Mercredi 11 mars 2015

- Présidence de M. Vincent Capo-Canellas, président puis de M. Jacques Bigot, vice-président -

La réunion est ouverte à 18 heures

Audition de M. François Rebsamen, ministre du travail de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Soyez remercié, monsieur le ministre, d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Travail dominical et en soirée, lutte contre la prestation de service internationale illégale, réforme de la justice prud'homale, sécurisation de l'emploi, délit d'entrave ou encore droit du licenciement, autant de sujets qui relèvent du secteur dont vous avez la charge.

Quels seront les effets du projet de loi sur la situation de l'emploi ? Quelles mesures préconisez-vous pour l'insertion des jeunes dans le marché du travail, alors que le taux de chômage vient de franchir la barre des 10 % ? Pouvez-vous nous rassurer sur l'adéquation entre l'intitulé ambitieux de ce texte et son contenu ?

Vous préparez de votre côté un projet de loi sur le dialogue social qui devrait être présenté en conseil des ministres en avril prochain. Quel partage prévoyez-vous entre ce nouveau texte et celui dont nous sommes saisis ?

Le ministre de l'économie a annoncé des évolutions de son projet de loi : croyez-vous qu'il puisse intégrer de nouvelles mesures en faveur de la compétitivité et de l'emploi ?

M. François Rebsamen, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. - C'est pour moi la seconde occasion, après la discussion générale à l'Assemblée nationale, de défendre devant la représentation nationale le titre III « Travailler » du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. Cet ensemble de dispositions contribuera à la relance de la croissance, et donc à la création d'emplois. Sa cohérence tient à l'alliance entre efficacité et équité, dont nous démontrons la compatibilité.

Les dérogations au repos dominical dans le commerce de détail bénéficieront désormais d'un cadre juridique plus sûr, plus simple et plus équitable. Elles peuvent être résumées en cette simple formule : un accord et des compensations, sinon rien. En l'absence d'accord, qu'il soit de branche, territorial, d'entreprise ou d'établissement, l'ouverture dominicale ne sera pas possible.

Le pouvoir accordé aux partenaires sociaux manifeste la confiance du Gouvernement et de l'Assemblée dans le dialogue social. Les organisations syndicales disposent désormais d'un pouvoir de blocage : aucune ouverture ne se fera plus sur décision unilatérale de l'employeur. La spécificité de chaque secteur, de chaque entreprise, de chaque bassin d'emploi sera prise en compte. Le doublement de la rémunération s'appliquant actuellement en cas de décisions unilatérales de l'employeur dans les périmètres d'usage de consommation exceptionnel (PUCE) et lors des dimanches du maire, il sera nécessairement maintenu dans les accords futurs.

Ce cadre exprime aussi la confiance du Gouvernement dans les élus, dont dépendra la définition des zones. Les maires pourront également octroyer jusqu'à douze ouvertures dominicales. L'idée, initialement inscrite dans le texte, de cinq dimanches du maire obligatoires a été abandonnée, afin de lui laisser davantage de latitude. Au-delà de cinq ouvertures dominicales, un accord de l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) concerné sera requis afin que l'ensemble de l'économie d'un bassin ne s'en trouve pas affectée.

Le travail parlementaire a renforcé les garanties encadrant les exceptions au repos dominical : le volontariat a été étendu aux dimanches du maire ; le droit de changer d'avis sans préavis a été accordé aux femmes enceintes travaillant en soirée dans des zones touristiques internationales (ZTI) ; les accords doivent obligatoirement prendre en compte les modalités de garde d'enfants ; dans les commerces alimentaires de plus de 400 m2, ouverts de droit de 9 heures à 13 heures, le principe d'une majoration obligatoire minimale de la rémunération de 30 % a été instauré afin de mieux protéger le commerce de proximité.

La lutte contre les fraudes au détachement peut réunir les parlementaires sur tous les bancs. Il est urgent de faire cesser le dumping social. Le comité national de lutte contre le travail illégal, qui a réuni le 12 février tous les partenaires sociaux sous la présidence du Premier ministre, a été l'occasion de réaffirmer l'engagement du Gouvernement dans ce domaine. Le travail illégal menace le pacte républicain et notre conception d'un travail digne, justement rémunéré et ouvrant des droits à une protection sociale.

Il importe de lutter contre la concurrence sociale déloyale qui, en alimentant un sentiment d'injustice chez les employeurs respectueux de la législation, favorise, par contrecoup, le populisme des partis xénophobes. Le projet de loi instaure pour cela une procédure de cessation immédiate d'activité, afin de mettre un coup d'arrêt immédiat à la fraude ; il prévoit la généralisation de la carte d'identification professionnelle dans le BTP, que j'ai présentée jeudi dernier avec la Fédération française du bâtiment, de manière à faciliter les contrôles. Il durcit enfin très nettement les sanctions : un amendement de l'UDI, accepté par le Gouvernement, a porté à 500 000 euros le plafond des amendes encourues.

Le Gouvernement a enfin renforcé, au cours de la discussion, les moyens de lutter contre la fraude dans un secteur particulièrement exposé : celui des transports. La meilleure réponse à ces pratiques illégales est l'application rigoureuse du droit du travail. D'où l'importance cruciale de la réforme de l'inspection du travail, à laquelle le Gouvernement serait habilité à procéder par ordonnance. Un décret de 2014 a déjà assuré une organisation plus collective et une meilleure définition des priorités de contrôle. Il s'agit désormais de renforcer les pouvoirs de l'inspection, notamment par l'instauration d'une sanction administrative plus rapide et efficace que la voie pénale actuelle.

La peine de prison sanctionnant le délit d'entrave au fonctionnement des institutions représentatives du personnel (IRP) a été supprimée - j'y tenais particulièrement - dans le même souci d'effectivité du droit du travail. Disproportionnée par rapport à certains faits, comme le retard dans la transmission de documents aux élus du personnel, elle n'était presque jamais prononcée par les juges, et avait pour principal effet de dissuader les investisseurs étrangers. Elle a été remplacée par une amende, applicable et réellement dissuasive. La peine de prison est toutefois maintenue pour les délits d'entrave à la constitution des IRP, en raison de leur gravité.

Faire respecter le droit du travail suppose également un meilleur fonctionnement de la justice prud'homale. Ses délais de jugement actuels sont trop longs, et ses procédures de conciliation n'aboutissent que dans 7 % des cas.

Le Gouvernement a souhaité revoir en profondeur la procédure devant les prud'hommes, dans la continuité de la réforme de leur mode de désignation par la loi du 18 décembre 2014. La Garde des sceaux vous en présentera les contours lors de sa prochaine audition devant vous. J'attire pour ma part votre attention sur une innovation majeure : l'instauration, d'une formation initiale obligatoire des conseillers des prud'hommes, complétant la formation actuellement dispensée par les organisations syndicales. L'homogénéisation de la jurisprudence d'un ressort à l'autre en sera renforcée sans que l'identité syndicale en soit amoindrie. Nous créons en outre un véritable statut du défenseur syndical, qu'ont favorablement accueilli toutes les organisations patronales. Le code du travail ne comporte actuellement aucune règle sur ses conditions de recrutement, de formation, de travail. Il accorde simplement au défenseur syndical une autorisation d'absence de 10 heures mensuelles, non rémunérées. Les heures de délégation seront désormais rémunérées, une formation sera dispensée et la confidentialité rendue obligatoire. Les salariés, dont émanent 99 % des demandes devant les prud'hommes, seront ainsi mieux défendus.

Le projet de loi comporte des mesures favorisant l'accès à l'emploi des personnes en situation de handicap : l'entreprise qui fera appel à un travailleur indépendant handicapé pourra l'inclure dans les 6 % de travailleurs handicapés que doit comporter son effectif salarié ; de même, les parcours d'observation offerts aux collégiens en situation de handicap doivent pouvoir être pris en compte.

Le projet de loi conforte enfin certaines dispositions de la loi relative à la sécurisation de l'emploi, en corrigeant des imprécisions, au sujet notamment de l'homologation des plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) par l'administration : obligation de motivation, ou appréciation de la légalité du PSE au regard des moyens de l'entreprise et non du groupe en cas de redressement ou de liquidation judiciaire. Là encore, le travail accompli à l'Assemblée nationale a apporté des garanties supplémentaires : le périmètre d'application des critères d'ordre des licenciements dans le cas d'une décision unilatérale de l'employeur (donc en l'absence d'accord collectif sur le PSE) ne pourra être inférieur au bassin d'emploi. Ces ajustements parachèveront une réforme dont je veux souligner le succès : la plupart des PSE font l'objet de négociations - dans 75 % des cas en dehors des redressements et liquidations judiciaires - et la négociation aboutit dans près des trois quarts des cas à un accord. Cela représente 61 % des procédures en dehors des redressements et liquidations judiciaires.

La même volonté de privilégier la culture du compromis me guidera dans l'élaboration du projet de loi relatif à la modernisation du dialogue social, que je prépare à la suite de l'échec de la négociation entre partenaires sociaux.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Lors du dépôt de son rapport en novembre 2013, M. Bailly avait indiqué que l'examen de ses conclusions gagnerait à être précédé d'une concertation nationale interprofessionnelle. Comme elle n'a pas eu lieu, certaines organisations syndicales se sont plaintes d'un manque de concertation sur ce dossier.

Les nouvelles mesures relatives au travail dominical pourraient poser des difficultés à certains commerces de zones touristiques actuellement ouverts le dimanche, s'ils sont contraints de fermer ce jour : ils ne bénéficieront pas d'un report de chiffre d'affaires du week-end sur les jours de la semaine. Or la volonté du Gouvernement de favoriser les ouvertures dominicales risque, du fait des compensations imposées, de se traduire par des ouvertures moins nombreuses.

Un autre point appelle un éclaircissement : la possibilité donnée aux organisations représentatives des salariés et des employeurs d'obtenir l'abrogation des arrêtés préfectoraux de fermeture fondés sur des accords bilatéraux.

M. François Rebsamen, ministre. - Vous visez la fameuse boulangerie des Landes ?

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Ne serait-il pas plus simple de travailler sur les accords préfectoraux de fermeture, qui sont parfois très anciens ? Certains préféreraient des accords préfectoraux révisables régulièrement.

Nous partageons votre volonté de lutter contre le travail illégal et attendons les décrets d'application de la loi du 10 juillet 2014. L'élévation à 500 000 euros du plafond de l'amende encourue ne risque-t-elle pas de susciter la censure de la Commission européenne, qui pourrait y voir une sanction disproportionnée entravant la libre circulation des travailleurs dans l'Union ?

Depuis leur création, très peu d'accords de maintien de l'emploi ont été conclus. Le Premier ministre avait annoncé la tenue en avril d'une conférence sociale thématique afin de dresser le bilan de la loi. Pouvez-vous nous confirmer qu'elle aura lieu ? Quels sont selon vous les obstacles au développement de ces accords ?

M. François Rebsamen, ministre. - Un bilan de la loi de sécurisation de l'emploi par les partenaires sociaux est bien prévu pour le début du mois d'avril. Si moins de dix accords de maintien de l'emploi ont été signés, c'est sans doute parce que leur durée de validité, de deux ans, est trop courte, alors que leurs délais de négociation sont trop longs : négocier pendant six mois un accord de deux ans ne va pas. Les partenaires sociaux sont conscients que des améliorations sont possibles.

Si je ne suis pas en mesure de vous répondre sur la réaction de la Commission européenne à l'augmentation de l'amende punissant le travail illégal, je suis persuadé qu'elle répond à une préoccupation que nous partageons tous.

La concertation a bien eu lieu, même si les délais ont parfois été brefs. Nous l'avons conduite avec Christiane Taubira sur la réforme des prud'hommes. Les organisations syndicales et patronales ont été consultées, de même que les instances consultatives, comme le Conseil national de l'emploi, de la formation et de l'orientation professionnelles (CNEFOP), la Commission nationale de la négociation collective et le Conseil supérieur de la prud'homie.

Quant au risque que certains petits commerces des zones touristiques actuellement ouverts le dimanche ne le soient plus demain, je fais confiance au dialogue social pour trouver la solution. Leur ouverture actuelle résulte déjà souvent d'un accord, qu'employeur et salariés auront à coeur de renouveler.

Je ne dispose pas encore de la réponse à votre question touchant les accords préfectoraux existants, mais je ne manquerai pas de vous la communiquer.

Mme Nicole Bricq. - Plus on lit ce texte, notamment sur la définition du périmètre des accords, plus on voit s'en dégager une notion territoriale. Peut-être est-ce l'amorce d'une décentralisation ? Ce serait très positif et respectueux de la diversité des territoires.

Le périmètre d'application des critères d'ordre des licenciements prévu à l'article 98 est apprécié au niveau de la zone d'emploi. Comment une telle zone est-elle définie en droit ? De même, quelle interprétation juridique faut-il donner de la notion du « territoire » où auront lieu les négociations des compensations du travail dominical ?

M. André Reichardt. - L'Alsace et la Moselle ont leurs propres règles pour le repos dominical. Seront-elles maintenues ?

Mme Élisabeth Lamure. - Lors des rencontres organisées par la délégation sénatoriale aux entreprises, nous avons été fréquemment interpellés sur le coût de l'apprentissage, et plus souvent encore sur la possibilité pour un apprenti de réaliser des travaux dits « dangereux » : les mesures prises en 2013 sont beaucoup trop restrictives. Un chef d'entreprise m'a confié que son premier contrat avait été annulé à la veille de sa signature en raison de la dangerosité de ses machines, sur lesquelles travaillent douze personnes : il ne pourra jamais embaucher d'apprentis. Un assouplissement de ces normes s'impose, sous peine de voir le nombre d'apprentis continuer à chuter.

Certaines entreprises, soucieuses de remplir leur obligation d'emploi de travailleurs handicapés, ne trouvent pas de candidats. Elles sont taxées, malgré tous leurs efforts et l'aide de Pôle emploi.

Mme Annie David. - Je ferai part de mes désaccords avec ce texte dans une autre enceinte. Je réitère toutefois, monsieur le ministre, la question que vous posait notre président : quels effets sur l'emploi et la croissance les ouvertures dominicales auront-elles ? Quels effets sur les salariés et sur la vie de notre société ? Quelle société, enfin, entendez-vous promouvoir avec le travail le dimanche ?

Je suis surprise de vous entendre parler de volontariat, alors que certaines offres d'emplois sont limitées au samedi et au dimanche, et que les chômeurs sont contraints d'accepter les offres raisonnables d'emploi faites par Pôle emploi. Le texte ne prévoit en outre aucun plancher pour les compensations : y en aura-t-il d'un euro de l'heure ? Le dialogue social n'existant pas dans les entreprises dépourvues de représentants du personnel, comment y trouvera-t-on un accord favorable aux deux parties ?

Je regrette votre décision de réformer l'inspection du travail par ordonnance, après l'avoir réformée une première fois par décret. Un travail sérieux accompli ici et à l'Assemblée nationale avait pourtant conduit au dépôt d'une proposition de loi à ce sujet. C'est faire peu de cas des parlementaires que de procéder ainsi.

Quoi qu'ait dit Mme Lamure, il est regrettable que ce texte autorise le remplacement des travailleurs handicapés par des stagiaires. Nous travaillerons justement demain en séance au bilan de la loi de 2005 sur l'accessibilité et l'égalité des chances et nous ne pourrons que dénoncer cette mesure.

Mme Anne Emery-Dumas. - Je me félicite que vous ayez mis l'accent sur les dispositifs de lutte contre les fraudes au détachement, et que vous entendiez aller plus loin, sur les transports, que la loi de juillet 2014.

La carte professionnelle du bâtiment devrait s'étendre aux autres secteurs où sévit le problème du détachement, comme les activités agricoles saisonnières, les sociétés de nettoyage, ou l'hôtellerie-restauration. L'obligation de présenter cette carte incombant au salarié, ne risque-t-on pas un transfert de responsabilité de l'entreprise vers son employé ? Pouvez-vous nous garantir qu'il ne sera pas sanctionné pour défaut de présentation ?

M. Jean-Claude Lenoir. - Les récentes rencontres sénatoriales de l'apprentissage ont été l'occasion d'évoquer les problèmes posés par l'âge et le niveau de formation des apprentis. Une entreprise ayant toujours intérêt, pour des raisons financières, à en recruter un jeune et sans formation, les autres sont pénalisés. Il a été question de faciliter le financement du contrat d'apprentissage et de le simplifier. L'organisation des sessions d'examen pose également des difficultés : leur programmation par l'Éducation nationale n'est pas toujours compatible avec la formation dispensée à l'apprenti. Il a même été envisagé, pour les sujets théoriques, d'organiser des sessions à distance.

L'hôtellerie-restauration, qui pourrait créer des emplois, est dans l'impossibilité de recruter des apprentis, parce que ses horaires d'ouverture ne sont pas compatibles avec ceux de l'apprentissage. Envisagez-vous de les modifier ?

M. Yannick Vaugrenard. - La carte d'identification professionnelle est une mesure très intéressante, demandée depuis longtemps par le bâtiment et les travaux publics. Serait-il possible de l'étendre rapidement dans les domaines de l'agro-alimentaire, des services et de l'industrie ? La réforme de l'inspection du travail pourrait arriver à point nommé pour rendre cette mesure plus efficace encore.

Il serait désastreux que l'appréciation d'un plan de sauvegarde de l'emploi s'opère en fonction des moyens de l'entreprise, plutôt que de ceux du groupe auquel elle appartient, car celui-ci pourrait s'en trouver incité à organiser l'insolvabilité de sa filiale.

La peine de prison prévue pour les délits d'entrave, si elle est maintenue dans la loi pour les cas très graves, ne sera sans doute jamais appliquée. Ne faudrait-il pas imaginer des peines complémentaires, telles que l'interdiction d'exercer la profession de dirigeant d'entreprise ?

- Présidence de M. Jacques Bigot, vice-président -

M. Jean-Pierre Bosino. - Il n'y a évidemment pas de volontariat pour le travail le dimanche et de soirée. Le contrat de travail est un lien de subordination. Si certains sondages font apparaître que 75 % des Français souhaitent l'ouverture des magasins le dimanche, ils sont 85 % à déclarer ne pas souhaiter travailler ce jour-là. En Allemagne, les commerces sont fermés le dimanche, certains même le samedi après-midi, et l'économie allemande ne s'en porte pas plus mal.

Vous vous apprêtez à faire porter sur les maires la responsabilité d'autoriser les ouvertures dominicales. Quel sera précisément leur rôle puisqu'un accord collectif est nécessaire ?

Il me semble bien que nous allons vers la professionnalisation de la justice prud'homale, accompagnée d'une certaine mise sous tutelle de ses conseillers. Comment les conseils de prud'hommes pourront-ils continuer à exister ?

Pourquoi la faculté de sanctionner est-elle ôtée à l'inspecteur du travail au profit du directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte) ?

M. François Rebsamen, ministre. - Il n'y aura pas de modification du droit alsacien-mosellan. La zone d'emploi sur laquelle vous m'interrogiez, madame Bricq, est celle définie par l'Insee.

J'ai proposé un décret facilitant la réalisation par les apprentis des travaux dits « dangereux » : nous passerons de l'autorisation préalable à une déclaration engageant la responsabilité de l'employeur. Un apprenti pourra désormais monter sur un escabeau de 60 centimètres mais la prévention est maintenue pour les travaux en grande hauteur. On ne pourra plus invoquer les freins que met l'administration aux dérogations.

Que Mme Lamure veuille bien m'indiquer les entreprises qui peinent à recruter des travailleurs handicapés : je les mettrai en relation avec des candidats. Le véritable problème, justifiant des financements spécifiques, est celui des travailleurs handicapés employés en milieu ouvert.

Quant à l'effet des ouvertures dominicales sur l'emploi, une étude d'impact a été commandée à France Stratégie par Emmanuel Macron. Attendons de voir comment se passe la négociation des accords. Il est en tout cas préférable que les touristes dépensent leur argent dans nos zones touristiques internationales que dans celles des pays voisins. Saint-Pancras offre actuellement le dimanche une ambiance toute différente de celle de la gare du Nord...

M. Jean-Pierre Bosino. - Il y a de beaux musées à Paris.

M. François Rebsamen, ministre. - À Londres aussi ! Quant aux effets sur la société, nous ne parlons que d'exceptions au repos dominical. 25 % des Français travaillent déjà le dimanche, dans la fonction publique notamment. Nous ne changerons pas de paradigme en autorisant un peu plus d'ouvertures sur la base d'accords, surtout si nous faisons confiance au dialogue social. Le contrat de travail n'impose pas toujours un rapport de subordination entre employeur et salarié : il est signé par deux personnes libres qui s'engagent mutuellement. Dans les situations de plein emploi, c'est même l'employeur qui recherche les salariés...

M. Michel Raison. - Et même parfois en dehors de ces situations !

M. François Rebsamen, ministre. - En effet : c'est le cas dans certains secteurs spécialisés. C'est pourquoi nous améliorons la formation.

J'avais souhaité, en tant que maire, ouvrir les piscines municipales le dimanche matin. Le débat avait été vif avec les maîtres-nageurs, qui ont reçu des compensations. L'ouverture est maintenant généralisée à tous les dimanches et fonctionne très bien. Si le service public n'est pas capable de s'adapter à la demande des usagers, il dépérira.

Si nous devons réformer l'inspection du travail par ordonnance, c'est qu'en 2014 les dispositions du projet de loi sur la formation professionnelle, l'emploi et la démocratie sociale qui la concernaient ont dû en être retirées. Je me suis engagé à mener cette réforme dans la lignée de mon prédécesseur, ce qui m'a valu les critiques simultanées du Figaro et de l'Humanité - j'ai dû trouver le bon chemin. Plus sérieusement, le texte que je présenterai reprendra la proposition de loi de Denys Robiliard.

Quant à l'insertion des personnes handicapées dans le monde du travail, nos résultats sont en voie d'amélioration. Les dispositions fiscales que nous avons prises vont dans le sens de ce que vous demandez.

La carte d'identification professionnelle des travailleurs du bâtiment sera financée par leurs caisses de congés payés : c'était une opportunité à saisir immédiatement. La sanction d'un éventuel défaut de présentation de cette carte, qui sera portée comme un badge, ne touchera pas le salarié, mais l'employeur. Dans les autres secteurs touchés par la fraude, il faut pour le moment faire confiance au contrôle. Les Allemands ont pris sur ce point une disposition très forte dans le secteur des transports. Observons son application afin de voir comment nous pourrions la reproduire. Il y aura sans doute une décision de la Commission européenne ; c'est très difficile pour le transit, mais l'on peut s'inspirer pour le cabotage de la proposition allemande.

J'ai passé, à l'invitation de la ministre allemande du travail, une journée à Berlin durant laquelle j'ai visité des centres de formation d'apprentis. J'en reviens convaincu que les problèmes de l'apprentissage en France ne tiennent pas à son coût pour les entreprises, mais à nos mentalités, et en particulier à celle de l'Éducation nationale, qui récemment encore ne voulait pas entendre parler d'ouverture aux entreprises. Les choses ont heureusement changé. Les entrepreneurs les plus réticents le sont souvent parce qu'ils craignent une administration trop rigoureuse. Nous sommes cependant sur la bonne voie, notamment dans le domaine des formations de haut niveau, comme celle d'ingénieur en alternance chez Orange. L'apprentissage est bien une voie d'excellence.

Oui, monsieur Vaugrenard, les peines complémentaires sont une bonne idée. J'y suis sensible parce que je ne comprends pas pourquoi nous nous dénigrerions alors que les pays étrangers ne font pas mieux que nous sur ces sujets difficiles. Pourquoi cette jubilation dans l'autoflagellation ? Continuons à protéger les salariés et n'oublions pas que c'est l'intérêt des employeurs parce que la productivité est meilleure quand les conditions de travail sont bonnes. Les start-up travaillent en open space : comment y réserver un bureau pour le délégué du personnel ? Maintenons les protections sans négliger les nécessaires souplesses.

Pour répondre à votre question sur les moyens du groupe et les PSE, je vous précise qu'il n'est juridiquement pas possible aujourd'hui d'appeler les moyens du groupe dans le cadre de la liquidation judiciaire d'un établissement.

Je n'ai pas bien compris la question de M. Bosino sur les maires. J'ai exercé cette fonction magnifique pendant deux mandats. Chaque maire fait un peu comme il l'entend. Pour ma part, j'étais très soucieux du dialogue avec les organisations syndicales, que je poussais à conclure un accord. Que nous laissions au maire toute latitude entre zéro et douze dimanches prouve la confiance que nous lui faisons. Néanmoins, il est important de prévoir l'intervention de l'EPCI au-delà du cinquième dimanche.

Nous ne professionnalisons pas les prud'hommes. Cette exception française souffre de délais de jugement inacceptables. La décision ne peut varier du blanc au noir selon les tribunaux pour les mêmes cas. Au demeurant les organisations syndicales et patronales ont plutôt bien accueilli l'idée d'un tronc commun de formation - des conseillers prud'hommaux issus d'organisations syndicales ont même demandé un référentiel commun.

Pourquoi prévoir l'intervention des Direccte ? Parce qu'il est bon que les inspecteurs de travail interviennent de manière plus collective contre le travail illégal, avec un objectif national, de manière à s'assurer que des suites sont données à leur intervention sans porter atteinte à leur liberté individuelle : mieux vaut une sanction administrative appliquée qu'une sanction pénale qui ne l'est pas. Les nouvelles promotions d'inspecteurs comprennent d'autant mieux cette approche collégiale de la lutte dans le travail illégal, qu'elles sont tout à fait sensibles à leur rôle de conseil et de soutien aux entreprises.

Un mot, enfin, du texte sur la modernisation du dialogue social. Il est normal que nous reprenions la main puisque la démocratie sociale a échoué. Nous repartons sur la base du document que j'avais transmis aux partenaires sociaux : une meilleure représentation des salariés, un dialogue social plus efficace et plus stratégique, évitant les réunions qui ne servent qu'à empêcher les vocations ; l'engagement des salariés dans l'entreprise encouragé ; plus de souplesse pour les entreprises, notamment les PME. Enfin seront également abordées la fusion de la prime pour l'emploi et du RSA activité dans une nouvelle prime d'activité et l'inclusion des annexes 8 et 10 dans la loi afin de stabiliser la situation des intermittents du spectacle et d'éviter les crises à répétition à chaque renouvellement de la convention d'assurance-chômage. Le projet sera transmis à la fin du mois au Conseil d'État et présenté en avril au conseil des ministres.

M. Jacques Bigot, président. - Je vous remercie, monsieur le Ministre, de nous apporter toutes ces précisions et de nous informer sur le travail futur. Commençons d'abord par ce texte-ci...

La réunion est levée à 19 h 30

Jeudi 12 mars 2015

- Présidence de M. Vincent Capo-Canellas, président -

La réunion est ouverte à 10 h 05

Audition de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Nous accueillons Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, pour une audition ouverte à tous les sénateurs, à la presse et diffusée sur Public Sénat. Réforme des tribunaux de commerce et de la justice prud'homale, libéralisation des professions juridiques réglementées et règles de fixation de leurs tarifs, votre parole est attendue. Je vous propose de nous faire part de votre appréciation générale sur ce texte, qui a connu d'importantes évolutions à l'Assemblée nationale, de nous dire si vous souhaiteriez que le Sénat se l'approprie et apporte sa valeur ajoutée. Vous nous direz aussi comment vous concevez le point d'équilibre entre la sécurité des actes juridiques, l'égalité de l'accès au droit et l'inévitable modernisation des procédures et des professions.

Le Sénat est la maison qui défend les libertés, c'est dire combien nous sommes heureux de votre présence à nos côtés, encore plus en ces moments.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Je vous remercie de cet accueil et pour vos mots de bienvenue. Je suis heureuse de m'exprimer devant vous, car je connais votre attachement particulier aux libertés individuelles et à la justice. Le texte comporte en effet des dispositions relatives à trois grands secteurs, étant entendu que le projet Justice du 21e siècle (J 21) complètera ses articles sur la justice commerciale.

L'ambition élevée de garantir à tous nos concitoyens, sur tout le territoire, l'accès à un droit protecteur inspire la politique volontariste que je conduis depuis trois ans en matière de recrutements : ceux qui saisissent les tribunaux - à la suite de litiges familiaux, de la perte de leur emploi ou des difficultés de leur entreprise - sont dans un état de vulnérabilité qui appelle la protection de l'État.

Le rôle des professions réglementées est important dans le cadre de la justice civile et nous les avons associées aux travaux de J 21. Historiquement, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa réponse à une question prioritaire de constitutionnalité le 21 novembre 2014, l'État a délégué certaines prérogatives de puissance publique attachées à sa mission régalienne. Il incombe au ministère de la justice de contrôler les conditions d'exercice de cette délégation. L'authentification notariée, la signification par huissier doivent présenter le même niveau de sécurité juridique qu'un acte étatique. Il nous faut veiller à la probité et à l'indépendance des professionnels du droit, au respect de leurs règles déontologiques et contrôler l'existence de conflits d'intérêt.

Depuis deux ans et demi, nous travaillons avec ces professions dans une relation de confiance qui s'est construite au fil des réunions. Ce travail commun a débouché sur l'adoption de plusieurs lois, d'ordonnances et de décrets. Un sujet comme les tarifs a déjà été traité notamment pour ce qui concerne les tarifs des greffiers de tribunaux de commerce.

Le texte de loi issu des travaux de l'Assemblée nationale s'inscrit dans le même esprit. S'il est important que les professions juridiques réglementées participent à la revitalisation de l'économie, la justice et le droit ne peuvent être abordés sous un angle uniquement économique. L'accès de tous au droit, la sécurité juridique doivent être préservés, la rentabilité financière immédiate dût-elle en pâtir. C'est ce qui explique notre politique tarifaire pour les professions règlementées.

Pour autant, le droit revêt aussi une dimension économique - la réforme du droit des contrats que j'ai présentée en conseil des ministres l'illustre - il doit participer à l'attractivité de notre économie par sa lisibilité et sa prévisibilité et la sécurité qu'il apporte.

Le droit est un bien particulier. Nos réformes visent à appréhender toutes ses dimensions. Le projet de loi, précédé d'une aura sulfureuse, a été très travaillé. Le ministre de l'économie a fait preuve d'une grande ouverture d'esprit. Bien que les logiques économique et juridique diffèrent, nous avons collaboré dans une bonne ambiance. Dans sa version actuelle, le texte combine préservation des principes essentiels et souplesse afin de dynamiser l'activité des professions réglementées, grâce notamment au renouvellement des générations.

Des améliorations peuvent être apportées afin d'éliminer les éventuels effets pernicieux de mesures introduites sans étude d'impact préalable ; la navette entre les deux assemblées devrait y concourir.

La libéralisation de l'installation des notaires d'abord annoncée comme totale est en réalité une libéralisation encadrée, maîtrisée, régulée et concernant uniquement les zones où les professionnels sont trop peu nombreux. La réforme préserve l'économie générale des offices et des études. L'accès des jeunes à ces métiers est facilité, ce à quoi contribuera la disparition à terme de la profession de clerc assermenté.

Les dispositions relatives à l'avocat en entreprise ont été retirées. Le sujet reviendra, mais le dispositif doit être encadré afin de ne pas mettre en péril la profession d'avocat pour répondre aux préoccupations d'un petit nombre.

Nous avons convaincu de conserver la territorialité de la postulation, élargie à la cour d'appel sauf pour quelques matières (aide juridictionnelle, saisie immobilière, licitation-partage). Les enjeux ne concernent pas seulement le bon fonctionnement de la procédure civile mais aussi le maillage territorial des barreaux et l'accès corrélatif aux avocats, notamment en matière pénale. Je ferai preuve de vigilance. Toutefois, l'immobilisme ne constitue pas une réponse aux défis nés des évolutions de la société et de la demande de droit, de l'irruption du numérique et de l'offre de services juridiques émanant de nouveaux acteurs.

Le sujet de l'ouverture du capital des sociétés d'exercice professionnel a été réglé par la loi du 8 mars 2011 de modernisation des professions juridiques et judiciaires, précisée par décret en mars 2014. Mon ministère a fait part de son inquiétude sur le projet d'ouverture de sociétés d'exercice interprofessionnel aux professionnels du chiffre ; l'expertise du Sénat et son exigence déontologique seront précieuses. Il n'y aura ni tiers ni chiffre dans le capital de ces sociétés interprofessionnelles.

Les commissaires aux comptes relèvent de la tutelle du ministère de la justice et les experts-comptables, de celle du ministère de l'économie. En pratique, 80 % des commissaires aux comptes sont des experts-comptables. La modification du périmètre du droit introduite par l'Assemblée nationale soulève des interrogations ; elle pourrait fragiliser notre système de contrôle et de certification des comptes alors qu'il est performant..., ce que j'ai défendu devant l'Union européenne.

La révision des tarifs des actes des professions réglementées est opportune. Certains tarifs étaient trop élevés, d'autres inférieurs au coût des actes. Nous avons plaidé pour une véritable politique tarifaire en lieu et place d'une libéralisation totale qui aurait pu provoquer un dumping et une baisse de la qualité des actes. Nous avons plutôt eu gain de cause. Le champ de compétence, les contributeurs et les finalités du fonds de péréquation interprofessionnel devront encore être précisés.

Ainsi, les principes essentiels sont sauvegardés et la nécessaire souplesse introduite. Au nombre des sujets sur lesquels le Sénat pourra proposer des améliorations, je citerai les dispositions sur la justice commerciale : le projet de création de huit juridictions spécialisées sur le territoire chargées de traiter les plus gros dossiers de redressement-liquidation judiciaires nous a paru risqué. Le texte actuel prévoit une juridiction par cour d'appel, compétente pour les entreprises de plus de 150 salariés dont le chiffre d'affaires dépasse 20 millions d'euros. Aller dans certains cas jusqu'à deux juridictions ne serait pas hérétique. Les seuils peuvent être débattus. Les juges prud'homaux sauront faire du référentiel indicatif en matière prud'homale un outil de progrès.

Enfin, les services de la Chancellerie ont longtemps été dépendants des professionnels en ce qui concerne les éléments statistiques et données chiffrées nécessaires, entre autres, à la maîtrise de la cartographie judiciaire. Ce constat m'a conduite à signer une convention avec la Caisse des dépôts et consignations et l'INSEE. Le texte de loi confie à l'Autorité de la concurrence le soin de fournir des éléments objectifs éclairant la décision politique. Si cela n'est pas choquant, il convient d'éviter d'accorder un pouvoir normatif à cet organisme.

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Vous avez abordé de nombreux sujets avec hauteur de vue et franchise. Vous avez déclaré que la justice et le droit ne peuvent être abordés sous le seul angle économique même si l'économie ne leur est pas étrangère... N'est- ce pas précisément tout l'enjeu de ce projet de loi ?

M. François Pillet, rapporteur. - Les nombreuses auditions que j'ai menées me conduisent à vous rejoindre sur certains sujets. Vous avez souligné que le projet de loi pourrait être utilement amélioré par notre assemblée.

Les inquiétudes sont vives, voire agressives, dans les tribunaux de commerce. Si nous ne parvenons pas à négocier sur le nombre de juridictions spécialisées et sur leur seuil de compétences, je crains la disparition de certains tribunaux, par démission ou désintérêt, et le transfert corrélatif aux tribunaux de grande instance (TGI) des contentieux qu'ils traitent, ce qui serait dommageable. Conserver aux tribunaux de commerce les dossiers portant sur des entreprises dont les effectifs sont inférieurs à 250 salariés débloquerait la situation.

À l'évidence, les dispositions relatives à la justice prud'homale relevaient de votre réflexion sur la justice du XXIe siècle. Vous avez déclaré : transformer la justice et le droit en un marché serait dangereux. Comment articulez-vous cette réflexion avec le projet de loi ? Pouvez-vous nous rassurer ? Nous ne demandons pas la professionnalisation des conseillers prud'homaux mais simplement le rapprochement de leur statut avec celui de magistrat et le bénéfice d'une formation dispensée à l'École nationale de la magistrature (ENM).

Au-delà du chiffre d'affaires des cabinets, ce qui se joue avec la postulation est la disparition de petits barreaux, ce qui ne manquerait pas de poser des difficultés pour les gardes à vue, les commissions d'office et l'aide juridictionnelle. Des expérimentations de multipostulation ont été menées entre Bordeaux et Libourne, entre Nîmes et Alès, disposez-vous d'un retour ? Les informations en ma possession sont très contrastées. Le réseau privé virtuel des avocats (RPVA) n'étant pas encore totalement efficace sur tout le territoire, la postulation locale contribue à faciliter le travail de gestion des tribunaux en améliorant la gestion des flux et la mise en état. Plutôt que de prendre sur ce sujet une décision qui risquerait d'avoir des conséquences irréversibles, ne peut-on envisager des expérimentations ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Vous connaissez ce texte dans ses moindres détails ! Je sais, par les comptes rendus des réunions organisées avec mes services, que vous avez travaillé dans un état d'esprit constructif. Ce projet de loi le mérite. Loin de moi la nostalgie d'un texte présenté par la Chancellerie ! Voir le travail mené dans le cadre de Justice 21 en partie repris dans ce projet de loi porté par le ministre de l'économie a été douloureux mais, magie d'un réflexe sublime, cette douleur s'est effacée dans la certitude que nous avons participé à la beauté et à la force de l'oeuvre commune.

Notre pays enregistre 69 000 procédures collectives par an, dont une large majorité peut être gérée par les tribunaux de commerce, 180 à 200, voire 300 dossiers appelant une technicité particulière. Le défi est de les traiter sans déséquilibrer l'ensemble du système. Le ministère de l'économie envisageait la création de 8 juridictions spécialisées sur le modèle de la carte inter-régionale des juridictions spécialisées contre la délinquance économique et financière. Nous avons estimé que ce chiffre, trop faible, créait un risque d'éloignement des juridictions par rapport aux entreprises. Nous avons bataillé afin d'obtenir une juridiction spécialisée dans le ressort de chaque cour d'appel. Aller jusqu'à deux juridictions dans certaines cours d'appel ne serait pas problématique pour moi. À mon sens, l'existence de juridictions spécialisées ne crée pas de risque de fermeture de tribunaux de commerce. Ma doctrine n'est pas faite sur le seuil optimal : 150 salariés, 250 ? Je pencherai en faveur du seuil de 150 salariés, mais il serait bon d'avoir une étude d'impact.

Toutes les dispositions relatives à la réforme des conseils de prud'hommes ont été écrites à la Chancellerie. Aucune n'a suscité d'observation de la part du Conseil d'Etat.

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Ce qui n'est pas le cas du reste du texte...

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Nous avons travaillé deux ans sur le sujet, en nous inspirant notamment du rapport Lacabarats. Les conseils de prud'hommes sont une spécificité française héritée de l'histoire. L'attachement légitime au paritarisme qui caractérise ces juridictions doit s'accompagner d'un effort de formation des conseillers prud'homaux. Nous préconisons une formation obligatoire assurée par l'ENM portant à la fois sur la déontologie et sur la rédaction des jugements. Nos réformes visent à préserver l'identité de l'institution et à améliorer son fonctionnement ; la mission première des conseils est la conciliation, qui ne représente que 6 % des dossiers en moyenne. On ne peut fétichiser l'identité de l'institution, en oubliant sa vocation. Nous voulons redonner corps et vitalité à la conciliation afin de diminuer du même coup le nombre de départages et le taux élevé d'appel. Les juges prud'homaux devront apprendre à utiliser les nouveaux référentiels de règlement des litiges.

La profession d'avocat est très composite... Tous ses membres n'ont pas les mêmes attentes. Mon souci est d'assurer la présence d'avocats sur tout le territoire. Pour ce faire, il convient d'introduire de la souplesse dans le dispositif afin de parvenir à des solutions adaptées. L'expérimentation présente un intérêt indéniable...

M. François Pillet, rapporteur. - Ce sera la plus-value sénatoriale !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Elle est incontestable. J'en ai fait l'expérience.

M. Charles Revet. - N'hésitez pas à le répéter !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Comme députée, j'ai pu constater l'excellence du travail sénatorial et son intérêt pour la qualité de notre droit. Je le dis sans flagornerie aucune car je m'ambitionne pas de devenir sénatrice.

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Le réflexe sublime en faveur de l'intérêt général que vous avez évoqué est partagé ici. Nous expérimentons tous les jours des arbitrages qui ne touchent pas au sublime.

M. Michel Raison. - Nous vous remercions, madame la ministre, de nous avoir rassurés sur vos intentions. Au moins provisoirement... Seront-elles suivies d'effet ? Votre intervention ressemble à un appel à l'aide pour éviter que le texte ne bascule définitivement du côté économique. Nous avons été choqués - et vous aussi - que la loi Macron destinée à favoriser l'activité économique comporte des dispositions sur la justice. Votre absence lors des débats sur les professions règlementées à l'Assemblée nationale nous a inquiétés. Traduisait-elle la victoire de l'économie sur la justice ? Nous sommes troublés par le poids que le texte accorde à l'Autorité de la concurrence dans le domaine judiciaire. Nous voulons vous aider, mais nous avons aussi besoin de vous et de votre soutien à nos amendements.

Ancien élu prud'homal, je me félicite des dispositions sur la formation des conseillers prud'homaux, mais pourquoi vous attaquer aux tribunaux de commerce ? Dans mon département, une entreprise de mille salariés a été sauvée parce que le dossier a été traité par la juridiction locale : les juges consulaires ont su appréhender et traiter le dossier de manière patiente et intelligente. Avec leur disparition, la loi Macron qui veut sauver des emplois pourrait en détruire, de sorte que les quelques effets positifs de la simplification du permis de conduire seraient annihilés par les conséquences de la réforme des tribunaux de commerce.

M. Jacques Mézard. - Ça aurait pu être pire, nous n'en doutons pas. Il est malheureux qu'un texte de cette nature inclue une réforme de fond de la justice. Celle-ci méritait un projet global porté par la Chancellerie, au lieu de quoi nous avons un catalogue auquel l'Assemblée nationale a cru bon d'ajouter quelques pages.

Notre monde évolue, il faut en tenir compte ; mais le faire en bafouant tous les grands principes n'est pas une bonne chose. Le gouvernement Fillon lui-même n'aurait pas désavoué certaines dispositions sur le périmètre du chiffre. Il existe une voie médiane entre l'immobilisme et l'assimilation de toute critique à du ringardisme. Il est positif que l'entrée de sociétés capitalistiques ait été, pour l'instant, bloquée : l'arrivée des financiers au capital des laboratoires d'analyses médicales a entraîné la fermeture de nombreux petits laboratoires dans les territoires.

L'Assemblée nationale a introduit des dispositions sur les avocats aux conseils sous la pression de quelques grands cabinets parisiens. Quelle est votre position sur le sujet ? Cette importante question mérite une réponse. De l'avis général, le système actuel fonctionne bien : les syndicats de salariés sont contents des conditions d'instauration de l'obligation de représentation devant la chambre sociale de la Cour de cassation. Confier le contrôle du fonctionnement d'une telle profession à l'Autorité de la concurrence, quelle idée singulière ! Examinez donc la composition de cet organisme à l'aune de la problématique des conflits d'intérêts. Je ne pourrai jamais y souscrire. Le Gouvernement a reculé sur les notaires parce qu'ils sont puissants et solidaires ; les avocats aux conseils ne le sont pas et pèsent moins... Tant pis pour eux ?

M. Michel Raison. - Ils ne savent pas se défendre !

M. Jacques Mézard. - Penser que l'on se mettra d'accord au niveau du bureau de conciliation pour saisir le juge départiteur est bien optimiste. Les conflits prud'homaux étaient jusqu'à présent exclus de la négociation participative - à laquelle j'étais hostile quand le gouvernement Fillon l'avait créée. Cette exclusion est supprimée, ce dont le Medef peut se féliciter ; êtes-vous à l'origine de cette mesure et qu'en pensez-vous ?

Sur la justice commerciale, vous êtes favorable au dessaisissement au seuil de 150 salariés. Je connais pourtant des dossiers qui n'ont été réglés que grâce à une bonne connaissance du terrain. Détruire les justices de proximité affectera le traitement de certaines affaires.

La question de la territorialité de la postulation n'est pas celle des états de frais : la plupart des avocats ne savent plus les calculer. La multipostulation détournera la clientèle institutionnelle, appauvrira les professionnels locaux du droit et se traduira in fine par une baisse de qualité. En privant ainsi les départements de leur matière grise, vous créerez une désertification juridique. Je déposerai un amendement afin de mettre en place une postulation départementale...Cela améliorera les choses en Corrèze où vous créez un second TGI.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - À Saint-Gaudens aussi...

M. Jacques Mézard. - Cette affaire est traitée dans une approche parisienne et bureaucratique.

M. Henri Tandonnet. - Quelle sera la place des experts-comptables dans les sociétés juridiques interprofessionnelles ? Le décret de mars 2014 avait créé des interprofessionnalités, et une ordonnance particulière à ouvert celles des experts-comptables aux capitaux. Autoriser ceux-ci à rejoindre les professions du droit est un cheval de Troie pour les interprofessionnalités. Compte-tenu des préoccupations actuelles de sécurité juridique, de respect de la déontologie et de protection contre les conflits d'intérêts, placer les professions réglementées dans un environnement concurrentiel est-il opportun et moderne ? N'avons-nous pas une guerre de retard ? Notre système de droit latin nous offre un avantage compétitif, notamment en matière immobilière grâce au triptyque notaire-géomètre-hypothèque, et les étrangers le copient. Pourquoi l'abandonner  en mélangeant les métiers du chiffre et les professions règlementées ?

La suppression de la postulation par TGI augmentera la charge de travail des greffes. Il faudra y créer des postes...

Je partage les observations de mes collègues sur l'avantage que constitue une juridiction commerciale de proximité. Je l'ai expérimenté dans mon département du Lot-et-Garonne à l'occasion du sauvetage de Pet Foods. Les magistrats locaux sont souvent très qualifiés et sont plus indépendants que ne pourront l'être les collaborateurs de grandes sociétés de banque et d'assurance qui siègeraient dans les juridictions spécialisées si elles étaient mises en place.

M. Daniel Gremillet. - Merci, madame la ministre, pour la clarté de vos propos. Je m'associe aux observations de Jacques Mézard sur la postulation. Derrière la question des services existants dans les territoires, il y a celle du vivre ensemble. Vider un territoire de ses compétences revient à le déstructurer.

Les objectifs en matière de couverture numérique ne sont pas atteints dans 20 % des territoires. Dès lors il est impossible d'avancer partout au même rythme. Je souhaiterais également être rassuré sur l'accès aux données personnelles dans l'entreprise. N'allons-nous pas au-delà des directives européennes ?

Je partage l'opinion de Michel Raison sur les tribunaux de commerce. Nous avons tous des exemples d'entreprises sauvées grâce aux juridictions consulaires de proximité. Nous ne pouvons nous offrir le luxe de perdre des emplois dans le contexte actuel.

Je suis réservé sur l'attribution de compétences nouvelles à l'Autorité de la concurrence, qui n'exerce pas ses compétences sur les activités et produits venant de l'étranger, d'où une distorsion de concurrence.

Mme Royal a salué le travail magnifique du Sénat lors du vote de la loi sur la transition énergétique. Je forme le voeu que notre travail sur la loi Macron ne passe pas à la trappe si la commission mixte paritaire ne débouche pas.

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Le succès d'une commission mixte paritaire suppose deux volontés. Et l'absence d'interférence d'une troisième.

M. Jacques Bigot. - Vous avez exprimé votre respect pour le travail du Sénat et votre espoir de voir le texte de loi amélioré par notre assemblée. L'article 17 bis, issu d'un amendement parlementaire, invite l'Autorité de la concurrence à rédiger un rapport sur la nécessité de créer de nouveaux offices d'avocats aux conseils. Le Gouvernement s'est contenté de donner un avis de sagesse sur cet amendement.... La Chancellerie a-t-elle besoin de l'Autorité de la concurrence pour se faire une opinion ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - J'ai entendu plus d'interventions que de questions sur ce texte qui est divers et complexe. N'attendez pas de moi que je le critique. Si nous avons, c'est vrai, vécu un peu difficilement qu'il intègre des dispositions que nous préparions avec les professions, j'ai refusé toute querelle publique et rappelé des principes. Je suis loyale vis-à-vis du Gouvernement qui est fondé à considérer qu'un texte peut traiter de questions relevant du périmètre de plusieurs ministères - il y a des précédents. L'important est que des champs de compétence spécifiques ne soient pas traités en dehors de la tutelle ministérielle dont ils relèvent. Ma préoccupation en matière d'accès au droit n'est pas celle d'un ministre de l'économie, certes, mais je n'appelle pas au secours, parce que je ne suis pas en état de naufrage. Je n'ai pas besoin d'espérer. Le texte sera amélioré, c'est le sort de tous les textes, car nous veillons à respecter le travail des parlementaires, du législateur.

Je crois que les autorités administratives indépendantes (AAI) sont indispensables au fonctionnement de la démocratie. L'Autorité de la concurrence a pour mission de s'assurer du respect des règles du marché dans les conditions fixées par la loi. L'extension de ses compétences a donné lieu à des discussions entre nous comme avec le président de cet organisme sur les missions et sur la symbolique. Il nous faut maintenir le lustre du droit dans notre culture et dans notre architecture institutionnelle. Il n'est pas dit que la Chancellerie sera liée par les avis de l'Autorité. Une AAI doit objectiver le sujet dont elle a la charge, fournir à l'administration des éléments d'aide à la décision. Il importe de ne pas lui donner un rôle normatif.

Mme Catherine Génisson. - Très bien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - Votre pointillisme budgétaire vous conduira à vous intéresser aux conséquences financières de l'extension des missions de l'Autorité de la concurrence...

M. François Pillet, rapporteur. - Trente emplois, sept millions.

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Nous entendons le message.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. - J'aurais été ravie de porter le texte sur la réforme des conseils de prud'hommes mais la seule chose qui importe, parce qu'il s'agit d'un contentieux de détresse, est l'amélioration du fonctionnement de la justice prud'homale qui découlera de son application.

Le projet est insuffisant, il a des défauts ? Sans doute. Mais l'économie frémit : il nous faut encourager cette reprise et nous moderniser. La procédure participative facilitera les choses dans un esprit de conciliation. S'agissant des professionnels du chiffre, nous devons éviter de casser par mégarde un secteur qui fonctionne. J'entends les inquiétudes. Je suppose qu'elles se traduiront sous forme d'amendements. Mon cabinet et l'administration demeurent à votre disposition.

Je vous remercie pour la qualité de cette séance, elle laisse augurer que le texte, amélioré sans dogmatisme, aura des effets bénéfiques pour tous les citoyens.

M. Vincent Capo-Canellas, président. - Nous vous remercions d'avoir traité ces sujets avec hauteur de vue et précision.

La réunion est levée à 11 h 30