Mercredi 28 mars 2012

- Présidence de M. Raymond Vall, président -

Audition de M. Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental

M. Raymond Vall, président. - Pour sa première audition, la commission du développement durable entend Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui fut aussi sénateur, Médiateur de la République et ministre de la fonction publique, de la réforme de l'État et de l'aménagement du territoire. Son dynamisme est unanimement reconnu. Il nous présente les rapports récents du CESE qui concernent notre commission et ses suggestions concernant le Grenelle de l'environnement, le SNIT, l'aménagement du territoire.

M. Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE). - Je suis heureux de votre invitation, qui illustre les liens entre le Conseil et les assemblées parlementaires. La dernière révision constitutionnelle a transformé le Conseil économique et social (CES) en Conseil économique, social et environnemental ; elle y a instauré la parité, la représentation des jeunes, des mouvements écologiques et environnementaux. Le climatologue Jean Jouzel siège dans notre assemblée. L'arrivée des écologistes avait suscité des inquiétudes ; or après un an, le bilan est excellent, nos débats se sont enrichis grâce à la qualité de leurs analyses. La dimension environnementale est désormais présente dans tous nos avis. Fallait-il créer une section environnement comme nous l'avons fait ou inclure dans chaque section une dimension environnementale ? Le débat reste ouvert.

Le CESE entretient des relations fructueuses avec les conseils économiques, sociaux et environnementaux régionaux (CESER), ainsi qu'avec le Conseil économique européen, ce qui enrichit la cohérence et la portée de ses analyses. Les contributions des CESER sont très intéressantes sur le climat et l'environnement.

Il existe un paradoxe de la temporalité. Tandis que nos concitoyens, voire les politiques, vivent sous la dictature de l'urgence et de l'émotion, les vraies solutions ont souvent un effet retard et demandent une vision à vingt ou vingt-cinq ans. Le CESE se veut la « maison du temps long », ouvrant, au-delà du temps politique, des chantiers tels que l'intégration, l'éducation, la croissance verte, les nouveaux modes de consommation. D'une économie linéaire - on extrait, on produit, on consomme et on jette - nous allons passer à une économie circulaire, moins gourmande en matières premières et en énergie et pouvant dégager des économies de 500 à 600 milliards d'euros au plan européen, soit trois à quatre points de PIB. Nous entrons dans la société de la rareté.

Dans le cadre des saisines gouvernementales ou parlementaires, nous menons des analyses de court terme ; l'autosaisine porte plutôt sur le moyen et long terme, par exemple sur les changements climatiques - quoi que l'on fasse dans les dix ans qui viennent, la mécanique est lancée que rien ne pourra infléchir - qui affectent en profondeur l'agriculture, les migrations de population... Je vous invite à visiter l'exposition présentée au CESE par la Datar sur la France de 2040 : saturation des côtes et du sud, désertification d'autres régions.

Nous sommes en train de renverser la pensée politique. Condorcet considérait il y a deux cents ans qu'il fallait se concentrer sur les droits du présent afin de ne pas se lier « aux chaînes de l'avenir » ; aujourd'hui il nous faut prendre des décisions fondées sur une vision à moyen et long terme. Ce n'est cependant pas la culture dominante...

Il est temps que la France, au plan international, fasse mentir sa réputation, celle de négliger la négociation pour s'acharner à ne pas en appliquer les conclusions, à l'inverse des Anglo-saxons qui négocient pied à pied et appliquent la réglementation sitôt qu'elle est votée. Nous faisons notre part des efforts : Céline Mesquida, membre du CESE, était à Durban dans la délégation française ; nous avons demandé à participer à « Rio +20 », avec les autres conseils économiques de la planète, pour porter l'expression des représentants de la société civile et accompagner les décisions politiques.

Je ne crois pas que nous sommes « en crise ». Nous n'en sortirons pas pour revenir à l'état antérieur. Nous sommes en phase de métamorphose, qui demande débats et pédagogie. Or, quand l'ancien ne veut pas mourir, le futur ne peut pas naître. La société civile a un rôle à jouer pour accompagner les mutations. Sans respiration démocratique, les résistances et le repli l'emporteront. L'auteur de L'effondrement montre que toutes les sociétés qui ont disparu sont mortes d'un manque d'anticipation par les dirigeants politiques ou religieux. Dans la société de l'immatériel qui émerge, nous avons une lourde responsabilité à assumer.

Dans le rapport sur le G20, nous avons demandé un G20 de construction et non plus de gestion, une mobilisation environnementale - qui n'est pas sans tensions. Les économies d'énergie sont perçues par les pays émergents comme un frein à leur progrès économique ; l'Europe est isolée. Nous plaidons pour une organisation internationale de l'environnement. Les opinions publiques sont fortement sensibilisées à la question alimentaire ; les zones urbaines, dans lesquelles vivent déjà 75 % de la population mondiale, deviendront, pour certaines, des bombes sanitaires si le traitement de l'eau ou des déchets ne progresse pas. C'est sur le terreau de la précarité qu'éclosent les plus redoutables révoltes.

Nous estimons très positive la méthode du Grenelle. Je ne m'inquiète pas pour l'élection présidentielle mais pour l'après-présidentielle : le président élu, quel qu'il soit, saura-t-il réviser nos pratiques institutionnelles, mobiliser les citoyens ? Comment fonder une responsabilité collective sur des irresponsabilités individuelles ? Le monde de demain nous imposera de modifier notre culture, nos comportements, notre consommation. Il faut inventer des formes nouvelles de participation des citoyens. Précisément, le Grenelle, fondé sur la concertation et l'analyse, a été un revirement de l'histoire. Après la seconde guerre mondiale, pour empêcher les Allemands de revenir à un État fort et autoritaire, on a interdit à l'État de discuter avec les Länder et obligé les politiques à se concerter avec le monde économique. C'est ce qui fait aujourd'hui la force de l'Allemagne. Au Grenelle étaient représentées les ONG, les associations. Excellente méthode ! Certes, la dynamique initiale s'essouffle, on attend encore des décrets, les engagements ne sont pas toujours suivis d'effet, mais tout de même.

Pour changer la culture, l'éducation à l'environnement est essentielle. Notre pays - c'est le génie français - rencontre trop souvent des problèmes de gouvernance : unité de cap mais multiplicité des acteurs, qui se neutralisent.

Nous avons également réfléchi à l'émergence de nouveaux droits environnementaux - comment éviter que le principe de précaution devienne un principe de suspicion ?

Je le disais déjà comme président de l'association des maires de France (AMF), la biodiversité est une richesse patrimoniale. Les comptes des collectivités territoriales ne comportent aucune indication sur le patrimoine naturel local. Il serait intéressant, après six ans de mandat, de savoir si le maire a accru ou laissé se dégrader la valeur de ce patrimoine. Tel sera réélu grâce à des dépenses ostentatoires, au détriment d'actions qui ne se voient pas, sur le système d'alimentation en eau ou d'assainissement par exemple, mais qui préservent l'avenir.

Il est temps de passer d'une économie d'achat et de consommation à une économie de fonctionnalité et d'usage, mouvement indispensable à l'heure où les tensions sur les matières premières et l'énergie peuvent conduire à des conflits redoutables. Les agriculteurs eux aussi apprendront à produire plus sur moins de terre et avec moins d'eau et de produits chimiques. Les bâtiments se transformeront.

L'exigence de rentabilité du capital à court terme ne fait pas bon ménage avec l'amortissement à long terme des équipements : mobilisons des fonds privés, à long terme, avec un soutien public, afin d'éviter un choc de capacité de financement. C'est ainsi que la France a bâti son parc nucléaire. Comment financer des équipements amortissables à soixante ans par des prêts à dix ans ? Voilà encore un choc de temporalité !

La précarité énergétique est déjà une réalité ; 80 % des habitations sont mal isolées et, bien sûr, ce sont les plus démunis qui ont le plus de travaux à faire. Nous en débattons avec les bailleurs sociaux et les collectivités territoriales.

Nous sommes pour une traçabilité sociale et environnementale des biens et des services. L'engagement politique et syndical recule, mais chaque geste du consommateur inclut désormais du politique : il mange bio, achète une voiture à moindre consommation d'essence. Il attend plus de traçabilité.

Le Conseil s'intéresse aussi aux modifications comportementales induites par la fiscalité. Notre fiscalité est-elle ou non contraire aux objectifs de protection de l'environnement ? Les nouveaux produits incitent-ils ou non à consommer moins ? Dans le même esprit, le CESE entend mettre en place des indicateurs de développement durable. La santé, l'environnement, sont devenus des préoccupations majeures de nos concitoyens. Dès le plus jeune âge on peut apprendre les comportements alimentaires qui nuisent à la santé et à l'environnement.

Le Conseil se préoccupe bien sûr beaucoup de biodiversité, en soutenant par exemple le protocole Apa de Nagoya. Plus tôt la France le ratifiera, mieux elle pourra agir au niveau international pour une entrée en vigueur rapide. Nous souhaitons aussi qu'un statut juridique soit donné aux ressources génétiques.

Nous sommes favorables aux financements innovants comme la taxe sur les transactions financières. Nous souhaitons l'intégration du capital naturel dans la comptabilité publique et privée, c'est-à-dire la prise en compte de la dimension patrimoniale de la biodiversité.

Le Conseil a participé à la conférence de Durban sur le climat. Nous en aurons une restitution en séance plénière ; de tels exposés ou conférences magistrales sont fort utiles à la prise de conscience des problématiques environnementales par tous les membres du Conseil. Je signale que nous avons voté à l'unanimité, représentants syndicaux des salariés, des patrons, représentants des familles, des jeunes et tous les autres, l'avis sur la compétitivité : c'est un fait politique majeur. A propos de conférences en séance plénière, je veux citer celle de Catherine Chabaud sur le plancton, de retour de l'expédition Tara.

Nous réclamons une meilleure gouvernance internationale sur le climat. Il est indispensable de placer haut notre ambition et de prolonger le protocole de Kyoto pour le transformer en accord global. Ne remettons pas à plus tard cette lutte ! En Europe, appuyons-nous sur une stratégie de long terme, car si nous sommes tous orphelins d'une utopie collective, nous conservons une espérance politique. L'Europe pourrait être un acteur exemplaire de la lutte contre le changement climatique.

Dans les négociations internationales, le rôle de l'agriculture est sans cesse minoré, c'est dommage. Il est indispensable de protéger les forêts tropicales primaires, en Guyane comme au Congo. Comment concilier combustible agricole, alimentation, protection des forêts ? Mobilisons aussi des financements issus des transports internationaux.

J'ai découvert au CESE la question des plateformes pétrolières. Il y a là un sujet pour le législateur, car lorsqu'une plateforme voyage, elle relève du droit maritime international, et quand elle stationne, du droit du pays ; il y a en outre des conflits entre le code minier et le code de l'environnement ; les plateformes ne sont pas des établissements classés ; enfin, le principe de pollueur-payeur ne leur est pas applicable. Souvenez-vous de la catastrophe dans le golfe du Mexique. Il y a des progrès à faire dans la réglementation nationale et internationale.

M. Mariotti va vous présenter l'avis rendu par le CESE sur le Schéma national des infrastructures de transport (SNIT).

M. Jean-Alain Mariotti, président de la section Aménagement durable des territoires. - La section « Développement durable » du CESE n'a pas le même périmètre de compétences que votre commission permanente du développement durable. Nous nous occupons par exemple de logement - thème qui a fait l'objet d'un rapport de Marie-Noëlle Lienemann, notre ancienne collègue, désormais la vôtre. Nous avons eu à nous prononcer sur le projet de SNIT sur saisine du Premier ministre ; et je souligne que nous avons très bien travaillé avec le Sénat.

Le SNIT est un prolongement du Grenelle I. Ce schéma ne traite pas seulement des infrastructures ferroviaires ou routières, mais traduit une vision globale. Il consacre par exemple 17 % de ses financements à la construction de routes dans les zones qui en sont dépourvues. Ailleurs, c'est le report modal qui est privilégié, pour parvenir au respect du « facteur 4 », autrement dit réduire significativement les émissions de CO2 - les transports étant à l'origine de 27 % de leur volume total.

Le rapport a été voté à l'unanimité par le Conseil, qui a souligné que les 245 milliards d'euros prévus pour la réalisation du schéma n'étaient pas réellement financés à ce jour. L'État en prend théoriquement un tiers à sa charge, les collectivités un autre tiers, proportion qui ne fait d'ailleurs pas l'unanimité, voyez les propos de M. Rousset. Le dernier tiers est constitué par des financements privés et des partenariats.

Le SNIT marque une rupture bienvenue avec les anciens schémas : il part de l'existant, intègre les problèmes d'environnement et vise un rééquilibrage multimodal - une liaison à grande vitesse entre Bordeaux et Toulouse détournerait de l'avion deux millions de passagers, ce n'est pas rien. Les rapporteurs, l'un syndicaliste CGT, l'autre environnementaliste, ancien président de France nature environnement, ont intégré dans leurs analyses le développement économique - j'y suis sensible, comme représentant des entreprises. Les limites du schéma tiennent surtout aux procédures de financement, peu claires. Les collectivités seront nécessairement mises à contribution, beaucoup dépendra d'elles. Le Conseil s'est unanimement prononcé en faveur d'un SNIT privilégiant le développement durable sans freiner le développement économique.

M. Jean-Paul Delevoye. - Dans l'avis, nous avons indiqué que la hiérarchisation des projets ne doit pas se faire selon la capacité contributive des régions, sauf à accentuer les inégalités territoriales.

M. Jean-Alain Mariotti. - Oui, nous appelons de nos voeux une péréquation. J'ajoute que certaines zones du sud et du littoral vont arriver à saturation, notamment de population. « Il faut mettre les villes à la campagne » recommandait Alphonse Allais...mais il faut aussi créer un vrai développement économique endogène dans les territoires enclavés. Les régions possèdent la compétence économique, les départements s'impliquent aussi sans l'avoir mais leurs capacités financières sont entamées par les budgets sociaux, les agglomérations ont la compétence et les moyens ; reste à coordonner leurs actions. Il faut donner une chance aux zones qui en ont besoin, en se gardant d'oublier que l'installation d'activités dans des zones excentrées peut être une bombe à retardement si la gestion des eaux, des services ou des infrastructures ne suit pas.

M. Jean-Paul Delevoye. - Comment échapper aux rapports de force politiques et fournir une véritable aide à la décision ? Le SNIT doit apporter des réponses. La section « Développement durable » du Conseil propose de hiérarchiser les priorités en évaluant l'utilité socio-économico-environnementale de chaque projet, indépendamment de l'influence que pourrait exercer tel ou tel élu, au moyen d'indicateurs neutres ; la section suggère des prévisions à dix ou quinze ans, une programmation quinquennale et une priorité à l'existant. Je signale que, pour la voie d'eau, les indicateurs belges et français qui existent aujourd'hui aboutissent à des résultats très différents. Il ne s'agit pas de faire plaisir à tel ou tel lobby, mais de créer des indicateurs incontestables, facilitant une prise de décision politique en toute connaissance de cause.

La directive Eurovignette III me semble utile, la taxe poids lourds pourrait abonder un fonds de péréquation ; un fonds d'épargne dédié serait une bonne idée pour mobiliser l'importante épargne privée. La mobilité est un facteur de croissance en Europe, mais le financement des infrastructures, qui la permet, est difficile en raison du gap de temporalité que j'ai déjà évoqué.

Le SNIT mérite d'être intégré à l'échelle européenne. Dans la section de M. Mariotti, le débat a été long sur les poids lourds de 44 tonnes. Il faut évidemment veiller à une harmonisation européenne : songez que le smic en Allemagne ne vaut que dans le secteur industriel, non dans les services, les transports... Soutenons les syndicats allemands qui demandent sa généralisation, car notre activité, que ce soit de transport ou agricole, en pâtit !

M. Jean-Alain Mariotti. - L'activité française de transport international a reculé de 40 % : on attribue cela au niveau des salaires, mais c'est surtout une réglementation tatillonne qui nous pénalise. Sur les 44 tonnes, il faut que la règle soit identique partout en Europe, sinon le recul se poursuivra.

M. Gérard Cornu. - Je partage les analyses de M. Delevoye. Cela fait du bien de prendre ainsi de la hauteur : à garder le nez sur le guidon, on risque d'ignorer les bouleversements climatiques ou la progression des pays émergents. L'intégration des problématiques environnementales et sociales dans nos critères de compétitivité est une avancée ; nous ne sommes peut-être pas aussi vertueux que nous le voudrions, mais nous faisons plus que les pays émergents, où la compétition féroce laisse peu de place à ces problématiques. Les entreprises européennes ont du mal à se mettre à niveau pour respecter les normes de l'Union européenne et elles se battent contre de nouveaux compétiteurs au plan mondial. Chaque pays défend son business...

Tout le monde a souscrit au Grenelle ; mais les collectivités ont du mal à appliquer les normes qu'il impose, parce que cela coûte cher. Je pense notamment à l'eau et à l'assainissement. Comment les financer et en même temps favoriser le développement économique ?

M. Alain Fouché. - Vous avez parlé de précarité énergétique. Les élus locaux connaissent bien ce problème. Nous recevons dans nos permanences des gens qui ne peuvent pas payer leurs factures d'électricité et de gaz - ou même l'enlèvement des ordures ménagères. Il faut dire que le tout-électrique a été privilégié pendant des années... Il faudrait mettre aux normes les logements : combien cela coûterait-il ? Et sur combien de temps ?

M. Ronan Dantec. - En France, nous avons une approche trop sectorielle des problèmes. Aujourd'hui, grâce à vous, nous essayons de faire une synthèse des enjeux et des contraintes.

L'artificialisation des sols est un problème majeur, qui s'aggrave notamment dans le grand ouest de la France, au moment où la production agricole doit augmenter pour répondre à la demande mondiale. Le CESE s'est-il penché sur ce gaspillage insensé de terres ?

Le SNIT s'est peu intéressé à la concurrence entre les trois grandes vitesses que sont l'avion, le TGV et l'autoroute. Chaque région doit disposer d'au moins une liaison de ce type pour se désenclaver, pas nécessairement des trois...

M. Francis Grignon. - En Alsace, toutes les collectivités ont financé une partie du TGV Est. Depuis, l'aéroport est passé de deux à un million de passagers par an ; la semaine dernière, les mêmes collectivités ont décidé de prendre en charge les taxes d'aéroport... De telles aberrations ne peuvent perdurer. En plus, l'Alsace a dû supporter le trafic des poids lourds qui évitaient les taxes allemandes...

J'ai beaucoup regretté l'abandon de la liaison Saône-Rhin pour des questions d'opportunité politique, alors que les financements étaient là. Il est à nouveau évoqué mais son financement à long terme n'est pas assuré. En Allemagne, pour la liaison Rhin-Main-Danube, on a imaginé un amortissement sur plus de cinquante ans...

La privatisation des autoroutes n'a pas été une bonne idée. La puissance publique ne devrait-elle pas récupérer les péages pour en mutualiser le produit ?

Je suis séduit par votre concept de hiérarchisation. L'exemple de la concurrence dans les TER pose de réels problèmes sociaux, économiques et environnementaux. Nous devons changer de paradigmes pour avancer.

Mme Laurence Rossignol. - Je remercie M. Delevoye. Il y a un vrai parallélisme entre les travaux du CESE et ceux du Sénat, dont la nouvelle majorité a souhaité se saisir des questions de développement durable. Nos analyses sont importantes pour mobiliser l'opinion publique, qui n'est pas encore stabilisée. La somme des comportements individuels ne fait pas un comportement collectif. Le Sénat et le CESE peuvent travailler de concert mais pas au point de fusionner comme semblaient le vouloir certains députés UMP la semaine dernière...

Je partage votre inquiétude pour l'après-présidentielle, à cause de la crise et de la prévalence des questions de compétitivité. Comme vous le dites, la transition environnementale suppose de l'argent public, ce qui est peu compatible avec les politiques actuelles de dérégulation et d'affaiblissement des budgets publics ; les fonds publics me semblent pourtant moins aléatoires que le business...

Pour le SNIT, vous proposez de contractualiser sur cinq ans ; mais les contrats de plan État-Région sont là... De plus, ne serait-il pas temps de réhabiliter la planification pour répondre aux défis environnementaux ? Nous devons passer du pilotage à vue à une approche à plus long terme. Sur le Grenelle, on est passé de l'enthousiasme au déni... Enfin, de deux chose l'une : soit les collectivités territoriales sont reconnues comme outils d'aménagement du territoire, soit elles ne le sont pas. Mais on ne peut à la fois exiger beaucoup d'elles en asséchant dans le même temps leurs ressources. Les régions sont aujourd'hui dans l'impossibilité de lever l'impôt : la bonne réforme territoriale est encore à faire.

M. Hervé Maurey. - Je salue l'exposé de M. Delevoye. Le CES est bien devenu le CESE. Son approche est cohérente avec la nôtre, déconnectée comme elle des contingences politiques.

Ne nous voilons pas la face : le Grenelle - qui est une bonne chose - a un coût parfois démesuré pour les collectivités. Peut-on leur demander de toujours dépenser moins et leur imposer des normes de plus en plus coûteuses, surtout à l'heure où l'État leur mesure ses dotations ?

Je ne sais s'il faut planifier, mais il est en tout cas indispensable de remettre au goût du jour une politique d'aménagement du territoire dans notre pays. Je m'intéresse beaucoup au développement du numérique et je déplore l'absence de prospective dans ce domaine.

S'agissant du SNIT, tout ne doit pas dépendre, en effet, du poids des élus locaux ni de la richesse des collectivités ; bien souvent, ce sont les plus pauvres d'entre elles qui doivent réaliser les aménagements les plus coûteux. Quels critères vous paraîtraient incontestables ? Je trouve enfin très positive l'idée de drainer l'épargne privée vers ces projets.

M. Jean-Paul Delevoye. - Vos questions montrent une grande cohérence. M. Cornu m'a interrogé sur la compétitivité et la concurrence, questions qui sont au coeur des négociations internationales sur l'économie et l'environnement. Certains pays émergents connaissent une croissance à deux chiffres, mais ils partent de bas : 4 000 euros par an et par habitant en Chine contre 40 000 euros en France. Ils nous reprochent une approche néo-colonialiste lorsque nous leur parlons de normes environnementales. Et puis, l'environnement est-il un coût ou un investissement ? Comment faire pour que les dépenses environnementales ne grèvent pas la compétitivité de nos pays ? Quand on a le ventre plein, on peut défendre les valeurs républicaines et l'environnement ; comment en revanche attendre une résonnance citoyenne aux questions environnementales lorsqu'on s'adresse à des populations en survie qui ne disposent, comme 47 % des Egyptiens, que de deux euros par jour ?

Il faudra bien en arriver à une gouvernance mondiale de l'environnement, à l'image de ce qui se fait pour la santé avec l'OMS. Nous vivons dans une société de la rareté et la rareté est devenue une arme de négociation. Imaginons par exemple une hydro-diplomatie efficace pour éviter que l'eau ne soit davantage encore qu'aujourd'hui - je pense au Nil ou à l'Asie centrale - facteur de conflits.

Vous m'avez également interrogé sur les collectivités territoriales, leur financement, leurs relations avec l'État. Nous allons vers l'asphyxie de celui-ci comme de celles-là, ce qui fragilise l'action publique. Le système de financement actuel n'est pas vertueux. Une décentralisation réussie implique que les collectivités locales puissent lever l'impôt... En Allemagne, la réussite de l'État est réelle mais de nombreux Länder sont en difficulté, sinon en faillite. Nous devons aller vers une réelle adéquation entre recettes et dépenses : pour l'action économique, les recettes des régions doivent avoir un caractère économique ; pour l'action sociale, les recettes des départements doivent avoir un caractère social. Ce qui est sûr, c'est que notre système actuel est à bout de souffle. La fiscalité de demain reste donc à inventer, mais les acteurs du système vont vouloir à tout prix le préserver. L'offre politique et fiscale est en inadéquation avec l'évolution de notre société. La capacité d'innovation du Sénat et du CESE devrait permettre de sortir de cette impasse.

N'oublions pas la dette : pendant longtemps, nous avons emprunté à des taux anormalement bas, mais l'heure de vérité a sonné et nous risquons un assèchement de l'économie, d'autant que les règles de Bâle III incitent les banques à spéculer plutôt qu'à prêter. Après la présidentielle, il faudra inventer des mécaniques nouvelles, mobilisation de l'épargne privée, dette perpétuelle.

Certes, 500 000 emplois industriels ont été détruits. Mais n'oublions pas que l'économie immatérielle en a créé 750 000. Aux Etats-Unis, 30 % de l'économie repose sur l'immatériel. Nos structures économiques sont bouleversées par les nouvelles technologies, les lieux de production, de transformation et de commercialisation ne sont déjà plus les mêmes : la fiscalité doit s'adapter, passer d'une fiscalité sur les stocks à une fiscalité sur les flux. D'où la question de la territorialisation des ressources fiscales et au-delà celle de la péréquation.

Pour y répondre, il faut un débat honnête et de la pédagogie. Le coût du travail, par exemple, est-il ou non un enjeu de compétitivité ? A partir de là, droite et gauche feront des propositions. La TVA sociale, ce n'est pas la question mais la réponse. Nous manquons en cette matière de vision à long terme des conséquences. Prenez la fiscalité locale : elle a été beaucoup allégée pour les personnes à faibles ressources, mais on a oublié que les gens au RSA payaient comme les autres l'énergie, l'eau, l'enlèvement des ordures ménagères...

La politique est faite pour gagner les élections ; en trente ans, on a gagné des électeurs mais perdu des citoyens. Nous ne pouvons espérer développer la responsabilité collective sur l'irresponsabilité individuelle. Une fiscalité responsabilisante est indispensable. Sans vision, il n'y a pas de mobilisation, il n'y a que de la tactique. Pas davantage sans éducation citoyenne. Les Français ne croient plus au progrès. Comme le disait Gaston Berger, père de la prospective, « la prospective n'est pas une science mais une éthique ». Il y a là un danger à conjurer et des opportunités à saisir. Hélas, nous sommes passés du principe de précaution au principe de suspicion ; il n'est plus possible d'avoir de débat serein sur les schistes bitumineux, le nucléaire ou les OGM : on agite la peur plutôt qu'on suscite l'espérance. C'est un sujet lourd, parce que l'opinion publique n'a plus confiance dans la parole politique ni même scientifique, elle cède de plus en plus aux tentations du repli. A équations identiques, ni l'État ni les collectivités ne pourront relever les défis de l'environnement. Le système est à bout de souffle, l'offre politique, administrative, fiscale est en inadéquation avec l'évolution de la société. Il faut revisiter les équations de la République. Sénat et CESE ont des capacités d'anticipation, ils peuvent éclairer les chemins de l'avenir.

Prenez l'eau. Elle n'est pas gratuite. Comment éviter les gaspillages ? Ne peut-on imaginer un plafond ?

Mme Laurence Rossignol. - C'est la tarification progressive.

M. Jean-Paul Delevoye. - Tout à fait. Même chose pour les ordures ménagères...

Le financement... Les États-Unis et la Chine ont commencé à s'intéresser à l'environnement lorsqu'ils ont compris qu'il y avait du business à faire. Et puis il y a les procédures : en Allemagne il faut trois mois pour installer des panneaux photovoltaïques, trois ans en France... C'est comme cela qu'on tue des filières...

La précarité énergétique, M. Fouché : 3,8 millions de ménages ont une facture énergétique au moins égale à 10 % de leurs revenus - presque 10 millions de personnes. Les logements devraient être mieux isolés, mais ceux qui devraient faire les plus lourds investissements sont ceux dont les revenus sont les plus modestes. J'espère que l'Observatoire de la précarité énergétique rendra bientôt ses premières conclusions ; l'enjeu est à la fois social, énergétique et environnemental. Pourquoi ne pas imaginer un programme d'investissement financé par tous les consommateurs pour réhabiliter les logements ? Le comité économique et social européen a lancé une étude sur le sujet ; la Grande-Bretagne a lancé un plan de lutte contre la précarité énergétique. Là aussi il y a une équation à revisiter. Il faut sortir du diktat de l'existant. Muhammad Yunus a posé une bonne question - comment gagner de l'argent en en prêtant à ceux qui n'en ont pas ? - et y a répondu. Les grands opérateurs pourraient s'interroger : comment gagner de l'argent en incitant les clients à moins consommer ?

M. Dantec a mille fois raison de s'inquiéter de l'artificialisation des sols : il s'agit d'un crime contre l'avenir puisque l'agriculture va devoir produire 70 % de plus pour nourrir la planète. L'étalement urbain nuit à l'environnement. La gestion du foncier et de ses finalités, c'est bien affaire d'aménagement du territoire.

M. Grignon a raison, les collectivités alsaciennes ont payé deux fois : une fois pour le TGV et une autre fois pour l'aéroport. C'est dire que la question de la hiérarchisation des infrastructures n'a pas été clairement posée. Lorsque j'étais au gouvernement, nous n'avons été que deux ministres à nous opposer à la concession des péages autoroutiers. Je suis contre le capitalisme d'État mais pour un État capitaliste. L'État a un patrimoine, dont font partie routes et autoroutes, huit fois supérieur au montant de sa dette ; mais il ne sait pas le valoriser. J'aurais préféré un partenariat public privé. Et puis il faut une prise de conscience des citoyens. Hier, quand l'État augmentait ses péages, tout le monde protestait ; aujourd'hui, les sociétés d'autoroute augmentent les leurs de 5 % et personne ne dit rien...

Nous sommes tous parfois surpris par la capacité imaginative de certains de nos collègues, Mme Rossignol. Je ne suis en effet pas persuadé que la fusion du CESE et du Sénat soit à l'ordre du jour. Oui, l'argent public est rare ; qui doit être sollicité ? L'usager ? Le contribuable ?

La politique doit précéder le droit, M. Maurey ; aujourd'hui c'est l'inverse, l'environnement est de plus en plus l'affaire du juge. Le législateur doit y être attentif. Pensez à l'implantation des parcs éoliens : l'intérêt général doit prévaloir sur les capitaux privés.

M. Jean-Alain Mariotti. - Sur la privatisation des autoroutes, je vous renvoie à un rapport du CESE rédigé par M. Tardy.

Un retour à la planification ? Peut être pas, mais l'État doit définir les grandes stratégies, sinon on fera du sur-mesure local au détriment des collectivités les moins riches ; il doit continuer à investir, mobiliser l'épargne pour financer les infrastructures ou encore le logement social. Pour peu que l'on fasse de la pédagogie auprès de nos concitoyens, je suis persuadé que l'épargne de proximité permettrait de financer des investissements de proximité. Pierre Rosanvallon parle d'une « société élaboratrice ».

L'État doit être le garant, et non le gérant, de l'architecture des infrastructures. Le SNIT propose une vision sur trente ans. Les quinze premières années, il conviendra de hiérarchiser les demandes et les besoins, en intégrant une évaluation de l'utilité socio-économique et environnementale des projets. Et puis on n'est pas obligé de construire de nouvelles infrastructures, on peut améliorer celles qui existent en traitant de façon intelligente leurs différentes portions ; un tronçon de l'A10 va par exemple être concédé à un opérateur privé pour un montant de 496 millions, somme qui pourrait être utilisée pour désenclaver des territoires isolés.

M. Raymond Vall, président. - Je me réjouis de constater que nos visions convergent. Certaines des notions qui ont été évoquées me paraissent importantes : la prise de conscience citoyenne, la temporalité, la métamorphose de nos sociétés. Après avoir globalisé l'économie, nous devons faire de même avec l'environnement. Une organisation mondiale de l'environnement serait, à ce titre, bienvenue.

Vous avez aussi dit un mot de l'économie immatérielle, qui a fait 4 milliards de bénéfices en 2010 et en fera cinq fois plus en 2015, ainsi que la fiscalité qui pourrait la toucher. Ce sont des sujets sur lesquels nous devrons vite travailler.

Pour conclure, je citerai cette phrase de Gandhi : « La planète a certainement de quoi satisfaire les besoins de chacun mais pas l'avidité de tous ».