Mardi 5 juin 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de Mme Manon Sieraczek avocate fiscaliste, et de MM. Éric Ginter, associé au cabinet STC Partners (KPMG), Gianmarco Monsellato, Managing Partner de Taj, Société d'Avocats, Membre de Deloitte et Touche Tohmatsu Limited, Pierre-Sébastien Thill, président du directoire de CMS Francis Lefebvre, et Michel Combe, associé responsable de Landwell et associés

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons Mme Manon Sieraczek, avocate fiscaliste, M. Éric Ginter, associé au cabinet STC Partners (KPMG), M. Gianmarco Monsellato, Managing Partner de Taj, Société d'Avocats, Membre de Deloitte et Touche Tohmatsu Limited, M. Pierre-Sébastien Thill, président du directoire de CMS Francis Lefebvre, ainsi que M. Michel Combe, associé responsable de Landwell et associés.

Madame, messieurs, je vous rappelle, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

(Mme Manon Sieraczek, MM. Éric Ginter, Gianmarco Monsellato, Pierre-Sébastien Thill et Michel Combe prêtent successivement serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je propose à chacun d'entre vous de faire un exposé liminaire, avant de répondre aux questions de M. le rapporteur, Éric Bocquet, ainsi que des autres membres de la commission.

La parole est à Mme Manon Sieraczek.

Mme Manon Sieraczek, avocate fiscaliste. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame, messieurs les sénateurs, je tiens, tout d'abord, à vous dire que je suis très honorée d'être auditionnée par votre commission d'enquête.

À titre liminaire, j'évoquerai la profession des avocats fiscalistes, et d'abord pour lever un fâcheux malentendu selon lequel - on a pu l'entendre ici ou là - l'avocat fiscaliste faciliterait l'évasion et la fraude fiscales. En fait, on s'aperçoit souvent - je parle en mon nom personnel, mais mes confrères me rejoindront certainement sur ce point - que les avocats fiscalistes participent pleinement au recouvrement de l'impôt.

J'en viens maintenant à la description de l'activité de mon cabinet.

Entourée de deux collaborateurs, j'exerce, à titre individuel, l'activité d'avocat fiscaliste. Je suis spécialisée en contrôle fiscal et en contentieux fiscal ; mon domaine d'activité ne couvre donc pas le conseil fiscal à proprement parler.

En matière de contrôle, mon travail consiste, en pratique, à assister les personnes physiques faisant l'objet de ce que l'on appelle dans notre jargon un ESFP, un examen de la situation fiscale personnelle, et à suivre toutes les étapes de la procédure d'imposition. Ces contrôles sont très souvent diligentés par la Direction nationale des vérifications de situations fiscales, la DNVSF.

Par ailleurs, je traite les contrôles déclenchés à la suite de la transmission, en général par un juge d'instruction, appartenant notamment au pôle financier, de documents à l'administration fiscale. Je réalise alors parfois - et même souvent ! - des transactions.

Mon activité porte également sur le contentieux fiscal administratif, sur le contentieux fiscal pénal, c'est-à-dire la fraude fiscale, sur le contentieux lié aux perquisitions fiscales - les recours effectués contre les ordonnances du juge des libertés et de la détention devant le premier président de la cour d'appel -, ainsi que sur le recouvrement.

Depuis 2009, je suis également intervenue dans le cadre de la « cellule de dégrisement » mise en place à Bercy, et je procède régulièrement à la régularisation de dossiers portant sur des comptes HSBC qui n'ont pas été déclarés et font l'objet d'un contrôle par la DNVSF.

Enfin, j'ai eu récemment à examiner des dossiers confiés à la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, créée en 2010, la fameuse police fiscale.

Vous l'aurez compris, mes activités ne couvrent pas l'optimisation fiscale à proprement parler, pas plus que les délocalisations.

D'ailleurs, compte tenu de la liberté d'établissement et de la libre circulation des personnes et des capitaux, l'optimisation fiscale est parfaitement légale. Au demeurant, l'accroissement de la pression fiscale a pu conduire à une augmentation du nombre de délocalisations.

À cet égard, permettez-moi de formuler une réflexion.

Si la mise en place d'une politique fiscale répressive - et elle l'est d'ailleurs de plus en plus -, avec la création de brigades spéciales, un durcissement des sanctions et le développement d'outils visant à favoriser la coopération administrative internationale, au travers de l'institution d'une nouvelle directive de recouvrement en 2011, sont susceptibles de limiter l'évasion et la fraude fiscales, d'autres pistes de réflexion doivent aussi, à mon sens, être envisagées, car il faut aller bien plus loin.

Tout d'abord, il convient de restaurer la lisibilité fiscale. On le sait, la complexification de la matière fiscale crée et favorise l'évasion et la fraude fiscales. À force de multiplier les dérogations et les niches fiscales sur tous les impôts, on aboutit à un accroissement des possibilités de délocalisation.

Ensuite, pourrait être envisagée une politique d'ouverture de l'administration fiscale. Même si cette dernière a fait beaucoup de progrès au cours de ces dix dernières années, elle doit être plus à l'écoute des contribuables, en instaurant un lien de confiance qui fait actuellement défaut. Les agents des impôts ne sont pas là que pour prélever l'impôt, ils doivent aussi être les accompagnants des contribuables. Il faudrait tendre plus nettement vers une administration de services.

J'ajoute que la communication doit être modifiée, notamment pour ce qui concerne la perception de la fraude et de l'évasion fiscales. Puisque frauder est considéré comme un sport national, il conviendrait, à rebours, de communiquer sur l'utilité de l'impôt, en évoquant tout simplement le financement des infrastructures et des services publics. Communiquer sur le coût de l'incivisme me paraît également important.

Par ailleurs, il faudrait intégrer au concept de la RSE, la responsabilité sociale des entreprises, la matière fiscale. Les grandes entreprises doivent non plus se contenter de respecter la loi, mais aller au-delà. Indépendamment du fait d'adopter des standards clairs en matière fiscale, à l'instar de ce qui se fait dans les chartes sociales et environnementales, elles devraient aller plus loin, en proposant la création d'un label d'optimisation fiscale équitable avec les États, les actionnaires, les administrations fiscales, en mettant en place un principe de responsabilité dans les groupes et en définissant une véritable éthique fiscale.

En outre, il faudrait harmoniser, au niveau européen, la fiscalité des personnes physiques. Selon l'un de nos confrères, Jean-Yves Mercier, auteur d'un excellent article à ce sujet, l'harmonisation européenne est la seule issue.

Enfin, il faut sensibiliser les jeunes et le grand public aux questions fiscales. L'enjeu, c'est l'éducation et non pas uniquement la répression. D'ailleurs, la Cour des comptes a récemment souligné les carences de la France en matière de sensibilisation des jeunes sur les questions fiscales.

La France est très en retard dans ce domaine ; de nombreux pays européens, tels que l'Espagne, le Portugal et la Belgique, mais aussi les États-Unis et le Canada ont déjà mis en place des outils pédagogiques et des supports ludiques pour sensibiliser les enfants dès leur plus jeune âge au rôle de l'impôt et, d'une façon générale, aux questions fiscales.

Comme le souligne la Cour des comptes, il est nécessaire, pour ce faire, d'encourager le tissu associatif. Voilà un an et demi, je me suis personnellement engagée dans cette voie en créant l'association Trésor Académie, qui multiplie les actions de terrain pour sensibiliser les jeunes générations aux questions fiscales. Il s'agit de faire de la prévention plutôt que de s'intéresser uniquement à la répression.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame, messieurs les sénateurs, je vous remercie de toute l'attention que vous m'avez accordée et je serai, bien évidemment, ravie de répondre à vos questions.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Éric Ginter.

M. Éric Ginter, associé au cabinet STC partners (KPMG). - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame, messieurs les sénateurs, je ferai une présentation rapide du cabinet auquel j'appartiens, en m'appuyant sur les documents qui apparaissent sur l'écran de la salle.

Le cabinet STC partners a été créé en 2005 par d'anciens avocats d'affaires d'Arthur Andersen. Ayant la particularité d'être composé pour moitié de fiscalistes et pour moitié de juristes, il est spécialisé dans le conseil juridique et fiscal des dirigeants et cadres d'entreprise, ce que l'on appelle parfois le private equity. Depuis un peu plus d'un an, il est affilié au réseau KPMG International pour ce qui concerne la fiscalité.

Pour ma part, j'ai été administrateur civil à la Direction générale des impôts, chargé notamment de la coordination du contrôle fiscal sur le plan international. Je suis avocat depuis vingt ans et professeur associé à l'université de Bourgogne, où j'enseigne la fiscalité internationale. Par ailleurs, j'ai commis un livre sur la fiscalité communautaire.

Pour en venir au sujet qui nous occupe aujourd'hui, je concentrerai essentiellement mon propos sur la problématique de la fiscalité des personnes physiques ; mes confrères aborderont plus particulièrement les aspects relatifs à la fiscalité des entreprises.

S'agissant de la fiscalité des personnes physiques, sujet extrêmement vaste, j'ai choisi volontairement de m'attacher à la question de la détention d'avoirs non déclarés à l'étranger, qui fait à l'heure actuelle l'objet d'une attention toute particulière, ainsi qu'à celle de la délocalisation dans les pays fiscalement plus attractifs que la France, dont on parle également beaucoup en ce moment. Cela étant, je répondrai bien évidemment à toutes les questions que vous me poserez.

La détention d'avoirs non déclarés à l'étranger est un phénomène dont tout le monde soupçonnait plus ou moins l'existence, moi y compris, je dois le dire. Mais c'est la procédure de régularisation, officiellement mise en place jusqu'à la fin de l'année 2009, qui a permis d'en mesurer toute l'ampleur : tant les professionnels que l'administration ont découvert que ce phénomène dépassait peut-être ce que l'on pouvait imaginer, au moins pour ce qui concerne les personnes physiques.

Examinons tout d'abord brièvement l'origine de l'importance des avoirs financiers détenus à l'étranger de façon plus ou moins régulière. Dans la plupart des dossiers examinés, il s'avère que cela procède d'un contexte historique ou familial.

Je n'ai pas besoin de vous rappeler que l'histoire du XXe siècle a été relativement troublée. Dès lors, on peut comprendre que des familles aient souhaité, à différentes époques, mettre de l'argent en sécurité.

Le contexte familial peut également jouer un rôle : des membres d'une famille peuvent vouloir, à un moment donné, soustraire des sommes d'argent à certains autres membres de la famille.

Parfois, les deux contextes se sont imbriqués : des personnes ont dû émigrer en France, je dirai même en France métropolitaine, et elles n'ont pas forcément emmené avec elles tous les avoirs qu'elles pouvaient détenir un peu partout dans le monde.

Ces personnes n'ont pas eu pour seul objectif l'optimisation fiscale. Même si cet objectif est lié au suivant, il s'agit presque d'un objectif secondaire. Elles ont généralement eu pour souci la stabilité et la protection d'une épargne « de secours ». Il est d'ailleurs frappant de constater que ces avoirs n'ont finalement pas rapporté grand-chose ; ce n'était donc pas fondamentalement l'objectif recherché.

De façon plus moderne peut-être, des personnes ont cherché à bénéficier d'instruments d'épargne diversifiés ou plus souples que ceux qui existent en France. De ce point de vue, il est vrai que les législations étrangères sont assez compétitives. Il ne s'agit donc pas là d'un objectif fiscal.

Bien évidemment, ne soyons pas naïfs, certains ont pu vouloir se soustraire à un certain nombre d'obligations fiscales, au titre de l'impôt sur la fortune et des droits de succession notamment, l'impôt sur le revenu constituant une cause relativement marginale.

Face à ce phénomène, un certain nombre d'obligations, que j'ose à peine rappeler ici (Sourires.), ont été progressivement instaurées par le législateur. Aussi les énumérerai-je très rapidement.

Premièrement, ont été renforcées les sanctions pour non-déclaration de comptes bancaires et de contrats d'assurance vie à l'étranger. Actuellement, la pénalité est de 10 000 euros par an et par compte non déclaré, soit un montant relativement substantiel.

Deuxièmement, a été adoptée, l'an passé, une loi visant spécifiquement les trusts anglo-saxons au motif qu'ils pouvaient être un moyen de favoriser la fraude et l'évasion fiscales. Au travers de la procédure de régularisation mise en place en 2009, l'administration a peut-être été conduite à pointer les trusts. Pour autant, ceux-ci ne sont pas forcément un outil d'optimisation fiscale ; ils peuvent être, dans de nombreux pays, un outil d'organisation patrimoniale parfaitement normal.

Troisièmement, a été créée, au début des années quatre-vingt, une taxe de 3 % sur les immeubles détenus en France et ont été adoptées des mesures plus ciblées visant les sociétés de portefeuille, au travers de l'article 123 bis du code général des impôts, la technique de la rent a star company, avec l'article 155 A du même code, ainsi que, de façon générale, des mesures de nature à renforcer toutes les sanctions relatives aux structures localisées dans les États et territoires non coopératifs, les ETNC, que je ne développerai pas.

J'en ai terminé avec le volet répressif. Permettez-moi d'aborder maintenant la question de la coopération internationale pour la lutte contre l'évasion fiscale.

Avec le recul dont je dispose, je puis vous dire que, en la matière, on note un changement tout à fait net par rapport à la situation que l'on a pu connaître auparavant.

Dans le passé, on cherchait à combattre les paradis fiscaux, c'est-à-dire les pays où l'on ne paie pas ou peu d'impôts. Depuis une dizaine d'années, le problème est abordé d'une tout autre manière.

Un pays peut faire le choix, pour une raison ou une autre, de ne pas prélever d'impôt sur le revenu parce qu'il engrange par ailleurs des recettes qui lui suffisent. Après tout, c'est un choix, et l'on ne voit pas pourquoi on devrait forcément s'en formaliser et prendre des mesures tendant à la condamner. En revanche, un vrai problème se pose si ce même pays favorise la fraude dans d'autres pays en se livrant à une compétition fiscale susceptible d'être dommageable pour ses voisins.

Ce problème a été abordé au niveau européen notamment dans le cadre du groupe Primarolo, que vous connaissez certainement. Depuis quelques années, beaucoup a été fait pour favoriser et développer l'échange systématique d'informations au sein des États membres de l'Union européenne, entre les pays de l'OCDE, voire au-delà. Même si ce travail avance lentement, il a déjà abouti à la signature de conventions fiscales d'un nouveau type.

Ces conventions sont destinées non pas à éviter les doubles impositions, mais à permettre essentiellement, uniquement même, l'échange d'informations avec des pays à faible pression fiscale.

C'est une chose de signer des conventions, mais c'en est une autre de les appliquer ! Le groupe d'examen par les pairs du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales, que préside M. François d'Aubert, a pour objet de réaliser un suivi de la mise en oeuvre de ces conventions et d'opérer un classement des pays. Il y a là une pression des pairs qui est, à mon avis, très importante dans l'ordre international, et un certain nombre de pays y sont tout à fait sensibles.

Parmi les autres mesures de coopération internationale figurent également l'extension des pouvoirs de contrôle de l'administration dès lors qu'est mise en oeuvre une procédure d'échange de renseignements, ainsi que, comme l'a évoqué Mme Sieraczek, la création d'une police fiscale chargée de lutter contre la grande fraude et dotée de pouvoirs d'investigation particuliers.

Le volet répressif est un élément tout à fait essentiel de la politique fiscale. Mais mettre le contribuable dans une situation où il n'a d'autre choix que de se soumettre ou de se démettre, si je puis dire, n'est pas, à mon avis, la meilleure façon de procéder.

Il me paraît également hautement souhaitable que, à l'instar de ce qui existe dans un certain nombre de pays, notamment aux États-Unis, nous puissions proposer à un contribuable qui, pour une raison ou une autre, parfois un peu indépendante de sa volonté, ne se trouve pas tout à fait dans les clous d'y revenir dans des conditions raisonnables. Une telle possibilité permettrait de faire avancer les choses, d'autant qu'elle en offrirait une meilleure connaissance à l'administration.

Il est aussi tout à fait clair dans mon esprit qu'il ne s'agit pas de faire des amnisties fiscales ; je pense d'ailleurs que cette opinion est largement partagée par les services de la DGFIP. On en a discuté dans différents forums internationaux : le principe même d'une amnistie est totalement contraire à notre système fiscal déclaratif, à un système de compliance comme on dit dans les pays anglo-saxons. Le temps me manque pour m'étendre plus longtemps sur cette contradiction.

Il ne s'agit donc pas de procéder à une amnistie, contrairement à ce qui a été fait dans un certain nombre de pays, y compris des pays voisins de la France. Il s'agit simplement de faire payer aux contribuables l'intégralité de ce qu'ils doivent, sans leur accorder aucune remise particulière, mais en faisant ce que dans notre jargon nous appelons une AMLF, c'est-à-dire une application modérée de la loi fiscale. L'application modérée des sanctions diverses et variées dont le code général des impôts et le livre des procédures fiscales sont particulièrement riches suffit à alléger très sensiblement la charge pour le contribuable.

Par exemple, les taux de prélèvement sur le montant des actifs possédés à l'étranger dans le cadre de la procédure de régularisation, dont certains journaux avaient qualifiée la création d'épouvantable, n'ont pas été de l'ordre de 60 %, contrairement à ce qu'avaient annoncé ces journaux. De fait, ces taux s'établissent entre 15 % et 20 %, ce qui n'est finalement pas excessif pour un contribuable qui souhaite se remettre dans les clous. Bien évidemment, les sommes ainsi régularisées ne seront pas exonérées des impôts dont ils sont redevables, c'est-à-dire l'impôt sur la fortune, les droits de succession, ainsi que, le cas échéant, l'impôt sur le revenu.

La procédure de régularisation a officiellement été interrompue en décembre 2009. En fait, elle continue d'exister et je crois que nous n'avons aucune raison de nous en plaindre, bien au contraire ! On pourrait même souhaiter qu'elle soit un peu plus formalisée, car les contribuables qui ne sont pas forcément complètement décidés n'ont finalement aujourd'hui aucune visibilité. On les informe de l'existence de cette procédure tout en leur indiquant que le ministre peut y mettre un terme dès le lendemain... Évidemment, ce n'est pas totalement satisfaisant. D'autre part, puisque rien n'est écrit, on n'est pas à l'abri d'une révision de la façon dont l'administration applique effectivement la loi fiscale : ce n'est pas non plus totalement satisfaisant en termes d'équité et d'égalité des citoyens devant l'impôt.

Le deuxième point de mon exposé introductif concerne la délocalisation dans des pays fiscalement plus attractifs que la France.

Cette délocalisation est parfois conçue comme un élément d'optimisation fiscale, ce que reflète d'ailleurs assez bien le questionnaire que vous nous avez transmis.

De fait, si toutes sortes de raisons peuvent amener les contribuables à se délocaliser dans un pays étranger, la recherche d'un avantage fiscal en fait partie.

Il est clair qu'il est aujourd'hui beaucoup plus facile de se délocaliser que par le passé. La globalisation des échanges, la création d'une eurozone, les facilités de transport, la réaffirmation par la Cour de justice européenne du principe de liberté d'établissement et le fait qu'elle ait sanctionné certaines mesures prises unilatéralement par les États pour entraver cette liberté sont autant d'éléments qui, bien sûr, ouvrent beaucoup plus largement que dans le passé le champ des possibles du contribuable.

Par ailleurs, je rejoins ce qui a été dit tout à l'heure : il est évident que l'absence d'harmonisation fiscale entre les États, notamment en matière d'impôt sur le revenu, incite fortement les contribuables à se délocaliser. Elle crée pour eux un certain nombre d'opportunités. Si l'on fait le tour des pays voisins de l'Hexagone - je vous épargnerai cet exercice, mais nous pourrons y revenir si vous le souhaitez -, on peut très facilement repérer l'avantage particulier que chacun d'eux peut présenter pour un contribuable français.

D'une manière générale - je m'adresse ici au législateur -, il est clair que, dans la perspective d'une gestion patrimoniale de long terme, un certain nombre de personnes peuvent rechercher à l'étranger une certaine stabilité fiscale qui, il faut bien le reconnaître, fait un peu défaut dans notre pays, notamment depuis une période récente. Pour ma part, alors que je fais de la fiscalité depuis à peu près trente ans, je n'avais jamais vu autant de lois de finances rectificatives qu'en 2011 !

Sans vouloir verser dans le politiquement correct, cet exercice d'optimisation connaît une limitation évidente - sur laquelle nous sommes, en tout cas, particulièrement rigoureux lorsque nous avons à conseiller des personnes -, à savoir l'effectivité de la délocalisation, faute de quoi on s'expose à toutes sortes de sanctions très désagréables et, finalement, au paiement des impôts auxquels on aurait éventuellement souhaité se soustraire ou dont on aurait voulu atténuer la charge.

Pour limiter ce phénomène, un certain nombre de mesures ont été prises par les États. Il est d'ailleurs assez curieux et assez paradoxal que les États aient plutôt essayé de lutter contre la délocalisation, phénomène typiquement international, par des mesures d'ordre national.

Je pense au renforcement des contrôles fiscaux, visant évidemment à lutter contre les fausses délocalisations.

Je pense également à la relecture « constructive » - lorsqu'elle est possible - des conventions internationales, par exemple en matière de stock-options. Sur la question des revenus différés en général, un problème se pose, qui, à mon avis, mériterait d'être traité au fond : on peut, pendant toute une période, avoir acquis un revenu dans un pays déterminé mais ne le percevoir finalement que quelques années plus tard - tel est le principe des revenus différés, qui font eux aussi l'objet de travaux internationaux - dans un pays choisi pour sa législation « qui va bien ».

Il est clair que cela pose un vrai problème au pays qui a éventuellement supporté la charge pendant un certain nombre d'années et qui n'en reçoit pas, après coup, le produit. C'est ce qui a par exemple conduit un pays comme le Danemark à dénoncer ses conventions fiscales avec la France ou l'Espagne, considérant qu'il n'était finalement pas logique qu'il supporte le poids des cotisations de retraite dans la mesure où les pensions de retraite sont ensuite taxées en France ou en Espagne, où des Danois avaient le bon goût de prendre leur retraite.

Je pense, enfin, à la création d'obstacles à la sortie, à savoir les régimes d'exit tax. Je rappelle que la première exit tax, créée en 1999 puis condamnée par la Cour de justice des communautés européennes, a été rétablie l'an passé. On en attend d'ailleurs toujours les dispositions d'application - le décret est paru, mais pas les instructions administratives. D'autres pays ont essayé de mettre en place de tels dispositifs, avec des succès, disons, variables.

Plus intéressantes me paraissent les mesures internationales qui organiseraient un véritable partage du pouvoir d'imposition entre les États, mais qui sont malheureusement embryonnaires. Un tel partage constituera à mon avis un élément fondamental de la fiscalité dans les années à venir.

On peut ainsi parfaitement imaginer d'instaurer des droits de suite par voie conventionnelle. C'est ce qu'a, par exemple, prévu la convention entre la France et le Royaume-Uni en permettant l'imposition des plus-values réalisées par des résidents français qui s'installeraient en Grande-Bretagne et, réciproquement, des résidents britanniques s'installant en France. On peut imaginer d'étendre des dispositifs analogues à toutes sortes de revenus, comme, je vous en ai déjà parlé, les stock-options et les retraites ; la Commission européenne a d'ailleurs fait un certain nombre de propositions en la matière.

Pour faciliter le partage des impositions entre les États, il conviendrait d'encourager des mécanismes conventionnels, dans un cadre soit européen soit bilatéral, même si le cadre multilatéral serait vraisemblablement mieux adapté à de tels dispositifs.

Je conclurai cet exposé, dont je vous prie d'excuser la longueur, par quatre observations très rapides.

Premièrement, je suis d'avis que la répartition du pouvoir d'imposer entre les États constituera dans les années à venir un sujet absolument majeur ; on en reparlera certainement avec la question des prix de transfert.

Deuxièmement, tant les États que les contribuables auraient tout à gagner à ce que soient mises en place, dans un cadre juridique non contestable - ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui -, des règles claires et relativement pérennes permettant de définir la façon dont cette répartition doit s'organiser.

Troisièmement, il est tout à fait évident que la coopération fiscale internationale entre les États doit être développée, que ce soit par la définition de règles communes ou par le développement des échanges d'informations ; les contribuables y ont aussi à gagner, ne serait-ce que pour montrer que ce qu'ils font est tout à fait conforme à la morale et aux bonnes moeurs.

Ce mouvement est aujourd'hui relativement timide sur le plan international. Si le législateur national a pris un certain nombre de dispositions, on pourra regretter qu'il n'y ait pas plus d'enthousiasme à placer ces débats au moins sur le plan européen, qui, à mon avis, constituerait le niveau adéquat.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Gianmarco Monsellato, qui pourra nous donner des informations complémentaires.

De manière générale, je propose à chaque orateur de compléter les propos de celui qui l'a précédé.

M. Gianmarco Monsellato, Managing partner de Taj Deloitte. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je m'efforcerai de compléter les propos de mes confrères mais, sans être divergente, ma vision sera un peu différente de celles qui ont été présentées jusqu'à présent.

Pour préparer l'audition, j'ai évidemment réfléchi au sujet. Or le fait que les travaux de votre commission d'enquête portent sur « l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales » m'a posé quelques difficultés.

En effet, je ne sais pas définir le terme « évasion ». Je connais la fraude, je connais l'erreur, je connais l'optimisation, mais je ne connais pas l'évasion - sauf lorsqu'elle consiste à sortir d'une prison, image qui me semble quelque peu inappropriée pour un sujet fiscal.

Je ne suis pas pour autant naïf et je me doute bien que le terme « évasion » a une connotation négative et renvoie plus à la fraude qu'à l'optimisation légitime.

Or la fraude, c'est banal, c'est simple. L'Italie a montré la voie pour lutter contre la fraude. Nul besoin de sortir des chiffres inventés sur les paradis fiscaux : pour lutter très efficacement contre la fraude, il suffit que l'administration s'attaque à l'économie souterraine et se rende dans n'importe quelle ville pour comparer les signes apparents de richesse à la déclaration d'impôt. Si l'Italie y arrive, je pense que d'autres pays peuvent y parvenir au moins aussi efficacement !

Mais le danger de la fraude n'est pas tant dans l'impact social ou financier qu'il crée. D'abord, l'impact financier est largement surestimé. Pour ce qui est de l'impact social, à l'instar de Michel Foucault, je ne pense pas qu'il puisse y avoir une norme sans fraude. Norme et fraude ont besoin l'une de l'autre pour exister ; c'est un fait, heureux ou malheureux.

Le vrai danger de la fraude, c'est qu'elle nous cache la réalité : elle nous fait regarder ailleurs.

Pour citer cette fois le président Chirac, je crains que notre maison ne brûle et que nous ne regardions ailleurs.

Le vrai danger fiscal n'a absolument rien à voir avec les paradis fiscaux. Il a à voir avec nos partenaires fiscaux, avec des pays comme l'Allemagne, l'Angleterre, les États-Unis ou la Chine.

Depuis vingt ans, nous sommes dans une guerre fiscale, entamée par les États-Unis sous la présidence de Bill Clinton, qui déclarait en substance au Sénat américain en 1990 : Il est temps d'attaquer fiscalement les concurrents de nos groupes pour, par l'impôt, réintroduire les barrières douanières. C'est ce qu'ont fait les États-Unis, imités par d'autres pays, depuis vingt ans.

Nous sommes confrontés au protectionnisme offensif et défensif de nos partenaires, qui attirent chez eux les recettes fiscales de leurs concurrents étrangers tout en protégeant leurs contribuables, pendant qu'en France nous faisons exactement l'inverse : nous mettons nos contribuables au pilori en les accusant de ne pas payer l'impôt.

Mais nous sommes relativement naïfs dans cette guerre fiscale.

Quelques mots sur mon cabinet et mon expérience vous permettront de mieux comprendre d'où je viens et pourquoi j'ai un parti pris assez marqué sur cette question.

Taj, c'est 400 collaborateurs, sept villes et un lien organique avec 25 000 fiscalistes de Deloitte travaillant partout sur la planète. Cela nous donne une vision unique de la fiscalité dans le monde, depuis la Chine jusqu'aux États-Unis en passant par la France. Nos clients sont non seulement de gros groupes internationaux, mais aussi des PME exportatrices qui recherchent avant tout la sécurité.

Je ne connais pas la fraude : en vingt ans, je n'ai même jamais eu à la défendre. En vertu d'une sorte d'autorégulation du marché, les fraudeurs - dont je ne nie pas l'existence - ne font pas appel à nos grands cabinets parce qu'ils suspectent que nous sommes trop respectables pour les aider - à tort ou à raison d'ailleurs, mais peu importe. Du coup, nous ne les voyons pas.

Qui estime la profession d'avocat fiscaliste néfaste n'a qu'à rendre la règle fiscale simple, claire et stable : je n'aurai alors plus de travail ! Je crains toutefois d'en avoir encore pour quelques années... (Sourires.)

Notre travail consiste à beaucoup expliquer, à sécuriser les investissements sur le plan fiscal et, il est vrai, à optimiser parce que l'optimisation est nécessaire. En effet, les clients, entreprises françaises et étrangères, sont dans un monde de compétition sans merci. Une entreprise contrainte de payer significativement plus d'impôt que son concurrent est vouée à disparaître, absorbée ou annihilée par ce dernier. C'est une réalité. Les entreprises ont donc, vis-à-vis de leurs actionnaires comme de leurs salariés, l'obligation d'optimiser pour survivre.

Dans ce contexte, notre credo, c'est la sécurité et la stabilité. Nous sommes l'un des seuls cabinets fiscalistes à avoir créé un pôle de prospective, un centre de recherche, un blog de fiscalité maintenant très connu, faisant l'objet de 6 000 connexions par mois - je sais que quelques sénateurs s'y connectent régulièrement -, visant à partager les idées et les meilleures pratiques internationales, en toute neutralité et dans un souci de comparaison.

En 2008, nous avons mené une enquête auprès de 450 dirigeants d'entreprises françaises et internationales sur leurs relations avec la fiscalité française. C'est bien évidemment en toute honnêteté, en toute franchise et sans posture qu'ils ont répondu à une enquête menée par un cabinet. Or tous nous ont indiqué rechercher en priorité la sécurité.

Notre cabinet milite en faveur d'une harmonisation : nous plaidons pour l'ACCIS - derrière ce nom barbare se cache l'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés - et pour une base fiscale européenne pour l'impôt des particuliers.

En ce qui me concerne, cela fait vingt ans que je suis spécialisé en fiscalité internationale et en prix de transfert. Ces sujets attirent beaucoup l'attention des journalistes, qui les voient comme plus romantiques qu'ils ne le sont en réalité. J'ai, sur ces questions, écrit un livre et beaucoup publié, en France comme à l'étranger. Or, en vingt ans, j'ai été témoin de l'émergence d'un nouveau protectionnisme : un protectionnisme fiscal. En effet, si les droits de douane ont disparu, la fiscalité les a remplacés au centuple.

Ce n'est plus une barrière à l'entrée que l'on crée : on vous laisse entrer, on vous attire même, mais après on vous taxe par des redressements protectionnistes sur les prix de transfert et on fait en sorte que vous ne repartiez plus. Ce faisant, on met en danger le commerce mondial, dont tous les États dépendent pour équilibrer leur budget.

En vérité, c'est là que se joue la vraie bataille fiscale, à coups de redressement de prix de transfert, d'attaque de prix de transfert, en priorité contre les groupes étrangers à son pays.

Les États l'ont à peu près tous bien compris et s'arrangent pour, par exemple, cibler les Japonais ou les Européens - comme aux États-Unis - pour pouvoir faire rentrer par l'impôt les droits de douane qui ont disparu.

Quelles stratégies adopter dans ce contexte ?

Première stratégie : la compétitivité. Au-delà des redressements, chaque État crée un ou plusieurs régimes de faveur pour attirer les investissements, ce qui est légitime. Comme l'indiquait mon confrère, chaque pays, y compris en Europe, crée des incitations pour faire venir les contribuables du pays voisin. Un État est donc obligé d'être compétitif s'il ne veut pas perdre ses recettes fiscales.

Deuxième stratégie : la sécurité. Toute entreprise est prête à payer un peu plus d'impôts en contrepartie d'une sécurité et d'une stabilité accrues.

Troisième stratégie : la contractualisation. Nous ne sommes plus au XVIIe siècle : nous devons accepter que la souveraineté fiscale n'existe plus ; le monde est ouvert. Sur les sujets compliqués comme les prix de transfert, contractualiser en amont la base fiscale est une sécurité tant pour l'État que pour l'entreprise.

La fin des souverainetés fiscales est peut-être le point le plus difficile à accepter pour un grand et vieux pays comme la France. Mais, en réalité, avec l'économie globalisée et aujourd'hui immatérielle, il est pratiquement impossible de savoir avec certitude où est créée la richesse : entre un producteur chinois, un chercheur français, un financier anglais, un assureur japonais et un dirigeant américain, cela fait vingt ans que je cherche la formule. Je ne l'ai toujours pas trouvée ! Les plus grands économistes eux-mêmes s'arrachent les cheveux ! Quant aux États, ils répondent tous que la richesse est créée chez eux...

On assiste donc à des impositions énormes. Savez-vous que seules 6 % des entreprises européennes n'ont jamais subi de double imposition - autrement dit, n'ont jamais payé deux fois l'impôt sur le même bénéfice. Savez-vous qui est au premier rang des doubles d'impositions ? La France ! La presse ne fait que peu état de telles réalités, pour moi quotidiennes.

Savez-vous pourquoi Chrysler a fait faillite ? Parce que, entre les États-Unis et le Canada, qui ne sont pas des paradis fiscaux, elle a subi une double imposition de un milliard de dollars ! Elle a déposé le bilan à la suite de ce redressement de prix de transfert. D'ailleurs, la première chose qu'a faite Fiat en rachetant Chrysler a été d'essayer de négocier un accord sur ces prix de transfert.

Si les prix de transfert coûtent des emplois, c'est du fait non de l'optimisation, mais de la guerre fiscale que se livrent les États.

Face à cette situation, quelles sont les réponses de nos partenaires.

Premièrement, ils ont recouru au protectionnisme, qui consiste à attaquer les voisins étrangers en protégeant les siens - par exemple, en baissant les impôts sur ses entreprises tout en les augmentant sur les entreprises étrangères. C'est ce qu'ont fait les États-Unis ou encore la Chine - depuis 2008 en ce qui concerne cette dernière, de manière absolument magistrale -, l'Inde, l'Italie, l'Espagne... Tout le monde se met au protectionnisme fiscal !

Parallèlement, ces mêmes pays ont développé la contractualisation : mettons-nous d'accord en amont sur un investissement sécurisé, non pas via un taux de faveur, mais en termes de base d'impôt, avec des règles figées pendant cinq ans renouvelables - ce qui permet de penser à autre chose pendant cinq ans.

Les États-Unis, la Chine, les Pays-Bas, la Belgique et la Grande-Bretagne sont des pays très en pointe sur la contractualisation. Aux Pays-Bas, il existe une méthode très intéressante, qui consiste à poster de manière permanente des inspecteurs des impôts auprès des auditeurs comptables de l'entreprise et à arrêter l'imposition fiscale en même temps que les comptes, au 31 décembre de chaque année. En cas de désaccord, on arrive au contentieux. Ce système - appelé enhanced relationship - permet d'éliminer l'insécurité. Il rencontre un très grand succès aux Pays-Bas. Très bizarrement, ce sont justement les entreprises que la presse qualifie de « fraudeurs » qui sollicitent la présence permanente d'inspecteurs des impôts en contrepartie d'une imposition fiscale arrêtée au moment de l'arrêt des comptes.

Et puis il y a la compétition. Là, vraiment, tout le monde s'y met, les Allemands les premiers. Chacun s'accorde à condamner les paradis fiscaux mais, dans le même temps, incite à investir chez lui. Cette compétition entre États pour accueillir le commerce international est légitime. La Suisse ne fait, sur ce plan, qu'imiter les pays de l'Union. Sachez toutefois que l'impôt sur les sociétés rapporte, en Suisse, beaucoup plus qu'en France en % du PNB, et deux fois plus qu'en Allemagne. La Suisse n'est pas un paradis fiscal : c'est un pays attractif, ce qui n'est pas la même chose.

Le manque de compétitivité coûte donc beaucoup plus cher à la France que tous les paradis fiscaux réunis, et ce à deux niveaux.

Il y a, d'une part, un coût direct, en termes de recettes. Un redressement du prix de transfert subi par un groupe français aux États-Unis, en Allemagne ou en Chine représente autant de bases fiscales qui seront taxées, non plus en France, mais à l'étranger.

Il y a, d'autre part, un coût indirect. La compétitivité de nos entreprises et, partant, leurs capacités à créer de l'emploi et de la richesse dans la durée sont, du coup, mises encore davantage en danger. À long terme, c'est la part dérivée de l'impôt qui est en péril.

En vingt ans d'expérience, je n'ai jamais été confronté à un paradis fiscal ni à une fraude. En revanche, j'ai eu affaire, quotidiennement, à des entreprises assommées de double imposition, victimes d'insécurité, de règles changeant en permanence, tous les ans - malheureusement, la France est championne du monde en la matière ! -, ainsi que d'optimisation mal appliquée.

Il arrive parfois qu'une entreprise, ayant décidé d'investir à l'étranger mais dont les dirigeants ne sont pas des experts fiscaux, applique mal la réglementation et devient potentiellement redressable.

S'agissant des particuliers, pour lesquels j'ai moins d'expérience que mes confrères, je n'ai néanmoins jamais connu, en France, de « rebelles à l'impôt » ; dans d'autres pays, cela existe.

En revanche, j'ai rencontré des entrepreneurs n'acceptant pas de voir plus de la moitié des fruits de leurs talents prélevée, alors qu'ils seront seuls à assumer leur échec, sans aucun partage.

J'ai connu de nombreux salariés vivant de plus en plus mal le fait de voir près de 75 % des fruits de leur travail partir en prélèvements obligatoires. Une fois que l'employeur a payé les charges sociales patronales et salariales, chaque salarié, après avoir lui-même acquitté l'impôt sur le revenu, ne récupère, en moyenne, qu'entre 25 % et 30 % du total.

Rappelons-nous que le fondement de la démocratie en Europe et aux États-Unis, c'est la Magna Carta, qui remonte au XIIIe siècle, quand il est décidé que, en Angleterre, toute augmentation d'impôt doit être au préalable acceptée par ceux qui vont la payer. Si la Magna Carta est devenue une pièce de musée, elle reste d'actualité au XXIe siècle, car le consentement à l'impôt est un principe fondamental pour une société démocratique.

Nous ne sommes plus au XVIIe siècle. Nous vivons dans un monde ouvert, où la souveraineté fiscale a effectivement diminué, surtout en Europe. Nous avons un marché unique, une monnaie unique, mais des fiscalités diverses, ce qui est une première historique.

Dès lors, deux choix s'offrent à nous : soit l'harmonisation européenne, que nous appelons de nos voeux, soit la compétition.

Mécaniquement, si nous harmonisons la fiscalité en Europe, plus aucun arbitrage ne sera possible sur le continent. La concurrence se fera avec les pays extra-européens.

Sans harmonisation, seule la compétition est possible : il n'y a pas de troisième voie. Dans un monde compétitif, la règle, c'est que les contribuables sont les alliés de l'administration, parce qu'ils ont besoin de sécurité.

Ne laissons pas une poignée de fraudeurs nous détourner de l'impérieuse nécessité de repenser notre fiscalité à l'aune des enjeux du XXIe siècle ! Je reste évidemment à votre disposition pour répondre à toutes vos questions.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est maintenant à M. Pierre-Sébastien Thill, qui a eu l'air d'approuver un certain nombre de propos.

M. Pierre-Sébastien Thill, président du directoire de CMS Francis Lefebvre. - Monsieur le président, je vais quelque peu restructurer l'exposé que j'avais prévu pour tenir compte de tout ce qui a déjà été dit.

Je commencerai par quelques mots de présentation de CMS Francis Lefebvre.

Nous sommes un cabinet français, qui compte aujourd'hui 585 collaborateurs, dont 335 avocats. Nous avons nous-mêmes peu d'implantation hors de France, à l'exception d'un bureau à Casablanca et d'un autre à Alger. Nous sommes en train de nous désengager d'une implantation située en Amérique du Sud. Nous disposons d'un cabinet à Lyon, l'un des plus importants du pays hors Île-de-France.

Nous faisons partie d'un réseau international dont les cabinets membres sont financièrement et juridiquement indépendants. Nous n'avons nous-mêmes aucun intérêt économique chez nos homologues. En revanche, nous travaillons sur un principe de forte intégration opérationnelle, pour offrir à nos clients des services intégrés.

Ce réseau regroupe 2 850 avocats et se compose, à l'exception de ceux de Shangai et du Maghreb, de cabinets essentiellement européens. Hormis l'Europe du Nord, pour des raisons particulières, nous couvrons l'espace européen d'une manière très significative.

Notre cabinet est évidemment très connu pour ses compétences en matière de conseil en fiscalité. Cette activité représente 50 % de notre chiffre d'affaires, lequel s'élève à 150 millions d'euros en France. L'autre moitié relève essentiellement de tout ce qui a trait au droit des affaires, notamment le droit de la concurrence, les fusions-acquisitions, le droit économique, la réglementation des prix, le droit européen. Nous développons également une activité dans le secteur patrimonial.

Notre clientèle est très diversifiée : personnes physiques, pour des considérations patrimoniales, dirigeants d'entreprises, PME, entreprises nationales et à vocation internationale, grandes entreprises aussi, bien sûr. Notre gestion de clientèle n'est donc pas dédiée aux seules grandes entreprises.

Concernant le sujet qui nous occupe aujourd'hui, je suis assez d'accord avec ce qu'a dit mon confrère : il y a relativement peu d'intérêt à essayer de définir ce qu'est l'évasion fiscale. Oui, l'optimisation existe, bien évidemment, car les personnes physiques comme les entreprises sont soucieuses de gérer le mieux possible leurs coûts, y compris sociaux ou fiscaux.

Parmi les personnes physiques, il faut distinguer plusieurs groupes.

Certaines ont des considérations quasi exclusivement patrimoniales. Après avoir réalisé ses actifs et vendu son entreprise, on se retrouve à la tête d'un patrimoine financier et on est amené à réfléchir à la meilleure manière de gérer cet argent, en termes tant de qualité d'investissement que de pression fiscale.

Pour aller droit au but, je souscris à ce qui a été dit : dans un tel contexte, la fraude est une notion que nos divers cabinets ne connaissent pas.

Il peut arriver qu'une personne vienne nous voir en disant : j'ai reçu des sommes, pour des raisons x ou y, par héritage, par constitution, par la vente d'une entreprise, et j'en ai placé une partie à l'extérieur du pays ; je vous consulte pour savoir comment les réemployer. Nous la décourageons alors immédiatement ! Cette personne est en situation de fraude : la seule manière de l'accompagner est de régulariser sa situation. Cela a été rappelé, à la suite des réglementations mises en place, nombreux sont les Français possédant des avoirs irréguliers à l'étranger à avoir pu les régulariser. La procédure a très bien fonctionné.

Si certaines personnes ont des avoirs irréguliers à l'étranger - nous parlerons peut-être des trusts tout à l'heure -, d'autres pourraient être tentées de délocaliser une partie de leurs avoirs d'une manière illicite. À leur égard, la dissuasion la plus stricte est absolument indispensable, et ce pour deux raisons.

D'une part, c'est de la fraude. Comme mes confrères l'ont souligné, notre mission est de sécuriser la position de nos clients, pas de les envoyer en prison ! Il importe donc de les dissuader à tout prix de manoeuvres pour lesquelles ils encourraient des sanctions extrêmement graves.

D'autre part, il convient de tenir compte du tissu de réglementations internationales, qui s'est considérablement et rapidement développé depuis les attentats de 2001, notamment pour lutter contre le financement du terrorisme et la corruption. Les sommes détenues de manière irrégulière à l'étranger deviendront ainsi de moins en moins utilisables à l'avenir.

Autrement dit, une personne détenant des avoirs dans un paradis fiscal situé dans une île lointaine se les voit quasiment confisquées, sauf à aller sur place les dépenser en crèmes glacées ! (Sourires.) Plus le temps passe, plus ce sera le cas. Aujourd'hui, tout un arsenal de sanctions existe. Vous ne pouvez plus, sous peine de vous y exposer, venir vous acheter en France, non plus qu'aux États-Unis, en Allemagne ou ailleurs, une propriété sur la base d'avoirs constitués de manière irrégulière à l'étranger.

Aujourd'hui, de plus en plus nombreuses sont les banques suisses amenées à fermer des comptes de résidents français, ou autres, incapables de justifier d'une déclaration en bonne et due forme en France ou dans leur pays de résidence. Le phénomène va s'accentuer.

Un certain nombre d'autres personnes nous consultent parce qu'elles veulent étudier la possibilité de transférer leur résidence. Nous sommes là dans un cas d'optimisation de situation personnelle. Notre mission est alors d'expliquer les contraintes liées à un transfert de domicile. Il ne s'agit pas de dissuader à tout prix, mais notre argumentaire a souvent - pas toujours ! - un effet dissuasif : pour devenir non-résident, il faut véritablement couper les liens économiques, familiaux et sociaux avec la France. Dès lors qu'un contribuable nous demande conseil, nous devons faire en sorte que sa situation puisse être - c'est d'ailleurs fréquemment le cas - vérifiée, contrôlée, validée, voire corrigée par l'administration fiscale.

C'est donc dans cet esprit que nous devons raisonner. Même si personne ne connaît réellement les montants susceptibles d'être encore détenus à l'étranger, il conviendrait de minimiser grandement l'importance du phénomène. Très franchement, cet enjeu ne mérite pas qu'on y passe encore plus de temps, compte tenu de tout l'arsenal qui existe déjà.

J'en viens maintenant aux personnes morales, en distinguant deux catégories.

Il est des PME qui ont soit une activité franco-française, soit une activité minimale à l'international, soit un petit potentiel de développement hors de France. Pour elles, toute opération à l'étranger est difficile, voire dangereuse.

Peut-être trouvons-nous là une source de définition de l'évasion fiscale : une structuration ou un investissement faisant apparaître une « décorrélation » entre la substance économique en France et celle qui est établie à l'étranger.

Imaginons une société française décidant de constituer une holding en Belgique appelée à détenir des titres de la maison mère, alors même que toute l'activité se fait en France, que le siège belge n'est qu'un placard à balais loué sans rien dedans ni le moindre personnel, occupé une fois l'an et, encore, pas forcément dans l'optique de faire des affaires. Soyons clairs : c'est d'évasion fiscale qu'il s'agit puisqu'il n'y a pas de substance derrière cet investissement réalisé à l'étranger.

L'administration fiscale effectue des contrôles à cet égard. Il y a énormément de cas de remise en cause du siège de direction effectif des entreprises à l'étranger. Il est logique que le fisc ait son attention attirée par la situation d'une entreprise, qui, établie à l'étranger, n'y emploie pas de personnel, n'y tient aucun conseil d'administration ni conseil de gérance, alors même qu'elle ne déploie ses activités qu'en France.

Il faut clairement dissuader le contribuable d'agir ainsi, car il s'expose effectivement à un redressement de la part de l'administration, laquelle est prompte à critiquer ce type de structures.

Il n'en demeure pas moins que nous observons actuellement, pour les raisons qui ont été dites, des sociétés, des PME, qui saisissent des opportunités d'investissement pour se développer et déployer leurs activités à l'étranger. Nous en revenons alors à la question de l'optimisation : comment réaliser de telles opérations, dans tel ou tel pays, par exemple, d'Europe de l'Est, en Russie, en Belgique, voire en Suisse ? Je suis le point de racheter une société en Allemagne. Ai-je intérêt à la détenir au travers d'une holding que je vais constituer à Luxembourg ou à Bruxelles ? Je serai peut-être conduit à réaliser d'autres opérations, avoir d'autres projets à l'avenir, avec une vraie substance.

Dans tous ces cas, nous sommes effectivement dans un schéma d'optimisation, où l'entrepreneur va essayer de mettre en place la structure la plus favorable possible pour l'imposition des revenus courants qu'il va réaliser et, également, pour celle des plus-values éventuelles.

J'ouvre une parenthèse pour évoquer un phénomène intéressant : l'existence, depuis peu, dans notre arsenal législatif, de la fameuse exit tax. Autrement dit, un Français qui détient des titres de participation, en transférant son domicile, est tenu soit de donner des garanties en fonction de son pays de destination, soit effectivement de payer les plus-values. A minima, il doit prendre date. Les plus-values qui existent au moment de son départ restent imposables en France le jour où il vendra sa participation, s'il le fait dans un certain délai.

Ce dispositif peut en effet s'avérer efficace pour des personnes ayant des plus-values latentes importantes déjà réalisées. Mais il faut observer que de jeunes entreprises, très performantes et avec beaucoup de potentiel, quittent le territoire national justement en s'appuyant sur ce bon argument : mieux vaut sortir de France maintenant, en pleine phase de développement ; le jour où nous aurons de la valeur, nous serons de toute façon exonérées de toute dette fiscale à l'égard de la France.

Ce phénomène existe et pourrait devenir inquiétant. Je ne pense pas qu'il soit extrêmement étendu, mais il ne faudrait pas qu'il le devienne.

Dans cette perspective, je précise que les délocalisations ou les optimisations de ce type sont rarement motivées par des raisons uniquement fiscales. J'ai à l'esprit l'exemple d'une entreprise ayant transféré son activité dans un pays étranger, avec de réels emplois à la clé ; le régime fiscal y était légèrement plus attractif, mais, surtout, elle y a trouvé des partenaires et du financement.

Ce n'est qu'un exemple, à prendre forcément avec beaucoup de précaution, mais il nous permet de revenir au sujet de la compétitivité, ô combien important, même au niveau des PME. Cela dépasse évidemment le cadre purement fiscal ou social.

Par ailleurs, beaucoup a été dit sur les grandes sociétés.

Dans tout ce qui est rapporté dans la presse et les idées véhiculées par les médias, il y a, quelle que soit la qualité des intentions, probablement aussi beaucoup de fantasmes. Il ne faut pas du tout sous-estimer l'arsenal législatif et réglementaire existant dans notre pays pour lutter contre l'utilisation des paradis fiscaux.

Je lisais récemment un article évoquant des sociétés, y compris françaises, choisissant de localiser de l'incorporel, des marques, dans des paradis fiscaux, versant pour ce faire des royalties à d'autres sociétés établies sur place. Si des entreprises ont agi ainsi, c'est tout sauf de l'optimisation fiscale puisque les redevances correspondantes, quittant le territoire national, seront soumises à une retenue à la source de 33,33 % sur le montant brut, ce qui est beaucoup plus onéreux que l'impôt lui-même.

Vous avez soulevé un certain nombre d'interrogations à ce sujet dans le cadre du questionnaire que vous nous avez envoyé. La France est dotée d'un système anti-paradis fiscaux, par le biais des dispositions de l'article 209 B du code général des impôts. Il s'agit d'un mécanisme extrêmement efficace et dissuasif, très proche de ce que connaissent, notamment, les Américains et les Allemands. Il est donc rarissime de rencontrer un groupe français utilisant des paradis fiscaux pour y localiser des millions d'euros de bénéfices au détriment du fisc.

Je ne peux qu'abonder dans le sens de ce qu'a dit mon confrère tout à l'heure : le véritable enjeu est de définir quelle substance économique, donc fiscale, doit être attribuée, en toute équité, sur des critères économiques viables, à un territoire en fonction de l'activité qui s'y déploie.

C'est le sujet des prix de transfert et, point très important, du degré de stabilité des établissements concernés. Il faut se poser la question : une société étrangère intervenant sur le territoire français y a-t-elle ou non un établissement stable ? Si oui, quel montant d'actifs et de profits lui attribuer ? La collecte de telles informations doit évidemment s'inscrire dans le cadre d'une relation bilatérale, d'État à État, voire multilatérale, car l'enjeu est tout à fait majeur.

Il y est fait allusion dans votre questionnaire. En termes de business restructuring, un certain nombre de schémas existent et, là encore, la motivation n'est pas exclusivement fiscale.

Aujourd'hui, les groupes de sociétés, grâce aux progrès de l'informatique et à la densification des échanges internationaux, concentrent des forces aussi bien comptables que logistiques, de marketing, de conseil, de gestion des marques, dans des centres de coordination. Bien évidemment ces groupes, qu'ils soient français ou étrangers, vont essayer de trouver un pays offrant non seulement des infrastructures, des services publics, mais aussi un cadre de vie.

À Lausanne ou Genève, des multinationales ont installé leurs quartiers généraux et y emploient jusqu'à 3 000 personnes. Il ne viendrait à l'idée de personne de localiser son siège social dans une île lointaine ! Il s'agit effectivement d'une question d'attractivité : chaque entreprise va évidemment choisir un endroit où elle trouve le cadre, la main-d'oeuvre et la fiscalité les plus appropriés.

La France dispose d'atouts majeurs pour tout ce qui concerne le cadre, la main-d'oeuvre, les infrastructures et l'attractivité du territoire. Nous en revenons toujours au sujet de la compétitivité. À cet égard, il importe de veiller à la stabilité et la sécurité de la norme, ainsi qu'à la qualité de l'interlocution avec l'administration fiscale.

Nous faisons beaucoup de comparaisons, avec l'Allemagne mais aussi avec d'autres pays. Il en ressort que le contrôle effectué par l'administration française est extrêmement efficace : les deux pays européens dans lesquels le contrôle fiscal est le plus efficace sont l'Allemagne et la France, le troisième étant loin derrière.

Il existe néanmoins une différence entre l'Allemagne et la France. On a dit que les abus de droit étaient plus sanctionnés en Allemagne qu'en France. C'est vrai, mais il y a très peu de cas en Allemagne et, surtout, on y observe une très grande interlocution : les grandes entreprises et l'administration fiscale y ont des échanges permanents. Les grandes entreprises allemandes sont contrôlées en permanence : les inspecteurs des impôts possèdent des bureaux au sein des entreprises. En Allemagne, on peut obtenir des rulings et des décisions de l'administration fiscale, à laquelle on peut exposer très simplement les problèmes, comme cela se pratique également aux États-Unis.

La qualité du dialogue avec l'administration est un élément de l'attractivité d'un territoire. Or, si nous disposons d'un contrôle de qualité, il reste très procédural. Au-delà de la pression fiscale, la stabilité de la norme et plus généralement la sécurité juridique sont l'un des aspects fondamentaux de l'attractivité d'un territoire.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur Combe, il vous reste à compléter les propos des précédents orateurs.

M. Michel Combe, associé responsable de Landwell et associés. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, madame, messieurs les sénateurs, il est normalement difficile de faire la synthèse des points de vue de différents avocats, mais la tâche que vous me confiez me paraît presque facile, dans la mesure où les interventions successives avaient un fil conducteur, un fil d'Ariane que nous partageons tous. Je vais d'abord essayer d'ajouter quelques éléments personnels, avant de résumer ces interventions telles que je les ai comprises.

Nous sommes tous d'accord sur le rôle de l'avocat ; je pense qu'on n'a peut-être pas assez insisté sur ce point. Nous ne cherchons pas à favoriser l'optimisation irraisonnée. N'oubliez pas que nos clients sont des entreprises ou des personnes qui ont besoin de sécurité. Cette sécurité passe par la qualité du conseil et par le caractère durable du cadre par rapport auquel ce conseil est pertinent. L'insécurité peut apparaître subitement : vous pouvez être une cause d'insécurité, en modifiant les textes applicables ; l'administration peut, elle aussi, être une cause d'insécurité, en interprétant différemment un texte. Mais ce n'est pas le conseil donné à l'origine qui crée l'insécurité, bien au contraire.

La demande la plus importante de nos clients est cette sécurité, cette certitude. En effet, la fiscalité est une charge comme une autre : elle n'est pas l'objectif, la raison d'être d'une entreprise ; c'est un élément que l'on doit gérer professionnellement, avec intelligence. Il serait irresponsable, de la part de la direction d'une entreprise, de ne pas gérer la charge fiscale comme elle gère les autres charges. Nous sommes là pour accompagner nos clients dans cette démarche.

Le deuxième élément, c'est que nos cabinets ont tous une éthique. Celle-ci a été évoquée sous différentes formes, à travers la typologie des clients ou celle des missions, par exemple. C'est une véritable nécessité, car la sécurité est également importante pour nous, pour notre avenir en tant qu'entreprises. Le fait que nous ayons des collaborateurs et collaboratrices, que nous soyons installés à différents endroits, est lié à la qualité et à l'intelligence des conseils que nous donnons.

Il ne doit donc pas y avoir de doute : nous sommes un acteur de la loi, qui participe aux débats, en vous exposant aujourd'hui nos points de vue ou en nous exprimant lors de forums de l'Union européenne, de l'OCDE ou d'autres organisations. Nous essayons de faire évoluer les choses. Nos objectifs ne sont pas forcément ceux des autorités fiscales. Nous devons dialoguer, partager nos idées. Il me semble important que chacun comprenne notre rôle et notre responsabilité vis-à-vis de nos clients, mais aussi de la communauté que vous représentez et dont, à la place qui est la nôtre, nous sommes aussi des relais.

Le troisième élément, c'est le débat sur le poids de l'impôt. Il est évident que, plus l'impôt est acceptable, moins il y a d'intérêt à réfléchir à son sujet ; je n'en dirai pas plus.

Le quatrième élément, c'est la complexité de la loi. Comptons les lois de finances rectificative adoptées cette année en France, et multiplions-les par 180 pays... Une entreprise internationale est nécessairement confrontée à une importante complexité normative. Dans de nombreux forums, on parle de l'uniformité de la loi, de grands principes que nous sommes censés partager, mais en pratique les interprétations diffèrent. Je vous invite donc à ne pas créer de nouveaux textes : demandons plutôt aux autorités fiscales d'utiliser les textes existants. Un arsenal est à leur disposition ; il est parfois incompris, il peut être répressif le cas échéant. Ne créons pas davantage d'outils, mais utilisons ceux qui existent déjà.

L'administration fiscale vous a sans doute dit combien d'informations elle peut collecter. Utilise-t-elle ces informations aussi bien qu'il le faudrait ? Je pense qu'il n'est pas utile de créer de nouvelles dispositions : le plus important est d'exploiter les informations que l'administration possède déjà.

J'en viens aux outils de contrôle. Le contrôle doit également intervenir en amont, à travers un dialogue entre les entreprises et l'administration fiscale. On a parlé du rescrit, des accords préalables ; ce ne sont pas des éléments d'évasion ni d'optimisation mais de sécurisation, tant pour l'entreprise que pour l'État, qui peut mieux prévoir ses recettes futures.

Le contrôle est aussi l'occasion pour les entreprises de dialoguer avec l'administration. Ce dialogue nourrit probablement une partie des mythes, des fantasmes, des craintes qui existent aujourd'hui. C'est une des raisons pour lesquelles la notion de « substance économique » est parfois mal comprise par les autorités de contrôle fiscal et le monde extérieur. Si on passe beaucoup de temps avec un client, on s'imprègne de sa réalité, on comprend l'importance de la fiscalité et la relation entre cette dernière et les autres activités de l'entreprise. On comprend surtout - pour revenir à la notion de « substance économique » - le poids de chacun des éléments. On saisit alors pourquoi un ou des hommes clés déterminent la réussite ou l'échec d'une entreprise, et pourquoi la délocalisation d'une personne physique ou d'une entreprise peut correspondre à une véritable réalité économique que la fiscalité ne fait que traduire.

Le dialogue doit être permanent. Il peut prendre de nombreuses formes en amont, avec par exemple des outils de sécurisation comme les accords préalables ou les rescrits. La France a avancé, certes pas autant que d'autres pays qui sont bien plus actifs, mais nous allons tout de même dans le bon sens.

Le contrôle fiscal peut bien entendu être répressif ; il doit sûrement l'être à certains moments. Mais il faut qu'il soit aussi un dialogue de confiance, il faut que l'autorité fiscale comprenne ce que fait l'entreprise. Peut-être la sanction devrait-elle être davantage prospective : tout en affirmant qu'elle refusera certaines pratiques à l'avenir, l'administration pourrait considérer que, le passé étant ce qu'il est, le texte n'étant pas forcément aussi compréhensible qu'il devrait l'être et l'autorité fiscale ayant elle-même tardé à donner des signes aux entreprises, la sanction devrait être moins forte que si l'entreprise concernée avait persévéré dans un comportement jugé inacceptable.

Là encore, un tel dialogue est source de sécurité. Je crois que nous pouvons tous accepter des décisions pour l'avenir ; en revanche, le côté répressif et rétrospectif crée de l'insécurité. Bien entendu, les propositions que je formule concernent les contribuables normaux, qui ont de bons comportements ; nos clients en font partie. Nous n'avons donc aucune difficulté à dire que c'est ce que nous souhaitons pour tous nos clients.

Enfin, j'évoquerai le rôle que l'on peut attendre de vous. On voit bien que la multiplication des lois laisse peu de temps à l'explication de leur opportunité : dans quel contexte souhaite-t-on légiférer et quel est l'objectif recherché ? Je pense qu'il est important pour nous tous, du point de vue de la sécurité juridique, de connaître le contexte d'élaboration des textes que nous devrons interpréter à l'avenir. Pour cela, il faut que la motivation soit mieux expliquée, qu'elle fasse l'objet d'un dialogue, de sorte que nous puissions tous - administrations, conseillers, entreprises - comprendre quel était l'objectif de la législation, et ainsi mieux nous accorder sur son interprétation. À la fin, le juge sera notre maître, mais, si on peut l'aider à prendre une décision comprise, assumée, je pense que cela sera beaucoup plus facile.

Il me semble que, sur tous ces thèmes, mes confrères et moi sommes d'accord. Que nous nous occupions de personnes physiques ou d'entreprises, et quelles que soient la taille et les spécificités de nos cabinets respectifs, nous poursuivons le même objectif : nous assurer que l'impôt est compris et normalement accepté par tous nos clients.

M. Philippe Dominati, président. - Vous avez la parole, monsieur le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Je rappelle que vous avez tous reçu le même questionnaire ; nous souhaiterions que vous nous fassiez parvenir vos réponses écrites. Je ne vais pas reprendre ici l'ensemble des questions : j'en choisirai seulement quelques-unes, qui sont de nature concrète.

Tout d'abord, quels sont les projets d'optimisation fiscale - employons cette expression, même si, à mes yeux, le terme « évasion » n'est pas négatif mais positif, puisqu'il désigne l'action de recouvrer sa liberté - les plus couramment proposés aux particuliers ? Je pense par exemple à la création d'un trust, à la délocalisation de la résidence ou encore à la prise de participation dans des sociétés-écrans ; nous avons eu l'occasion d'aborder ces points lors de précédentes auditions.

Ma deuxième question est la suivante : quel est le profil type, en termes de revenus, d'activités, de connaissance de la législation fiscale, des contribuables faisant appel à vos services ?

Ma troisième question s'adresse à M. Ginter : vous avez évoqué l'existence de personnes physiques détenant plus ou moins régulièrement - c'est votre expression - des avoirs à l'étranger. Pourriez-vous nous exposer un cas que vous considérez comme régulier et un autre qui vous semble irrégulier ?

Enfin, j'aimerais connaître votre opinion sur le projet de directive européenne, actuellement à l'étude, qui vise à imposer un reporting pays par pays pour la fiscalité des grands groupes ; l'un d'entre vous l'a d'ailleurs évoqué tout à l'heure.

M. Gianmarco Monsellato. - S'agissant de ce dernier point, la réponse est assez simple : un tel dispositif existe déjà en droit français. Il s'agit de l'article L 13 AA du livre des procédures fiscales, qui fait obligation à toute entreprise présente sur le territoire français de fournir une documentation permettant de justifier sa politique de prix de transfert. Cette documentation doit comporter, dans sa première partie, les pays dans lesquels l'entreprise est présente.

S'agissant des groupes étrangers, l'obligation prévue par le droit communautaire est plus réduite : le siège n'étant pas installé en France, la filiale française ne possède pas toutes les informations. On fait donc seulement obligation à cette dernière de mentionner les pays avec lesquels elle est en affaires. Par conséquent, j'estime que la France a devancé le projet de directive européenne par sa réglementation des prix de transfert.

Je ne suis pas spécialiste de la fiscalité individuelle mais nous n'avons pas sur nos étagères de produits livrables à nos clients. S'il s'agit d'une entreprise, on va plutôt partir du schéma d'investissement, de rationalisation ou de centralisation qu'elle nous présente, et lui exposer les différentes possibilités d'optimisation de ce schéma. Les solutions varient d'un client à l'autre et même d'un projet à l'autre : il n'y a pas de solution toute faite.

S'agissant des particuliers - notre clientèle est surtout composée d'expatriés ou d'impatriés, c'est-à-dire de personnes très mobiles -, on va leur expliquer comment éviter de payer deux ou trois fois l'impôt ou comment profiter des régimes assez favorables aux impatriés qui existent en France. On ne leur conseillera pas de créer un trust, tout simplement parce que ce n'est pas possible en droit français.

Le principal problème que nous rencontrons est que certains Américains arrivant en France ont eu le malheur de créer un trust dans leur pays d'origine, puisque cet outil est utilisé aux États-Unis pour les héritages ou les fonds d'études. Cela leur cause de nombreuses difficultés, dans la mesure où ils sont automatiquement présumés fraudeurs fiscaux, ce qui est une aberration.

Je pense que mon confrère Éric Ginter est bien plus compétent que moi sur ces questions ; je lui laisse donc la parole.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je vous invite à nous accompagner à Jersey cette semaine ; nous y allons jeudi et vendredi.

M. Éric Ginter. - Je vous ai dit, lors de ma présentation, que je pouvais vous faire faire un petit tour de l'Hexagone, le tour de France d'Astérix mais en dehors de nos frontières.

Je rejoins mon confrère : il n'existe pas de solution optimale ni de pays optimal ; tout dépend de ce qu'on veut faire. Si vous êtes relativement jeune et si vous travaillez dans une banque, vous avez tout intérêt à aller en Angleterre, où vous pourrez bénéficier d'un split salary, c'est-à-dire ne pas être domicilié en Angleterre et recevoir une partie de votre rémunération en dehors de ce pays. Si vous êtes un peu plus âgé et que, ayant vendu votre entreprise, vous rencontrez des problèmes d'ISF ou éventuellement d'imposition des plus-values, vous irez naturellement vous installer en Belgique ou au Luxembourg. L'Allemagne n'a pas un intérêt gigantesque. Si vous songez à transmettre un jour ou l'autre votre patrimoine, la Suisse est évidemment un havre de paix - l'Italie aussi, d'ailleurs, puisque les droits de succession y ont été supprimés. Enfin, si vous êtes footballeur, l'Espagne est à l'évidence le pays que vous devez choisir.

Chaque pays possède donc son petit avantage. Je pourrais continuer en descendant vers les pays du Maghreb, dans lesquels il n'existe pas de droits de succession. En outre, au Maroc, le système fiscal est très favorable aux retraités. J'ajoute que le Canada rencontre actuellement un grand succès auprès de notre clientèle ; même s'il est un peu agité en ce moment, ce pays retient de plus en plus l'attention.

Pour répondre à votre question sur les avoirs détenus à l'étranger, je prendrai deux exemples qui me paraissent flagrants. Un jour, j'ai reçu la visite d'une dame d'un certain âge accompagnée de son mari. Elle était manifestement très ennuyée, car elle avait reçu un courrier de l'administration fiscale laissant entendre qu'elle possédait des avoirs à l'étranger. Cette dame affirmait que, à sa connaissance, elle ne possédait pas de tels avoirs, mais que c'était son mari qui s'occupait habituellement de ce genre de choses, et qu'il était incapable de lui répondre car il était atteint de la maladie d'Alzheimer. Grâce à la collaboration de leur banque, nous avons récupéré les fonds en question : la dame, qui au départ était extrêmement inquiète, s'est finalement un peu enrichie, en récupérant de l'argent qu'elle n'aurait peut-être jamais récupéré autrement. On peut donc s'enrichir grâce au fisc ! Même si ce n'est pas très fréquent, cela peut arriver...

Voilà un exemple de situation totalement absurde. Personne n'était capable de savoir d'où venait cet argent ni comment il était arrivé là, mais il était bien là. Je pourrais multiplier les exemples concernant les personnes physiques : nous rencontrons très souvent ce type de situation.

Au-delà de l'anecdote, ce qui me paraît plus intéressant, c'est qu'il existe aujourd'hui un mouvement - je peux vous dire qu'il est réel - de la part d'un certain nombre de banques suisses, qui incitent leurs clients à régulariser leur situation. Ne soyons pas naïfs : il y a deux issues possibles pour ces clients. Soit ils régularisent leur situation, laissant les avoirs à l'étranger ou les rapatriant en France après avoir payé les impôts applicables, soit ils plongent dans des eaux encore plus profondes, ce qui est probablement la chose à éviter. Si on n'offre pas aux gens la possibilité de régulariser leur situation dans des conditions - disons les choses clairement - économiquement acceptables, ils n'auront pas d'autre solution que de plonger dans des eaux encore plus profondes, d'aller, comme cela a été dit tout à l'heure, sucer des crèmes glacées dans des îles lointaines.

C'est complètement crétin, et cela ne me paraît pas très judicieux pour l'économie nationale ni pour les finances de la République. Le choix se présente ainsi : régulariser sa situation ou frauder encore plus, cette dernière solution n'étant pas celle que nous proposons généralement à nos clients.

Ce qu'il y a de plus frappant aujourd'hui, c'est qu'un certain nombre de banques étrangères ont de plus en plus tendance à pousser leurs clients à régulariser leur situation, car elles ne veulent pas être clouées au pilori comme l'ont été d'autres établissements. Je vous rappelle que la plus ancienne banque suisse a fait faillite il y a six mois, parce qu'elle s'est retrouvée embringuée - si vous me passez l'expression - dans un conflit avec le fisc américain, l'IRS. La banque a dû déposer les armes et a ensuite disparu, sa clientèle non américaine étant reprise par une autre banque - autrichienne je crois. Ce type d'événement marque les esprits.

Mme Manon Sieraczek. - Je souhaiterais faire une petite observation. J'ai aujourd'hui encore effectué des régularisations à la direction du contrôle fiscal, alors que la cellule y est fermée. Les conditions dans lesquelles sont réalisées les régularisations de comptes à l'étranger sont très bonnes. Le taux de 60 % n'existe pas : les taux pratiqués sont très raisonnables, et les pénalités le sont également. Nous prônons donc toujours la régularisation des comptes à l'étranger. Le dialogue avec l'administration fiscale continue de fonctionner.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Dans le même ordre d'idées, avez-vous déjà, en tant qu'avocats, déclaré à TRACFIN vos soupçons au sujet de certaines opérations effectuées par vos clients, qui seraient susceptibles de relever du blanchiment de fraude fiscale ? Si cela vous est arrivé, combien de déclarations de ce type avez-vous faites l'année dernière ?

M. Gianmarco Monsellato. - Il faut préciser un point : en tant qu'avocats, nos déclarations ne peuvent être envoyées qu'au bâtonnier, et non à TRACFIN. L'avocat constituant l'ultime barrière pour la défense des libertés publiques, cette précision est importante. Si les avocats commencent à dénoncer leurs clients à l'administration, c'est que nous sommes dans un régime totalitaire.

Pour ma part, je n'ai jamais fait aucune déclaration - j'ai vérifié avec mes équipes avant de venir. La raison en est simple : il y a un effet d'autorégulation du marché. Il m'est arrivé une fois, que quelqu'un que je ne connaissais pas me dise qu'il allait acheter une maison d'une valeur de plusieurs centaines de millions dans le sud de la France, et me demande si mon cabinet pouvait l'aider. Je lui ai répondu que, compte tenu des sommes en jeu, il nous faudrait d'abord en parler au bâtonnier pour qu'il puisse éventuellement informer TRACFIN. Après cela, je n'ai évidemment plus jamais revu cette personne...

M. Pierre-Sébastien Thill, président du directoire de CMS Francis Lefebvre. - C'est la même situation pour nous : notre profession se fonde généralement sur un principe de dissuasion plutôt que de dénonciation.

Pour en arriver à une dénonciation, il faudrait que nous nous soyons en situation d'être vraiment coopératifs dans un montage qui servirait à du blanchiment de fraude fiscale, où nous serions quasiment des mandataires, avec des transferts de fonds, etc., ce qui n'arrive jamais en ce qui concerne notre cabinet.

Comme je vous le disais tout à l'heure, nous informons nos clients que, en aucune manière, nous ne pouvons les accompagner dans ce type de manoeuvre et que, par conséquent, s'ils prennent ce risque, ils le font seuls et certainement pas avec nous. Nous sommes, je le répète, dans la dissuasion.

Une discussion concernant le blanchiment de fraude fiscale est engagée avec la direction générale du Trésor : celle-ci souhaiterait que les avocats dénoncent immédiatement la simple connaissance de l'existence d'une fraude fiscale. Ce serait à mon sens très contre-productif par rapport à tout ce qu'on a évoqué tout à l'heure : le client qui vient nous voir parce qu'il aimerait bien régulariser une situation dans laquelle il existe de la fraude fiscale serait dissuadé de le faire, et finalement, on ne verrait plus personne.

J'ajoute que nos professions sont réglementées. Il vaut donc mieux que les clients s'adressent à nous, professionnels réglementés, qui allons vraiment les éclairer sur ce qui est l'instrument de leur sécurité plutôt qu'ils s'en remettent à des officines susceptibles de leur conseiller tout et n'importe quoi.

Dans cet ordre d'idée, il apparaît nécessaire de clarifier quelque peu la question des trusts, compte tenu, là encore, des informations qui circulent sur ce sujet.

Au départ, le trust, qui est une institution anglo-saxonne, est plutôt un bon instrument, s'il est utilisé correctement, à bon escient et honnêtement.

L'une des utilisations du trust - puisqu'on a parlé de personnes physiques et d'avoirs à l'étranger -, c'est l'organisation d'une succession. Pourquoi cela pose-t-il beaucoup de problèmes en droit français ? Dans les pays civilistes comme la France, nous connaissons le transfert de propriété, la notion de propriété et le démembrement éventuel de la propriété. Le problème avec un trust, c'est qu'il n'y a plus de propriétaire.

Une personne qui place un bien dans un trust en confie la gestion à un trustee, qui n'en devient pas le propriétaire, la première personne ne l'étant pas non plus ; il revient au trustee d'administrer le bien et de distribuer des revenus à des bénéficiaires désignés.

Il existe deux catégories de trusts : réversibles ou irrévocables.

Celui qui a placé des biens dans un trust réversible peut les retirer ; en général, ces trusts réversibles sont considérés comme tout à fait transparents, ne produisant pas d'effet, sauf dans des situations particulières.

À l'inverse, la personne qui a placé un bien dans un trust irrévocable ne peut d'aucune manière le récupérer.

Un tel trust peut avoir des vertus, par exemple dans le cadre d'une succession impliquant une famille nombreuse : éviter des situations d'indivision, permettre la préservation du patrimoine. La personne qui a placé des biens dans un trust peut, dans une letter of wishes, donner au trustee, qui a un pouvoir discrétionnaire, des indications de son vivant sur la manière dont elle souhaite qu'il traite le patrimoine et la distribution des revenus. À ce titre, un certain nombre de résidents français et étrangers qui sont des bénéficiaires de trusts - l'administration les connaît parfaitement - déclarent les revenus qu'ils reçoivent des trusts.

Cette institution en tant que telle est parfaitement saine, sauf quand elle est détournée.

Pour un résident français, placer un bien dans un trust est tellement porteur d'incertitudes sur le plan juridique qu'on lui déconseille formellement de le faire.

Dans le passé, certains ont conseillé à des Français qui avaient d'ores et déjà des avoirs irréguliers à l'étranger de les mettre dans un trust. Pourquoi pas ? Le trust entraînant un dessaisissement de la propriété, cela peut éventuellement faire jouer la prescription. Les conseillers ne manquent pas d'argumenter en disant que, le jour où les héritiers auront le trust, ils pourront décider de déclarer, de distribuer les revenus, sur lesquels ils seront alors imposés.

Le problème qui s'est avéré, c'est que certains intermédiaires fabriquent des trusts dits irrévocables, qui, en réalité, ne le sont pas. Dans les mouvements de régularisation, on s'est rendu compte que des trusts irrévocables avaient été détricotés aussi facilement qu'ils avaient été tricotés au départ. On est là, évidemment, dans une situation qui est irrégulière.

Donc, premièrement, pour un résident de France, il y a très peu d'intérêt -  il n'y en a même parfois aucun - à utiliser un trust. Deuxièmement, le trust est une institution qui peut parfaitement produire des effets, qu'on va analyser à la lumière du droit français lorsqu'il a été constitué, en général par des étrangers qui ont un élément de résidence en France à un instant de leur vie. Troisièmement, le trust « bidon » doit être condamné. Pour autant, toute l'institution ne doit pas être condamnée.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. - Madame, messieurs, je vous ai écoutés avec beaucoup d'attention. Me référant à des auditions qui ont eu lieu précédemment, je sens poindre certaines contradictions. L'objectif de notre commission est d'essayer d'y voir plus clair pour ensuite être efficace.

Tout d'abord, j'aimerais savoir ce que vous pensez du livre d'Antoine Peillon - Ces 600 milliards qui manquent à la France -, paru voilà quelques mois.

Par ailleurs, sur un plan plus général, j'ai le sentiment en vous écoutant que, même si vous êtes auditionnés en tant qu'avocats fiscalistes, vous vous exprimez également en tant que citoyens, ce qui est bien sûr votre droit. Mais, de ce fait, je me sens autorisé à vous interrogez au-delà de votre qualité d'avocat fiscaliste.

Plusieurs d'entre vous ont soulevé la question de savoir si l'impôt n'était pas trop lourd, trop dissuasif, sous-entendant : trop d'impôt ne risque-t-il pas de tuer l'impôt ?

Je ferai d'abord remarquer que, proportionnellement, ceux qui payent le plus d'impôt ne sont pas forcément ceux qui gagnent le plus. Le revenu médian en France est d'environ 1 600 euros ; on sait très bien qu'en pourcentage ceux qui perçoivent ce revenu médian sont plus imposés que ceux qui gagnent, par exemple - c'était le cas d'une des personnes que nous avons auditionnées la semaine dernière -, plus de 1 million d'euros par an. Je dis bien « proportionnellement » en incluant la TVA. Il y a là une injustice profonde.

Dès lors, la question qui doit collectivement se poser est la suivante : y a-t-il une équité devant l'impôt ? La réponse est non. Cela signifie qu'il y a une forme d'insécurité sociale très forte, car s'il y a moins d'impôt, il y aura nécessairement moins à distribuer à ceux qui sont éventuellement en situation d'exclusion. Cela pose donc un problème de fond, de civisme fiscal notamment.

Mme Manon Sieraczek a tout à l'heure évoqué un certain nombre de points auxquels je souscris tout à fait.

Restaurer la lisibilité fiscale est un effort qui, à l'évidence, doit intéresser tout un chacun, quels que soient ses engagements politiques par ailleurs.

Créer un lien de confiance avec l'administration fiscale, j'en suis tout à fait d'accord.

Communiquer sur l'utilité de l'impôt, oui, dix fois oui !

Réhabiliter le rôle de l'impôt afin de développer le civisme et inverser la démarche qui consiste à vouloir par systématisme y échapper, oui !

Évoquer la nécessité d'une éthique fiscale, cent fois oui également !

Parmi les solutions, vous avez évoqué, madame, comme d'ailleurs M. Monsellato, l'harmonisation fiscale européenne. Mais on sait très bien qu'on n'y arrivera pas du jour au lendemain. La question qui nous est donc posée à tous aujourd'hui est de savoir comment on peut lutter contre la fraude fiscale - mais parfois aussi contre l'optimisation fiscale, qui ne profite qu'à quelques-uns et non à la grande majorité - et réduire le déficit de l'État afin de ne pas obliger les générations futures à payer à notre place. Car telle est bien la question de fond.

L'harmonisation fiscale européenne ne sera pas effective l'an prochain ni même dans deux ou trois ans, d'autant que certains pays de l'Union sont peu coopératifs à cet égard.

Une autre issue, qu'a évoquée M. Monsellato, est la compétitivité. Mais dès lors qu'on parle de compétitivité, cela signifie-t-il que les pays les moins compétitifs seraient ceux qui auraient les taux d'imposition les plus élevés ou, si ce n'est pas le cas, dans l'hypothèse d'une harmonisation fiscale européenne, l'absence de compétitivité serait-elle due à une protection sociale plus forte ou à des salaires plus élevés ?

Cela nous ramène à une autre question sur laquelle j'aimerais avoir votre sentiment même si, pour moi, la réponse est évidente : un pays qui a adhéré à l'Organisation mondiale du commerce doit-il respecter les normes du Bureau international du travail ? En effet, dès lors que l'on évoque la compétitivité, il faut aller au fond du problème. Dans une économie totalement mondialisée, les normes ne sont pas toujours respectées. Elles le sont parfois au sens de la libéralisation du commerce mais elles ne le sont pas en termes d'acceptation du minimum social dans l'ensemble des pays qui ont accepté la libéralisation du commerce.

Certains pays ayant adhéré à l'Organisation mondiale du commerce acceptent encore le travail des enfants, ou même parfois, par principe, l'inégalité salariale entre les hommes et les femmes.

Donc, on ne peut pas se limiter à ces deux solutions : soit l'harmonisation européenne, soit la compétitivité ; on doit aller un peu plus loin dans la réflexion. On voit bien où cela nous mène, et c'est complexe.

Curieusement, j'ai cru comprendre, mais peut-être me suis-je trompé, que, finalement, les paradis fiscaux n'existaient pas ou plus ou qu'ils étaient très peu nombreux. J'ai le sentiment qu'ils existent encore et qu'ils sont extraordinairement nuisibles. S'ils existent, c'est qu'ils permettent au minimum l'optimisation fiscale et beaucoup plus souvent la fraude fiscale. Cela permet de dissimuler du patrimoine, des oeuvres d'art, des héritages, autant de financements supplémentaires qui n'entrent pas dans les caisses de l'État. C'est donc un problème très important.

Je ne conclurai pas mon intervention sur l'impôt « acceptable » : en effet, le niveau des prélèvements obligatoires dans les pays d'Europe du Nord est sensiblement supérieur au nôtre. Pour autant, les économies ne fonctionnent pas si mal que cela et la solidarité entre les citoyens de ces pays n'est pas parmi les plus mauvaises.

En revanche, j'aimerais, pour terminer, revenir sur l'une de vos remarques, qui m'a interpellé, M. Combe. Vous avez indiqué qu'un dispositif trop répressif était source d'insécurité. Mais peut-être ai-je mal compris.

M. Michel Combe. - Non, ce sont bien les termes que j'ai employés. À partir du moment où le dialogue avec l'administration fiscale peut conduire à des sanctions très fortes et sur des périodes relativement longues, un contribuable peut avoir tendance à rester dans l'ombre, plutôt qu'à se placer dans une situation ouverte.

On l'a bien vu tout à l'heure à propos des régularisations de personnes physiques : un certain taux fait que, spontanément, elles préfèrent se dévoiler et ainsi opter pour la sécurité plutôt que pour la fuite en avant et la politique de l'autruche.

La répression doit exister à l'encontre de ce qui est frauduleux, ce point ne fait pas débat ; mais lorsqu'une interprétation des textes ou la façon dont une entreprise a pu s'organiser - j'ai le cas précis d'une entreprise en tête - font débat et que la réponse n'est pas évidente, le niveau de sanction, de pénalité, doit être proportionné à l'erreur, et je parle d'« erreur » par rapport à un comportement qui, lui, serait répréhensible.

M. Yannick Vaugrenard. - Je vous remercie de cette précision à mon sens utile. Certains points suscitent en effet une réflexion, une interrogation, voire parfois un peu de trouble.

M. Gianmarco Monsellato. - Monsieur le sénateur, sur les sujets importants de compétitivité, d'harmonisation et de paradis fiscaux que vous avez abordés, permettez-moi, à la lumière de mon expérience, d'apporter certaines précisions.

Vous êtes assez pessimiste sur la possibilité d'une harmonisation fiscale européenne. Pour autant, en droit communautaire, il suffit que neuf pays membres souhaitent adopter une base commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés pour pouvoir le faire.. Lors de la présidence française de l'Union européenne, ce projet devait être examiné ; il a été retiré de l'ordre du jour et, à la place, a été voté le texte relatif à la TVA dans la restauration.

L'harmonisation est possible, faisable. Si huit ou neuf des grands pays s'engagent dans ce projet, je vous garantis qu'à court terme les autres suivront, car ils ne voudront pas se retrouver aux marges de l'Union qui se crée.

Il y faut une volonté politique, car cela suppose d'accepter un certain niveau de transfert de souveraineté fiscale. Ce n'est donc ni simple ni facile, mais c'est possible. Suffisamment de pays sont d'accord pour engager une coopération renforcée ; huit ou neuf pays membres le feront ; l'Irlande, bien évidemment, ne l'acceptera pas dans un premier temps ; mais si elle se retrouve toute seule avec le Luxembourg en dehors de l'Union, elle finira par rejoindre inévitablement le groupe.

Je suis donc plus optimiste que vous quant à la possibilité d'une harmonisation si une volonté politique d'avancer existe.

Sur les paradis fiscaux, le livre que vous avez mentionné fait état de chiffres qui - j'assume mes propos - sont inventés. Je lis constamment des chiffres qui ne sont pas auditables, qui ne sont reliés à aucune source, que l'on ne retrouve nulle part dans l'OCDE. Par conséquent, soit un certain nombre d'auteurs et de journalistes sont mieux renseignés que l'OCDE, soit leur créativité est supérieure à leur sens mathématique...

Ce chiffre de 600 milliards dans les paradis fiscaux paraît quand même surprenant puisque le montant total du commerce mondial est estimé par l'OCDE, de mémoire et à vérifier, à 2 000 ou 3 000 milliards. Dire que près de la moitié du commerce mondial se trouverait dans les paradis fiscaux est une grossière exagération, ou une vue de l'esprit, inutile d'être économiste pour le comprendre.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - C'est une information qui nous a été donnée à plusieurs reprises lors des échanges intragroupes.

M. Yannick Vaugrenard. - C'est le chiffre sur plusieurs années cumulées ; or vous citez le chiffre annuel du commerce mondial.

M. Gianmarco Monsellato. - Je vous renvoie aux travaux de l'OCDE. Mais, franchement, ce n'est pas le sujet.

Prenons le cas de la France en ce qui concerne les paradis fiscaux. Si vous avez une filiale dans un paradis fiscal, vous devez la taxer en France. Si vous faites des affaires avec une société qui est dans un paradis fiscal, quand bien même ce n'est pas votre filiale, vous devez taxer le flux en France, conformément à l'article 238 A du CGI. Pour les prix de transfert, les paradis fiscaux, ce n'est vraiment pas intéressant. Ils existent pour l'économie souterraine, pour la criminalité. Je suis sûr que les criminels, qui ne paient pas d'impôt, ont recours aux paradis fiscaux. Mais ce n'est pas, à mon sens, le principal sujet, macro-économiquement parlant, pour un pays comme la France.

Sur la compétitivité, je souligne que l'Allemagne a un taux de prélèvement obligatoire de dix points inférieur au nôtre. L'Allemagne ne fait pas de dumping social ; la qualité de ses infrastructures est comparable à la nôtre. La France est à la troisième place mondiale en termes de dépenses publiques, derrière Cuba ou le Lesotho. Les pays d'Europe du Nord dépensent beaucoup moins que nous. Or les dépenses publiques d'aujourd'hui, ce sont les prélèvements obligatoires de demain, comme vous le savez beaucoup mieux que moi.

Il est dangereux de croire que nous sommes compétitifs ; nous ne le sommes plus. Pourquoi ?

D'abord, nous sommes encore trop dans une logique de souveraineté fiscale, dans un monde ouvert, qui est compliqué à vivre. Par ailleurs, le marché étant unique en Europe, qu'on le veuille ou non, si l'on ne s'harmonise pas, on ne pourra pas, in fine, éviter la compétition. On peut le regretter, je le conçois parfaitement, mais on n'a pas les moyens d'éviter cette compétition. Donc, soit on harmonise pour l'éliminer, soit on est compétitif, mais, objectivement, je ne vois pas de troisième voie.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. Francis Delattre.

M. Francis Delattre. - J'ai cru comprendre que vous aviez eu à connaître des affaires à partir du fichier transmis par M. de Montgolfier. Vous nous avez indiqué que beaucoup de régularisations s'étaient faites sans trop de difficultés. Malgré ce peu de difficultés, des poursuites ont-elles néanmoins été engagées sous la responsabilité du ministre chargé du budget ? Pouvez-vous faire état de cas concrets ?

Par ailleurs, l'un de vos cabinets a-t-il saisi la Cour de cassation, notamment, pour contester la validité de la démarche de M. de Montgolfier ?

M. Michel Combe. - Je ne m'en suis pas occupé au sein de mon cabinet.

M. Francis Delattre. - Voilà qui sera intéressant. M. de Montgolfier nous a expliqué qu'il avait entrepris cette démarche au motif que les intérêts supérieurs de l'État étaient en jeu. J'aimerais avoir votre vision sur ce sujet.

La question des paradis fiscaux me paraît un peu plus compliquée que vous ne semblez le dire. Les montages ne se font jamais à partir d'une société de droit français ; il s'agit d'une société panaméenne qui ouvre des comptes aux îles Caïmans, avec un administrateur d'Afrique du Sud. Celui qui a pris la décision est en général celui que vous appelez le trustee. Voilà la réalité des montages. C'est sûrement très difficile à appréhender. Et je suis aussi d'accord pour dire que certains des chiffres qui apparaissent dans les journaux relèvent de l'invention.

Néanmoins, il est clair que ces pratiques existent, mais je ne pense pas que notre pays soit plus touché qu'un autre.

Pour ce qui concerne le droit européen, selon vous, l'axe européen devrait entraîner six ou sept autres États. Nous partageons votre point de vue.

Cela étant, Mme Merkel a entamé une négociation avec la Suisse afin de conclure une transaction avec les banques suisses. En raison des actifs allemands présents dans ces dernières, elle demande que soient versés en compensation chaque année à son pays environ 2 milliards d'euros. Cette façon de procéder n'aura pas pour conséquence de faire progresser la fiscalité européenne. Néanmoins, pensez-vous que notre pays doive agir de même ? Nos relations avec le système bancaire suisse nous permettent-elles d'avoir un véritable échange d'informations, une réelle coopération ?

M. Éric Ginter. - Comme le disait un professeur de droit bien connu, je n'ai jamais déjeuné avec une personne morale ! Je ne pense pas qu'une société située aux îles Vierges britanniques ou au Panama soit capable de gérer des milliards de dollars, des actifs financiers très importants. Mesdames, messieurs les sénateurs, lors de votre déplacement à Jersey, vous vous apercevrez que, en réalité, les sociétés en cause sont gérées depuis les grandes places financières. Le vrai problème ne se situe ni à Jersey, ni au Panama, ni au Liberia. Savez-vous par qui et où est tenu le registre des bateaux immatriculés dans ce dernier pays ? C'est un cabinet d'avocats qui s'en occupe à New York ! En réalité, c'est devant la porte des pays développés, des grandes places financières qu'il faut balayer ! C'est aussi en déterminant ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas que l'on pourra traiter le problème posé.

J'en viens au projet suisse Rubik, dont on peut penser ce que l'on veut. Il existe d'ores et déjà la directive « Épargne », dont le principe est le même que celui du projet Rubik. Ainsi, la banque doit effectuer un prélèvement à la source sur les revenus qu'elle verse à des ressortissants des États de l'Union européenne puis elle transfère l'ensemble de ses prélèvements au Trésor suisse qui les reverse au Trésor français.

Or ce système n'a pas fonctionné. M. Parini a fait récemment part du montant ridicule que la France avait perçu à ce titre. En effet, les banques suisses ont appliqué de façon déloyale le système en cause, car elles ont transféré des actifs appartenant à tel ou tel sur des sociétés situées aux îles Vierges britanniques, au Panama, notamment.

La proposition de la Suisse, par le biais du système Rubik, est semblable. Il n'existe qu'une seule différence. La directive « Épargne » comporte un taux progressif alors que le projet Rubik prévoit un taux fixé en fonction de la fiscalité qui est applicable dans le pays destinataire. Ce taux, qui n'est pas forfaitaire, est différent en Allemagne, en Grande-Bretagne, etc.

Je partage totalement le point de vue des autorités fiscales françaises sur ce point : tout dépend de la confiance que l'on accorde à celui qui prélève les fonds. Lorsque j'ai discuté de ce problème avec M. Parini, je lui ai indiqué qu'il aurait un moyen très simple de s'assurer de la loyauté des Suisses, à savoir l'étude des sommes qui seront versées. Si tous les ans, ceux-ci reversent 2 milliards ou 3 milliards d'euros, on peut alors être certains qu'ils jouent le jeu.

Certes, les revenus ne sont pas seuls en cause. Il faut aussi prendre en considération les successions, l'ISF. Au moins, est-ce déjà un pas dans la bonne direction. Il revient aux autorités politiques de prendre les décisions. Techniquement, la mesure n'est pas complètement idiote.

M. Francis Delattre. - En Suisse, le principe est de garder l'anonymat !

M. Éric Ginter. - Je le reconnais, monsieur le sénateur.

Dans le système de la directive « Épargne », l'anonymat était assuré et les banques étaient censées effectuer un prélèvement, ce qui n'a pas été le cas. Elles ont donc triché, disons les choses clairement, que ce soit à l'égard de la directive ou de l'IRS, ce qui a suscité l'agacement dans l'affaire UBS.

La réelle question est de savoir si l'on peut leur faire confiance, alors que les faits passés démontrent que cela ne va pas de soi.

J'en viens à la liste HSBC, laquelle, selon moi, qui suis assez légaliste, est un tissu d'âneries. Y ayant eu accès, nous avons pu constater qu'elle a été « bidouillée ». Il ne s'agit pas d'un document précis. Elle a été fabriquée par M. Falciani, à partir d'informations qu'il a recueillies à droite et à gauche. J'en veux pour preuve que dans l'un des deux cas sur lesquels la Cour de cassation a statué, les informations ayant justifié une visite domiciliaire chez une personne incriminée étaient totalement fausses. De surcroît, des informations avaient été volées. Or en droit civil français, la preuve doit être loyale ; elle ne doit pas résulter de documents dérobés. Je considère que ce principe doit être respecté.

Par ailleurs, selon moi, la petite manoeuvre à laquelle s'est livrée l'administration fiscale, le ministre ayant reconnu avoir connaissance de ces informations avant leur transmission par M. de Montgolfier, et qui consiste à blanchir en quelque sorte des informations est assez critiquable.

Pour autant, je n'approuve pas les méthodes incriminées et nous les combattons avec les armes dont nous disposons, à savoir le stylo.

M. Francis Delattre. - Et le code civil !

M. Éric Ginter. - En l'occurrence, le code de procédure civile !

Que des pressions soient exercées sur la Suisse afin qu'elle soit plus transparente, qu'elle communique des informations, qu'elle respecte avec loyauté les engagements pris ne me choque pas du tout. Je me suis d'ailleurs impliqué sur ces questions à une certaine époque. Je pense pouvoir parler au nom de mes confrères ici présents et affirmer qu'aucun d'entre nous ne trouve mauvaise une telle attitude.

M. Francis Delattre. - Je remarque qu'un certain nombre de personnes se sont rendues à la cellule de régularisation. Par conséquent, les informations transmises, même si elles étaient partiellement fausses, étaient également pour partie exactes. Je ne pense pas que le procureur de Montgolfier se prête aux manoeuvres qui viennent d'être décrites. Nous le connaissons puisque nous l'avons auditionné. Les arguments qu'il a développés ont une valeur aussi grande que les dispositions du code civil. Pour un procureur de la République, l'intérêt supérieur du pays doit aussi compter.

Le système actuel français est basé sur des conventions bilatérales conclues avec l'ensemble des États. Selon le dispositif américain, que l'on évoque afin d'essayer de l'adapter à la mondialisation, pour ce qui concerne les revenus taxables dans le pays où les activités ont réellement lieu, l'impôt correspondant est perçu par l'État concerné prioritairement. On procède à un décompte de l'ensemble des revenus de la personne en cause et la différence qui existe entre l'impôt qu'elle aurait payé en tant que citoyen américain et celui qu'elle a acquitté en tant que citoyen du monde doit être versée au fisc américain. La matière étant complexe, pensez-vous que ce système s'imposera à terme ? Eu égard à la mondialisation, serait-il plus efficace ?

Par ailleurs, les propos relatifs au lieu exact de production de la richesse m'ont fort intéressé. Notre pays s'est largement fait dépouiller de brevets, de richesses immatérielles. Ne pensez-vous pas qu'il devrait se doter d'une fiscalité qui protège un peu plus les inventeurs, les créateurs et, par conséquent, les brevets ?

M. Gianmarco Monsellato. - Monsieur le sénateur, vous venez d'évoquer le système fiscal américain. Dans un livre que j'ai écrit voilà longtemps, je décrivais ce que je considérais comme l'origine des paradis fiscaux, à savoir justement le système américain. En réalité, il s'agit d'un problème de géopolitique.

Depuis l'époque de Kennedy, au début des années soixante, selon la fiscalité américaine, les personnes qui réalisent des affaires aux États-Unis, en quelque lieu que ce soit, sont toujours taxables dans ce pays. Elles peuvent ensuite déduire l'impôt acquitté sur place.

En revanche, si des gains en dollars sont réalisés en dehors du territoire américain, ils ne sont pas taxés, car la taxation ne prend effet qu'à partir du moment où les dollars reviennent sur le sol américain.

Ainsi, lorsque les États-Unis sont devenus un empire économique, dans les années soixante, une loi a structuré le système. Aux termes du Subpart F, tant que l'argent placé dans des pays où il n'est pas soumis à impôt ne revient pas sur le territoire national et est réinvesti afin de racheter des concurrents ou des parts de marché, l'opération en cause est considérée comme faite pour le bien supérieur des États-Unis et est exonérée. Mais dès que des sommes sont rapatriées, elles sont intégralement taxées.

Bien évidemment, ce système n'explique pas à lui seul l'expansion américaine des quarante dernières années, mais il y a contribué. En revanche, il a enrichi les paradis fiscaux. Ainsi, imaginons un investissement américain réalisé en France ; l'argent gagné est ensuite rapatrié aux Bermudes puis il « repart » et sert à racheter une entreprise en Italie ou au Japon, par exemple.

Si l'on veut lutter contre les paradis fiscaux, le recours à un tel dispositif ne me paraît pas judicieux. Le système français de territorialité stricte me semble meilleur. Ainsi, tous les revenus créés en France sont taxés, même si c'est aujourd'hui compliqué ; en revanche, ceux qui le sont à l'extérieur du territoire ne sont pas pris en considération et pas imposés. Pour les contribuables honnêtes, les paradis fiscaux ne présentent donc aucun intérêt.

Je ne suis pas favorable au dispositif américain, car il favorise l'essor de zones grises fiscales. De plus, il est très coûteux pour les contribuables honnêtes.

J'en viens à la protection des inventeurs. La fiscalité française relative aux brevets est assez performante car le taux applicable est réduit.

En France, la difficulté résulte du fait que la fiscalité décourage énormément l'entrepreneur. Voilà quelque temps, je voyais les entrepreneurs s'expatrier lorsqu'ils avaient réussi. Or lorsque je lis que personne ne quitte le territoire national en raison de la fiscalité, je me dis que je n'ai pas de chance, car manifestement tous ceux qui agissent ainsi se sont adressés à mon cabinet... (Sourires.)

M. Philippe Dominati, président. - Est-ce pareil dans vos cabinets, madame, messieurs ? (Marques d'approbation.)

M. Gianmarco Monsellato. - Auparavant, on constatait le départ d'entrepreneurs alors qu'ils avaient fait fortune : ils ne voulaient pas vendre leur patrimoine pour payer l'ISF ou les impôts locaux relatifs à leurs résidences secondaires. Ils s'établissaient alors en Belgique où ils acquittaient, comme en France, l'impôt sur le revenu, mais où ils ne devaient pas payer d'impôt sur le patrimoine. Mais, comme le disait Bercy, on perd la rente, mais pas la création de richesse.

Aujourd'hui, en raison de l'exit tax et de l'environnement fiscal en général, c'est avant de créer une société que les entrepreneurs quittent notre pays, car si leur projet échoue, ils se disent qu'ils n'obtiendront aucune aide puisqu'ils n'ont pas de financement, et s'il fonctionne, ils ne voient pas la raison pour laquelle leurs revenus seraient autant taxés. Ils partent aux États-Unis, en Belgique, pays qui ne sont pourtant pas des paradis fiscaux, en Suisse, en raison tant de la fiscalité que du financement qu'offrent certaines banques actives, ou encore à Singapour ou Hong Kong, pays certes compétitifs, avec une infrastructure publique de grande qualité, mais qui ne sont pas non plus des paradis fiscaux. Mesdames, messieurs les sénateurs, je m'y rends à la fin de la semaine et je vous invite à faire de même.

M. Francis Delattre. - On peut en discuter !

M. Gianmarco Monsellato. - Ils ont signé des conventions fiscales avec la France et ils les respectent.

Je suis donc inquiet, car les entrepreneurs quittent beaucoup plus jeunes notre pays. De ce fait, la substance économique s'échappe. À terme, la France sera dépouillée parce qu'elle n'aura pas su garder ses talents et ses investisseurs. Il faut avoir cela à l'esprit, si l'on veut que les dépenses publiques soient encore possibles et que le budget soit équilibré.

M. Francis Delattre. - Je pense, monsieur Monsellato, que vous n'avez pas tout à fait décrit le système américain. Il fonctionnera s'il est amélioré, si l'OCDE va au bout de sa démarche et qu'une quarantaine d'États acceptent d'échanger sans difficulté et régulièrement des renseignements fiscaux. Alors tous les problèmes liés à la mondialisation seront traités plus facilement. Selon moi, on ne peut pas conserver le système actuel, à savoir plus de cent conventions bilatérales et des difficultés d'application deux fois sur trois.

Mme Manon Sieraczek. - Je souhaite faire deux remarques.

Pour ce qui concerne l'affaire HSBC, on ne peut pas s'appuyer sur des fichiers volés pour effectuer des redressements. On a assisté à un manquement de l'obligation de loyauté de l'administration fiscale. Celle-ci, qui a parfaitement compris que le procédé était entaché d'illégalité, recourt maintenant à la police fiscale. Les agents de cette dernière se rendent chez la personne mise en cause à six heures du matin afin de procéder à une perquisition et de trouver des éléments qui n'ont pas été communiqués par la banque HSBC et qui ne soient pas des fichiers dérobés. L'insuffisance de la procédure est désormais palliée.

Par ailleurs, je considère que la mise en place d'un impôt fondé sur la nationalité est contraire au principe d'égalité devant l'impôt. Cette mesure serait certainement inconstitutionnelle et ne peut pas être admise en France, car elle reviendrait à opérer une différenciation entre les citoyens en fonction de leur nationalité. De surcroît, il faudrait renégocier nombre de conventions fiscales internationales, ce qui me paraît très compliqué.

M. Francis Delattre. - Quoi qu'il en soit, il faudra bien trouver un autre système.

M. Gianmarco Monsellato. - Actuellement, les États-Unis examinent un projet visant à appliquer le système français de territorialité. Chaque pays étudie donc le dispositif de l'autre...

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à Mme Corinne Bouchoux.

Mme Corinne Bouchoux. - Depuis le début des auditions auxquelles procède cette commission d'enquête, deux points de vue ont été exposés, ce qui me frappe, comme mon collègue Yannick Vaugrenard. En effet, certains intervenants nous ont expliqué que le problème de la fraude et de l'évasion fiscale est un épiphénomène auquel ils ne sont confrontés que de façon marginale, volontairement ou involontairement dans le cadre de leur activité. Tel fut le sens des propos tenus par un directeur de banque dont nous prouverons le flou, voire l'inexactitude, dans les mois à venir. Parallèlement, pour d'autres intervenants, il n'y a aucune difficulté en l'espèce. Quant à nous, nous devons établir une synthèse des informations qui nous sont communiquées afin de voir comment nous pouvons améliorer les choses dans le cadre de notre travail législatif et limiter, autant que faire se peut, la fraude fiscale. Tel est le mandat de la commission d'enquête.

Madame, messieurs, je souhaite vous poser deux questions extrêmement simples.

Quid des oeuvres d'art ? Pensez-vous que ce sujet soit anecdotique, marginal, sans incidence ?

J'ai bien écouté vos interventions relatives aux trusts. Comment expliquer la cécité générale vis-à-vis de l'affaire Wildenstein si l'on peut faire si peu de choses avec les trusts ? Les affaires qui émergent actuellement montrent pourtant que les trusts couplés aux oeuvres d'art offrent des potentialités non négligeables non pas de fraude mais de dissimulation de sommes considérables.

M. Éric Ginter. - Pour ce qui concerne les oeuvres d'art, la vérification est toujours très compliquée. L'administration n'est pas forcément en mesure d'appréhender en totalité la richesse des personnes en cause. Mais il est évident que la détention d'oeuvres d'art peut constituer un moyen pour blanchir de l'argent.

Comme vous l'indiquait tout à l'heure mon confrère, pour notre part, nous préférons disposer de mécanismes qui permettent de régulariser de façon officielle certaines situations au lieu de passer par des intermédiaires ou par divers circuits.

Pour ce qui est des trusts, comme l'a dit précédemment Pierre-Sébastien Thill, il peut y avoir des abus - nous en sommes tous parfaitement d'accord -, c'est une formule extrêmement souple, qui permet de s'organiser comme on veut.

Pour revenir à la France, ce qui me frappe aujourd'hui - tout le monde sait -, c'est que les gens vivent longtemps et ils se posent la question : qui va gérer mon argent lorsque je ne serai plus en mesure de le faire ?

Aujourd'hui, le législateur, d'ailleurs largement à l'instigation des notaires, a institué le mandat de protection future. Nous commençons à en signer quelques-uns, mais finalement un mandat de protection future, c'est un trust à la française. Cela consiste à demander à quelqu'un de gérer votre argent à votre place jusqu'à votre mort.

Par ailleurs, certaines personnes qui ont de l'argent se disent que laisser un jour 10 millions d'euros, 20 millions d'euros, 30 millions d'euros, voire 40 millions d'euros à des enfants ou à des jeunes, qui n'ont pas forcément les moyens de bien le gérer, ce n'est pas très raisonnable.

Aux termes du système civiliste français, quand vous décédez, votre argent est immédiatement transmis à quelqu'un. Vous ne pouvez pas prendre des dispositions sur des années à venir.

Là aussi, le législateur - cette maison y a très bien contribué - s'est dit qu'il fallait faire un certain nombre de choses.

L'assurance vie est aujourd'hui l'instrument d'épargne le plus populaire en France. Or qu'est-ce que l'assurance vie, si ce n'est l'organisation d'un trust ? Cela consiste à placer de l'argent qui ne vous appartient plus, qui n'appartient pas à la compagnie d'assurances et qui est insaisissable. Nous sommes donc dans la même situation.

Moi, ce qui me frappe, c'est que, faute de reconnaître ce système, alors même que la France a signé - mais non ratifié - la convention de La Haye, on a créé des dispositifs, le mandat de protection future notamment, qui aboutissent finalement à peu près au même résultat.

Je ne suis pas un défenseur acharné du trust, je suis au contraire un partisan acharné du droit civil. Mais quand des outils correspondent à un besoin et à une réalité, soit on les condamne et on fait comme l'année dernière, on sanctionne et on dit que c'est systématiquement réputé comme frauduleux, soit on a une approche un peu plus nuancée - celle qui a été évoquée par Pierre-Sébastien Thill - en disant  que cela correspond, dans un certain nombre de cas, à des besoins sociaux.

Aujourd'hui, un Français ne peut pas créer de trust. Que fait-il ? Il souscrit un contrat d'assurance vie. Et comme il ne veut pas perdre complètement la main, au lieu de souscrire son contrat d'assurance vie en France, il le souscrit au Luxembourg parce qu'il peut y mettre un peu ce qu'il veut, alors qu'en France, en principe, c'est interdit. Je dis « en principe » car on sait très bien que, au-delà d'un certain montant de patrimoine, les compagnies d'assurances peuvent se montrer beaucoup plus accommodantes.

Là aussi, on est parfois dans le déni de la réalité. On condamne au lieu d'essayer de voir quelle est la réalité, comment, sur ces terrains où il y a un vrai problème, on peut essayer de lutter contre la compétition internationale.

J'ai pris l'exemple de l'assurance vie. Soit la France ne fait rien, on garde la législation telle qu'elle est, on est très rigoureux et on sait très bien que les gens iront ouvrir des contrats d'assurance vie au Luxembourg, soit on essaie de voir la réalité en face : les contrats ouverts au Luxembourg ne pourraient-ils pas l'être en France ? Les richesses resteraient en France, les personnes qui gèrent cet argent également et il y aurait peut-être quelques impôts supplémentaires payés en France, alors que, aujourd'hui, c'est de la matière fiscale qui s'évapore dans les pays étrangers.

Notre problématique est un peu la suivante : notre intérêt est que l'argent, nos clients, nos entreprises et nos personnes fortunées restent en France.

Quand des personnes se délocalisent, je touche quelques honoraires sur le moment, mais ensuite, ce sont mes confrères suisses et belges qui en profitent, ce n'est pas moi.

M. Pierre-Sébastien Thill. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je souhaite apporter une précision en réponse à vos questions, qui sont tout à fait légitimes.

Nous vous apportons un témoignage en tant qu'avocats dans l'exercice de notre profession. Si nous vous disons que nous ne pouvons pas conseiller à nos clients, grandes sociétés françaises, d'utiliser des paradis fiscaux, c'est parce que c'est la réalité. Mais nous ne disons pas qu'ils n'existent pas.

M. Francis Delattre. - Nous ne vous croirions pas !

M. Pierre-Sébastien Thill. - Parmi les 50 000 avocats exerçant en France, ceux qui sont « inquiétés » dans des affaires en tant que professionnels sont très peu nombreux. Je pense qu'il n'y en a pas une dizaine à ce jour. C'est notre manière d'exercer le métier.

Bien évidemment, les paradis fiscaux existent et c'est un problème eu égard à toutes les habitudes au Moyen-Orient ou en Chine, par exemple. C'est un sujet qui intéresse les États membres de l'OCDE et nos pays, mais la France pas plus que l'Allemagne ou les États-Unis.

Notre message n'est pas : cela n'existe pas, tout va bien, rassurez-vous ! Non, lorsque des personnes font appel à nous, nous les guidons au mieux en leur disant - c'est un élément important, me semble-t-il, voyez les affaires Wildenstein ou autres - : si vous avez des fonds à l'étranger et que vous voulez les utiliser en Allemagne, aux États-Unis ou en France, cela deviendra très compliqué. Vous arriverez fatalement à du blanchiment de fraude fiscale.

Le système est extrêmement dissuasif. Mais existe-t-il des personnes qui mettent en place des sociétés-écrans ? Bien sûr ! Mais notre métier n'est ni de les y encourager, ni de les conseiller, ni de les accompagner dans ces démarches.

Nous ne sommes pas là pour dire que tout va bien.

M. Philippe Dominati, président. - Avant de donner la parole à notre rapporteur pour conclure, je vous poserai une question à tous les cinq puisque vous représentez la profession.

Selon M. Monsellato, la fraude n'est pas un phénomène important, elle est plutôt bien contrôlée dans notre pays, et dès lors qu'il n'y a pas d'harmonisation, c'est la compétitivité. Ce sentiment est-il partagé par vous tous ? La compétitivité, non pas face à des paradis fiscaux, mais face à nos voisins européens - le Royaume-Uni, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, l'Italie - représente-t-elle véritablement votre activité principale ? Vous minimisez les paradis fiscaux dans les structures juridiques, le confirmez-vous pour l'ensemble de la profession ?

MM. Pierre-Sébastien Thill, Gianmarco Monsellato, et Éric Ginter. - Oui !

M. Philippe Dominati, président. - Par ailleurs, je voudrais revenir sur ce que vous avez indiqué à M. Delattre.

La commission avait souhaité avoir un témoignage des autorités américaines - mais je ne sais pas si nous y parviendrons, il semblerait qu'il y ait quelques difficultés diplomatiques - car il y a effectivement des bruits - un article de presse que j'ai déjà cité - laissant entendre que les États-Unis voudraient renoncer à ce statut de la territorialité mondiale pour s'adapter au droit commun des autres pays. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'état des discussions ?

M. Gianmarco Monsellato. - Soit par notre pôle de prospective, soit par la chambre de commerce internationale - je suis membre du comité fiscal - nous sommes assez en pointe sur ces sujets avec les Américains.

Cette discussion existe depuis plusieurs années aux États-Unis. Elle a été relancée par l'administration Obama, qui considère que leur système d'imposition mondiale est en fait extrêmement néfaste à l'économie de leur pays parce qu'il encourage les entreprises américaines à créer des emplois à l'extérieur et à ne pas rapatrier l'argent car cela entraîne la taxation aux États-Unis.

L'administration Obama considère que ce système encourage les entreprises américaines à ne jamais rapatrier l'argent aux États-Unis. D'où la réforme Bush : pendant un an, vous rapatriez votre argent net d'impôt et vous n'êtes pas taxé. Mais c'était une exception.

Parmi les conseillers de l'administration Obama, certains disent qu'il faudrait faire comme en France, un système territorial où l'on ignore tout ce qui se passe en dehors des États-Unis, et quand les entreprises rapatrient leur argent, on ne les taxe pas pour recréer de l'emploi aux États-Unis.

Cette fois-ci, il y a même eu un rapport remis à l'administration Obama, pour lequel un certain nombre d'avocats européens ont été consultés, dont notre cabinet.

La question n'est pas tranchée, il y a clairement un débat. Au Sénat américain, d'autres voix disent : notre système a l'avantage de nous permettre de contrôler ce qui se passe en dehors de nos frontières alors que la territorialité risque de nous rendre aveugles.

Deux écoles s'affrontent, mais la grande nouveauté, c'est que, depuis deux ans ou trois ans, le débat est sérieux. Si la crise dure, il n'est pas impossible qu'il y ait un changement. Si un jour le code des impôts américain est réécrit, ce qui est promis depuis longtemps, il n'est pas impossible que les États-Unis reviennent à un système plus territorial.

M. Éric Ginter. - Nous parlons de l'impôt sur les sociétés.

M. Gianmarco Monsellato. - S'agissant de l'impôt sur les particuliers, la réflexion est moins avancée.

M. Éric Ginter. - En France, c'est l'inverse. Nous avons un système mondial pour les personnes physiques et un système territorial pour les entreprises, alors que les Américains ont un système mondial pour les entreprises et pour les particuliers.

M. Gianmarco Monsellato. - Il y a sur ce sujet dans le Wall Street Journal ce matin, un article sur l'un des fondateurs de Facebook qui a quitté les États-Unis pour vivre à Singapour et qui a renoncé à sa nationalité américaine pour ne pas payer l'impôt sur les plus-values.

Par conséquent, aux États-Unis, on se dit in fine que si quelqu'un veut vivre à Singapour, on ne peut pas l'en empêcher.

Néanmoins, ce que l'on oublie et ce que l'article expliquait très bien, c'est que, aux termes du droit américain, vous payez chaque année au fil de l'eau une quote-part sur votre plus-value notionnelle au fisc américain, et quand vous vous délocalisez complètement et que vous prenez une autre nationalité, une partie a déjà été taxée.

Mais les États-Unis, comme nous, face à la mondialisation et à la compétition internationale, s'interrogent sur la pertinence de leur système fiscal.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Monsieur Monsellato, vous avez cité tout à l'heure le chiffre de 2 000 milliards de dollars pour rendre compte du commerce international. C'est le PIB de la France. Le chiffre est en réalité un peu supérieur à 18 000 milliards de dollars.

M. Gianmarco Monsellato. - Il s'agit probablement de 20 000 milliards de dollars. Ce sont, me semble-t-il, les chiffres de l'OCDE, on peut les retrouver sur leur site internet.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - L'un d'entre vous a évoqué la gestion des pavillons de complaisance du Libéria par un cabinet d'avocats américain. Un cabinet d'avocats français accepterait-il de gérer les pavillons de complaisance ?

M. Éric Ginter. - C'est parce que nous sommes une profession réglementée que nous n'avons pas le droit de le faire.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Vous appartenez à des groupes internationaux, la réglementation est-elle la même pour tous ? Existe-t-il un code commun d'éthique, de bonne pratique ? Qui contrôle la profession en France et dans le monde ? Votre groupe est-il présent dans les paradis fiscaux ?

M. Pierre-Sébastien Thill. - S'agissant de la présence dans les paradis fiscaux - si l'on s'entend sur le terme de « paradis fiscaux » - CMS-BFL est un cabinet français, nous n'avons aucun intérêt économique en tant que tel dans un autre cabinet, mais notre réseau couvre toute l'Union européenne, plus quelques autres pays européens, nous sommes donc bien présents dans ces pays.

Ce qui est important, c'est que nous avons une éthique, une intégration opérationnelle, notamment pour les règles de facturation de nos clients. Mais, surtout, nous avons des codes éthiques et nous avons, par exemple, établi un « passeport CMS » : lorsque nous avons un nouveau client, nous avons toute une procédure de vérifications. Nous refusons un client si, dans la chaîne de participations, nous trouvons une société implantée dans un paradis fiscal et dont nous ne pouvons pas identifier les bénéficiaires. C'est un passeport CMS : lorsque l'on accepte un client dans un pays, le passeport est valable dans tout le réseau et chaque cabinet du réseau est tenu de faire ce même exercice.

Par ailleurs, nous avons des règles qui s'imposent à chaque cabinet, membre du réseau. Par exemple, le cabinet allemand travaillant pour un client français est tenu d'informer CMS-BFL de la nature de l'activité qu'il exerce pour cette société française et inversement. Cela fonctionne ainsi dans tout le réseau.

Nous avons des règles d'éthique qui fonctionnent, cela nous paraît déjà largement suffisant.

Mme Manon Sieraczek. - Pour 2012, il n'y a plus que huit paradis fiscaux. Par conséquent, je ne pense pas que CMS-BFL soit présent au Botswana, à Brunei ou au Guatemala.

M. Pierre-Sébastien Thill. - Non, il ne s'agit que des pays européens.

M. Éric Ginter. - Monsieur le rapporteur, pour répondre précisément à votre question, les grands cabinets ont tous les mêmes règles, notamment la règle KYC - Know Your Customer : lorsque nous ouvrons un dossier, qu'il s'agisse d'une entreprise ou d'une personne physique, nous devons absolument savoir qui est le Ultimate Beneficial Owner, le UBO.

On a évoqué précédemment l'exemple - j'ai eu personnellement à traiter récemment un sujet de cette nature -, d'une personne qui voulait acquérir une villa importante dans le sud de la France à travers une société un peu folklorique. Le notaire a refusé de recevoir les fonds - cela limite déjà un peu les débats. Elle est venue nous voir - elle était évidemment très malheureuse - et nous lui avons dit : il est hors de question pour nous d'intervenir dès lors que vous ne nous dites pas qui est le UBO.

Cela fait peut-être des honoraires en moins, mais nous préférons dormir tranquilles et que notre réputation ne se trouve pas mêlée à des opérations que nous ne maîtrisons pas.

Nous faisons un métier dangereux et compliqué, nous voulons bien vendre assez cher les heures dans la journée, mais nous ne vendons pas les heures de nuit et pas les heures d'insomnie.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Monsieur Thill, vous avez évoqué la localisation des profits et vous avez considéré que la localisation des droits incorporels dans des États peu fiscalisés avait peu d'intérêt. On peut donc s'étonner que les grands groupes délocalisent certaines de leurs activités : je pense à Google aux Bermudes. Quel est donc l'intérêt pour ces groupes de pratiquer une activité inutile ?

M. Pierre-Sébastien Thill. - Pour des sociétés françaises qui versent des redevances à l'étranger, cela ne présente aucun intérêt.

En revanche, les Bermudes, c'est une plateforme très utilisée par des groupes américains. Comme le disait Gianmarco Monsellato précédemment, tout ce qui est américain est taxé aux États-Unis, mais pour tout ce qui est hors des États-Unis, la plateforme des Bermudes - paradis fiscal - est très utilisée par des grands groupes américains et pas seulement Google.

M. Éric Ginter. - Cette situation est parfaitement connue du fisc américain et cela se fait avec sa complicité. On retrouve ici la notion dont parlait tout à l'heure M. Monsellato, la fiscalité est au service de la compétition entre les États et il y a de la compétition entre les entreprises, c'est tout à fait évident. Le fisc américain sait très bien que certains groupes ont des « réserves » - ce ne sont même pas des caisses noires -, dans un certain nombre de ces pays. Elles ne sont pas taxées, mais elles permettent le développement de ces groupes américains.

M. Philippe Dominati, président. - Lorsque l'État français autorise un pavillon aux Îles Kerguelen, est-ce de même nature ?

M. Éric Ginter. - Non, pas du tout. On n'utilise plus les Îles Kerguelen, il y a maintenant le registre international français, le RIF. Un armateur français peut avoir des bateaux immatriculés partout dans le monde, mais, de toute façon, le bénéfice sera taxé à Marseille, par exemple.

M. Philippe Dominati, président. - C'est de même nature, il s'agit de la compétitivité.

M. Éric Ginter. - Là, en l'occurrence, l'utilisation de certains pavillons vise surtout à contourner un certain nombre d'obligations sociales. En réalité, cela n'a absolument rien à voir.

De surcroît, en ce qui concerne le shipping, - on a fait une étude assez complète sur une quarantaine de pays dans le monde -, la plupart des pays sont passés au système de la taxe au tonnage avec des taux quasiment identiques. J'ai moi-même réalisé un rapport à ce sujet pour le ministère des transports. Il y a donc une harmonisation à peu près complète, seuls les Grecs sont un peu en marge du système, mais, en réalité, dans tous les pays importants du shipping, en tout cas, à l'intérieur de l'Union européenne, le système d'imposition est le même. Il est surveillé par la Commission européenne.

M. Philippe Dominati, président. - Ce sont les droits sociaux.

M. Éric Ginter. - Au niveau fiscal, une harmonisation complète a été faite dans un secteur déterminé et sur un problème précis. L'harmonisation n'est pas nécessairement générale, elle peut se faire aussi point par point, thème par thème. On évite ainsi d'avoir une compétition fiscale entre les États, puisqu'il y a une harmonisation de fait.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Madame, messieurs, je vous rappelle que nous sommes très demandeurs d'avoir des réponses écrites à notre questionnaire.

Nous allons rendre un rapport - validé, je l'espère, par la commission -, qui devrait - nous l'espérons - aboutir à une nouvelle législation. Nous allons donc recréer de l'instabilité que vous pointez du doigt, mais c'est la démocratie, c'est le jeu des décisionnaires, ou alors je m'en référerai au film Le Guépard de Visconti : il faut tout changer pour que rien ne change. On ne peut pas reprocher aux parlementaires de vouloir changer les choses pour améliorer la situation, vous nous reconnaîtrez ce droit.

M. Philippe Dominati, président. - Madame, Messieurs, je vous remercie de vos témoignages, mais l'instabilité, c'est pour créer de la stabilité, monsieur le rapporteur. (Sourires.)

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Absolument ! Et le bonheur humain !

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie de vos contributions, c'était très intéressant.