Mardi 10 avril 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de M. Philippe Jurgensen, président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Nous accueillons M. Philippe Jurgensen, président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.

Je vous rappelle, monsieur le président, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Philippe Jurgensen prête serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.

Vous avez la parole.

M. Philippe Jurgensen, président du conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai prévu une courte présentation ; si vous la jugez trop longue, vous pourrez m'interrompre.

Je rappellerai tout d'abord ce qu'est le conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, le COLB. Il s'agit d'un organisme récent, qui a été créé par un décret n° 2010-69 du 18 janvier 2010. Ce texte, modifié par un décret du 18 mars 2010, puis par quelques petits textes destinés à compléter sa composition, constitue à présent un article du code monétaire et financier.

Le COLB est un organisme nouveau dans son état actuel mais, en fait, il succède à un précédent comité, le Conseil d'orientation du pôle ministériel de lutte contre le blanchiment des capitaux, lequel était seulement inter-administrations. L'aspect nouveau du COLB, c'est de réunir également non pas les professions elles-mêmes mais les autorités de contrôle d'un certain nombre de professions concernées par le blanchiment des capitaux, ainsi que les représentations des différentes administrations concernées.

Le COLB est composé d'un président - personnalité qualifiée désignée pour trois ans renouvelables par arrêté conjoint des ministres de l'économie et du budget, mais après avis du ministère de l'intérieur et de la Chancellerie - et de vingt-trois autres membres, dont neuf représentent l'État. Ces derniers sont issus de tous les services : les douanes, les impôts, le trésor, la police, la gendarmerie, les deux grandes directions de la justice - à savoir la direction des affaires civiles et du sceau (DACS) et la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) - TRACFIN, bien sûr, qui est le service opérationnel, et la direction des affaires stratégiques du ministère des affaires étrangères.

S'y adjoignent quatorze représentants des autorités de contrôle qui sont chargées de la régulation des professions concernées et doivent s'assurer que celles-ci luttent effectivement contre le blanchiment.

Il s'agit, pour la majeure partie, de représentants des professions du droit : le Conseil national des barreaux, les organes de contrôle des huissiers, des notaires, des administrateurs judiciaires, des commissaires-priseurs, des avocats au Conseil d'État et à la Cour, etc. C'est un peu disparate. Certaines professions comptent de nombreux professionnels, d'autres très peu.

Viennent ensuite les professions du chiffre, notamment les experts-comptables et les commissaires aux comptes : ces derniers sont représentés par le Haut conseil du commissariat aux comptes, le H3C.

S'y ajoutent les organismes en charge de la surveillance de jeux, secteur où le blanchiment des capitaux peut bien évidemment sévir : il s'agit du service central des jeux et, depuis 2011, de l'autorité de contrôle des jeux en ligne, l'ARJEL.

Enfin, et principalement, viennent un représentant de l'Autorité de contrôle prudentiel, l'ACP - en effet, la très grande majorité des déclarations de soupçon vient de facto des banques et des assurances contrôlées par celle-ci - ainsi qu'un représentant de l'Autorité des marchés financiers, l'AMF.

Le COLB est investi d'une double mission.

D'une part, il mène un travail coopératif consistant à coordonner les différentes autorités de contrôle que je viens de citer et les services de l'État : nous sommes donc à cheval entre l'État et les professions. Dans ce cadre, il nous faut assurer la concertation - et dieu sait si c'est nécessaire ! - avec les professions concernées, d'après les textes, par le blanchiment mais qui, en réalité, se sentent plus ou moins impliquées dans l'action concrète.

D'autre part, le COLB est chargé d'un travail d'initiative. De fait, nous sommes tenus de proposer d'éventuelles améliorations aux dispositifs législatifs ou réglementaires. Par ailleurs notre mission revêt un aspect spécifique : nous devons établir et tenir à jour un document de synthèse relatif aux menaces et aux risques en matière de blanchiment et de financement du terrorisme.

Cela dit, notre organisme n'a pas de pouvoir de décision : le COLB est strictement consultatif et concertatif. Tout d'abord, nous n'avons pas d'autorité opérationnelle sur TRACFIN, dont vous allez entendre les représentants, si je ne m'abuse : il s'agit du service chargé concrètement de la lutte contre le blanchiment, et qui est notamment tenu de traiter ces fameuses déclarations de soupçon.

Par ailleurs, nous sommes séparés du circuit de la lutte contre les paradis fiscaux, conduit par M. d'Aubert, délégué général à la lutte contre les juridictions et les territoires non coopératifs - c'est là un merveilleux terme du jargon administratif qui désigne les paradis fiscaux !

En outre, nous ne disposons d'aucun moyen. À mes yeux, c'est le fruit à la fois de la pénurie budgétaire et du fait que l'on n'a peut-être pas tenu à ce que le COLB empiète trop sur d'autres activités. Ainsi, nous n'avons ni budget, ni personnel propre : notre secrétariat est assuré par la direction générale du Trésor.

Quels sont les travaux du COLB ?

Tout d'abord, comme les textes l'exigent, nous avons établi le premier rapport sur les menaces, document visant à recenser - en citant les exemples les plus concrets possible - tous les risques existant en matière de blanchiment et de financement du terrorisme. Ce rapport a été rédigé en 2011. Il a été publié tout récemment, en février dernier, avec, bien sûr, les contributions du Trésor, qui nous représente au GAFI, et de toutes les professions concernées. Ce document a été relu et corrigé.

À ce titre, nous nous heurtons à une difficulté : les exemples doivent être aussi précis que possible sans donner trop d'idées à des malfrats qui n'y auraient pas encore songé... Beaucoup d'entre eux les ont sûrement déjà eues, mais pas dans tous les domaines. Il a donc fallu opérer de délicats arbitrages entre ce qu'il fallait dire et ce que nous devions garder pour nous.

Ce rapport est consultable en ligne sur le site internet du Trésor : son accès est donc très facile.

Ce document devra être actualisé : il s'agit du premier rapport. À nos yeux, une actualisation annuelle est sans doute un peu trop fréquente ; nous avons donc prévu de mettre à jour ce texte tous les deux ans.

Comme M. Carpentier a déjà dû vous l'indiquer, les activités de TRACFIN connaissent un réel progrès, dont nous nous félicitons. Ce service interministériel a été réorganisé par un décret de janvier 2011. Vous le savez, sa nouvelle organisation distingue une grande division, chargée de la collecte du renseignement, et une seconde, en charge des enquêtes approfondies, plus précises, qui, bien évidemment, ne peuvent pas être menées dans tous les cas. Voilà pourquoi la première division trie et la seconde traite les dossiers ! Tel est le nouveau partage des tâches au sein de TRACFIN.

À ce titre, les chiffres sont intéressants : sans doute l'avez-vous déjà observé, le nombre de déclarations reçues a augmenté de 19 % en 2011, pour s'établir à 24 100. En 2009, ce chiffre s'élevait seulement à 18 000 : il s'agit donc d'une progression d'un quart en deux ans.

Un autre aspect mérite également un court commentaire : il s'agit des travaux du groupe d'action financière, le GAFI.

Le GAFI est l'organisation internationale rattachée à l'OCDE qui se charge de piloter la lutte contre le blanchiment des capitaux à l'échelle mondiale. Le GAFI mène des évaluations périodiques de la performance de ses différents membres et, pour la France, l'évaluation a été réalisée récemment : nous avons obtenu une très bonne note, ce qui a déjà dû vous être indiqué. Toutefois, le GAFI nous a également adressé une liste comportant un certain nombre de points à revoir plus ou moins sérieusement. Il soulève notamment le problème de l'implication des avocats dans la lutte contre le blanchiment, et celui des moyens de TRACFIN.

Va ensuite être remis ce que l'on appelle dans le jargon international un rapport de follow-up - un rapport de suite, tout simplement - pour vérifier si nous avons bien corrigé les insuffisances signalées par ce rapport d'évaluation. Ce rapport de follow-up est attendu pour février 2013 : cette échéance est relativement proche, moins d'un an. Ensuite, comme le veut l'éternel retour, un nouveau cycle d'évaluation débutera fin 2013.

Le COLB a dressé un tableau de suivi des quarante recommandations du GAFI, qui nous permet de résumer chaque préconisation et de constater où nous en sommes dans la mise en oeuvre.

Un deuxième travail très important est en cours au sein du GAFI, c'est la révision des standards. On compte ainsi quarante recommandations, auxquelles s'ajoutent neuf autres qui concernent plus spécialement la lutte contre le terrorisme. Cette révision des recommandations est terminée : le 15 février dernier, les nouveaux standards ont été adoptés. Les recommandations sont révisées assez profondément sur certains points.

Je passe rapidement en revue ces novations.

Premièrement, l'approche est davantage fondée sur l'importance des risques. La surveillance est donc plus approfondie sur les risques a priori plus importants. Ce principe figure déjà dans la troisième directive mais sera encore mieux mis en lumière à l'avenir.

Deuxièmement, la lutte contre la fraude fiscale sera incluse de manière plus claire dans les recommandations du GAFI.

Troisièmement, l'examen des financements s'étendra à la prolifération nucléaire, qui est distincte du terrorisme proprement dit.

Quatrièmement, la surveillance des personnalités politiquement exposées, les PPE, sera élargie aux proches de ces dernières.

Cinquièmement, et enfin, les exigences de transparence seront durcies concernant les personnes morales susceptibles d'être impliquées dans des opérations de blanchiment. Les investigations sont nécessairement plus faciles pour les personnes physiques que pour les personnes morales. Concernant ces dernières, on entre rapidement dans le flou, il est donc important de préciser ce point.

À mes yeux, ces standards sont très utiles et bien conçus. Malheureusement, ils ne seront pas applicables tout de suite : de fait, il va falloir engager le mécanisme très lourd de transposition dans une quatrième directive européenne de lutte contre le blanchiment. Ensuite, cette directive devra elle-même être transposée dans la législation nationale.

En outre, les travaux en cours au GAFI vont insister davantage sur la notion d'effectivité du contrôle. De fait, comme on l'observe davantage encore dans le cadre des paradis fiscaux, on déplore, sinon des simulacres - le terme est sans doute trop fort - du moins des contrôles formels qui ont peu de substance réelle. Ainsi, la notion d'effectiveness, pour employer les termes même du GAFI - effectivité, efficience - sera au coeur des travaux futurs.

Pour avancer sur tous ces sujets, le COLB a réuni plusieurs groupes de travail. Trois d'entre eux ont déjà accompli leur mission.

Le premier groupe de travail portait sur la déclaration de soupçon. Je peux vous citer quelques exemples de problèmes rencontrés : comment garder secrète l'existence de déclarations de soupçon, lorsqu'une perquisition est menée ? Cette question semble curieuse, mais il serait bien évidemment très ennuyeux que les clients d'une banque ou d'un expert comptable découvrent que leur interlocuteur a établi une déclaration de soupçon dans leur dos. Or on ne dit pas au client qu'il est soupçonné, car peut-être l'est-il à tort ! Cette situation pose un délicat problème commercial. Les banques et les professions juridiques et du chiffre sont très inquiètes à l'idée que leurs déclarations de soupçon puissent être connues de leurs clients.

De même, les accusés de réception posent problème. Si TRACFIN envoie, par exemple, un accusé de réception à un notaire ayant signalé une situation qui lui a paru un peu bizarre et que cet accusé de réception est vu par n'importe qui, il peut s'ensuivre des situations difficiles.

Le « retour qualité » soulève également des interrogations : comment faire en sorte que TRACFIN renvoie en quelque sorte l'ascenseur à ceux qui lui adressent des déclarations de soupçon en distinguant : « celle-ci est bien conçue, celle-là n'est franchement pas utilisable, vous pouvez mieux faire », etc.

Le deuxième groupe de travail portait sur les échanges de bonnes pratiques : il s'agissait simplement de faire circuler des conseils, des exemples illustrant la manière de fonctionner efficacement, entre des professionnels dont les pratiques et les modes de fonctionnement sont a priori très différents.

Le troisième groupe de travail avait pour objet la sensibilisation des professionnels : il s'agissait d'un travail interne, au sein de chaque profession, pour mieux mobiliser les acteurs. Par ailleurs, TRACFIN participe très souvent à des sessions de formation, de même que les services du Trésor. Ce groupe a également développé la pratique de points de contacts dans chaque profession, au sein desquelles une personne est spécialement chargée d'assurer les contacts avec le COLB, avec TRACFIN, et de prendre en charge les questions de blanchiment.

De surcroît, en vue de nos travaux futurs, un quatrième groupe de travail se penche actuellement sur un problème compliqué, à savoir la conciliation de la lutte contre le blanchiment et du droit au compte.

Certes, tout individu est habilité à détenir un compte bancaire en vertu du droit au compte mais, s'il se livre au blanchiment de capitaux, il faut l'empêcher de détenir un compte bancaire ! Ce paradoxe conduit à des situations rocambolesques : une personne, connue pour être un acteur du blanchiment, ouvre un compte ; la banque le clôture ; le « blanchisseur » invoque son droit au compte et obtient qu'une autre banque lui soit désignée et soit obligée d'ouvrir un nouveau compte à son nom ; bien évidemment, cette nouvelle banque va rapidement clôturer le compte... Ce va-et-vient peut durer très longtemps. Il faut stopper ce carrousel, mais ce n'est pas simple de déterminer la manière de procéder.

Par ailleurs, un travail est en cours au sujet des critères d'alerte concrets et opérationnels permettant de donner à chaque profession les lignes directrices les plus pratiques possible. TRACFIN se penche actuellement sur ce dossier avec les professions concernées.

Enfin, un dernier groupe de travail, également piloté par TRACFIN, se penche sur la question de la monnaie électronique et des cartes prépayées. La monnaie électronique est en plein essor, mais elle peut être une source de blanchiment : comment faire pour améliorer la sécurité des paiements en la matière ?

Je terminerai mon propos en évoquant les difficultés qui persistent avec un certain nombre de professions, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment.

Du côté des banquiers et des assureurs - qui représentent près de 90 % des déclarations de soupçon - la coopération a parfois été lente à se mettre en place au début, mais elle est réellement entrée dans les moeurs : les opérations sont contrôlées d'assez près par l'ACP. Bien sûr, nous rencontrons beaucoup plus de difficultés avec d'autres professions entrées plus récemment dans le circuit et qui, parfois, ruent un peu dans les brancards.

Avec les professions du chiffre, nous nous heurtons principalement au problème du secret professionnel. De fait, comme la plupart des professions libérales, celles-ci sont très habituées à respecter scrupuleusement le secret professionnel. La difficulté est d'autant plus grande que les vérifications d'effectivité de la lutte contre le blanchiment, qui doivent être menés par les autorités de contrôle, sont généralement assurés par les organisations régionales de contrôle de ces professions. Il s'agit donc d'un contrôle par les pairs de la même région. Nous nous posons donc la question suivante : comment parvenir à substituer à ce système un contrôle exercé au niveau national ou par une autre région pour éviter ces frictions ?

Concernant les notaires, Jean-Baptiste Carpentier vous a sans doute signalé que nous avons accompli de grands progrès. Les notaires nous ont transmis plus de 1 000 déclarations de soupçon l'an dernier, ce qui signifie qu'ils se remuent réellement ! Toutefois, un conflit subsiste sur la question de la fraude fiscale, et nous ne sommes pas parvenus à le résoudre, malgré des avis juridiques qui nous paraissent clairs. De fait, les notaires estiment qu'ils ne sont pas tenus de procéder à une déclaration de soupçon dans chaque cas de fraude fiscale, qu'ils n'ont pas à déclarer la fraude fiscale sous-jacente, et qu'ils ont simplement à signaler les opérations de blanchiment, partant, à intervenir lorsqu'un mouvement de capitaux est clairement identifié. Or il peut y avoir fraude sans mouvements de capitaux !

Ainsi, l'interprétation diverge et continue de diverger, quoique nous ayons largement examiné cette question au sein de nos groupes de travail : une difficulté de fond persiste en la matière.

Mais - je ne vous apprends sans doute rien - la principale difficulté réside dans les relations avec les avocats. Le nombre de déclarations de soupçon produites par la profession le montre : deux en 2009, zéro en 2010 et une en 2011 ! Sur ce point, on observe un blocage psychologique: la profession, qui est habituée à défendre tout le monde, y compris des délinquants et c'est à son honneur, car chacun doit pouvoir trouver un défenseur, considère que l'on veut la pousser à la délation, ce qui lui est insupportable. Je généralise peut-être un peu, mais c'est tout de même un état d'esprit extrêmement répandu chez les avocats.

Sans doute une partie de la profession fait-elle l'objet d'une sensibilisation un peu plus forte - essentiellement les cabinets de conseil juridique souvent anglo-saxons, qui sont plus habitués à des cultures différentes de la nôtre et savent comprendre les risques : de fait, si on ne dénonce jamais le blanchiment, on peut être soi-même accusé d'avoir été complice d'une opération de blanchiment !

Cependant, les textes ont introduit un verrou dans le système : les déclarations de soupçon ne sont pas transmises directement par les avocats mais par leur bâtonnier. Dans ce système à échelle, les rares déclarations de soupçon établies par les avocats sont adressées aux bâtonniers, qui eux ne les transmettent pas forcément !

Vous l'avez compris, il s'agit d'un problème épineux. Devrons-nous attendre que survienne un véritable pépin, c'est-à-dire qu'un avocat soit coincé dans une affaire de blanchiment ? Dès lors, la profession sera sans doute un peu plus en alerte. Faut-il trouver d'autres solutions ? Certains ont imaginé de passer, par exemple, par les caisses de règlements pécuniaires des avocats, les CARPA. Quoi qu'il en soit, c'est une question difficile.

S'ajoute un autre sujet un peu compliqué. Le barreau de Paris, qui représente tout de même la moitié de la profession, et qui est évidemment très influent, ne siège pas au COLB : c'est le Conseil national des barreaux qui est représenté, tandis qu'une profession très peu nombreuse dispose aussi d'un représentant ; il s'agit des avocats au Conseil d'État et à la Cour, chez qui les affaires de blanchiment sont très rares - d'ailleurs ils ne viennent jamais à nos réunions. Cette situation est tout de même paradoxale !

Malgré tout, la profession fait des efforts, et, à mes yeux, la situation commence à évoluer. Par exemple, les avocats commencent à publier des guides professionnels au sujet de la lutte contre le blanchiment et à organiser des formations pour ceux d'entre eux qui acceptent d'y participer.

Enfin, je souligne que, s'agissant de ces différents problèmes d'implication des professions, un bilan a été dressé, à notre demande, par la Chancellerie. Tout d'abord, une circulaire commune de la DACG et de la DACS, datée de janvier dernier, a détaillé tous les problèmes liés à la transposition de la troisième directive européenne. En octobre 2011, ces deux directions ont adressé une dépêche à tous les parquets pour leur demander de faire le point sur les actions entreprises. Lors du plus récent conseil d'orientation, fin mars, il y a quelques jours, leurs représentants nous ont présenté un bilan d'application de la circulaire, synthétisant les trente-quatre rapports émanant de tous les parquets.

Comme le souligne ce bilan, même si parfois on a observé un léger retard à l'allumage, les parquets ont à présent mis en oeuvre de manière effective les instructions de la circulaire de janvier dernier. Les deux directions considèrent que la mobilisation des professions a été bonne, via des réunions, des séminaires, de sessions de formation, souvent organisés avec le concours actif de TRACFIN. Elles estiment que les démarches de vigilance sont opérationnelles, avec des fiches de veille, des affiches d'information, des sessions de formation obligatoires, des communications en ligne, des plaquettes, des guides, etc. De nombreuses actions se dessinent.

Quant aux inspections professionnelles, on a constaté que les vérifications de leurs autorités de contrôle comprenaient un volet « lutte contre le blanchiment », même si ce volet reste encore un peu formel dans un certain nombre de cas.

La Chancellerie signale toutefois une double difficulté ; ce sont deux sujets sur lesquels nous devons encore progresser. D'une part, les rapports d'inspection sont un peu hétéroclites : il manque ce que l'on appelle une trame d'inspection spécifique, à savoir une sorte de ligne directrice permettant de rendre les rapports d'inspection plus comparables. De l'autre, le statut même de la déclaration de soupçon pose problème ; ce sont les obstacles que j'ai évoqués il y a quelques instants quant à la confidentialité de la déclaration.

S'y ajoute la difficulté, pour certaines autorités de contrôle, d'accéder aux déclarations elles-mêmes. En la matière, des pratiques profondément différentes coexistent : autant l'ex-Commission Bancaire (l'Autorité de contrôle prudentiel) considère que, lorsqu'elle vérifie les questions de blanchiment, elle doit pouvoir étudier les déclarations de soupçon, autant d'autres professions jugent que l'inspecteur n'a pas le droit de lire ces documents. Ce peut être des déclarations purement formelles et sans aucun intérêt ou des déclarations sérieuses, il n'y a aucun moyen de le savoir, et les professions considèrent que leur déontologie leur interdit d'autoriser de semblables vérifications. C'est pourquoi des problèmes assez compliqués subsistent.

J'ai évoqué un peu en vrac ces différents sujets, et je suis à votre disposition, mesdames, messieurs les sénateurs, pour répondre à vos questions.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Monsieur Jurgensen, premièrement, vous avez à traiter de la double thématique du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme. Le lien entre ces deux sphères n'est pas systématique, je le conçois. Pour autant, on peut également imaginer qu'il existe ; dans ce cas, savez-vous dans quelle proportion le blanchiment des capitaux va de pair avec le financement du terrorisme ? Pour l'heure, ce sujet n'a pas encore été fréquemment évoqué au sein de notre commission. Je serais donc désireux de savoir si un lien existe en la matière et, le cas échéant, dans quelle mesure. De fait, cette thématique est très importante.

Deuxièmement, vous avez situé votre travail dans l'arsenal complet qui existe aujourd'hui en matière de lutte contre le blanchiment : c'est une usine très vaste et très complexe. Vous évoquez notamment votre fonction de coordination. À vos yeux, cette coordination est-elle satisfaisante à l'heure actuelle ? Vous soulignez le fait que vous manquez de moyens humains et budgétaires. Auriez-vous des améliorations à proposer quant au dispositif juridique et au fonctionnement concret de cet arsenal que vous avez détaillé, et dont vous faites partie, en matière de blanchiment ?

Troisièmement, j'ai observé dans votre curriculum vitae que, au cours de votre carrière, vous avez beaucoup travaillé sur les sujets internationaux. Nous avons bien sûr évoqué cette dimension au sein de notre commission. Nous avons notamment rencontré les représentants de l'association ATTAC, qui s'intéresse à ce sujet et qui a mis en lumière les conséquences négatives de l'évasion fiscale pour les pays en voie de développement. Pourriez-vous illustrer cet aspect du problème et les dimensions de l'une des conséquences, à l'échelle planétaire, de l'évasion fiscale ? Je songe notamment à tout ce qui a trait aux ressources, aux matières premières en tout genre, y compris alimentaires.

Quatrièmement, vous avez également piloté l'autorité de supervision des assurances. Or l'assurance figure parmi les champs de l'évasion fiscale, nous avons eu l'occasion de le constater. Pourriez-vous nous indiquer quels problèmes particuliers vous avez pu rencontrer dans l'exercice de ces fonctions, en lien avec l'objet de notre commission d'enquête, à savoir les paradis fiscaux et l'évasion fiscale ? On cite souvent les Bermudes comme un lieu privilégié du marché de la réassurance. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions à ce sujet ? Ces éléments seraient susceptibles de nous intéresser.

Enfin, vous avez évoqué l'existence de deux rapports, une version expurgée et un document à destination des services administratifs concernés par ces questions. Pourriez-vous nous communiquer le rapport non expurgé ? Dans le cadre de nos travaux et de notre réflexion, nous serions désireux de pouvoir le consulter.

M. Philippe Jurgensen. - Monsieur le rapporteur, le terrorisme est bien évidemment un sujet très important, mais il ne représente qu'un aspect mineur de nos activités. Il faut bien garder à l'esprit que le financement du terrorisme met en jeu des sommes très faibles, qui sont donc très peu visibles. C'est pourquoi, en la matière, une action plus proprement policière est sans doute plus efficace que les contrôles que nous sommes à même de mener. Le financement du terrorisme implique très souvent une multiplication de petites sommes, sans aucun transfert d'argent, avec des systèmes de compensation à distance entre des individus (« hawala ») : il est donc malheureusement très difficile de repérer ces flux.

J'en conviens tout à fait, il s'agit d'un problème essentiel, il faudrait essayer d'étouffer à la source le financement du terrorisme, mais nous ne sommes pas très armés pour cela, et rares sont les affaires de cette nature qui sont soumises à TRACFIN : il y en a tout de même quelques centaines par an mais, je le répète, ce n'est pas l'aspect essentiel de notre activité.

Par ailleurs, l'état actuel de la coordination est-il satisfaisant ? À mon sens, la coordination est utile, même si, me semble-t-il, elle pourrait être renforcée. J'ai d'ores et déjà évoqué ce constat : nous ne réunissons pas toujours autour de la table tous les acteurs véritablement concernés. C'est vrai pour les avocats mais également vrai pour d'autres professions. Peut-être une révision, limitée d'ailleurs, de la composition du COLB pourrait-elle permettre de réunir plus directement les professions elles-mêmes autour de la table. Parfois, le choix de faire siéger l'autorité de contrôle plutôt que la profession nous prive des véritables interlocuteurs.

De surcroît, à mes yeux, la séparation de la lutte contre le blanchiment et de la lutte contre les paradis fiscaux est tout à fait artificielle : de fait, le blanchiment passe très souvent par les paradis fiscaux ! On pourrait donc imaginer un rapprochement bien plus étroit, voire une fusion entre ces deux tâches. Pour le moment, les deux missions sont donc totalement séparées. Bien sûr, nous avons des contacts avec François d'Aubert, mais ils sont simplement amicaux et absolument pas institutionnels.

Autre élément que j'ai déjà mentionné, le COLB n'a aucun moyen : il est donc difficile de lui demander de faire beaucoup avec rien ! Par chance, j'assume d'autres fonctions que celle de président du COLB : je travaille à l'Inspection générale des finances ; je dispose donc, outre l'appui des services du Trésor (mais ils ont de multiples autres tâches), d'un bout de secrétariat là-bas, que je partage avec d'autres inspecteurs, et je me sers de mon téléphone au bureau de l'Inspection. C'est peu, mais je suis bien conscient que les temps ne sont pas à la mise à disposition de moyens...

S'ajoute une question de fond assez compliquée : en vertu des textes antérieurs, le Conseil d'orientation pouvait précisément fixer des orientations à l'action de TRACFIN : cette possibilité a été supprimée. Personnellement je suis plutôt favorable à ce qu'elle soit rétablie.

Il est vrai que, comme le signale la Cour des comptes, l'ancien pouvoir d'orientation a été peu employé, car TRACFIN souhaite rester largement autonome dans son action. Il s'agit là d'une véritable question : faut-il essayer d'orienter, d'encadrer ses contrôles ? Quoi qu'il en soit, pour l'heure, ce n'est pas du tout le cas.

Concernant les liens entre les pays en voie de développement et l'évasion fiscale, on peut dire que la corruption est largement répandue dans un certain nombre d'États en développement, même si, comme chacun sait, elle existe dans tous les pays, y compris le nôtre.

J'ai dirigé pendant six ans ce qui s'appelle aujourd'hui l'Agence française de développement, l'AFD, et nous avons été constamment accusés de financer des éléphants blancs ou encore d'alimenter les dépenses des ministres et présidents locaux. Ce n'est pas ainsi que cela se passe ! Le plus souvent, c'est beaucoup plus direct : ceux qui ont le pouvoir puisent directement dans la caisse, sous des formes variées. A l'extrême limite, il est arrivé que des livraisons de billets de banque soient pour partie détournées avant d'arriver à la Banque centrale. Bien évidemment, ce procédé est un peu grossier. Ailleurs il a pu exister des comptes d'affectation spéciale dont les fonds servaient à l'enrichissement de certains responsables politiques locaux.

Le plus souvent, ces fraudes passent par les matières premières, et notamment par les caisses de stabilisation destinées à ces dernières. Voilà pourquoi on a souvent supprimé celles-ci. À mon sens, de telles décisions sont très fâcheuses car on a besoin de stabiliser le cours des matières premières, bien évidemment pas pour remplir les poches des gens en place, mais pour les paysans qui tentent de produire du cacao, du coton, de l'huile, etc. Je suis donc favorable aux caisses de stabilisation, à condition de prendre des précautions précises pour empêcher les détournements.

D'autres exemples peuvent être cités : tout le monde connaît les diamants de tel pays, le cobalt de tel autre. Ce constat vaut pour bien d'autres matières premières. C'est essentiellement par là que passe la corruption, et évidemment pas par les aides que nous versons et qui sont extrêmement contrôlées ! Il faut savoir que, lorsque l'Agence française de développement finance un projet, elle règle directement les entreprises, les fonds ne passent même pas par les mains des autorités locales qui seraient susceptibles de les détourner. Certes, on peut toujours soupçonner les entreprises de verser des rétrocommissions aux ministres, mais enfin les fonds sont versés dans le cadre d'appels d'offres que l'AFD contrôle et surveille de très près.

De même qu'un voleur de voitures dérobe le véhicule qui est le moins bien surveillé, de même la corruption emprunte les circuits les moins protégés : les fraudeurs ne vont pas chercher les complications ! C'est également vrai pour les acteurs du blanchiment, qui emploient les techniques les plus faciles possible.

J'en viens aux assurances, dont j'ai effectivement présidé pendant six ans l'autorité de contrôle. Durant ces années, nous avons beaucoup progressé en matière de lutte contre le blanchiment. C'est vrai, au départ les assureurs se sentaient peu concernés, car les fraudes empruntent plus naturellement le circuit bancaire. Toutefois, au fil des ans, nous leur avons démontré qu'il était tout à fait possible de blanchir des capitaux par le biais des assurances, par exemple en se faisant indemniser un sinistre imaginaire, ce qui permet de donner une origine légale aux fonds que l'on se fait verser !

Ainsi, nous avons tout d'abord créé une cellule de lutte contre le blanchiment, qui n'existait pas il y a encore quelques années ; nous l'avons ensuite étoffée, nous avons organisé des réunions d'explication, publié des guides de contrôle, introduit l'obligation d'inscrire la lutte contre le blanchiment dans toutes les opérations menées par le corps de contrôle des assurances, etc. Aujourd'hui, l'Autorité de contrôle des assurances (ACAM) et la Commission Bancaire ont fusionné pour constituer l'ACP : elles sont désormais réunies au sein d'un même organisme, et on peut affirmer que le standard de contrôle et le niveau d'implication sont identiques, ou du moins analogues, dans les assurances et dans les banques.

Le problème des réassureurs aux Bermudes est véritable. De fait, la réassurance est un secteur compliqué, extrêmement technique, où un certain nombre d'opérations sont délocalisées dans des lieux exotiques. Cette situation a parfois posé des problèmes, notamment dans un ou deux cas où des sociétés ont subi des difficultés du fait de la crise et où, en face de nous, s'est trouvé non pas le régulateur américain ou français mais le régulateur des Bermudes ou d'un autre micro-Etat, qui bien évidemment n'existe pas réellement et qui a instantanément disparu, laissant le bébé au véritable pays ! C'est effectivement un problème.

Quant à vous communiquer le rapport non expurgé, la décision ne m'appartient pas.

M. Philippe Dominati, président. - Quoi qu'il en soit, il serait bon que nous puissions consulter ce document.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dernière question : vous semblez déplorer la séparation entre la lutte contre le blanchiment et la lutte contre les paradis fiscaux.

M. Philippe Jurgensen. - Tout à fait, à titre personnel.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - De quand date cette distinction ? Vous indiquez qu'elle a été souhaitée, par qui ? Quand ? Pourquoi le système fonctionne-t-il de cette manière ?

M. Philippe Jurgensen. - Ces deux domaines ont été constitués à des moments différents. Peut-être, à l'origine, n'a-t-on pas songé à les rapprocher. On ne l'a pas fait non plus lorsque l'on a constitué le COLB, mais il est vrai qu'auparavant deux organisations séparées existaient déjà : comme je vous l'ai dit au début de mon propos, un conseil d'orientation regroupait déjà les administrations chargées de la lutte contre le blanchiment. Cela dit, dans la pratique, ces problèmes sont, à mon sens, très proches : nous aurions donc plus de force en unifiant ces actions. Mais ce n'est qu'une opinion personnelle !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ce rapprochement des deux entités pourrait sans doute constituer une proposition encore plus pertinente aujourd'hui, compte tenu du débat relatif à ce sujet de l'évasion et des paradis fiscaux ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. - Premièrement, dans le prolongement des questions de M. le rapporteur, qui vous a interrogé sur l'aspect international, je voudrais vous poser une question sur la nature de votre coopération avec les organismes européens et internationaux, car on ne fait pas du blanchiment ou du financement du terrorisme à l'échelle franco-française ! Probablement avez-vous des relations avec vos homologues à l'échelle européenne ou internationale. Quelles sont ces relations et comment fonctionne la coopération entre le COLB et d'autres organismes ?

Deuxièmement - cette question m'interpelle toujours quelque peu -, les parlementaires siègent souvent dans des organismes improbables. À vos yeux, serait-il bon que des parlementaires siègent au sein du Conseil d'orientation que vous présidez ?

M. Philippe Jurgensen. - Madame la sénatrice, tout d'abord, pour ce qui concerne les relations avec nos homologues européens ou internationaux, la réponse est malheureusement simple : il n'y en a pas.

D'une part, parce que c'est le rôle de la direction générale du Trésor - ce n'est ni TRACFIN ni le COLB qui siège au GAFI, c'est le Trésor. Ainsi, tout naturellement, les relations internationales avec les organisations équivalentes, les questions internationales de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme entrent dans le champ de compétences du Trésor et, pour ce qui concerne l'évasion fiscale, dans celui de la DGFIP, pas dans le nôtre.

D'autre part - c'est une raison importante, même si elle est strictement pratique - nous n'avons aucun moyen ! Je n'aurais donc pas de quoi rendre visite à mes homologues étrangers puisque je ne peux même pas financer un billet de train ou d'avion. Et, si je sollicitais les services de l'inspection des finances, on me répondrait à juste titre que l'IGF est elle-même sous forte pression budgétaire, que ses moyens ont été réduits et qu'elle ne peut pas financer des actions pour d'autres organismes.

Quant à faire participer des parlementaires aux réunions du COLB, je n'y verrais que des avantages : j'ai vu fonctionner ce système dans de nombreuses autres instances. Par exemple, des parlementaires siègent au conseil d'administration de l'Agence française de développement, ainsi qu'au Comité consultatif de législation et de réglementation financière, le CCLRF. Il m'a toujours paru très bon de pouvoir échanger avec les parlementaires, et il semble tout à fait souhaitable qu'ils puissent observer comment les opérations se déroulent, afin que se développe une implication réciproque. Cette idée me semble donc bonne.

Mme Nathalie Goulet. - Je souhaiterais obtenir une petite précision : j'ai bien compris que la coopération internationale ne relevait pas de votre comité. De même, la semaine dernière, nous avons constaté que les attributions de TRACFIN étaient très précises, bien cadrées, et que, manifestement, on évitait le chevauchement ou l'extension des compétences. À ce titre, avez-vous le sentiment de subir une déperdition d'information, ou bien celle-ci est-elle complète ? Vous soulignez que l'on ne vous donne pas de moyens, mais le conseil que vous représentez doit assumer des missions extrêmement importantes, dans un domaine financier qui, si on l'a bien compris depuis le début de nos auditions, représente 51 milliards d'euros, c'est-à-dire peu ou prou le montant des intérêts de la dette.

Certes, je veux bien que l'on attache les ficelles avec d'autres ficelles et que l'on n'ait pas de crédits à vous attribuer, mais il faut tout de même accorder des moyens aux structures permettant de lutter contre l'évasion fiscale, la fraude, le blanchiment et, à titre infiniment subsidiaire si j'ai bien compris, le terrorisme ! Je ne vous demande pas si, à vos yeux, il faut revoir le financement de l'ensemble de ce secteur, mais peut-être faudrait-il répartir les crédits différemment ? De fait, il est un peu frustrant de vous entendre répondre que vous n'avez pas les moyens d'acheter un billet de train, tandis que le COLB a des objectifs et un rôle aussi importants.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. François Pillet.

M. François Pillet. - Toujours dans le domaine des moyens, face à cet énorme sujet qui nous préoccupe et qui peut recéler non seulement des réalités que nous ne maîtrisons pas mais aussi des fantasmes excessifs, comment collectez-vous les renseignements au sein du COLB, dès lors que vous n'avez pas d'enquêteurs et que vous ne pouvez pas recueillir les informations sur place ? Surtout, comment vérifiez-vous ces données ?

M. Philippe Jurgensen. - Collecter et vérifier les informations, c'est le travail de TRACFIN, ce ne peut pas être le nôtre puisque nous n'avons pas de moyens : bien évidemment, TRACFIN a ce rôle et ces moyens, et une part importante de son action consiste précisément à vérifier la fiabilité des informations qui lui sont fournies. Lorsque 24 000 déclarations de soupçon lui sont adressées, il est clair que TRACFIN ne peut pas les traiter toutes : dès lors, il convient d'opérer une sélection, en mobilisant plusieurs facteurs : l'importance apparente de la fraude en question, le statut des personnes impliquées, mais aussi la qualité du renseignement.

Voilà pourquoi j'évoquais, il y a quelques instants, l'importance d'un retour d'expérience plus fort de TRACFIN vers les professions. Lorsque je présidais l'Autorité de contrôle des assurances, nous avions même proposé que TRACFIN tente de noter les informations qui lui sont fournies, en les distinguant selon leur degré de pertinence.

Toutefois, TRACFIN est assez réticent sur ce point. Vous savez que ses agents sont peu de moyens, ils sont actuellement moins de 100,84 pour être précis. L'objectif actuel est de porter cet effectif à 94 personnes ; cela restera tout de même faible pour traiter 24 000 déclarations, d'autant que ce chiffre est en forte augmentation !

Pour l'heure, il paraît donc difficile à TRACFIN d'organiser complètement ce retour d'information, mais c'est bien à ses agents de vérifier la qualité des données collectées. Toujours est-il que ce sont ces derniers qui suivent réellement et éventuellement transmettent à la justice les informations importantes et bien circonstanciées. Voilà pourquoi il est capital d'améliorer la qualité des déclarations : certaines d'entre elles sont en fait totalement formelles, sans contenu réel, et ne sont donc pas réellement utilisables.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur Jurgensen, le COLB est un organisme nouveau, il a un peu plus de deux ans. La précédente commission disposait-elle de crédits plus importants ?

M. Philippe Jurgensen. - Non !

M. Philippe Dominati, président. - Lors de la mutation des organismes, il n'y a donc pas eu d'abandon de moyens ?

M. Philippe Jurgensen. - Pas du tout !

Mme Nathalie Goulet. - Manque de moyens constant !

M. Philippe Jurgensen. - Le secrétariat a toujours été assuré par la direction du Trésor.

M. Philippe Dominati, président. - Deuxièmement, le COLB se réunit-il tous les mois, tous les trimestres ?

M. Philippe Jurgensen. - C'est une des questions sur lesquelles nous nous sommes penchés au cours des premières séances : nous avons décidé d'organiser des réunions trimestrielles. Toutefois, les réunions plénières peuvent être précédées par des réunions inter-administrations, qui sont un peu la survivance de l'ancienne organisation. En outre existent les groupes de travail, que j'ai évoqués précédemment et auxquels je participe systématiquement, pour que se tissent des liens étroits entre leurs travaux et les réunions plénières du COLB.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - L'obligation de signalement en matière de fraude fiscale vous paraît-elle suffisamment claire et exhaustive ? A ce stade, je n'ai pas le sentiment qu'elle soit aussi clairement déterminée. Pourriez-vous évoquer ce sujet plus en détail ?

Ensuite, comme chacun sait, les banques sont largement implantées dans les paradis fiscaux. Toutefois, on nous affirme qu'elles n'accueillent généralement pas de comptes occultes de leurs ressortissants. Faut-il imaginer que les banques au sein desquelles ces individus détiennent des comptes les orientent vers d'autres établissements ? Est-il possible que les banques s'entendent entre elles pour favoriser des évasions d'actifs « intelligentes », sinon discrètes ?

Enfin, je reviens sur l'optimisation fiscale concernant les matières premières, notamment alimentaires mais pas uniquement ; on pourrait citer l'exemple du cuivre, que M. d'Aubert a évoqué devant notre commission. Le trafic s'organise entre la Zambie et l'Inde, via l'île Maurice. Pourriez-vous revenir sur ce dispositif ? De fait, il s'agit d'une pratique assez largement répandue en matière d'optimisation et, à mes yeux, choquante. Pourriez-vous détailler comment se manifeste ce phénomène dans les pays en voie de développement ?

M. Philippe Jurgensen. - En premier lieu, il me semble qu'il serait très souhaitable de modifier les textes pour ce qui concerne les liens entre blanchiment et fraude fiscale. Du reste, à mes yeux, nous y serons conduits quoi qu'il en soit par la nouvelle mouture des recommandations du GAFI, lorsque nous serons parvenus au stade de la transposition. Mais, malheureusement, cela prendra encore deux ou trois ans !

Toutefois, d'ici là, il serait bon de clarifier les règles en matière de blanchiment et de fraude fiscale, sans attendre la transposition. De fait, les possibilités d'interprétation existant dans la rédaction actuelle du code monétaire et financier sont effectivement invoquées par certains professionnels pour refuser de se pencher sur la fraude fiscale sous-jacente.

Dès que se présente un loophole, une possibilité d'interprétation d'un texte sensible, les plus réticents s'en saisissent. À mon sens, clarifier le texte du code monétaire et financier serait donc probablement utile. Néanmoins, je ne suis pas certain que cette mesure suffise, certains professionnels nous ont d'ores et déjà indiqué que, même si on modifiait les textes, ils trouveraient toujours des interprétations.

Les banques coopèrent-elles volontairement aux évasions d'actifs ? Je ne crois pas que l'on puisse l'affirmer aujourd'hui, en tout cas de manière générale. On peut observer des accidents individuels. Ce constat est sans doute plus vrai des banques suisses que des nôtres. Honnêtement, je ne crois pas que l'on puisse accuser ces dernières, de manière générale, de participer activement à des montages d'évasion.

Les véritables problèmes que nous rencontrons dans ce domaine procèdent surtout de l'intervention des sociétés-écran, d'où l'importance des actions que le GAFI est en train de mener pour progresser sur la question des personnes morales : tant que subsisteront des trusts funds dont on ignore le bénéficiaire effectif, d'énormes trous demeureront dans le contrôle du blanchiment ! À mon sens, telle est l'action essentielle que nous devons mener : lutter contre les sociétés-écran et mettre au point un système pour que les fiducies ne puissent plus constituer des écrans impénétrables.

Parmi les recommandations du GAFI qui viennent d'être adoptées figure notamment cette idée que les sociétés de fiducie doivent identifier le bénéficiaire effectif de leurs opérations. Restera à appliquer effectivement cette disposition, ce qui ne sera pas simple. Mais, je le répète, voilà le domaine dans lequel nous devons encore progresser en matière bancaire. En effet, si on affirme au banquier français : « Les fonds proviennent d'un trust fund tout à fait légal, juridiquement constitué comme il le faut et qui a parfaitement le droit de ne pas indiquer qui sont ses mandataires », la piste est perdue, il n'y a plus rien à faire ! C'est véritablement un gros problème.

Quant à la fraude sur les matières premières, je crains de ne pouvoir vous en dire davantage. Peut-être faudrait-il interroger de nouveau TRACFIN sur ce point. En effet, le COLB n'a pas étudié beaucoup de dossiers en la matière. Une fraude très importante a frappé les quotas « carbone » - c'est un sujet sur lequel j'ai mené une enquête au titre de l'IGF - mais, sur les matières premières, je n'ai pas étudié de cas personnellement. Pardonnez-moi de ne pas pouvoir vous en dire davantage : c'est un véritable sujet, mais un sujet que je ne maîtrise pas.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - En matière d'optimisation fiscale, les banques assument bien un véritable rôle de conseil auprès de leurs clients ! On est certes dans un cadre légal étant donné que les dispositions réglementaires permettent cette optimisation - même si on peut également contester ce constat sur le fond. Il s'agit là d'une importante activité des banques : assurer une optimisation via les paradis fiscaux pour échapper à la fiscalité !

M. Philippe Jurgensen. - Bien sûr, monsieur le rapporteur, mais, comme vous le savez, il faut distinguer l'optimisation fiscale ou l'évasion de la fraude fiscale, ce n'est pas du tout la même chose ! Ce que les textes nous habilitent à contrôler, en matière de lutte contre le blanchiment, ce n'est pas l'évasion, c'est la fraude. Bien sûr, les banques, les conseils juridiques et bien d'autres acteurs établissent des schémas d'optimisation fiscale pour leurs clients. Tant que c'est légal, nous ne pouvons rien faire : c'est à la loi d'être différente et d'interdire ces possibilités !

En revanche, la fraude fiscale est clairement définie par les textes : les fraudes susceptibles d'être punies d'au moins un an de prison, et qui sont sous-jacentes à une opération de blanchiment des capitaux - c'est précisément là que réside toute l'interprétation - doivent être dénoncées et poursuivies, bien évidemment.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pouvez-vous nous citer un exemple de pratique de blanchiment très en vogue, peut-être la méthode la plus en vue, la plus aisée, au regard de votre expérience d'observateur ? Quel est, à votre sens, l'exemple le plus frappant ?

M. Philippe Jurgensen. - L'exemple des casinos est bien connu. Il s'agit d'une véritable difficulté. De fait, le principe du règlement des opérations en liquide est bien ancré dans ce secteur. En matière de blanchiment des capitaux, dès qu'un règlement est effectué en liquide, surgit une difficulté potentielle. Parallèlement, la monnaie électronique pose également problème.

Toutefois, ce sujet est très délicat : de fait, TRACFIN n'est pas nécessairement favorable à ce que l'on modifie la règle en prévoyant des règlements par chèque ou par virement. Ce constat peut paraître curieux mais, en fait, il est plus difficile d'introduire un soupçon de blanchiment pour un règlement par virement plutôt que pour un règlement en espèces, qui est pour ainsi dire suspect a priori.

C'est un exemple, mais il y en a beaucoup d'autres, par exemple, en matière d'assurances, avec les règlements de faux sinistres que j'évoquais il y a quelques instants. En matière bancaire, on peut observer des transferts qui ne correspondent pas au remboursement d'une dette réelle : si l'on n'a pas vérifié la substantialité et l'exigibilité de la dette, il peut très bien y avoir du blanchiment de capitaux !

L'essence du blanchiment, c'est de rendre légal le produit d'une activité qui ne l'est pas : blanchir de l'argent sale. Dès que vous trouvez le moyen de disposer d'un opérateur qui vous doit quelque chose et qui peut officiellement vous le régler, alors qu'il a été alimenté par de l'argent sale, vous avez une opération de blanchiment ! Si un banquier accepte d'ouvrir un compte à votre nom et de recevoir un règlement en liquide sans vérifier l'origine des fonds et qu'ensuite vous retirez l'argent du compte, cet argent est redevenu blanc, puisqu'il vous a été remis par un banquier installé sur la place. C'est donc à l'entrée des fonds qu'il faut opérer les contrôles.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Sauf erreur de ma part, vous avez été membre de plusieurs conseils d'administration au cours de votre carrière. Pouvez-vous nous indiquer si, dans ce cadre, vous avez été saisi de questions touchant au blanchiment ou à l'optimisation fiscale pouvant notamment impliquer des transferts d'assiettes fiscales à l'étranger, destinés à alléger le poids des impôts payés dans notre pays ?

M. Philippe Jurgensen. - J'ai effectivement été membre de très nombreux conseils d'administration au nom de l'État, mais surtout dans les années quatre-vingt, à une époque où ces sujets étaient moins à la mode. Vous l'imaginez bien, on ne va pas déclarer ouvertement en conseil d'administration que l'on est en train de monter une opération d'optimisation fiscale. D'ailleurs, j'imagine que si de tels propos avaient été tenus, on se serait arrangé pour les prononcer hors de ma présence : ce serait tout de même un peu maladroit de dire cela devant un inspecteur des finances ! Ma réponse est donc claire : non, je n'ai pas été confronté à ce type de situations.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. François Pillet.

M. François Pillet. - À vos yeux, est-il possible de résoudre ou tout au moins d'atténuer ces phénomènes d'évasion fiscale sans attenter au sacro-saint principe de la liberté des conventions, au moins à l'échelle européenne ? En d'autres termes, ne faut-il pas des barrières juridiques fortes ?

Il y a quelques instants, vous avez évoqué la fiducie. Si on met un terme aux effets de la fiducie, le droit étant, selon je ne sais quel penseur, une merveilleuse école de l'imagination, on trouvera un autre moyen ! À un certain stade, ne faut-il pas mettre un terme à la liberté des conventions et à l'imagination juridique ?

M. Philippe Jurgensen. - Monsieur le sénateur, mettre un terme à la liberté des conventions, ce serait tout de même aller loin ! Toutefois, comme dans le domaine financier en général, il me semble nécessaire d'organiser une régulation efficace et renforcée. Dans ce cadre, vous avez tout à fait raison de considérer que cette régulation devrait être mise en oeuvre à l'échelle européenne : ce n'est pas moi qui vous dirai le contraire : je préside moi-même une ONG européenne ! Bien sûr, nous sommes toujours plus efficaces lorsque nous arrivons à agir à l'échelle communautaire.

Sur ce sujet comme sur bien d'autres, toute la question c'est : si l'Europe ne souhaite pas agir, faut-il que la France renonce également, puisque l'Europe ne veut rien faire - prenez l'exemple de la taxe carbone, ou de la taxe sur les taxations financières - ou bien doit-elle agir seule pour montrer l'exemple ? Voilà la difficulté. Bien évidemment, je préférerais, et de loin, que l'action puisse être organisée à l'échelle européenne ; à mes yeux, dans ce domaine, il est véritablement possible d'accomplir des progrès au niveau communautaire, tous ensemble, quitte à compléter les dispositifs adoptés par des actions nationales.

Tout le monde, en Europe continentale en tout cas, est très sensible aux questions que vous évoquez au sujet de la fiducie. Néanmoins, elles relèvent de la culture anglo-saxonne et non de la culture continentale. Or l'Union européenne inclut la Grande-Bretagne, qui est extrêmement influente, y compris dans le collège des commissaires européens. Ce n'est donc pas facile ! Vous le savez bien, les Britanniques ont toujours mené une politique européenne d'entrisme, qui est souvent plus efficace que la nôtre : ils exercent donc une grande influence.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens aux propos que vous avez tenus au début de votre exposé liminaire, relatifs à quelques difficultés quant à la fraude fiscale entre le GAFI et la France. Pourriez-vous préciser quelque peu ce point ?

M. Philippe Jurgensen. - Il n'y a pas de frictions entre le GAFI et la France.

M. Philippe Dominati, président. - En effet, vous avez souligné qu'une bonne note avait été attribuée à notre pays.

M. Philippe Jurgensen. - Tout à fait, monsieur le président : globalement, le GAFI a donné l'une des meilleures notes à la France. J'ai cité quelques points au sujet desquels cette institution nous demande d'être plus efficaces. Par exemple, elle souhaite voir renforcer les moyens de TRACFIN. Je suis bien d'accord, c'est évident ! En la matière, on se heurte toujours au même problème budgétaire. Parmi d'autres points relevés par le GAFI, j'ai cité le problème des avocats. Au demeurant, concernant la fraude fiscale, il me semble que le GAFI est en train de progresser dans la bonne direction pour ce qui est des personnes morales et du principe selon lequel la fraude fiscale doit bien être rattachée à la lutte contre le blanchiment. Ce sont des points sur lesquels nous sommes tout à fait en accord avec cette organisation.

Si j'avais une recommandation à formuler concernant le GAFI, ce serait celle-ci : il est, à mes yeux, assez dommage que le Trésor y participe seul. Il est bon et normal qu'il représente la France, mais, à mon sens, il devrait être accompagné de TRACFIN et peut-être du COLB, qui sont les opérateurs concrets.

Durant bien des années, j'ai siégé au sein de l'instance que l'on nommait alors le Comité monétaire européen, où c'était ainsi : y figuraient à la fois le Trésor et la Banque de France, en quelque sorte le théoricien et le praticien.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je peine quelque peu à comprendre comment on peut affirmer que les banques et les assurances jouent le jeu de la déclaration. Sur quelles bases vous appuyez-vous pour l'affirmer ?

M. Philippe Jurgensen. - Sur des bases très précises, monsieur le rapporteur.

Tout d'abord, le nombre de déclarations de soupçon émises a beaucoup crû ces dernières années, pour atteindre aujourd'hui un niveau réellement important.

Ensuite, ces déclarations de soupçon ne sont pas simplement transmises par quelques banques mais par tout le monde. Certes, on observe des inégalités : j'ai siégé pendant six ans à la Commission Bancaire, et nous avons effectivement adopté un certain nombre de sanctions, plusieurs dizaines à l'encontre d'établissements qui soit n'émettaient aucune déclaration, soit en rédigeaient de très mal conçues, soit ne s'étaient pas organisées pour former leurs agents et surveiller cette activité. On retrouve là la nécessité d'accéder à la déclaration elle-même et pas seulement aux données relatives à l'existence de déclarations.

Globalement, ces sanctions ont permis de remettre tout le monde dans le rang.

Par ailleurs, aussi bien chez les banquiers que chez les assureurs, les contrôles de l'ACP sont très approfondis en matière de lutte contre le blanchiment. Si vous étudiez les rapports, vous constatez que l'on regarde absolument tout : les agents bénéficient-ils d'une formation adaptée ? Y a-t-il une personne à qui s'adresser pour tirer le signal d'alarme ? La vérification d'identité est-elle bien systématique ? Conserve-t-on bien les pièces nécessaires ? Recherche-t-on les bénéficiaires effectifs ? La vigilance est-elle adaptée aux risques ?... L'ACP étudie tous ces domaines de manière extrêmement détaillée.

Ce qui serait souhaitable, c'est que le contrôle soit aussi approfondi dans les autres professions ; on en est très loin.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. - En tant que membre de la commission des affaires étrangères, je suis plutôt spécialisée dans les pays du Golfe. Comment concevez-vous une amélioration du contrôle des transactions en argent liquide conclues par des étrangers qui viennent en France ? C'est tout de même un véritable problème. Ces ressortissants étrangers ne sont pas exactement tenus aux mêmes règles. Y voyez-vous une difficulté supplémentaire ? Comment appréhendez-vous ce sujet ?

M. Philippe Jurgensen. - C'est effectivement une difficulté parce que les pays que vous évoquez ont de très gros moyens, encore plus avec la hausse actuelle des cours du pétrole : ils sont souvent accueillis à bras ouverts par les pouvoirs politiques ; lorsqu'ils viennent pour apporter du capital à une entreprise en difficulté, nous sommes bien contents de les trouver, et la tentation d'être tolérant existe.

Cela dit, dans ce domaine, on observe fort heureusement une très grande séparation des pouvoirs. Il faudrait que vous demandiez confirmation à Jean-Baptiste Carpentier mais, à ma connaissance, il n'arrive jamais que des ministres disent : « Vous devez fermer les yeux sur les agissements de tel ou tel émir du pétrole. » Mais, bien sûr, cela reste un risque.

C'est à ce titre que la notion de « personne politiquement exposée » est particulièrement importante. Sans que les acteurs concernés le sachent, si des opérations douteuses sont réalisées par une personne politiquement exposée ou par des membres de son entourage, elles feront l'objet d'un suivi particulier, étant donné que l'on considère qu'elles nécessitent un degré de vigilance plus grand. La réglementation française opère déjà cette distinction, en séparant trois niveaux : vigilance normale, vigilance atténuée ou vigilance plus forte. Dans ces cas précis, une vigilance plus forte sera exercée et, si des opérations bizarres ou inhabituelles sont constatées, on les déclarera.

Par exemple, une banque ne doit normalement pas recevoir un dépôt en liquide considérable sans identifier clairement la personne et sans se renseigner sur l'origine des fonds. Et, lorsque l'ACP mène des contrôles, elle s'assure que l'identité a bel et bien été vérifiée et que des indications ont été recueillies quant à l'origine de l'argent.

À ce titre, je souligne que recueillir des indications n'est pas tout à fait la même chose que contrôler la réalité des déclarations faites : c'est là que des difficultés peuvent surgir.

Mme Nathalie Goulet. - De fait, un certain nombre de ces pays financent également certaines activités sur le territoire national, qui ne se limitent pas à l'achat de l'hôtel Lambert ou à des opérations de cet ordre : on observe également des activités sociales dans un certain nombre de secteurs.

Je souhaite par ailleurs vous poser une question connexe. Un livre vient de paraître au sujet de l'argent des dictateurs. Avez-vous centralisé l'information quant aux fonds ou aux comptes bancaires d'un certain nombre de responsables politiques étrangers ? Prenons l'exemple de feu le colonel Kadhafi : sait-on, en France, quels sont les comptes qu'il a ouverts ? Ces informations sont-elles centralisées quelque part ? On s'est heurté à ce problème avec les fonds irakiens qui avaient été gelés en France. Un certain nombre de comptes ont été identifiés mais on m'a signalé - je souhaite que vous me le confirmiez - que la connaissance des fonds détenus en France par des dirigeants étrangers ne fait pas l'objet d'une centralisation.

M. Philippe Jurgensen. - De fait, une telle centralisation n'existe pas. En revanche, nous menons un suivi plus vigilant, comme je vous l'ai indiqué, étant donné qu'il s'agit de personnes politiquement exposées. Je n'ai pas connaissance d'un recensement général des avoirs des dictateurs.

De surcroît, sont menées des opérations de gel des avoirs, le cas échéant : par exemple pour l'Iran, pour l'Irak et en ce moment pour la Syrie, des dispositions spécifiques sont adoptées. Mais encore faut-il que ces mesures soient décidées à l'échelle internationale et relayées au niveau français,...

Mme Nathalie Goulet. - ... et que ces fonds aient été identifiés ! De fait, à l'heure actuelle, le problème se pose avec le conseil national de transition libyen, le CNT. Un certain nombre d'avoirs ont été identifiés et gelés ; les membres du CNT prétendent que la Libye détenait d'autres avoirs, notamment sur le territoire français. Simplement, ces informations n'ont pas été centralisées. À vos yeux, s'agit-il d'une bonne idée de créer un registre centralisant les informations relatives aux avoirs des dictateurs étrangers en France ? Du reste, le concept de « dictateur » est une réalité éminemment variable : d'aucuns sont dictateurs un jour et ne le sont plus le lendemain ; c'est une notion très provisoire !

Quoi qu'il en soit, pour ma part, je suis ennuyée de constater qu'aucune centralisation n'est opérée alors que le système actuel est assez contrôlé. À l'heure de Big Brother, je suis un peu surprise que l'on ne puisse pas concevoir qu'il pourrait être utile de disposer de ces informations centralisées concernant ces personnes particulières.

M. Philippe Jurgensen. - Madame la sénatrice, je comprends bien le souci que vous exprimez. Toutefois, un tel objectif me semble assez difficile à atteindre, étant donné qu'il suppose un jugement a priori pour déterminer qui est dictateur ou non. Ce n'est pas évident :...

Mme Nathalie Goulet. - Il y a un ministère des affaires étrangères en France :

M. Philippe Jurgensen. - ...prenons l'exemple de l'évolution récente du Sénégal. On a eu l'impression qu'Abdoulaye Wade dérivait très loin dans le mauvais sens et, en définitive, la situation s'est apaisée ; les apprentis dictateurs soupçonnés ne se confirment pas toujours.

Pour citer un exemple plus concret, les avoirs de V. Poutine et de sa famille doivent-ils être spécialement recensés ? Poutine, légalement élu, est-il un apprenti dictateur ou non ? Il est vraiment très difficile de répondre à cette question et surtout de demander aux autorités financières de porter ce jugement. En tout cas, celles-ci s'en sont toujours défendues. Au cours des réunions, j'ai toujours entendu dire : « Attention, ce n'est vraiment pas à nous de le dire, c'est au Quai d'Orsay, c'est au Gouvernement, ce n'est pas aux financiers. »

Cependant, à mon sens, un registre récapitulatif général de tous les avoirs des supposés dictateurs,...

Mme Nathalie Goulet. - Non, des avoirs étrangers ! Oubliez la notion de dictateur.

M. Philippe Jurgensen. - ... va très loin. Il serait sans doute préférable de suivre jusqu'au bout la voie que le GAFI parcourt en ce moment : élargir la liste des personnes politiquement exposées et, sans doute, accroître également le degré de vigilance systématique concernant ces dernières.

Je le répète, un registre général serait tout de même assez attentatoire aux libertés, et difficile à gérer qui plus est.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois. - Monsieur Jurgensen, je souhaite vous poser une question de nature plus politique, philosophique si vous préférez, puisqu'elle est non partisane dans son esprit.

Après vous avoir écouté attentivement, j'ai remarqué toutes les carences administratives - ce n'est pas du tout une critique que je formule à l'égard de l'administration à laquelle vous appartenez - mais aussi les carences légales que vous avez pu évoquer, en déplorant une législation trop imprécise dont nous disposons face à des situations excessivement complexes à régler ou à gérer.

Vous avez employé un terme qui m'a frappé, « l'entrisme anglo-saxon », et plus particulièrement britannique. Il est vrai que les Britanniques n'ont pas été les premiers à prendre part à la construction européenne. Ils n'en demeurent pas moins très influents au sein de l'Union européenne. Vous l'avez souligné, et je crois que nous partageons cette analyse.

Certes, on peut améliorer la législation fiscale française, tenter de faire évoluer les pratiques de nos compatriotes et le regard qu'ils portent sur la fiscalité. Certes, la situation s'est améliorée en la matière, comme vous l'avez relevé, mais ces relents persistent, ainsi que certaines attitudes passéistes déterminant encore des comportements qui ne vont pas dans le sens de l'objectif visé par notre commission : de fait, nous menons une enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs, ainsi que sur leurs incidences fiscales.

Ma question philosophique ou, je le répète, politique non partisane est la suivante : n'avez-vous pas le sentiment que, dans cette situation, un pays comme le nôtre, qui s'est construit et continue à se construire autour d'un État - ce qui n'est pas le cas de la Grande-Bretagne et encore moins des États-Unis - est victime parce qu'il n'a pas les armes, les comportements, les attitudes lui permettant d'opérer les choix nécessaires, parce qu'il n'a pas cette culture d'entrisme que vous avez évoquée il y a quelques instants ?

Vous avez employé ce terme dans un sens à la fois très réel et très actif : cet entrisme, n'est-ce pas un peu aussi ce qui nous manque pour faire évoluer la situation de notre pays, pour défendre mieux ses intérêts, sans pour autant modifier la législation et les comportements ?

Je vous citerai un petit exemple, que j'ai découvert ce week-end dans la presse : vous savez que les Britanniques et les Allemands ont négocié avec les Suisses un forfait d'imposition fiscale. Les Britanniques ont négocié et accepté, ce qui prouve que les termes de l'accord leur convenaient. Ils l'ont cosigné. Les Allemands - c'est assez intéressant - l'avaient tout d'abord accepté mais, sous l'effet d'une pression politique très forte de leur opposition, ils sont revenus sur leur signature. Et j'ai découvert dans Les Échos de vendredi, si ma mémoire est bonne, que, en l'espace de quarante-huit heures, le taux d'imposition exigé par les Allemands avait augmenté assez considérablement ! Et les Suisses ont accepté. Pour ma part, si j'étais à la place des Britanniques je me poserais des questions.

On pourrait multiplier les exemples ; toutefois, considérant ce cas connu, ne croyez-vous pas que nous devrions cultiver un entrisme « à la française », en l'intégrant dans notre culture nationale, laquelle est fondée sur la construction d'un État et la défense de ses intérêts ?

M. Philippe Jurgensen. - Monsieur le sénateur, vous posez là une question très difficile. Je commencerai par le dernier point que vous avez évoqué, à savoir les conventions conclues par l'Allemagne et la Grande-Bretagne avec la Suisse. On peut véritablement, me semble-t-il, beaucoup hésiter en la matière.

Nous ne sommes pas dans une situation financière facile, et on peut se dire, comme les Allemands - je laisse de côté le cas anglais - : « Nous souhaiterions bien retrouver les fraudeurs et les taxer mais, après tout, si on nous propose de les taxer à notre place et de nous verser des sommes considérables chaque année, c'est toujours bon à prendre ! » Voilà un premier raisonnement que les Allemands ont suivi même s'ils sont revenus à la charge pour obtenir un montant plus élevé.

L'autre raisonnement, celui que suit la France jusqu'à présent, revient à considérer qu'en acceptant un tel compromis, on légitime en réalité la fraude fiscale. De fait, pourquoi refuser de déclarer les noms des contribuables, si ce n'est pour maintenir les fraudeurs à l'abri ? Ainsi, ce serait un peu vendre son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Le problème c'est que, dans notre situation budgétaire, le plat de lentilles est plutôt appétissant, si je puis m'exprimer aussi familièrement !

Ainsi, je suis personnellement très partagé : il y a, d'une part, la morale fiscale internationale et, de l'autre, le moyen de se sortir du problème, plutôt mal que bien certes, mais avec une imposition concrète.

Il est vrai que, comme le souligne le ministère des finances, de semblables conventions ont l'air de rapporter beaucoup au début, mais, étant donné que l'on continue à protéger les fraudeurs en maintenant le secret, leur rendement diminuera assez rapidement. De fait, on peut soupçonner que les Suisses ne feront pas tout leur possible pour détecter tous les contribuables qui devraient être imposés et verser les 29 % à 41 % prévus par l'accord.

Je le répète, je reste très partagé sur ce sujet et je comprends que l'on hésite.

Je reviens à votre premier point : comment faire de l'entrisme nous-mêmes ? Bien sûr, j'ai évoqué l'entrisme britannique, très efficace au sein des institutions européennes, mais nous ne sommes tout de même pas si mauvais que cela, il ne faut pas exagérer !

À mon sens, le reproche principal que l'on peut adresser à la politique française, c'est le suivant : certes, nous nous battons beaucoup et bien pour les grands postes, les présidences d'organismes - nous avons d'ailleurs connu des succès extraordinaires en la matière : à certaines périodes, presque tous les grands postes internationaux étaient trustés par des Français ! - nous ne nous débrouillons donc pas si mal que cela, et, en Europe, nous avons toujours occupé une place importante au plus haut niveau. Mais, ce qui manque cruellement, c'est la présence aux échelons inférieurs.

Or, comme l'Union européenne recourt de plus en plus à la promotion interne, elle ne peine à recruter des directions et des directeurs généraux français, puisque l'on compte relativement peu de Français parmi les chefs d'unités et même parmi les hommes de base. C'est à ce niveau qu'il faut entrer. Pour cela, il faut aménager les carrières de ces personnels, leur accorder des avantages, comme les Britanniques le font très bien et comme nous ne savons pas du tout le faire. Il faut que les carrières soient organisées pour qu'il soit normal et favorable de passer un certain temps à Bruxelles. Ensuite, ou bien on est promu pour devenir l'un des directeurs importants, ou bien on réintègre son administration d'origine et on mène une autre carrière. Ce système-là, plus à la base qu'au sommet, est mal organisé, et les Britanniques sont certainement plus efficaces que nous en la matière.

Reste un autre sujet qu'il me faut évoquer, celui de la langue. Vous savez à quel point le français a reculé à Bruxelles ; en voici l'aspect le plus symbolique : jusqu'à il y a quelques années, les conférences de presse de Bruxelles avaient lieu en français. Depuis, on est passé à l'anglais. Aujourd'hui, 80 % des textes publiés sont rédigés en anglais : les textes rédigés en français sont devenus très minoritaires, les documents rédigés en allemand encore davantage.

Voilà des batailles successives que les gouvernements de tous bords ont perdues et qu'il était probablement difficile de gagner : mais cette évolution accroît l'influence des Britanniques, et il ne faut pas croire que les Anglo-saxons sont toujours honnêtes en la matière. Combien de fois m'est-il arrivé, au cours de réunions internationales qui, naturellement, ont lieu en anglais, d'entendre les Anglais ou les Américains dire : « Attendez, je vais vous indiquer ce que signifie ce texte, puisque c'est ma langue maternelle ». C'est absolument scandaleux du point de vue de l'équilibre des négociations internationales !

La langue est un atout énorme. Elle aide à forger les modes de pensée, relisez Orwell. Malheureusement, nous avons perdu l'influence prédominante du français, au profit d'une influence prédominante de l'anglais. Voilà pour l'entrisme.

Pour ce qui concerne la législation fiscale, il me semble qu'il est possible de l'améliorer en France, même si elle ne progresse pas suffisamment en Europe et dans le monde : il faut agir sur tous les plans à la fois, à l'échelon mondial à travers le G20, le GAFI, etc., à l'échelon européen et à l'échelon français.

Si par exemple on examine les divergences avec certaines professions quant au blanchiment et la fraude fiscale, je souligne que nos interlocuteurs peuvent parfois utiliser des ambigüités apparentes des textes : c'est ainsi qu'un article du code monétaire et financier évoque « les sommes qui proviennent de la fraude fiscale ». Pour les professions, cette phrase signifie que la fraude fiscale diffère du blanchiment. Alors que le Trésor et TRACFIN considèrent que l'opération sous-jacente doit être dénoncée au même titre que le mouvement de capitaux qu'elle recouvre. Il est très probablement possible d'améliorer le texte et de le clarifier en en modifiant la rédaction, puisqu'elle prête à interprétation sur les mots. Pour cela, nous n'avons pas besoin d'un blanc-seing européen ou mondial ; voilà une mesure que nous pouvons tout à fait adopter au niveau franco-français.

Des possibilités d'amélioration existent donc ; comme je l'ai déjà souligné, ces mesures ne résoudront pas tout, mais elles peuvent tout de même améliorer la situation, utilisons-les !

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. - Il me semble que, depuis le temps que le français recule, les Français auraient pu apprendre l'anglais ! C'est tout de même une constante que notre très grande paresse à progresser dans cette matière, bien que des efforts aient tout de même été accomplis...

Monsieur Jurgensen, concernant les fichiers je suis personnellement favorable à la centralisation des informations, et je songe à ce titre à la réglementation américaine, qui ne cesse de se renforcer s'agissant de l'évasion fiscale des citoyens américains. À vos yeux, pourrions-nous, à un moment ou à un autre, étudier de plus près cette législation américaine, qui a de nouveau sévi cette semaine ? Un certain nombre de dispositions ont encore été adoptées, et vous savez très bien qu'aucun citoyen américain ne peut ouvrir un compte à l'étranger sans qu'une information remonte à un fichier central.

Je ne reviendrai pas sur l'épisode des Américains titulaires de comptes en Suisse, mais la situation devient strictement similaire pour ceux d'entre eux qui disposent de comptes dans les autres pays. Les pressions politiques sont telles que les citoyens américains qui tentent de frauder le fisc sont tout de même plutôt kamikazes et hésitent, compte tenu des sanctions et des conséquences extrêmement dommageables que peuvent entraîner leurs actes ! Cette réglementation n'empêche pas les citoyens américains d'amasser des fortunes colossales et de vivre sans frauder, tout en respectant, en tout état de cause, une législation extrêmement sévère et contraignante.

M. Philippe Jurgensen. - Tout d'abord, pour ce qui concerne la nécessité d'apprendre l'anglais, vous avez tout à fait raison. Pour ma part, j'ai eu la chance d'être élevé pendant trois ans en Amérique, parce que mon père était diplomate. L'anglais ne m'a donc jamais posé problème, mais il est vrai que cette langue gêne bon nombre de nos compatriotes, et, à mes yeux, il est essentiel d'apprendre l'anglais le plus tôt possible. Certes, on a introduit l'anglais dès l'école primaire, mais compte tenu de la manière dont cette langue est enseignée, je crains que ces cours ne servent guère à nos enfants ! On constate en effet une réticence du corps enseignant et des professeurs des écoles, tout simplement parce que ces derniers eux-mêmes n'ont pas toujours appris l'anglais et parce qu'il est difficile pour eux de l'enseigner. Toutefois, on doit pouvoir trouver des solutions.

À mon sens, il est essentiel qu'un enfant sorte de l'école primaire en étant à l'aise avec l'anglais, qu'il aura de toute manière besoin de pratiquer au cours de son existence. De même, on devrait apprendre aux élèves à taper à la machine, parce qu'ils passeront leur vie à taper sur un clavier d'ordinateur et non à écrire à la main en traçant de belles lettres. Mais c'est un autre sujet.

Concernant les États-Unis, il faut savoir que la législation américaine, qui est effectivement et à juste titre sévère pour la fraude fiscale de ses citoyens, l'organise par ailleurs en permettant aux sociétés exportatrices, et dans un but de soutien au commerce extérieur - mais enfin la fin ne justifie pas les moyens ! - de déclarer leurs bénéfices aux Bermudes, aux Caïmans, etc. pour échapper à la taxation américaine. C'est l'État lui-même qui organise la fraude fiscale, c'est tout de même sidérant ! Voilà un système que nous dénonçons depuis des années, qui a été quelque peu atténué, mais qui persiste. Les États-Unis ne sont donc pas un modèle à cet égard.

En revanche, il est vrai que les Américains disposent d'un outil qui est sans doute précieux, c'est le principe d'imposer leurs ressortissants nationaux à travers le monde entier. À mon sens, l'idée de mettre en oeuvre une disposition similaire pour les citoyens français mérite d'être examinée.

Cependant, il est vrai que nous n'avons pas la même puissance mondiale que les États-Unis, qui arrivent à tordre le bras aux Suisses plus facilement que nous ! Ce n'est pas pour autant une raison pour s'abstenir et, sans en faire un principe général, une fiscalité fondée sur la nationalité plutôt que selon un pur critère de territorialité apporterait certainement des avantages dans la lutte contre la fraude et contre l'évasion, qui, pour l'heure, est légale puisqu'elle consiste à utiliser la lettre des textes, et leurs lacunes, contre leur esprit.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Voici une dernière question sur le sujet : les commissaires aux comptes sont-ils assujettis à l'obligation de déclaration de soupçon ?

M. Philippe Jurgensen. - Oui.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Et, dans vos fonctions, êtes-vous conduit à contrôler la manière dont les comptes sont certifiés, notamment pour les entreprises qui disposent d'entités dans les paradis fiscaux ? Je songe notamment à la question des prix de transfert.

M. Philippe Jurgensen. - La question des prix de transfert est extrêmement difficile. C'est le moyen principal de délocaliser les bénéfices et, en même temps, ce procédé est extrêmement ardu à contrôler. Il faudrait étudier la comptabilité analytique de chaque entreprise pour déterminer si les prix sont facturés comme il faut.

Effectivement, ce devrait être le rôle des commissaires aux comptes. Toutefois, je ne suis pas certains que ces derniers aient les moyens et la volonté d'exercer pleinement cette attribution, qui est dans l'esprit de leur activité mais ne leur est pas expressément confiée par les textes, et c'est vrai que cette tâche serait extrêmement difficile. Parallèlement, si vous ne contrôlez pas les prix de transfert, la localisation des bénéfices peut continuer à s'orienter là où elle arrange l'entreprise et, du coup, toutes les autres mesures que l'on met en oeuvre pour tenter de saisir leur substance bénéficiaire sont effectivement gravement compromises.

C'est donc un problème dont la solution est loin d'être évidente. Actuellement, les commissaires doivent s'assurer que les comptes sont sincères, ce qui incorpore la mission de vérification du prix du transfert dans une certaine mesure, mais s'ils ne constatent pas de fraude voyante en la matière, ils ne sont pas, à mon sens, conduits à s'en préoccuper.

En revanche, les commissaires aux comptes doivent respecter des obligations spécifiques en matière de lutte contre le blanchiment ; ces obligations sont contrôlées par l'autorité de contrôle de la profession, qui se heurte aux problèmes que je vous ai signalés mais vérifie tout de même leur respect.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, monsieur Jurgensen, de cette audition très complète.

Audition de M. Michel Fontaine, syndicat CGT-Finances publiques

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Michel Fontaine, du syndicat CGT-Finances publiques.

Je vous rappelle, monsieur, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal. En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Michel Fontaine prête serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Mes chers collègues, je vous propose de débuter l'audition par l'exposé liminaire de M. Michel Fontaine, puis de la poursuivre par les questions du rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de notre commission d'enquête. Vous avez la parole, monsieur Fontaine.

M. Michel Fontaine, syndicat CGT-Finances publiques. - La CGT-Finances publiques remercie la commission d'enquête de l'avoir sollicitée pour intervenir sur ce sujet qui nous tient à coeur à un double titre : d'une part, en tant qu'agents de la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, puisque c'est notre travail ; d'autre part, en tant que citoyens, bien sûr. De fait, vous ne vous étonnerez pas que nos propos s'inscrivent dans une perspective syndicale. C'est notre raison d'être et c'est de cette façon que nous analysons ces questions.

Je voudrais d'abord rappeler que le G20, au cours du sommet qui s'est tenu à Pittsburgh, avait pris acte des travaux du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales et s'était félicité d'un certain nombre de propositions ainsi que de l'évolution notamment des applications des normes OCDE.

Cela dit, tout le monde le sait, à partir du moment où les accords entre paradis fiscaux étaient validés, il y avait loin « de la coupe aux lèvres », loin entre les affirmations, qui, de notre point de vue, relevaient, pour beaucoup d'entre elles, de l'affichage ou de la communication, et la réalité d'une lutte organisée et structurée contre les paradis fiscaux.

Ce même Forum mondial avait relevé, dès 2009, que les banques jouaient un rôle significatif dans le développement des stratégies fiscales mises en oeuvre par les grandes multinationales et les personnes à très hauts revenus. Selon nous, c'est l'une des causes de la financiarisation excessive de l'économie et de la crise financière.

Aussi, nous partageons le souci de la commission : lutter contre les paradis fiscaux, c'est aussi travailler à une résolution de la crise financière.

J'aborderai très brièvement quatre thèmes.

Premièrement, l'évaluation de la fraude. Bien entendu, cette question est sujette à controverse, elle est très complexe et personne n'est d'accord sur les chiffres. En 2007, le Conseil des prélèvements obligatoires estimait que le montant de la fraude était compris entre 20 et 25 milliards d'euros. L'OCDE et la Commission européenne, quant à elles, raisonnent en points de PIB et évaluent cette fraude à 2 % ou 2,5 % du PIB, ce qui constitue une estimation, beaucoup plus importante.

La fraude à la TVA, quant à elle, quelle que soit la formule retenue, est estimée à environ 10 milliards d'euros, à tous les niveaux.

Cette problématique de l'évaluation reste donc entière. C'est pourquoi nous proposons que l'évaluation de la fraude fiscale et, évidemment, celle qui a trait à l'évasion des capitaux, fassent l'objet d'un suivi annuel de la part des commissions des finances du Parlement. Il n'est pas possible de se contenter, de temps à autre, des avis d'experts, même si le travail du Conseil des prélèvements obligatoires, tout à fait intéressant, a eu le mérite d'être le premier du genre. Ce travail-là devrait être poursuivi annuellement.

Par ailleurs, la méthode, qui est en fait une extrapolation des résultats du contrôle fiscal, soulève quand même un certain nombre de difficultés. Plus précisément, prenons l'exemple de l'article 57 du code général des impôts, qui est censé régir les prix de transfert. Rappelons que l'essentiel des redressements, des propositions de rectification y afférentes débouchent sur des transactions. On voit bien que la jurisprudence européenne a beaucoup fragilisé l'article 57, parmi d'autres. Extrapoler à partir de ces transactions et d'un certain nombre de données de cette nature, ne permet d'estimer que très approximativement le montant réel de la fraude.

Le législateur a complété cet article 57 par une obligation documentaire, tout manquement à cette obligation étant passible d'une sanction de 10 000 euros. Nous autres, agents, nous ne voyons pas bien comment une telle sanction pourrait gêner Apple, Microsoft ou d'autres encore, qui cantonnent leurs droits intellectuels en Irlande.

Se pose aussi la question de l'harmonisation. En Europe, les Espagnols, par exemple, ont étendu l'obligation documentaire à toutes les entreprises. À partir du moment où une entreprise réalise des opérations extérieures, elle est soumise à l'obligation de documentation relative au prix de transfert.

J'en viens maintenant à mon deuxième thème, la détection des procédés frauduleux. Tout le monde a pu lire l'article paru la semaine dernière dans Les Échos, sous la plume d'Hélène Rey, intitulé « Sur la piste de l'évasion fiscale », dans lequel elle décrit le dispositif consistant à détenir un portefeuille d'actions au Luxembourg tout en en percevant les dividendes en Suisse, et ce afin de bénéficier d'une exonération totale. La journaliste écrit ceci : « On peut légitimement se demander pourquoi il faut si longtemps avant que les gouvernements prennent des mesures sérieuses contre l'évasion fiscale. »

Ainsi, la presse économique évoque un procédé de fraude fiscale massive qui porte tout de même sur 4 500 milliards de dollars, ce qui n'est pas rien. Et que fait-on ?

Je veux maintenant dire un mot de la fraude sur les marchés de quotas de CO2. La Cour des comptes, dans son rapport publié en février, n'a pas eu de mots assez durs, si on lit bien entre les lignes, sur les dysfonctionnements survenus au plus haut niveau de l'administration de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). C'est tout de même assez étonnant ! De notre point de vue, ce ne sont pas les services qui sont en cause, puisque les personnels font ce qu'on leur dit de faire, mais la Cour des comptes met en évidence le flou pour le moins artistique qui a régné entre les cabinets ministériels, la CDC et les administrations financières.

La CGT, pour sa part, n'était pas favorable à la création d'un marché de quotas de CO2 ; nous étions plutôt favorables à une taxe. À partir du moment où l'on croit quasi religieusement en la vertu intrinsèque du marché - un marché, en l'occurrence, ne faisant de surcroît l'objet d'aucun contrôle, comme le souligne la Cour des comptes -, il est sans doute plus facile de voler 1,6 milliard d'euros en quelques mois dans les caisses de l'État, et peut-être moins dangereux, que de voler une Mobylette !

Au final, nous considérons que la pénalisation de la fraude fiscale demeure réellement problématique.

J'en viens à mon quatrième et dernier thème : la pénalisation. La Commission des infractions fiscales, chacun le sait, a été créée en 1977 par Valéry Giscard d'Estaing. Cette commission est calibrée, dimensionnée pour étudier mille dossiers par an. Depuis trente ans, l'administration fiscale prépare donc chaque année mille dossiers devant faire l'objet d'une procédure pénale ; ceux-ci sont transmis à la Commission des infractions fiscales, qui en retoque entre dix et vingt, cependant que les autres suivent leur cours.

En 2001 a été publié le rapport Strainchamps sur le fonctionnement interne du contrôle fiscal externe. Ce rapport montrait que la pénalisation de la fraude fiscale était sept fois plus importante en Allemagne qu'en France. C'est ce qui a fait dire au Conseil des prélèvements obligatoires, en 2007, et nous souscrivons tout à fait à cette analyse, que le passage par la Commission des infractions fiscales correspond au « choix d'une faible pénalisation des dossiers de fraude, qui reflète non seulement les choix de la DGI, mais aussi une anticipation de l'appréciation des juges ». Elle estimait que « le filtre de la Commission des infractions fiscales évite la multiplication des affaires pénales ».

C'est la raison pour laquelle la CGT-Finances publiques demande la suppression de cette commission. Est-il normal que les dispositions pénalisant la fraude fiscale se trouvent dans le code général des impôts et non dans le code pénal ? Dès lors qu'elle est un délit, la fraude fiscale, nous semble-t-il, devrait faire l'objet d'un traitement pénal devant la seule justice et non pas être soumise à ce filtre politico-administratif qu'est la Commission des infractions fiscales.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Tout d'abord, j'aimerais connaître l'appréciation globale que vous portez sur la manière dont sont organisés les services de l'administration française chargés de lutter contre l'évasion fiscale sous toutes ses formes.

Depuis plusieurs semaines maintenant, nous entendons les représentants de différentes directions ou services, et je commence à avoir le sentiment que beaucoup de monde travaille sur le sujet. Selon vous, tous ces agents sont-ils bien coordonnés ? Travaillent-ils harmonieusement ensemble et leurs tâches sont-elles bien réparties ? En d'autres termes, ce type d'organisation permet-il de produire un travail efficace et d'obtenir des résultats satisfaisants ?

Ces questions de base me « trottent dans la tête » depuis le début de nos auditions. On peut être parfois en droit de se demander s'il n'existe pas des chevauchements et des redondances. Quel est votre sentiment à ce sujet ? En tant qu'agent, auriez-vous des propositions d'amélioration à formuler ?

Ma deuxième série de questions porte sur un sujet que vous n'avez pas évoqué, mais que nous avons souvent abordé ici, à savoir la fameuse liste des 3 000 évadés fiscaux, révélée voilà quelques années. Quelle appréciation portez-vous aujourd'hui, en tant qu'agent, sur cet épisode et quel bilan en tirez-vous ?

Enfin, et ce sera ma troisième série de questions, vous parlez de la nécessaire harmonisation des législations entre les États de l'Union européenne. J'imagine qu'elle est indispensable et qu'elle doit même, selon vous, être renforcée. Quelles sont vos propositions en la matière ? Par ailleurs, en tant que membre d'une organisation syndicale, avez-vous des liens avec vos homologues des pays de l'Union européenne ? Menez-vous des travaux en commun sur ces sujets ? Agissez-vous collégialement ?

M. Michel Fontaine. - Pour répondre à votre première question, nous nous félicitons qu'un certain nombre de démarches volontaristes aient été entreprises depuis quelque temps. Je pense en particulier aux nouvelles procédures, qui, selon nous, vont dans le bon sens. Toujours est-il qu'un dispositif tel que celui de la « flagrance fiscale » est une véritable usine à gaz inapplicable. On peut compter sur les doigts d'une main les cas où il a été utilisé. Encore une fois, on est là dans une démarche de communication : on crée un outil censé réprimer une fraude fiscale, mais qui se révèle finalement inopérant.

On peut aussi évoquer la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF, dont la création va dans le bon sens. Depuis toujours nous réclamions une telle instance afin que la délinquance fiscale soit, dans certains cas, quasi judiciarisée. Voilà une dizaine d'années avait été évoqué - dans le rapport Strainchamps, me semble-t-il - un rapprochement de nos dispositifs avec ceux qui sont en vigueur en Allemagne : dans ce pays, c'est le juge fiscal - chez nous, il pourrait s'agir du pôle financier - qui est saisi au cours de la procédure de contrôle, dès lors que l'administration identifie un faisceau de présomptions de délit. C'est peut-être aussi pour cette raison que la judiciarisation des procédures est plus efficace en Allemagne. Je n'en connais pas le résultat in fine, mais, en tout cas, si l'on s'en tient aux questions de procédure, la création de la BNRDF va dans le bon sens.

Cela dit, la BNRDF ne peut agir qu'à partir du moment où elle a obtenu le « feu vert » de la Commission des infractions fiscales. Compte tenu de l'existence de ce filtre politico-administratif, comme le mentionnait le Conseil des prélèvements obligatoires, il n'y a pas grand-chose à attendre, de notre point de vue, de la BNRDF.

Mme Valérie Pécresse s'était félicitée que cette brigade soit composée, si je me souviens bien, de 17 agents, lors de sa création à la fin de l'année 2010. Aujourd'hui, j'ignore s'ils sont plus nombreux ; de surcroît, ils ont été prélevés sur les autres services. Quels résultats la brigade a-t-elle obtenus, notamment en termes de recouvrement ?

En tant que syndicat, nous demandons que les commissions des finances du Parlement suivent attentivement la mise en oeuvre des dispositifs votés par le législateur. Je pense en particulier aux articles réprimant la fraude fiscale internationale : il n'y en a pas cinquante, il y en a une dizaine ! Le Parlement est-il informé, chaque année, de la fréquence à laquelle ces articles sont utilisés, des montants proposés à la rectification et des montants recouvrés in fine ?

En 2007, le Conseil des prélèvements obligatoires expliquait qu'il avait rencontré des difficultés pour accéder à certaines informations. Il nous paraît être la moindre des choses que les élus puissent être informés, au fil du temps, de l'utilisation qui est faite de ces articles. C'est une chose de rédiger puis de voter des lois, c'en est une autre de les « mettre en musique ». Il nous semble que, dans ce domaine, des améliorations pourraient être apportées.

Vous connaissez l'histoire de la liste HSBC, fournie par les Allemands. Le problème c'est qu'en France, selon une jurisprudence constante, on ne peut travailler qu'à partir d'éléments licites - il se trouve qu'autrefois, j'ai eu à utiliser les articles L. 16 B et suivants du livre des procédures fiscales. Or il se trouve que les éléments en question ont été, semble-t-il, volés ou achetés, ce qui fragilise fortement les suites fiscales qui pourraient être données à la révélation de cette liste HSBC. C'est un vrai problème. La justice, à mon avis, devrait aborder différemment ces dossiers. Cela dit, cette question est bien plus large que celles que nous sommes amenés à traiter en tant que praticiens, en tant qu'agents, mais, je le répète, la jurisprudence aussi bien européenne que française limite l'action administrative. Pour autant, il semblerait que les Allemands n'aient pas tout à fait les mêmes soucis. Quels sont les outils dont ils disposent pour mener à bien ces dossiers ?

Pour répondre à votre dernière question, nous sommes favorables, depuis très longtemps, avec beaucoup d'autres organisations, comme les ONG, comme certains partis politiques, à cette harmonisation fiscale. Cela relève du bon sens ! Si l'on veut faire adhérer les peuples au projet européen, il convient d'harmoniser les prélèvements.

On peut évoquer, par exemple, le projet ACCIS, assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés. Cela fait dix ans que nous travaillons sur ce projet. Le problème, d'après ce que nous savons, c'est qu'ACCIS serait optionnel. Si tel est le cas, on ne voit pas pourquoi les grands groupes, qui usent et abusent des prix de transfert, opteraient pour ce dispositif, qui vise précisément à limiter les prix de transfert !

Nous suggérons quelques pistes de réflexion, avec par exemple la coopération renforcée. Les traités européens, que je sache, n'interdisent pas des coopérations renforcées en matière de fiscalité.

Autre piste : l'harmonisation fiscale en matière d'assiette - c'est l'objet d'ACCIS -en matière de quotité et en matière de procédure. L'harmonisation des procédures est problématique et c'est pourquoi le législateur devrait, selon nous, recourir à une sorte de benchmarking pour étudier ce qui se fait dans les autres États et voir de quelle façon les procédures répressives pourraient être efficacement harmonisées.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans le cadre des procédures engagées, quelle est la marge d'autonomie des agents chargés du contrôle, leur indépendance ? Avez-vous recueilli, dans un passé récent, le témoignage de collègues qui auraient été destinataires d'instructions, qui auraient fait éventuellement l'objet de pressions au cours de contrôles fiscaux ?

M. Michel Fontaine. - Pas à ma connaissance. Cela fait longtemps que je n'ai pas conduit de vérification de cette nature. Auparavant, en tant que vérificateur à la Direction vérifications nationales et internationales, la DVNI, je contrôlais des grandes entreprises. De même, j'ai agi dans le cadre de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales. Toutes ces procédures sont très délicates et il convient de les manier avec prudence. On peut penser que l'administration s'y emploie, et c'est heureux. En outre, en tant que praticiens, nous sommes très attachés à la sécurité des agents.

Si ce que vous évoquez existe, cela est évidemment informel. Autrefois, il m'est arrivé d'avoir affaire à des interventions de cette nature. Cela dit, elles sont plus ou moins codifiées. Ainsi, les interventions de nature politique sont gérées par le cabinet. Le vérificateur lui-même peut subir des pressions, mais il fait quand même sa vérification. Il a un interlocuteur, à savoir son chef de brigade, et travaille au sein d'une direction. Il doit pouvoir mener ses opérations de contrôle sereinement.

En ce qui me concerne, je n'ai pas eu connaissance, dans la période récente, de pressions de cette nature.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous des observations à formuler sur les conditions de la programmation du contrôle fiscal ? Si des priorités sont établies, vous paraissent-elles adaptées aux fraudes constatées ?

M. Michel Fontaine. - Les entreprises sont sélectionnées selon des critères essentiellement statistiques. Plusieurs outils informatiques ont été mis en place à cet effet. En tant que praticien, je considère que ces outils sont indispensables, mais rien ne remplace l'information, en particulier face à ce type de fraude tout à fait particulière.

La recherche d'informations requiert des services de recherche et des personnes à même de trouver des informations qui n'apparaissent pas forcément dans les statistiques. Or la révision générale des politiques publiques a eu pour conséquence perverse, parmi d'autres, de conduire au tout-statistique, avec des indicateurs qui sont assez éloignés des besoins réels de la recherche propre à certains types de fraudes.

Je vous livre ici plutôt le point de vue du praticien.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Les orateurs qui se sont succédé ont insisté sur la question des moyens dévolus à la lutte contre l'évasion fiscale sur l'ensemble du territoire. Pensez-vous que cela constitue un vrai problème, compte tenu de ce que vous avez évoqué, à savoir que les moyens techniques pourraient peut-être compenser, au moins partiellement, la disparition des moyens humains ?

À combien estimeriez-vous le nombre d'agents supplémentaires nécessaires pour assurer une efficacité optimale dans la lutte contre l'évasion ?

M. Michel Fontaine. - Je ne sais pas si j'ai été suffisamment explicite, mais, pour nous, il s'agit d'un tout : nous avons besoin d'outils de procédure, de technologie et, évidemment, de moyens humains, lesquels sont indispensables.

Je rappelle, vous le savez, car d'autres ont dû vous le dire avant moi, que 15 % des effectifs des ministères financiers ont disparu en quelques années, ce qui est catastrophique. Les services sont déstabilisés et la souffrance au travail n'est plus une légende dans nos administrations. C'est tout à fait regrettable.

Nous trouvons donc assez paradoxal que le rapport de la Cour des comptes publié en février dernier fasse état de dysfonctionnements importants, sans conclure à la reconstitution des effectifs humains.

Or nous avons besoin d'agents dans les services. En effet, les vérificateurs nous disent qu'il n'y a plus rien dans les dossiers. Évidemment, la tendance est à la dématérialisation des informations contenues dans les dossiers, mais cela n'est pas toujours suffisant. Certes, nous travaillons sur des statistiques, mais, en réalité, le contrôle se fait in fine dans l'entreprise ou chez le contribuable, ce qui nécessite des effectifs.

Nous considérons que les agents sont rentables à partir du moment où ils ont à leur disposition des outils procéduraux qui fonctionnent. Mais il faut au minimum remettre en place les services supprimés, sinon, ce sont les missions qui ne seront plus assurées.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Compte tenu de l'évolution des techniques d'évasion, de la sophistication extrême des procédés, des montages, est-ce que les agents disposent de formations adéquates, répondant bien à ces nouveaux enjeux ? Comment cet aspect de votre mission est-il géré ?

M. Michel Fontaine. - J'ai envie de dire que le niveau est assez inégal. Je viens de la Direction des vérifications nationales et internationales, la DVNI, où nous avions une formation en temps réel, dirais-je, qui était très importante, notamment sur le plan bancaire. Je me souviens que, dès la création du Marché à terme des instruments financiers, le MATIF, nous avions été formés.

Je ne sais pas s'il en est ainsi partout, mais il me semble quand même que tant la formation de base à l'École nationale des impôts que celle qui est dispensée dans les administrations financières de l'État en général, souffrent effectivement d'une certaine indigence en matière financière et bancaire, notamment. Je précise qu'il s'agit d'un point de vue personnel.

Encore une fois, la comparaison avec nos voisins allemands ne plaide pas en notre faveur, puisque les vérificateurs y sont titulaires d'un ingéniorat fiscal. Je ne sais pas exactement ce que ce titre recouvre, mais il me semble que cet exemple révèle, par comparaison, un vrai problème de formation de base et de formation continue dans notre pays. Je le répète, c'est un point de vue personnel.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. - M. le rapporteur m'a ôté ma question de la bouche, si j'ose dire, mais c'est souvent le cas, parce que, finalement, nous retombons toujours un peu sur les mêmes problématiques. Je vais donc peut-être un peu m'écarter de votre mission principale, mais j'aimerais avoir votre avis sur deux points. Je tiens d'ailleurs à dire en préambule que je trouve votre audition intéressante, car vous avez formulé certaines préconisations que la commission d'enquête pourra, le cas échéant, reprendre pour faire des propositions concrètes.

Tout d'abord, j'aimerais avoir votre avis sur les entreprises publiques ou celles qui perçoivent des subventions publiques, et qui ont des comportements fiscaux condamnables.

Par ailleurs, je voudrais savoir quel est votre sentiment - ce n'est pas forcément votre sujet de prédilection, mais je pense que vous devez avoir une idée sur la question - sur l'éventuel renforcement du droit des comités d'entreprise en matière d'alerte. Eh oui ! Je suis très sensibilisée au droit social, notamment aux prérogatives des comités d'entreprise, car j'ai été élevée à l'école de Maurice Cohen. À cet égard, j'ai quand même le sentiment que la procédure du droit d'alerte des salariés qui constatent un certain nombre d'opérations financières pouvant conduire soit à une faillite frauduleuse, soit à une évasion fiscale, n'est pas au point ou, tout du moins, que les comités d'entreprise ne disposent pas des moyens suffisants pour alerter légalement les pouvoirs publics en cas de menace. Or nous savons qu'en matière de délocalisations et de faillites, il y a quand même un certain nombre d'alertes et de signes prémonitoires.

M. Michel Fontaine. - Effectivement, ce sujet n'est pas de notre ressort, à nous, agents de la DGFIP, mais il s'agit bien d'une réflexion constante menée par la CGT au niveau confédéral.

D'une façon générale, nous pensons qu'il n'est pas normal que des marchés publics soient attribués à des entreprises, qu'elles soient publiques ou privées, dès lors que celles-ci ont des représentations directes ou indirectes dans les paradis fiscaux. Pour notre organisation, cela tombe sous le sens.

Il en va de même pour tout ce qui relève des subventions directes ou indirectes, lesquelles devraient faire l'objet d'un contrôle a posteriori au regard du cahier des charges et des engagements pris par l'entreprise.

À titre d'exemple, prenons le cas des LBO : quel salarié souscrira un LBO de son entreprise ? Aucun, je pense. Il s'agit en fait d'une financiarisation de l'économie, d'un démantèlement, qui aboutit aux délocalisations. À cet égard, nous avons rappelé, lors d'une audition à la Cour des comptes, il n'y a pas si longtemps, que le meilleur dispositif de lutte contre les LBO avait été adopté, encore une fois, par les Allemands, et de façon beaucoup plus réactive : il a été décidé de limiter la déductibilité des intérêts d'emprunt sur les prises de participation. Ce n'est pas très compliqué à faire ; nous le disons et l'écrivons depuis de nombreuses années. Si les Allemands ont moins recours au mécanisme du LBO et subissent moins de désagréments, d'ailleurs, au niveau bancaire, sur cette question, c'est parce que la déductibilité des intérêts d'emprunt est limitée.

Nous savons qu'une instruction de l'administration fiscale visant à limiter la déductibilité des intérêts d'emprunt est en cours de préparation en France. Elle est censée empêcher que la France serve de paradis fiscal pour des opérations externes, c'est-à-dire que les entreprises étrangères se servent en fait de la déductibilité en France pour acquérir des entités à l'extérieur. Mais il y a d'autres mesures à prendre, qui relèvent du bon sens. Agir plus tôt sur la déductibilité des intérêts d'emprunt aurait limité, de fait, les LBO et les ennuis qui en découlent.

Évidemment, la seconde question que vous avez posée est importante pour nous, à la CGT, en général. Il nous semble qu'il s'agit d'un problème démocratique majeur : à notre sens, les salariés doivent être impliqués dans la stratégie de l'entreprise.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. François Pillet.

M. François Pillet. - J'ai entendu avec beaucoup d'intérêt, surtout de la part d'agents ayant une expérience de terrain, que l'harmonisation fiscale était une priorité pour assurer l'efficacité de la lutte contre l'évasion.

Pour autant, puisque vous regretterez sûrement avec moi que ladite harmonisation n'arrive pas assez vite, pensez-vous que la France peut, dans sa « sphère franco-française », envisager dans ce domaine des mesures respectant les exigences de la realpolitik, c'est-à-dire qui ne seraient pas de nature à inciter à la fuite parfaitement légale des capitaux ? Par exemple, est-ce une bonne voie que celle suivie par l'administration américaine, c'est-à-dire d'appréhender l'universalité du revenu en fonction de la nationalité ? Ainsi, même si l'on est résident français à Singapour, on paierait l'impôt en France, sous toutes les réserves que vous connaissez. Est-ce une bonne solution ?

Peut-on vraiment, de manière franco-française, améliorer la situation ou prendre des mesures un peu plus protectrices contre l'évasion et la fraude, sans pour autant inciter à la fuite légale des capitaux, laquelle serait, semble-t-il, un peu à la mode depuis quelques semaines en France ?

M. Michel Fontaine. - Effectivement, c'est un peu la quadrature du cercle, puisque l'on veut ménager des intérêts inconciliables. Ainsi, il ne vous aura pas échappé, par exemple, que les Anglais ont décidé, voilà quelques semaines, de baisser le taux de leur impôt sur les sociétés à 15 %, voire à 10 % pour tenir compte des efforts en matière de recherche-développement, et ce dans le but de concurrencer l'Irlande.

Alors, que fait-on en France ? Le dispositif de l'exit tax, c'est toujours mieux que rien. La solution adoptée par les Américains de lier l'impôt à la nationalité est, de mon point de vue personnel, plutôt une bonne chose.

À mon sens, d'une façon générale, la conditionnalité, notamment environnementale et sociale, pour obtenir simplement des marchés, peut avoir des effets structurants. Évidemment, ce n'est pas la panacée, mais, à titre personnel, je pense qu'une telle mesure peut avoir un effet positif.

Maintenant, encore une fois, je pense que les dispositifs de coopération renforcée, dont on n'a pas encore vu la mise en oeuvre, devraient pouvoir être utilisés sur ces questions-là. Encore faut-il en discuter avec les uns et les autres. Or vous avez pu constater que les Allemands et même les Anglais ont récemment pris des engagements avec la Suisse sur le principe de la retenue à la source. C'est très inquiétant, car on ne voit pas comment la France peut faire dans ces conditions... Pour l'instant, il semblerait que la Commission européenne, la France, les États-Unis ne souhaitent pas s'engager sur cette voie avec les Suisses. Mais la situation n'est pas facile. J'avoue que je n'ai pas de solution définitive sur ces questions complexes.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois. - Les questions qui sont posées aux différentes personnalités auditionnées nous ramènent très souvent à la philosophie de la fiscalité telle qu'on la conçoit sur le territoire national. Comme vous le savez, elle est fondée sur la notion de résidence, c'est-à-dire de territorialité.

On entend parler ici et là, notamment dans le cadre de la campagne pour l'élection présidentielle, et ce dans toutes les formations politiques, de l'introduction progressive possible ou probable, à moyen terme, de la notion de nationalité dans l'imposition. Vous l'avez évoquée indirectement dans la réponse que vous venez d'apporter à mon collègue. J'aimerais connaître votre sentiment, en tant que syndicaliste, sur cette évolution vers une prise en compte accrue de la nationalité dans le droit fiscal.

M. Michel Fontaine. - Nous rejoignons la question précédente : c'est le point de vue américain !

M. Louis Duvernois. - Et dans le contexte franco-français ?

M. Michel Fontaine. - Je vais vous donner un point de vue personnel. Deux approches peuvent être envisagées : il y a la dimension philosophique, effectivement, qui peut poser un problème, notamment dans le cadre européen. Ensuite, il faut aborder la question sous l'angle de l'efficacité des outils que l'on met en place, dès lors que l'objectif poursuivi est de lutter contre la fraude fiscale et l'évasion des capitaux. Peut-on le faire par tous les moyens juridiques ? Je ne sais pas, mais il faut bien toujours garder à l'esprit le respect des personnes et des droits ; c'est du moins dans ce sens que nous sommes formés.

Par ailleurs, s'agissant du lien entre impôt et nationalité, les Américains ont constaté, par exemple, qu'un certain nombre de personnes changeaient carrément de nationalité pour échapper aux poursuites. Se pose alors la question du civisme fiscal. Un certain nombre de ressortissants français qui habitent en Suisse seraient-ils finalement gênés de changer de nationalité ?

M. François Pillet. - Après tout, c'est leur problème !

M. Louis Duvernois. - Nous devons aussi nous interroger sur l'avenir des 135 conventions fiscales, bientôt 136 avec celle qui est en cours de négociation avec l'Andorre, que la France a signées avec autant de pays.

M. Michel Fontaine. - Bien sûr, il faudrait renégocier toutes les conventions si une modification de cette nature intervenait.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens sur un élément que vous avez apporté, un peu en marge du débat. Votre confédération syndicale préconise, si j'ai bien compris, qu'aucun marché public ne soit attribué à une entreprise, publique ou privée, qui aurait une entité dans un paradis fiscal.

M. Michel Fontaine. - Bien sûr !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Est-ce que cette mesure a déjà été appliquée par une collectivité ? Si un tel dispositif était mis en application - je me fais l'avocat du diable ! -l'entreprise ne pourrait-elle pas contester l'attribution du marché en justice pour discrimination, auprès de la Cour de justice de l'Union européenne, par exemple ? Avez-vous connaissance d'une expérience de ce genre et que pensez-vous de ces possibilités de contestation ?

M. Michel Fontaine. - Je n'ai pas connaissance de cas précis, mais je sais que des élus ont pris des positions claires sur le sujet. Est-ce que cela donnerait lieu à des querelles juridiques ? Forcément, mais une telle évolution ne peut résulter que d'une volonté politique du Gouvernement de prendre à bras-le-corps de telles situations pour aller au bout du droit des citoyens à ce que l'impôt soit versé là où il doit l'être et que l'impôt soit payé par ceux qui doivent le payer. C'est aussi simple que cela. Il faut que tout le monde prenne ses responsabilités.

M. Philippe Dominati, président. - Pouvez-vous nous citer les exemples de collectivités territoriales ayant introduit cette condition dans les cahiers des charges applicables à leurs marchés publics ?

M. Michel Fontaine. - Je sais qu'elles l'ont annoncé à leurs concitoyens, ce qui n'est peut-être pas la même chose. Mais je l'ai entendu, en tout cas !

M. Philippe Dominati, président. - Mais vous n'avez pas d'exemple concret de mise en place d'un marché public avec cette disposition ?

M. Michel Fontaine. - Non, je n'en connais pas. Mais peut-être y en a-t-il.

M. Philippe Dominati, président. - Il aurait été intéressant de savoir si les prises de position étaient suivies d'effets juridiques. Enfin, peut-être y en a-t-il.

Il n'y a plus d'autres questions ?...

Monsieur Fontaine, je vous remercie de votre participation.

Audition de M. Bernard Salvat, directeur national des enquêtes fiscales

M. Philippe Dominati, président. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Bernard Salvat, directeur national des enquêtes fiscales (DNEF).

Monsieur le directeur, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relatif au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Bernard Salvat prête serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Je vois, monsieur le directeur, que vous avez apporté des documents pour illustrer votre exposé. Je vous en remercie. Je vous passe donc la parole pour la présentation de celui-ci. Vous répondrez ensuite aux questions posées par le rapporteur de la commission d'enquête, M. Éric Bocquet, puis par les autres membres de la commission.

Vous avez la parole, monsieur le directeur.

M. Bernard Salvat, directeur national des enquêtes fiscales. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai en effet prévu de projeter quelques documents pour vous présenter notre direction. Après cette présentation, je répondrai bien entendu à toutes vos questions.

La direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF) conduit essentiellement des missions de recherche, à la différence des autres organismes que vous avez pu auditionner jusqu'à présent, qui était peut-être plus tournés vers le contrôle fiscal. Notre organisation vise à collecter et à exploiter l'information. Nous faisons de la détection par différents procédés, dont le plus classique est l'« événementiel », où nous tirons les fils d'un événement qui se produit. Nous utilisons également des procédés plus modernes, comme l'informatique.

Nous conduisons aussi des opérations de recherche. Nous allons chercher l'information par une démarche réfléchie et volontaire. Lorsque nos enquêtes débouchent sur des soupçons de fraude, nous faisons des propositions de contrôle, qui sont dirigées vers des directions de contrôle. Il me semble que vous allez recevoir l'une d'entre elles, la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI). Nous collaborons également beaucoup avec la direction nationale de vérification des situations fiscales (DNVSF) qui travaille sur les gros enjeux liés aux personnes physiques. Nous alimentons aussi les directions de contrôle fiscal (DIRCOFI) implantées à l'échelle régionale.

La mention des plaintes (dans le support) concerne deux autres volets de notre activité.

Tout d'abord, nous alimentons en propositions la nouvelle brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF). Nous soumettons des dossiers, qui passent ensuite par le canal de la direction générale, à la commission des infractions fiscales (CIF). Cela aboutit au dépôt d'une plainte et à une instruction menée par cette brigade.

Le deuxième volet concerne les affaires que nous traitons par nous-mêmes. Il s'agit de la lutte contre les fraudes les plus graves, parmi lesquelles figure la fraude dite « carrousel » en matière de TVA. C'est une spécialité de la DNEF, puisque, comme nous allons le voir dans un instant, nous disposons de vérificateurs et de brigades pour mener ces opérations. En général, ces contrôles débouchent sur des poursuites correctionnelles, ou en tout cas sur des propositions souvent suivies d'effet.

La DNEF a une autre spécialité. Elle a le monopole, en matière fiscale, de la procédure dite du L. 16 B, du nom de l'article du livre de procédure fiscale, qui prévoit la possibilité de procéder à des visites domiciliaires autorisées par un juge. Le juge des libertés et de la détention nous accorde le droit de faire ces visites, durant lesquelles nous sommes accompagnés par des officiers de police judiciaire. Nous saisissons des pièces, dont nous faisons l'exploitation. Ensuite, nous les restituons et, enfin, les étapes de contrôle commencent. Voilà comment les choses se passent.

Enfin, nous produisons un tout petit peu de documentation. Je reviendrai plus tard sur ce point, puisqu'il figure dans le questionnaire.

Voici donc les grandes missions de la DNEF. Vous le constatez, il s'agit essentiellement d'exploitation d'informations, de renseignements et d'un tout petit peu de contrôle pour notre propre compte. En réalité, nous faisons surtout de la programmation pour les autres.

Quels sont nos moyens ? La DNEF n'est pas une très grosse direction, puisque nous comptons, depuis le 1er septembre 2011, 413 personnes. La légère diminution d'effectifs que vous pouvez observer sur le document ne doit pas être mal interprétée. En réalité, au cours des années retracées dans la courbe, nous avons transféré des emplois à TRACFIN qui, en contrepartie, nous envoie de l'information. Il s'agit donc plus d'une continuité de notre action que de suppressions d'emplois. Nous avons aussi transféré des emplois à la BNRDF, qui fait ce que nous ne pouvions pas faire dans certains créneaux. Il s'agit plus, là aussi, de prolonger la lutte différemment que de supprimer des emplois.

Les seules suppressions d'emplois auxquelles j'ai personnellement procédé ces derniers temps viennent du fait que notre système informatique allège les tâches de saisie. J'ai donc rendu trois emplois, ce qui me paraît naturel.

Nous n'avons donc pas désarmé la DNEF face à la fraude. On pourrait dire que nos emplois sont relativement stables.

En matière de moyens budgétaires, nous avons connu des années relativement stables. Cette année, ce n'est clairement pas le cas. Comme vous le savez, les finances publiques imposent des sacrifices aux administrations. Nous en avons supporté notre part, avec une diminution de 23 % de nos moyens de fonctionnement. C'est beaucoup, d'autant plus que les deux tiers, pratiquement, de nos frais de déplacement sont des frais de transport, lesquels ne cessent de croître avec la hausse du prix du carburant. La DNEF est donc très vertueuse. Nous essayons de faire beaucoup d'économies et de préserver le potentiel de lutte contre la fraude. Mais ce n'est pas gagné d'avance.

J'en arrive à la répartition des effectifs. Ne pensez pas que les services dits de direction sont des services purement administratifs. Ces services font beaucoup de travail juridique, notamment du contentieux. Ce très important travail juridique est mené sous des contraintes de qualité fortes, portant notamment sur les procédures de visite et de saisie. Nous visons le « zéro défaut ». Notre travail de révision est donc très important.

Les brigades nationales d'investigation (BNI), sont au nombre de six. Elles font de la recherche sur des secteurs particuliers, qui nous paraissent « fraudogènes ». Je vous en dirai un petit peu plus dans un instant. Ce sont des services d'enquête purs, qui se déplacent un peu moins.

Les brigades d'intervention interrégionale (BII), sont notre service de perquisition. Elles représentent le gros de nos effectifs. Six brigades sont implantées à Paris, et neuf en province, dans les grandes villes comme Lille, Rennes, Bordeaux, Toulouse, Marseille, où il y a deux brigades, Lyon, Strasbourg, Orléans. Les BII sont, si je puis dire, notre bras armé.

Les brigades d'intervention rapides, (BIR) sont au nombre de trois. Il s'agit de brigades de vérification, dans lesquelles travaillent des inspecteurs vérificateurs ainsi que des collaborateurs, des contrôleurs, qui les assistent.

Pour terminer, même si cela n'a pas beaucoup d'importance pour notre sujet d'aujourd'hui, il existe un service à part : la brigade de recherches systématiques (BRS) qui, en réalité, fournit des services de recoupement d'informations auprès des banques ou d'autres établissements, à notre destination comme à celle de tout un ensemble de services essentiellement parisiens.

Voilà la répartition de nos effectifs par grandes missions.

En ce qui concerne l'organisation des services, nous avons quinze brigades d'intervention interrégionale, qui mènent les perquisitions. Les 150 agents qu'elles comptent, de catégorie A et B, sont répartis par brigade d'une petite dizaine de personnes, encadrées par un cadre supérieur. Elles mènent un travail très juridique, contrairement à ce que l'on peut imaginer. Ce ne sont pas des cow-boys ! Ces personnes font un travail très juridique, car tout y est régi par des procédures. Il faut être très attentif, parce que les risques contentieux ou d'invalidation sont nombreux. Ce travail doit donc être très rigoureux.

M. Philippe Dominati, président. -.Une brigade compte donc une dizaine de personnes ?

M. Bernard Salvat. - Oui, environ ! En général, ils travaillent par binôme, un agent de catégorie A, et un de catégorie B. Ils n'ont pas de spécialisation régionale, bien que l'on essaie, pour des raisons d'économies, de les faire tourner autour de leur pôle de rattachement. Cependant, quand une nécessité se fait jour, ils peuvent très bien faire le trajet de Strasbourg à Marseille, ou l'inverse. Cela arrive assez souvent, d'ailleurs, quand on mobilise tout le monde pour de grandes opérations.

Les six brigades nationales d'investigation mènent des enquêtes. Leur travail s'apparente un peu à l'étude de dossiers, aux travaux de cabinet que l'on appelle les contrôles sur pièces. Mais, en réalité, la finalité n'est pas la même. Nous faisons de l'enquête, nous allons chercher de l'information. J'y reviendrai plus tard. Elles font ponctuellement un peu de production de documentation, ce qui était autrefois l'essentiel de leur travail. Depuis dix ans, nous avons diminué la production documentaire, parce qu'elle n'apportait pas d'intérêt opérationnel très grand. Nous avons donc préféré nous concentrer sur la recherche et la programmation, ce qui, en matière de lutte contre la fraude, du moins du point de vue de l'administration fiscale, est plus bénéfique. Elles comptent 70 agents de catégories A et B. J'y reviendrai sur un document particulier.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Qu'entendez-vous par secteurs à risque dans cette rubrique ?

M. Bernard Salvat. - J'y reviendrai dans un instant. Si vous voulez, nous avons pour nos services un choix de degrés d'intervention relativement large. On pourrait dire que nous avons aussi une activité d'ingénierie fiscale.

Les trois brigades d'intervention rapide sont des structures de vérification. Leur activité porte essentiellement sur des opérations de « carrousel », qui visent à faire tourner les transactions pour éviter de reverser la TVA. Ce n'est pas nouveau. En général, les « carrousellistes » cherchent des produits peu volumineux et à forte valeur ajoutée, car ils sont faciles à faire tourner. La grande innovation en la matière est la fraude immatérielle, portant sur les services comme les quotas de CO2.

Cela représente évidemment des risques fiscaux très élevés. Nous sommes donc très vigilants, même si, par le passé, des fraudes très importantes ont été constatées.

Nous menons également des vérifications particulières. Il arrive à ces brigades d'aller expertiser, par une vérification, un secteur d'activité et d'y ramasser de l'information. Leur travail est essentiellement répressif. Nous déposons énormément de plaintes, comme je vous l'ai dit. Nous avons également recours à l'article 40 du code de procédure pénale, grâce auquel nous dénonçons des fraudes au procureur. Nous prenons également, chaque fois cela nous est possible, des mesures pour favoriser le recouvrement. C'est une orientation sur laquelle je reviendrai.

Enfin, nous disposons de services que nous appellerons spécialisés. La Cour des comptes a considéré qu'ils étaient trop nombreux. J'appelle ça l'effet « annuaire téléphonique ». Ce sont en effet des services accessibles à des organismes territoriaux ne faisant pas partie de notre direction et donc distingués dans l'annuaire de la DNEF pour faciliter les contacts directs. En réalité, il existe entre ces services de la porosité, et non de la rigidité. Nous faisons travailler les gens ensemble.

Parmi ces services figure la fameuse brigade de recherches systématiques qui est très occupée. Elle va à la recherche des relevés de comptes bancaires dans toute la région parisienne. Elle remplit cette tâche pour tout le monde.

La cellule INFOCENTRE est composée d'une équipe spécialisée dans le traitement de grandes masses de données informatisées, principalement les fichiers de la direction générale des finances publiques (DGFIP) qui nous sont transmises.

Nous disposons aussi d'une cellule qui fait de l'assistance administrative à la demande, mais sur la fraude internationale. Il y a énormément d'échanges d'informations entre les pays européens. Cela occupe beaucoup de monde. Nous avons, en outre, l'obligation de répondre dans un délai de soixante jours, délai que nous respectons. Cela demande donc des moyens.

J'ai par ailleurs développé une cellule d'ingénierie informatique, dont on pourra reparler. La fraude se développe énormément par ce canal, ce qui, pour nous, est un défi, car l'affronter n'est pas si évident.

Enfin, comme dans toute direction, notre organisation se divise par secteurs ou divisions, comme la division des ressources humaines et budgétaires par exemple. Une autre division est spécialisée dans les domaines de la fraude internationale et de la TVA. Elle regroupe une BNI, les trois BIR et les services juridiques. Une autre division s'occupe des BNI. On l'appelle la division « enquêtes ». Deux divisions s'occupent des interventions, c'est-à-dire de la procédure du L. 16 B.

Notre organisation interne regroupe donc trois types de services offensifs et des missions de direction, qui participent à l'exploitation et à la collecte d'informations.

Je suis arrivé à la DNEF au mois de septembre 2009, à l'époque ou la direction venait d'être secouée par le sinistre juridique provoqué par l'arrêt « Ravon ». Cet arrêt avait invalidé notre procédure de visite et de saisie, en ce qu'elle n'offrait pas de recours suffisants pour le contribuable. La direction avait été traumatisée par cet arrêt. Pendant près de six mois, il a fallu élaborer un nouveau texte, temps pendant lequel les services de perquisition étaient restés cantonnés dans leur bureau.

La procédure a été renouvelée, tout est maintenant parfaitement « d'équerre », si je puis dire. Nous avons pu remettre tout le monde en activité, même si ce fut un peu difficile au début, car le climat était un peu tendu.

Nous avons ensuite beaucoup travaillé sur nos processus internes, afin de les accélérer. Nous avons par exemple diminué les recours à l'assistance administrative internationale, car ils représentent, à chaque fois, un allongement minimal du délai de trois à quatre mois, ce qui est très long.

Nous avons aussi fait des efforts en matière de politique de traduction, car ces activités nous prenaient également deux ou trois mois de délais supplémentaires. Nous avons aussi mené un travail de standardisation. Tout cela nous permet d'aller beaucoup plus vite. Actuellement on peut monter des opérations en deux mois, environ. Ce n'était pas possible auparavant.

Nous avons aussi travaillé sur la professionnalisation des équipes qui conduisent les perquisitions. Le monde a beaucoup changé, la part du papier diminue. Nous travaillons de plus en plus dans un monde de réseaux, de serveurs, le monde d'Internet. Il a donc fallu former tous nos collaborateurs à ces nouvelles techniques. Nous avons dû acheter des logiciels, appelés « forensics » - c'est un terme qui s'applique dans tous les pays -, qui permettent de faire des copies conformes d'ordinateurs. La police fait exactement la même chose. Ces logiciels nous permettent de récupérer des fichiers, y compris effacés, et de les analyser.

Tout cela nous a demandé un travail très important. Le volet positif est que la production est repartie. Nous avons conduit environ 150 perquisitions durant l'année 2009, nous en sommes actuellement à 240 par an, ce qui est un rythme tout à fait correct.

Nous avons aussi réfléchi au sujet des BNI : rassurez-vous, je vais finir par vous donner les spécialisations ! Nous avons ainsi modifié leur portefeuille. Ces brigades étaient en effet calées sur des risques de fraude qui n'étaient pas très bien ciblés. Nous avons donc revu ces questions, fait du management, organisé des séminaires, bref, nous avons fait tout ce qui se fait habituellement pour amener les gens à changer.

Nous avons aussi beaucoup investi sur la formation professionnelle. Il existait auparavant un désamour pour la formation, ce qui était négatif. De 0,5 jour de formation par agent par an, nous sommes passés à sept jours, ce qui paraît tout à fait correct. Nous avons notamment fait appel à des consultants privés. En somme, on a « mis les moyens » !

Nous avons aussi introduit - c'est quelque chose qui se développe de plus en plus - de « l'analyse risque » dans les travaux courants. Cela nous permet d'absorber des quantités assez importantes de données. La DNEF, en effet, n'a pas un effectif pléthorique, comme vous avez pu le voir. Or il faut bien traiter les 30, 40, 50 voire 80 millions de données récupérées auprès d'organismes divers. Fait manuellement, cela prendrait des années. Nous introduisons donc de l'analyse risque et avons recours à l'informatique.

Afin de répondre à une demande de Bercy, nous avons également profondément modifié les méthodes de travail des BIR. Le « carrousel », qui est notre clientèle « naturelle », malheureusement, a pour caractéristique de mettre en place des chaînes. Un fraudeur vend à une société écran, qui revend à une deuxième société écran, laquelle revend à une troisième, et ainsi de suite. Puis, au bout de la chaîne, se trouve la personne en contact avec le client, et c'est cette personne qui pratique la déduction finale de la TVA.

De manière traditionnelle, et cela se comprend, l'enquête consistait à faire des démonstrations successives. Elle visait à traiter tous les maillons de la chaîne un par un et les uns après les autres. C'est bien mais, quand des maillons sont volontairement ajoutés pour égarer l'administration, les délais d'enquête s'allongent. Nous avons donc changé nos méthodes de travail. Maintenant, nous cherchons plus à démontrer qu'il y a des liens entre le fraudeur et le déducteur final, et qu'ils ne pouvaient pas ignorer qu'ils participaient à un schéma global. Cela nous permet d'aller chercher le déducteur final sur le terrain de la solidarité au paiement. Cette technique est très intéressante, parce que le déducteur final est solvable, en général, alors que le fraudeur s'est organisé pour ne pas l'être. C'est une petite révolution dans les méthodes de travail. Aujourd'hui, ce processus se déroule correctement. J'ai prochainement une réunion sur un point, mais, globalement, nous avons bien évolué.

Nous avons enfin développé au maximum les activités informatiques. Je dispose d'une équipe de jeunes inspecteurs, que je suis allé chercher à l'école nationale des impôts parce qu'ils avaient aussi suivi, au cours leur parcours universitaire, des études en informatique. J'ai réussi, non sans mal, à les attirer à la DNEF. Nous étudions les procédés actuels de fraude, qui passent par des logiciels de gestion ou des logiciels comptables. Ces logiciels comportent des fonctionnalités que nous appelons permissives, qui permettent de retraiter des écritures. Cela nous oblige à réaliser des expertises de ces produits, à démontrer le mode de fraude, afin de fournir aux vérificateurs un mode d'emploi leur permettant d'aller jusqu'au bout de leurs investigations.

Cette équipe participe également aux interventions complexes. Il nous arrive de nous rendre dans des milieux où règne un véritable délire informatique, avec des serveurs distants, des sites en Irlande, et j'en passe. Il faut arriver à naviguer au milieu de tout cela pour ramasser et collecter l'information. Nous devons déjouer un certain nombre de pièges qui nous sont tendus, d'où la nécessité de disposer d'informaticiens.

La cellule d'analyse et de recherche sur les fraudes (CARF) est une équipe d'inspecteurs des impôts adossée à l'INFOCENTRE, où se trouvent tous les fichiers et où, en réalité, nous faisons de l'ingénierie à l'envers. Quand nous avons connaissance d'une fraude, nous essayons de la démonter afin d'en rechercher des traces dans nos fichiers. Nous pouvons alors faire de la récupération à grande échelle.

La BNI 1 travaille essentiellement sur la fraude à la TVA à l'échelle internationale. C'est dans cette BNI que nous traitons actuellement les échanges d'informations dans Eurofisc. Depuis un an et demi, en effet, le traité Eurofisc fonctionne très bien. Les 27 pays de l'Union ont notamment adhéré à son premier domaine : la lutte contre les fraudes « carrousel ». Nous recevons ainsi un flot d'informations très important, signalé par tous les pays, portant sur les opérateurs à risque. Nous avons l'obligation de faire une analyse de renvoyer un feed-back. Grâce à ce système, nous pouvons repérer les opérateurs qui méritent des investigations plus poussées. Pour la DNEF, ce traité représente donc un plus incontestable.

Cette BNI est concentrée sur les « carrousels », et les fraudes à la TVA sur les véhicules. En effet, beaucoup de véhicules d'occasion donnent lieu à une fraude. Sachez que, derrière les belles occasions allemandes, se trouve en réalité souvent une fraude à la TVA. C'est pour cela que, en général, le prix est attractif.

Cette BNI s'occupe des véhicules en général, y compris les aéronefs, les bateaux. Nous allons travailler un peu plus sur le régime douanier dit 42, qui se développe. Il s'agit d'une sorte de régime suspensif, à condition que le produit ne soit pas vendu en France. En réalité, les produits sont détournés et revendus en France. Nous allons donc travailler avec les douaniers sur ce sujet. Tel est le champ d'intervention essentiel de la BNI 1.

La BNI 2 travaille sur les thématiques fiscales des grands groupes. Son périmètre a donc un rapport direct avec les travaux de votre commission. Il comprend l'évasion fiscale, les prix de transferts, la sous-capitalisation, les intérêts indus, les redevances versées à tort dans les paradis fiscaux. Le crédit impôt recherche y figure également.

La BNI 3 - tout comme la BNI 5 - s'intéresse aux particuliers, et fait de la recherche sur des dossiers à forts enjeux. Vous imaginez ce que cela peut vouloir dire.

La BNI 4 couvre le champ de diverses fraudes réalisées par les entreprises. Nous sommes en relation avec de nombreux organismes, dans les sphères de la police, de la justice, du social, ou de la concurrence. Nous recevons de très nombreuses informations, portant, par exemple, sur des entreprises qui emploient des travailleurs non déclarés. Des procès-verbaux nous sont communiqués. Toutes ces informations arrivent à la BNI 4. Nous menons des enquêtes, voyons jusqu'où il faut aller et sous quelle forme il faut traiter le dossier. Il s'agit de fraude que nous pourrions qualifier de générique. Les données de TRACFIN arrivent également à la BNI 4.

La BNI 5 traite des problématiques de domiciliation des particuliers. Son périmètre comprend les faux expatriés, qui « sous-marinent » quelque part en France. Il y en a ! Il comprend aussi tout ce qui est lié aux opérations financières. Le sujet est souvent assez compliqué, car il traite d'opérations de stock-options, de plus-value, de trusts.

Enfin, la BNI 6 s'occupe de commerce électronique. Il s'agit d'activités qui ne sont pas déclarées en France. Je ne vais pas vous révéler de fait original : il est de notoriété publique que, pour l'achat de morceaux de musique sur iTunes, la TVA est payée non pas en France, mais au Luxembourg. Notre rôle consiste à savoir si cette situation est fondée ou non. En matière de commerce électronique, il existe de nombreuses activités qui, en réalité, ne sont pas fiscalement établies en France. La BNI 6 s'occupe aussi d'économie verte, soit tout ce qui est matériaux, économies d'énergie, et j'en passe.

Comme je vous l'ai dit, nous avons beaucoup renforcé la formation professionnelle des agents travaillant au sein des BNI. Nous les avons formés à l'analyse financière, aux opérations structurelles d'entreprises, afin qu'ils atteignent le meilleur niveau possible. Nous sommes également en train de transformer une trentaine de postes de contrôleurs en postes d'inspecteurs. Dix postes ont d'ores et déjà été transformés : cinq en 2011 et cinq en 2012. Nous allons continuer sur ce rythme, de manière à faire monter le potentiel.

Comme vous pouvez le constater, la direction évolue beaucoup !

M. Philippe Dominati, président. - Merci pour cette présentation très complète, monsieur Salvat.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Si j'ai bien compris, vous vous occupez aussi bien des particuliers que des entreprises. Quelle est leur part respective dans le volume de dossiers traités en moyenne chaque année ? La situation évolue-t-elle ?

Vous venez de détailler les spécificités des différentes BNI. Vous évoquiez à leur sujet des secteurs à risque. Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par cette expression ?

Vous avez déclaré ne plus recourir beaucoup à l'aide internationale qui induit des délais trop longs dans votre rythme de travail. Est-ce que cela vous pose des problèmes ? En ressentez-vous des conséquences sur vos méthodes de travail ou de gestion des dossiers ? Pouvez-vous vraiment vous en passer ? Dans la négative, par quoi pourrait-on la remplacer ? Mon propos épargne bien évidemment l'aide qui est absolument indispensable.

Vous indiquez en outre que la dénonciation au procureur fait partie de vos méthodes de travail. Nous avions pourtant cru comprendre que la DGFIP tenait à garder ces dossiers chez elle. Qu'en est-il ? Pouvez-vous nous donner des éléments sur l'application de l'article 40 du code de procédure pénale ?

Pouvez-vous enfin préciser en quoi consistent les fameux dossiers « à forts enjeux », expression que nous avons souvent rencontrée au cours de nos travaux ?

M. Bernard Salvat. - La DNEF traite beaucoup plus de dossiers d'entreprises que de dossiers de particuliers. Sur les six BNI, quatre sont dédiées aux professionnels et deux aux particuliers. Elles ne mènent pas tout à fait les mêmes types d'enquêtes.

Les affaires liées aux particuliers peuvent représenter de gros volumes. Par exemple, actuellement, nous traitons une opération portant sur la non-déclaration des comptes bancaires détenus à l'étranger. Une telle opération apporte tout de suite une trentaine de milliers de dossiers. Nous consultons quelque 700 établissements pouvant s'appeler « établissement bancaire », en France. Je leur ai demandé de nous communiquer des informations par voie dématérialisée. Certains m'ont répondu ne pas avoir d'activité en lien avec des particuliers.

Nous avions déjà fait une opération l'année dernière, pour laquelle nous avions obtenu 400 réponses. Nous avions réussi à recueillir environ 30 000 informations, pour 10 000 contribuables. Nous avons donc traité ces 10 000 dossiers.

Nous faisons des rapprochements par voie informatique pour savoir, par exemple, si le contribuable a coché la case 8UU de sa déclaration de revenus, s'il a bien donné l'indication du compte. Nous vérifions s'il a déclaré les intérêts des produits de valeurs mobilières perçues à l'étranger, s'il a déclaré des revenus au taux effectif. Des recoupements informatiques nous permettent de savoir si le dossier est correct ou non.

Ensuite, nous traitons les dossiers en fonction des informations recueillies. Un compte ayant connu un virement en son propre nom est un cas de figure, un compte ayant fait l'objet d'un virement sur un compte détenu par une autre personne en est un autre : chaque cas donne lieu à un traitement différent.

Nous travaillons donc beaucoup plus sur des dossiers de professionnels, mais il faut savoir que les dossiers de particuliers peuvent représenter de gros volumes.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - En ce qui concerne les 10 000 contribuables dont vous nous avez parlé, pouvez-vous évaluer les enjeux fiscaux induits ?

M. Bernard Salvat. - Ces dossiers ont récemment été envoyés pour traitement dans les directions locales, car nous en traitons peu nous-mêmes. Cette opération est naturellement pilotée par la direction générale. Nous en ferons le bilan le moment venu.

Nous en avons toutefois sélectionné un certain nombre que nous souhaitions traiter. Sur environ un millier d'opérations, notre taux de programmation est de 25 %. En d'autres termes, un quart des dossiers était donc en anomalie. Ces dossiers donneront bien entendu lieu à des suites, qui peuvent aller du contrôle de cabinet jusqu'à l'examen de situation fiscale personnelle. Toute la palette est utilisée.

Je le répète, nous faisons plus de travaux sur les entreprises que sur les particuliers, même si, d'un point de vue statistique, les volumes liés aux dossiers des particuliers peuvent être très importants.

J'en viens aux secteurs à risque sur lesquels travaillent les BNI. Le premier secteur que j'ai mentionné a trait à la fraude à la TVA.

La TVA est un impôt fragile, parce que les gens la collectent et la reversent eux-mêmes. Certains peuvent donc être tentés de ne pas reverser la TVA qu'ils ont collectée. La technique des « carrousels » pose problème, car cette fraude n'est pas franco-française ; elle s'est notamment développée dans tous les pays européens. La BNI 1 a pour spécialité de veiller sur les opérations à risque. Figure parmi elles, par exemple, le secteur de l'énergie. Cela a toutefois été réglé, puisque nous avons fait voter les textes visant à modifier les règles du jeu et éviter ainsi la fraude de type carrousel. Mais le marché de l'énergie est fragile.

Le commerce des véhicules est également un secteur à risque très élevé. On peut trouver sur Internet une quantité assez impressionnante de négociants en véhicules d'occasion qui font venir des véhicules d'Allemagne et qui les vendent à des particuliers. Lorsqu'un véhicule est acheté à un professionnel allemand, on devrait le vendre avec une TVA applicable sur le prix total. En réalité, les mandataires, en faisant fictivement transiter le produit par d'autres pays européens - initialement l'Espagne, mais la fraude prend désormais la direction des pays de l'est, comme la Hongrie ou la Slovénie - brouillent les pistes. À l'arrivée, on prétend qu'il s'agit d'un produit vendu par un particulier, et donc taxable sur la marge. Entre la TVA applicable sur le prix total et celle applicable sur la marge, il y a un très gros écart, car la commission du mandataire n'est pas très élevée, quelques milliers d'euros. Ces fraudes sont donc très importantes et appellent toute notre vigilance.

Nous travaillons notamment avec des moyens informatiques, mais également avec les services de la douane, qui disposent de statistiques assez précises sur les pays en question. Nous parvenons ainsi à recouper les informations, et à surveiller les gens qui ne déclarent pas ce qu'ils devraient. Au mois d'octobre, nous avons conduit une quarantaine de perquisitions, qui ont démontré leur validité. Il s'agissait, en effet, de circuits totalement frauduleux : la TVA était bien applicable sur le prix total du véhicule.

La BNI 2 s'occupe des grands groupes, périmètre sur lequel existe tout un ensemble d'opérations à risque. Nous surveillons les éléments qui nous permettent de voir si les prix peuvent avoir été faussés. Nous nous intéressons notamment à la fameuse problématique des prix de transfert, dont l'objet est de transférer du profit vers des pays qui taxent peu, soit en achetant à des prix minorés, soit en vendant à des prix majorés.

Nous regardons également de près les mouvements vers les paradis fiscaux. Disons que toutes les opérations qui se font vers les Îles Vierges britanniques nous interpellent ! Nous diligentons des enquêtes afin de savoir qui est le bénéficiaire des commissions ou quel est le rapport avec l'entreprise, puis nous déroulons le fil. Lorsque nous avons acquis la conviction que tout cela est un habillage destiné à faire évader des capitaux, nous proposons un contrôle. Nombre de programmations de la DVNI, par exemple, résultent de ce genre d'enquêtes.

J'en viens aux dossiers à forts enjeux traités par la BNI 3. Nous traitons actuellement les opérations dites du « décret banque ». Nous avons récupéré beaucoup d'informations portant sur des virements de fonds supérieurs à 15 000 euros, à destination de pays qui furent un temps des paradis fiscaux. Nous vérifions si ces comptes ont été déclarés ou non, si les flux financiers sont en relation avec les capacités des gens, ou s'ils peuvent se rattacher à des raisons que nous qualifierons de patrimoniales. C'est un très gros travail, alors que la BNI 3 ne compte que dix personnes. Or, nous avons traité 30 000 données à destination de l'étranger. C'est donc un secteur à risque, directement en relation avec vos travaux.

Au-delà de ces transferts de capitaux, nous pouvons aussi surveiller des successions, comme celles dont la presse s'est fait l'écho hier encore. Des articles révèlent que certains membres d'une famille, des veuves, ont été déshérités par la mise en place de trusts. Il est évident que nous menons des enquêtes sur ce point. Nous enquêtons, essayons de savoir qui est derrière un trust, quels sont les actifs qui le composent. C'est le travail de la BNI 3.

Nous nous fondons également sur des données simples, se rapportant à des éléments patrimoniaux détenus en France. L'achat d'une très grosse cylindrée peut constituer une piste à partir de laquelle la BNI 3 va décider une enquête.

Comme je vous l'ai dit, la BNI 4 s'occupe de fraudes en tous genres. Beaucoup d'informations nous parviennent de toutes parts, depuis les sphères du social, du travail, de la justice.

M. Philippe Dominati, président. - De la concurrence ?

M. Bernard Salvat. - Oui ! Cela peut passer aussi par les procès. Nous disposons d'une brigade au Palais de justice, qui explore les dossiers au greffe pour trouver les causes des litiges. Si nous recueillons des informations pertinentes, nous les exploitons. Nous ne nous privons de rien, vous savez. Nous sommes très discrets, mais nous nous efforçons d'en savoir le plus possible !

Nos informations peuvent provenir des litiges du travail, par exemple. Nous allons ainsi étudier et exploiter toutes les informations qui nous parviennent : des collaborateurs qui se rebellent contre leur employeur parce qu'ils ont été spoliés - ils racontent alors beaucoup de choses lors des audiences - ; un syndicat qui dénonce un employeur parce qu'il triche sur les heures supplémentaires, en faisant passer pour telles ce qui ne l'est pas - je vous renvoie à la presse de ces deux derniers jours - ; un autre syndicat qui dit avoir vu, sur un bateau, disparaître des marchandises censées être vendues - pensons au nord de la France. Nous exploitons bien entendu toutes ces données.

La BNI 4 reçoit également les dénonciations de TRACFIN. Il me semble, d'ailleurs, que vous avez auditionné Jean-Baptiste Carpentier. Nous exploitons les informations chaque fois qu'elles nous sont transmises. Nous faisons une enquête et, s'il y a lieu, nous pouvons diriger le dossier vers un contrôle fiscal classique ou vers une perquisition. Nous utilisons toute la panoplie des moyens dont nous disposons.

La BNI 5 est plus spécialisée. Certaines personnes, non domiciliées en France, peuvent se révéler par des signaux comme l'activité, la détention de biens, l'acquisition d'une résidence de standing sur la Côte d'Azur, par exemple. Il fait aussi partie des travaux de la BNI 5 de s'intéresser aux opérations de montage, de plus-values, ou à des scandales sur les stock-options. La presse a fait état de différentes prises de participation sauvages dans des sociétés de luxe françaises. Nous cherchons par quel canal tout cela s'est passé. La BNI 5 est très spécialisée sur ce point. Les sujets sont souvent très complexes et les enquêtes très longues.

La BNI 6 s'occupe du commerce sur Internet. Il s'y passe énormément de choses actuellement. On y voit beaucoup d'activités, de nombreux intervenants, qui vivent de publicité ou de revente de profilages du type de ceux qui sont offerts par Facebook. Le rôle de la DNEF est de savoir jusqu'à quel point ces sociétés doivent être localisées en Irlande, aux États-Unis et non en France.

Tous ces secteurs à risque représentent de gros enjeux financiers.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous arrive-t-il, en retour, de dénoncer des cas à TRACFIN ?

M. Bernard Salvat. - Non, ce n'est pas ainsi que cela marche. TRACFIN reçoit des dénonciations d'intermédiaires, qu'ils soient banquiers, notaires ou avocats. Il les fait remonter à la direction générale des finances publiques, qui nous les envoie. Nous ne dénonçons pas à TRACFIN. La DGFIP peut cependant le faire, parce qu'elle a des comptables, qui peuvent agir ès qualités.

Je me suis sans doute mal exprimé à propos de l'aide internationale. Si je vous ai dit que nous y avions moins recours, c'était dans l'idée d'expliquer que, pour accélérer nos perquisitions, nous demandions moins systématiquement de l'assistance administrative. Cela dit, nous travaillons énormément avec l'assistance administrative internationale, qui nous est précieuse. Nous n'avons donc pas diminué le volume, rassurez-vous. Bien au contraire, nous l'avons beaucoup augmenté, sauf quand l'assistance n'est pas indispensable pour préparer une perquisition pour laquelle se pose un problème de délai.

L'assistance administrative est d'ailleurs irremplaçable, dans un contexte d'ouverture des frontières commerciales. Un phénomène mondial requiert l'aide des autres pays. C'est très clair, nous ne pourrions plus travailler sans elle.

M. Philippe Dominati, président. - Vous avez évoqué votre satisfaction au sujet d'Eurofisc. Comment cela marche votre coopération, et depuis combien de temps ?

M. Bernard Salvat. - Cela marche très bien ! Le réseau fonctionne depuis le mois de février 2011. Nous disposons d'informations nombreuses et de bonne qualité. Notre taux de programmation est élevé. Le système fonctionne avec tous les pays de l'Union.

Eurofisc est composé de quatre groupes de travail. Le premier porte sur les « carrousels », le deuxième sur les véhicules, le troisième sur le régime douanier 42, le quatrième est un observatoire des fraudes. La DNEF est l'animateur du groupe de travail numéro un, portant sur les carrousels. Nous avons donc un rôle moteur à l'échelon européen. Cela marche très bien.

Auparavant existait un petit système embryonnaire, Eurocanet, qui fonctionnait surtout pour les voitures, mais son fondement juridique n'était pas très certain. Le traité Eurofisc a donné une base légale à tout cela. Tous les pays ont alors rejoint Eurofisc, même les Allemands qui y étaient auparavant réticents pour des raisons juridiques. Actuellement, tout le monde travaille bien. C'est un plus manifeste.

Nous sollicitons aussi les nouveaux pays, qui ont signé les fameuses conventions post-G20. C'est une politique délibérée de notre part, qui se fait à petites doses, naturellement. Nous avons tout de même obtenu des réponses de la part de ces pays. On peut donc dire qu'il y a des avancées. Le pays qui répond peut-être le moins rapidement, c'est la Suisse. Mais les pressions amicales de la DGFIP devraient la faire bouger. On se sert donc beaucoup de l'assistance administrative.

Pour répondre à votre question sur l'article 40, nous recevons bien entendu des informations, mais il peut aussi nous arriver d'en donner, notamment lorsque nous détectons des agissements qui ne peuvent être exploités directement par des services fiscaux. À l'occasion de nos contrôles, il nous arrive ainsi de découvrir des turpitudes n'ayant pas d'incidence fiscale directe, mais pouvant intéresser la justice. Dans ces cas, comme nous avons affaire à des gens qui ne sont pas toujours recommandables, nous faisons une dénonciation au procureur qui, lui, abordera une enquête par un autre angle.

Nous portons également plainte pour escroquerie. C'est une modalité de traitement de fraude à la TVA, et non pas une application de l'article 40. Nous ne passons pas par la CIF, nous portons plainte directement.

Nous avons finalement peu recours à l'article 40. Je n'ai pas de chiffre précis en tête, mais cela doit représenter environ une dizaine de cas par an. Si nous découvrons des fraudes qui ne sont pas fiscales, comme les tromperies sur la marchandise, par exemple, qui peuvent intéresser la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), nous avons dès lors recours à l'article 40.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - En fonction de vos observations, à combien estimez-vous le nombre des faux expatriés ? Quels sont les moyens déployés pour les identifier ?

M. Bernard Salvat. - Si je connaissais leur nombre, nous serions très riches, et la France aussi !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - La presse s'en était fait l'écho il y a quelques semaines. Mais que vaut le chiffre qui avait alors été avancé ?

M. Bernard Salvat. - Personne ne peut avancer de chiffres sur le nombre de faux expatriés. Certes, beaucoup de gens s'expatrient. Mais nombre d'entre eux gardent des attaches fortes avec la France, et sont tentés de revenir. On en retrouve de cette façon.

Je suis dans l'incapacité de vous donner un chiffre. Nous conduisons des enquêtes, dans lesquelles la possession ou l'usage d'un immeuble ont un rôle de signal. Lorsqu'une personne dispose d'un appartement de 300 mètres carrés dans le XVIe arrondissement de Paris, dont elle n'est pas propriétaire, nous y regardons d'un peu plus près !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - À quelle hauteur s'est arrêté votre chiffre ?

M. Bernard Salvat. - Je n'ai pas de chiffre. C'est impossible à dire. On essaie de trouver ces personnes et, le cas échéant, on les sanctionne.

M. Philippe Dominati, président. - Est-ce vous qui avez découvert les 197 personnes dont parle M. le rapporteur ?

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ce chiffre a été évoqué par Le Parisien il y a trois ou quatre semaines.

M. Philippe Dominati, président. - Le journal indiquait que, sur une année, 197 expatriés s'étaient relocalisés en France.

M. Bernard Salvat. - Ce chiffre ne vient pas de ma direction. Pour l'obtenir, il faut mener des opérations de contrôle fiscal. Obtenir une domiciliation requiert un travail d'enquête assez sophistiqué. C'est plutôt la DNVSF qui fait ce genre d'enquête. Ce chiffre me paraît toutefois très élevé. Il s'agit peut-être d'un chiffre global, à l'échelle de la DGFIP. Il n'y en a pas énormément, vous savez, et il est très difficile de les trouver.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Le Syndicat national unifié des impôts, (SNUI) avait sorti ce chiffre.

M. Bernard Salvat. - J'ai été directeur adjoint à la DNVSF. À l'époque, nous en repérions vingt-cinq par an, pas plus. Ces enquêtes durent très longtemps. Il faut établir des tableaux de jours de présence prouvés, démontrés et supposés. Il faut que le plancher des 180 jours soit atteint. Le processus est donc très long, et on ne peut pas instruire des centaines de dossiers.

Souvent, nous découvrons ces personnes à l'occasion de perquisitions. La perquisition d'une activité économique non déclarée en France, par exemple, nous permet de saisir une masse importante d'informations, dont certaines peuvent être relatives à des événements ayant trait à la personne qui exerce le commerce ou l'activité. Ensuite, pendant la période de contrôle, il arrive que ces éléments permettent de domicilier la personne en question.

Je ne peux pas vous dire que nous menons de grandes enquêtes dans le but de domicilier des personnes. Nous suivons des pistes de travail, mais sans savoir si elles porteront beaucoup de fruits. Ce qui est sûr, c'est que, en tant que directeur, je veille à ce que nos opérations produisent un certain rendement. Si l'on doit déployer une énergie considérable pour ne ramener que dix dossiers, ce n'est pas très intéressant. Nous devons aussi prendre en considération la notion de coût.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Permettez-moi une dernière question avant de laisser la parole à mes collègues. Quels sont les vecteurs de l'évasion fiscale internationale abusive ? Êtes-vous capable de la chiffrer ?

M. Bernard Salvat. - Les entreprises ont recours au vecteur bien connu des prix de transfert. Ce procédé, classique, passe par une minoration des prix ou une majoration des prix de cession. Les entreprises peuvent aussi recourir à la sous-capitalisation, qui consiste à facturer des frais financiers, et grâce à laquelle on fait sortir la substance des entreprises. C'est ce que l'on observe le plus souvent.

Cela dit, je ne peux pas vous donner de chiffre précis. C'est absolument inchiffrable.

Nous voyons beaucoup d'entreprises qui travaillent en France sans être déclarées. C'est tout simple, mais cela existe. Ces gens ne s'établissent pas officiellement, ne se déclarent pas, mais ils ont des salariés et sont immatriculés auprès de l'URSSAF. C'est pour cela que nous avons des liaisons avec l'URSSAF de Strasbourg, où se trouve un centre spécialisé dans les formalités liées aux entreprises non établies. Ces entreprises font des opérations en France, parfois très importantes. Notre rôle est de les repérer par de la détection événementielle ou grâce aux moyens de production. Sur les 240 perquisitions que les BII conduisent annuellement, environ 150 concernent des entreprises non établies. Ces dernières peuvent parfois avoir des moyens. Il me vient en mémoire une entreprise qui avait trente salariés, employés à plein temps en France pour vendre des services.

M. Philippe Dominati, président. - S'agit-il d'entreprises françaises ou plutôt européennes ?

M. Bernard Salvat. - Ces entreprises se prétendent établies dans un pays sis en dehors de la Communauté ou dans celle-ci, alors qu'elles réalisent en fait des cycles complets d'opérations en France. Elles ne paient pas les impôts commerciaux français. Elles paient leurs salariés, s'acquittent de cotisations sociales, mais ne déclarent pas de recettes ni de charges, et ne paient donc pas d'impôt sur les sociétés. Nous en trouvons régulièrement. Elles représentent l'essentiel de nos perquisitions fiscales. La perquisition est, à ce titre, le moyen indispensable pour en appréhender tous les éléments.

Voilà donc des moyens d'évasion fiscale. Si certains sont sophistiqués, d'autres peuvent être très simples.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. - Pardonnez ma question de béotien, monsieur le directeur, mais, selon vous, combien votre activité rapporte-t-elle, ou est susceptible de rapporter, au budget de l'État ? Je pose la question parce que vous avez dit, tout à l'heure, que vos moyens diminuaient. Cela peut se comprendre dans le contexte global, sauf que, en l'occurrence, votre action peut rapporter gros. Je suis donc surpris que les moyens diminuent si l'objectif est de rapporter un peu plus.

Dans votre approche, est-il possible d'imaginer des « rendez-vous législatifs » avec des députés et des sénateurs, au cours desquels vous pourriez exposer les améliorations, parfois précises, et selon vous indispensables, qu'il convient d'apporter à notre législation ? Ces rendez-vous existent-ils déjà, de manière annuelle par exemple, de façon à travailler sur des dossiers à propos desquels vous avez été alertés ou dont les conséquences fiscales peuvent être lourdes ?

Enfin, L'Express donnait récemment l'information selon laquelle le redressement fiscal de Google France était lié à des ventes de liens sponsorisés en France, mais facturés en Irlande. L'hebdomadaire indiquait que, si les faits reprochés à la firme étaient avérés, l'affaire pourrait rapporter jusqu'à 100 millions d'euros à la France. Comment cela est-ce possible d'un point de vue technique ? Comment fonctionnez-vous, concrètement, pour retrouver 100 millions d'euros, somme qui est loin d'être négligeable ?

M. Bernard Salvat. - Nos activités rapportent, les statistiques dont nous disposons le montrent.

Au terme des enquêtes de nos BNI, nous formulons des propositions de contrôles à l'intention d'autres structures. Dans le mode de gestion de la DGFIP, nous utilisons une application informatique appelée ALPAGE. Lorsqu'un dossier part de la DNEF, il est inscrit dans ALPAGE, ce qui nous permet de le suivre jusqu'à son terme et de disposer ainsi de remontées statistiques. Ainsi, en 2011, la programmation des BNI a rapporté 419 millions d'euros de droits nets, et 194 millions d'euros de pénalités. Notons l'existence d'un décalage dans le temps : il faut le temps que le contrôle se fasse. En 2011, les droits plus les pénalités ont représenté environ 600 millions d'euros, pour les seules BNI. En 2010, ils se sont montés à 500 millions d'euros environ.

Les BIR rapportent plus de 400 millions d'euros par an, environ. Avec les 600 millions d'euros des BNI, nous en sommes déjà à 1 milliard d'euros.

Pour les BII, nous utilisons également le système ALPAGE, l'information peut donc être suivie. Les BII ramènent elles aussi des droits. Les affaires terminées ont ainsi rapporté 113 millions d'euros de droits nets et 96 millions d'euros de pénalités en 2011, soit environ 200 millions d'euros.

Si l'on additionne toutes ces sommes, nous atteignons 1,2 milliard d'euros. C'est un chiffre normal, hors affaire exceptionnelle.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Pourrions-nous avoir communication des documents où figurent ces chiffres ?

M. Bernard Salvat. - Oui, je vous les ferai parvenir.

Monsieur le sénateur, vous m'avez posé la question des rendez-vous législatifs. Le législatif est plutôt traité par le service du contrôle fiscal (direction générale), qui fait l'interface avec le Parlement. Cela dit, chaque année, nous essayons d'apporter des innovations pour adapter les textes aux procédés de fraude. La création de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, qui nous donne des moyens nouveaux sur des terrains où nous n'avions pas la possibilité d'intervenir, représente une grande avancée.

La procédure du L. 16 B s'applique aux activités professionnelles. Auparavant, on ne pouvait pas se référer aux notions de faux ou d'usage de faux pour les particuliers, ni aux notions relatives à l'utilisation de structures écrans ou au financement de compte à l'étranger. De nouveaux textes ont donné à la BNRDF des pouvoirs d'investigation et de perquisition sur ces créneaux. En réalité, cela prolonge notre action. La DNEF n'a rien perdu, bien au contraire. Nous programmons la BNRDF, ce qui nous permet d'explorer des champs nouveaux.

Lors de la dernière session parlementaire, nous avons fait modifier le régime de la TVA en matière d'énergie, à la suite des fraudes qui avaient été constatées sur les quotas de CO2 et au regard des risques existant sur le marché du gaz et de l'électricité, où nous avions d'ailleurs beaucoup travaillé à titre préventif. Nous sommes passés au système de l'auto-liquidation de la TVA par l'acquéreur, ce qui évite qu'une personne qui facture, encaisse et ne reverse pas. Ce risque a été éliminé.

Nous avons aussi longuement travaillé, notamment depuis le début du mois d'avril, afin d'obtenir la modification d'un texte relatif pour la téléphonie sur IP. Dans le domaine de la téléphonie par Internet, certains éléments nous laissaient penser qu'il se préparait un « coup » assez important de fraude à la TVA. Nous avons d'ailleurs trouvé une société qui avait fraudé. Là encore, nous avons fait évoluer les textes, et nous sommes passés au système de l'auto-liquidation par l'acquéreur. Il n'y a donc plus de carrousel possible sur ce créneau. Cela se fait donc régulièrement.

Je n'irai pas jusqu'à dire que tout est parfait. Il reste encore des choses à faire. Ainsi, nous aimerions disposer d'armes un peu plus perfectionnées pour lutter contre la fraude. Notre droit de la communication, par exemple, a vieilli. Il est resté ancré dans une conception papier, alors que, aujourd'hui, tout est dématérialisé. Officiellement, nous n'avons pas le droit de demander des fichiers, alors que, sans eux, nous ne pouvons pas travailler. Comment voulez-vous exploiter 80 millions de données si ce sont des photocopies ? Avec 418 collaborateurs, la DNEF mettrait des années-lumière pour y arriver, c'est impossible !

Nous avons mené une opération sur le commerce électronique. Certaines personnes officient sur des sites comme eBay sans se déclarer. Nous avons récupéré 80 millions d'informations. Nous avons demandé le fichier et, heureusement, on nous l'a donné. Je dis heureusement, car je ne pouvais pas exiger la transmission de ce fichier. Or, il est bien évident que de tels dossiers ne peuvent être traités que par la voie informatique. Il faudrait donc un texte qui nous permette de nous faire communiquer des fichiers.

Je vous livre un autre exemple d'actualité. Nous travaillions sur une fraude, réelle, relative à la téléphonie, pour laquelle l'échéance déclarative n'était pas intervenue. Le L. 16 D nous permet de procéder à un contrôle sur une période en cours. C'est très bien, mais le texte nous oblige à attendre les deux mois qui suivent la date de réalisation des opérations ou de leur facturation. C'est absurde : cela revient à donner deux mois aux fraudeurs.

Nous avons récemment évoqué cette question avec le service du contrôle fiscal. Nous allons proposer une modification du texte de manière à pouvoir intervenir beaucoup plus vite, quitte à demander au juge la possibilité de prendre des mesures conservatoires.

Un autre exemple me vient à l'esprit. La réglementation européenne obligerait à attendre un an, au minimum, avant de suspendre le numéro d'opérateur intracommunautaire. Pourquoi attendre un an alors que l'administration détient les éléments montrant qu'une société a un comportement déviant ? En pratique, on ne respecte pas ce délai, mais nous nous exposons à un recours. Toutefois, nous avons le droit pour nous, si je puis dire, car nous savons que la société n'invoquera pas ses turpitudes pour plaider contre l'État. On peut donc le faire, si vous voulez. Mais la réglementation européenne...

M. Philippe Dominati, président. - Ne vous y autorise pas.

M. Bernard Salvat. - ... prévoit un délai d'un an. Il faut changer cela, ce n'est pas normal. Nous avons besoin d'être beaucoup plus réactifs pour supprimer la possibilité pour une personne d'acheter des marchandises à l'international et immédiatement commettre une fraude sur la TVA.

La DNEF est en permanence en relation avec le service du contrôle fiscal, qui est lui-même en contact avec la direction de la législation fiscale, la DLF, pour faire évoluer les textes. Cela fait partie de notre mission.

Quant au redressement concernant Google, l'information a été révélée dans la presse, mais elle n'émane pas de mon service. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que la DNEF est étrangère à cette affaire. Nous avons bien évidemment travaillé sur le dossier. Je ne peux toutefois pas vous en dire plus, parce que ce n'est qu'à l'issue d'un contrôle fiscal en bonne et due forme que l'on peut chiffrer une fraude. Cela dit, c'est un secret de polichinelle, Facebook comme Google ou d'autres sociétés, sont officiellement établis ailleurs qu'en France. Or n'ont-elles pas en France un cycle commercial complet ? C'est toute la question. On y travaille.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Jusqu'où remonte la liste des personnes qui sont contrevenants ? La liste est-elle complètement bloquée à la DNEF, ou bien existe-t-il un niveau où remontent ces listes d'entreprises ou de particuliers qui sont dans des situations délicates ?

Une des brigades de la DNEF prend-elle en compte la circulation des oeuvres d'art, hormis la BNI 5 qui, éventuellement, pourrait avoir à connaître de telles affaires au travers de questions de domiciliation ? En d'autres termes, quelles compétences avez-vous en matière de circulation des oeuvres de d'art ?

M. Bernard Salvat. - Pardonnez-moi, mais je ne suis pas sûr d'avoir tout à fait saisi votre question sur les listes. Voulez-vous parler de nos enquêtes qui débouchent sur des listes, par exemple les opérations sur les comptes bancaires non déclarés ou les virements à l'étranger ?

Mme Corinne Bouchoux. - Oui, c'est cela.

M. Bernard Salvat. - La DNEF fait un premier traitement et se réserve un certain nombre de dossiers. Pour les autres dossiers, elle établit qu'il y a matière à enquêter de manière plus approfondie. Ensuite, nous diffusons les listes aux services locaux, en passant par le service du contrôle fiscal. Un bureau de liaison, qui a été créé en début d'année, répartit les dossiers dans les régions. Personne n'a en sa possession la liste globale, hormis la DNEF et le bureau de liaison. Chaque service n'a que ce qui le concerne directement.

Mme Corinne Bouchoux. - Ma question manquait de précision, effectivement. Avez-vous des statisticiens qui, de façon aléatoire, traitent certaines des demandes que vous répartissez sur le territoire, ou bien votre politique en matière d'objectifs, de type d'entreprises ou de particuliers est-elle beaucoup plus ciblée ? Votre stratégie repose-t-elle sur des statistiques que vous relevez dans toutes les régions, ce qui est aléatoire, ou bien utilisez-vous une méthode beaucoup plus ciblée, plus fine et plus politique ?

M. Bernard Salvat. - Ce n'est pas du tout traité de manière statistique. Tous les dossiers sont examinés. Nous créons une fiche qui fait ressortir, pour une personne donnée, tous les virements qui ont été recensés sur les périodes considérées. Ces éléments sont transmis dans le détail au service local, qui sera chargé de faire le travail de recoupement et de contrôle. Cela peut aboutir à un contrôle sur pièces, qui pourra donner lieu à des amendes, par exemple. Cela peut aussi aller jusqu'à un contrôle fiscal, une vérification ou un examen de situation fiscale personnelle. Il n'y a donc pas de méthode statistique, tous les dossiers sont examinés.

Le sujet des oeuvres d'art est difficile pour nous. Il fut un temps où la BNI 4 avait un oeil sur ces dossiers. Ce segment est difficile à suivre parce que, vous le savez, les oeuvres d'arts sont exonérées de l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Nous n'avons donc pas d'idées sur le stock de fortune représenté par les oeuvres d'art. Et il m'est impossible de placer un agent dans toutes les salles de vente.

Donc, nous nous intéressons aux affaires hors normes qui peuvent se présenter. On se penche bien évidemment sur une affaire qui défraie la chronique, et vous voyez peut-être vers qui je dirige ma pensée. Mais je ne puis pas dire que nous sommes experts en matière de fraudes sur les oeuvres d'art. Il faudrait des moyens dont je ne dispose pas actuellement. Une BNI compte dix personnes. Il y en a six, ce qui ne fait que soixante personnes. On ne peut donc pas couvrir tous les risques de fraude. Ce domaine requerrait des spécialistes, des gens bien formés, mais je ne suis pas persuadé que ce serait suffisant. Récemment, pour l'instruction d'un dossier, nous avons voulu faire estimer la valeur de biens par des spécialistes. Je dois dire que nous avons eu beaucoup de mal pour obtenir des avis concordants.

Mme Corinne Bouchoux. - Pourquoi les Allemands y arrivent-ils, alors que les Français n'y parviennent pas ?

M. Bernard Salvat. - Je ne connais pas la réglementation allemande. Il faudrait que nous puissions en faire quelque chose en matière fiscale. Je ne peux pas faire entrer les oeuvres d'art dans l'assiette de l'ISF.

Les personnes faisant commerce d'oeuvres d'art sont des commerçants. Ils sont donc suivis comme tous les autres. Qu'ils vendent de l'art ou tout autre bien, ils sont sujets à des contrôles fiscaux. Un problème se poserait si un particulier se mettait à spéculer. Ces problématiques se retrouvent plus en matière de successions, d'ailleurs, parce que les gens sont bien embarrassés avec une oeuvre d'art. Cela représente une grande valeur, beaucoup de droits, et la monétisation de l'oeuvre d'art est compliquée. J'ai par exemple travaillé pour garder La Nuit étoilée en France. Nous y sommes parvenus en faisant faire une dation. J'étais à l'époque à Paris.

Vous voyez ce que je veux dire ? En matière de fiscalité, quelle est l'utilité, pour moi, d'avoir une équipe dédiée ? Que vais-je taxer ? Je spécialise quelqu'un, mais pour faire quoi ? Si c'est pour s'occuper des marchands de tableaux, je peux le faire avec des contrôles fiscaux classiques, l'examen des registres de police, où les oeuvres sont répertoriées. Le vérificateur pourra donc avoir accès aux données. Je ne vois pas comment le travail d'enquête pourrait se faire, à moins d'avoir accès aux ports francs, quelque part sur les bords du lac Léman, par exemple. Mais, vous le savez, on ne se rend pas à l'étranger. Je n'ai pas non plus de satellite pour observer les trafiquants qui embarquent des toiles dans des avions sans les déclarer.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Philippe Kaltenbach.

M. Philippe Kaltenbach. - Bien que n'étant pas spécialiste, j'ai fait un rapide calcul. Vous avez dit collecter annuellement environ 1,2 milliard d'euros de recettes potentielles, liées à l'activité de vos agents.

M. Bernard Salvat. - Il s'agit de mises en recouvrement.

M. Philippe Kaltenbach. - Vous avez 480 agents. Cela fait quand même 2,5 millions d'euros par agent, ce qui est une bonne moyenne !

M. Bernard Salvat. - Oui, c'est honorable.

M. Philippe Kaltenbach. - Ma question est induite par ce constat. Si l'on augmentait le nombre d'agents, pensez-vous que ce ratio d'environ 2,5 millions d'euros par agent serait maintenu ? Si on doublait les effectifs de votre direction, arriverait-on à une somme de 2,4 milliards d'euros ? Sans qu'il soit aussi mathématique, je pense qu'il y a un lien entre le nombre d'agents et les recettes potentielles. Si le nombre d'agents augmentait, le nombre des enquêtes augmenterait également et, avec elles, les recettes pour l'État. Adhérez-vous à ce raisonnement pour le moins simpliste ?

M. Bernard Salvat. - Je ne limiterai pas ce sujet à la notion d'emplois. À moyens juridiques égaux, mais avec des emplois supplémentaires, je ne suis pas persuadé que nous ne tomberions pas dans la loi des rendements décroissants.

En revanche, si nous envisagions la problématique d'une autre manière, par exemple si nous nous ouvrions des espaces plus vastes grâce à de nouveaux droits, alors peut-être pourrions-nous, avec des agents supplémentaires, ramener plus d'argent. Mais il faudrait pour cela acquérir des droits nouveaux.

Je prends un exemple. Nous sommes en train de « chaluter », si vous me permettez cette expression, c'est-à-dire de « ramasser à grande échelle » des informations sur les transferts de capitaux à l'étranger, pour les particuliers. Or aucun texte ne me permet de faire la même chose pour les entreprises. Si un texte m'autorisait à observer tous les mouvements de capitaux professionnels vers la Lituanie, Hong Kong, Singapour, les Îles Vierges, les Bahamas, ... je suis sûr que je ramasserai quelque chose.

Certes, on ne peut pas travailler sans effectif, mais si je n'ai pas d'outils juridiques nouveaux, il ne suffit pas d'augmenter de cent le nombre des emplois pour obtenir un rendement proportionnel.

J'attache beaucoup d'importance à l'informatique. Lorsque je dois traiter 80 millions de données, ce qu'il me faut, ce ne sont pas cent personnes de plus, ce sont des moyens informatiques supplémentaires. Sur ce point, nous sommes en train de revoir tout notre dispositif INFOCENTRE. En coopération avec la direction générale, nous devons déposer un dossier à la CNIL - cette année, en principe - pour améliorer nos bases de données. Nous disposerons ainsi d'informations plus nombreuses sur les particuliers et de nouvelles données émanant de la sphère sociale. Avec ces moyens, la DNEF doit pouvoir améliorer ses résultats sans pour autant avoir beaucoup plus d'agents. Nous avons testé le data mining : une bonne dizaine d'informaticiens supplémentaires et un budget pour acheter des logiciels constituerait un investissement extrêmement rentable.

Je ne ramène donc pas tout aux effectifs. L'univers autour de nous n'est plus un monde de papier, c'est un monde dématérialisé. Or tout ce qui est dématérialisé se traite très bien par la voie de l'informatique. Je ne néglige pas le facteur humain. À mes yeux, un bon expert doté de bons outils informatiques peut réaliser des miracles.

M. Philippe Kaltenbach. - En somme, vous préférez les radars automatiques aux policiers postés qui font des contrôles ?

M. Bernard Salvat. - Le challenge auquel la DNEF est confrontée est son immense espace de travail. Avec 400 personnes, nous couvrons tout le territoire national, toutes les activités et tous les risques de fraude. Il est bien évident que l'on ne peut pas poster un agent face à chaque risque particulier de fraude. C'est bien par des moyens de détection à grande échelle que l'on pourra y arriver, y compris dans le traitement des données, d'ailleurs. Il faut mettre toutes les données dont nous disposons dans la machine, croiser les informations. Les autres pays font la même chose.

M. Philippe Dominati, président. - Existe-t-il des secteurs d'activité dominants ou privilégiés pour vos enquêtes dans le domaine des entreprises ?

M. Bernard Salvat. - Je vous ai donné quelques indications sur les fraudes à la TVA. Nous recherchons les gros enjeux. Nous nous sommes récemment déployés sur les marchés de l'énergie, de la téléphonie, des composants électroniques, des parfums. Ce sont des secteurs que nous devons surveiller attentivement, parce que la fraude y prend très vite des proportions importantes.

Certains secteurs sont déjà bien surveillés par des organismes autres que la DNEF, qui n'est en effet pas la seule à intervenir dans ce domaine. Dans chaque département, une brigade de contrôle et de recherche (BCR) surveille le territoire par une espèce de maillage local. TRACFIN dénonce aussi de très nombreuses fraudes dans le secteur du bâtiment, par exemple. Dire qu'il y a des fraudes dans ce secteur n'est pas une vue de l'esprit. Je tiens aussi à souligner que nous ne nous acharnons pas sur ce secteur parce qu'il se défend moins bien, comme j'ai pu le lire dans un rapport.

Tout cela est relativement bien couvert à l'échelon local. La DNEF y est un peu moins présente. Nous tâchons d'occuper des créneaux que n'occupent pas nos collègues de l'échelle locale. Une forme de hiérarchisation de nos travaux prévaut. La DNEF prend tout ce qui est sophistiqué. Par exemple, nous occupons le créneau de ce qui relève des logiciels dits permissifs, car l'échelon local n'en a pas les moyens. La DNEF a donc un rôle de leader sur les fraudes sophistiquées. Le niveau local s'occupe des choses plus simples.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous la pleine et entière initiative de la programmation de vos contrôles ? Est-ce vous qui décidez ?

M. Bernard Salvat. - Oui. Bercy nous donne des orientations générales, en ce qui concerne tant les BNI que les BIR et les BII. Mais la programmation relève de ma propre autorité. C'est donc moi ou mes deux adjoints qui décidons. Je ne préviens pas Bercy lorsqu'un contrôle est fait par les BIR, car il y va de ma pleine responsabilité. En ce qui concerne les interventions, je signale, pour information, que nous allons perquisitionner. Mais la décision du signalement est mienne.

En d'autres termes, je reçois des orientations en matière de qualité ou d'enjeux. On me demande diriger mon travail vers des enjeux élevés, de ne pas galvauder la procédure, de ne pas causer de tracasseries administratives pour des enjeux mineurs. On me demande également de diriger les BNI sur certains secteurs, comme la fraude internationale, entre autres. Mais, ensuite, les actions relèvent de notre pleine responsabilité.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens sur vos propos sur les banques. Vous avez dit avoir obtenu 400 réponses sur 700 demandes. Est-ce bien cela ?

M. Bernard Salvat. - Oui.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Cela fait tout de même 300 absences de réponse. Avez-vous reçu l'appui de la Commission bancaire sur ce sujet ?

M. Bernard Salvat. - Nous n'avons pas de problèmes avec les banques. Toutes répondent. Seulement, certaines déclarent ne pas être concernées par nos demandes. Il existe des banques qui ne font pas d'opérations avec les particuliers.

Nous nous sommes appuyés sur la liste des établissements bancaires. Nous les avons tous questionnés, et ils nous répondent au fur et à mesure. Pour être plus précis, nous avons envoyé 775 courriers, avons procédé à 397 relances ; 311 réponses indiquent « néant » ou « non concerné ». Les autres réponses nous parviennent au fur et à mesure.

Nous avons déjà reçu 9 réponses, avec un transfert de 102 lignes, représentant 15 millions d'euros. La situation est donc en évolution constante. Nous suivons les dossiers régulièrement, jusqu'au moment où nous aurons une matière suffisante pour lancer nos opérations de traitement.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Tout est contrôlé, donc, indépendamment des réponses qui vous sont faites ?

M. Bernard Salvat. - Oui. Nous faisons un point presque toutes les semaines.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Quels moyens mettez-vous en oeuvre pour contrôler ces banques ?

M. Bernard Salvat. - Nous travaillons avec la DVNI, qui est chargée de la surveillance des banques. Si nous avons des doutes sur l'une d'entre elles, nous demandons à la DVNI de nous éclairer. On peut donc passer par l'intérieur, en quelque sorte.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Ma dernière question nous ramènera peut-être au contexte actuel. Avez-vous, à votre niveau, observé un récent regain d'activité en matière de tentative d'évasion fiscale ?

M. Bernard Salvat. - On ne travaille pas sur les périodes actuelles, puisque nous devons avoir du recul. Je lis la presse, comme vous ! Il semblerait, en effet, que certains avocats officiant sur des places étrangères soient sollicités. Mais c'est le propre de chaque grande échéance électorale : il y a toujours des gens qui ont peur. D'autres vont peut-être revenir, on ne sait jamais !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Nous n'avons pas évoqué la question du crédit impôt recherche. Il peut aussi être un moyen d'optimiser les choses, une entreprise étrangère facturant par exemple à l'entreprise française des frais de recherche...

M. Bernard Salvat. - C'est un axe de travail que la Cour des comptes commence à étudier, puisqu'une mission sur ce sujet vient d'y être lancée. La technique est plutôt le fait d'entreprises françaises. Ce sont bien des Français qui font des travaux soi-disant éligibles au crédit impôt recherche et qui, partant, diminuent leurs prélèvements fiscaux. En la matière, nous travaillons de concert avec le ministère de la recherche et de l'industrie. Nous disposons déjà de listes de sociétés qui en ont bénéficié. La BNI 2 travaille sur ces sujets et élabore des constats d'anomalies.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Quels types d'anomalies ?

M. Bernard Salvat. - Des dépenses non éligibles qui sont pourtant déclarées comme telles, des entreprises qui s'organisent pour maximiser les déductions en fractionnant les dépenses par établissement, etc. Toutes ces techniques sont bien connues. Nous engageons des études sur ce sujet. Nous avons déjà récupéré le fichier, fait des croisements informatiques et organisé de la programmation.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yann Gaillard.

M. Yann Gaillard. - Je vous poserai quelques questions informelles.

Premièrement, êtes-vous un service de contrôle ou un service d'enquête ? Le mot « enquêtes » figure dans votre appellation, mais vous nous avez beaucoup parlé de contrôle fiscal. Cette distinction a-t-elle un sens ou non ?

Deuxièmement, y a-t-il des conférences internes à Bercy, entre les différents services d'enquête et de contrôle, pour établir un programme commun ou échanger des informations ?

Troisièmement, question un peu saugrenue, peut-être, avez-vous le sentiment que les moyens techniques des fraudeurs s'améliorent à votre détriment ? Vous nous avez déjà répondu sur l'informatique. Il me semble d'ailleurs que c'est sur ce point qu'il faudra vous apporter l'innovation légale la plus importante, si j'en crois votre propos.

J'allais vous demander si vous avez des agents secrets, mais vous ne me répondrez pas ! Peut-être en avez-vous, notamment pour aller à l'étranger ?

M. Bernard Salvat. - L'enquête et le contrôle répondent à des procédures différentes.

Le contrôle fiscal est encadré. Il se fait par la voie de vérifications, de degrés variables. Elles peuvent être d'ordre ponctuel - limitées à un impôt ou une année, par exemple -, ou générales. Le contrôle des personnes physiques se fait par l'examen de la situation fiscale personnelle (ESFP).

L'enquête, c'est autre chose. Pour conduire une enquête, nous utilisons le droit de communication. Cela nous permet de demander à des professionnels des informations relatives à des tiers, comme des relevés d'écriture, des relevés de moyens de paiement, ou autres. Nous utilisons aussi le droit d'enquête, c'est-à-dire le contrôle de la facturation. Nous allons sur place, relevons des éléments au sein de l'entreprise, prenons des notes, faisons des copies. Dans des cas très rares - voilà d'ailleurs tout un débat -, nous pouvons faire de la flagrance fiscale, y compris sur des périodes très récentes. Nous pouvons aussi procéder à des perquisitions, ces dernières relevant de l'enquête et non du contrôle.

Une fois que les documents ont été restitués, le contrôle peut commencer, avec des garanties propres à celui-ci.

La DNEF fait donc de l'enquête, à l'exception de trois BIR qui, dans le cadre de la lutte contre les carrousels de TVA, mènent des opérations de contrôle. Elles envoient un avis de vérification, qu'il nous arrive parfois de remettre en mains propres au dernier moment, afin de ne pas prévenir de notre arrivée des mois à l'avance !

L'enquête se distingue du contrôle. Ce sont des spécialités différentes, avec des règles du jeu très distinctes, conduites par des agents différents. Ce n'est pas qu'une vue de l'esprit, c'est la réalité.

Les contacts avec les autres directions de contrôle sont nombreux. Nous travaillons fréquemment et régulièrement avec la DVNI, par exemple. Nous avons ainsi tenu une réunion de staff, il y a une dizaine de jours environ, au cours de laquelle nous avons fait le point sur la soixantaine de dossiers en cours.

Nous fournissons le service après-vente. Si, au cours d'un contrôle, il faut que nous revenions, nous le faisons. Au cours d'un contrôle, nous pouvons également mener des enquêtes complémentaires, procéder à des perquisitions. Nous suivons les dossiers, avons des contacts réguliers avec les organismes nationaux, la DVNI, la DNVSF, et les directions régionales de contrôle fiscal (DIRCOFI). Nous pouvons dire que nous entretenons des relations suivies et régulières. Nous nous rencontrons, nous téléphonons ; les contacts sont nombreux. Mes collaborateurs à l'échelle locale vont régulièrement leur rendre visite.

Je ne peux toutefois pas suivre toutes directions locales, qui sont une centaine. Nous entretenons des relations avec les plus importantes d'entre elles. Les contacts se font surtout entre les différentes directions de contrôle. Nous suivons donc nos dossiers.

Nous allons par exemple proposer aux deux directions de contrôle de Paris de nous rencontrer prochainement, car nous avons réalisé une grosse opération, portant sur une fraude réalisée à l'aide d'un logiciel comptable. Cette réunion s'organise sous la forme d'une journée de travail en commun, au cours de laquelle nous leur apportons notre expertise et leur fournissons des documents. On assure vraiment le service après-vente, pour leur permettre de faire leur travail dans de bonnes conditions.

J'en viens à votre question sur les techniques informatiques utilisées par les fraudeurs. Elles se sophistiquent, bien sûr. Certains produits masquent fortement la fraude. Les démonter représente un vrai défi pour l'administration.

Le phénomène existe d'ailleurs à grande échelle. Vous avez dû entendre parler d'une opération que nous avons menée dans le milieu médical. Les taux de fraude constatés, parmi les clients d'un produit, estimés à 7 000 à 10 000, étaient très élevés. Tout cela est rendu possible par les fonctionnalités de ces produits, qui lissent les écritures, font disparaître des espèces, donnent l'apparence de la régularité.

C'est donc un défi pour l'administration, et pour la DNEF en particulier, parce que ses informaticiens sont avant tout des inspecteurs des impôts. C'est uniquement parce qu'ils ont fait des études supérieures en informatique que nous disposons de compétences en la matière. Je négocie actuellement avec la direction générale la possibilité de disposer de postes d'analystes qui soient de vrais spécialistes de l'informatique. Cela pose toutefois un problème statutaire. Je n'ai pas été éconduit, mais les discussions prennent un peu de temps. Le dossier est à l'étude, car, à mon sens, une direction de recherche comme la DNEF a de plus en plus besoin de gens très compétents.

Le cloud computing est un défi que nous allons devoir relever. Un simple iPhone demande à son possesseur s'il désire conserver ses données sur le cloud. Mais, le cloud, c'est où ? Personne ne le sait ! C'est nulle part. Les mafias vont s'en emparer, placer tous leurs documents dans les nuages. Comment fera-t-on pendant nos perquisitions ? Comment allons-nous défendre les intérêts nationaux ? Aucun texte ne porte sur ce point actuellement. Nous ne savons pas comment faire.

Pour réaliser nos interventions, nous essayons de recueillir les codes d'accès, ceux que les gens veulent bien nous donner. S'ils nous opposent une fin de non-recevoir, nous ne pouvons rien faire. Nous rendons compte de l'incident au juge, qui va donner l'ordre de nous les donner. Mais si la personne ne veut pas nous les fournir, nous ne les avons pas. Les données flotteront donc dans les nuages. On en est là. Je dois dire que c'est extrêmement préoccupant.

La police ne fait pas mieux, d'ailleurs. Leurs services avaient à un moment envisagé une commission rogatoire. Mais à l'égard de quel pays ? Le cloud, c'est nulle part ! Un jour, on aura peut-être un bateau au beau milieu de l'Atlantique ou du Pacifique, utilisant le froid de la mer pour rafraîchir les serveurs - ce qui serait d'ailleurs très économique - dans des eaux extraterritoriales. Ce problème est devant nous.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - N'y a-t-il pas un risque de chevauchement des missions de la DNEF et celles de la DVNI, même si elles sont spécifiques ? Les choses sont-elles bien cloisonnées ? Notre commission se pose régulièrement la question.

M. Bernard Salvat. - La DNEF ne fait pas de contrôle fiscal. Nous faisons de la perquisition, puis nous apportons les informations collectées aux autres directions. Il n'y a pas de chevauchement. Notre rôle est de faciliter le travail des autres directions et la coopération entre elles. Nous suivons d'ailleurs une soixantaine de dossiers avec la DVNI.

Au risque de décevoir, M. Gaillard, je dois dire que nous n'avons pas d'agents secrets, même si nous menons des missions discrètes.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur Salvat, je vous remercie. Nous allons précisément recevoir maintenant le directeur de la DVNI. Vous voyez que, de notre côté aussi, la coordination entre les directions est parfaite.

Audition de M. Olivier Sivieude, directeur des vérifications nationales et internationales

M. Philippe Dominati, président. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Olivier Sivieude, directeur des vérifications nationales et internationales (DVNI).

Je vous rappelle, monsieur le directeur, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434- 15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Olivier Sivieude prête serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.

Vous avez la parole.

M. Olivier Sivieude. - Je vais tout d'abord présenter la DVNI. Cette direction est chargée du contrôle fiscal des grandes entreprises, c'est-à-dire des entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 150 millions d'euros, ou 75 millions d'euros lorsqu'il s'agit de prestataires de services. Sont concernées environ 3 500 entreprises établies en France - j'allais dire « françaises », mais elles ne le sont pas nécessairement -, dont évidemment les entreprises du CAC 40. Les filiales relèvent également de notre compétence, ce qui nous permet d'avoir une vision de l'ensemble du groupe. Au total, nous contrôlons 70 000 entreprises.

La direction compte 500 personnes, presque exclusivement des cadres de catégorie A. Les 350 vérificateurs sont spécialisés par secteur socioprofessionnel - banque, assurance, industrie, etc. -, ce qui constitue une force puisque cela leur permet de bien connaître leur secteur. Ils sont aidés dans leurs travaux par des vérificateurs informaticiens, spécialisés dans les domaines informatiques et fiscaux, et par des « experts maison », que nous avons formés en interne et qui sont des spécialistes des questions internationales et financières. Le contrôle fiscal d'un grand groupe est généralement effectué par deux vérificateurs généraux, un vérificateur informaticien et au moins un expert voire deux ; ce sont donc quatre, cinq ou six personnes qui se rendent dans l'entreprise concernée.

Je suis assez fier de présenter nos résultats, car ils sont plutôt bons. Les rappels effectués par la DVNI ont en effet augmenté de 50 % en quatre ans, pour atteindre aujourd'hui 4,2 milliards d'euros de droits et pénalités. Sous réserve des rappels en prix de transfert dont le recouvrement est suspendu en cas d'engagement d'une procédure amiable, ces sommes sont recouvrées à hauteur de 85 %, les entreprises ayant les moyens de payer ; les 15 % restants font l'objet de contentieux. Les enjeux budgétaires sont donc majeurs.

Sur le plan international, qui vous intéresse tout particulièrement, les rappels sont également en augmentation. Un peu plus du tiers de nos contrôles - nous en avons fait 1 360 l'année dernière - comportent au moins un point à l'international. Les rappels internationaux en impôt sur les sociétés représentent 2,4 milliards d'euros en base et environ 800 millions d'euros en droit - il est toujours difficile de raisonner en droit pour l'international. Les rappels internationaux en TVA, retenue à la source et crédit d'impôt s'élèvent en droits à 400 millions d'euros.

Je ne vous cache pas que nous rencontrons un certain nombre de difficultés. La première a trait à l'extrême complexité de la matière : les problématiques fiscales internationales sont très compliquées. Nous devons être particulièrement attentifs à la formation des vérificateurs ; nous avons donc un dispositif de formation interne très réactif et pratique. Nous devons aussi être vigilants quant à la circulation de l'information : il faut que tous les vérificateurs soient informés au plus vite dès qu'un type de montage est repéré, car ce dernier va proliférer. Nous avons également mis en place un réseau de référents en interne mais aussi en externe, en association avec les directions interrégionales de contrôle fiscal, qui sont, elles aussi, parfois confrontées à des problématiques internationales.

La deuxième difficulté provient d'un double cloisonnement. Il existe tout d'abord un cloisonnement géographique, dans la mesure où la DVNI n'est compétente que sur le territoire national alors que, pour contrôler une entreprise internationale, il est très souvent utile, voire indispensable, de savoir ce qui se passe de l'autre côté des frontières...

Ce problème renvoie à la question de l'assistance administrative internationale : pouvons-nous demander des informations aux administrations fiscales des autres États ? En la matière, un nouveau dispositif, d'une importance majeure, a été mis en place en 2009 et est efficace depuis 2011 ; il nous permet d'obtenir des informations auprès d'administrations fiscales qui, auparavant, refusaient de nous en fournir. Cela nous donne bon espoir d'avoir des informations dont nous ne disposions pas jusqu'à présent. En 2011, le nombre d'assistances administratives internationales a doublé par rapport à l'année précédente. Qui plus est, les réponses sont généralement de qualité et nous sont transmises dans des délais plus brefs qu'avant : on est passé de neuf mois à trois mois en moyenne, ce qui constitue un véritable changement.

En plus de ce cloisonnement géographique, il existe un cloisonnement entre administrations de contrôle. Certaines des administrations qui contrôlent les entreprises sont extérieures à la direction générale des finances publiques (DGFiP) ; je pense par exemple aux douanes ou à l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACCOS). Dès 2009, nous avons pris conscience que nous devions travailler ensemble, dans la mesure où les informations que détiennent ces administrations sur les entreprises sont utiles également d'un point de vue fiscal. Nous avons donc tissé un réseau de protocoles avec l'ACCOS et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), qui est l'équivalent de la DVNI pour les douanes.

Nous avons également développé les relations internes à la DGFIP. En effet, pour réaliser un contrôle fiscal, il faut, d'une part, des informations fournies par ceux qui connaissent les dossiers, c'est-à-dire les services de gestion - en ce qui concerne la DVNI, il s'agit de la direction des grandes entreprises -, et, d'autre part, des informations « hors liasse fiscale », c'est-à-dire en dehors des déclarations, que peut notamment obtenir la direction nationale des enquêtes fiscales, dirigée par Bernard Salvat, que vous avez auditionné il y a quelques minutes. Depuis deux ans, nous travaillons donc en étroite liaison avec cette direction, afin d'obtenir des informations sur les grandes entreprises.

La troisième difficulté concerne les instruments juridiques dont nous disposons. En matière de fiscalité internationale des entreprises, il existe trois paquets. Le premier est constitué des dispositifs dissuasifs mentionnés aux articles 209 B, 238 A et 212 du code général des impôts. Il s'agit de dispositifs anti-abus, qui me semblent conçus plutôt pour dissuader certains comportements mais qui sont très difficilement utilisables dans la mesure où ils ont été érodés par la jurisprudence du Conseil d'État, qui a mis de strictes conditions à leur application ; à sa décharge, je rappellerai qu'il doit tenir compte des accords internationaux qui s'imposent à nous.

Le deuxième paquet se compose du seul article 57 du code général des impôts, qui concerne les prix de transfert. Cet article, très simple et extrêmement précieux, dispose que les prix pratiqués entre entreprises d'un même groupe doivent être identiques aux prix pratiqués avec une entreprise indépendante. C'est cet article qui nous permet de faire l'essentiel des rappels que j'ai évoqués au début de mon intervention.

Cependant, cet article a tout de même vieilli un peu au regard des évolutions de la réalité économique. Deux points en particulier posent problème. D'une part, il y a de moins en moins d'indépendants, puisque les grands secteurs professionnels sont aux mains, si je puis dire, de quelques grands groupes ; dès lors, il devient difficile de comparer les prix pratiqués entre entreprises du même groupe avec les prix pratiqués avec une entreprise indépendante.

D'autre part, les problématiques portent de moins en moins sur des marchandises, et de plus en plus sur des incorporels, comme nous les appelons. Ce qu'on délocalise le plus facilement, ce n'est pas des machines ou des usines - même si, hélas, cela arrive tout de même -, mais des marques : on peut déplacer une marque du jour au lendemain, dans le pays qu'on veut - si possible un pays où la fiscalité est favorable à la marque. Ce déplacement étant facturé à nos entreprises françaises, la difficulté est de savoir si le niveau de facturation est le bon, si cela peut être admis en diminution des bénéfices.

Le troisième paquet est le dispositif d'abus de droit, prévu par l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, qui n'est pas spécifique aux questions internationales mais est extrêmement utile en la matière. Trois conditions doivent être réunies : il faut qu'il y ait un montage artificiel ; que ce montage soit contraire à l'intention du législateur ; qu'il ait été conçu dans un but exclusivement fiscal. Quand on arrive à démontrer que ces trois critères sont remplis, on applique l'abus de droit.

En conclusion, j'aimerais ajouter que mes équipes sont extrêmement motivées, qu'elles sentent qu'elles sont actuellement soutenues dans leurs efforts pour lutter contre l'optimisation fiscale internationale, même si elles doivent faire face aux difficultés que j'ai mentionnées.

Nous nous efforçons d'appliquer plus qu'auparavant les sanctions que le code général des impôts met à notre disposition, notamment les sanctions pour manquement délibéré. Nous hésitions à y recourir pour les entreprises du CAC 40, mais nous le faisons désormais car nous pensons que c'est une manière d'avancer vers l'exemplarité : si nous montrons que nous sommes capables non seulement de remettre en cause des schémas d'optimisation fiscale mais aussi de sanctionner ceux qui les ont mis en place, nous pouvons espérer que ces schémas ne prospéreront pas, et alors nous aurons vraiment joué notre rôle de dissuasion.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Vous êtes directeur de la direction des vérifications nationales et internationales, mais votre compétence s'arrête aux frontières de la France, si j'ai bien compris. Vous avez certes évoqué les collaborations avec les administrations étrangères, dont l'efficacité semble s'être améliorée, mais la limitation de votre zone de compétence constitue tout de même un paradoxe assez curieux. Ne pourrait-on imaginer qu'il existe, au moins au sein de l'Union européenne, un outil juridique permettant de surmonter cette difficulté, qui pose un sacré problème ?

M. Olivier Sivieude. - À ma connaissance, aucune administration fiscale au monde n'est compétente au-delà de ses frontières. Ce qui peut exister au sein de l'Union européenne, ce sont des contrôles coordonnés : on constate ensemble une anomalie ou une optimisation fiscale réalisée par un grand groupe, et on se met d'accord pour contrôler en même temps les établissements de ce groupe dans chacun des États concernés.

Toutefois, ces contrôles coordonnés sont difficiles à mettre à oeuvre : cela suppose, d'une part, qu'on s'accorde sur le groupe à contrôler - en général, il ne s'agit pas d'un groupe européen, vous vous en doutez -, et, d'autre part, qu'on travaille véritablement ensemble, avec la même volonté de vraiment remettre en cause le schéma d'optimisation fiscale. Par conséquent, les expériences sont très peu nombreuses, et elles ne se sont pas toujours révélées positives. En effet, la volonté des États et des administrations de lutter contre la fraude ou l'optimisation fiscale internationales est inégale, y compris au sein de l'Union européenne.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Une deuxième chose m'alerte un peu : nous avons auditionné beaucoup de directions et services en charge du contrôle, et tout le monde nous a dit qu'il existait une coordination entre les différentes administrations. Or vous pointez les difficultés causées par le cloisonnement entre ces administrations, ce qui ne m'étonne pas a priori mais diffère de ce que nous avons entendu jusqu'à présent.

M. Olivier Sivieude. - Ce que j'ai dit, c'est que, si nous ne faisons rien, ce cloisonnement continuera d'exister ; il faut d'abord en prendre conscience pour y remédier. Je pense sincèrement qu'il est possible de mettre un terme à ce cloisonnement et de travailler ensemble. Nous en avons d'ailleurs apporté la preuve en matière de douanes et de cotisations sociales, puisque nous avons été la première direction à conclure un accord dans le cadre d'un protocole d'échange d'informations avec les deux administrations concernées ; nous avons même réalisé des contrôles conjoints avec les douanes, ce qui n'avait jamais été fait auparavant.

Je crois que nous sommes meilleurs à plusieurs. Face à des groupes internationaux par définition uniques, et qui possèdent des informations sur toutes leurs filiales dans le monde entier, nous, nous étions des administrations distinctes, séparées en externe -  puisque relevant de pays différents - et parfois aussi en interne. Je pense que, aujourd'hui, les séparations internes ont disparu, et j'espère que les dispositifs de lutte contre les paradis fiscaux, qui amènent les États à transmettre des informations, nous permettront d'en finir aussi avec les séparations externes. À mon sens, c'est l'enjeu majeur en matière de lutte contre l'optimisation fiscale.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous vous occupez des très grosses entreprises, de celles du CAC 40, dont le Conseil des prélèvements obligatoires a mis en évidence, dans un rapport datant d'il y a quelques années, qu'elles payaient moins d'impôts que les autres entreprises françaises : environ 8 % contre 33 %. Cet écart s'explique-t-il seulement par l'optimisation fiscale légale, ou faut-il y voir la marque de pratiques abusives, voire frauduleuses ? On a toujours du mal à obtenir une réponse à cette question, que j'ai déjà posée à plusieurs interlocuteurs.

M. Olivier Sivieude. - Je vous donnerai mon point de vue personnel : on compare des choses qui ne sont pas comparables. Dans le cas d'une PME, pour obtenir le taux effectif d'impôt, on compare le montant qu'elle a versé au titre de l'impôt sur les sociétés au bénéfice qu'elle a réalisé en France ; c'est extrêmement facile, et il n'y a pas de raison que le taux diffère beaucoup de 33 %. En revanche, s'agissant du taux effectif d'impôt d'un groupe du CAC 40, le dénominateur est l'ensemble de ses résultats dans le monde - tous les bénéfices ou pertes réalisés dans ses 2 000 ou 3 000 établissements -, et le numérateur est le montant d'impôt sur les sociétés payé dans le monde. Or les taux d'imposition varient selon les pays. Par conséquent, une entreprise parfaitement en règle avec le droit fiscal peut payer 25 % dans un pays, 15 % dans un autre, 28 % dans un troisième, et il n'est donc pas anormal que son taux effectif d'impôt soit inférieur à 33 %.

Par ailleurs, vous prenez une photographie sur une année. Or certaines grandes entreprises peuvent avoir enregistré des déficits les années précédentes et les avoir imputés sur l'exercice étudié, ce qui explique leur plus faible imposition.

Il existe encore d'autres éléments. Il est fréquent que les grandes entreprises cèdent des filiales. Elles réalisent alors des plus-values, ce qui augmente le dénominateur mais pas le numérateur puisque ces plus-values sont exonérées d'impôt. Tout cela est parfaitement légal : la cession de titres de participation acquis depuis plus de deux ans est exonérée d'impôt.

Au vu de tous ces éléments, les taux effectifs d'impôt des grands groupes doivent être analysés au cas par cas ; il faut se garder de dire qu'ils paient moins d'impôts que les PME, car cela revient à comparer des choses qui ne sont pas comparables.

Si vous le permettez, je prendrai deux exemples frappants ; nous étudions bien entendu les taux effectifs d'impôt, car ceux-ci peuvent constituer un signe de la nécessité d'un contrôle. Le groupe du CAC 40 dont le taux effectif d'impôt est le plus élevé, c'est Total, avec près de 50 % ; cela signifie-t-il que le directeur fiscal de cette entreprise soit l'homme le plus honnête de la terre ? Non ! Cela résulte simplement du fait que les taux d'impôt sur les sociétés sont très élevés dans les pays producteurs. À l'opposé, le groupe du CAC 40 dont le taux effectif d'impôt est le plus bas, c'est Renault ; cette entreprise n'est pas pour autant la plus grande fraudeuse du monde : elle a seulement imputé sur ses résultats de 2010 les déficits très importants qu'elle a enregistrés les années de crise, en particulier en 2008.

Il faut donc être extrêmement prudent sur ce sujet. Je ne suis pas en train de vous dire qu'il n'y a pas d'optimisation fiscale, mais on ne peut pas comparer des choses qui ne sont pas comparables.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Le jeu de la concurrence continue de plus belle : la Grande-Bretagne vient ainsi de diminuer son taux d'impôt sur les sociétés. Et ce n'est pas terminé ! On ne va jamais s'en sortir... Ce jeu de concurrence est sans fin, et ce sont à chaque fois nos finances qui en pâtissent. C'est donc un vrai sujet.

A-t-on déjà fait une analyse véritablement exhaustive de cette question ? Vous avez cité quelques éléments, que je veux bien entendre, mais dispose-t-on d'un tableau complet de la situation des entreprises du CAC 40, pour ne citer que celles-là, au regard de la fiscalité existant dans les différents pays où elles sont installées ? Possède-t-on un outil d'analyse satisfaisant sur ce sujet ?

M. Olivier Sivieude. - La réponse est non. Seules les entreprises ont ces informations, car elles ont une vision mondiale. Moi je n'ai pas cette vision mondiale, je ne connais pas les résultats des entreprises du CAC 40 dans le monde entier. En effet, celles-ci ne sont tenues de soumettre à l'administration fiscale française que les résultats de leurs établissements situés en France. Je suis donc dans l'incapacité de mener une analyse précise et exhaustive de leur taux effectif d'impôt. En revanche, ce que je peux dire, c'est qu'on ne peut pas comparer leur taux d'imposition avec celui des PME, car ce n'est pas comparable.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez déclaré que, si vous constatiez un manquement délibéré de la part d'une entreprise, vous hésiteriez à appliquer des sanctions. Pourquoi cette hésitation ?

M. Olivier Sivieude. - J'ai dit que cela avait pu être le cas s'agissant de très grandes entreprises. En effet, il est extrêmement difficile de démanteler leurs schémas d'optimisation fiscale, d'abord parce qu'il faut les trouver, ensuite parce qu'il faut prouver qu'elles n'ont pas respecté la loi, enfin parce que leurs avocats et leurs directeurs fiscaux sont très compétents. C'est pourquoi, jusqu'à il y a trois ou quatre ans, il n'était pas fréquent que mes services aillent plus loin qu'un rappel avec des intérêts et appliquent en plus de lourdes sanctions pour manquement délibéré ; dans ce cas, il faut démontrer que le manquement est bien volontaire, le juge exigeant la preuve de l'intentionnalité de l'acte.

Désormais, nous appliquons des sanctions chaque fois que nous le pouvons, c'est-à-dire lorsque nous estimons qu'il y a eu intentionnalité. Cela change le monde ! Et ce n'est pas facile, car les réactions sont extrêmement dures, les entreprises se défendent et engagent des contentieux. Toutefois, nous continuons parce que nous pensons jouer ainsi notre rôle d'exemplarité.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment procédez-vous pour repérer les montages, quelle est votre méthode ?

M. Olivier Sivieude. - Nous avons instauré un dispositif. Le premier élément, c'est que, quand on trouve un montage, on met tout le monde à bord, c'est-à-dire qu'on organise une conférence au sein de mes services au cours de laquelle tous les responsables des contrôles sont immédiatement informés. Le deuxième élément, qui est relativement nouveau, c'est un dispositif d'analyse-risque : on se demande si on peut repérer le montage dans d'autres entreprises en exploitant nos fichiers, qui comportent les déclarations des entreprises. Si c'est possible, si, par exemple, nous repérons dix, quinze, vingt ou trente entreprises présentant les mêmes risques, cela nous incite évidemment à programmer un contrôle de ces entreprises.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'aimerais que vous nous décriviez précisément les enjeux fiscaux d'un transfert de siège social du territoire français vers un pays à fiscalité privilégiée alors que les activités du groupe restent les mêmes. Quel est l'impact de ce genre d'opérations pour nos ressources ? Peut-être pourriez-vous nous citer un exemple.

M. Olivier Sivieude. - Ce que nous observons, en matière de transfert, ce sont des sociétés fabriquant ou achetant et revendant en France, qui sont transformées, pour les premières, en simples façonniers, c'est-à-dire en une espèce de prestataire de services chargé de fabriquer pour le compte de quelqu'un, avec une rémunération très faible, et, pour les secondes, qui étaient des négociants, en simples commissionnaires, c'est-à-dire qu'ils ne sont plus acheteurs ou revendeurs de marchandises mais sont rémunérés à la commission, cela au profit d'une entreprise délocalisée, généralement dans un pays à fiscalité privilégiée, qui réalise l'essentiel du bénéfice. En clair, les bénéfices demeurant en France sont réduits à de simples taux de marge tandis que la plus grande partie des profits sont déplacés dans un pays à fiscalité privilégiée.

Je vous présenterai tout à l'heure un exemple assez intéressant. Nous rencontrons hélas assez fréquemment ce type de schéma d'optimisation fiscale.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Il y a quelque temps, j'ai été alerté par des syndicalistes de l'intention de GDF-Suez de délocaliser son activité de stockage de gaz au Luxembourg. Voilà un exemple de montage. Avez-vous entendu parler de cette initiative ?

M. Olivier Sivieude. - Non, je n'en ai pas connaissance.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens aux entreprises du CAC 40. Vous avez cité les cas extrêmes de Total et Renault, mais il existe d'autres cas entre les deux. Avez-vous analysé les situations de toutes les entreprises du CAC 40 pour définir les extrêmes ?

M. Olivier Sivieude. - Sauf exception, mes services contrôlent ces entreprises presque tous les ans. Pour être plus précis, nous contrôlons tous les trois ans les opérations effectuées au cours des trois années précédentes.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'imagine que vous connaissez donc les taux moyens d'imposition de ces quarante entreprises. La moyenne est de 8 %, mais quel est le détail ?

M. Olivier Sivieude. - Je ne peux pas répondre à cette question. Je ne suis pas chargé de mesurer le taux moyen d'imposition mondial : cela n'a pas d'intérêt pour moi. Ce qui en a, c'est de savoir si les entreprises ont appliqué correctement la législation française, si elles n'ont pas délocalisé des bénéfices qui auraient dû rester en France ; c'est cela notre mission, c'est ce que nous cherchons à démontrer à travers nos contrôles. Mais quant à calculer un taux moyen d'imposition mondial, je ne suis pas sûr que cela ait beaucoup de sens, et en tout cas cela n'entre pas dans ma mission. Je serais d'ailleurs incapable de le faire, car je ne connais pas les résultats des entreprises hors de France.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Monsieur le directeur, lors de vos contrôles, remontez-vous jusqu'aux procès-verbaux de préparation des conseils d'administration ou des réunions de bureau des conseils d'administration, au cours desquelles, en théorie du moins, les questions de stratégie fiscale devraient pouvoir être abordées ? Avez-vous connaissance des débats ayant lieu en amont des prises de décision ?

Par ailleurs - mais peut-être ne pouvez-vous pas répondre à cette question -, avez-vous un avis sur la manière dont les grands administrateurs des entreprises précitées, qui sont liés entre eux, qui sont un peu les mêmes du point de vue sociologique - on observe une concentration importante de certains profils -, accomplissent leur tâche ? Avez-vous l'impression qu'ils jouent un rôle critique sur ces questions de stratégie fiscale, ou qu'ils conservent une position relativement neutre, se contentant, sauf cas de force majeure, de valider des décisions stratégiques prises par d'autres ?

M. Olivier Sivieude. - Pour ce qui est de votre première question, la réponse est oui : nous regardons les procès-verbaux des conseils d'administration. Ces documents font partie des éléments d'information de base du vérificateur de la DVNI.

Quant à la position des administrateurs, je ne suis pas en mesure de vous répondre. En tout cas, je n'ai pas encore vu de procès-verbal de conseil d'administration indiquant que les participants se sont demandé s'ils allaient frauder... Ce n'est pas aussi basique...

Mme Corinne Bouchoux. - Ce n'était pas ma question.

M. Olivier Sivieude. - J'ai bien compris. Ce que je veux dire, c'est que les termes employés sont bien plus subtils : le procès-verbal peut faire référence à un débat sur la manière de réaliser telle opération d'acquisition ou de cession, mais on ne trouvera pas trace d'un intervenant se félicitant des avantages de l'opération en termes d'optimisation fiscale...

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard - Je retiens un élément positif de votre exposé, monsieur le directeur : votre personnel est motivé parce qu'il se sent soutenu politiquement dans sa lutte contre l'optimisation fiscale.

En revanche, votre réponse à notre tentative de comparaison entre les PME et les entreprises du CAC 40 me laisse dubitatif, même si elle n'est pas de votre responsabilité puisque la responsabilité est peut-être législative ou internationale. Cela dit, les PME n'ont pas la possibilité de se localiser ou de délocaliser une partie de leurs activités dans un paradis fiscal, tandis que les entreprises du CAC 40 le font fréquemment. La différence se situe à ce niveau.

Par conséquent, ce que je me demande, c'est tout bêtement comment éviter ces comportements ? Il ne suffit pas de faire des déclarations à l'emporte-pièce pour dire qu'on veut la suppression des paradis fiscaux. C'est ce qui s'est produit il y a quelques semaines et quelques mois, et cela n'a servi à rien. Ce n'étaient, comme dirait l'autre, que des paroles verbales...

Selon vous, comment faire concrètement, au-delà des intentions politiques, qui peuvent être positives, pour éviter cette fuite fiscale qui, à l'évidence, profite uniquement aux grandes entreprises qui, contrairement aux PME, ont les moyens de se payer des avocats et des conseillers fiscaux ?

Par ailleurs, puisque vous avez déclaré que certains pays qui refusaient de vous transmettre des informations acceptent désormais de travailler en étroite collaboration avec vos services, tandis que d'autres refusent toujours, j'aimerais que vous nous donniez quelques exemples de ces deux catégories. Il serait notamment intéressant de savoir s'il s'agit de pays membres de l'Union européenne.

M. Olivier Sivieude. - Je vais d'abord revenir sur la motivation de mes services. Le fait que le Parlement dans son ensemble nous donne désormais la possibilité d'obtenir des informations sur ce qui se passe dans les autres pays, cela a permis à mes collaborateurs d'entrer dans un monde nouveau.

Concernant votre question sur les moyens d'éviter la fuite fiscale, je n'ai pas la prétention d'avoir la réponse absolue. Nous disposons d'un certain nombre d'outils juridiques, que j'ai cités, mais on peut imaginer de s'en donner d'autres. Je ne suis pas en charge de la législation, je suis un praticien, mais je peux vous suggérer quelques idées ; trois en particulier me viennent à l'esprit.

Tout d'abord, nous constatons aujourd'hui que certaines entreprises utilisent des produits hybrides, c'est-à-dire des produits dont le traitement diffère dans deux pays. Par exemple, il existe des produits déductibles en France et non imposables dans un autre pays, et vice-versa. On peut aussi, au lieu de capitaliser des entreprises, les subventionner grâce à des subventions déduites en France et qui ne sont pas imposables dans le pays qui les reçoit.

Ces produits hybrides sont recensés par l'OCDE, qui réalise des travaux sur cette question ; je ne suis donc pas en train d'inventer le concept. Ces produits constituent typiquement une méthode d'optimisation fiscale, mais aucun texte n'empêche qu'un produit financier dont le traitement diffère d'un pays à l'autre, de sorte qu'il y a une charge d'un côté et pas de produit de l'autre, soit déductible dans le pays concerné, alors que logiquement il ne devrait pas pouvoir l'être.

J'en viens à mon deuxième exemple, qui concerne la question des délocalisations. Dans certains domaines, il est extrêmement difficile de lutter contre la méthode que j'ai évoquée tout à l'heure, consistant à transférer à l'étranger des bénéfices en créant une société dans un pays à fiscalité privilégiée et en transformant en France les entreprises qui fabriquaient en façonniers et celles qui achetaient et vendaient en commissionnaires.

On pourrait imaginer que, à tout le moins dans ces cas-là, il y ait une indemnisation à hauteur de ce qui est parti : puisque des bénéfices sont partis, peut-être une clientèle et un certain nombre de données incorporelles sont-elles parties aussi, et tout cela a une valeur. Aujourd'hui, nous essayons de démontrer qu'un pourcentage de la clientèle a été délocalisé, etc., mais nous n'avons pas de texte spécifique pour le faire. Des textes existent dans d'autres pays, par exemple en Allemagne.

Je passe à mon troisième exemple : les établissements stables, c'est-à-dire les sociétés qui, exerçant leur activité depuis un autre pays, généralement à fiscalité privilégiée, réalisent des prestations en France sans pour autant y posséder d'établissement payant - en tout cas pas de manière substantielle - des impôts sur ses bénéfices.

Aujourd'hui, il est extrêmement difficile de démontrer l'existence d'un établissement stable lorsque nous estimons qu'une activité est en fait réalisée depuis la France. La jurisprudence nous est plutôt défavorable : un récent arrêt du Conseil d'État a posé des conditions très strictes. Peut-être le législateur pourrait-il décider que, dès lors que certains éléments seront réunis, on considérera qu'une activité est réalisée depuis la France et qu'elle doit donc y être imposée.

Les trois exemples que je viens de citer revêtent une importance majeure, car ces trois cas - produits hybrides, délocalisation de bénéfices par le business restructuring, établissements stables - font partie de ceux que nous rencontrons le plus souvent.

M. Yannick Vaugrenard. - Si vous avez encore d'autres exemples, nous sommes preneurs !

M. Olivier Sivieude. - Dans ce cas je vais en citer un quatrième. Vous n'auriez pas dû me lancer sur ce sujet !

J'ai parlé tout à l'heure de l'abus de droit. Ce dispositif est un instrument extrêmement puissant de lutte contre la fraude des entreprises, notamment dans ses aspects internationaux. J'ai cité les trois critères de l'abus de droit ; l'un d'entre eux est particulièrement problématique : il faut démontrer que le but de l'entreprise était exclusivement fiscal. Or, dans une opération de montage international, il est assez facile pour les entreprises, qui connaissent évidemment ce critère, puisqu'il est mentionné dans le code général des impôts, de dire que leur but n'était pas uniquement fiscal : elles trouvent toujours un petit élément économique, elles peuvent par exemple affirmer qu'elles voulaient regrouper dans tel État toutes leurs opérations européennes, ou qu'elles souhaitaient coordonner les choses...

Bref, il est très difficile de prouver que le but était seulement fiscal, et c'est pourtant ce que nous devons démontrer devant le juge. Il suffirait donc d'ôter l'adverbe « exclusivement » pour nous faciliter la vie.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je reviens aux entreprises du CAC 40, monsieur le directeur. Les Français ont la passion de l'égalité ; ce n'est pas Karl Marx qui l'a dit, mais Tocqueville, et je pense que c'est vrai.

Je me mets à la place du citoyen lambda qui lit Les Échos. À mon sens, ce journal devrait être lu chaque jour par vingt millions de Français, car cela donnerait du moral et de l'optimisme à tout le monde. On dit que notre peuple est pessimiste, sinistre et un peu triste, mais je vois là des raisons d'espérer.

En effet, je constate que, entre 2008 et 2011, les entreprises du CAC 40 ont distribué bon an mal an quarante milliards d'euros - de trente-sept à quarante-deux selon les années - de dividendes à leurs actionnaires. On nous rebat les oreilles de la crise tous les jours, mais cela ne va pas trop mal pour ces entreprises. Si on ne peut obtenir de réponse sur leur taux moyen d'imposition, pouvez-vous au moins nous donner le montant total des impôts qu'elles versent au budget de la nation ?

M. Olivier Sivieude. - Je n'ai pas la réponse, mais on peut facilement la trouver, par définition, puisque les entreprises du CAC 40 effectuent des déclarations. Il suffit d'additionner les montants que chacune d'entre elles paie.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans ce cas, pourriez-vous nous faire parvenir cette information ?

M. Olivier Sivieude. - Bien entendu, je peux la demander à mon collègue de la direction des grandes entreprises.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez évoqué la jurisprudence du Conseil d'État, qui a apparemment écorné les articles du code général des impôts ayant trait à la lutte contre l'évasion fiscale internationale. Quelle appréciation portez-vous sur cette initiative ?

M. Olivier Sivieude. - J'ai un immense respect pour le juge, et je ne le critiquerai donc pas...

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment s'est construite cette jurisprudence ?

M. Olivier Sivieude. - Prenons l'article 209 B du code général des impôts, qui constituait la principale source de rappels pour ma direction au début des années 2000. Cet article prévoyait que, quand une entreprise française possédait une participation d'au moins 50 % dans une société bénéficiant d'un régime fiscal privilégié - c'est-à-dire inférieur à la moitié du taux applicable en France -, la part des bénéfices revenant à l'entreprise française - 60 % par exemple - était imposable en France au taux français, après déduction du taux en vigueur dans l'autre pays.

Cette disposition a fait l'objet de recours ; les plaignants soutenaient qu'elle était incompatible avec les conventions internationales. Dans un arrêt de principe, l'arrêt « Schneider Electric » du 28 juin 2002, le Conseil d'État a obligé le législateur à réviser entièrement l'article 209 B. Celui-ci comporte désormais deux étages.

Au sein de l'Union européenne, il ne s'applique que si l'administration fiscale est en mesure de démontrer que la société établie à l'étranger est complètement artificielle, sans consistance, et que le montage a été réalisé à des fins exclusivement fiscales. Cela devient donc extrêmement difficile de l'utiliser.

En dehors de l'Union européenne, l'administration doit démontrer qu'aucune activité locale n'explique l'établissement de la société dans le pays en question. De fait, il n'est pas interdit à une entreprise du CAC 40 de développer une activité commerciale à Hong Kong, ni à une banque d'avoir une véritable activité dans les Îles Caïmans... Il nous faut donc prouver que l'installation d'un établissement à Hong Kong ou aux Îles Caïmans ne correspond à aucune activité locale. Cela suppose d'avoir des informations, ce qui nous renvoie au problème du cloisonnement que j'ai évoqué tout à l'heure, et que, grâce au Ciel, nous sommes en train de surmonter.

Je me rends compte que je n'ai pas répondu à l'une de vos questions. La Suisse est un exemple de pays européen refusant de nous transmettre des informations : les demandes d'assistance administrative présentées par mes services n'ont reçu aucune réponse. En revanche, nous avons eu la surprise d'obtenir des réponses de l'Île Maurice, des Îles Caïmans, de la Barbade, des Bermudes, de l'Irlande ou encore du Luxembourg.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Du Luxembourg ?

M. Olivier Sivieude. - Absolument, et ils nous ont répondu dans des délais relativement corrects : environ deux mois dans le cadre de plusieurs contrôles récents.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez également déclaré que tous les pays, y compris au sein de l'Union européenne, n'avaient pas la même volonté de combattre l'évasion fiscale ; vous venez d'ailleurs d'illustrer cette réalité. Existe-t-il des pays extrêmement réfractaires au sein de l'Union européenne, et, si oui, lesquels ?

M. Olivier Sivieude. - Il y a clairement la Suisse, puisqu'elle ne nous transmet aucune information.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous des exemples de pays membres de l'Union européenne ?

M. Olivier Sivieude. - Non, pas vraiment. La coopération n'est pas très bonne avec Jersey et Guernesey. En revanche, au sein de l'Union européenne, les relations se sont nettement améliorées avec l'Irlande et le Luxembourg ; elles sont meilleures également avec l'Italie et l'Espagne. Les pays nordiques et les Pays-Bas répondaient déjà assez vite, d'autant que nous avons des attachés fiscaux dans ce dernier pays.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez déclaré que 15 % des sommes réclamées par la DVNI dans le cadre de rappels faisaient l'objet de contentieux. Sur quelle base les entreprises contestent-elles votre décision, quels sont leurs arguments ?

M. Olivier Sivieude. - Elles soutiennent que nous avons fait une mauvaise application de la loi. En matière de législation fiscale - je sais que je parle à des spécialistes -, tout n'est pas toujours noir ou blanc...

Le cas des prix de transfert constitue un très bon exemple. Quel est le prix normal lors d'une acquisition ou d'une cession de marchandises ? Quel est le bon prix d'une redevance de marque ? Ce n'est pas indiqué dans le code général des impôts : c'est une question d'expertise. Il est extrêmement difficile non seulement de démontrer l'anormalité, mais aussi d'en évaluer le niveau. C'est typiquement le genre de sujet qui peut faire l'objet de contentieux, même si en pratique les litiges dans ce domaine sont plutôt résolus par la voie spécifique de la procédure amiable.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Comment le juge s'y prend-il pour contrôler la situation et la démarche de l'entreprise ?

M. Olivier Sivieude. - Pour ce type de problèmes de fait - a-t-on appliqué les bons prix de transfert ou le bon niveau de redevance ? -, il arrive maintenant assez souvent que l'entreprise demande l'avis de la Commission nationale des impôts. Le juge n'est pas obligé de suivre cet avis, mais c'est un élément qui peut éclairer sa décision. Cependant, je ne vous cache pas que le juge est lui aussi embarrassé par ces questions, car leur compréhension nécessite une expertise extrêmement pointue.

Nous faisons d'ailleurs parfois en sorte de ne pas porter ce genre de débats devant le juge. Dans le cadre de ce qu'on appelle les interlocutions - vous savez que, après la procédure écrite, l'entreprise contrôlée a la possibilité de demander un entretien avec son interlocuteur, en l'espèce le directeur de la DVNI -, certaines entreprises, constatant l'existence d'un désaccord, nous demandent ce qu'on peut faire. Dans un certain nombre de cas, avec évidemment le maximum de traçabilité et en s'appuyant sur des éléments permettant de justifier ce choix, nous concluons une espèce de transaction sur le montant qu'il convient de retenir, afin de ne pas placer le juge devant des situations extrêmement délicates et d'éviter des contentieux très longs pendant lesquels l'argent n'est pas perçu par le Trésor public.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avez-vous une indication sur la direction que pourraient prendre les contentieux en cours ?

M. Olivier Sivieude. Nous gagnons environ les deux tiers des contentieux, mais notre manière de compter nous est peut-être favorable, puisque nous considérons que nous avons gagné lorsque nous avons gagné sur une partie au moins. Mais, objectivement, nous gagnons à peu près 60 % à 70 % des contentieux.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois. - On comprend bien, à entendre votre analyse, monsieur le directeur, que l'optimisation fiscale est par définition évolutive. On peut tout de même s'interroger à partir d'un exemple très précis que j'ai à l'esprit : Google a annoncé, il y a quelque temps, qu'elle considérait la France comme un pays attractif pour y installer ses centres de recherche, mais cette même entreprise, qui opère dans l'ensemble de l'Union européenne, paie ses impôts en Irlande car les taux d'imposition ou les pratiques fiscales y sont plus avantageux qu'en France.

Il y a là deux poids deux mesures ; on peut faire dire tout et son contraire à une analyse de la situation. Ma question est donc la suivante : dans l'état actuel des choses - elles peuvent évoluer -, notre pays se place-t-il dans une situation lui permettant de « contrer » cette optimisation fiscale dans les meilleures conditions pour ses finances publiques ?

M. Olivier Sivieude. - C'est une question majeure et difficile. Le schéma d'optimisation fiscale que vous avez décrit concerne le secteur de l'Internet, qui est, par définition, un secteur très largement dématérialisé. On rencontre moins ce genre de problèmes avec les entreprises produisant des objets matériels, car leur production peut être localisée de manière précise.

Concernant Internet, un certain nombre d'opérateurs ont effectivement choisi de s'installer dans des pays où la fiscalité est plus favorable que la nôtre, comme l'Irlande, le Luxembourg ou la Suisse, en Europe. Les entreprises affirment qu'elles exercent leur activité depuis ces pays au profit des clients français.

Que peut-on faire dans le cadre du contrôle ? En général, nous constatons qu'elles ont en France des unités, des filiales qui déclarent de très petits bénéfices, les grands bénéfices étant situés dans le pays à fiscalité privilégiée. En effet, les filiales sont censées avoir une mission extrêmement réduite : la plupart du temps, on nous dit qu'elles travaillent pour le compte de la société installée en Irlande ou au Luxembourg, qu'elles ne sont que des prestataires de cette société, qu'elles l'aident mais que l'activité est réalisée par la société à l'étranger.

Je pense que, dans le cadre du contrôle, il faudrait que nous soyons capables de démontrer - c'est très difficile - que les filiales installées sur le territoire français exercent une activité dépassant très largement celle qu'elles ont déclarée. Peut-être des opérations contractuelles avec les clients sont-elles même réalisées depuis la France. Si nous pouvons le prouver, nous aurons la capacité légale de leur dire que leur activité et leurs missions dépassent celles qu'elles affirment exercer, et qu'elles auraient donc dû déclarer en France un chiffre d'affaires et des bénéfices plus importants ; mais encore faut-il parvenir à le démontrer...

M. Yannick Vaugrenard. - C'est un exercice difficile !

M. Olivier Sivieude. - Oui, en effet !

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le directeur, j'aimerais obtenir une précision sur les prix de transfert. Si un entrepreneur s'adresse à l'État français pour demander un avis sur les prix de transfert qu'il devrait appliquer, l'État peut-il lui répondre ?

M. Olivier Sivieude. - Il existe effectivement une procédure d'accord préalable en matière de prix de transfert. Une entreprise peut déclarer qu'elle va mettre en place une politique de prix avec ses filiales ou inversement avec sa maison mère. Cette procédure se déroule devant le service du contrôle fiscal à la DGFIP ; l'entreprise explique sa politique, et la discussion peut conduire à une sorte d'accord préalable sur les prix de transfert.

M. Philippe Dominati, président. - Combien environ d'accords préalables ont-ils été conclus ? Cet usage est intéressant, il faudrait le développer.

M. Olivier Sivieude. - Je crois qu'il en existe une bonne centaine, mais il faudrait mettre ce chiffre entre parenthèses, car je n'en suis pas certain.

M. Philippe Dominati, président. - C'est donc un chiffre à vérifier.

M. Olivier Sivieude. - En tout cas, cette procédure d'accord préalable est évidemment une très bonne pratique. Toutefois, les entreprises estiment qu'elle comporte un petit défaut : les choses évoluant très vite, une politique de prix de transfert peut rapidement devenir obsolète, par exemple si l'entreprise rachète un groupe ou perd une partie de son activité.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Monsieur le directeur, tout à l'heure, vous avez semblé douter que le taux effectif d'impôt moyen au niveau mondial ait beaucoup de sens. Soit. Mais en tout cas ce taux a inspiré une proposition fiscale : pensez-vous qu'il serait envisageable de taxer les bénéfices des filiales des entreprises du CAC 40 à l'étranger quand le taux d'imposition de ces entreprises est relativement faible ?

M. Olivier Sivieude. - L'article 209 B du code général des impôts nous le permet, mais, pour les raisons que j'ai citées tout à l'heure, son champ a été extrêmement réduit.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - C'est aussi la proposition d'un candidat à l'élection présidentielle.

M. Olivier Sivieude. - Vous savez, moi je travaille avec le code en vigueur...

Il est aujourd'hui possible, grâce à l'article 209 B, de taxer des bénéfices réalisés dans des pays à fiscalité privilégiée, mais de strictes conditions sont posées. J'ignore si on peut diminuer ces contraintes ; peut-être, mais pour le moment nous n'avons que ce dispositif.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'ai le sentiment que, dans ce domaine, les États-Unis sont bien plus volontaristes que nous. Cela peut paraître paradoxal, mais c'est un fait : ils sont plus dynamiques que nous sur ce sujet.

Existe-t-il un document décrivant le déploiement territorial des groupes français transnationaux sous votre juridiction, avec éventuellement les enjeux fiscaux induits ?

M. Olivier Sivieude. - Les entreprises effectuent une déclaration pour tous leurs établissements situés en France. Elles sont normalement tenues d'en faire une également sur toutes les sociétés qu'elles détiennent dans des pays à fiscalité privilégiée. Toutefois, elles ne doivent déclarer que l'existence de ces sociétés, et non pas leurs comptes - ce qui évidemment ne serait pas inintéressant. Cette déclaration est faite, non pas auprès de nous, mais auprès de la direction des grandes entreprises, comme toutes les autres déclarations fiscales, mais je peux évidemment en avoir connaissance. Il reste qu'il n'existe aucune obligation pour les entreprises de déclarer les résultats réalisés dans des entreprises situées à l'étranger.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'imagine - nous avons déjà évoqué ce sujet ici - que cela nécessiterait l'instauration d'un système de comptabilité pays par pays. Nous aurions besoin d'un tel outil.

M. Olivier Sivieude. - On peut en effet imaginer une comptabilité pays par pays ; ce ne serait pas inutile. Dans le secteur d'Internet, par exemple, il serait intéressant de connaître la répartition des bénéfices selon les pays, mais il n'existe pas une telle information aujourd'hui.

On pourrait aussi envisager une comptabilité pour certaines sociétés, certaines entités situées dans des pays à fiscalité privilégiée ; ce ne serait pas inintéressant non plus. En effet, il nous est aujourd'hui difficile de savoir quelle activité est réellement exercée par une société située dans un pays à fiscalité privilégiée : a-t-elle de la consistance, combien de personnes emploie-t-elle, quels bénéfices dégage-t-elle ? Ce n'est que grâce à l'assistance administrative internationale que nous pourrons avoir les réponses : comme il n'existe aucune obligation de déclaration, nous ne pouvons pas obtenir d'informations si on refuse de nous en donner.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - En l'état actuel des choses, possède-t-on toutes les données sur les entreprises du CAC 40, et, si ce n'est pas le cas, combien nous en manque-t-il ? Est-il possible qu'un document recensant ces données soit remis à notre commission d'enquête ? Cela aurait un intérêt majeur.

M. Olivier Sivieude. - Ce que je peux vous dire, c'est qu'il me serait évidemment utile d'avoir ce type d'informations.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Est-il envisageable d'obtenir une liste complète ?

M. Olivier Sivieude. - Mais je ne possède pas une telle liste ! Nous ne nous sommes pas compris. Si vous me demandez si ces informations me seraient utiles dans le cadre de mon activité de contrôle, la réponse est oui, mais, par définition, je ne les ai pas à ma disposition.

M. Éric Bocquet, rapporteur. -. Mais il est possible d'obtenir des informations de ce genre grâce à la collaboration internationale. Apparemment cette collaboration fonctionne bien...

M. Olivier Sivieude. - Je peux citer un exemple intéressant, qui concerne une entreprise située aux Bermudes. Comme c'était il y a deux ans, je n'ai pas pu obtenir les informations de la part des autorités locales, qui ont refusé de me les donner. Cependant, j'ai pu avoir les informations que je souhaitais parce que la maison mère était installée au Canada : les autorités canadiennes m'ont dit ce qui se passait aux Bermudes. Voilà un exemple dans lequel, grâce à l'assistance administrative internationale, nous avons pu démanteler un schéma d'optimisation fiscale et sanctionner durement l'entreprise en cause.

Nous avons besoin de cette assistance administrative internationale. Prenons un autre exemple, en Suisse cette fois. Comme je vous l'ai dit, en l'absence de coopération de la part des autorités de ce pays, je ne peux pas savoir ce qui s'y passe.

M. Philippe Dominati, président. - Pouvons-nous voir vos diapositives décrivant des exemples de schémas d'optimisation fiscale ?

M. Olivier Sivieude. - Bien entendu. Je passerai vite sur le premier exemple. Une société installée en France réalisait des bénéfices très importants. En regardant ses déclarations fiscales, nous nous sommes aperçus que, d'un seul coup, ses bénéfices avaient été presque réduits à néant car des frais financiers lui avaient été facturés. Nous avons donc effectué un contrôle, et nous nous sommes rendu compte que ces frais financiers, d'un montant de 100 millions, provenaient d'un emprunt d'1,2 milliard souscrit auprès d'une filiale de sa maison mère, d'une « soeur » donc, située aux Bermudes. Nous nous sommes alors dit qu'il avait dû se passer quelque chose aux Bermudes... L'assistance administrative internationale n'a pas fonctionné avec les autorités de ce pays, mais elle a fonctionné avec les autorités canadiennes.

Grâce aux informations qu'elles nous ont communiquées, nous avons pu savoir qu'il s'agissait d'un schéma dit de double déduction. L'entreprise canadienne, la holding, a emprunté 1,2 milliard auprès de banques au Canada, et déduit les charges correspondantes - 100 millions - de ses bénéfices réalisés au Canada. La somme d'1,2 milliard a été immédiatement versée au capital d'une société installée aux Bermudes, par un pur jeu d'écriture - aux Bermudes, il n'y a qu'une boîte aux lettres -, puis prêtée à la société française, qui a déduit de ses bénéfices réalisés en France les intérêts qu'elle verse sur cette somme. Quant au produit du prêt, il n'est pas imposé aux Bermudes et remonte au Canada dans le cadre du régime mère-fille, car il existe une convention canado-bermudienne qui prévoit cette exonération. Au total, on a une déduction de la charge au Canada, une déduction de la charge en France et une imposition nulle part.

C'est l'assistance administrative internationale qui nous a permis de démanteler ce schéma ; nous avons utilisé un des articles anti-abus que j'ai mentionnés tout à l'heure, l'article 238 A, qui permet de ne pas admettre comme charges déductibles certaines opérations lorsqu'elles sont réalisées de manière artificielle dans des pays à fiscalité privilégiée.

Le deuxième exemple illustre les difficultés que nous pouvons rencontrer en matière de marques. Une société installée en France est propriétaire de ses marques et réalise des bénéfices importants. D'un seul coup, la holding dont elle dépend, qui est située aux Pays-Bas, se met à lui facturer 1,5 % du chiffre d'affaires réalisé en France, ce qui est assez considérable, pour le droit d'utiliser une marque dont elle est pourtant propriétaire. En fait, la holding était en train d'inventer une marque sur la marque - on parle de marque ombrelle -, et facturait donc à l'entreprise installée en France le droit d'utiliser la marque générique de l'ensemble du groupe dans le monde.

Je ne peux pas vous donner d'exemple précis, mais certains produits alimentaires vendus en France portent un tout petit sigle, caché sur une étiquette à l'arrière du flacon, dont la présence justifie soi-disant le versement d'1,5 % du chiffre d'affaires à une holding. Cela constitue une manière facile de réduire les bénéfices réalisés en France. Pour démanteler ce type de schéma, il faut démontrer que la marque ombrelle ne vaut pas un tel prix. Le problème est que c'est une affaire de spécialistes.

Le troisième exemple a trait au secteur d'Internet. Une société est située dans un pays à fiscalité privilégiée. En général, il y a toujours un établissement en France, mais il est considéré comme un simple prestataire de services de la société située dans le pays à fiscalité privilégiée et ne déclare presque pas de bénéfices. Ce que nous devons démontrer, c'est que l'établissement installé en France - « Y », en l'espèce - n'est pas un simple prestataire de services mais exerce en France une véritable activité auprès des clients français, activité qui génère des bénéfices bien plus importants que ceux qu'il déclare.

Le quatrième exemple décrit un type de montage que j'ai déjà évoqué. Une entreprise installée en France - cette entreprise existe vraiment - fabriquait et vendait des produits en France, où elle employait 250 personnes et réalisait des bénéfices très importants. Elle a décidé de déplacer en Suisse une société en charge de la coordination de l'ensemble des opérations en Europe ; il n'est plus resté en France qu'une rémunération avec un taux de marge très faible. Pour démanteler ce genre de montage, il nous faut des informations sur ce qui se passe en Suisse. D'où la difficulté dont nous avons parlé tout à l'heure.

Le cinquième exemple est encore plus compliqué, mais on rencontre très souvent ce type de montage. Il s'agit d'un système de financement en boucle. En l'espèce, nous avons réussi à démanteler le schéma grâce à la procédure d'abus de droit. Une société installée en France, qui dépendait d'une société située aux États-Unis, réalisait des bénéfices très importants. En simplifiant les montages utilisés, on peut dire que la société installée en France, qui avait donc de l'argent, pouvait en distribuer à sa filiale créée au Luxembourg, les sommes en question étant immédiatement reversées à la société française sous forme de prêts. Or, quand vous souscrivez un emprunt, vous avez des charges que vous déduisez de vos bénéfices ; vous le remboursez sous forme d'intérêts et, en vertu d'un système avec les États-Unis, les intérêts ne sont pas imposés.

C'est un exemple typique de ces produits hybrides dont j'ai parlé tout à l'heure. Vous avez une charge en France et un système grâce auquel le produit n'est pas imposé. Ces montages relèvent à mes yeux de l'optimisation fiscale, mais il n'est pas aisé de les démanteler.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Monsieur le directeur, il se dit - en tout cas, cela n'a pas été démenti - que, aux États-Unis, ce genre de procédé peut même être breveté et est enseigné dans certaines universités ainsi que par des grands groupes comme KPMG. Savez-vous si, en France, c'est aussi institutionnalisé et aussi sophistiqué ? Vos services interviennent-ils dans les écoles de commerce ou les instituts des affaires pour rééquilibrer un peu le discours en contrebalançant le côté pro-évasion, pro-optimisation, la tendance à décrire ces pratiques comme une façon comme une autre d'améliorer sa compétitivité ? Vos services sont-ils invités à participer à des conférences ou des séminaires dans ces écoles qui forment notre élite dans ce domaine ?

M. Olivier Sivieude. - Hélas, je n'ai jamais été invité dans aucune de ces écoles. Il m'arrive de donner des cours de fiscalité à l'École nationale d'administration, mais dans un contexte différent.

En tout cas, chaque fois que nous sommes conviés à participer à des colloques avec des entreprises, nous répondons positivement - j'y vais personnellement -, car nous considérons que la prévention fait partie de notre mission. Nous faisons savoir aux entreprises que nous connaissons tel ou tel type de montage, et que, si nous en découvrons des exemples, nous les démantèlerons.

Les schémas d'optimisation fiscale sont généralement imaginés par des spécialistes, puis « vendus » à des entreprises. Il est d'ailleurs frappant de constater que, lorsqu'on démantèle un schéma, les entreprises déclarent souvent qu'on leur a dit que le montage était parfaitement régulier, qu'elles ont consulté tel cabinet de la place qui leur a garanti qu'elles pouvaient l'utiliser. Et c'est vrai ! D'où la difficulté de démanteler les schémas et de sanctionner les entreprises, puisqu'elles affirment qu'elles pensaient avoir le droit de mettre en place de tels schémas.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - On peut imaginer que Total a recours à ce genre de procédé. On nous dit que la plupart des activités de Total sont situées à l'étranger, de sorte que cette entreprise ne paie presque pas d'impôt en France. Avez-vous connaissance du type de montage dont elle peut bénéficier ?

Par ailleurs, avez-vous une connaissance précise des activités qu'exercent les banques et assurances françaises dans les paradis fiscaux où elles possèdent des établissements ?

M. Olivier Sivieude. - Pour ce qui est de Total, je peux dire que cette entreprise est contrôlée presque tous les ans, comme les autres entreprises du CAC 40. Nous sommes donc très attentifs à ce qu'elle fait, aux impôts qu'elle doit payer en France. Cette entreprise avait la particularité d'être imposée selon le régime, que le législateur a supprimé, du bénéfice mondial consolidé. Nous pouvions vérifier que ce régime avait été correctement appliqué en réalisant des contrôles à l'étranger ; c'était d'ailleurs le seul cas où ma direction avait compétence pour le faire.

M. Philippe Dominati, président. - Le régime du bénéfice mondial consolidé était donc transparent, pour vous ?

M. Olivier Sivieude. - Oui, il faisait l'objet d'un contrôle strict par des gens extrêmement compétents, par une brigade spécialisée de neuf vérificateurs parmi les plus expérimentés de la DVNI.

Cependant, je le répète, je ne voudrais pas vous donner l'impression que je suis hostile au taux effectif d'impôt, mais ce dernier n'a absolument rien à voir avec cette question. Total paie des impôts extrêmement élevés - ils excèdent très largement nos 33 % - dans les pays producteurs.

M. Philippe Dominati, président. - Il me semble que, dans Challenges de la semaine dernière, le président de Total déclarait que sa société payait au total 51 % d'impôt, notamment à cause des taux appliqués dans les pays pétroliers.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Monsieur le directeur, vous serait-il possible de nous remettre les diapositives que vous avez commentées tout à l'heure ?

M. Olivier Sivieude. - Bien entendu.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le directeur, je vous remercie d'avoir répondu à nos questions.

Jeudi 12 avril 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de Mme Valérie Pécresse, ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l'Etat

M. Philippe Dominati, président. - Mes chers collègues, nous accueillons Mme Valérie Pécresse, ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l'État, porte-parole du Gouvernement.

Je vous rappelle, madame la ministre, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(Mme la ministre prête serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie.

Madame la ministre, je vous propose de commencer cette audition par un exposé liminaire, avant de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, puis des membres de la commission.

La parole est à Mme la ministre.

Mme Valérie Pécresse, ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l'État, porte-parole du Gouvernement. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale est une priorité du Gouvernement depuis 2007, tout simplement parce que c'est d'abord et avant tout une question de justice et d'équité.

Les Français n'ont pas à payer l'addition fiscale que leur laissent tous ceux qui trichent en cherchant à échapper à l'impôt, pas plus qu'ils n'ont à accepter que des fraudeurs tentent, en toute illégalité, d'échapper à la redistribution des richesses ou même, comme aujourd'hui, à l'effort national de réduction des déficits publics.

Depuis cinq ans, notre détermination pour lutter contre cet incivisme intolérable est donc totale, avec trois maîtres mots : dissuasion, contrôle et répression.

Et parce que, sous l'impulsion du Président de la République, nous y consacrons des moyens considérables et sans précédent, nous commençons à gagner ce combat.

En quatre ans, nous avons ainsi doté l'administration fiscale de moyens qui ne lui avaient jamais été donnés pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscales, notamment contre les fraudes les plus complexes, et donc les plus coûteuses.

Notre priorité a été d'améliorer notre capacité de contrôle en renforçant considérablement notre arsenal juridique, technique, informatique et humain.

En effet, en matière de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, il n'y a qu'une stratégie qui soit vraiment efficace : la peur du gendarme. Et, pour que le gendarme fasse peur, il faut qu'il soit beaucoup mieux armé que les fraudeurs.

C'est le sens du renforcement des outils de l'administration fiscale, que nous avons organisé méthodiquement, avec pas moins de vingt-trois mesures prises depuis 2007.

D'abord, nous avons renforcé la capacité d'enquête de la direction générale des finances publiques, la DGFiP, pour que ses contrôles soient mieux ciblés et les plus efficaces possibles.

L'éventail des outils juridiques que nous avons mis en place est très large, et nombre des vingt-trois mesures fiscales ont été votées à l'unanimité au Parlement.

Je veux insister principalement sur quatre outils.

Premièrement, nous avons mis en place un droit de communication pour que l'administration fiscale puisse obtenir de toutes les banques installées en France des informations sur les opérations de transferts de fonds réalisées à l'étranger. Concrètement, le fisc peut désormais connaître très facilement tous les mouvements de fonds réalisés par tel ou tel contribuable avec tel ou tel État, numéros de compte à l'appui.

Au total, 449 banques ont ainsi pu être interrogées sur l'identification des personnes ayant réalisé des virements supérieurs à 15 000 euros à destination de paradis fiscaux, ce qui a permis d'établir une liste de 1200 contribuables.

Deuxièmement, nous avons créé le fichier des évadés fiscaux, EVAFISC, qui nous permet d'avoir une base de données laissant présumer la détention de comptes bancaires hors de France par des particuliers ou des entreprises. EVAFISC est nourri par les réponses des banques, ainsi que par le service TRACFIN - Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins - et par tous les outils de l'État. Il comporte à ce jour plus de 95 000 informations sur des comptes bancaires de particuliers ou d'entreprises.

Troisièmement, nous avons mis en place une police fiscale, qui permet désormais au fisc d'utiliser des prérogatives de police judiciaire, comme la mise sur écoute ou les perquisitions, lorsqu'il travaille sur des formes de fraudes complexes. Alors que cette police fiscale compte moins d'un an d'activité, près de 60 affaires sont déjà traitées par les treize officiers fiscaux judiciaires de la DGFiP.

Pour vous donner un exemple très concret de la différence entre le fisc et la police fiscale, alors que le fisc doit prévenir au préalable le contribuable chez lequel il veut perquisitionner - on est dans une démarche administrative -, la police fiscale, elle, a le droit de perquisitionner - sous le contrôle du juge, évidemment - sans prévenir, démarche vraiment beaucoup plus efficace qu'un simple contrôle administratif du fisc « ancienne manière ».

Quatrièmement, enfin, nous avons instauré des outils de lutte contre la fraude de type « carrousel » de TVA. Face à ce phénomène européen de grande ampleur, nous avons pris des mesures législatives dissuasives à l'échelon national et placé la lutte contre cette fraude au coeur de la stratégie des services de contrôle fiscal.

S'il est vrai que nous avons d'abord été un peu surpris et pris de court par ces mécanismes, nous en avons maintenant véritablement fait une question centrale : nous avons évidemment agi non seulement sur le plan national, mais aussi sur le plan européen ; nous avons mis en place un système d'échange d'informations entre États membres, EUROFISC, lequel a été adopté au second semestre 2008, sous la présidence française de l'Union européenne, donc sous notre impulsion.

Ensuite, toujours dans le cadre du renforcement des outils de l'administration fiscale, nous avons amélioré la coopération entre les services de l'État, notamment par des croisements de fichiers, ce qui était également absolument indispensable.

Par exemple, cette coopération a joué à plein dans l'exploitation des fichiers HSBC et du Lichtenstein par l'administration fiscale, laquelle a travaillé avec la justice, la police et les douanes.

Nous avons également approfondi, avec la Délégation nationale à la lutte contre la fraude, les échanges entre l'administration fiscale et les organismes nationaux de protection sociale. Ces échanges permettent de croiser les fichiers et, notamment, d'éviter le versement de prestations indues. Bien évidemment, ils nous permettent aussi d'améliorer encore nos contrôles sur les trains de vie des allocataires de prestations sociales ou de minima sociaux et, ainsi, de déceler certaines fraudes.

Dernier axe de renforcement : la cellule de régularisation, qui a fonctionné d'avril à décembre 2009. Ayant décidé que le contrôle devait être beaucoup plus strict pour les contribuables ayant des comptes non déclarés, nous avons tendu la main à ceux qui souhaitaient se mettre en conformité avec le droit plutôt que d'être rattrapés par le contrôle. Via la « cellule de régularisation », ces derniers ont pu déclarer leurs actifs et sortir de l'illégalité, sous réserve de payer les impôts et les pénalités afférents.

Enfin, sur le plan des ressources, aucun poste de vérificateur fiscal n'a été supprimé dans le contrôle fiscal depuis 2007. Nous n'avons pas appliqué à l'aveugle la règle du non-remplacement de un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, dont on parle souvent ; nous en avons fait un usage ciblé.

Les emplois de ces agents, qui sont en première ligne dans la lutte contre la fraude, ont donc été sanctuarisés pendant le quinquennat.

Mesdames, messieurs, nous avons su être cohérents : lutter contre la fraude nécessite non seulement des outils juridiques adaptés, mais aussi des moyens humains. L'effectif des 4500 vérificateurs en charge de lutter contre la fraude a donc été stabilisé. Cet effort est d'autant plus important que, sur la même période, c'est-à-dire depuis 2008, les effectifs de la direction générale des finances publiques ont été réduits de 10 %, ce qui correspond à 12 500 postes de moins.

Lutter contre l'évasion fiscale, c'est aussi mettre fin, par la loi nationale, aux schémas d'optimisation, en supprimant les « trous » dans l'assiette. Je parle sous le contrôle de Mme Nicole Bricq, rapporteure générale de la commission des finances : elle sait que nous avons comblé beaucoup de trous.

Le combat contre l'évasion fiscale ne se gagne pas uniquement par des moyens coercitifs ; il suppose également de sécuriser la législation fiscale afin de ne plus permettre, par le jeu de montages ou d'interprétations inventives, les « évaporations » de matière imposable.

Afin de fermer toutes les voies d'optimisation, la loi doit donc être aussi précise que possible ; elle doit être adaptée.

En la matière, le bilan du quinquennat démontre la volonté du Gouvernement : c'est plus d'une trentaine de mesures fiscales qui ont été prises pour renforcer l'assiette fiscale, qu'il s'agisse de l'impôt sur les bénéfices des entreprises ou de l'impôt sur le revenu.

J'en prendrai plusieurs exemples.

Nous avons supprimé les mécanismes d'optimisation des quotes-parts pour frais et charges dans l'application du régime « mère-fille » de taxation des dividendes.

Nous avons renforcé les règles de lutte contre la sous-capitalisation, laquelle permet à certaines sociétés de maximiser la déduction d'intérêts d'emprunts.

Nous avons taxé les biens détenus dans le cadre des trusts.

Nous avons supprimé la possibilité pour les non-résidents d'utiliser des sociétés civiles immobilières pour échapper à l'impôt de solidarité sur la fortune, l'ISF.

Nous avons plafonné les niches fiscales, ce qui était inédit, et nous en avons baissé plusieurs fois le plafond.

Enfin, à l'automne dernier, nous avons, mis en place l'exit tax.

Ce n'est là qu'un florilège de la trentaine de mesures de comblement de l'assiette fiscale que nous avons prises.

Ce volet essentiel de la lutte contre l'évaporation de notre assiette fiscale est trop souvent négligé. C'est la raison pour laquelle je tenais, mesdames, messieurs les sénateurs, à en faire part à votre commission d'enquête. Ces mesures, souvent très techniques, passent quelquefois inaperçues. Pourtant, elles sont au coeur de la lutte contre l'évasion fiscale, car elles seules peuvent faire échec à l'imagination des conseillers fiscaux pour échapper à l'impôt en toute légalité.

Pour être efficace, le combat contre l'évasion fiscale doit aussi dépasser les frontières.

C'est la raison pour laquelle, depuis la fin de l'année 2008, le Président de la République a pris la tête de la mobilisation de toute la communauté internationale contre les États et les territoires non coopératifs.

Ainsi, c'est grâce à l'engagement personnel de Nicolas Sarkozy et à celui de la chancelière allemande que le G20 s'est saisi de la question de la transparence fiscale lors du premier sommet de Washington en 2008 et que des résultats concrets ont été obtenu dès 2009, lors du sommet de Londres.

Désormais, la transparence, la levée du secret bancaire, la coopération entre administrations fiscales sont reconnues à travers le monde entier. Qui aurait pu l'imaginer il y a seulement cinq ans ?

De nombreux pays ont modifié leur législation nationale afin de la rendre conforme aux engagements pris. Sur le continent européen, je pense au Liechtenstein, à l'Autriche, au Luxembourg. Mais je pense aussi à certains grands centres financiers asiatiques, comme Hong Kong ou Singapour, ou encore à des paradis fiscaux comme les Îles Caïman, les Îles Vierges britanniques ou les Bahamas.

Ces évolutions sans précédent ont en particulier été encouragées par la publication par l'OCDE de listes classant les juridictions en fonction de leur degré de transparence en matière fiscale.

Cette stratégie de stigmatisation, qui vise à inciter les paradis fiscaux à revenir dans le droit chemin, a immédiatement porté ses fruits : plus de 700 accords bilatéraux d'échange d'informations ont été signés à travers le monde depuis 2009, soit bien davantage que tout au long de la décennie précédente.

Cet indéniable succès donne une vraie leçon à tous ceux qui doutent de l'action politique parce que, là où tant de responsables politiques se sont contentés de dénoncer les paradis fiscaux sans jamais agir, le Président de la République a su démontrer que l'on pouvait, à force de volonté, avoir raison des citadelles les plus imprenables et, surtout, obtenir un consensus international sur des questions paraissant insolubles - et qui, en tout cas, le sont au niveau national.

Bien évidemment, la signature d'accords d'échange de renseignements n'est qu'un premier pas : nous devons nous assurer que ces accords sont suivis d'effets concrets.

Nous y avons veillé en mettant en place un Forum mondial qui assure le suivi des engagements pris et évalue l'efficacité de l'échange. Ce Forum permet de maintenir une pression très forte sur l'ensemble des paradis fiscaux, lesquels restent sous la menace de sanctions en cas de non-respect de leurs engagements.

Nous avons également veillé à ce suivi en traduisant dans l'ordre juridique national les engagements pris dans les enceintes multilatérales.

Le Gouvernement a très rapidement ouvert des négociations pour signer des accords bilatéraux avec les États figurant sur la liste de l'OCDE. Depuis cette date, 41 accords sont d'ores et déjà entrés en vigueur. Comme vous pouvez le constater, nous sommes donc, en matière de transparence, l'un des pays les plus investis dans la lutte contre les paradis fiscaux.

Parallèlement, nous avons durci les sanctions fiscales pour les États et les territoires qui refuseraient d'être coopératifs.

Parmi ces sanctions figure l'interdiction de principe de déduire les charges afférentes à des dépenses acquittées dans les États concernés - ce qui peut représenter des coûts très importants pour une entreprise.

Autre sanction : la majoration des taux de retenue à la source sur les flux financiers à destination des États concernés, de manière à faire perdre à ces derniers leur attractivité fiscale.

Nous avons également prévu la non-application de l'exonération des plus-values de titres et des dividendes en provenance des sociétés implantées dans un État ou dans un territoire non coopératif.

Enfin, nous avons créé une obligation documentaire spécifique et renforcée en ce qui concerne les transactions de toute nature réalisées par les groupes internationaux avec des entités situées dans un paradis fiscal.

Grâce à l'outil fiscal, c'est un véritable arsenal de sanctions économiques contre ces États que nous avons ainsi déployé.

Les sanctions concernent les États identifiés par l'OCDE et n'ayant pas signé d'accords avec la France, mais elles auront aussi vocation à s'appliquer à tous les États qui, avec le recul de l'expérience, n'appliqueraient pas les accords qu'ils ont signés avec la France de manière satisfaisante ; j'insiste sur ce point. Il s'agit d'éviter qu'un État ne signe un accord sans intention de l'appliquer, dans le seul but de sortir de la liste établie par l'OCDE.

Nous restons plus que jamais vigilants. Nous évaluerons chacun des accords ainsi que leur application et, s'il le faut, nous réinscrirons des États sur notre liste nationale, pour leur appliquer les sanctions prévues par notre législation.

Pour terminer, la stratégie face à la fraude et l'évasion fiscales a montré sa redoutable efficacité au travers des recettes fiscales qu'elle a d'ores et déjà rapportées à l'État.

Vous le savez, le contrôle fiscal a rapporté 16 milliards d'euros en 2010, soit 1 milliard d'euros de plus qu'en 2009.

Les premiers éléments - non définitifs - dont nous disposons pour 2011 témoignent de la poursuite de cette progression.

Ainsi, le nombre de comptes bancaires à l'étranger déclarés s'est établi à près de 77 000 en 2010, contre environ 25 000 en 2007 ; il a donc triplé sur la période.

Mesdames, messieurs les sénateurs, vous admettrez que c'est une très forte progression ! Nous ne pouvons que saluer cette volonté de transparence des contribuables, qui montre aussi l'efficacité de l'action gouvernementale.

En outre, la cellule de régularisation que j'évoquais tout à l'heure a permis de régulariser la situation de 4 700 contribuables et de rapatrier en France 7 milliards d'euros d'avoirs, lesquels produiront à l'avenir de nouvelles recettes fiscales. La régularisation elle-même a rapporté à l'État 1,2 milliard d'euros de droits et pénalités. C'est un excellent résultat, qui n'a aucun équivalent dans le passé.

Par ailleurs, vous le savez, un dispositif de contrôle exceptionnel concernant la « liste des 3 000 » de l'affaire HSBC a été mis en oeuvre. Huit cents contrôles ont d'ores et déjà été engagés, dont 350 sont achevés, avec 160 millions d'euros de recettes fiscales à la clé.

Les fraudes à la TVA de type « carrousel » réprimées sur la période 2008-2010 s'élèvent à 1 milliard d'euros. En 2010, l'administration a déposé, à l'encontre de leurs investigateurs, 29 plaintes pour fraude fiscale et 12 plaintes pour escroquerie.

Enfin, le nouveau système EUROFISC a permis l'échange, en 2011, de plus de 45 000 informations, portant sur 16 000 sociétés, pour un montant de transactions de 10 milliards d'euros.

Bien évidemment, ces résultats vont encore s'accroître, parce que tous les outils que nous venons de mettre en place et qui permettent à l'administration fiscale de planifier des contrôles de plus en plus ciblés vont monter en puissance. En réalité, l'enjeu ne porte pas sur le nombre de contrôles effectués ; il s'agit de réussir à cibler le contrôle en amont pour tomber pile sur le fraudeur et, de cette manière, rendre l'administration plus efficace.

Ainsi, la direction générale des finances publiques a mené une action afin d'identifier tous les achats effectués avec des cartes bancaires étrangères par des résidents français. Cela signifie que nous sommes aujourd'hui en mesure d'identifier les résidents français qui détiennent des comptes à l'étranger, y compris, donc, des comptes non déclarés. Ce test a été concluant puisque près de 100 contrôles ont pu être lancés grâce à ce dispositif.

Mesdames, messieurs les sénateurs, tel est le premier bilan de notre lutte contre la fraude et l'évasion fiscale que je voulais vous présenter en attendant vos questions.

En toute franchise et en toute impartialité - si l'on peut être impartial à la veille des prochaines échéances politiques-, jamais aucun gouvernement n'avait affiché de tels résultats concrets en la matière. Nous avons pris des mesures strictes et audacieuses pour récupérer l'argent qui est dû à la République et à la nation. Dissuasion, contrôle et répression : telle est la voie que nous avons choisie. C'est la plus efficace et, surtout, c'est la seule que les Français acceptent.

M. Philippe Dominati, président. - Madame la ministre, je vous remercie.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Madame la ministre, votre audition de ce matin vient, si je puis dire, « à point nommé ».

En effet, notre commission en est en quelque sorte parvenue à mi-chemin de ses travaux, qui se tiennent depuis le début du mois de mars 2012 à un rythme soutenu. Après avoir auditionné pas moins de onze services de l'administration chargés de lutter contre toutes sortes de fraudes - évasion, blanchiment et autres pratiques répréhensibles -, il était intéressant que nous puissions à ce stade entendre le ministre en charge de cette administration et de cette compétence.

Puisque l'audition d'aujourd'hui est ouverte à la presse, je me permets d'énumérer les onze services que nous avons auditionnés, non pas dans un souci d'autoglorification, mais bien pour montrer à nos concitoyens le travail que la commission d'enquête a réalisé, et afin que chacun comprenne précisément de quoi nous parlons quand nous utilisons des sigles, ce que nous faisons en général très souvent.

Notre commission d'enquête a donc entendu les services suivants : la direction de la législation fiscale (DLF) ; la direction générale des douanes et droits indirects ; la sous-direction des affaires juridiques, du contentieux, du contrôle et de la lutte contre la fraude ; le directeur général des finances publiques (DGFiP) ; le contrôleur général de la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière - je souligne l'intérêt de l'expression ; TRACFIN, que vous avez cité ; la direction nationale des vérifications de situations fiscales ; l'Autorité de contrôle prudentiel ; le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, lequel est aussi une dimension du sujet ; la direction nationale d'enquêtes fiscales ; enfin, la direction des vérifications nationales et internationales.

En outre, vous l'avez évoqué, de par le calendrier, nous sommes à l'heure des bilans : une séquence politique est en passe de s'achever.

Alors que la crise financière et économique frappe la planète, la fraude fiscale marque fortement l'actualité depuis quelques années. Nous avons donc décidé d'inscrire à l'ordre du jour de nos travaux la question de l'évasion fiscale, évasion qui indigne, choque, surprend. Dès lors, il importait que nous en comprenions les mécanismes et les ressorts, et que nous en déterminions l'ampleur.

À l'issue de nos travaux, nous remettrons un rapport assorti de propositions aux personnalités et services chargés de ces affaires après les élections.

Madame la ministre, j'entends bien votre enthousiasme. « Indéniable succès », « florilège », « redoutable efficacité » : je retrouve dans cette terminologie la marque du volontarisme affiché par le Président de la République en son temps, et par vous-même ce matin. Le 24 novembre 2011, vous disiez déjà : « certains préfèrent la voie de l'amnistie, ce n'est pas la nôtre. Notre méthode, c'est la peur du gendarme ». La « peur du gendarme » : vous venez à nouveau d'employer l'expression.

Permettez-moi toutefois de citer un chiffre qui atténuera l'enthousiasme général : sur les 230 requêtes d'informations adressées à 18 États, seules un tiers ont reçu une réponse. Il y a là un constat d'échec sur lequel nous devons nous interroger.

Si vous le voulez bien, je vous soumettrai mes questions en trois temps. Je laisserai ensuite à mes collègues le soin d'intervenir, de manière à rendre notre débat moins monotone et plus interactif, ce qui est toujours préférable.

Madame la ministre, vous avez présenté l'action des gouvernements auxquels vous avez appartenu comme témoignant d'une volonté résolue de lutter contre l'évasion fiscale internationale.

Or la politique fiscale que vous avez mise en oeuvre a été essentiellement marquée par la réduction de la fiscalité sur les hauts revenus, que ce soit ceux des particuliers ou ceux des entreprises. La semaine dernière, la presse, dressant un bilan de l'évolution de la fiscalité des dix dernières années - entre 2002 et 2012 - s'en faisait l'écho, et il apparaissait clairement que les hauts revenus et les gros patrimoines avaient principalement bénéficié des dispositions que vous avez mises en place.

Je ne mentionnerai que le bouclier fiscal et la formidable explosion des niches fiscales destinées aux entreprises, parmi lesquelles la palme revient sans doute à la « niche Copé ».

Madame la ministre, vous avez inlassablement expliqué, dans vos déclarations, que ces mesures répondaient à un double objectif : améliorer la compétitivité et l'attractivité économique du pays, prévenir l'exil fiscal des personnes à très hauts revenus et élever la rentabilité du capital.

Ce dernier objectif, partagé de par le monde par tous les gouvernements libéraux et se traduisant par une concurrence fiscale destructrice et sans fin, vous a d'ailleurs rendue aveugle à la manipulation de la finance par l'utilisation de l'effet de levier, élément essentiel du déclenchement de la crise actuelle, avec l'expansion sans précédent des revenus financiers versés aux actionnaires. Sur ce dernier point, les chiffres n'ont pas été démentis : entre 2008 et 2011, bon an mal an, le niveau des dividendes versés aux actionnaires du CAC 40 s'est élevé, à quelques variantes près, à environ 40 milliards d'euros annuels, indépendamment de l'état de crise, qui s'aggrave et qui, chaque mois davantage, plonge les pays dans l'austérité. De ce point de vue, la régularité a donc été remarquable.

De son côté, l'investissement stagnait, sans que n'ait lieu la réaction qu'aurait dû avoir un gouvernement soucieux de la justice sociale et de la croissance économique, à savoir la conduite d'une politique économique adaptée.

Politique fiscale, politique des revenus, politique financière, tout est allé dans le même sens : celui du triomphe de la rente sur l'investissement et sur le travail. D'une certaine manière, cette politique a été couronnée de succès...

J'en viens précisément aux grandes entreprises du CAC 40, évoquées à l'occasion de plusieurs auditions auxquelles a procédé notre commission. On le sait, le Conseil des prélèvements obligatoires l'a montré voilà quelques années, ces entreprises sont imposées au taux moyen de 8 %, contre un impôt théorique de 33 %.

Pour leur part, les très hauts revenus se voient appliquer un taux moyen d'imposition de 15 %, fort éloigné du taux marginal supérieur défini par le barème. Encore ce taux ne s'applique-t-il qu'à des revenus déclarés, dont nos premiers travaux nous laissent penser qu'ils sont probablement assez loin de rendre compte de la véritable situation de revenus des personnes en question.

Pour le reste, les objectifs affichés pour justifier cette politique n'ont selon nous pas été atteints.

Le déficit extérieur a explosé, la position financière nette de la France s'est considérablement dégradée et l'attractivité de notre territoire est moins bonne d'année en année.

Les exilés fiscaux sont-ils revenus ? Selon nos informations, et d'après les récents échos dont nous disposons, rien n'est moins sûr. Au contraire, certains avocats conseils fiscalistes estiment qu'il existe, pour l'heure, une certaine recrudescence de l'activité dans ce domaine.

Madame la ministre, n'avez-vous donc pas le sentiment que votre politique a échoué ? Compte tenu de la remise en cause partielle du bouclier fiscal et des annonces bien tardives et improvisées faites par le Président de la République, il me semble que l'on ne peut répondre que de manière positive à cette question.

Par ailleurs, je souhaite vous interroger sur des points précis de l'action prétendument conduite pour lutter contre la fraude et l'évasion fiscales internationales.

Pouvez-vous tout d'abord nous indiquer à combien vous chiffrez cette évasion et quels en sont les enjeux fiscaux pour notre pays ?

En ce qui concerne la lutte contre la fraude fiscale internationale et contre l'évasion fiscale abusive, je voudrais connaître le montant et la répartition des redressements ainsi que des pénalités auxquels elles ont pu donner lieu au cours des dix dernières années. Quel est le bilan du volet pénal de cette action du Gouvernement ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme la ministre.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Monsieur le rapporteur, vous me demandez des chiffres extrêmement précis et détaillés, portant sur les dix dernières années. Je les transmettrai à la commission, mais il faut que mes troupes y travaillent.

Vous m'avez d'abord interrogée sur le chiffrage global de l'évasion fiscale : par définition, à partir du moment où il s'agit d'une fraude, nous ne disposons pas, à ce stade, d'évaluation crédible.

Toutefois, je voudrais, si vous me le permettez, revenir brièvement sur votre propos liminaire.

Très clairement, le quinquennat a comporté deux phases.

Avant la crise économique qui nous a frappés, le Président de la République a souhaité relancer le pouvoir d'achat des classes moyennes via un outil fiscal : la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, qui a défiscalisé les heures supplémentaires - ce qui n'a concerné ni les hauts revenus ni les gros patrimoines - et allégé les droits de succession. Il est tout de même difficile de soutenir que cette loi était un cadeau fait aux riches ! C'était un cadeau pour les classes moyennes, pour les classes moyennes supérieures, mais pas pour les 3 millions de ménages les plus imposés et favorisés ; je tiens à le préciser.

De la même manière, je ne crois pas que l'on puisse dire que la défiscalisation des intérêts d'emprunt pour l'achat d'un premier logement soit un cadeau fiscal fait aux plus riches : quand on n'est pas propriétaire de son logement, on ne fait pas partie des riches ; on appartient à la classe moyenne qui essaie de devenir propriétaire. L'idée d'une France de propriétaires était chère au Président de la République.

Il faut également, dans cette première phase, inclure le bouclier fiscal ; j'y reviendrai.

La seconde phase a démarré tout de suite après la crise, laquelle a creusé les déficits par manque de recettes. Nous avons alors été obligés de déployer des filets de protection sociale extrêmement solides.

Monsieur le rapporteur, puisque nous sommes aujourd'hui enregistrés et qu'il y a des témoins, je me permets de vous rappeler un chiffre qui n'est pas souvent repris : la crise ayant exigé davantage de notre part pour protéger les plus fragiles, nous avons procédé, pendant le quinquennat, à 110 milliards d'euros de dépenses sociales supplémentaires, somme qu'il a bien évidemment fallu financer.

Avec tout le respect que je vous dois, je ne peux vous laisser dire que nous n'avons rien fait pour l'investissement. Outre les dépenses sociales que nous imposait la crise, nous avons engagé un plan de relance par l'investissement. Considéré comme exemplaire par l'OCDE, il a été suivi par l'ensemble des pays de cette organisation. Ensuite, nous avons lancé un grand emprunt - d'ailleurs à l'époque très critiqué par l'opposition - de 35 milliards d'euros pour investir dans les projets d'avenir.

Nous avons donc baissé les dépenses de fonctionnement de l'État, tendu des filets de protection sociale et investi dans l'avenir. Autrement dit, nous avons précisément conduit la politique que vous appelez de vos voeux.

Cette politique nous a coûté beaucoup d'argent. Elle a augmenté la dette de la France et creusé ses déficits.

Toutefois, c'est une politique de justice, et c'est une politique d'efficacité économique. Je l'assume totalement et je revendique le fait d'y avoir participé.

Comme vous le savez, nous avons décidé de supprimer le bouclier fiscal qui, en temps de crise, devenait inefficace ou plus exactement contreproductif.

Nous avons alors choisi d'augmenter les impôts sur les ménages qui avaient le plus de revenus et de patrimoines ; je peux vous le prouver.

Concernant les dividendes, dont vous avez évoqué l'augmentation, la taxation des revenus du capital est passée de 27 % en 2007 à 36,5 % en 2012. Sur la même période, la taxation des intérêts perçus est passée de 27 % à 39,5 %. Dans le même temps, la taxation des plus-values immobilières a augmenté de 27 % à 34,5 %, avec la fin de l'exonération des plus-values réalisées sur la vente, après quinze années de détention, des résidences secondaires. Les plus-values mobilières sont quant à elles passées de 27,5 % en 2007 à 34,5 % en 2012, et nous avons mis fin cette année à l'exonération des plus-values mobilières réalisées sur des titres détenus depuis plus de huit ans.

En réalité, notre taxation des revenus du capital est aujourd'hui supérieure de dix points à celle de l'Allemagne : dix points ! On ne peut donc pas dire que le Président de la République ait été le président des rentiers, alors qu'il a taxés ces derniers de dix points de plus que ne l'ont fait nos voisins allemands ; ce serait un contresens absolu. Bien au contraire, le Président de la République a été le président du travail : c'est la raison pour laquelle il a, par exemple, défiscalisé les heures supplémentaires et privilégié la baisse du coût du travail.

Monsieur le rapporteur, vous évoquiez la compétitivité de la France et son déficit commercial. Vous savez que nous avons proposé au Parlement, qui l'a adoptée, une « TVA antidélocalisation », laquelle baisse le coût du travail pour favoriser l'emploi et éviter les délocalisations. Je rappelle, d'ailleurs, que l'opposition entend revenir sur cette mesure si, par malheur, elle arrivait au pouvoir.

Le Président de la République a donc été le président du travail, et non pas celui du capital.

En ce qui concerne les grands groupes, vous avez évoqué la « niche Copé ». À cet égard, je tiens à préciser que le nom de ce dispositif ne me pose aucun problème ; j'en suis, au contraire, très heureuse. D'ailleurs, je suis persuadée que Jean-François Copé en assume pleinement la paternité.

Il faut tout de même revenir à la genèse de cette niche. Dans un rapport présenté en 2001, M. Charzat, dont il est permis de penser qu'il n'était pas alors totalement inféodé au Président de la République - je parle sous le contrôle des élus de Paris - a estimé qu'il fallait absolument mettre fin à un dispositif fiscal contraire à l'attractivité de la France et totalement dérogatoire au droit commun européen : la fiscalisation des plus-values sur les titres de participation des entreprises.

On s'était rendu compte, en 2001, que les grands groupes français partaient installer leur holding à Bruxelles ou au Luxembourg pour pouvoir défiscaliser les plus-values sur les ventes de titres qu'ils détenaient, à l'instar de ce que faisaient les grands groupes de tous nos voisins européens.

À la demande, notamment, de l'opposition, et en particulier de Mme Bricq, nous avons alors décidé d'instaurer une quote-part pour frais et charges sur ces plus-values - cette quote-part s'élève aujourd'hui à 10 %. Nous avons donc fait le maximum.

Mme Nicole Bricq. - On peut faire mieux !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Certes, on peut toujours faire plus mais, à un moment donné, il faut arbitrer. En l'occurrence, nous devions choisir entre le risque de voir l'assiette fiscale - donc le rendement fiscal - disparaître totalement et le plaisir d'augmenter les impôts. C'est d'ailleurs le problème de la tranche maximale d'impôt sur le revenu à 75 %, dont M. Hollande a dit qu'elle rapporterait zéro euro !

Quand on taxe trop alors que les pays voisins ne taxent pas, l'assiette fiscale finit par s'évaporer et il n'y a plus d'impôt.

Mme Nicole Bricq. - N'exagérons rien !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Nous nous sommes donc efforcés de trouver un juste équilibre entre la justice et l'efficacité fiscales. Bien évidemment, les deux sont nécessaires dans notre pays pour éviter non seulement l'évasion fiscale, mais aussi le départ de sociétés et de grands groupes.

En ce qui concerne la fiscalité des grands groupes, nous avons été très sensibles, monsieur le rapporteur, au problème que vous soulevez à juste titre : le fait que les grands groupes optimisant leur fiscalité grâce à des dispositifs qui leur sont propres soient moins fiscalisés que les PME.

Nous avons supprimé la possibilité de reporter les déficits, qui était évidemment surtout utilisée par les grands groupes ; cette mesure nous a rapporté 1,5 milliard d'euros. La quote-part pour frais et charges sur la « niche Copé » nous a rapporté 400 millions d'euros dès l'année dernière. À l'automne dernier, nous avons procédé à une surtaxe exceptionnelle d'impôt sur les sociétés de 5 % sur les grands groupes. La fiscalité des grands groupes s'élève désormais à 36 %, et non plus seulement à 33 %. Il est d'ailleurs un peu paradoxal que François Hollande propose de la ramener à 35 %...

Nous avons pris de nombreuses mesures anti-optimisation : je vous ai parlé, par exemple, de la lutte contre la déduction excessive d'intérêts, du dispositif sous-capitalisation. Nous devons encore travailler sur la question majeure des prix de transfert des grands groupes.

Je ne prétends pas que l'on a tout réalisé d'une manière parfaite ni que l'on a atteint l'état optimal des choses. Les travaux de votre commission d'enquête nous permettront d'améliorer encore la situation et de progresser ; je suis persuadée que vous nous ferez en ce sens des propositions très pertinentes et très intéressantes. En tout état de cause, on n'est pas encore à la phase ultime où tout est transparent, où l'on sait tout sur tout, où plus personne ne fraude.

En revanche, nous avons vraiment essayé d'aller dans la bonne direction. C'est ce qu'on a fait, me semble-t-il, avec l'obligation de documenter sur les prix de transfert. Ce point est important.

Pour répondre à la toute dernière question de M. Bocquet : non, globalement, les exilés fiscaux ne sont pas revenus, sans doute parce qu'il existe, en France, un risque politique qui, peut-être, s'appelle l'alternance. Et, si certains Français préparent leur départ, je ne pense pas que ce soit à cause des mesures du Gouvernement... En tout cas, ce n'est pas avec une mesure comme la tranche d'imposition à 75 % que les exilés fiscaux reviendront !

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le rapporteur, vous avez reçu des réponses complètes à vos questions ! Peut-être pourrait-on maintenant revenir sur le sujet de l'évasion fiscale, qui intéresse plus précisément la commission d'enquête, et laisser la parole à nos collègues qui souhaitent intervenir, de manière à créer une certaine interactivité. Autrement, à questions très complètes et très vastes, on risque d'avoir des réponses très complètes et très vastes...

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Excusez-moi !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Avant de laisser la parole à mes collègues, je souhaite avoir quelques précisions sur la manière dont l'administration a mis en oeuvre le bouclier fiscal.

Il est troublant de constater que certains contribuables, parmi les plus fortunés de France, ont reçu du Trésor public, au titre du bouclier fiscal, des remboursements de l'ordre de plusieurs dizaines de millions d'euros, avant de se voir signifier des redressements fiscaux pour des montants équivalents.

Madame la ministre, pourriez-vous nous indiquer si l'administration a systématiquement pris la précaution de vérifier l'état de la situation fiscale et la sincérité des déclarations patrimoniales des contribuables, je pense à un l'un d'eux en particulier, avant de les faire bénéficier du bouclier fiscal ?

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Tout d'abord, nous avons mis en place un système de contrôle très régulier des contribuables à fort enjeu : un contribuable ayant plus de 220 000 euros de revenus et plus de 3 millions d'euros de patrimoine fait l'objet d'un contrôle systématique tous les trois ans.

Nous considérons évidemment que l'attention doit être portée sur les très gros fraudeurs, qui utilisent des mécanismes d'une complexité redoutable pour le fisc.

Ayant prêté serment, je vous dis vraiment les choses telles qu'elles sont : il existe certainement des gens qui, malgré un contrôle fiscal, échappent à l'administration. Le contrôle permet toutefois de découvrir ce qui est visible. En tout état de cause, tous les contribuables ayant bénéficié du bouclier fiscal ont fait l'objet d'un contrôle fiscal préalable, dès lors qu'ils avaient plus de 220 000 euros de revenus et plus de 3 millions d'euros de patrimoine.

Par ailleurs, je dois évidemment opposer le secret fiscal à toute demande individuelle d'information sur la situation de tel ou tel contribuable. Je ne pourrai donc pas vous apporter de précisions sur la situation du contribuable auquel vous faites allusion.

Il faut que vous sachiez qu'il n'y a plus aujourd'hui de cellule fiscale au cabinet du ministre, c'est-à-dire que le ministre ne donne plus aucune directive en matière de contrôle fiscal. L'administration fiscale est pleinement en charge de ce contrôle depuis la circulaire de François Baroin au directeur général des finances publiques du 2 novembre 2010. Je vous en cite un extrait : « S'agissant plus précisément des programmes de contrôle, j'entends que l'administration fiscale fasse entièrement son affaire, sous votre autorité, de la détermination des contribuables, entreprises ou particuliers, dont la situation fera l'objet d'un examen particulier. Vous me tiendrez informé des dossiers susceptibles d'avoir un retentissement médiatique. Je m'abstiendrai de toute intervention, que ce soit dans le choix des contrôles, le cours des investigations ou les éventuelles décisions de poursuites pénales. »

J'ai continué à appliquer cette circulaire lors de mon entrée en fonction en qualité de ministre du budget.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Madame la ministre, ma première question concerne les relations avec l'extérieur.

Au cours des auditions de la commission d'enquête, nous nous sommes rendu compte qu'il existait une connexion très forte entre les paradis fiscaux, la fraude et l'évasion fiscale, et, par ailleurs, les risques de corruption et de blanchiment. Il s'agit de circuits complexes.

Sauf erreur de ma part, la France a été l'un des premiers pays à ratifier, en juillet 2005, la Convention des Nations unies contre la corruption, dite « Convention de Merida ».

Pourriez-vous nous dire où nous en sommes en termes de restitution de biens mal acquis ?

Ma seconde question, sans doute plus « basique », porte sur un sujet qui doit vous tenir à coeur.

Madame la ministre, ne pensez-vous pas qu'il existe une distorsion entre, d'une part, l'enseignement dispensé dans nos grandes écoles de commerce, qui pousse à l'optimisation et qui peut être une porte ouverte sur la fraude fiscale et, d'autre part, la faiblesse de l'aide à la recherche universitaire et aux publications sur l'ampleur de ces phénomènes ?

En effet, ayant examiné ce sujet d'assez près, j'ai pu constater que, sur ces questions, l'université était vertueuse, tandis que la position des écoles de commerce suscitait l'interrogation. N'y aurait-il pas là matière à réflexion ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Nicole Bricq.

Mme Nicole Bricq. - Madame la ministre, vous le savez, le Sénat présente une particularité par rapport à l'Assemblée nationale : c'est la commission des finances, et non la commission des affaires étrangères, qui examine les conventions fiscales.

J'ai souvenir de la déclaration que vous aviez faite, le 24 novembre 2011 me semble-t-il, sur l'échange de renseignements à la suite des signatures de conventions ; nous examinions alors le projet de loi autorisant l'approbation de la convention fiscale entre la France et le Panama en vue d'éviter les doubles impositions et de prévenir l'évasion et la fraude fiscales en matière d'impôts sur le revenu. La commission des finances s'était alors appuyée sur vos propos pour refuser la ratification de ladite convention.

Excusez-moi de me répéter - je pose la question régulièrement - mais je voudrais vous rappeler qu'il existe un outil essentiel à la lisibilité de l'action du Gouvernement concernant ces échanges de renseignements et leur suivi : c'est le respect du fameux article 136 de la loi de finances de 2011, lequel a créé un bilan annuel des contrôles fiscaux des filiales détenues à l'étranger, sous forme d'annexe au projet de loi de finances initiale.

Or, au moment où je parle, nous ne disposons toujours pas de ce jaune budgétaire. Nous sommes pourtant le 12 avril ! Ce n'est pas normal.

Ce sujet constitue quasiment une question d'actualité puisque, comme chaque année à peu près à cette époque, la liste de ceux que la France considère comme des territoires non coopératifs - complémentaire de la liste issue du travail du Forum mondial de l'OCDE - est parue - ce matin - au Journal officiel.

Or, lorsque l'on examine cette liste, il est bien difficile de comprendre les choix opérés : d'une part, on ne dispose pas de l'information contenue dans l'annexe budgétaire que j'évoquais, alors qu'elle constitue un outil important ; d'autre part, les pays qui ont été radiés de la liste, outre Panama - nous avions compris qu'il s'agissait là, pour le Gouvernement, d'une urgence absolue - ne sont pas sans soulever quelques interrogations.

Vous avez indiqué tout à l'heure, dans votre propos liminaire, que la signature des conventions fiscales n'est qu'une première étape, devant être suivie d'effets concrets.

Or, je constate que le Costa Rica a été retiré de la liste française alors que, pas plus tard que le 5 avril 2012, c'est-à-dire la semaine dernière, le Forum mondial ne l'a pas admis à passer en phase 2, ayant estimé que « son droit interne risque de faire obstacle à l'efficacité de ses échanges de renseignements ». Je ne comprends donc pas le choix fait par la France.

Le Gouvernement a également retiré de la liste Belize, Dominique, Grenade, les Îles Cook, le Liberia, Saint-Vincent et les Grenadines et Oman, qui n'ont pas encore été évalués par le Forum.

Je veux donc comprendre les méthodes de travail de la direction de la législation fiscale, la DLF, qui lui permettent de juger si le pays concerné est doté d'une capacité normative. Je rappelle que, en séance publique, la majorité sénatoriale a unanimement rejeté la ratification de la convention avec le Panama parce que nous avons jugé - comme le Forum, du reste - que, malgré la volonté de ses dirigeants, ce dernier n'avait pas la capacité normative de ne plus être un territoire non coopératif.

Madame la ministre, comment procédez-vous pour établir la liste annuelle ? Vous préoccupez-vous vraiment des effets concrets, comme vous l'avez soutenu tout à l'heure ?

Pour ma part, je peux comprendre qu'il y ait, pour le Gouvernement français, des intérêts de nature économique ou diplomatique, à retirer un pays de la liste ou au contraire à l'y ajouter. Mais, faute d'information, le Parlement n'a pas la capacité de juger, de comprendre les choix opérés pour établir la liste.

Il est vraiment important que nous puissions comprendre les raisons pour lesquelles le Gouvernement décide de retirer ou d'ajouter un pays de la liste. J'aurais, en effet, pu également parler des pays qui y sont ajoutés.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme la ministre.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Madame Bouchoux, c'est le ministère de la justice, et non pas l'administration fiscale, qui suit tous les dossiers de biens mal acquis, en lien d'ailleurs avec un certain nombre d'administrations des finances, notamment avec TRACFIN. C'est donc au ministère de la justice qu'il faudrait poser votre question.

En ce qui concerne les enseignements de nos grandes écoles et l'aide à la recherche, je pense que l'on peut en effet tout à fait imaginer de financer les programmes de recherche que vous avez évoqués. Encore faut-il respecter le cadre de l'autonomie des universités et des grandes écoles et que des chercheurs s'engagent dans de tels projets...

On pourrait d'ailleurs tout à fait imaginer que le ministère des finances promeuve lui-même de tels programmes de recherche. Pourquoi pas ? C'est une très bonne idée, que votre commission peut, d'ailleurs, nous suggérer.

En tout état de cause, je serai favorable à ce que la direction générale des finances publiques puisse financer certains travaux de recherche. Je ne sais pas si c'est très usuel mais, en tant qu'ancienne ministre de la recherche, je suis très favorable à ce que la recherche vienne irriguer l'action publique.

Sans goût du paradoxe, j'ajoute que l'on pourrait, sur ces sujets, utiliser les chercheurs des grandes écoles, lesquels sont certainement les plus compétents pour en parler puisqu'ils connaissent tous les mécanismes d'optimisation fiscale.

Le problème, c'est que, entre optimisation et évasion, la frontière est ténue. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous nous sommes attachés à boucher les trous de la législation.

En réalité, je pense que la solution la plus efficace, et je le dis pour mes collaborateurs - vous savez que les collaborateurs du ministre du budget finissent en général dans les cabinets de conseils fiscaux, tellement la loi fiscale est complexe -, consiste à simplifier la loi fiscale et à en boucher les trous. On mettra ainsi fin à une rente de situation des conseillers fiscaux, qui essaient, en effet, de trouver la faille dans la loi. Pour l'heure, on ne peut empêcher les grandes écoles de former les conseillers fiscaux à la loi telle qu'elle existe.

Je le répète : il serait intéressant de passer avec les chercheurs des grandes écoles des contrats de recherche portant sur l'évasion fiscale : si cela fait partie de la culture générale, et si cela correspond à un vrai travail, je pense qu'ils seraient partants.

Madame Bricq, mea culpa sur le jaune budgétaire : l'administration a eu beaucoup de travail sur le pacte de stabilité. Votre question méritait d'être posée, mais on me jure que vous aurez cette annexe dans les prochains jours.

Mme Nicole Bricq. - Entre les deux tours de l'élection présidentielle !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Non ! Nous essaierons de le faire avant, pour vous permettre de travailler correctement.

Vous le savez, on n'a jamais intérêt à communiquer des informations entre les deux tours : on ne sait comment elles seront exploitées !

Je vais maintenant vous expliquer la manière dont on travaille.

Tout d'abord, je le rappelle, sur les 301 demandes formulées, en 2011, à destination des nouveaux États et territoires ayant signé une convention de coopération fiscale, un tiers des réponses reçues à ce jour sont satisfaisantes. Ces données ont été communiquées en novembre 2011.

Mme Nicole Bricq. - On connaît ces chiffres !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - En effet, madame Bricq ! Mais il est en réalité un peu tôt pour faire une évaluation, comme il était trop tôt de vouloir évaluer le crédit d'impôt recherche six mois après sa mise en place.

Nous sommes obligés de travailler avec les pays pour voir où sont les points d'achoppement dans leurs droits nationaux ; il y en a souvent, et vous en avez d'ailleurs parlé.

Par exemple, le fait que le droit national suisse prévoie l'obligation d'informer tout détenteur d'un compte en Suisse d'une demande d'information fiscale faite par un pays étranger nuit un peu à l'efficacité du contrôle.

On doit donc identifier, dans les droits nationaux des pays avec lesquels on a signé des conventions, les dispositifs législatifs qui font blocage à la bonne exécution de la convention.

En parallèle, l'OCDE fait le même travail que nous : elle aussi cherche à identifier les points d'achoppement. Vous venez d'ailleurs de le dire à propos du Costa Rica, dont je ne connaissais pas la situation.

Mme Nicole Bricq. - Le Costa Rica n'aurait pas dû disparaître de la liste puisque l'OCDE ne l'a pas évalué en phase 2 !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Certes, mais le Costa Rica est évalué en phase 1.

Le travail du Forum mondial est différent de celui par lequel nous établissons notre liste. En ce qui nous concerne, nous partons de la liste de l'OCDE et nous en retirons tous les pays qui signent des conventions d'échange d'informations.

Mme Nicole Bricq. - Madame la ministre, cela ne suffit pas ! Ce que je voudrais pouvoir apprécier, c'est votre calendrier de négociations.

Monsieur le président, je souhaite que soit versé dans les travaux de la commission d'enquête le calendrier de négociations en fonction duquel le Gouvernement retire les pays de la liste française, de manière que nous puissions apprécier ce que fait la DLF et ses critères d'appréciation.

S'il continue d'y avoir une liste nationale, alors même qu'il n'existe plus de liste noire au niveau de l'OCDE, c'est qu'il y a une raison ! C'est parce que les pays conservent la faculté de choisir avec quel État ils acceptent de signer des conventions.

Madame la ministre, vous me renvoyez à ce que l'on sait déjà depuis novembre 2011 : ce n'est pas ce que je vous demande ! Je veux que l'on comprenne les choix du Gouvernement.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Ce qui nous préoccupe, c'est la négociation de l'accord.

Mme Nicole Bricq. - J'aimerais disposer du calendrier de la négociation qui s'engage chaque année et qui aboutit à l'élaboration de la liste.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Madame Bricq, j'essaie de comprendre ce que vous me demandez.

En réalité, il reste aujourd'hui très peu d'États sur la liste parce que nous avons réussi à mener des négociations avec l'essentiel des grands États avec lesquels nous avions des intérêts économiques.

Il en reste quelques-uns mais, vous l'avez vu, ils sont très peu nombreux.

Mme Nicole Bricq. - Ceux qui restent sont des paradis fiscaux ! Tout le monde le sait.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - C'est la liste noire : la liste des pays avec lesquels nous n'avons pas d'accord.

Mme Nicole Bricq. - Ce n'est pas parce qu'ils ont été retirés de la liste, pour avoir signé des conventions avec douze autres pays, qu'ils ne sont plus des paradis fiscaux !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Madame Bricq, il faut distinguer deux choses différentes.

Vous me demandez le calendrier de la signature des accords.

Mme Nicole Bricq. - Je vous demande d'abord celui de la négociation.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Est-ce le passé ou l'avenir qui vous intéresse ? Je ne le comprends pas.

Mme Nicole Bricq. - Je veux les deux !

La loi vous impose de nous informer sur les actes que vous avez accomplis par le passé.

À cet égard, je me permets de vous rappeler que le groupe socialiste a soutenu tous les dispositifs concernant la lutte contre la fraude fiscale présentés par votre prédécesseur, Éric Woerth.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Je sais que beaucoup de votes ont eu lieu à l'unanimité !

Mme Nicole Bricq. - On a toujours voté !

S'agissant du passé, je veux que la loi soit respectée, que le Gouvernement nous informe de l'exécution des textes votés par le Parlement.

S'agissant de la lutte contre les paradis fiscaux pour l'avenir, je veux comprendre la façon dont la liste française est établie, c'est-à-dire les choix à partir desquels le Gouvernement négocie avec tel ou tel pays avant de décider de le retirer de la liste.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - On ne fait pas de choix.

Mme Nicole Bricq. - Si !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Vous parlez d'intérêts économiques et diplomatiques : ce ne sont pas des critères de choix.

La direction générale des finances publiques travaille avec les services des impôts des autres pays. Si ce travail se fait en lien avec le ministère des affaires étrangères, il s'agit vraiment d'un dialogue entre administrations fiscales, puis d'une décision des chefs d'État de signer ou non un accord. On n'a pas choisi tel ou tel pays ; on a proposé à tous les pays qui étaient sur la liste de négocier avec la France. Certains ont accepté, d'autres ont refusé. Avec ceux qui ont accepté, nous avons négocié la convention qui nous paraissait être la bonne, c'est-à-dire celle qui permet l'échange d'informations, la transparence et la coopération fiscale. C'est ainsi que les choses se sont déroulées.

Pour ma part, madame Bricq, le problème me semble être non plus le passé, mais l'avenir : maintenant que l'on a retiré ces pays de la liste, que fait-on pour s'assurer que les accords signés ne sont pas des accords de pure forme ?

Mme Nicole Bricq. - Des accords papier, voulez-vous dire !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Des accords papier, si vous voulez, mais des accords efficaces ?

À cet égard, je pense que tout l'enjeu des prochaines années consistera à mettre ces accords sous vigilance. Telle est la position que je prendrai au nom du Gouvernement : entamer une période d'application vigilante pour voir si l'accord signé s'applique ou pas.

Et, si un accord n'était pas appliqué, il faudra revenir devant le Parlement, discuter de la situation du pays concerné et envisager un éventuel retour en arrière.

Comment sanctionne-t-on la non-application de l'accord ? Tel est, me semble-t-il, la question qui se pose aujourd'hui. Il ne s'agit plus de se demander si l'on a négocié avec des États qui sont des paradis fiscaux ! Plus on négocie, mieux c'est ! Il s'agit de s'interroger sur l'efficacité d'un accord qui a été signé.

C'est la raison pour laquelle je n'ai pas compris la position prise par le groupe socialiste du Sénat sur la convention fiscale avec le Panama : si le Panama accepte de signer un accord de transparence, signons avec le Panama ! Acceptons-en l'augure ! C'est un geste ; c'est une avancée ! Il faut signer l'accord, le ratifier, puis le faire entrer en vigueur.

Madame Bricq, vous présumez de la bonne volonté des parties avant même la signature de l'accord.

Mme Nicole Bricq. - Non, madame la ministre ! Je ne présume pas. Je constate, sans comprendre, que certains États, tels que Trinidad-et-Tobago, bien qu'évalués « négativement » par le Forum, ne figurent plus sur la liste publiée aujourd'hui.

Compte tenu de ce que vous venez de dire, ces États devraient être ajoutés sur la liste publiée l'année prochaine !

Si tel n'est pas le cas, et si j'occupe toujours mes fonctions, l'année prochaine, je poserai la même question au Gouvernement, quel qu'il soit : je lui demanderai pourquoi, étant donné ce que vous - ministre en responsabilité - avez aujourd'hui déclaré, il n'a pas, au nom de la continuité de l'État, intégré sur la liste les pays considérés comme ne procédant pas à l'échange de renseignements par le Forum mondial.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Madame Bricq, vous êtes sans doute la seule dans cette salle qui soit assurée d'être à la même place dans quelques mois !

M. Pierre Charon. - Non ! C'est aussi notre cas !

Mme Nicole Bricq. - On n'est jamais assurés de rien !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - C'est vrai, mesdames, messieurs les sénateurs : vous êtes tous ici assurés d'être encore à la même place dans quelques mois. Tel n'est pas le cas de la ministre en charge...

En tout cas, je comprends parfaitement la discussion qui s'engage ; nous devrons la poursuivre.

Cela dit, pour qu'un accord se mette en place, il faut du temps, il faut de la coopération. Or la coopération ne se décrète pas : il ne suffit pas de signer un accord ! Sur ce plan, je pense que le Gouvernement a bien agi.

Par exemple, en février dernier, nous avons envoyé en Suisse une délégation de la direction générale des finances publiques. Nous avons fait savoir que l'application de l'accord n'était pas aujourd'hui satisfaisante, que nous avions identifié, dans la législation suisse, deux ou trois problèmes pour obtenir des informations et que nous voulions que ces difficultés soient levées. L'administration suisse nous a répondu qu'elle allait faire des efforts en ce sens et voir ce qu'elle pouvait faire.

Il y a donc, une fois l'accord signé, une nécessaire phase de mise en oeuvre. Dans cette phase, on progresse ensemble, on discute, on se donne du temps. Pour ma part, je ne pense pas que l'on négocie des accords internationaux avec des pays qui nous sont très proches par leurs intérêts économiques en commençant par leur taper dessus, sur la simple base d'un avis émis par l'OCDE.

Mme Nicole Bricq. - Je ne parle pas de la Suisse. C'est un autre sujet.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Il faut donc que l'on travaille mais aussi, je suis d'accord avec vous, que l'on mette les accords sous vigilance. Toutefois, l'évaluation de ces accords ne peut se faire qu'après un certain temps d'application, de manière à pouvoir vérifier que l'on ne peut effectivement pas les appliquer.

J'ajoute que nous n'avons aucune naïveté sur ces accords. Vous l'avez entendu, nous avions déclaré, le 24 novembre dernier, que nous maintiendrions les pouvoirs d'investigation de la police fiscale sur tous les comptes détenus dans les pays avec lesquels nous avions signé un accord, pendant les trois premières années d'application de cet accord. Nous continuons donc à travailler avec ces pays comme s'ils n'avaient pas signé d'accord : le fisc poursuit son contrôle.

Cela prouve que nous ne sommes pas du tout naïfs sur ces accords : nous connaissons leurs limites. Ils n'en demeurent pas moins une formidable avancée : mettons-les sous vigilance, mais donnons-leur la chance d'être efficaces.

Madame Bricq, je suis d'accord avec vous : il ne faut pas être naïf du tout dans cette affaire. Et notre objectif, c'est vraiment la lutte contre les paradis fiscaux et la transparence.

M. Philippe Dominati, président. - Si j'ai bien compris, il existe une période probatoire de trois ans.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - En réalité, on a, de fait, institué une période non pas probatoire, parce que l'accord est signé, il est en vigueur, mais une période de vigilance pendant laquelle notre capacité d'intervention est totale et intacte puisque la police fiscale continue de pouvoir investiguer.

M. Philippe Dominati, président. - Parmi les directeurs de votre administration que nous avons reçus, certains nous ont parlé de cette période et fait part des surprises, heureuses ou malheureuses, qu'ils ont pu rencontrer.

Mais, d'une manière générale, ce système a l'air de plutôt bien fonctionner sur le plan international.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - En tout cas, alors que l'on partait de rien, on est objectivement arrivé à quelque chose.

Ce sera certainement tout l'enjeu du prochain quinquennat que d'aller plus loin. Je sais d'ailleurs que Mme Bricq y jouera un rôle éminent !

Mme Nicole Bricq. - En tout état de cause, je continuerai mon travail !

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur, pour quelques questions complémentaires.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame la ministre, parlons du présent. Nous ne sommes pas dans un débat d'entre-deux-tours !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - C'est un débat d'étape.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - J'abonde dans le sens de ma collègue Nicole Bricq : sa question est pertinente et fondée. Sur ce sujet, vos services nous ont expliqué qu'ils se calaient sur les travaux du Forum, et non sur la liste de l'OCDE.

Cela signifie-t-il qu'il y a d'autres intérêts en jeu ? Si oui, lesquels ? Par ailleurs, combien tout cela a-t-il coûté en recettes fiscales à notre pays ? Avez-vous des éléments sur ce point ?

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Monsieur le rapporteur, je ne comprends pas votre question.

Nous travaillons à partir de la liste de l'OCDE puis nous signons des accords, dont nous évaluons l'application. Si un pays n'applique pas un accord, nous pouvons l'ajouter sur la liste.

Le travail du Forum nous est évidemment utile. Nous participons d'ailleurs à ce travail puisque nous communiquons au Forum le résultat de nos observations de l'application des accords. Les travaux du Forum et ceux de la France se font donc en même temps. En revanche, nous ne sommes pas tenus par les phases 1, 2 ou 3 du Forum.

De quelle manière travaille le Forum ? L'admission de pays en phase 1 est déjà une façon de les faire entrer dans une logique de transparence et de contrôle. Le refus éventuel de les faire passer en phase 2 montre l'existence de problèmes dans l'application des accords. Il faut alors s'employer à les résoudre.

Si après deux ou trois ans, on constate qu'il subsiste un blocage, si le pays n'est pas très coopératif, si le fait qu'il ne peut pas entrer en phase 2 ne vient pas de blocages légaux, de sa législation...

Mme Nicole Bricq. - À d'autres !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Madame Bricq, un blocage légal peut être levé !

Mme Nicole Bricq. - Vous n'auriez pas dû signer un accord avec le Panama, qui n'avait pas la capacité normative d'être transparent.

Cela vaut aussi pour d'autres pays que vous avez retirés de la liste !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - L'avenir le dira !

C'est déjà énorme d'avoir pu signer une convention d'échange d'informations avec le Panama ! Qui aurait cru, il y a cinq ans, que la France réussirait à imposer au Panama un accord d'échange d'informations fiscales ? Si le Panama ne l'applique pas, on le montrera du doigt. Soyons donc vigilants dans l'application des accords, plutôt que de les refuser a priori.

Pour ma part, je suis par nature optimiste et confiante. Si quelqu'un vous permet d'avancer dans la bonne direction, il faut en saisir l'opportunité. En outre, il existe un effet de cliquet : ce qui est pris n'est plus à prendre. Il n'y a plus ensuite qu'à dérouler le fil des coopérations fiscales.

Toutefois, il ne faut pas être naïf : un pays peut chercher à nous leurrer. À cet égard, je vous ai parlé tout à l'heure de la peur du gendarme. Je considère que nous devons être extrêmement fermes sur l'application des accords.

Mais il faut vraiment laisser aux accords le temps d'entrer en vigueur et de s'appliquer. Tel est le message que je veux faire passer : s'il convient de mettre les accords sous vigilance, il faut quand même laisser un an de négociations entre les administrations fiscales pour faire progresser leur application. Sinon, ce n'est plus la peine de signer des accords ! On a passé des années à les négocier : on ne peut les mettre à terre avant même de les avoir appliqués.

M. Philippe Dominati, président. - Madame la ministre, puisque nous évoquons l'actualité internationale, laquelle est assez riche en matière fiscale, pouvez-vous nous faire part des derniers développements des accords Rubik, que la presse a évoqués ces derniers jours, en précisant la position de différents pays européens à leur égard ?

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Vous le savez, la France n'a pas souhaité donner suite aux propositions de la Suisse sur ces accords dits « Rubik », parce qu'ils lui ont paru contraires à la directive européenne « Épargne » et qu'ils lui semblent sanctuariser le secret bancaire suisse.

Mme Nicole Bricq. - Au passage, n'oubliez pas le Luxembourg !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Je n'oublie aucun pays ! Je les ai d'ailleurs cités.

Mme Nicole Bricq. - A propos des impôts sur les sociétés !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Signons-nous ou pas les accords Rubik avec la Suisse ? Telle est la question qui se pose aujourd'hui. Nos partenaires allemands rencontrent quelques difficultés pour faire ratifier l'accord par leur Parlement ; j'ignore s'ils y parviendront. Nous verrons...

Pour ma part, je pense que les accords Rubik ouvrent une brèche dans laquelle s'engouffreront un certain nombre d'États européens pour contourner les obligations de transparence de la directive « Épargne ».

Mme Nicole Bricq. - Absolument ! Je partage votre avis !

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame la ministre, je me permets tout d'abord de vous rappeler que notre commission a formulé une demande officielle de communication du rapport de l'inspection générale des finances sur les contribuables à fort enjeu, ainsi que de ses annexes. Je profite de cette audition pour formuler à nouveau cette demande de manière publique.

Par ailleurs, vous avez déclaré que, en vertu de la circulaire Baroin, il n'y avait plus aujourd'hui, dans votre ministère, de cellule fiscale, donc plus aucune directive du ministre.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Il n'y en a plus sur les situations individuelles.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Nous avons régulièrement interrogé vos services sur leur marge d'autonomie, sur la façon dont étaient construits les programmes de vérification, de contrôle... Sur le sujet, tous ont évoqué une entière autonomie. Il n'a pas été question d'intervention, de directive ou d'indication des ministres en place.

Or vous nous dites aujourd'hui le contraire ! Je suis donc un peu surpris.

Permettez-moi d'élargir quelque peu mon propos. Le ministre du budget dispose de pouvoirs bien évidemment importants - ce qui est légitime - et même tout à fait considérables dans le domaine de la lutte contre la fraude fiscale. Il peut intervenir pour interrompre un programme de contrôle fiscal. Il a également une compétence discrétionnaire pour mobiliser l'action pénale, car sa décision de saisir la commission des infractions fiscales en est généralement une condition préalable.

Je voudrais recueillir votre sentiment général sur l'étendue de la compétence qui lui est ainsi attribuée : ne peut-on pas la considérer comme excessivement discrétionnaire ?

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Monsieur le rapporteur, je souhaite d'abord que vous m'expliquiez le sens de votre phrase : « Or, vous nous dites aujourd'hui le contraire ». En quoi mes propos d'aujourd'hui seraient contraires à ce que vous ont dit mes services : je viens de déclarer que je n'avais aucun pouvoir d'intervention dans les situations individuelles !

M. Yann Gaillard. - Exactement !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous avez dit qu'il n'y avait plus aujourd'hui de cellule fiscale au ministère, et donc plus aucune directive.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - En effet.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Nous avons interrogé plusieurs de vos services sur leur marge d'autonomie dans la construction des programmes de contrôle : y avait-il de temps en temps des indications, des directives du ministre en place ? Il nous a systématiquement été répondu par la négative.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Ils ont donc dit la même chose que moi !

M. Yann Gaillard. - En effet !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Cela sous-entend que de telles directives ont existé ! Tel est le sens de ma question.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Monsieur le rapporteur, je ne parle pas du passé : je parle de ce qui se fait aujourd'hui.

Si vous me demandez si, dans une période très antérieure à mes fonctions, la liste des contrôles fiscaux était soumise à l'approbation du ministre, je vous répondrai par l'affirmative. Tel n'est toutefois pas le cas depuis que je suis en fonction : cela ne se fait plus ; c'est une période révolue.

Je crois, d'ailleurs, que certains sénateurs se sont vantés d'avoir pu fixer la liste des contribuables contrôlés lorsqu'ils étaient ministres du budget. Vous voyez de qui je veux parler : cette personne n'était pas proche de Nicolas Sarkozy...

Je le répète : ces pratiques n'ont plus cours aujourd'hui. En effet, je n'ai connaissance des faits qu'au moment où la commission des infractions fiscales doit être saisie. Mais je dispose d'un avis documenté émanant de mes services. Dès lors, il m'est difficile de m'opposer à la saisine.

J'ajoute que ce pouvoir, qui n'est pas excessivement discrétionnaire - excusez-moi, il est quand même normal que le ministre décide de l'engagement de certaines poursuites ! - s'exerce sous le contrôle des présidents des commissions des finances et des rapporteurs généraux des deux assemblées, qui ont tous les quatre la possibilité de vérifier chacune des décisions prises par l'administration fiscale.

En réalité, ces personnalités ont une bien meilleure connaissance que moi d'un certain nombre de dossiers fiscaux sensibles. En effet, pour ne pas vous le cacher, le président de la commission des finances de l'Assemblée nationale, dont je rappelle qu'il est socialiste, a demandé la semaine dernière encore au directeur général des finances publiques l'intégralité des dossiers concernant toute une série de dossiers de contribuables individuels à fort enjeu qui avaient fait l'objet d'un certain nombre d'articles, sur internet et dans la presse, et de rumeurs de fraudes fiscales.

Il a donc pu constater par lui-même que l'administration fiscale avait fait son travail. Il a pu identifier lui-même tous les points de contrôle fiscal effectués par l'administration. Or je n'ai pas entendu M. Cahuzac émettre la moindre remarque sur la qualité ni sur l'impartialité du contrôle fiscal effectué.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Louis Duvernois.

M. Louis Duvernois. - Madame la ministre, je veux vous poser une question d'actualité.

Deux des principaux candidats à l'élection présidentielle ont proposé une réflexion sur l'introduction, dans le code général des impôts, d'une clause sur la nationalité, laquelle viendrait s'ajouter à la pratique fiscale actuelle, fondée sur la seule territorialité, c'est-à-dire sur la notion de résidence - soit plus ou moins 181 jours de résidence dans un pays.

L'introduction d'une telle clause serait une évolution substantielle dans la conception même de l'imposition fiscale, en particulier pour les communautés françaises expatriées, qui sont en augmentation. Ces dernières sont naturellement soumises à l'application des 135 conventions fiscales bilatérales que la France a signées à ce jour avec autant de pays et qui, rappelons-le, empêchent la double imposition dans le pays de résidence et dans celui d'origine.

Ma question est la suivante : en votre double qualité de ministre du budget et de porte-parole du Gouvernement, cette prise en compte éventuelle de la nationalité vous semble-t-elle compatible avec l'existence des conventions fiscales bilatérales ?

Dans la négative, pouvons-nous envisager une révision générale de ces mêmes conventions fiscales pour prendre en compte à la fois la nationalité et la territorialité, de manière, on l'a bien compris, à élargir l'assiette de l'impôt ?

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme la ministre.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Monsieur le sénateur, vous évoquez en réalité deux sujets.

Une position de principe consisterait à dire que tout national français résidant hors du territoire de France doit payer une partie de ses impôts en France.

Poser un tel principe nécessiterait la renégociation des 135 conventions que vous avez mentionnées, ce qui est un vrai travail de titan et ferait reculer n'importe quelle administration fiscale - même s'il est toujours possible de renégocier une convention.

Dans une autre vision des choses, qui me semble plutôt être celle du Président de la République, on considère que l'évasion fiscale se fait essentiellement avec un petit nombre de pays géographiquement très proches de la France et ayant des impôts notoirement moins élevés. Il faut alors renégocier les conventions fiscales qui nous lient à ces trois ou quatre pays dont la fiscalité est bien inférieure à celle de la France, de manière à permettre que la différence d'imposition entre l'impôt français et l'impôt payé dans ces pays puisse être reversée au Trésor français.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame la ministre, sans abuser de votre temps, que je sais très précieux, permettez-moi de vous poser deux questions supplémentaires.

Je reviens tout d'abord sur le taux de l'imposition des entreprises du CAC 40, réalité que M. le Président de la République a semblé découvrir. Ce dernier a d'ailleurs alors proposé d'établir une imposition des bénéfices réalisés par ces entreprises à l'étranger.

Un tel chiffre devrait à mes yeux susciter une étude systématique de la situation des entreprises du CAC 40 et, plus encore, une forme d'explication publique.

Je suppose que l'étude existe d'ores et déjà et que vous savez analyser ce que recouvre une réalité fiscale aussi choquante au premier abord.

On nous indique que les entreprises du CAC 40 sont contrôlées chaque année : on doit donc disposer de toutes les informations nécessaires pour, notamment, identifier le taux d'imposition effectif de chacune d'elles, non seulement en France, mais aussi dans le monde. On doit également disposer des éléments explicatifs.

Si tel n'est pas le cas, il faut que vous nous en expliquiez les raisons ! En revanche, si tel est bien le cas, notre commission serait satisfaite de disposer de l'ensemble de ces informations.

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Une telle étude a déjà été publiée. Les informations sont assez connues.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Notre commission serait intéressée par ce document.

Ma dernière question concerne l'exit tax, mise en place en juillet 2011 afin de lutter contre l'évasion fiscale. S'il est encore un peu tôt pour l'évaluer, pensez-vous que cette mesure puisse être réellement efficace, dans la mesure où sa conformité avec le droit de l'Union européenne limite apparemment fortement son application ? L'exit tax présente en effet un risque d'incompatibilité avec les traités et les conventions fiscales internationales. Sommes-nous bien conscients de ce risque ? Celui-ci a-t-il été évalué par des consultations juridiques, notamment auprès des instances communautaires ? Qu'en est-il exactement ?

Mme Valérie Pécresse, ministre. - L'exit tax entrera en vigueur dès la déclaration d'impôt sur le revenu 2012. Le décret est paru et la circulaire est en passe d'être publiée.

L'exit tax est totalement compatible avec les traités en vigueur parce qu'elle s'applique au moment du départ du contribuable. En fait, l'exit tax est comparable aux déclarations de patrimoine que font les parlementaires en début et en fin de mandat : on demande au contribuable de déclarer, avant son départ de France, le montant des plus-values latentes qu'il a réalisées.

Si vous quittez la France avec un patrimoine mobilier supérieur à 1,3 million d'euros et si vous vendez ce patrimoine dans les huit ans suivant l'expatriation, vous êtes redevable d'une imposition sur la plus-value latente. En revanche, si, après vous être expatrié, vous revenez sans avoir vendu ce patrimoine, vous ne paierez rien.

Si l'on calcule la plus-value latente au moment où vous partez, l'imposition sur cette plus-value n'est due au taux français que si vous vous expatriez dans le seul but de vendre. Tel est le principe de l'exit tax.

Pour l'instant, on ne peut l'évaluer parce qu'elle n'est pas encore entrée en vigueur. Toutefois, elle est d'application relativement simple, d'autant plus que nous avons, grâce à l'ISF, une assez bonne connaissance des patrimoines des Français qui s'expatrient.

Monsieur le rapporteur, pour répondre à votre question sur les entreprises et leur taux de fiscalité, je vous transmettrai évidemment toutes les informations que vous me demandez, dans la limite, toutefois, du respect du secret fiscal et du secret des affaires.

M. Philippe Dominati, président. - Bien sûr !

Mme Valérie Pécresse, ministre. - Je dispose d'informations officielles sur le taux de fiscalisation des entreprises - émanant des entreprises elles-mêmes -, mais je ne peux communiquer les informations portant sur leur organisation.

M. Philippe Dominati, président. - Madame la ministre, il me reste à vous remercier pour cet exposé extrêmement complet. Il intervient à l'issue de la première étape des travaux de notre commission d'enquête, qui va désormais entamer une seconde série d'auditions.