Jeudi 2 avril 2009

- Présidence de M. Josselin de Rohan, président -

Conséquences de la crise économique et financière en matière de sécurité et de défense - Audition de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes

La commission a procédé à l'audition de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, sur les conséquences de la crise économique et financière en matière de sécurité et de défense.

M. Josselin de Rohan, président, a accueilli le ministre en faisant valoir que la crise économique et financière allait durablement affecter la situation internationale, et que la commission des affaires étrangères et de la défense avait décidé en conséquence d'organiser un cycle d'auditions consacré à l'évaluation des conséquences géopolitiques de la crise en matière de sécurité et de défense, dont M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, est le premier intervenant.

Soulignant le caractère multiforme de cette crise qui est, à l'origine, financière et économique, il a rappelé que le G20 était réuni ce même jour pour essayer de trouver des solutions permettant une meilleure régulation et manifester la solidarité des pays développés avec les pays en développement en doublant les capacités d'intervention du FMI et en augmentant l'aide au développement. Le président de la commission a souligné l'intérêt des pays occidentaux à contribuer à la stabilité de ces pays, pour éviter le développement de l'insécurité, du terrorisme et d'une immigration non contrôlée.

Les gouvernements des pays développés et des pays émergents tentent d'enrayer la crise grâce à des interventions financières et des plans de relance massifs, dont l'objectif est d'éviter une spirale négative et un effet de contagion sur l'ensemble du système économique des pays affectés, voire du monde entier, comme cela s'était produit lors de la crise de 1929. Ces efforts considérables s'inscrivent dans le contexte d'une crise de confiance des opinions publiques dans la capacité d'autorégulation du capitalisme, alors même que la concurrence des pays émergents exacerbe les tensions et pourrait conduire à la tentation du repli national et du protectionnisme.

M. Josselin de Rohan, président, a souligné qu'à cette crise économique et financière s'ajoutaient des crises énergétique, alimentaire et écologique due aux changements climatiques, dont les conséquences géopolitiques pourraient être considérables.

M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, a également estimé que cette crise économique, financière et sociale induisait une instabilité sur tous les continents, faisait naître des craintes pour les populations et les pays les plus fragiles, mais confortait la validité de la structure de l'Union européenne. Il a reconnu que la crise suscitait, par sa force et la rapidité de son extension, un puissant sentiment d'inquiétude : ainsi, de sa naissance, à l'été 2007, à sa confirmation à l'automne 2008, elle s'est notamment traduite par l'effondrement du commerce mondial et un ébranlement général du système bancaire. Il s'agit d'un péril économique majeur, d'une ampleur sans précédent et qui risque de s'inscrire dans la durée, le précédent de la crise de 1929 pouvant laisser craindre qu'il dégénère en affrontements armés. Certes, les structures mondiales actuelles sont différentes et il existe des motifs d'espoir, car la crise incite les dirigeants politiques à en tirer des leçons pour entreprendre une nécessaire restructuration des institutions de Bretton Woods, une régulation des agences de notation et une dénonciation des paradis fiscaux, sujets qui doivent être tranchés par le G20 réuni à Londres.

Puis le ministre a identifié plusieurs menaces potentielles. Il a estimé que, à court terme, l'instabilité croissante des Etats les plus fragiles pourrait conduire à des turbulences internes et à des conflits internationaux. Par ailleurs, la croissance du chômage suscite une forte anxiété sociale due à la réduction des flux commerciaux internationaux et à la contraction des conditions d'accès aux crédits. Une vraie dégradation des conditions de vie des populations défavorisées se produit. Cette montée des frustrations et des mécontentements pourrait conduire les pays pauvres d'Afrique ou d'Asie à affronter des troubles internes majeurs. Les capacités de gouvernance des Etats démocratiques sont mises à l'épreuve ; cette situation souligne l'importance stabilisatrice du système social français. Dans les Etats totalitaires, les crispations intérieures pourraient conduire à la recherche de dérivatifs sous forme de lutte contre des ennemis internes ou externes, à des mouvements migratoires massifs, notamment en provenance d'Afrique sub-saharienne, et à des risques d'aventurisme politique. La tentation pour ces régimes de renforcer leur emprise pour contrôler ces mouvements pourrait conduire à des affrontements dont les extrémistes seraient les bénéficiaires. Les Etats-Unis d'Amérique étant, incontestablement, le foyer d'origine de cette crise, des discours anti-occidentaux faciles, mais dangereux, tendent à se développer. Un récent rapport d'évaluation des menaces, présenté par le directeur des services de renseignements américains, l'amiral Denis Blair, identifie la crise économique et financière comme la première menace contre la sécurité des Etats-Unis avant même le terrorisme. L'instabilité économique induit des effets négatifs, y compris dans les pays riches comme les pétromonarchies : ainsi, les nombreux chantiers immobiliers lancés à Dubaï sont arrêtés, et une crise immobilière majeure touche les Etats du Golfe persique, et même certains pays européens comme l'Espagne. Les situations tendues, qui semblaient stabilisées, dans le nord Caucase et les Balkans, sont attisées par un retour récent du nationalisme, ce qui souligne la nécessité d'arrimer les Balkans à l'Union européenne et l'urgence, pour ce faire, de disposer des instruments du traité de Lisbonne. Les pays les plus vulnérables sont les pays pauvres, comme le Nigéria, la République démocratique du Congo ou la République centrafricaine, qui cumulent les risques. De plus, dans ce climat de crise profonde, les tentations de s'approprier les ressources naturelles des pays voisins -comme dans la région des Grands lacs- sont plus fortes que jamais.

Enfin, la sécurité intérieure des pays occidentaux est directement affectée par la crise : on estime qu'environ la moitié des fonds spéculatifs sont constitués des recettes financières tirées d'activités criminelles, et que le narcotrafic, en forte croissance, représente environ 200 milliards de dollars annuels. Ce développement du trafic de stupéfiants, en particulier dans la zone sahélienne, la Corne de l'Afrique et l'Amérique latine, s'accompagne d'un ancrage des consommations locales dans les pays producteurs comme l'Iran ou l'Afghanistan. Lors de la récente conférence de la Haye consacrée à l'Afghanistan, les responsables iraniens se sont d'ailleurs engagés à lutter contre ce trafic, comme à participer fermement à la lutte contre les taliban. Enfin, cette crise accentue les flux migratoires qui se traduisent par de nombreux morts, comme ceux qui viennent de périr dans leur tentative de rejoindre l'Europe à partir de la Libye. L'île de Malte est également confrontée à des arrivées massives de clandestins, que son exiguïté territoriale rend difficile à gérer. Il a relevé que la France avait décidé de soutenir ce pays en acceptant sur son territoire une centaine de migrants auparavant retenus dans cette île.

M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, a souligné que cette crise comportait trois éléments négatifs nouveaux : un recul massif de la puissance économique des pays composant le G7, une mise en question de la super puissance américaine qui, pour agir efficacement, devra désormais s'appuyer sur ses alliés, et un affaiblissement de la confiance accordée par les citoyens à leurs gouvernements.

Mais, a-t-il fait valoir, la conjoncture actuelle ouvre également des possibilités d'actions nouvelles dans l'élaboration d'une gouvernance mondiale rénovant les actions conduites par le G20 ou le FMI. Dans ce domaine, les priorités de la France et de l'Allemagne sont identiques et visent à appuyer une telle gouvernance et à lutter contre tous les paradis fiscaux. Cette crise souligne aussi la nécessité d'une réponse économique commune au sein de l'Union européenne, notamment pour faire face au risque de faillite encouru par certains de ses membres, comme l'Irlande dont l'activité s'est contractée de 9 % en 2008.

M. Jean Faure s'est fait l'écho des préoccupations de la communauté française de Madagascar qui compte quelque 25 000 ressortissants. Il a souligné que le Président Ravalomanana était rejeté par la population et que les déclarations françaises selon lesquelles il restait le président constitutionnel suscitaient la colère tant de ses partisans que de ses opposants, qui s'en prennent aux ressortissants français.

M. Bernard Kouchner a rappelé que la France avait suivi cette crise avec la plus grande attention mais que, jusqu'à présent, la communauté française n'avait pas été l'objet d'actes hostiles. Le secrétaire d'Etat chargé de la coopération et de la francophonie, M. Alain Joyandet, s'est rendu sur place dans le cadre de la commission de l'Océan indien et non sur une base bilatérale. La France n'est pas intervenue dans la crise et n'a hébergé à l'ambassade M. Andry Rajoelina que pour assurer sa sécurité et pour une durée très limitée. Ce sont les églises qui ont joué le rôle d'intermédiaire le plus efficace. Le départ du Président Ravalomanana est clairement un coup d'Etat mais c'est un coup d'Etat populaire qui le situe à mi-chemin d'une révolution. La politique française à l'égard du continent africain consiste à ne pas apporter de soutien militaire en cas de troubles intérieurs. Il revient à l'Union africaine de fixer la ligne et, en l'espèce, celle-ci a suspendu Madagascar de ses instances. La France reste très attentive à l'évolution de la situation et maintient son dispositif d'évacuation.

M. Jean Faure a préconisé que la France affirme qu'elle est aux côtés du peuple malgache et non du Président Ravalomanana, discrédité aux yeux de la population.

M. Michel Guerry s'est interrogé sur les attentes de la France à l'égard du rapprochement entre le Rwanda et la République démocratique du Congo, alors que l'on n'observe pas d'amélioration de la situation sur le terrain. Il a souhaité connaître la position française face au souhait de la Chine d'ôter au dollar son rôle d'unique monnaie de référence.

M. Bernard Kouchner a souligné le caractère positif du rapprochement entre le Rwanda et la République démocratique du Congo. Il a estimé que la visite conjointe des ministres des affaires étrangères britannique et français dans la région avait marqué un symbole très fort. Le rapprochement entre les deux pays ne semble pas seulement conjoncturel après l'opération militaire conjointe contre la rébellion du front démocratique de libération du Rwanda (FDLR). Le Président Kabila s'est déplacé de façon exceptionnelle dans l'Est du pays. Un accord régional sur une gestion concertée et mutuellement bénéfique des ressources reste indispensable. Il demeure 17 000 casques bleus sur le terrain.

Pour ce qui concerne la Chine, le Président de la République a rencontré le Président Hu Jin Tao en marge du sommet du G20, ce qui marque la reprise de relations normales entre les deux pays. Le premier souci des Chinois est la préservation de la valeur de leurs actifs aux Etats-Unis, évalués à près de 600 milliards de dollars. Dans ce contexte, la Chine risque d'être réticente à reconnaître l'euro comme deuxième monnaie mondiale, ce que l'Union européenne souhaite voir acté par le G20. Il faut soutenir la croissance chinoise tout en préservant la monnaie européenne. Même si l'Europe doit jouer un rôle décisif, il se formera vraisemblablement un axe Etats-Unis-Chine.

M. Christian Poncelet s'est inquiété du retrait des troupes américaines d'Irak, qui risque de se traduire par une demande adressée à l'OTAN d'assurer la stabilité du pays non actuellement garantie. Pour ce qui concerne l'Iran, il a craint que la France ne fasse les frais, en termes d'influence et d'intérêts économiques, d'une reprise des relations de ce pays avec les Etats-Unis.

M. Bernard Kouchner, tout en rappelant qu'il avait alerté précocement sur les risques liés au démantèlement de l'Etat et de l'armée en Irak à l'issue de la seconde guerre du Golfe, a souligné que la situation sécuritaire s'améliorait dans le pays. En effet, il s'y commet vingt fois moins d'attentats meurtriers que l'année dernière, même si la sécurité n'est pas assurée sur tout le territoire. L'armée est de mieux en mieux structurée et apte à prendre progressivement en charge la sécurité du pays. La France opère un lent retour en Irak, que les autres nations ont investi depuis longtemps, alors que tout est à reconstruire dans ce pays. Par ailleurs, la France est l'une des seules nations à appliquer strictement les sanctions décidées à l'encontre de l'Iran.

M. Robert Hue s'est interrogé sur le poids des dépenses militaires dans le monde face aux dangers de la crise actuelle. Il a souhaité qu'une partie de ces dépenses puisse être consacrée à lutter contre cette crise. Il a souhaité connaître les modalités du déploiement des gendarmes en Afghanistan.

M. Bernard Kouchner a indiqué que, dans le cadre de la politique d'approche des populations afghanes, les gendarmes seraient destinés à des actions de formation et non de guerre ou de combat. Les modalités, qui restent en discussion avec les partenaires européens, impliqueraient la force de gendarmerie européenne qui réunit l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la France, les Pays-Bas et la Roumanie. La localisation et la chaîne de commandement de la force (EUPOL ou OTAN) restent à définir. Toutefois, l'idéal serait de déployer la force de gendarmerie dans la région où opèrent les troupes françaises de la FIAS. En tout état de cause, il est vital que le commandement de la force de gendarmerie soit distinct de celui de la police.

Evoquant les dépenses militaires, il a estimé que le moment n'était pas venu de réduire l'effort militaire dans un environnement de plus en plus instable et dangereux. La capacité de projection européenne de 60 000 hommes doit être maintenue.

A M. Charles Pasqua qui l'interrogeait sur les critères de sélection de ces gendarmes, M. Bernard Kouchner a indiqué que certaines brigades étaient disponibles pour un départ en opérations extérieures. Il a souligné le grand professionnalisme de la gendarmerie, acquis par sa participation à de nombreuses opérations extérieures (OPEX).

M. Josselin de Rohan, président, se référant aux déclarations du Président Obama devant les ambassadeurs auprès de l'OTAN, a considéré que l'ampleur de l'investissement militaire des Etats-Unis leur confèrerait une part encore plus déterminante dans la direction des opérations en Afghanistan. Il a souligné que le Président des Etats-Unis rejoignait les positions françaises sur le soutien au développement économique du pays et sur la coopération entre civils et militaires. Il s'est interrogé sur la possibilité de maintenir la situation sous contrôle, sans une intervention vigoureuse des Etats-Unis sur le gouvernement et les autorités pakistanais, compte tenu de la déliquescence de l'Etat dans ce pays, de la porosité de la frontière pakistano-afghane et des relations ambiguës d'une partie de l'armée et des services secrets avec les insurgés.

M. Bernard Kouchner a souligné que la France se félicitait de la nouvelle approche définie par les Etats-Unis. Il a rappelé que 30 000 soldats européens servaient en Afghanistan et que le rôle de l'Europe n'était pas négligeable. Il a été difficile de traiter en même temps de la situation en Afghanistan et au Pakistan et que rien n'était possible sans l'acceptation par les Etats-Unis d'une nouvelle stratégie visant à sécuriser certaines zones pour apporter l'aide et le développement aux populations civiles. Cette nouvelle stratégie exige au moins deux à trois ans pour porter ses fruits.

A M. André Dulait qui s'interrogeait sur la période séparant la fin du mandat du Président Karzaï des élections, M. Bernard Kouchner a indiqué qu'une divergence d'appréciation subsistait entre le Conseil constitutionnel, qui considère que le mandat du Président est prolongé jusqu'au mois d'août, et le Parlement, qui estime indispensable une approbation parlementaire pour que cette prorogation soit valable.