Mercredi 7 mai 2014

- Présidence de M. Yves Daudigny, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 30.

Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, sous la présidence de M. Yves Daudigny, vice-président, la mission commune d'information procède à l'audition de M. Michel Houdebine, chef du service des politiques publiques, de la direction générale du Trésor.

Audition de M. Michel Houdebine, chef du service des politiques publiques à la direction générale du Trésor

M. Yves Daudigny, vice-président. - Au cours de nos premières séries d'auditions, nous avons cherché à comprendre les mécanismes économiques qui sous-tendent les politiques d'allègements de cotisations, à situer cette politique parmi les politiques de l'emploi, à tenter quelques comparaisons internationales. Nous avons recueilli le point de vue du ministre et des partenaires sociaux et entendu des économistes ayant procédé à des évaluations. Nous entamons un nouveau cycle consacré à la mutation récente qui affecte cette politique, avec la prise en compte nouvelle de la compétitivité de nos entreprises.

Dans un document de janvier 2012, la direction générale du Trésor a procédé à une évaluation de la politique d'allègements de cotisations, en collaboration avec la Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), et a conclu que cette politique « a fait la preuve de son efficacité » et qu'elle constitue « l'un des instruments les moins coûteux à moyen terme en termes de création d'emplois ». Si ce constat semble largement partagé, d'aucuns considèrent que ce dispositif a renforcé la spécialisation de notre économie sur des secteurs intenses en emplois peu qualifiés et affaibli son positionnement dans la concurrence internationale.

Une des questions centrales de nos travaux est celle du ciblage des allègements : quels secteurs en sont les principaux bénéficiaires ? Je remercie M. Michel Houdebine de contribuer à nos travaux en nous apportant son expertise.

M. Michel Houdebine, chef du service des politiques publiques à la direction générale du Trésor. - Les travaux menés avec la Dares ont été publiés dans le n° 97 de Trésor Eco et, dans une version plus complète, dans la revue de la Dares. Les dispositifs actuels d'exonérations de cotisations sociales sont le résultat de trois vagues successives d'allègements. Entre 1993 et 1997, suite à un rapport du Commissariat général au plan qui signalait une hausse rapide du taux de chômage des travailleurs peu qualifiés, le Gouvernement a souhaité réduire le coût du travail des salariés dont la rémunération était égale au Smic ou légèrement supérieure, car la population active comportait beaucoup de travailleurs peu qualifiés. Le coût du travail était une barrière à la création d'emplois ; pour ne pas toucher au pouvoir d'achat, il a fallu réduire les coûts associés à la rémunération.

La deuxième vague a accompagné la politique de réduction du temps de travail. Afin que celle-ci ne se traduise pas par une baisse de la rémunération mensuelle, et si l'on ne voulait pas non plus que le coût de l'heure travaillée augmente, il fallait soit accroître la productivité, soit instaurer une modération salariale durable, soit diminuer les cotisations. C'est une combinaison des trois qui a été choisie. A la fin de la mise en place des 35 heures, différentes garanties de rémunération mensuelle coexistaient : le gouvernement de M. Fillon a décidé d'aligner l'ensemble des garanties sur la plus généreuse, et de compenser la hausse du coût du travail qui en résultait par une troisième vague d'allègements généraux, de 18,2 à 26 points de cotisation.

Au cours des vingt dernières années, le niveau des allègements de cotisations s'est donc progressivement accru, les objectifs qui leur ont été assignés se sont multipliés et transformés. Un dernier renforcement du système d'exonération, en faveur des entreprises de moins de vingt salariés, est intervenu début 2008, faisant culminer son coût brut annuel, qui a depuis légèrement décru pour s'établir autour de 20 milliards d'euros par an. Les déterminants du coût brut des exonérations sont le barème des allègements, bien sûr, et la dynamique de la population rémunérée au Smic - qui a atteint un maximum entre 2007 et 2008, pour ensuite progresser de façon beaucoup plus modérée. En France, le salaire net perçu par les salariés touchant le Smic est relativement élevé par rapport à d'autres économies avancées : il est un peu supérieur à 65 % du salaire médian.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Qu'en est-il en Allemagne ?

M. Michel Houdebine. - Il n'y a pas de salaire minimal. Dans certaines branches, les travailleurs les moins bien payés gagnent sans doute autant qu'en France, mais dans d'autres, comme la filière porcine, ils reçoivent beaucoup moins : le salaire horaire peut descendre à 4 euros, contre plus de 9 euros pour le Smic.

Si l'on examine le salaire net après impôt au niveau du Smic rapporté au salaire médian, le salaire minimum est plutôt élevé. Mais la France étant atypique par l'ampleur des politiques mises en oeuvre, le coût du travail au niveau du Smic se situe dans la moyenne haute des économies de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). On observe une forte progressivité des cotisations entre salaire minimum et salaire médian, autrement dit une forte progressivité du « coin fiscalo-social ».

Comme le coût du travail au niveau du Smic reste relativement élevé par rapport à nos voisins européens, Belgique, Pays-Bas, Royaume-Uni, Espagne, le Gouvernement a complété le dispositif d'allègements par le crédit d'impôt compétitivité emploi (Cice), par le pacte de responsabilité, pour traiter, outre la question des rémunérations, celle de la compétitivité. Les entreprises pourront donc déduire de leur impôt sur les sociétés 6 % du coût que représentent les salariés dont la rémunération est inférieure à 2,5 Smic, ce qui coûtera environ 20 milliards d'euros par an. Le pacte de responsabilité élargit le nombre de cotisations faisant l'objet d'exonérations : les cotisations recouvrées par l'Urssaf - sauf la cotisation à l'assurance-chômage (4 points) - seront concernées. Il restera toutefois des charges sociales au niveau du Smic : les cotisations patronales à l'Agirc et à l'Arrco. Enfin, une exonération de 1,8 % est prévue pour les salaires inférieurs à 3,5 Smic, pour un coût global de 9 milliards d'euros.

M. Gérard Longuet. - Il s'agit bien des cotisations patronales ?

M. Michel Houdebine. - Oui. A long terme, les cotisations patronales et salariées pourront être traitées pareillement, mais à court terme il en va différemment.

Ainsi, le coût du travail est diminué de 35 % au niveau du Smic. La progressivité du barème n'est pas atypique : seule l'est peut-être sa pente, qui répond au niveau élevé de notre salaire minimal. Le niveau des cotisations patronales au niveau du Smic a continuellement décru depuis 1994...

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Il s'établira à 7 % en 2017.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Le Cice ne concerne-t-il pas le Smic ?

M. Michel Houdebine. - Le Cice fait baisser de six points le coût du travail rémunéré au Smic.

M. Gérard Longuet. - En somme, le coût pour la collectivité est le même : mais il est transféré du producteur au consommateur, et au contribuable...

M. Gilbert Barbier. - Et sur l'emprunt !

M. Gérard Longuet. - Le Cice est un crédit d'impôt : les entreprises doivent tout de même débourser les sommes, qui leur seront ultérieurement remboursées.

M. Michel Houdebine. - L'effet escompté n'est guère décalé dans le temps, il reste proche.

M. Gérard Longuet. - Pourquoi avoir choisi ce dispositif ?

M. Michel Houdebine. - Pour avoir un effet sur les bas salaires avec le niveau actuel des cotisations, il aurait fallu réduire les cotisations résiduelles qui sont les cotisations patronales à l'assurance-chômage. C'est pourquoi le Gouvernement a préféré procéder par crédit d'impôt.

Les allègements de cotisations ont plus d'effet sur l'emploi au niveau du Smic que pour des salaires plus élevés. La demande d'emploi des entreprises est moindre aux niveaux de salaire plus élevés ; l'offre de travail, elle, augmente avec la rémunération. L'équilibre se situe là où les deux courbes se croisent. Pour le travail peu qualifié, les courbes se croisent à un niveau inférieur au Smic (comme l'a confirmé une étude menée par le Conseil d'analyse économique, prenant appui sur le cas de l'Allemagne, où le salaire minimum administré n'existe pas), mais l'équilibre s'établit bien sûr au niveau du salaire minimum. En baissant par les exonérations le coût du travail, on augmente, pour un niveau donné de salaire, la demande. On déplace l'équilibre vers le haut. Pour les personnes plus qualifiées, l'équilibre se déplace aussi mais de façon moindre.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les schémas auxquels vous faites référence sont complexes. Surtout, ces conclusions sont-elles vérifiées par les évaluations ?

M. Michel Houdebine. - Les économistes parlent d'élasticité pour désigner l'augmentation de l'emploi induite par une baisse donnée du coût du travail. Il existe des travaux mesurant cette élasticité au niveau du Smic - où elle est proche de 1 - ou pour l'ensemble de la population active - environ 0,5 - mais nous ne disposons pas de données pour tous les niveaux de salaire. Il est toutefois possible de construire une courbe hypothétique : l'élasticité doit forcément être inférieure à 0,5 sur certains segments, et il y a consensus sur l'idée qu'elle décroît régulièrement quand le salaire augmente. C'est ce profil d'élasticité, qui fait consensus, que le Haut Conseil du financement de la protection sociale a utilisé pour évaluer les mesures du pacte de responsabilité.

Quel est le coût pour la puissance publique de chaque emploi ainsi sauvegardé ou créé ? Les études sur ce point, centrées sur les mesures prises dans les années 1990, convergent vers un coût brut annuel moyen compris entre 20 000 et 40 000 euros.

M. Gérard Longuet. - C'est une dépense qu'il faut donc renouveler chaque année pour maintenir l'emploi...

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les autres dispositifs sont-ils trop récents pour être évalués ?

M. Michel Houdebine. - Il est difficile d'évaluer le dispositif mis en place par le gouvernement Fillon.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Nous nous fondons donc sur l'évaluation de dispositifs vieux de vingt ans...

M. Michel Houdebine. - Mais qui sont encore en vigueur. Bien sûr, les coûts évoqués sont bruts : ils ne tiennent pas compte des recettes créées par les emplois supplémentaires.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Certains disent que le coût net est inférieur de moitié. Nous avons entendu ce chiffre dès les premières auditions, mais je comprends que le Trésor ne s'engage pas sur une telle estimation...

M. Michel Houdebine. - Il est très difficile de le mesurer, car tout dépend de la situation de chaque personne : si un travailleur au RSA passe au Smic, le gain pour les finances publiques est de 12 000 euros, soit, en effet, la moitié du coût.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Il est vrai que les parcours sont chaotiques, la précarité augmentant...

M. Michel Houdebine. - Les situations individuelles sont trop différentes pour que l'on puisse procéder à une évaluation unique.

Combien d'emplois les exonérations créent-elles ? Les évaluations divergent, selon que l'on retient une hypothèse de rendement équivalent à ceux observés dans les années 1990, ou d'efficacité décroissante. Cependant, nous disposons de l'évaluation Cahuc-Carcillo sur le dispositif zéro charge créé pour les très petites entreprises (TPE)...

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les TPE sont un monde à part !

M. Michel Houdebine. - On peut tout de même en tirer ce message : il ne faut pas croire à l'épuisement de l'efficacité de la mesure. Les deux économistes sont parvenus à une estimation d'élasticité de 2 autour du Smic. Le dispositif zéro charge semble avoir eu un effet puissant. Il était certes temporaire...

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Après sa disparition, les emplois ont-ils été conservés ?

M. Michel Houdebine. - Je ne pense pas. C'est le maintien du dispositif qui préserve l'emploi.

La part du travail peu qualifié dans l'emploi a été stabilisée. La qualification moyenne des travailleurs a progressé en France, mais faiblement, en raison de l'effet de stock : il faut du temps pour que les travailleurs non qualifiés sortent du marché du travail.

Quelle est l'effet des exonérations sur la qualification des travailleurs et les salaires ? En principe, l'effet sur les salaires, nul par définition au niveau du Smic, apparaît au-delà. Comme le niveau de cotisation augmente avec le salaire, le coût du travail augmente plus vite que le salaire perçu. C'est une incitation à maintenir les salaires à un bas niveau. Pour le salarié, c'est un frein à la formation, puisque ses nouvelles compétences seront mal reconnues. En somme, le risque est de créer une trappe à bas salaires. S'est-il réalisé ? Les études empiriques ne sont guère concluantes.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Ce que les graphiques ne révèlent pas, la vie le montre !

M. Michel Houdebine. - Notre impression est que le risque s'est peut-être partiellement réalisé, mais dans des proportions modestes. Cela doit nous inciter à ne pas accroître trop fortement la pente du dispositif d'allègements - le Gouvernement s'en est d'ailleurs bien gardé.

Dans les pays n'ayant pas instauré d'allègements sur le travail peu qualifié, où les salaires des travailleurs peu qualifiés sont faibles et le taux d'emploi, élevé - comme par exemple l'Allemagne ou les Etats-Unis - cette situation ne constitue pas un obstacle à la montée en gamme technologique. Les mesures en faveur des bas salaires ne doivent pas être vues comme des mesures favorisant la croissance de long terme.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - En Allemagne, le poids du travail qualifié, par rapport au travail peu qualifié, est plus important que chez nous. C'est ce qui explique que de faibles salaires n'y entravent pas la montée en gamme.

M. Michel Houdebine. - C'est vrai que la qualification des travailleurs est plus élevée en Allemagne qu'en France, comme le montre le niveau de rémunération. Cela découle de la meilleure qualité du système d'éducation et de formation professionnelle. Quoi qu'on en dise, les études de l'OCDE, et notamment les rapports Pisa, révèlent chez nous de réelles faiblesses à cet égard.

Quels sont les secteurs auxquels les allègements profitent le plus ? L'industrie, qui ne représente plus que 13 % de la valeur ajoutée en France, bénéficie d'environ 14 % des allègements généraux et 20 % du montant du Cice. Quel que soit le dispositif, il est difficile de cibler les allègements sur l'industrie, car la structure de l'emploi est à peu près semblable dans les autres secteurs, à part la grande distribution, qui concentre des emplois peu qualifiés, ou la finance, qui rassemble les hautes rémunérations. Cela dit, l'effet pour l'industrie passe aussi par les consommations intermédiaires de services.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Quelle est leur part dans la production industrielle ?

M. Michel Houdebine. - Dans l'industrie, le coût du travail et le coût des consommations intermédiaires sont équivalents. Infléchir les prix de celles-ci est donc aussi efficace que d'agir sur le coût du travail, même si l'impact n'est pas immédiat et mécanique.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - La compétitivité est aussi liée au coût du capital. Le manque d'investissement par les entreprises françaises est-il imputable à l'exigence de rémunération des actionnaires ? La part des dividendes dans la valeur ajoutée semble avoir récemment augmenté... Quant au ciblage des exonérations, pourquoi l'élasticité est-elle plus faible pour les rémunérations élevées ? Comment quantifier l'impact des exonérations de charges centrées sur les secteurs à bas salaires sur la compétitivité ?

M. Gérard Longuet. - Avez-vous croisé vos résultats avec les données sur l'investissement productif par salarié ? Les coûts d'investissement par emploi créé sont de plus en plus lourds, ce qui relativise le facteur salarial. On voit bien en Allemagne ou aux Etats-Unis que les bas salaires n'empêchent pas la hausse de la productivité, si l'investissement par salarié se développe. Salaire, charges et investissement productif sont les trois leviers d'action. J'ai été ministre de l'industrie dans le gouvernement de M. Balladur. Nous souhaitions alors enrichir la croissance en emplois, en multipliant les embauches dans ce que nous appelions les petits métiers. Or on observe aujourd'hui un déficit d'investissement productif par emploi. Les allègements de charges ont un effet à court terme mais la productivité dépend de la qualité de l'outil de travail et du niveau de formation. Avec Maastricht, nous nous sommes engagés à ne plus dévaluer pour réajuster nos coûts relatifs de production ; d'où la tentation de basculer les charges des producteurs sur les consommateurs - mais ceux-ci étant des salariés, ils finissent par demander des hausses de salaires ! Autre option : accroître la part de capital investi par salarié. Quant à la répartition par secteur, n'oublions pas qu'il est parfois difficile de faire le départ entre service et industrie. La distinction entre business to business (« B to B ») et business to consumer (« B to C ») me semble plus pertinente.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Ramener vers l'emploi des personnes peu qualifiées et accroître notre compétitivité internationale, sont-ce deux objectifs convergents, contradictoires ou indépendants ?

M. Gérard Longuet. - En 1992, président de la région Lorraine, je m'étonnais du montant important des investissements allemands sur notre territoire. C'est que le coût du travail en Moselle était alors inférieur de 20 % à celui que connaissait l'Allemagne ! Aujourd'hui, il lui est supérieur de 3 % à 4 % dans l'industrie. La politique d'exonération de charges ne doit pas se substituer à l'encouragement à la formation brute de capital fixe, ni nous dispenser de veiller à notre compétitivité.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Nous poursuivons, avec un même outil, deux objectifs : lutter contre le chômage des travailleurs non qualifiés et améliorer la compétitivité de nos entreprises. Mais nous avançons sans visibilité ; les évaluations sont incertaines.

M. Michel Houdebine. - C'est vrai, les statistiques montrent un accroissement des dividendes, mesurés en part du PIB. L'Insee a étudié cette tendance ; nous nous y sommes nous aussi intéressés. Un premier facteur explicatif est la séparation des entreprises en plusieurs entités, qui provoque des doubles comptages en comptabilité nationale, alors même que la somme versée aux actionnaires ne change pas. Deuxième explication : les entreprises françaises ont renforcé leurs fonds propres au cours de la dernière décennie, ce qui a accru le volume des dividendes versés. Si l'on tient compte de ces deux éléments, il n'est pas sûr que la hausse de la part des dividendes qui apparaît dans les statistiques corresponde à une augmentation du volume de rémunération des actionnaires.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Avez-vous publié ces réflexions ?

M. Michel Houdebine. - Non. L'Insee non plus, je crois.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Sur quoi se fondent, alors, les économistes qui ont affirmé que la part des dividendes avait augmenté ?

M. Michel Houdebine. - C'est ce que les statistiques paraissent exprimer, tout simplement.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Pourquoi les entreprises ont-elles accru leurs fonds propres ?

M. Michel Houdebine. - Par sécurité, ou faute d'opportunités d'investissements.

M. Gérard Longuet. - Et parce que les banques ne prêtent pas, même si les taux affichés sont très bas...

M. Michel Houdebine. - Les entreprises françaises sont à présent bien capitalisées, contrairement à ce qu'on entend parfois dire.

M. Gérard Longuet.  Quelle part des dividendes de nos entreprises part à l'étranger ? La moitié des actionnaires du CAC 40 sont des fonds de pension anglo-saxons, dont le but est de pressurer autant que possible les entreprises !

M. Michel Houdebine. - Les entreprises paient moins cher leur dette que leurs fonds propres, ce qui est logique puisque les créanciers sont les premiers servis en cas de faillite et les actionnaires, les derniers.

M. Gérard Longuet. - Il y a aussi des logiques démographiques : la retraite par capitalisation des pays anglo-saxons se heurte aux mêmes difficultés - accroissement de l'espérance de vie et donc de la durée passée à la retraite - que notre propre système. Résultat : une obligation de rentabilité accrue pour les fonds de pension.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Et c'est nous qui payons !

M. Michel Houdebine. - Ajoutons que la crise les a malmenés...

Que font les entreprises des exonérations de charges ? Selon l'enquête Insee, elles les consacrent d'abord à l'investissement, puis à l'emploi, aux salaires et enfin à une baisse des prix. Des baisses de charges sur des emplois relativement qualifiés se traduisent, à long terme, par des hausses de salaires et, dans une bien moindre mesure, à des créations d'emplois. La transition peut être longue avant que la compétitivité et les marges s'accroissent. Le Gouvernement voulait des mesures qui ciblent les hauts salaires mais avec un effet économique à court terme.

Je partage votre sentiment sur le fait que l'industrie et les services sont de plus en plus difficiles à différencier. Que penser d'Apple, par exemple ? Les Etats-Unis le considèrent comme une industrie. En France, cette entreprise serait classée parmi les services.

M. Gérard Longuet. - Un logiciel est à la fois un produit et un service !

M. Michel Houdebine. - Le secteur des services contribue de plus en plus aux échanges internationaux. Je ne crois pas que la politique de l'emploi soit incompatible avec la lutte pour la compétitivité. L'objectif du Cice est de faire baisser de 1 % le taux de chômage. Les baisses de charges destinées à ramener vers l'emploi les travailleurs peu qualifiés ne suffisent pas à développer la compétitivité : il faut aussi investir et accroître la qualification des travailleurs.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Cela pose des problèmes d'évaluation.

M. Michel Houdebine. - Les entreprises françaises, contrairement à ce qui est souvent dit, n'ont pas décroché en termes d'investissement. Elles ont fait davantage d'efforts que leurs homologues européennes pour continuer à investir pendant la crise. Certes, leurs marges se sont sensiblement réduites depuis une dizaine d'années, surtout dans l'industrie, où la modération salariale allemande s'est fait ressentir. Certains investissements ne sont pas productifs - notamment ceux dans l'immobilier - mais elles ont tout fait pour rester dans la course. Combien de temps le pourront-elles avec des marges réduites ? Pour l'heure, elles s'endettent.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Merci pour cet exposé.

La réunion est levée à 11 h 10.

La réunion est ouverte à 15 h 45.

Au cours d'une seconde réunion tenue dans l'après-midi, sous la présidence de M. Yves Daudigny, vice-président, la mission commune d'information procède à l'audition de MM. Benjamin Gallezot, adjoint au directeur général, de la direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services (DGCIS) et Olivier Passet, directeur des synthèses économiques, du groupe Xerfi.

Audition de M. Benjamin Gallezot, adjoint au directeur général, de la Direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services (Dgcis)

M. Yves Daudigny, vice-président. - Nous abordons un nouveau cycle de nos travaux consacré au volet « compétitivité » de l'impact des allègements de cotisations. Considérée dans un premier temps comme un faux problème, la question de la compétitivité a pris une place croissante dans le débat public, le rapport Gallois de 2012 ayant suscité une forme de consensus, au moins sur les constats : dégradation de la part de marché de la France dans le commerce mondial, déficits records de la balance commerciale, y compris hors énergie, baisse continue de l'emploi industriel, déficit d'investissement et d'innovation. Le niveau des prélèvements sur le travail a été au coeur des débats, non plus seulement pour lutter contre le chômage mais avec un objectif d'amélioration des performances de l'économie française. Quelle est selon vous la part de cet élément dans les déterminants de la compétitivité française ? Il est parfois fait grief aux allègements de cotisations d'avoir perpétué une mauvaise spécialisation de notre économie. Quelle est votre analyse, quels seraient les bons outils ?

M. Benjamin Gallezot, adjoint au directeur général de la Direction de la compétitivité, de l'industrie et des services (DGCIS). - La particularité de la DGCIS est de regrouper des services du ministère spécialisés dans la micro-économie, qui s'intéressent au secteur industriel, aux services - commerce, tourisme, artisanat, services aux entreprises - et à l'innovation au sens large. Notre vision est moins quantitative, plus qualitative et plus large que celle d'autres administrations. La compétitivité ne se mesure pas seulement par le coût du travail, mais en considérant un ensemble de déterminants qui sont interconnectés - alors que le débat public a tendance à les opposer. Pour les entreprises, notamment les plus soumises à la concurrence internationale - dans l'industrie et de plus en plus dans les services - nous évaluons la compétitivité prix et la compétitivité hors prix. La première tient compte du coût des facteurs et de la productivité. Nous mesurons le coût utilitaire de chaque facteur et la quantité de facteurs nécessaires pour produire ; nous considérons également le coût du travail et les coûts de l'énergie. La productivité est intéressante à étudier afin que nos entreprises parviennent à des procédés plus économes en termes d'énergie ou de coûts, en améliorant l'organisation des mécanismes de production, ou en travaillant à valoriser le produit - sa qualité, son design, la quantité d'innovation technologique mise en oeuvre. Une voiture dont les fonctionnalités sont innovantes et le design attrayant sera plus compétitive et se vendra plus chère. Nous encourageons l'innovation grâce à des outils qui s'adressent à toutes les entreprises, le crédit impôt recherche, les aides à l'innovation pour les PME, les aides au capital-risque, la coopération entre le public et le privé en matière de recherche. Une forme d'innovation non technologique a également un rôle à jouer, celle du marketing qui améliore la compétitivité des produits en les rendant attrayants.

Le diagnostic partagé par toutes les études est que la compétitivité coût s'apprécie comme un phénomène relatif, par rapport à la situation des pays voisins. Il est difficile d'établir un diagnostic absolu. Cependant, lorsque l'on constate une dérive des coûts, à gamme comparable, entre un pays et un autre, on en déduit aisément une perte de compétitivité. Au cours de la dernière décennie, les Allemands ont consenti un effort important pour maîtriser leur coût du travail, mais ces dernières années, les évolutions ont été plus dynamiques en Allemagne qu'en France. Le décalage de la France par rapport aux autres pays est ancien sur les charges sociales, mais des politiques d'allègements ont été mises en oeuvre. Le Cice et les nouveaux allègements annoncés seront un bol d'air aux entreprises, les feront gagner en compétitivité, et leur permettront d'investir et de se développer.

Sur quelles plages de salaires faire porter les exonérations ? Les allègements sur les bas salaires ont relancé la dynamique de l'emploi. En incluant des plages allant jusqu'à 2,5 Smic pour le Cice et 3,5 Smic pour les nouveaux allègements, on a étendu les mesures d'aide à un plus large éventail d'entreprises industrielles, dont le personnel souvent très qualifié perçoit des salaires plus élevés que dans les services - les usines d'aujourd'hui ne sont plus celles d'antan. L'équilibre obtenu est satisfaisant. Je précise que les entreprises exportatrices achètent des services. Si les entreprises de services non soumises à la concurrence internationale bénéficient des mesures, la modération des prix des services achetés - gardiennage, nettoyage, logistique, transport - se retrouve, incorporé dans le prix des produits exportés.

L'articulation entre la compétitivité coût et la compétitivité hors coût passe par la capacité à investir dans la recherche et le développement, ainsi que dans l'appareil industriel. Récemment, en France, on a constaté une pression sur les marges des entreprises, qui a amoindri leur capacité à investir. Le vieillissement de l'appareil productif crée des écarts de compétitivité importants entre les entreprises. L'indicateur d'investissement sera un élément essentiel pour mesurer la réussite du pacte de responsabilité. Chaque entreprise doit trouver un équilibre : baisser ses prix pour acheter de la part de marché à court terme ou augmenter son investissement pour en acheter à long terme. Les situations sont diverses selon les secteurs. Quand les produits sont peu différenciés, les entreprises font le choix de baisser leurs prix d'abord pour augmenter les ventes ; elles investissent une fois qu'elles ont reconstitué leurs marges. La dynamique du temps est importante.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Quel a été l'impact du Cice sur le comportement des entreprises ? Il est certainement trop tôt pour le dire, mais peut-être aurez-vous des prévisions à nous livrer. Est-il possible de mesurer précisément ce que les exonérations sur les bas salaires dans les services ont apporté aux entreprises industrielles en compétitivité ? Comment expliquer le déficit d'investissement de nos entreprises ? N'est-il pas dû aux exigences de rémunération de leurs actionnaires ? On parle beaucoup de la politique de l'offre. Pouvez-vous la détailler en fonction de la taille des entreprises et des secteurs ? Certains secteurs devraient être plus soutenus que d'autres et pourtant aucune politique de ciblage ne les prend en compte. Travaillez-vous sur cette question ? J'ai parfois l'impression que la macroéconomie est à mille lieues de la réalité. La microéconomie s'en rapproche davantage.

M. François Magnien, sous-directeur de la prospective, de l'évaluation et des études économiques. - Il est trop tôt pour mesurer les effets du Cice à partir des méthodes classiques, en s'appuyant sur les résultats des entreprises. Une approche par anticipation reste possible. L'Insee a récemment mené une enquête et interrogé un panel d'entreprises pour savoir comment elles envisageaient d'utiliser le Cice. Plus de la moitié d'entre elles ont déclaré leur intention de le consacrer à l'investissement.

M. Benjamin Gallezot. - Le Cice a été préfinancé pour certaines entreprises. Les chefs d'entreprises se sont montrés prudents, car il s'agit d'un crédit. L'avantage du Cice est d'arriver dans une conjoncture de reprise de l'investissement. Depuis quelques mois, les entreprises montrent leur intention d'investir. Le Cice agira comme un booster. Il faut dire qu'à force de repousser l'investissement, l'appareil industriel est à présent délabré dans certaines entreprises.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Dans quels domaines ?

M. Benjamin Gallezot. - Pas dans l'aéronautique, évidemment.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Dans la métallurgie ?

M. Benjamin Gallezot. - Non, car la métallurgie s'est beaucoup modernisée, et recentrée sur l'aéronautique. En revanche, les équipementiers automobiles sont dans une situation inquiétante. Parmi les 34 plans industriels, nous avons un plan « Usines du futur » dont l'un des volets concerne le réinvestissement dans l'équipement des entreprises, avec le soutien des régions. Nous n'aurons le premier bilan chiffré qu'à la fin de l'année.

Fallait-il cibler certains secteurs pour les exonérations de charges ? La liste aurait été difficile à établir. La vigilance s'impose pour éviter que des secteurs protégés ne bénéficient d'un effet d'aubaine se traduisant par une hausse des salaires généralisée ou des dividendes exorbitants. Heureusement, de tels cas sont rares dans l'industrie où le souci des entrepreneurs est surtout de développer leur entreprise.

Dans une période où les conditions financières sont favorables à l'investissement, il faut éviter que le secteur bancaire et financier ne privilégie l'augmentation des marges. Il conviendra de surveiller les comportements et favoriser la médiation du crédit. Les banques n'affichent pas des taux très élevés mais elles refusent de prêter à tel secteur ou tel type d'entreprises, dans telle ou telle zone géographique. C'est anormal. Heureusement la Banque publique d'investissement (BPI) offre aux entreprises des garanties sur la partie bancaire, ainsi que des capitaux - ils font cruellement défaut en France. Sans la puissance publique, les entreprises innovantes ne trouveraient pas à se financer, les acteurs du financement français, assureurs, banquiers, restant très frileux sur le capital-risque.

Nous n'avons pas de statistiques sur les dividendes. La direction du Trésor est en charge du sujet. Il faut distinguer les grands groupes cotés, les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les PME. Les premiers sont soumis à une norme quasi-internationale, car ils sont en compétition avec d'autres entreprises sur le marché mondial.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - C'est la dictature à deux chiffres ?

M. Benjamin Gallezot. - Non, mais le capital étant mobile, elles sont en concurrence avec les autres.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - C'est la dictature du marché...

M. Benjamin Gallezot. - Oui, elles sont soumises au marché financier. Quant aux PME, tout dépend du chef d'entreprise, son âge - certains jeunes ne se paient pas ni ne se versent de dividendes, des entrepreneurs plus vieux perçoivent plus de dividendes que de salaire, etc. Dans les ETI, le taux de distribution des dividendes reste raisonnable - moins de 50 %, peut-être 30 % du chiffre d'affaires - car ceux qui les dirigent veulent en général pérenniser leur entreprise. Le problème se pose surtout dans les grandes entreprises - y compris certaines entreprises publiques qui distribuent des dividendes importants à l'Etat actionnaire, mais c'est un autre sujet.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Ce matin, nous avons eu des informations différentes sur le niveau d'investissement des entreprises : il aurait moins baissé en France qu'en Allemagne depuis le début de la crise. Or vous nous dites que notre appareil industriel est très vieux...

Sur une période de 10 à 15 ans, la rémunération du capital a-t-elle progressé en France ?

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - L'Espagne a annoncé une baisse du coût des cotisations sociales et une nouvelle baisse des salaires. Jusqu'où peut-elle aller ? On a besoin de consommation intérieure en France et en Europe. Comment va évoluer le coût du travail chez nos partenaires et néanmoins concurrents de l'Europe du sud ? Les organisations syndicales nous indiquent que le travail représente 10 % à 20 % du coût de production des biens manufacturés ou des services liés à l'industrie. Or un impact de 4 % à 6 % sur un paramètre qui représente 10 %, est-ce déterminant pour créer un effet-prix dans les secteurs industriels et manufacturés ? Ramenons les choses à leur mesure : pour le sous-traitant automobile, le prix du balayeur ou de quelque autre service est « epsilonesque », comme les trois-quarts des autres services incorporés. Les Américains ont instauré des aides fiscales différenciées par secteur, dans le cadre d'un plan pour les produits manufacturés. Cela semble efficace ! Je me félicite que le Cice contribue à l'investissement. L'industrie française a d'abord besoin d'aide à l'investissement et à la production, par exemple pour rattraper son retard de robotisation par rapport à l'Allemagne. Quels outils aideraient à l'intensification et la modernisation de l'outil, ainsi qu'à l'investissement ?

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - L'aéronautique est notre fleuron. Pourtant, dans un article paru dans Les Echos, un représentant de cette industrie s'inquiétait du problème de la parité euro-dollar, et suggérait la nécessité d'une compensation. Jusqu'où ira-t-on dans l'utilisation des aides publiques ? Les évaluations restent floues pour mesurer l'impact des exonérations sur l'emploi. Celles-ci arrosent tous les secteurs. Entre 200 et 800 000 emplois ont été créés ou sauvegardés de manière constante, pour un coût de 370 milliards. Est-ce bien efficace ? L'argent public ne devrait-il pas être consacré à des politiques plus ciblées ?

M. Benjamin Gallezot. - La législation européenne entrave la possibilité d'une sélectivité. Une réduction d'impôt pour l'industrie serait considérée comme une aide publique et n'est donc pas possible. La situation est différente aux Etats-Unis.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - On pourrait envisager des aides fiscales conditionnées à des accords de filières.

M. Benjamin Gallezot. - Le moyen que nous avons trouvé pour être sélectifs, c'est d'aider toutes les entreprises sur un sujet donné, en faisant en sorte que ce sujet concerne l'industrie. Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un exemple. Il a la fausse réputation de servir à autre chose que l'industrie. Mais l'industrie représente 80 % de la recherche privée en France et 80 % du CIR va à l'industrie. Dans certains cas, une aide ciblée serait mieux adaptée, mais l'environnement européen ne l'autorise pas. Si l'on imitait d'autres pays en instaurant des taux bas et en les relevant pour pénaliser certains secteurs, cela en revanche ne poserait pas de problème de législation européenne...

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - C'est une piste.

M. Benjamin Gallezot. - ...et nous aurions une meilleure attractivité.

M. Yves Daudigny, vice-président. - On pénaliserait, de manière sélective.

M. Benjamin Gallezot. - L'industrie aéronautique fonctionne bien car elle s'est spécialisée. Dans un Airbus, beaucoup de contenu provient des Etats-Unis, dans un Boeing beaucoup d'éléments viennent d'Europe. Cet effet croisé joue le rôle d'amortisseur.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Pascal Lamy a déclaré que l'écart entre l'euro et le dollar ne posait aucun problème.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - La remarque est valable parce qu'il n'y a que deux constructeurs d'avions...

M. Benjamin Gallezot. - Effectivement.

L'aéronautique est un domaine particulier. L'Etat y a investi depuis très longtemps. C'est une bonne chose, car les carnets de commandes explosent. Si l'Etat n'avait pas promu cette industrie, la part de celle-ci dans la valeur ajoutée nationale n'atteindrait même pas 12 %. On ne compensera pas le coût du dollar !

Les Espagnols sont allés plus loin que nous dans les inflexions sur le marché du travail, où règne toujours un chômage élevé, avec un bon niveau de qualification et de qualité de la production : une spirale à la baisse en Espagne peut être négative pour nous, mais nos voisins pourront-ils continuer longtemps sur cette voie ? En Italie, la situation ressemble à celle de la France.

M. Dominique Watrin. - En Italie du nord, oui.

M. Benjamin Gallezot. - L'industrie est plus puissante qu'en France mais elle a subi des pertes de compétitivité et elle est affectée par les goulots d'étranglement dans les services. L'investissement ne s'est pas effondré, mais l'outil s'est dégradé.

Les belles usines de la vallée de l'Arve réinvestissent, mais il s'agit d'un écosystème particulier très dynamique. Dans d'autres territoires, on voit des PME dirigées par un chef d'entreprise isolé, qui font le même produit depuis vingt ans : le coût du travail n'y changera rien, à l'inverse du rachat par un chef d'entreprise plus jeune, qui a parfois lieu, heureusement.

M. François Magnien. - Les statistiques sur l'investissement sont parmi les plus fragiles. Leur source est une case remplie par les entreprises dans leur déclaration fiscale, dont le fisc se soucie peu. Vous verrez aussi sur le site de l'Insee des statistiques issues de la comptabilité nationale, qui donnent, comme celles sur la production, des résultats très différents. Le taux d'utilisation des capacités de productions, inférieur de dix points à ce qu'il était avant la crise, montre qu'il n'y a pas de reprise de l'investissement.

M. Dominique Watrin. - Lorsque l'on parle de coût financier, cela ne renvoie pas seulement aux dividendes, mais aussi aux frais financiers : tout un tissu de PME est fragilisé par les délais de paiement des grands groupes. Notre groupe de travail avait évalué cette dette à 6 ou 8 milliards d'euros. Je pense aussi aux rachats d'actions par les grands groupes.

M. Benjamin Gallezot. - La France, où les principales banques des entreprises sont les entreprises elles-mêmes, est un cas unique dans le monde : aux Etats-Unis, le paiement est immédiat à réception de la facture. J'ajoute que ceux qui se plaignent de leurs clients en font autant avec leurs fournisseurs.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Comment faire autrement ?

M. Benjamin Gallezot. - La puissance publique a déjà agi sur la question avec la loi de modernisation de l'économie.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Cela s'améliore ?

M. Benjamin Gallezot. - Oui, mais l'Etat lui-même n'est pas exemplaire. J'ai été étonné d'entendre les chefs d'entreprise demander que la BPI s'occupe d'affacturage. Elle le fait déjà ; c'était un des métiers historiques de la Banque de développement des PME (BDPME). Mais cela n'est probablement pas assez connu des PME.

Les organisations syndicales parlent d'un coût du travail qui représenterait 15 % à 20 % dans le prix. Cela est vrai pour une entreprise ; mais si l'on prend en compte ses sous-traitants, comme dans l'automobile, c'est différent. Nous pourrons vous envoyer des chiffres d'ici fin mai ou début juin ; mon intuition est que le coût du travail direct et du travail induit chez les sous-traitants atteindrait environ 50 %.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Alors l'impact de la baisse du coût du travail doit avoir un impact important sur les prix !

M. Benjamin Gallezot. - Pour un impact important, il faudrait que tous les producteurs de la chaîne baissent leur prix au prorata de la baisse de charge, sauf pour des secteurs comme la raffinerie ou l'aluminium, où la matière première représente 80 % du prix.

La stratégie allemande de baisse des coûts est passée par un rationnement interne, mais aussi par une délocalisation vers les pays d'Europe centrale et orientale.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Peu de gens en parlent.

M. Benjamin Gallezot. - Cela nous met mal à l'aise : nous ne pouvons encourager nos entreprises à délocaliser...

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Les caractéristiques de l'économie allemande sont très différentes.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Des économistes regrettent que nous n'ayons pas passé d'accord-cadre avec les pays du Maghreb, laissant à ceux-ci certaines activités à faible valeur ajoutée. Faute de l'avoir fait, toutes nos entreprises partent, forte ou faible valeur ajoutée.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - La main d'oeuvre qualifiée des pays d'Europe centrale et orientale ne se trouve pas partout.

M. Benjamin Gallezot. - Dans le débat sur les modulations des baisses de charges, notre direction a plaidé pour que la baisse de charges ne s'applique pas seulement aux bas salaires, car la création de valeur ajoutée est importante aussi. On ne va tout de même pas détruire de la productivité pour créer de l'emploi !

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Le discours du Gouvernement est confus : on ne sait pas si l'objectif est l'emploi ou la compétitivité.

M. Benjamin Gallezot. - Quand on reprend des parts de marché à l'exportation, on finit par créer des emplois... Il faut cependant aller chercher l'activité là où il y a de la croissance. C'est la source du succès allemand, qui a creusé le différentiel d'innovation avec les pays voisins. Mais un rattrapage est possible grâce à un cercle vertueux.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Nous conclurons avec ce cercle vertueux. Je vous remercie.

Audition de M. Olivier Passet, directeur des synthèses économiques du groupe Xerfi

M. Yves Daudigny, vice-président. - Je souhaite la bienvenue à M. Olivier Passet. Le ciblage des allègements est au coeur de nos interrogations : l'impact maximum semble être obtenu avec un ciblage sur les bas salaires, avec un seuil de sortie plus élevé pour éviter les effets de seuil. Avez-vous une analyse différente ? Quel est selon vous le bon ciblage, quels sont les bons instruments ?

M. Olivier Passet, directeur des synthèses économiques du groupe Xerfi. - Nous avons beaucoup de connaissances sur ce sujet délicat, mais aussi beaucoup de méconnaissances et de subjectivité. Il y a des preuves empiriques, que j'ai décortiquées, presque torturées, pour en déceler les failles ; et suffisamment de travaux convergents pour adhérer à certains consensus. La question est de savoir si l'efficacité des allègements, prouvée pour certains secteurs, pour les TPE et pour les faibles qualifications, ne pénalise pas à long terme la croissance et la compétitivité de l'économie française.

Le long terme est difficile à appréhender : il est hors champ pour les spécialistes du marché de l'emploi et aucune maquette n'est fiable pour explorer cet horizon. Le groupe Xerfi travaille quant à lui avec les entreprises, ce qui lui donne un point de vue différent, une idée de la dynamique économique dans le temps. Pour ce qui est de l'évaluation de l'effet des exonérations, le travail de 2012 de la Dares est équilibré, dans un débat où l'idéologie suscite des surenchères : ainsi l'élasticité de l'emploi au coût du travail, autrefois évaluée à 0,7, serait maintenant de 2 ou 3 selon Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo ! Il est prudent de rester au milieu de la fourchette. Les travaux extrêmes ont des biais, ils procèdent d'analyses purement statistiques, portant sur des sous-périodes précises qui ne sont pas replacées dans le cycle économique.

Il est vrai que les baisses de charges ont un impact sur l'emploi, en particulier sur l'emploi peu qualifié. Mais ce qui est moins convaincant, c'est l'analyse qui sous-tend ces travaux, selon laquelle le chômage ne concernerait que les salariés en deçà d'1,3 Smic ; au-delà, la France serait au plein emploi. Cela est faux, caricatural, trompeur et nous éloigne de notre cible, le rétablissement du plein emploi et de la compétitivité.

En effet, la France n'a pas un problème de chômage plus aigu que les autres économies développées. L'écart entre le taux de chômage des non-diplômés et le taux de chômage général est de 6,5 points, mais on retrouve un tel écart partout. Ce sont toujours les derniers entrants, les jeunes, et singulièrement des moins qualifiés, qui sont les plus touchés. Les jeunes sont mieux protégés uniquement dans les pays où prévalent l'éducation duale et l'apprentissage.

Considérons le taux d'emploi des salariés peu qualifiés dans la tranche des 25-59 ans (au-delà, l'âge plus bas de la retraite est un biais, et en deçà, le système éducatif est en cause). Avec 63,2 %, le taux français est de 5,7 points au-dessus de la moyenne européenne et surpasse celui du Royaume-Uni et de l'Allemagne. Les jeunes, en revanche, y compris les plus diplômés, ont un taux d'activité singulièrement faible, ce qui demande des solutions spécifiques. Toucher au salaire ne suffit pas et ne donne pas d'effets automatiques, comme le montre le fait que des dérogations existent déjà, telles que l'apprentissage, les stages, les emplois aidés. Ce qu'il faut, c'est un système stable et cohérent comme en Allemagne, en Suisse ou aux Pays-Bas, au lieu de dispositifs qui changent d'un gouvernement à l'autre. De la simplicité : les entreprises rechignent aujourd'hui en France à recourir à l'apprentissage à cause de sa complexité, notamment réglementaire, et de son coût.

Il faut tordre le cou à l'idée que le chômage serait toujours situé en bas de l'échelle des salaires. Les Etats-Unis ont la même distribution que la France entre les différentes qualifications : la file d'attente en bas, universelle, se situe dans les mêmes secteurs, commerce, distribution, hôtellerie, construction. C'est qu'il y a des obstacles qui dépassent l'enjeu du salaire minimum, très bas aux Etats-Unis, en particulier le profil des personnes, difficulté à les intégrer. En France, nous constatons un déclassement qui concerne 30 % des emplois non qualifiés. Les emplois rémunérés jusqu'à 1,3 Smic sont occupés par des diplômés. Qu'on ne nous fasse pas croire qu'il n'est pas utile de créer des emplois qualifiés ! Les files d'attente sont en réalité partout, mais nous ne pouvons les mesurer qu'en bas de l'échelle. Le marché du travail est déséquilibré : il n'y a pas deux marchés du travail, dont un fonctionnerait bien et l'autre mal.

Une autre idée que l'on entend beaucoup est que la France n'a pas suffisamment développé d'emplois dans le commerce, la distribution, l'hôtellerie, dans les services à faible valeur ajoutée. Une étude de Thomas Piketty il y a quelques années montrait un décalage, ramené à notre population, de 2 à 3 millions d'emplois dans ces secteurs par rapport aux Etats-Unis ; on en a conclu qu'ils recélaient un gisement d'emplois et pourraient devenir la voiture-balai du chômage. J'ai donc refait l'exercice pour chaque pays européen. La comparaison avec l'Allemagne montre un décalage, ramené à notre population, de 2,5 millions d'emploi dans l'industrie, de 450 000 dans les services aux entreprises et de 200 000 dans la santé et l'action sociale. La comparaison avec le Royaume-Uni, pays des petits jobs, montre un décalage de 700 000 emplois dans le commerce, l'hôtellerie, la restauration, de 1 million dans l'enseignement et de 400 000 dans la santé et l'action sociale.

L'homothétie avec les Etats-Unis est une fausse évidence. La source principale de ces écarts réside dans l'usage important que ces secteurs font du temps partiel et des mini-jobs. Les écarts ne sont pas si grands si on les ramène à leur équivalent temps plein. Ces emplois peuvent être un appoint, notamment pour les jeunes, et je ferais volontiers mienne l'affirmation de Peter Hartz, selon laquelle il vaut mieux un petit job que rien. La France n'a pas ouvert la possibilité de travailler six à huit heures. Néanmoins, ces emplois d'appoint, fragmentés, n'empêchent nulle part les difficultés d'insertion des jeunes. Or ces idées sont nuisibles : on en déduit que la solution est de développer des emplois non qualifiés dans certains secteurs... Ainsi les dernières études qui concluent à une élasticité de l'emploi au coût du travail peu qualifié de 2 à 3 doivent être prises avec des pincettes. La part de l'emploi non qualifié dans l'emploi total en France s'est stabilisée, voire a augmenté, puis a diminué avec la crise. La politique de réduction des charges a modifié l'architecture de l'emploi en France.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Cette politique serait donc négative ?

M. Olivier Passet. - Je ne dis pas cela, mais simplement qu'elle ne règle pas tout. Le résultat empirique est là, mais la conception du modèle productif français qui sous-tend ce type de mesures est inquiétante. Le chômage peut toucher à 17 % un métier comme la communication où le salaire excède facilement 3,5 Smic.

Abordant des terrains moins solides, cette zone de subjectivité et d'incertitude que j'évoquais au début de mon intervention, il faut dire quels sont les objectifs et le diagnostic. Le problème de compétitivité que rencontre la France est dû selon moi à une base productive fragilisée et à un problème d'insertion sur le marché mondial. Tant que ces problèmes ne seront pas résolus, les forces déflationnistes, défensives, d'ajustement des coûts de production par le niveau des salaires, continueront à l'emporter. Si l'on admet qu'il s'agit d'un problème d'offre, cela change les outils pertinents pour régler le problème du chômage. Lionel Fontagné met l'accent à juste titre sur la démographie des entreprises, les problèmes de taille, de positionnement de gammes, de spécialisation. Aucune étude sur le coût de travail ne parle malheureusement de l'influence de la structure de l'économie sur la croissance, comme si toutes les économies réagissaient de la même façon.

Suivant le modèle de la croissance endogène, je suis favorable au développement des secteurs à forte valeur ajoutée, capables de diffuser leur fort contenu en savoir, en compétence, sur l'ensemble des autres secteurs par des effets d'entraînement. On ne peut attendre un tel entraînement des emplois peu qualifiés du commerce ou de la restauration. En revanche, si vous avez une plate-forme comme Amazon sur votre territoire - même si ce n'est pas forcément une bonne affaire d'un point de vue fiscal - cela crée à la fois quelques emplois d'ingénieurs hyper-qualifiés et beaucoup d'emplois dans la logistique ou l'entreposage. Les économistes manquent souvent de cette vision dynamique, au risque de promouvoir un subventionnement systématique des emplois peu qualifiés par la ponction des plus qualifiés.

J'aurais préféré un ciblage plus neutre que celui retenu par le Gouvernement. Je ne vais pas jusqu'à considérer qu'une baisse de 10 % des bas salaires, donc de 4 % du coût du travail global, ne représentant une baisse qu'1 % à 2 % de la valeur ajoutée, n'équivaut à une dévaluation que de quelques centimes. Une baisse de 4 % du coût du travail est extrêmement importante, et, contrairement à une dévaluation monétaire, elle n'est pas compensée en partie par une hausse du coût des achats importés. Cela peut être un choc extrêmement important sur les secteurs à forte valeur ajoutée, d'autant plus qu'il modifie la compétitivité par rapport à l'ensemble des marchés extérieurs, y compris européens. Il s'agit donc d'une dévaluation fiscale, dont la France a besoin. C'est une arme conjoncturelle utile, une bouffée d'oxygène utile pour les entreprises, même si des politiques structurelles doivent l'accompagner, notamment concernant l'investissement. Une baisse des charges uniquement sur les bas salaires équivaut à une relance par la consommation. Une baisse des charges plus diffuse a un rôle à jouer.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Votre intervention change un peu du refrain que l'on entend communément, et bouscule le schéma consensuel sur lequel le Gouvernement s'appuie pour justifier ses mesures - certaines en tout cas.

M. Olivier Passet. - En effet, car plusieurs cartes ont été jouées simultanément.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Mais l'impression donnée est celle de la confusion plutôt que d'une logique cohérente.

M. Olivier Passet. - La promotion de la compétitivité et de l'emploi ne sont pas antinomiques.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - A terme, certes. Mais dans l'immédiat ?

M. Olivier Passet. - La baisse du coût du travail existe, et l'argument de la transmission par les services est recevable. Quant à moi, je plaide surtout pour que nous réfléchissions à la spécialisation française, et pas seulement en termes quantitatifs. Ce n'est pas parce que l'on crée rapidement des emplois peu qualifiés que la solution est là !

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - J'apprécie aussi votre mention des emplois peu qualifiés occupés par des personnes qualifiées. Il n'y a aucune recherche sur cette question !

M. Olivier Passet. - Il y a des études sur le déclassement, je vous les transmettrai.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Vous arrivez à la conclusion que les petits jobs ont fait entrer certaines personnes dans le monde du travail... Mais les Allemands en reviennent : cela a créé des poches de pauvreté très pénalisantes. Dans la vie, l'autorisation de créer des petits jobs a pour effet que les vrais jobs deviennent des petits jobs. Et quel impact pour l'intégration ? En France, nous avons le travail intérimaire : il n'a jamais favorisé l'intégration. Que préconisez-vous ? Les allègements de charges ne sont-ils pas trop chers au regard des emplois créés ? Existe-t-il d'autres solutions efficaces ?

M. Olivier Passet. - Une trajectoire ascendante des exonérations fluidifie le marché du travail et réduit les files d'attente.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Considérant que la file d'attente du chômage est soumise à un effet domino d'un niveau de qualification à l'autre, vous concluez qu'il faut baisser le coût du travail sur l'ensemble de ces niveaux. Mais tous les secteurs en ont-ils besoin ? En quoi une telle diminution dans la grande distribution pourrait-elle améliorer la productivité française ? J'ai critiqué le rapport Gallois sur ce point, car il faut à mon sens une sélectivité par secteurs. La modification du calcul des cotisations, par exemple, permettrait de faire payer certains secteurs plus que d'autres.

Pour augmenter la productivité par l'investissement, pourquoi ne pas préférer une politique industrielle reposant sur l'intervention publique dans des secteurs hauts de gamme ? Des allégements fiscaux pour encourager la robotisation ne seraient-ils pas mieux employés ? Il existe des secteurs entiers où le chef d'entreprise n'investit pas. Et l'histoire industrielle française est marquée par les grands projets.

M. Olivier Passet. - Nous ne pouvons pas différencier les cotisations sur des critères sectoriels sans contrevenir aux lois de la concurrence. Le crédit impôt recherche est tout de même un peu cela : une subvention à l'emploi qualifié.

La part du chômage des non-diplômés en France était très importante en 1993 : la baisse des cotisations a répondu à un énorme problème et avait une réelle utilité, alors. Mais maintenir une différenciation, cela peut favoriser le déclassement. Je ne dis pas qu'il faut supprimer brutalement un système qui est un instrument de redistribution entre les emplois qualifiés et non qualifiés. Mais il convient d'infléchir la courbe, de rendre le dispositif plus neutre. La France a la progressivité la plus forte des cotisations.

L'investissement public est indispensable à la politique industrielle. Baisser les charges oxygènera les entreprises. Vous évoquez la robotisation : le Commissariat général à l'investissement (CGI) est un outil pertinent. L'Etat, dans le fourmillement des innovations, sélectionne les projets selon des thèmes prioritaires, avec cohérence et sérieux. Cet outil « bottom up » devrait être mieux doté.

Je ne fais pas la promotion des mini-jobs, mon obsession est l'apprentissage, le pivot de toute insertion. Le débat s'est focalisé sur les dérogations au Smic : celles-ci sont tout à fait acceptables si elles impliquent une contrepartie de formation. La constance est essentielle, on en voit les résultats en Allemagne et en Suisse.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Comment faire pour favoriser l'apprentissage ?

M. Olivier Passet. - Les entreprises ont besoin d'incitations qui peuvent prendre la forme de subventions. Elles se plaignent des conditions imposées - aménagement de vestiaires, etc. L'obstacle n'est pas le coût du travail, mais les capacités que doivent mettre en oeuvre les entreprises.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Peut-être devrait-on faire obligation aux entreprises d'avoir un quota d'apprentis.

M. Olivier Passet. - Les PME se heurtent à la difficulté de recruter des personnes compétentes.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Et motivées !

M. Olivier Passet. - Le problème n'est pas là, mais les grandes entreprises et l'Etat sont servis avant elles. Offrir aux PME le moyen de former elles-mêmes de futurs salariés est une bonne idée.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Dans les années 1970, de grandes entreprises comme Massey-Ferguson avaient leurs propres lieux de formation d'où l'on sortait avec un CAP, et souvent un contrat d'embauche.

M. Olivier Passet. - Je suis parvenu à une conclusion que j'ai vérifiée et revérifiée. Après la crise, on a surestimé toute une série de modèles d'emplois, celui de l'Espagne ou d'autres pays. Que de références différentes brandies alors... Il n'en reste que deux éléments : les mini-jobs, qui ont résolu la question quantitativement, mais ont des effets sociaux nocifs ; et l'apprentissage. En France, l'existence du Smic est source de culpabilité et l'on se focalise donc sur le coût de l'emploi. Au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, le taux d'emploi est élevé, car on a multiplié les emplois fractionnés sur des horaires atypiques - dans le commerce, notamment. Aucune étude n'atteste que ce type d'emplois est un tremplin. Je reste convaincu que la vraie passerelle est l'apprentissage. Dans certains pays comme la Suède, les soft skills sont valorisants pour le jeune, et appréciés par les employeurs, qui y voient une expérience de discipline, une démonstration de la capacité de travail.

En parlant de « politique industrielle », je voulais surtout désigner des outils de financement de l'investissement. L'Etat doit agir comme un capital-investisseur, accompagner les changements de l'économie et intervenir pour trouver des solutions en cofinancement dans les situations difficiles. En Allemagne, la légalisation des mini-jobs a fait sortir du flou un certain nombre d'emplois informels. J'appartiens au camp de ceux pour qui la politique industrielle est le socle de la politique de l'emploi.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - Lorsque les exonérations s'appliquent aux salaires les plus élevés dans une entreprise, les sommes ne sont pas toutes réutilisées en faveur des créations d'emploi : une partie sert à augmenter les salaires.

M. Olivier Passet. - Sortons des modélisations pour prendre en compte la situation réelle des entreprises. Prenons le secteur informatique. Les SSII qui sont des sociétés à capital humain n'ont pas bénéficié de la baisse des charges. Elles sont en difficulté, leurs marges sont comprimées. Si elles avaient bénéficié des exonérations, les salariés n'auraient pas été en position d'en tirer profit. Et pourtant ils sont qualifiés. Certaines entreprises ont des positionnements de marché qui leur permettent d'octroyer des hausses de salaires, d'autres non. Une étude de Denis Ferrand, directeur général de Rexecode, a montré que les écarts de coûts sont plutôt du côté des emplois à fort contenu intellectuel.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Les emplois qualifiés coûteraient plus cher en France ?

M. Olivier Passet. - Oui, dans certains secteurs à fort contenu intellectuel. Les petites entreprises qui recrutent des salariés très qualifiés ne fixent pas leur prix, elles sont des price takers. Elles considèrent cette dépense contrainte comme un investissement. Baisser les charges sociales sur ce type de main d'oeuvre les aiderait beaucoup. Il faut sortir d'une vision binaire du coût du travail.

M. Yves Daudigny, président. - Avez-vous l'écoute du ministère du travail ? Les exonérations de charge évoluent-elles dans le bon sens ? Les entreprises robotisées et mécanisées ne sont-elles pas dans une course sans fin au travail moins cher ? Je pense aux Chinois qui délocalisent leurs usines au Bangladesh.

M. Olivier Passet. - Je ne prétends pas être écouté au ministère du travail. Mon travail est en cours et n'est pas encore publié.

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - En parle-t-on dans les médias ?

M. Olivier Passet. - D'autres que moi partagent les idées que j'ai exposées. Hélas ce sont toujours les économistes du même cercle qui occupent les médias, par un effet de connivence académique. Suggérer des baisses de charges au-delà des 1,3 Smic, c'est presque une hérésie ! Les gens de Rexecode sont sensibles à mes idées, ainsi que ceux de Terra Nova, bref ceux de l'économie appliquée, moins ceux du monde académique. J'attends le prochain rapport de Lionel Fontagné pour le Conseil d'analyse économique.

La philosophie d'action qui se développe à partir d'une vision faussée du monde du travail me dérange plus que les arbitrages du Gouvernement. La politique menée actuellement est une politique de soutien déguisé à la consommation. Quand on réduit les dépenses publiques, utiliser la baisse des charges sociales là où elle crée de la masse salariale et du pouvoir d'achat peut avoir du sens. On achète ainsi la baisse de la dépense publique. Pourquoi pas, car personne ne souhaite une croissance négative !

M. Yves Daudigny, président. - Quid de la course sans fin au coût du travail moins cher ?

M. Olivier Passet. - Nous sommes dans une course à la robotisation où le coût du travail devient marginal. En automatisant, nous pouvons faire revenir des pans entiers de la chaîne de valeur sur le territoire. Cela développera les services de proximité. A défaut des emplois, faisons au moins revenir le revenu.

Avec l'obsession de la baisse du coût du travail, ne perdons-nous pas du temps dans l'autre course : celle, dangereuse et déstabilisante, de l'automatisation ? Les débats sur la question sont très avancés aux Etats-Unis, où l'automatisation a fait des ravages, avec une baisse de 7,8 % du taux d'emploi. La numérisation, l'automatisation et l'impression 3D raccourcissent la chaîne de valeur ; 42 % des emplois sont menacés, et nous ne savons pas où ils se recréeront.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Le modèle français est suffisamment redistributif à travers la protection sociale et le service public pour bien diffuser la valeur rapatriée. Qui peut dire aujourd'hui quels emplois vont se développer autour des nouvelles chaînes de valeur ?

M. Olivier Passet. - C'est bien pourquoi la redistribution est aujourd'hui au centre des débats américains, qui recherchent un compromis fordiste perdu. Les Etats-Unis savent faire revenir de la valeur mais ne savent pas comment la diffuser. C'est un sujet majeur. L'économie fait preuve d'une capacité d'innovation incroyable pour inventer des métiers. Dans les commerces, demain, on remplira peut-être un caddie virtuel par quelques clics sur son smart phone, en passant devant des présentoirs. On ne portera plus rien. Que de jobs non qualifiés on pourra créer, dans la catégorie des petits emplois de servage...

Mme Michelle Demessine, rapporteure. - C'est terrible : cela a commencé avec les drives, très pratiques, mais épouvantables pour ceux qui y travaillent. Les préparateurs de commandes s'épuisent très vite.

M. Olivier Passet. - Plutôt que de baisser le coût du travail pour développer des petits jobs dans le commerce, tentons d'inventer le commerce tel qu'il sera en 2020 et ses métiers.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Ces métiers sont d'autant plus valorisables que la valeur ajoutée est sur le territoire. Sans production sur le territoire, nous serons pris dans la course effrénée à la dégradation des conditions sociales. Il est dramatique que la France ne fasse pas le choix de la politique industrielle, alors que nous n'avons pas, culturellement, de crispation sur la robotisation comme les Etats-Unis : moins nous travaillons, mieux nous nous portons...

M. Olivier Passet. - Le cas américain mérite d'être observé avec attention car cette économie sans contrainte sur le salaire minimum vit en ce moment un séisme sur l'emploi. Nous débattrons des mêmes choses que les Américains... dans dix ans.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Le coût du travail est moins élevé en Europe de l'Est, en Chine, mais ce pays délocalise aujourd'hui au Bangladesh. C'est une course sans fin ! Le jour où le Bangladesh aura les mêmes salaires que la France, le problème sera réglé mais on a encore de la marge !

M. Olivier Passet. - En réalité, nous avons été moins perturbés par la Chine que par l'Allemagne et les Etats-Unis. Il est intéressant de voir que les pays industrialisés qui s'en sortent sont ceux qui ont su internaliser les faibles coûts des pays émergents : nos chaînes de valeurs nous permettent de bénéficier aujourd'hui des faibles coûts de tous et c'est l'adoption d'un bon positionnement par rapport à ces phénomènes qui est la clé du succès. A l'inverse, c'est à cause de son absence de stratégie industrielle que la France est laminée dans toute une série de domaines.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. - Il y a quand même eu l'effet des privatisations. Nous avions une culture historique de capital public pour nos entreprises et notre stratégie industrielle était adossée à de grands groupes publics. Quand on les a privatisés, ces groupes ont cessé d'être des moteurs pour la stratégie industrielle française et n'ont pas du tout lutté pour rester sur notre territoire contrairement aux entreprises allemandes, même si celles-ci ont délocalisé certaines de leurs activités dans les Peco. J'y vois une source majeure de la dépression française dans le domaine de l'industrie et je suis convaincue qu'il faut vraiment tout faire pour réindustrialiser notre pays.

M. Yves Daudigny, vice-président. - Monsieur Passet, nous vous remercions pour la qualité de votre exposé et des échanges que nous avons pu avoir avec vous aujourd'hui.

La réunion est levée à 18 h 50.