pour référence ne soit plus celui des différents marchés nationaux mais le marché européen dans son ensemble.

A cet égard, M. Philippe Marini, président, a rappelé que le même type de remarques avait été formulé par les dirigeants CGA-CGM s'agissant du secteur du fret maritime.

Ensuite, Mme Nicole Bricq a posé une question plus spécifique liée au secteur d'activité de Danone et concernant l'existence de droits d'exploitation sur les marques -de l'ordre de 3,5 % du chiffre d'affaires- qui seraient payés à la maison détenant la propriété de celles-ci, par ses différentes filiales. Elle s'est interrogée sur le point de savoir si ces flux financiers pouvaient influer sur l'attractivité des différents lieux de localisation des activités.

En réponse, M. Franck Riboud a confirmé qu'il existait bien des droits d'exploitation des marques payés par les sociétés filiales, dont le niveau était fixé par le groupe pour les différentes marques et non par des règles fiscales propres aux différents pays. Il a donc considéré qu'il convenait de dissocier ce point de la question plus générale de l'ingénierie financière et fiscale, qui concerne l'ensemble des grandes entreprises et qui vise à optimiser l'organisation des groupes. Il a toutefois précisé que s'agissant de Danone, un certain nombre de systèmes d'optimisation fiscale n'ont pas été acceptés car jugés inéquitables vis-à-vis de la France et du souhait des dirigeants du groupe de contribuer effectivement à la vie de ce pays en particulier à travers le paiement de l'impôt.