Jeudi 26 mars 2015

- Présidence de Mme Françoise Laborde, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. Jean-Michel Blanquer, directeur général du groupe ESSEC

Mme Françoise Laborde, présidente. - Mes chers collègues, nous débutons nos auditions d'aujourd'hui en recevant M. Jean-Michel Blanquer, ancien directeur général de l'enseignement scolaire, actuellement directeur général du groupe ESSEC.

Comme la loi le permet, votre audition, monsieur Blanquer, fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.

Docteur et agrégé en droit public, vous avez enseigné à l'université pendant une quinzaine d'années, avant d'être nommé recteur de l'académie de Guyane en 2004, puis de l'académie de Créteil en 2007. De 2009 à 2012, vous avez exercé les fonctions de directeur général de l'enseignement scolaire au sein du ministère de l'éducation nationale, avant d'être nommé en juillet 2013 directeur général du groupe ESSEC.

Vous avez récemment publié un ouvrage, L'École de la vie, dans lequel vous livrez votre diagnostic sur le système scolaire et formulez un certain nombre de préconisations, tirées de votre expérience.

C'est au regard de ce riche parcours au sein de l'éducation nationale que la commission a souhaité vous entendre, afin de recueillir votre analyse sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines à l'école. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les menaces qui pèsent sur notre système scolaire et sur les solutions à envisager pour refaire de l'école le creuset de notre République.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Blanquer prête serment.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Selon l'usage, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions.

M. Jean-Michel Blanquer, directeur général du groupe ESSEC. - Madame la présidente, je veux d'abord dire que je suis honoré par l'invitation de cette commission d'enquête et heureux de pouvoir partager avec vos collègues et vous-mêmes quelques-unes de mes analyses sur l'éducation, peut-être le sujet le plus important qui soit, puisque l'éducation détermine le long terme, l'unité de toute société. Il est donc évidemment très important qu'il y ait des principes républicains partagés et que l'on se préoccupe qu'ils le soient dès l'enfance, car c'est à ce moment que beaucoup de choses se déterminent.

Vous avez fait référence à mon parcours au sein de l'éducation nationale et au livre que j'ai publié, L'École de la vie, où je traite justement de cette question. J'en traite soit directement, soit indirectement, car, par définition, tout est systémique dans le domaine de l'éducation : quelque aspect de l'éducation que l'on aborde, il aura un impact sur le sujet qui est le vôtre aujourd'hui, lequel est multifactoriel. Qu'il s'agisse, par exemple, des programmes de français ou d'histoire-géographie, de la relation avec les parents d'élèves, de la formation des professeurs, ou même du statut de l'établissement, tout a évidemment des incidences sur le sujet qui vous intéresse. Tous les aspects sont en interrelation : cela oblige à avoir une vision d'ensemble, qu'il ne me sera évidemment pas possible d'exposer en dix minutes.

Je partirai de l'élève et de son parcours. À mes yeux, on peut considérer que le sujet a deux dimensions : d'une part, la relation à autrui, que l'on peut résumer par le respect d'autrui ; d'autre part, la relation à la vie collective, à l'institution, à la République, qui, pour un enfant, passe évidemment par l'institution qui représente celle-ci, à savoir l'école. Si ces deux dimensions sont complémentaires, on peut les distinguer.

Pour ce qui concerne la relation à autrui, qui est une autre manière de définir la morale, cette question est aujourd'hui éclairée de manière différente d'il y a encore quelques années : ce n'est pas un sujet statique.

Les sciences cognitives démontrent qu'il existe chez l'être humain, et donc chez l'enfant, un potentiel d'empathie extrêmement fort, qui, d'ailleurs, si l'on n'y prend garde, peut être inhibé, cette inhibition risquant de déboucher sur certaines perversions. Inversement, si l'on tire parti de ce potentiel, on peut réussir à faire en sorte que les enfants de zéro à six ans aient le sens d'autrui, qu'ils aient notamment la capacité de se mettre à la place d'autrui.

Ce point est à la fois pratique et théorique, pragmatique et anthropologique. Il est anthropologique parce que les débats sur le système scolaire ont parfois hésité entre deux pôles : un pôle rousseauiste, en vertu duquel l'homme naît bon et c'est la société qui le corrompt, et un pôle plus pessimiste, selon lequel l'homme naît mauvais et c'est la société qui, par l'éducation, va l'amener à se corriger. Nous sommes en train de découvrir qu'il existe une sorte de troisième voie ; c'est du reste ma conviction. Cette ligne de crête, assez fondée scientifiquement, consiste à dire que l'homme naît avec un potentiel d'empathie considérable, que l'éducation va permettre de révéler, d'affirmer.

Cela nous renvoie à tout ce qui se passe entre zéro et trois ans - ou entre zéro et deux ans, si l'enfant entre à l'école à deux ans -, question qui dépasse le sujet d'aujourd'hui, mais qui est quand même très importante. Ce qui se passe à ces âges, d'un point de vue familial et social, est essentiel puisque, nous le savons, il y a déjà des germes d'inégalité entre les enfants entrant à l'école maternelle, par exemple, au travers du vocabulaire maîtrisé. Le nombre de mots maîtrisés à l'âge de trois ans est assez prédictif de la réussite scolaire future, ce qui signifie que le « bain » familial a joué un rôle.

Au reste, toujours sur la question du vocabulaire, on sait qu'il existe un lien direct entre vocabulaire et violence : les difficultés à exprimer ce que l'on a à exprimer, à pouvoir penser avec subtilité, parce que le langage que l'on maîtrise est limité, influent sur les comportements.

Ces sujets sont donc essentiels et nécessitent d'avoir été pris à bras-le-corps, ce qui suppose un programme de maternelle. Il faut signaler que, à cet égard, de grands progrès ont été réalisés depuis une douzaine d'années. Au milieu des mauvaises nouvelles, qui ne manquent jamais d'être relevées, il en est une très bonne qui est passée un peu inaperçue dans le paysage de l'éducation : une étude du ministère de l'éducation nationale, sortie l'année dernière et portant sur la période 1998-2011, a montré que l'enfant abordait le cours préparatoire avec plus d'atouts qu'il y a dix ans. Autrement dit, un enfant d'employé ou d'ouvrier entrant en cours préparatoire en 2011 a autant de chances - mesurées notamment par la maîtrise du vocabulaire ou de la phonologie - que l'enfant de cadre qui y entrait en 1998. Je me plais à souligner cette donnée dans la mesure où des statistiques portant sur d'autres paramètres font souvent apparaître l'inverse.

Il faut dire que, par-delà les gouvernements, par-delà les soubresauts qu'il y a pu y avoir sur le plan politique, les politiques éducatives ont été empreintes d'une certaine continuité. Je pense, en particulier, au consensus sur la nécessité d'une politique de la maternelle, autrement dit de la définition de programmes assez volontaristes pour celle-ci et d'une vision spécifique des âges concernés. Sur ce plan, le sujet n'est pas forcément consensuel, certains plaidant pour une attention très précise portée à certaines compétences de l'enfant et d'autres opposant parfois à cette vision l'idée que la maternelle doit permettre aux enfants de s'épanouir, de jouer, de chanter, etc.

De nouveau, je considère qu'il y a, entre ces deux visions, une troisième voie. En effet, le jeu, le langage, la musique, qui est extrêmement importante - ce sujet ne doit pas être négligé dans vos travaux -, jouent un rôle à l'école maternelle, où ils doivent avoir une visée pédagogique précise, à savoir la socialisation de l'enfant.

Autre conséquence, au-delà de la dimension « cognitive », c'est-à-dire ce que l'on apprend à l'enfant, la nécessité d'une vision globale de l'enfant.

De ce point de vue, dès la maternelle - bien entendu, c'est aussi vrai pour la suite -, il ne faut pas faire de distinction, sinon méthodologique, en tout cas pas de distinction éthique, entre ce qui se passe dans la classe et ce qui se passe en dehors, notamment dans la cour de récréation. Quand, dans la cour de récréation, un enfant est persécuté par les autres, que se produisent des phénomènes d'exclusion de l'autre ou de non-respect d'autrui, c'est déjà le germe de quelque chose d'éventuellement grave, qui relève de l'éducation.

Cela renvoie à la responsabilité de la communauté éducative. On ne peut pas considérer qu'être professeur aujourd'hui consiste simplement à venir dans la classe, faire cours et s'en aller. L'école, ce n'est pas non plus, aujourd'hui, un individu face à un groupe d'élèves. C'est une communauté d'individus, qui sont non seulement les professeurs, mais aussi l'ensemble de la communauté adulte travaillant dans l'établissement ainsi que tous ceux qui les aident en dehors de celui-ci, reliés à une communauté d'élèves. La communauté éducative doit prendre ses responsabilités, en ayant une vision globale de ce qui intéresse l'enfant.

J'insiste sur cette première dimension qu'est le respect d'autrui. Elle procède d'une vision optimiste de l'homme, d'une vision volontariste de l'éducation, vision que l'on peut prôner, en commençant par la maternelle. Le temps dont je dispose ne me permet pas d'insister davantage sur ce point.

Pour ce qui concerne, maintenant, les valeurs de la République, de l'école, je pense que l'être humain a besoin d'adhérer à la collectivité, d'adhérer à la communauté, d'adhérer au pays auquel il appartient. C'est une évidence ! L'être humain a besoin d'être intégré dans des cercles concentriques d'appartenance, à commencer par sa famille. Bien entendu, l'appartenance à la nation compte elle aussi beaucoup.

Paradoxalement, la France, que l'on peut considérer comme l'un des deux ou trois pays ayant inventé la notion de nation, est celui qui a le plus de complexes sur cette question - peut-être est-ce lié, précisément, à une sorte de lassitude devant un sujet ancien pour nous -, qui ne pose aucun problème dans beaucoup de pays.

Mon parcours m'a permis de travailler assez longuement à l'étranger. J'ai notamment vécu sur le continent américain, en particulier en Amérique latine et aux États-Unis. J'ai aussi une expérience outre-mer, où les questions se posent différemment. Partout, j'ai vu l'absence de complexes sur cette question : celui ou celle qui dit qu'il faut aimer son pays n'est en aucun cas vu comme archaïque ou réactionnaire. Au contraire, aimer son pays semble la chose la plus naturelle qui soit ! La nation fait partie d'une chaîne d'appartenances qui n'exclut personne, qui est même inclusive. Pour ma part, je pense que cela fait trop longtemps que notre pays tend à l'oublier. C'est du moins l'ambiance générale. Nous en payons évidemment les conséquences.

Comme recteur, j'ai eu très souvent l'occasion de prendre le chemin inverse et de dire à quel point cette question était importante. Dans mon livre, que j'ai écrit avant les événements du 7 janvier dernier - il n'était pas besoin d'attendre ce jour-là pour comprendre que ce sujet méritait d'être traité -, je cite, entre autres nombreux exemples, celui de La Marseillaise, qui, dans les années 2000, avait été sifflée au Stade de France ; on se souvient du scandale qui en était résulté. Nous avions alors, dans l'académie de Créteil, monté une chorale composée d'enfants du Val-de-Marne, de la Seine-Saint-Denis et de la Seine-et-Marne, pour chanter l'hymne national au début des matchs de l'équipe de France de rugby. Et de fait, ces enfants ont chanté, malheureusement une seule fois ; j'aurais aimé que cela se perpétue... L'exercice en lui-même comporte de nombreuses vertus, ne serait-ce que de par sa nature musicale. Mais c'est surtout un exercice républicain. Face à cette centaine d'enfants chantant dans le stade, pas une seule personne n'a imaginé siffler ce jour-là !

Nous devons avoir une vision joyeuse, constructive, optimiste et intégrante de la nation. Cela passe tout d'abord par un état d'esprit, qui se traduit ensuite par une série de dispositions concrètes.

Je pense que cet exemple nous montre aussi que la question de l'instruction civique n'est absolument pas un sujet désuet, bien au contraire. Simplement, nous devons nous interroger sur la manière dont on la dispense, sur la manière dont elle doit être reliée aux enjeux de morale. L'instruction civique et morale doit donc à la fois distinguer les deux dimensions tout en les reliant entre elles. Elle doit montrer que la question du respect de la République implique aussi celle du respect d'autrui et de l'adhésion.

En ce qui concerne les enjeux d'intégration, souvent considérés comme liés à ces questions, j'aimerais tout d'abord souligner à quel point j'ai pu très souvent observer que la grande majorité des enfants issus de l'immigration adhèrent en réalité aux valeurs de la République et sont très enclins à participer aux logiques positives que je viens de citer. Toutefois, nous retenons, évidemment, surtout ceux ou celles pour qui ce n'est pas le cas.

Un pays qui n'affiche pas une certaine fierté, une certaine joie dans le fait de « faire communauté », et ce de façon régulière et naturelle, a peu de chances de susciter des phénomènes d'adhésion eux-mêmes naturels. Aux États-Unis, par exemple, où les conditions des immigrés ne sont pas nécessairement meilleures qu'en France, il s'en faut, on a réussi à instaurer une fierté nationale à travers des éléments symboliques et un état d'esprit général. Nous pourrions faire de même en France, d'autant que cela correspond à une tradition française qui existait bel et bien. Il peut donc ne pas être si difficile de la retrouver, et cela transcenderait évidemment les clivages politiques.

Pour conclure, je voudrais aussi insister sur l'importance de l'image que donne le monde des adultes au monde des élèves. En effet, lorsqu'on se plaint des phénomènes de violence ou de division au sein des communautés d'élèves, il faut bien se rendre compte que la question de l'exemplarité est primordiale.

Que voient les élèves ? Quels exemples leur sont donnés au quotidien ? Bien entendu, cela concerne aussi ce qu'ils voient en dehors de l'établissement, dans leur famille, à la télévision ou sur Internet... Néanmoins, ce qu'ils voient dans l'établissement est déterminant. Ont-ils sous les yeux une communauté d'adultes soudée ? S'ils voient qu'un professeur qui se fait chahuter n'est pas un individu seul, qu'il y a une équipe à côté de lui, qu'il existe une solidarité, le phénomène cessera. S'ils ne sont en permanence témoins que de manifestations d'individualisme, eux-mêmes cultiveront cet individualisme. Le risque est même, alors, d'un basculement à une société adolescente se sentant plus forte que la société des adultes, en quelque sorte supérieure à elle. Dans un tel cas, on le constate parfois, tous les débordements sont possibles. C'est pourquoi l'unité du monde adulte est importante dans l'établissement scolaire.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je tiens à remercier M. Jean-Michel Blanquer. En tant que recteur et directeur général de l'enseignement scolaire, il a su apporter des solutions novatrices à de nombreuses difficultés que nous rencontrions. Certains considèrent en effet que c'est plutôt par petites touches qu'on peut faire évoluer le monde de l'éducation nationale, qui ne change certes pas facilement, car c'est une grosse structure.

Je souhaiterais vous poser trois questions.

La première concerne le diagnostic d'une dégradation du climat scolaire. S'agit-il d'un sentiment ou d'une réalité ? Souvent lié aux manifestations d'appartenance religieuse au sein des établissements scolaires, ce diagnostic vous paraît-il justifié ? Plus largement, pensez-vous que l'école est confrontée à une remise en cause de sa mission d'intégration et de formation des citoyens ?

Deuxièmement, les valeurs républicaines vous paraissent-elles suffisamment inculquées à l'école ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire au sein des établissements vous semblent-ils adaptés à l'accomplissement de cette mission ? De ce point de vue, que pensez-vous de l'introduction à la rentrée prochaine d'un enseignement moral et civique ? Vous avez déjà évoqué ce sujet, mais j'aimerais que vous y reveniez plus amplement.

Troisièmement, de nombreux enseignants nous ont dit ne pas se sentir suffisamment préparés et soutenus par leur hiérarchie face aux contestations dont font l'objet les valeurs républicaines à l'école - c'est l'un des thèmes abordés par notre commission d'enquête. Les chefs d'établissement et les corps intermédiaires de l'éducation nationale, au premier rang desquels les inspecteurs d'éducation, ont-ils un rôle particulier et spécifique à jouer ?

M. Jean-Michel Blanquer. - Sur la dégradation du climat scolaire, il existe de nombreuses études et de nombreuses données.

Je ne pense pas être la personne la mieux à même de dire ce qu'il en est pour la période récente, dans la mesure où je ne suis pas actuellement au ministère de l'éducation. Néanmoins, j'ai le sentiment que c'est plutôt dans les années 1990 que l'on observait une sorte de « trou d'air » dans le climat scolaire, à la fois sur le plan pédagogique et sur le plan éducatif, et que, depuis, nous sommes sur un « plat », qui demeure cependant à un niveau de violence élevé ; la situation mérite donc qu'on y soit attentif. Au cours des années 2000, je n'observais pas une augmentation de la violence, mais je la voyais installée à un niveau qui justifiait qu'on s'en préoccupe, même s'il y a toujours une part de violence dans tout système. Il reste que nous pourrions faire nettement mieux.

Disposons-nous de remèdes appropriés ?

À cet égard, la relation entre les professeurs et les parents d'élèves me paraît déterminante. Toutes les études internationales montrent que c'est un des trois facteurs principaux de la réussite du système scolaire. Reste à savoir comment un système scolaire réussit à associer les parents, et surtout dans quelle mesure une convergence entre les valeurs de la famille et celles de l'école peut exister.

Après les événements de janvier, il a beaucoup été dit qu'il ne fallait pas faire de l'école la cause de tous les maux de la terre. En effet, beaucoup de choses naissent en dehors d'elle et, de ce point de vue, la communication entre parents et établissements est essentielle.

Nous savons que ce n'est pas un point fort du système français, pour des raisons historiques bien connues, qui sont de bonnes et de mauvaises raisons. Quoi qu'il en soit, il n'existe pas aujourd'hui un climat de confiance entre les uns et les autres.

Je considère toujours le mot « confiance » comme le mot-clef. On considère souvent que la référence nostalgique au passé, à la IIIe République en particulier, relève d'une vision éthérée de ce passé, qui fait abstraction des nombreux problèmes qui existaient à l'époque, notamment celui des inégalités. Certes, mais la confiance était à l'époque plus présente qu'aujourd'hui. Cette nostalgie que nous éprouvons, selon moi, c'est celle de la confiance.

C'est donc au premier chef la confiance qu'il convient de restaurer. Voilà pourquoi le travail que réalise votre commission d'enquête est si important. Il est nécessaire de créer un consensus à la fois sur le plan local et sur le plan national. En effet, de la même manière qu'une division entre les parents vis-à-vis de l'enfant ne peut donner de bons résultats, une division entre l'école et la société et entre l'école et la famille ne peut donner de bons résultats.

J'aimerais vous faire part d'une expérience intéressante qui illustre mon propos, celle de la « mallette des parents ». En 2009, dans l'académie de Créteil, des réunions entre les parents et les professeurs de 50 collèges ont été organisées, notamment au premier trimestre, concernant les classes de sixième, pour familiariser les parents aux enjeux du collège, aux devoirs à faire, au fonctionnement général de l'établissement et aux moyens nécessaires pour favoriser la réussite de l'enfant. L'étude à laquelle cette expérience a donné lieu a représenté une avancée dans la vie de l'éducation nationale dans la mesure où c'était la première fois que quelque chose d'aussi scientifiquement fondé était réalisé, la méthode de randomisation permettant de mesurer très précisément l'impact de cette politique. De ce fait, nous avons pu observer des effets très notables sur l'absentéisme des élèves, sur la violence et même, quoique dans une moindre mesure, sur les résultats des élèves.

Fort de cette expérience, j'ai élargi ce dispositif à 1 300 établissements lorsque j'étais directeur de l'enseignement scolaire.

Nous avons ensuite réalisé deux autres expérimentations : une en troisième concernant l'orientation, dans l'académie de Versailles, et une autre en cours préparatoire, toujours avec le souci d'associer les parents.

La ministre de l'éducation nationale a déclaré que, dans le cadre des nouvelles mesures, elle envisageait une généralisation de ce dispositif, ce que je ne peux que trouver très positif. Bien sûr, il faut voir ce qui est concrètement prévu, mais tout ce qui vise à une meilleure relation entre parents et établissements - c'est certainement, parmi d'autres éléments, l'un des plus importants - ne peut être que positif.

Deuxième question : les valeurs républicaines sont-elles suffisamment inculquées ? Comment doit être pensé l'enseignement moral et civique ?

Évidemment, le contenu de l'enseignement moral et civique est fondamental dans la mesure où il peut donner lieu à quelque chose d'artificiel ou d'inutile, voire de contre-productif s'il n'est pas correctement enseigné. Afin d'éviter cet écueil, des choses très simples peuvent être mises en place et la vertu de l'exemplarité doit être à nouveau soulignée.

En 2011 avait été publiée, concernant l'école primaire, une circulaire qui traduisait, à mon sens, l'essentiel sur le sujet. Ce que Vincent Peillon a affirmé ensuite était également tout à fait intéressant - en cette matière aussi, il peut y avoir de la continuité dans les politiques publiques -, à savoir qu'il est nécessaire, en particulier à l'école primaire, de mettre en place une sorte de rappel quotidien des principes moraux à travers des illustrations tirées de la vie quotidienne des élèves. Cela se faisait couramment et c'est encore pratiqué par beaucoup d'enseignants, mais ce n'est pas généralisé. Et surtout, quand on prône une telle pratique, on craint de passer pour quelqu'un de nostalgique, d'archaïque, ayant une vision désuète. C'est absurde !

Après tout, c'est bien cela que l'on fait en tant que parent quand on explique à son enfant que ne pas traverser dans les clous est dangereux. Pourquoi, alors, s'interdirait-on de le faire à l'école, en écrivant le matin une petite maxime au tableau, en tirant une leçon de morale du conte qu'on lit avec les élèves ? Cela crée un moment collectif, un peu solennisé, qui permet aux enfants de s'imprégner des principes de respect d'autrui, qui est absolument fondamental.

Au collège et au lycée, je crois beaucoup dans le fait de rendre plus mûrs les adolescents, de les responsabiliser davantage dès l'entrée en sixième. J'ai la conviction que le passage du CM2 en sixième constitue une césure, toujours présentée comme problématique, s'agissant d'enfants qui ont connu un maître ou une maîtresse unique et qui se retrouvent devant plusieurs professeurs, lesquels n'agissent pas nécessairement de concert.

Cette césure doit être atténuée. Plusieurs ministres successifs se sont efforcés de le faire, mais sans doute insuffisamment. Certes, on a progressé un peu durant ces dernières années. Toutefois, il faut encore atténuer cette césure et, en même temps, l'assumer. En effet, puisqu'il y a de toute façon le primaire, puis le collège, faisons de ce moment une forme d'initiation républicaine pour le préadolescent qui entre en sixième, qui est encore enfant tout en étant déjà un adolescent en devenir.

Nous sommes dans des sociétés sécularisées, où le sacré n'est plus au coeur des principes de la République, mais où le besoin d'appartenance est très fort et peut s'exprimer de manière en quelque sorte non canalisée si la République ne fait pas elle-même droit à ce besoin de sens.

On parle souvent du fondamentalisme religieux. S'ajoute le phénomène des gangs ou des bandes. Ce sont, en réalité, des phénomènes d'appartenance. On le voit dans certains pays, le cas typique étant celui de l'Amérique centrale. Quand la collectivité n'a pas assumé le besoin de sens et de vie collective de l'enfant, la nature ayant horreur du vide, apparaissent des phénomènes de ce genre.

Le collège n'est pas là seulement pour dire à un enfant : « À neuf heures tu vas faire du français, à dix heures de l'histoire, et à onze heures des mathématiques », avec ce que cela comporte d'artificiel, sans parler de la difficulté à le faire comprendre à beaucoup d'enfants. Au début de la sixième, il est nécessaire de rassembler, avec les professeurs, dès le mois de septembre et pendant une certaine durée, les enfants pour leur expliquer ce qui va leur arriver, pour donner du sens, pour relier les disciplines, pour que les enjeux moraux et civiques et les enjeux de devenir - devenir adolescent, puis adulte - soient explicités.

Il nous faut prendre au sérieux le préadolescent, comme le font toutes les sociétés, depuis toujours : à l'adolescence, un moment de solennité est nécessaire. Or ce moment n'existe plus. Si nous ne le suscitons pas, d'autres s'en chargent.

Ce point renvoie à l'organisation de l'établissement. Dans mon introduction j'ai dit à quel point il était nécessaire que la communauté des adultes soit unie. Aujourd'hui, et cela me permettra de passer à votre troisième question, les organigrammes sont beaucoup trop souvent en râteau avec, d'un côté, le chef d'établissement, de l'autre, la salle des professeurs.

Une des clefs d'évolution est une gouvernance beaucoup plus collective, un système plus partagé, où les professeurs prennent des responsabilités, éventuellement à tour de rôle. L'équipe de direction ne doit pas être constituée d'une ou deux personnes, mais de dix personnes, par exemple, incluant tel professeur devenu doyen des lettres, tel autre devenu responsable des études pour la classe de sixième, tel autre de cinquième, de quatrième, de troisième, pour créer une vraie communauté responsabilisée, qui fasse le lien avec l'ensemble des professeurs.

Je pourrais aussi développer mon propos sur le rôle futur des centres de documentation et d'information (CDI) et dire comment en faire des lieux plus collectifs et épanouissants.

Il nous faut tout simplement une communauté plus soudée, qui donne l'exemple.

Ce que je dis n'est ni une utopie ni une rêverie puisque cela existe, et c'est là un élément d'optimisme ! En France, des établissements évoluent en ce sens et réussissent. Les établissements français à l'étranger en sont l'exemple : nous savons tous qu'ils constituent de vrais succès. Évidemment, les conditions sont différentes ! Néanmoins, nous voyons bien que, quand ces fondamentaux-là sont mis en oeuvre, ça fonctionne !

La préparation des enseignants, le soutien de la hiérarchie et le rôle des inspecteurs sont-ils adaptés au regard de ces problèmes ? La réponse est non. Nous recherchons une amélioration de la formation des professeurs qui n'a pas encore eu lieu. Des propos assez schématiques ont pu être tenus de toutes parts sur ces questions. Le fait est que la situation n'est pas bonne, mais la création des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) peut être intéressante.

Le problème n'est pas la mécanique institutionnelle : celle de l'institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) n'était pas mauvaise en soi, pas plus que celle des ÉSPÉ. Nous avons effectivement besoin d'un lieu de nature universitaire où l'on apprend aux futurs professeurs à enseigner. La question est de savoir ce qu'il s'y passe réellement et quelles personnes y enseignent. Plutôt que de se focaliser sur les questions de processus - ceux-ci sont convenables, tels qu'ils sont formulés aujourd'hui - il faut se demander qui enseigne et quel est le contenu de l'enseignement. J'estime - ce n'est pas toujours apprécié quand je le dis - que c'est cela qu'il faut repenser complètement.

J'ai insisté au début de mon propos sur l'importance, par exemple, des sciences cognitives. Je considère que la pensée des spécialistes en sciences cognitives est très importante, et qu'elle peut avoir un effet en fontaine sur l'ensemble du système si elle est réellement prise en compte. Si les enseignants connaissent bien les enjeux cognitifs des enfants et des adolescents, ils seront plus à l'aise pour en parler. De même, je pense que certains philosophes et anthropologues, qui ne sont pas guère étudiés aujourd'hui dans les ÉSPÉ, pourraient avec profit l'être davantage.

Enfin, concernant la formation initiale et continue des professeurs - la formation continue est extrêmement importante - il est crucial d'avoir des praticiens chevronnés dans ces établissements.

Quant au rôle de l'inspection, notre vision du système est totalement infantilisante. Voilà encore un des mots-clefs de l'analyse que je propose. Oui, nous avons un système infantilisant, de bout en bout, et cela va de pair avec les organigrammes en râteau. Il maintient l'enfant dans l'infantilisation, mais aussi les professeurs. D'où les situations paradoxales dans lesquelles nous nous trouvons : notre système est à la fois très protestataire et très hiérarchisé. C'est de l'inverse que nous avons besoin : un système qui responsabilise et qui soit moins protestataire. Voilà le grand mouvement de fond que nous devons enclencher.

Pour y arriver, il faut notamment faire évoluer la fonction d'inspection dans un sens complètement différent. Il faut à la fois évaluer l'établissement en tant que tel, c'est-à-dire évaluer la communauté, l'évolution collective encore plus que l'évolution individuelle, et envisager l'évolution individuelle dans un sens constructif, en se basant sur les réussites de l'élève, non sur une sorte de conformisme attendu de la part de l'enseignant, souvent très artificiel et superficiel, et cela dans le cadre d'une gestion des ressources humaines sans grande marge de manoeuvre. Tout ce système est assez stérile et mérite d'évoluer très sensiblement.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Merci beaucoup, monsieur Blanquer, pour ces paroles vraies ! Il est très important d'avoir des réponses et des amorces de nouvelles idées.

M. Claude Kern. - Ne trouvez-vous pas que les référentiels sont beaucoup trop chargés, au vu du temps scolaire imparti, pour que les enseignants donnent encore une priorité à l'enseignement des valeurs républicaines ? Vous avez parlé d'une heure de morale. Elle ne serait pas malvenue, bien au contraire, mais elle est souvent négligée car le référentiel est trop chargé. Les enseignants répètent qu'il faut aller au bout du programme, en français, en mathématiques, en histoire-géographie, etc.

Par ailleurs, comment pensez-vous que l'on peut soutenir les enseignants pour affronter cette dégradation du climat scolaire, surtout lorsqu'ils sont face à des violences verbales de la part des élèves, mais aussi des parents ? Et je ne parle pas des violences physiques, ni de celles entre élèves. Vous avez évoqué un mal-être, et c'est très juste, mais les enseignants sont aujourd'hui désarmés face à cette violence.

Mme Catherine Troendlé. - Concernant l'école maternelle, je partage complètement votre avis sur le fait que l'enseignant doit suivre l'enfant à la fois dans la classe et en dehors de la classe. Il faut voir la vie de l'enfant comme un tout pour favoriser cette socialisation vers laquelle on veut le conduire.

Ma question est la suivante : pensez-vous que les enseignants sont suffisamment épaulés et accompagnés par les professionnels mis à leur disposition, tels les psychologues scolaires, par exemple ? Demandent-ils suffisamment cet accompagnement ?

Ma deuxième question a trait au collège. Je partage votre point de vue : dans sa mission d'enseignement, l'enseignant est aujourd'hui cantonné dans sa classe. Or il y a un grand travail à faire en dehors. Vous appelez de vos voeux une communauté de professeurs qui soit à la disposition des élèves et une plus grande interactivité en dehors de la classe. Pensez-vous que cela pourrait passer par une augmentation du nombre d'heures - nos enseignants font très peu d'heures dans les collèges -, impliquant évidemment une rémunération adaptée ?

M. Jean-Claude Carle. - Vous avez parlé du lien direct entre le vocabulaire et la violence. Moins on a de mots, plus on est violent. Comment faire pour que les jeunes acquièrent le plus tôt possible ces mots qui leur font défaut ? Cela passe-t-il par des mesures d'ordre pédagogique ? Cela ne passe-t-il pas aussi par une mesure plus structurelle, inscrite dans la loi Jospin de 1989, c'est-à-dire ce premier cycle qui intègre la dernière section de maternelle, le CP et le CE1 ?

Vous avez en partie répondu à ma seconde question, qui concernait ce que j'appellerai le syndrome de la nation, ce manque de fierté d'appartenance à la nation. Ce point ne devrait-il pas faire partie des maquettes de formation des enseignants au sein des futures écoles de formation ? Ne faudrait-il pas, à l'instar de ce que vous avez déjà fait, réintroduire un certain nombre de rituels pour développer ce sentiment d'appartenance à la nation ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Je souhaite vous dire, monsieur le directeur, combien j'adhère aux remarques que vous avez faites concernant notre complexe face à l'idée de nation dans notre pays. Ce point de vue est unanimement partagé, quelles que soient nos appartenances politiques. Nous avons effectivement un problème à l'égard de l'idée de nation, à laquelle notre pays doit pourtant beaucoup, et qui doit aussi beaucoup à notre pays. Nous devons faire notre révolution culturelle !

Par ailleurs, vous avez dit - c'était au moins en filigrane dans votre propos - qu'il n'y avait pas un ministre qui ne se soit attaché à faire évoluer notre système scolaire. Or nous voyons bien que les choses sont difficiles. La question est la suivante : n'assigne-t-on pas à l'école une mission qu'elle n'est pas à même, seule, d'assumer ? Ne voulons-nous pas faire porter à l'école un certain nombre d'autres défaillances, sociétales, familiales et autres ? Il est clair que l'école, où les enfants ne passent qu'un temps limité, ne peut pas tout. J'en veux pour preuve la différence des registres de langage : les enseignants sont souvent très choqués par des propos d'élèves qui, du point de vue de ces derniers, ne sont en rien choquants, qui sont des expressions naturelles, banales, dans leur milieu familial, social ou dans leur quartier. C'est une question fondamentale.

Vous dites qu'il faut faire évoluer la fonction d'inspection. Mais elle a déjà beaucoup évolué. Les inspecteurs d'académie-inspecteurs pédagogiques régionaux ne sont plus ce qu'ils étaient il y a trente ans. Ils ne sont plus dans une logique de suspicion par rapport à l'enseignant et ne viennent pas pour le piéger ! D'ailleurs, ils préviennent à l'avance de leur venue. Ils ont fait évoluer leurs pratiques et se sont entourés de groupes de formateurs.

Sur le terrain, beaucoup d'expériences sont conduites, par exemple pour le décloisonnement des matières : des enseignants de SVT travaillent avec les professeurs de philosophie, pour bien montrer qu'il n'y a pas de cloisonnement dans l'appréhension d'une culture générale.

Comment lier ces initiatives ? Beaucoup de choses intéressantes se passent, mais nous n'arrivons pas à les globaliser.

M. Guy-Dominique Kennel. - Je rebondis sur les propos de ma collègue Mme Perol-Dumont : globaliser et faire durer un certain nombre d'expérimentations. Le diagnostic que vous avez émis et la posologie que vous avez prescrite me conviennent tout à fait. Le problème, c'est que cela ne dure pas : régulièrement, d'autres idées apparaissent. Les enseignants ne s'y retrouvent plus, c'est une évidence. Faut-il interdire toute nouvelle réforme tant que la précédente n'a pas été évaluée ? Comment faire en sorte que cette posologie dure et soit efficace ?

M. Jean-Michel Blanquer. - Je vous remercie de toutes ces questions auxquelles je vais m'efforcer de répondre dans l'ordre.

S'agissant tout d'abord des référentiels trop chargés, qui laisseraient peu de place aux questions d'instruction civique et morale, je rappellerai ce que j'ai dit au début de mon intervention : tout fait système. Sur ce sujet, il nous faut donc forcément réfléchir à l'interdépendance des facteurs.

Les questions d'instruction morale et civique sont d'abord et avant tout des questions transversales. On doit donc examiner comment elles sont présentes dans tous les programmes. En ce moment, on parle beaucoup de l'enseignement du latin et du grec. Or il est évident que, si vous étudiez Cicéron, vous y trouverez des messages d'instruction civique et morale, en quelque sorte comme M. Jourdain faisait de la prose.

Par ailleurs, j'opère une nette distinction entre l'école primaire et le collège et le lycée. À l'école primaire, il ne s'agit pas de consacrer une heure par jour à ces questions ; ce serait beaucoup trop. Ce petit moment, quelque peu solennel, peut très bien durer de cinq à dix minutes. Chaque professeur l'organise comme il l'entend ; ce peut être le moment par lequel on commence la journée ou celui par lequel on la finit. En fait, c'est la mise en place d'un rituel, absolument pas chronophage, qui est souhaitable.

Transversalité et ritualisation sont donc des réponses à la question du temps. Je ne ferai pas de développement sur la lourdeur des programmes, bien qu'il s'agisse d'un véritable sujet.

S'agissant de la solitude des professeurs et des difficultés qu'ils éprouvent face à la violence, des mécanismes de solidarité doivent être mis en place, pour que jamais un professeur ne se trouve isolé. Il y aura toujours des incidents, des parents aux attitudes surprenantes, mais dès lors que l'on ne se sent pas seul face à ces phénomènes, une bonne partie du problème est déjà en voie d'être résolue ; cela me paraît essentiel.

Il s'agit non pas seulement des professeurs, mais de la communauté éducative dans son ensemble. Quand l'articulation avec le tissu social local est bonne, c'est souvent grâce à l'ensemble des personnels que des solutions sont trouvées.

Sachez que des solutions existent. Il y a des pays où cela se passe bien ; il y a aussi des lieux en France où cela se passe bien, à conditions sociales, culturelles et géographiques comparables. Ce qui est réjouissant, c'est qu'il s'agit d'une question humaine : quand l'alchimie fonctionne au sein de l'équipe éducative - cette alchimie étant à la fois la cause et la conséquence de la pérennité de l'équipe -, cette dernière est à même d'apporter des réponses.

Dans sa deuxième question, Mme Troendlé demandait si les enseignants de maternelle étaient épaulés. Ils le sont très insuffisamment. Cette question rejoint celle de M. Carle sur les cycles et celle de M. Kennel sur la continuité des politiques éducatives.

À titre personnel, j'étais favorable au cycle, tel qu'il résultait de la loi de 1989 : grande section, CP, CE1. La dernière loi a changé les choses. Pour autant, je ne suis pas partisan d'un retour en arrière qui risquerait de dérouter tout le monde, alors que les cycles supposent de la continuité. Il aurait mieux valu ne pas changer, mais puisqu'il en est ainsi, essayons de jouer le jeu de cette maternelle considérée comme un tout ; cela aussi fait sens.

Une réponse à votre question peut se trouver dans la mise en place, par exemple, d'un certificat spécifique aux enseignants de maternelle, lequel viendrait s'ajouter à l'ensemble de leurs compétences. Il pourrait faire l'objet d'une formation continue, permanente, avec le soutien des psychologues, dont le rôle est fondamental - notamment s'agissant des enfants handicapés et des enfants précoces, ou de toutes sortes d'éléments de différenciation auxquels les enseignants de maternelle sont insuffisamment formés aujourd'hui. Nous avons besoin d'une politique spécifique sur ces questions, qui passe notamment par la certification en maternelle et l'appui d'équipes spécialisées, ce qui n'est pas réellement organisé aujourd'hui.

Mme Troendlé a également évoqué le nombre d'heures travaillées par les enseignants. À mes yeux, ce sujet réclame une approche très souple : les enseignants en font parfois trop, parfois pas assez. Tout dépend du lieu, des disciplines et des circonstances, toutes choses que l'on doit pouvoir évaluer.

L'annualisation du temps de travail est parfois évoquée pour résoudre ce problème. Pour ma part, je préfère l'idée de pluri-annualisation du temps de travail. Cette approche peut être gagnante pour tout le monde en termes de ressources humaines. En prenant trois mois sabbatiques au troisième trimestre, accolés aux vacances d'été, les professeurs disposeraient d'une vraie période, soit pour se ressourcer - certains peuvent en avoir besoin -, soit pour compléter leur formation.

Un professeur pourrait faire beaucoup plus d'heures à certains moments et beaucoup moins à d'autres. Il faut également pouvoir apprécier le travail effectué en dehors des heures de classe. Tout cela pourrait faire l'objet d'une vision globale à la fois du parcours de l'enseignant et de la vie de la collectivité.

Cela permettrait en outre que l'on évite de dire - ce que vous n'avez pas fait - que les enseignants ne travaillent pas assez... Il nous faut sortir de ces débats stériles. Prendre le problème autrement peut non seulement améliorer la vie professionnelle des professeurs, mais aussi avoir un impact positif sur les élèves, notamment en termes d'implication collective.

En évoquant la question du cycle, j'ai commencé à répondre à M. Carle sur le vocabulaire. Oui, je pense qu'il est important de mener une politique du vocabulaire. Il doit s'agir d'une politique nationale, qui passe par les médias et qui s'appuie sur une série d'actions volontaristes susceptibles d'être entreprises. Sur le plan pédagogique, cela peut passer par le chant et la musique, tout comme les contes lus à voix haute, par exemple.

Il existe un programme dénommé « Parler » qui a été expérimenté à Grenoble et à Lyon avant d'être étendu à d'autres zones. Ce programme a été quelque peu combattu par l'inspection générale du premier degré, ce que je ne peux que déplorer, alors qu'il a démontré son utilité. Un autre programme, mis en oeuvre en Martinique et dénommé « Parler bambin », en est dérivé. Il pourrait être mis en place à la crèche. Ces derniers temps, il me semble que les pouvoirs publics souhaitent, ce qui est positif, stimuler le vocabulaire à la crèche. L'enfant doit être considéré non pas comme un objet que l'on dépose à la crèche, mais plutôt comme un nid de stimulations, ce qui suppose, entre autres, professionnalisme et concentration. Dans mon livre, j'insiste d'ailleurs sur les méthodes Montessori pour la maternelle.

Vous êtes revenue sur la fierté de l'appartenance nationale et sur les rituels. Ce dernier terme est en effet l'un des mots clefs : l'être humain a besoin de rituels. La question est donc de savoir quels rituels la République met en place.

À Créteil, par exemple, nous avions instauré des remises du diplôme du baccalauréat. Il est significatif de constater que la France est l'un des seuls pays où cette remise de diplôme, quel qu'il soit, est la moins solennisée. C'est un signe de l'affaiblissement du sentiment d'appartenance. Ritualiser cette remise et multiplier ce type de rituel dès l'école primaire me paraît souhaitable. Il s'agit typiquement d'un sujet qui pourrait être défini de façon consensuelle dans le pays.

Mme Perol-Dumont m'a interrogé sur la mission, sans doute trop vaste, confiée à l'école. Il est contre-productif d'imputer tous les maux à l'école et de la charger de trop de responsabilités. Ce faisant, on crée des espèces de cercles vicieux du dénigrement, alors même qu'il se passe très souvent dans l'institution scolaire des choses exceptionnelles, que l'on ne souligne pas assez.

Par ailleurs, votre question renvoie à une vision générale du rôle de l'école dans la société. On peut en avoir une conception défensive, en se disant que l'école est un sanctuaire dont la mission première est l'instruction. En conséquence, il faut faire très attention à ne pas lui demander trop d'autres choses, au risque de lui faire rater non seulement ce qu'elle est censée faire, mais aussi ce qu'on lui demande en sus.

Mais voyons plutôt la situation telle qu'elle est et prônons une approche offensive, qui, sans être contradictoire avec la précédente, est plus englobante.

Cette approche consiste à dire que l'école a un rôle social dans son environnement ; c'est d'ailleurs parfois le seul service public du territoire concerné, raison pour laquelle il me semblerait intéressant, à l'avenir, de donner plus d'outils et de marges de manoeuvre aux chefs d'établissements dans le cadre d'une mission sociale autour de l'établissement. Le chef d'établissement est un personnage clef : il faut en tirer toutes les conséquences, y compris en termes de recrutement et de formation.

Il faut accepter que l'école rayonne dans son environnement et, parfois, assume un peu plus que le seul temps scolaire. À partir de là, on peut raisonner en cercles concentriques et s'interroger sur les enjeux de l'accompagnement éducatif de 16 heures à 18 heures et sur ceux des activités périscolaires, qui doivent forcément être coordonnées entre l'école et les autres acteurs, pour éviter tout effet contreproductif.

À l'extrême, on trouve l'un des sujets qui me sont les plus chers, celui des internats. Il s'agit de la réponse ultime quand on ne maîtrise plus les phénomènes extrascolaires ayant pourtant un impact sur la vie scolaire. Vous pouvez faire un excellent travail de 8 heures à 17 heures et voir celui-ci se défaire, comme la tapisserie de Pénélope, après 17 heures. Les enseignants peuvent donc avoir le sentiment de labourer la mer. Face à cette situation, la réponse historique de l'institution scolaire, c'est l'internat.

Il ne s'agit pas d'un phénomène de fuite ou de déresponsabilisation de la famille. Cette dernière peut tout à fait être associée à ce qui se passe dans l'internat. Au travers de mon expérience des internats d'excellence, j'ai vu un lien s'affirmer entre la famille et l'internat. Les parents nous disaient explicitement qu'ils ne lâchaient pas leur enfant, mais que certaines limites ayant été atteintes, ils nous faisaient confiance pour bâtir un projet éducatif commun.

La critique des internats d'excellence - aujourd'hui internats de la réussite - a quelque peu cassé l'élan pris autour de ces projets. Les internats de la réussite, auxquels on aimerait insuffler un peu plus de vitalité, c'est en réalité, si j'ose dire, les internats d'excellence sans le moteur, c'est-à-dire sans l'élan que l'on avait donné. Critiquer pour critiquer ne sert à rien, surtout au regard des résultats exceptionnels obtenus par les internats d'excellence. Il s'agit d'une réponse intéressante aux questions que nous évoquons aujourd'hui. Les différents ministres de l'éducation nationale, y compris notre ministre actuelle, ont toujours défendu une politique volontariste des internats. Nous ne pouvons que nous réjouir de constater que des moyens leur ont été alloués dans le cadre des investissements d'avenir.

Madame Perol-Dumont, je souscris à vos propos sur l'évolution des inspecteurs d'académie - inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR). Sur ce sujet comme sur d'autres, il nous faut combattre le cliché selon lequel l'éducation nationale resterait statique. En réalité, bien des gens et des choses ont évolué ; c'est notamment le cas des IA-IPR. Néanmoins, ces évolutions n'ont jamais été reprises de manière systématique. Et les pratiques restent très hétérogènes.

Il faut aussi prendre en compte les perceptions. Même si une bonne partie des IPR évolue, les enseignants n'en sont pas toujours conscients. Il faudrait donc repenser globalement le système.

Monsieur Kennel, vous m'offrez une très bonne façon de conclure. La capacité à tracer des lignes directrices par-delà les alternances politiques, sur la longue durée, puisque la problématique éducative est un sujet de très long terme, constitue en effet l'enjeu fondamental.

Il serait bon que l'on réussisse - votre travail peut sans doute y contribuer - à fixer, sur une période de dix à vingt ans, de grands axes éducatifs, clairement expliqués à la population, qui transcenderaient le clivage droite-gauche et par rapport auxquels on ne dévierait pas. Certes, il faudrait certainement y apporter des inflexions et des aménagements au titre de politiques spécifiques, mais on aurait fixé un cadre compris et accepté par tous.

C'est à cette condition que l'on pourra faire renaître cet élément décisif dont j'ai parlé tout à l'heure, à savoir la confiance, qui, aujourd'hui, fait quelque peu défaut.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Monsieur Blanquer, je vous remercie de vos propos extrêmement clairs.

Audition de M. Pierre N'Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention contre la délinquance (CIPD)

Mme Françoise Laborde, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en recevant M. Pierre N'Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, le CIPD.

Monsieur N'Gahane, comme la loi le permet, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.

Titulaire d'un doctorat en sciences de gestion, vous avez occupé le poste de doyen de la faculté libre de sciences économiques et de gestion de l'université catholique de Lille, de 1995 à 2005. De 2007 à 2008, vous avez exercé les fonctions de préfet délégué pour l'égalité des chances auprès du préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, avant d'être nommé vous-même préfet de cette région en 2008, puis de la région Champagne-Ardenne en 2011.

Depuis décembre 2013, vous exercez en tant que secrétaire général au sein du CIPD, instance créée en 2006 pour fixer les orientations du Gouvernement en matière de prévention de la délinquance. C'est notamment à ce titre que la commission a souhaité vous entendre, afin de recueillir votre point de vue sur la dégradation du climat scolaire et sur l'état de la transmission des valeurs républicaines à l'école.

Dans notre esprit, nous ne faisons aucun amalgame entre les phénomènes de délinquance proprement dits et l'expression d'un malaise ambiant dans de nombreux établissements, notamment dans les quartiers défavorisés, voire ghettoïsés.

Pourtant, l'école n'est pas à l'abri des influences extérieures et elle subit, elle aussi, les conséquences des trafics et des violences. C'est pourquoi l'expertise du CIPD, qui s'est vu confier en avril 2014 le pilotage du plan de lutte contre la radicalisation violente, nous a paru pouvoir apporter un éclairage utile sur certaines dérives observées dans les établissements scolaires.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre N'Gahane prête serment.

M. Pierre N'Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance. - La France a été profondément touchée par les actes terroristes des 7, 8 et 9 janvier 2015. Une mobilisation sans précédent a réuni dans la rue des millions de Français, qui ont voulu avant tout marquer leur attachement à la République et surtout à ses valeurs fondatrices, au premier rang desquelles figure la liberté d'expression, valeur se fondant sur notre socle commun, la laïcité.

En assassinant des journalistes parce qu'ils étaient des journalistes, on a bien ciblé la liberté d'expression. En assassinant des personnes dans un magasin casher parce qu'elles étaient juives, on a bien visé les valeurs de fraternité et de tolérance. En assassinant une policière municipale parce qu'elle portait l'uniforme, on a bien exprimé à l'égard des institutions mêmes de la République une volonté destructrice.

Pour répondre à cet affront, la France, fidèle à sa tradition, a massivement manifesté le 11 janvier 2015 pour affirmer l'attachement aux valeurs qui la fondent. Pourtant, une partie de nos jeunes, certes très minoritaire, a refusé de participer à cet élan.

Quelques-uns, dans certaines de nos écoles, ont refusé la minute de silence, fût-elle compassionnelle, pour saluer la mémoire de ces personnes assassinées pour la seule raison qu'elles incarnaient, à des titres divers, les valeurs de la République.

Nombre d'enseignants se sont sentis démunis face à cette attitude. Comment pouvons-nous expliquer un tel refus au sein de notre école ? Et quelles réponses pouvons-nous apporter ?

On considère habituellement que les lois Ferry, votées sous la IIIe République, ont posé les fondements de l'école républicaine, non seulement parce que l'école s'est construite dans un esprit de laïcité, mais aussi parce que l'école a contribué à forger un sentiment d'appartenance à la nation.

En rendant l'éducation primaire laïque et obligatoire, Jules Ferry a eu certainement l'ambition de construire un socle commun et de « forger » des enseignants qui fussent les « hussards noirs de la République », c'est-à-dire qui avaient pour mission de faire de leurs élèves des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs envers la République.

Parmi les dispositions émancipatrices des lois Ferry, ce qui est peu pris en compte et reste largement méconnu, c'est la scolarisation obligatoire des filles et des enfants des campagnes. L'ambition de supprimer les inégalités liées au sexe et aux origines sociales était déjà bien présente.

L'école a de ce fait indirectement pour mission de faire se confronter les individus dans la diversité de leurs origines, mais aussi, dès l'enfance, de leur apprendre à s'accepter dans le dialogue, à acquérir cet intérêt pour la différence et le projet construit ensemble.

L'école est donc, par construction, un lieu de socialisation, mais aussi d'apprentissage et d'acquisition des connaissances. Comme le souligne Alain, l'éducation consiste à faire passer un individu de l'enfance à l'âge adulte. Elle forme des individus, transforme des esprits.

Au-delà de l'éducation de base qui s'acquiert dans l'environnement familial, l'école contribue à forger la personnalité de l'enfant et participe de fait à son émancipation. Elle a comme objectif de le préparer au discernement en vue de son engagement citoyen.

L'école est ce creuset où devraient se raffermir les attributs de l'identité commune de la nation qui fonde la République. Elle devrait par ailleurs être le lieu où l'individu se forge une personnalité, consciente de ses droits et de ses devoirs.

L'école n'est pas la seule à contribuer à structurer l'individu. Le milieu familial joue un rôle essentiel. L'enfant y trouve le noyau de son éducation future. Lorsque la famille est présente, on le sait, l'enfant se sent moins livré à lui-même. L'accompagnement de la famille est essentiel dans la réussite du jeune. Même pour les enfants dont les parents n'ont pas la capacité de les suivre dans leurs études, leur présence à leur côté est rassurante.

A contrario, l'absence d'un suivi régulier et soutenu de la part des parents comporte de vrais risques pour le jeune. La constitution de sa personnalité est fortement influencée par son contexte familial, par les valeurs culturelles et cultuelles, voire politiques, qui y sont partagées.

L'école doit précisément aider l'individu à acquérir des qualités de discernement et à apprécier les choses à leur juste valeur. Lorsque le milieu familial peine à participer à la structuration de l'individu et que les facteurs environnementaux qui concourent naturellement et progressivement à façonner sa personnalité sont insuffisants, l'école est souvent considérée comme le lieu de recours par défaut.

Les attentes qui s'expriment envers l'école sont sans aucun doute démesurées dans certaines situations. Cependant, l'école ne peut se dérober à sa mission de bâtir un socle commun à partir d'individus aux attributs différents.

Ce socle commun est articulé autour du principe de laïcité, qui permet à tout individu, indépendamment de ses origines sociales ou ethniques et de ses croyances, de faire partie de la même communauté nationale.

La radicalisation, que le CIPD est chargé de prévenir depuis le début de l'année 2014, peut conduire au passage à l'acte terroriste, comme en témoignent les attentats de janvier dernier.

Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, la radicalisation ne peut être assimilée à une question religieuse. Nous pouvons la définir comme le processus qui conduit un individu à rompre avec son environnement pour se tourner vers une idéologie violente, en l'occurrence le djihadisme.

Dans la hiérarchisation des comportements dangereux et violents, la radicalisation est considérée comme le premier niveau. Elle peut mener à l'extrémisme et au terrorisme, qui constituent en quelque sorte les deuxième et troisième niveaux.

Si l'objectif de la prévention de la radicalisation consiste précisément à éviter le basculement vers ces conduites extrêmes, cette radicalisation, en amont, doit être distinguée d'une pratique, même quiétiste, même la plus fondamentaliste, de l'islam.

La difficulté qui a été la nôtre dans le cadre de la prévention de la radicalisation a été d'éviter le piège de la stigmatisation et surtout celui de la confusion. Nous sommes restés bien entendu extrêmement attentifs à respecter le principe fondateur de laïcité. Il nous paraissait hasardeux d'essayer de distinguer les personnes selon qu'elles pratiquent plus ou moins bien leur religion. C'est la ligne rouge que nous nous sommes interdit de franchir.

Dans le cadre de la prévention de la radicalisation, nous avons surtout privilégié la recherche de critères fondés sur la dangerosité des individus pour eux-mêmes ou pour autrui.

Parce que la laïcité, comme le dit Émile Poulat, est au fondement de notre modèle républicain, elle a permis que la religion, qui relevait du domaine public, appartienne dorénavant à la sphère privée, tout en permettant à la liberté de conscience de faire le chemin inverse. Cette liberté de conscience, autrefois confinée dans la sphère privée, peut aujourd'hui s'exprimer dans le domaine public pourvu, bien entendu, qu'elle ne trouble pas l'ordre public.

Par construction, la laïcité est inclusive, dans la mesure où elle permet à toutes les religions de vivre sous une même bannière, celle de la République. Elle permet donc à toutes les religions d'exister et de se côtoyer.

La laïcité ne doit cependant pas être confondue avec les questions de norme sociale, à propos desquelles nous sommes interrogés. Je suppose, d'ailleurs, que c'est le sujet qui nous occupera surtout aujourd'hui.

Le port du voile ou le service du repas hallal à la cantine, voire le refus, pour certains élèves, de suivre des cours d'éducation physique, d'histoire, de sciences et vie de la terre, ne sont pas des questions de laïcité ; il s'agit davantage de questions de revendication culturelle et identitaire.

C'est bien au-delà des sujets de laïcité que les enjeux de l'école sont les plus importants. Lorsque l'on demande à des jeunes de la classe de quatrième d'observer une minute de silence pour exprimer notre solidarité collective envers les personnes endeuillées par des actes terroristes, et lorsque certains d'entre eux ne se sentent pas concernés au motif qu'ils « sont musulmans », c'est bien la preuve qu'ils assimilent par ignorance une idéologie violente et radicale à une religion ; c'est bien la preuve qu'ils ignorent que, dans notre droit positif, le blasphème n'est pas un délit ; c'est bien la preuve qu'ils ont le sentiment, malheureusement, de demeurer en marge de la communauté nationale.

À ce titre, le défi pour l'école, au-delà de la seule question de la laïcité, est de participer au combat contre ces ignorances et à la résorption de ces postures identitaires, pour façonner une citoyenneté commune. L'absence de réponse à ce double enjeu des ignorances et des revendications identitaires conduit malheureusement nos jeunes à recourir, grâce à Internet, des solutions « clefs en main », sous la forme de « kits prêts à l'emploi ».

Les sollicitations sur Internet de groupes terroristes comme Daech, destinées à nos jeunes en grande fragilité personnelle, souvent en quête de sens ou en recherche d'identité, leur apparaissent comme des solutions toutes faites.

Si les attributs naturels de l'environnement du jeune, nécessaires à la structuration de son identité individuelle, ne sont pas suffisants et si, de surcroît, l'école ne donne pas à ce dernier le sentiment de le raccrocher à la communauté nationale, il choisit la perspective illusoire d'une réponse à toutes ses difficultés ; il pense y trouver le moyen de reprendre le dessus.

En lançant une grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, le Gouvernement a donc engagé une dynamique indispensable pour affronter les défis futurs de notre société.

En conclusion, je me permettrai simplement d'ajouter à mes propos une dimension importante, à mes yeux, et qui touche au sentiment d'appartenance.

Certains de nos jeunes souffrent d'une réelle frustration d'être si souvent renvoyés à leurs origines, alors même qu'ils sont de la deuxième ou troisième génération depuis l'immigration de leurs parents. Notre société doit être en mesure de s'interroger sur le regard qu'elle porte sur ces jeunes générations : n'avons-nous pas parfois tendance à ne voir en elles que leurs origines au détriment du reste, notamment de leur quête de sens et de leur construction identitaire ?

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie de ces propos, monsieur le secrétaire général, et surtout de votre conclusion en forme d'interrogation. En effet, je pense que notre commission d'enquête doit contribuer à apporter une réponse à cette question. On ne peut pas tout mettre sur le dos de l'école ou de la société : chacun doit prendre sa part.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Monsieur le secrétaire général, vous avez raison d'insister sur l'importance des lois Jules Ferry, adoptées en 1881 et 1882, qui étaient destinées aux garçons comme aux filles. Il faut néanmoins les replacer dans leur contexte, suite à la défaite de la France de 1870.

L'école - c'était aussi l'idée de Ferry - peut aider à revoir, revisiter ou redonner le sentiment d'appartenance, afin de « faire nation ». Le projet de Ferry revêtait aussi un aspect militaire ; il consistait, notamment, à préparer une armée. Au-delà, néanmoins, il s'agissait donc de créer un sentiment d'appartenance à la nation, pour que tous les Français se reconnaissent dans un projet commun, qui les aide à mieux envisager les problèmes de l'avenir.

J'aurai, monsieur le secrétaire général, trois séries de questions à vous poser.

Tout d'abord, le diagnostic d'une dégradation du climat scolaire, liée notamment, vous l'avez dit, aux manifestations d'appartenance religieuse au sein des établissements scolaires, vous paraît-il justifié ? Le CIPD dispose-t-il de chiffres sur les incidents en milieu scolaire ?

Ensuite, Mme la présidente l'a rappelé, le CIPD assure depuis près d'un an le pilotage du volet préventif du plan national de lutte contre la radicalisation violente. Comment la coopération avec les services de l'éducation nationale se met-elle en place au sein de ce plan ? De manière plus générale, quel rôle l'école peut-elle jouer, et comment peut-elle le jouer, dans la lutte contre la radicalisation ?

Enfin, la personne auditionnée avant vous, monsieur le secrétaire général, nous a bien montré que l'école n'était pas toujours un sanctuaire ; on l'a souvent entendu dire, elle est exposée aux influences de son environnement extérieur. Comment, dès lors, protéger l'école de ces phénomènes externes, qui contribuent à la dégradation du climat scolaire ? Quelles actions pourraient être mises en place pour ce faire, et lesquelles sont déjà appliquées ?

M. Pierre N'Gahane. - Je vais tenter d'apporter quelques réponses à ces trois séries de questions.

La première portait sur la dégradation du climat scolaire. Pour ce qui concerne la délinquance, nous travaillons avec la mission menée par M. Debarbieux qui est consacrée à ces questions.

Cette mission a en effet vocation à repérer les différentes situations qui se présentent, à analyser de manière très fine les divers comportements et à apporter au ministère de l'éducation nationale des solutions pratiques visant à la mise en oeuvre de politiques et de réponses publiques, dans la sphère de l'éducation nationale et de l'école.

En revanche, ce sujet, c'est tout à fait normal, dépasse l'école : il concerne le bassin de vie dans lequel elle s'inscrit. La relation que nous avons avec cette mission est donc naturelle, puisque le périmètre situé aux abords des écoles relève souvent de la compétence de la collectivité et des politiques publiques de prévention de la délinquance, telles que nous les concevons.

Ces politiques, d'ailleurs, sont éminemment partenariales ; l'éducation nationale n'est pas toute seule ! Nous l'intégrons en effet dans le cadre de l'approche de tranquillité publique définie par le maire, approche que nous soutenons à travers le programme national de prévention de la délinquance.

Pour ce qui nous concerne, nous travaillons sur ces questions surtout aux abords des écoles et des collèges. Quand les problèmes se posent à l'intérieur, l'initiative est davantage prise par l'éducation nationale elle-même, notamment via la mission que j'ai évoquée, qui élabore un certain nombre de propositions en la matière.

Notre relation est donc très fine et se fonde sur cette méthodologie. En matière de prévention de la délinquance, nous restons convaincus que le suivi individualisé permet de régler le problème rencontré par certains jeunes. Un tel dispositif de suivi nous permet de découvrir d'autres difficultés, qui dépassent souvent les seuls aspects relatifs à la délinquance.

J'en viens à la question portant sur la prévention de la radicalisation, qui reste relativement nouvelle dans notre paysage institutionnel. Avant le 29 avril 2014, je vous le rappelle, nous n'avions pas de réponse publique organisée en la matière.

Avant cette date, en effet, quand un proche venait voir les services de police et les éducateurs, notamment les éducateurs de rue, ou quand il se confiait à son psychologue et lui faisait part de sa difficulté à faire face au changement brutal de comportement d'un membre de sa famille - son enfant, sa soeur, son frère -, il recevait pour seule réponse que c'était une affaire religieuse sur laquelle ses interlocuteurs n'étaient donc pas compétents.

Avant cette date, beaucoup de parents se sont heurtés, auprès de nos institutions, à une fin de non-recevoir, tout simplement parce que personne n'avait envisagé qu'il s'agissait là d'un sujet différent de la seule question religieuse. Au regard des principes de laïcité, il semblait hors de question que les différentes institutions s'investissent sur ces sujets extrêmement délicats.

Nous avons néanmoins constaté qu'un nombre grandissant de nos compatriotes partait dans des zones de combat. Il est même arrivé que, dans certains jugements prononçant la séparation d'un couple, le juge aux affaires familiales attribue à égalité la garde d'enfants aux deux parents. Or celui des deux qui était radicalisé profitait de son temps de garde pour partir avec l'enfant en zone de combat.

Nous en sommes donc venus à considérer que nous faisions face à un phénomène spécifique, auquel il était nécessaire d'apporter une réponse. C'est ce que nous avons fait dans le domaine de la prévention.

Il nous a d'abord fallu comprendre le phénomène, savoir le distinguer de la question religieuse. Pour nous, il s'agissait surtout de savoir qui se mettait en danger et qui mettait en danger la collectivité, plutôt que de savoir qui pratiquait plus ou moins bien sa religion.

Il nous a ensuite fallu apporter, et cela très rapidement, une réponse publique. Cela requiert de pouvoir détecter les situations à enjeux ; d'où la création du numéro vert. Ce dernier a en effet été mis en place pour détecter très précisément ceux qui se mettaient en danger ou qui étaient susceptibles de nous mettre en danger. L'idée ici était de permettre aux proches de signaler des situations préoccupantes.

Pendant quelques mois, seuls les très proches, souvent des membres de la famille, se sont inquiétés de certains changements constatés. Ce n'est que progressivement que les acteurs locaux, y compris les agents de l'éducation nationale, se sont approprié cet outil.

Depuis les actes terroristes de janvier dernier, cette plateforme connaît un afflux d'appels et de signalements, qui proviennent davantage des institutions ; auparavant, ils provenaient essentiellement des familles, plutôt issues, d'ailleurs, des classes moyennes et supérieures - les classes populaires n'ont vraiment commencé à appeler la plateforme que très récemment.

Pour la réponse publique, il fallait donc que nous soyons capables de bien discerner les choses. Pour ce qui concerne l'école, bien entendu, nous sommes davantage entrés dans l'analyse des enjeux, dans la mesure où l'on y rencontre des problèmes que nous ne connaissions pas au travers de la seule problématique de la radicalisation.

Il s'agit là en effet d'une dimension particulière : nous parlons d'une idéologie qui peut conduire à la violence. L'école connaît, bien sûr, ce type de problèmes, car elle s'inscrit dans le paysage de son bassin de vie ; elle ne peut pas en être totalement exempte.

L'école est confrontée à d'autres difficultés. Au-delà de la problématique de la radicalisation, elle doit également faire face aux questions de laïcité - la présence religieuse dans la sphère de l'école ne peut pas être négligée - et de respect des normes sociales, tous problèmes qu'elle est tenue de régler. Peut-être est-ce pour cela que vous parliez de sanctuarisation tout à l'heure. À l'école, tout le monde vient avec ses différents attributs. Elle est un lieu de confrontation entre personnes devant apprendre à vivre ensemble afin de créer un socle commun. La difficulté de l'école est donc triple.

Pour notre part, nous ne sommes concernés que par le seul problème de la radicalisation dangereuse. La question religieuse ne nous concerne pas. Nous estimons très clairement qu'un salafiste n'entre pas dans notre sphère de compétences. Il a une approche quiétiste, dont on peut à la limite estimer que la pratique n'est pas en phase avec les valeurs de la République, mais ce n'est pas notre affaire. Notre problème est de savoir à partir de quel moment les personnes nous mettent en danger.

L'école, elle, est confrontée non seulement à la question religieuse, mais aussi à la question culturelle, à la question sociale, à la question du partage de tous ces attributs dans la perspective de la création du socle commun. La question religieuse, la question du partage des normes culturelles et sociales au niveau de l'école est un tout autre enjeu. Le défi que doit relever l'école est à mon avis plus ample que celui auquel nous sommes confrontés et qui concerne la seule radicalisation.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Monsieur le secrétaire général, disposez-vous de chiffres sur les incidents en milieu scolaire ?

M. Pierre N'Gahane. - Vous parlez de la délinquance, monsieur le sénateur. Je n'ai pas ces chiffres avec moi, mais nous en avons régulièrement et nous les partageons avec la mission Debarbieux, laquelle est chargée de la prévention et de la lutte contre les violences à l'école. Nous partageons ses préoccupations, mais ce que nous lui apportons, comme je l'ai déjà dit, c'est une méthode, des outils, surtout aux abords des collèges. Pour sa part, la mission est chargée de faire des propositions au ministère de l'éducation nationale concernant ce qu'il se passe à l'intérieur des collèges.

Mme Marie-Annick Duchêne. - Merci beaucoup pour cette approche, monsieur le secrétaire général, qui diffère de celles que nous avons entendues jusqu'à présent.

Vous vous intéressez, nous l'avons bien compris, à toutes les étapes de la radicalisation. À cet égard, ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire d'accentuer la prévention dans les écoles ?

M. Jean-Claude Carle. - L'école a une responsabilité en matière de prévention de la délinquance, mais il ne faudrait pas l'accuser de tous les maux et la stigmatiser. D'autres acteurs sont responsables, à commencer par les familles, qui très souvent n'assument pas leurs responsabilités, peut-être parce qu'elles n'en ont pas les moyens. Les premiers signaux d'alerte proviennent souvent de l'école : décrochage scolaire, absentéisme, la rue concurrençant l'école, et l'emportant toujours sur elle.

Les réponses qui sont apportées aujourd'hui sont-elles suffisamment efficaces ? Je ne parle pas du cadre législatif de l'ordonnance de 1945, qui a déjà été modifié à de nombreuses reprises. La chaîne de décision n'est-elle pas trop longue ou trop erratique ? Ne devrions-nous pas essayer de dépasser le postulat culturel ou idéologique dans lequel on est enfermé, qui oppose éducation et sanction, alors qu'il faut au contraire conjuguer éducation et sanction ?

M. Pierre N'Gahane. - Monsieur le sénateur, parlez-vous de la délinquance ou de la radicalisation ? Pour ma part, je distingue bien les deux phénomènes.

Si le Comité interministériel de prévention de la délinquance a été sollicité sur la problématique de la radicalisation, c'est tout simplement en raison de l'approche qui est la sienne pour régler les problèmes des jeunes.

Le plan national de prévention de la délinquance est organisé en trois grands axes, le premier visant à prévenir la délinquance des jeunes.

Nous avons considéré que, pour prévenir la délinquance des jeunes, trois éléments sont nécessaires. Premièrement, il faut être capable de repérer ce qui pose problème, à savoir les situations. Deuxièmement, il faut pouvoir, de manière partenariale, partager les informations sur les personnes concernées, c'est-à-dire les informations nominatives. Les travailleurs sociaux et les policiers ayant chacun leur déontologie particulière et étant désireux de préserver le secret attaché à leur profession, ce partage a été compliqué à mettre en oeuvre. Troisièmement, il faut apporter une réponse individualisée à chaque jeune car, dans son parcours, il y a toujours quelque chose qui le conduit à cette situation. Il faut accorder une réelle attention aux jeunes et traiter leur situation, le cas échéant, même après qu'ils ont été sanctionnés.

Pour prévenir la récidive, la démarche est à peu près la même. En gros, nous intervenons juste avant que les jeunes ne tombent dans le couloir pénal et carcéral. Si par mésaventure ils y tombent, nous les récupérons un peu avant leur sortie afin d'éviter la rechute. Nous ne travaillons qu'en marge du couloir pénal et carcéral. Telle est notre mission. Nous ne nous situons pas très en amont, ou très en aval. Nous ne faisons pas de prévention primaire, nous ne faisons que de la prévention secondaire et de la prévention tertiaire, mais de l'autre côté du fleuve pénal et carcéral.

Notre méthodologie consiste à prendre en charge les situations individuelles, alors que la stratégie précédente consistait à faire de la prévention situationnelle. On considérait alors que pour améliorer la situation dans un bassin de vie, il fallait au préalable le sécuriser et pour ce faire mettre en place de la vidéosurveillance et des patrouilles de policiers. Cette réponse n'étant pas suffisante, le plan actuel prévoit aussi de mettre en oeuvre une approche individuelle. Le Gouvernement a estimé que cette méthodologie pouvait être appliquée à la prévention de la radicalisation.

Aujourd'hui, 3 000 signalements ont été effectués au niveau national, 1 500 par la plateforme téléphonique et 1 500 par les territoires. Je confirme devant votre commission que le problème n'est pas d'ordre religieux. Quand on examine l'histoire des personnes qui ont fait l'objet d'un signalement, on se rend compte qu'elles chutent après une phase un peu chaotique. La question est de savoir pourquoi elles s'accrochent à la branche de la radicalisation. Elles pourraient s'accrocher au suicide. J'estime d'ailleurs que certaines de celles qui font le choix d'aller en Syrie décident en fait de se suicider, sachant qu'elles ont un risque sur deux de mourir en se rendant dans une zone de combat pour participer à un conflit qui n'est même pas le leur. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi elles s'accrochent à cette branche-là, et non à la secte Moon ou à autre chose de comparable. Comme je l'ai dit tout à l'heure, on a l'impression que les personnes sensibles à l'offre faite par des groupes comme Daech y trouvent quelque chose de construit répondant davantage à leur demande. Certaines d'entre elles ont un parcours personnel chaotique, marqué par l'échec et la frustration, mais d'autres sont de toutes jeunes filles jouant de la musique classique et appartenant souvent même à des communautés dont on ne soupçonnerait pas qu'elles puissent avoir des sympathies islamistes - je pense à la communauté juive par exemple. Les parcours, les profils de ces personnes sont donc très différents.

Nous avons eu l'intuition que la meilleure réponse face à ces situations était le sur-mesure. Il faut aller chercher les personnes qui ont décroché là où elles sont, d'abord, pour les reconstruire et, ensuite, peut-être, pour les remettre dans une trajectoire différente et plus sécurisante.

La méthodologie que nous appliquons pour prévenir la radicalisation est la même que celle que nous mettons en oeuvre pour prévenir la délinquance, mais les profils concernés ne sont pas forcément les mêmes. Il est donc très important de savoir de qui on parle.

Avec les jeunes délinquants, la méthode consiste à aller les chercher afin de leur éviter de rebasculer et de leur permettre de trouver un autre chemin que la délinquance. Avec les personnes en désespérance, complètement perdues, qui se sont fourvoyées et dont certaines ont été endoctrinées, on peut proposer le même type d'approche, de nature psychologique souvent. Ça peut marcher. Une fois que ces personnes ont décroché et qu'elles tiennent un discours plus cohérent, après que l'on a déconstruit le discours islamiste, qu'on leur a expliqué que les promesses qu'on leur a fait miroiter - quitter la terre de mécréants pour une terre où coulent le miel et le lait et où l'on trouve des vierges - ne sont que des boniments, il faut leur offrir des perspectives et leur permettre de se reconstruire.

Telle est la réponse publique qui a été organisée par le Gouvernement et que l'on a demandé au Comité interministériel de prévention de la délinquance de piloter à l'échelon national. L'intitulé de ce comité peut prêter à confusion. Je vous confirme que la réponse publique que nous avons organisée n'est pas cultuelle, malgré la nature du phénomène - je parle là de la radicalisation, non de la délinquance -, tout simplement parce que nous sommes convaincus que le problème n'est pas à la base de nature religieuse ou cultuelle.

Aujourd'hui, nous dénombrons environ 3 000 situations de décrochage. Ces chiffres nous permettent d'avoir un peu de recul. L'examen du parcours des personnes concernées montre qu'elles étaient dans une grande fragilité et qu'elles ont décroché à un moment donné.

Ne croyons pas que notre jeunesse soit déconnectée de tels phénomènes. Elle y est au contraire très sensible. Nous devons absolument veiller à ce qu'elle ne bascule pas dans la radicalisation.

La radicalisation n'est pas, c'est notre conviction, un problème religieux. Pour autant, l'école est bien confrontée à des questions religieuses. Au fond, et c'est ce que je disais tout à l'heure, notre tâche est finalement bien plus simple que celle de l'école ! Intellectuellement, la notion de « sanctuarisation » me laisse un peu perplexe. J'ai du mal à concevoir que l'école, chargée de forger le socle de notre nation, puisse se fermer sur elle-même et se protéger de tout ce qui fait notre vie.

Les réponses que nous devons apporter préventivement concernent la laïcité et les normes sociales. Mais c'est sur ce second volet qu'il y a le plus de problèmes. Je pense notamment aux revendications identitaires, en particulier dans nos quartiers populaires ; des gens sont en grande souffrance.

Je tire une conviction de mes entretiens avec un certain nombre de professeurs : si des jeunes ont récemment refusé d'observer une minute de silence, c'est parce que beaucoup ont le sentiment d'être en marge, de ne pas faire partie de la communauté nationale. Il faut y répondre.

Nous devons aussi nous pencher sur la question des ignorances. Un jeune issu d'une famille très croyante à qui l'on ne cesse de répéter qu'il faut honorer le « Très-Haut » ne sait plus comment se situer quand il a le sentiment que ce Très-Haut est blasphémé. C'est aux adultes, à ses parents, à son entourage de lui expliquer qu'il ne s'agit pas forcément d'un délit. On peut parfaitement tolérer des actes que l'on n'approuve pas : cela fait partie de la vie et de la conscience collective.

Si nous ne prenons pas à bras-le-corps la question de l'appartenance à la communauté nationale, nous passerons à côté d'une dimension importante. Il y a une construction collective à réussir. C'est un défi pour l'école, qui est au coeur de cette problématique.

Mme Marie-Annick Duchêne. - Ma question profonde concerne les nombreux jeunes en déshérence, et pas nécessairement d'un point de vue cultuel, qui se demandent ce que nous leur proposons pour donner un sens à leur vie.

De mon point de vue, vos réflexions vont dans le bon sens. Mais que fait-on quand un jeune manque l'école pendant quinze après-midi sans motif ? Voilà une dizaine de jours, j'ai rencontré la mère d'un collégien dont le bulletin scolaire indiquait six absences justifiées et dix-huit absences injustifiées. Ne sachant pas lire, elle ne comprenait pas ce que signifiait l'expression « absences injustifiées ». Je lui ai proposé d'avoir une rencontre avec le principal du collège.

Mais, plus généralement, que fait-on face à des problèmes aussi délicats ?

M. Pierre N'Gahane. - Je n'ai pas de réponse, madame la sénatrice. Mais je peux éventuellement participer à votre réflexion.

Je pense que l'école a tout intérêt à garder ses fondamentaux, afin de pouvoir participer à la construction d'une conscience collective. Les personnes qui viennent à l'école sont issues de milieux très diversifiés. Les enjeux sont totalement différents.

Lorsque j'ai été nommé préfet délégué pour l'égalité des chances auprès du préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, la collectivité locale concernée et le gestionnaire des transports à Marseille venaient d'instituer un système de médiateurs dans les bus, à la suite de l'agression d'une jeune fille, grièvement brûlée. L'idée était de nouer un dialogue avec les jeunes susceptibles de créer des incidents majeurs de cette nature. Les médiateurs se sont alors aperçus que certains jeunes n'allaient pas à l'école parce qu'ils n'avaient pas assez d'argent pour prendre le bus ou parce qu'il y avait tellement de problèmes chez eux qu'ils n'y retournaient tout simplement plus.

L'idée d'une « sanctuarisation » de l'école me paraît difficile à admettre philosophiquement. Les gens apportent leurs problèmes - souvent très matériels, sociaux - et leurs attributs dans un milieu qui doit construire le socle commun de la nation, donc être préservé. C'est tout le challenge ! Comment préserver, voire sanctuariser le milieu scolaire, qui accueille des publics aux attributs différents - je le rappelle, ce sont les attributs, cultuels, politiques, familiaux ou non, qui font la personnalité d'un individu - et qui doit construire le socle commun ? C'est extrêmement complexe.

L'une des solutions est que l'école reste tout de même ouverte sur son environnement et qu'elle soit consciente de tels enjeux. De mon point de vue, les dispositions qui sont prises y répondent pour partie. L'école est confrontée à un défi très important. Je pense que nous ne pouvons pas la laisser le relever toute seule.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Je suis rassurée. À l'issue de cette audition, j'ai l'impression de mieux avoir les éléments en tête.

Dans un premier temps, j'étais un peu perturbée que le secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance vienne s'exprimer devant notre commission d'enquête. Mais vous avez bien remis les choses en place. C'est bien sur la base de la méthodologie du CIPD que vous avez été sollicité. C'est très important pour nous qu'il n'y ait pas d'amalgame ou de raccourci intellectuel.

Je retiens de vos propos, et nous pouvons, je le crois, nous retrouver sur ce point, que les radicalisations sont assez peu liées à des questions cultuelles. Elles tiennent d'abord au fait que certaines personnes sont cassées par notre société. Le problème qui se pose à l'école ne concerne donc pas la laïcité ; il est d'une autre nature. Si des personnes sont cassées, cela tient à des histoires personnelles, à des parcours sociaux.

Dans ces conditions, où se situe le rôle de l'école ? Et, comme je l'avais demandé à votre prédécesseur, ne lui assigne-t-on pas une mission qui la dépasse ?

M. Pierre N'Gahane. - À mon avis, les problèmes qui se posent à l'école concernent, certes, un peu la laïcité, mais, surtout, les normes sociales. Et la radicalisation y est présente ; je ne vais pas dire le contraire.

Dans notre mission, il nous avait été demandé de traiter un seul sujet. Or l'école est confrontée à un ensemble de problématiques. Je pense notamment à la nécessité de trouver un dénominateur commun face à la diversité des identités culturelles ; c'est tout l'enjeu.

De mon point de vue, les questions de sécularisation et de distanciation par rapport au clergé, au regard de nos textes fondamentaux, notamment de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, sont pratiquement réglées - je parle de l'école publique.

En revanche, c'est loin d'être le cas pour les normes sociales. Certains mangent casher ; d'autres mangent hallal. D'autres encore mangent bio ou sont végétariens. Les revendications sont donc multiples ; elles ne concernent pas seulement la viande hallal.

En m'intéressant à l'origine de l'interdiction du porc, je me suis reporté aux textes égyptiens. On l'ignore souvent, mais les chrétiens sont les seuls à s'en être exemptés. Dans la tradition juive, on ne mange pas de porc. Et c'était déjà le cas dans la tradition égyptienne, bien plus tôt. Certes, l'une des sourates du Coran fait référence à la « viande morte » ; le porc est bien identifié en tant que tel. Mais ce n'est pas propre à l'islam, dont le prophète vivait au VIIe siècle. L'interdiction du porc s'inscrit donc dans une longue tradition, au point qu'elle n'est quasiment pas une question cultuelle, mais une question de tradition identitaire.

Voilà pourquoi l'enjeu de l'école est tellement important, qu'il doit être partagé au-delà des seuls établissements scolaires.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie de cette audition quelque peu à la marge des sujets dont traite notre commission d'enquête. Je suppose que vous avez également été reçu par la commission d'enquête sénatoriale sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe ?

M. Pierre N'Gahane. - Tout à fait, ainsi que par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.

Audition de M. Loys Bonod, professeur de lettres certifié, auteur du blog La vie moderne

Mme Françoise Laborde, présidente. - Mes chers collègues, M. Patrick Gaubert, président du Haut Conseil à l'intégration, que nous devions initialement entendre ce matin, n'a malheureusement pas pu se déplacer, et m'a demandé à être reçu à une autre date.

Nous entendrons donc M. Loys Bonod, professeur de lettres au lycée Chaptal à Paris, dont l'audition avait été envisagée un peu plus tard dans nos travaux. Je le remercie vivement d'avoir pu se dégager avec un préavis aussi bref.

Monsieur Bonod, comme la loi le permet, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.

Professeur certifié de lettres, vous enseignez dans le secondaire depuis plus de quinze ans. Aujourd'hui en poste au lycée Chaptal à Paris, vous avez exercé pendant plusieurs années dans des collèges situés en zones d'éducation prioritaires (ZEP), notamment à Marceaux et à Sarcelles.

Vous êtes également l'auteur d'un blog intitulé La vie moderne, que vous décrivez vous-même comme une « chronique de l'école moderne », ainsi que de tribunes sur le site de l'hebdomadaire Marianne. Défenseur de l'école républicaine, vous dénoncez l'excès de pédagogisme, prônez un retour à l'enseignement des fondamentaux et regrettez la perte d'autorité des enseignants.

La commission a souhaité vous entendre pour recueillir votre avis sur l'état de la transmission des valeurs républicaines à l'école et les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leurs fonctions. Vous pourrez sans doute éclairer nos travaux, à la lumière de votre expérience d'enseignant et en tant que spécialiste de la question scolaire, sur les solutions à mettre en oeuvre pour restaurer la fonction première de l'école : former les citoyens de la République.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loys Bonod prête serment.

M. Loys Bonod, professeur de lettres certifié, auteur du blog La vie moderne. - Je vous remercie de m'avoir invité, madame la présidente. Je sollicite votre bienveillance car je n'ai pas eu beaucoup de temps pour préparer mon intervention.

Nous avons tous été saisis par les événements de janvier dernier. En réalité, les professeurs n'ont pas été surpris par l'ampleur des réactions des élèves, car nous en parlons depuis longtemps. Dès le 11 septembre 2001 ou lors des émeutes de 2005, nous avons pu connaître des situations analogues. Par ailleurs, nous les vivons au quotidien. J'ai moi-même connu une émeute dans un collège de province.

Nous connaissons donc bien ce sentiment que deux France coexistent et se regardent sans se connaître. Nul ne peut imaginer que les causes de ce phénomène soient uniquement d'ordre scolaire. Néanmoins, notre responsabilité, tout comme la vôtre, est d'examiner dans quelle mesure l'école peut apporter des solutions à cette terrible fracture dans notre République.

Je suis heureux que des professeurs puissent être entendus. Si vous pouviez inviter des instituteurs à s'exprimer...

Mme Françoise Laborde, présidente. - C'est prévu !

M. Loys Bonod. - Je vous recommande également, si vous le pouvez, d'auditionner des professeurs de lycée professionnel. Il ne faudrait pas que les enseignants du secondaire « classique » soient les seuls à représenter ici l'école.

Que constatons-nous ? La lumière jetée sur l'école par ces événements nous incite à la lucidité : regardons ce que devient notre école. Observons, analysons, soyons francs, soyons polémiques, disons les choses clairement et franchement. Nous nous trouvons face à des élèves qui ont des difficultés à s'exprimer, à lire, à comprendre. Je parle non seulement des élèves du primaire, mais également de ceux du secondaire - du collège et même du lycée.

D'après les enquêtes PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves), à peu près 7 % des élèves de quinze ou seize ans, ce qui paraît peu, n'ont pas les compétences de lecture requises des élèves du primaire. L'incompréhension de la République, dont nous cherchons l'origine, commence peut-être ici. Ce phénomène ne concerne malheureusement pas uniquement les publics défavorisés, mais touche l'école tout entière. J'ai enseigné dans différents endroits ; j'ai pu observer, dans les collèges les plus défavorisés comme dans les lycées les plus favorisés, une sorte de délitement, de déliquescence de la compréhension de l'expression, qu'elle soit orale ou écrite, et même de la graphie maintenant. J'ai été tellement frappé par ce constat que j'ai scanné certaines copies de mes élèves en 2006 sur mon site : la graphie d'élèves de quinze, seize, dix-sept, dix-huit ans pose problème. Certains élèvent de cet âge ne savent pas écrire de manière régulière.

Naturellement, lorsqu'on n'a pas cette culture de l'écrit, cette capacité à comprendre, on s'expose à ne pas avoir d'autonomie de pensée. Or donner l'autonomie, émanciper, c'est finalement l'objectif de l'école.

Faute de cette autonomie, on est en quelque sorte asservi à toute pensée semblant présenter une forme d'unité, et sur laquelle on ne pourra pas exercer un esprit critique.

Réfléchissons, par exemple, à l'extraordinaire contenu implicite de l'expression « Je suis Charlie ». Il s'agit d'une expression compliquée à comprendre, qui contient beaucoup d'idées non formulées. Que signifie-t-elle ? Il ne faut pas s'étonner que les élèves recevant « en pleine poire » cette expression éprouvent une sorte de rébellion à son encontre. Je me suis moi-même identifié à cette formule, qui est une sorte d'émotion collective. Mais il n'y a rien d'étonnant que les élèves ne puissent pas comprendre tout l'implicite de cette expression « Je suis Charlie ». D'un côté, il y a une sorte d'incompréhension de la part des élèves ; de l'autre, il y a une incompréhension de la part des autorités. Finalement, « Je suis Charlie », ça ressemble à une injonction.

Il y a également eu l'injonction de la minute de silence. Cette décision a été, à mes yeux, un peu maladroite. Elle témoigne d'une méconnaissance des publics qui sont des déshérités, pour citer François-Xavier Bellamy.

Il y a dans l'école une grande division, une grande fracture. Elle est terrible, elle est attristante, nous la déplorons tous. On cherche souvent à occulter ce débat pour promouvoir une sorte d'unité de façade entre ceux qu'on appelle « républicains » et les pédagogues. Ces deux termes sont évidemment très mal choisis. Bien sûr, nous sommes tous républicains ; bien évidemment, nous sommes tous pédagogues.

Qu'entendons-nous par républicains ? Les républicains, ce sont simplement ceux qui sont reconnaissants à la tradition républicaine de l'école. Ils ne cultivent pas une adoration pour une école idéale, qui n'a au demeurant jamais existé, mais ils éprouvent tout simplement de la reconnaissance pour l'école, grâce à laquelle ils ont pu se hisser jusqu'à devenir eux-mêmes des professeurs. C'est mon cas, comme celui de nombreux collègues. L'école fait encore office d'ascenseur social. Au moins pour certaines populations, devenir professeur, c'est encore un idéal, c'est quelque chose de très beau.

J'en reviens à cette grande fracture entre républicains et pédagogues. Cette bataille est en réalité perdue. Je viens devant vous en perdant : nous avons perdu, nous perdons depuis dix, vingt, trente, quarante ans !

Le collège unique a été mis en place en 1975 ; nous fêtons cette année ses quarante ans. Félicitons-nous d'avoir eu cette noble ambition d'amener tous ces enfants au collège - je ne fais pas partie des gens qui réclament le retour en arrière -, mais faisons le bilan. Pourquoi cela n'a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi n'avons-nous pas pu faire de ces élèves des êtres autonomes, doués d'une pensée construite, structurée ?

Pendant des années, on a été plutôt dans le déni. Souvenez-vous, on nous disait encore au début des années 2000 : le niveau monte. Aujourd'hui, même le camp des « pédagogues » verse dans le catastrophisme. Plus personne ne sait ce qu'il convient de faire.

Pour lutter contre ces dérives, il a été proposé d'aller encore plus loin, à savoir d'appliquer de manière encore plus extrême tout ce qui a échoué.

On parle souvent d'une école qui manque de cohérence dans son action au gré des alternances politiques. En réalité, je vois plutôt de la permanence dans l'action politique, qu'elle soit de droite ou de gauche. D'ailleurs, l'idéal républicain, que je représente ici, n'est ni de droite ni de gauche. Je pense à la réforme du lycée, qui a été acceptée aussi bien par la droite que par la gauche. Je pense également au fait d'avoir réduit la voie professionnelle de quatre ans à trois ans, ce qui n'a pas été remis en cause après le changement de majorité.

Cette permanence politique s'exprime, par exemple, à travers cette idée d'ouverture de l'école. À l'heure où on parle de sanctuarisation, il faudrait ouvrir l'école. En réalité, en voulant ouvrir l'école, nous avons pratiqué l'enfermement. On renonce à instruire, à enseigner la langue française, la culture, l'histoire, les connaissances. Évidemment, je suis un peu caricatural lorsque je dis cela, car les professeurs s'évertuent à enseigner. Cependant, on nous demande d'y renoncer.

Après avoir constaté que le collège unique ne fonctionnait pas, on n'a pas analysé les vraies raisons de l'échec, mais on en a trouvé d'autres. On a mis en place une entreprise de déconstruction de l'école. Bizarrement, elle passe par la notion de constructivisme, qui a déjà été abordée devant votre commission par François-Xavier Bellamy. Le constructivisme repose sur l'idée que l'enfant doit apprendre à apprendre seul et que le professeur n'est plus qu'un guide, un accompagnateur, un médiateur.

On a fixé comme objectif le refus du cours magistral, du principe même de la classe - je vous invite à consulter des revendications de fédérations de parents d'élèves -, de l'effort, au fond. L'idée de plaisir revient à de nombreuses reprises dans les programmes du collège depuis les années quatre-vingt-dix. On a accusé l'école d'élitisme ; on a voulu la rendre ludique. Évidemment, on a abandonné l'idée d'autorité.

Et, surtout, on a créé de faux débats ! Il y a toujours l'idée de la formation des enseignants : les enseignants ne sont jamais bien ni assez formés, jamais comme il faudrait. Tout le monde sera d'accord sur ce point, sachant que le mot « formation » ne veut rien dire en tant que tel. Il convient d'y réfléchir.

Pour vous citer les exemples les plus récents, on a considéré récemment que l'école n'était pas assez bienveillante, que la notation était un problème, que terminer l'école à 16 h 30 constituait forcément une forme de traumatisme. Ce sont évidemment de faux problèmes. On a également considéré qu'il fallait apprendre l'anglais très tôt, à un âge où les enfants ne maîtrisent même pas leur propre langue...

On a accusé l'école d'organiser une forme de ségrégation. Il est vrai qu'il existe des inégalités terribles à l'école ; on l'observe dans certains collèges. Cependant, ce n'est pas l'école qui est ségrégative. C'est ce qu'elle n'apporte plus qui crée une forme de ségrégation. Il va falloir y réfléchir de manière précise. Ce n'est pas en programmant des conventions d'éducation prioritaire à Sciences Po, par exemple, que l'on va créer de l'égalité. En réalité, on crée une égalité factice.

Ces faux débats nous empêchent de voir ce qui devrait faire l'objet d'un vrai débat et à quel point l'école est dans le déni du réel. La première chose à faire serait une prise de conscience.

J'entendais notre ministre dire récemment que l'école était dans une impasse. Or le baccalauréat est obtenu aujourd'hui par 77,4 % d'une génération, une proportion inégalée dans l'histoire de la République. Comment concilier cette réussite avec l'impasse que l'on nous présente par ailleurs ? Nous sommes dans une forme de schizophrénie : le niveau monte ; le redoublement est supprimé ; les examens n'ont plus de valeur en soi ; les appréciations sont supprimées sur les bulletins des élèves. Les élèves ne sont pas dupes de ce à quoi on essaie de leur faire croire, c'est-à-dire à une réussite factice. On est dans la fiction de la réussite scolaire. Faute d'avoir réussi une vraie démocratisation de l'école, on fait semblant. Non, ne faisons pas semblant ! Nous devons nous accrocher à une égalité des chances qui ne soit pas de façade, qui ne suppose pas que tout le monde réussisse à égalité à la fin, ce qui n'est pas possible. Si l'on entend par réussite que tout le monde puisse se sentir appartenir à la République, oui, il s'agit de la vraie égalité des chances.

L'égalité des chances, c'est évidemment une égalité des chances au départ. Nous devons lutter contre la reproduction sociale, contre les inégalités, bien entendu. Mais, pour cela, il va falloir que l'école prenne à bras-le-corps la difficulté scolaire, au lieu de créer un déni dont les élèves ne sont pas dupes et qui crée chez eux une immense frustration.

Les vrais débats sont très nombreux.

Évidemment, il y a le regard porté sur l'enseignant d'une manière générale : déconsidéré, pas si bien payé que cela, mal soutenu, accusé d'être mal formé, de vouloir travailler tout seul... Mais c'est toute la dignité du métier d'enseignant que de travailler seul, je le revendique hautement ! Vouloir m'obliger à travailler en équipe, c'est considérer que je suis insuffisant. Je ne suis pas insuffisant : j'ai ma dignité de professeur de la République, et les élèves doivent le savoir.

Nous avons, avec le collège unique, diminué le nombre d'heures de français, alors même que pour conduire au collège des publics qui en étaient si éloignés, nous aurions dû déployer un effort immense. Cette diminution horaire commence en 1975, l'année de ma naissance. Un élève de quatrième aujourd'hui a suivi autant d'heures de français qu'un élève qui sortait de CM2 en 1975. Autrement dit, trois années d'enseignement ont disparu.

Au-delà de cet aspect quantitatif, il y a évidemment la façon d'enseigner, les modalités pratiques. Les professeurs ont plus de classes, donc plus d'élèves, plus de devoirs à corriger. Lorsque l'on diminue les horaires dans une matière, le professeur enseigne à plus de classes, il est moins disponible pour les élèves, tout en recevant l'injonction de personnaliser son enseignement.

Pour ce qui est de la façon d'enseigner, les nouvelles pédagogies ont déconstruit l'école, de sorte que l'on a organisé la faillite. On a créé un échec scolaire artificiel en France. Faisons-en le constat, observons-le lucidement !

Les mesures qui sont prises actuellement par le Gouvernement ne me rassurent pas ; elles m'inquiètent. À mes yeux, elles ne font que poursuivre dans la même voie qu'auparavant. Nous sommes dans la détestation des disciplines, dans les atteintes à la liberté pédagogique. Nous ne pouvons pas attirer dans ce métier des professeurs si nous en faisons des ouvriers.

Il faut que les élèves déshérités - c'est une tournure rhétorique, bien entendu - puissent avoir de nouveau espoir en l'école, qu'ils ne se sentent pas dupes, qu'ils ne la perçoivent pas comme un piège, un leurre.

Nous nous fixons des objectifs irréalistes : la scolarité obligatoire est dans les faits quasiment fixée à dix-huit ans. L'objectif suivant est de mener 50 % des élèves au niveau de la licence : mais que ne revalorisons-nous pas les études professionnelles courtes ? Pourquoi un baccalauréat professionnel serait-il moins valorisant qu'un baccalauréat général ? Reconsidérons notre école, n'ayons pas qu'un seul objectif, ne mesurons pas l'égalité des chances et la réussite à la seule possibilité d'obtenir un bac général et de poursuivre des études en filière générale. Il faut évidemment revaloriser le baccalauréat professionnel, et pas uniquement pour les déshérités ! D'où qu'on vienne, on doit pouvoir obtenir un baccalauréat professionnel sans être déshonoré.

Laissons le temps à l'école ! Ce ne sont pas des petites mesures qui vont tout bouleverser. On le sait bien, l'école ne changera pas en deux ans, en trois ans, voire en cinq ans. Si on veut vraiment transformer l'école, il va falloir s'inscrire dans une perspective de dix ans, quinze ans, peut-être plus. Le temps scolaire n'est pas le temps médiatique ou le temps politique, il faut en avoir conscience. Faisons preuve de lucidité. Et si l'école ne peut pas tout, elle peut beaucoup !

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie de ce propos liminaire intéressant...

M. Gérard Longuet. - Tonique !

Mme Françoise Laborde, présidente. - ... tonique, voire provocateur par moments.

M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Nous vous remercions de dire les choses telles que vous les ressentez. Tout le monde ne perçoit pas la situation de la même manière mais il est important de susciter le débat.

Vous évoquez les difficultés au collège et au lycée, je pourrais vous parler de celles de l'université. En tant qu'enseignant à l'université, il m'arrive de lire des copies catastrophiques. Soit on est dans le déni et l'on se dit que tout va bien en se focalisant sur un étudiant qui réussit, soit on accepte la réalité et l'on se rend compte que 70 % des étudiants n'arrivent plus à écrire correctement à l'université.

Au gré des dénominations, il y a eu le collège unique, le collège pour tous, la réussite pour tous, le collège ouvert vers la vie, etc. Je cite souvent l'exemple du sport : on croit qu'en mettant des faibles et des forts ensemble on va permettre aux faibles d'être meilleurs puis aux forts d'être encore meilleurs. En réalité, les forts deviennent de plus en plus forts et les faibles de plus en plus faibles. La distance s'accroît, ou alors on baisse le niveau d'exigence du cours. Il faut tenir compte de cette réalité.

Vous avez également mentionné le pédagogisme. Je pense en particulier à un enseignant de la région lyonnaise qui a eu un écho très favorable auprès des enseignants du primaire, qui a trompé les enseignants et a considéré comme une révolution copernicienne le fait de placer l'enfant au centre du processus éducatif. On ne parlait plus des matières ; il fallait que l'enfant soit bien, soit heureux. À cet égard, nous avons tous une responsabilité. Sans doute la responsabilité incombe-t-elle aussi, vous l'avez dit, à tous les gouvernements, de droite comme de gauche, qui ont accepté ce délitement. Le rôle de notre commission d'enquête, c'est d'y réfléchir. Les uns et les autres évoquent souvent le travail sur les grandes oeuvres, la notion d'effort, etc. Mes collègues vous interrogeront sans doute sur ces différents aspects.

Pensez-vous qu'il existe une dégradation du climat scolaire ? Si oui, la perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline à l'école vous paraissent-ils pouvoir l'expliquer ?

Certains enseignants nous ont dit ne pas se sentir suffisamment préparés ni parfois soutenus par leur hiérarchie face à la contestation des valeurs républicaines. Comment les accompagner dans leur mission de formation des citoyens ?

De manière générale, comment l'école peut-elle transmettre les valeurs républicaines ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire au sein des établissements vous semblent-ils adaptés ?

Enfin, comment associer plus directement les parents dans la transmission des valeurs républicaines ?

M. Loys Bonod. - Il y aurait beaucoup à dire sur le programme PISA, bien entendu, mais je voudrais souligner un facteur que j'ai relevé en lisant très attentivement le rapport 2012 et qui n'est évoqué par personne : la France a l'un des moins bons niveaux de discipline de tous les pays de l'OCDE, et se situe, si je me souviens bien, cinquante-neuvième sur soixante-quatre. Pour cette enquête, il est demandé aux élèves combien de temps le cours met à commencer, si le professeur est écouté, etc. Il en ressort que le climat de discipline est catastrophique en France. Tous les professeurs en ont fait l'expérience, notamment dans les établissements difficiles. Il faut dix minutes pour commencer un cours et n'importe quelle interruption vous empêche de poursuivre pendant dix minutes... Au total, sur une heure en théorie, vous pouvez réellement faire cours une demi-heure, ce qui est terrible. On parle des horaires de cours, mais il faut aussi tenir compte de la pratique.

Dans ces conditions, il faut évidemment s'interroger. Je ne fais pas partie des tenants d'une école du père Fouettard ou du retour aux châtiments corporels. Simplement, nous devons prendre conscience qu'à force d'abandonner les professeurs face à ces classes nous avons créé ce climat et cette ségrégation.

Sur la question du soutien des enseignants, j'ai pu constater, lorsque j'étais en poste dans des établissements difficiles, à quel point c'est un facteur crucial. L'établissement dans lequel je suis resté le plus longtemps avait un chef d'établissement à poigne, qui se manifestait, qui venait dans la cour, qui rencontrait les élèves, qui, tout simplement, était connu de ces derniers.

Il faudrait peut-être s'interroger sur le mode de recrutement de nos chefs d'établissement, même si certains d'entre eux sont parfaitement compétents. J'ai en effet rencontré des chefs d'établissement qui faisaient preuve d'une grande servilité à l'égard de leur hiérarchie et qui étaient, par conséquent, dans le déni.

Lors de l'émeute dont je vous ai déjà parlé, j'ai reçu des coups. La principale du collège m'a interpellé en me disant que je prétendais avoir reçu des coups, mais que je n'avais pas fait de rapport. Ainsi, tant que ce rapport n'était pas fait, c'est comme si les coups n'avaient pas existé ! On attend d'un chef d'établissement qu'il nous fasse confiance et non qu'il nous demande de faire un rapport pour nous croire ! On attend d'un chef d'établissement qu'il ne nous dise pas que la voix de l'élève est l'égale de celle du maître, comme j'ai pu l'entendre à de nombreuses reprises.

Je le répète, le recrutement des chefs d'établissement est une question importante : dans un établissement difficile, la nomination d'un bon chef d'établissement permet déjà d'engager une remise en ordre, de relancer les choses. Il faut lui donner une stabilité, pour qu'il ne soit pas obligé de changer d'établissement au bout de cinq ans, comme c'est le cas actuellement.

Il faut aussi assurer la stabilité des équipes, qui est un des moyens permettant aux professeurs de se sentir soutenus. L'instabilité des équipes est l'un des grands problèmes de l'école actuelle. Pour que les équipes soient stables, il faut les choyer, afin qu'elles se sentent bien dans les établissements difficiles. Il faudrait, par exemple, leur accorder une petite remise de service, de quelques heures, sans exiger quoi que ce soit en contrepartie, comme c'est le cas actuellement où on n'hésite pas à culpabiliser les équipes de ne pas bien faire leur travail. Il faut leur prévoir des emplois du temps aménagés pour qu'elles puissent respirer.

Cette « respiration » est nécessaire pour donner envie aux enseignants de rester dans ces établissements. Ce ne sont pas nécessairement des primes, de l'argent ou des points pour partir qui permettront le maintien des équipes. Je le redis, elles doivent se sentir bien et être choyées. Si j'avais ressenti cela, si je m'étais senti soutenu, si on m'avait valorisé en tant que professeur au lieu de me culpabiliser, je serais sans doute resté dans ces établissements.

Toujours sur la question du soutien des enseignants, j'observe que depuis des années, la discipline telle qu'elle s'établit dans les établissements a été, en quelque sorte, « dégradée ». On a accepté des choses inacceptables. J'ai été dans des établissements où un élève pouvait se voir infliger 70 rapports ! Cela n'a absolument aucun sens ! Je ne dis pas qu'il faut une école punitive, mais les élèves doivent voir les conséquences d'un seul rapport. Les élèves attendent cela et le demandent même, car ils ont besoin de cadres.

Les problèmes de délinquance ou d'incivilités dans les établissements scolaires sont liés au fait qu'on a laissé faire, qu'on a exposé les élèves à des sanctions purement théoriques. Certains continuent à brandir, par exemple, l'exclusion définitive d'un établissement comme une sorte de peine de mort. Mais elle conduit simplement à l'affectation de l'élève dans un autre établissement, ni plus ni moins. L'élève, et ses camarades, doit savoir jusqu'où il peut aller. Il n'est pas nécessaire de prévoir de nouvelles sanctions, il suffit d'appliquer celles qui sont déjà à notre disposition.

Autre élément qui m'a toujours choqué en tant que professeur, c'est le fait que les dossiers scolaires des élèves soient « réinitialisés » chaque année. Le dossier d'un élève qui a brûlé des poubelles en juin redeviendra vierge en septembre. On doit pouvoir juger du dossier scolaire d'un élève sur un temps long. Il n'y a aucune raison que des élèves puissent bénéficier d'une sorte de mansuétude automatique les autorisant à continuer leurs incivilités.

J'en viens à la question de la transmission des valeurs républicaines. Je fais partie de ceux qui pensent que l'école n'a pas vocation à transmettre des valeurs. Elle a vocation à émanciper du milieu familial et d'elle-même et à permettre aux élèves de devenir des êtres autonomes. L'autonomie de pensée, l'esprit critique, la culture : voilà les éléments qui sont à même de donner aux élèves le sentiment de faire partie de la République, d'un pays. Les élèves doivent de nouveau faire confiance à l'école.

Je ne crois pas que des cours de citoyenneté servent à quoi que ce soit, ni même, à la vérité, qu'ils aient le moindre sens.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Sur l'autorité, je peux entendre un certain nombre de choses. En effet, il suffit d'appliquer les règles existantes. Sur les valeurs républicaines, j'avoue que vous me laissez sans voix !

M. Gérard Longuet. - C'est sa réponse ! L'intervention de M. Bonod était passionnante et réjouissante, il est vrai, mais pleine de contradictions.

Vous ne souhaitez pas être un ouvrier, ce que je comprends parfaitement. Néanmoins, dans le même temps, vous voulez être soutenu et même « choyé », pour reprendre votre terme. Vous souhaitez des dirigeants qui dirigent, ce qui pose en réalité la question de la communauté scolaire : le professeur est indépendant, mais il ne peut pas être seul.

Par ailleurs, vous avez fait une remarque technique très importante : un professeur a trop de visages en face de lui, ce qui signifie, implicitement, qu'il n'y a pas assez de suivi de chaque élève. Ceux-ci ne sont, par ailleurs, pas suivis d'une année sur l'autre : il n'y a pas d'historique. Quelle serait donc l'organisation des établissements scolaires qui vous séduirait en termes de relations entre enseignants, dirigeants et parents ?

Enfin, je soulignerai une contradiction. Vous dites que vous êtes là non pour transmettre des valeurs, mais pour émanciper. Mais pour émanciper, il faut transmettre des valeurs !

Mme Françoise Cartron. - Tout d'abord, contrairement à M. Longuet, j'ai trouvé votre intervention non pas réjouissante, mais attristante. Vous nous décrivez une école en perdition, avec des élèves « déshérités », laissés à l'abandon, tout comme les enseignants. La réalité est tout de même, me semble-t-il, beaucoup plus nuancée.

Ensuite, je trouve que vous êtes pétri de contradictions ou que vous portez un regard nostalgique sur un temps béni qui a pu exister il y a cinquante ans. Vous décrivez une autorité, un maître respecté, écouté, valorisé, qui avait une véritable place dans la société. Tout cela est exact, mais, voilà, le monde a changé ! Je ne crois pas que la nostalgie soit la réponse aux changements actuels de notre société.

Vous dites qu'il est difficile de devoir faire parfois dix minutes de discipline avant d'enseigner votre matière. Certes, mais les enfants qui écoutaient en classe sans broncher étaient aussi ceux qui, dans leur famille, ne prenaient pas la parole à table et ne discutaient pas. Tout était lié ! Aujourd'hui, la famille a évolué - et je ne parle même pas des familles recomposées. Comment peut-on penser que le système, que vous jugez efficace, qui prévalait il y a cinquante ans puisse aujourd'hui s'appliquer à des enfants évoluant dans un contexte tout à fait différent ?

Vous avez aussi tenu un autre propos contradictoire. Vous avez raillé le mot de bienveillance.

M. Loys Bonod. - Car il laisserait entendre que nous ne sommes pas bienveillants !

Mme Françoise Cartron. - Pourtant, vous revendiquez cette même bienveillance envers les enseignants.

Derrière ce mot, ce que nous préconisons comme attitude à l'égard des élèves, ce n'est pas du laxisme, ce n'est pas dire que tout va bien. Nous voulons porter une exigence, mais de la même manière que vous réclamez cette bienveillance à l'égard des enseignants.

Par ailleurs, vous avez employé des mots trop forts, comme la « détestation de la discipline ». Heureusement, il y a encore des professeurs qui valorisent la discipline qu'ils enseignent, qu'ils aiment et qu'ils veulent transmettre.

De même, vous avez été excessif en abordant le sujet de la minute de silence. Vous avez souligné, comme d'autres l'ont fait en employant des termes différents, qu'elle avait été mal comprise par « les déshérités ». Mais la question ne se pose pas uniquement pour les déshérités ! C'est toute la problématique de l'adolescent qui doit se soumettre à une injonction qui ne lui a pas été expliquée. Le propre d'un adolescent, c'est de se révolter, qu'il soit ou non déshérité !

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Je pourrais reprendre quasi intégralement, hormis la remarque de M. Longuet sur le côté joyeux de votre intervention, les propos de mes collègues.

On peut partager un certain nombre des constats que vous avez posés : le nombre trop élevé d'élèves dans les classes pour permettre un enseignement personnalisé, la nécessité d'une autorité, le rôle du chef d'établissement, etc. Pour autant, votre approche de la situation de l'éducation nationale n'est pas la même que la nôtre certainement en raison du fait que nous incarnons des générations différentes.

Mes collègues et moi sommes membres du Sénat : c'est une fonction politique, et non un métier. Nous avons tous exercé des métiers par ailleurs, parfois jusqu'à très récemment. Parmi nous, on trouve des enseignants, notamment du supérieur ou du secondaire, et force est de constater que nous ne nous sommes pas reconnus totalement dans le tableau que vous avez dépeint.

Je passerai sur certaines antinomies qui ont été relevées par mes collègues. Je voudrais relever que les enseignants, dont vous faites partie, sont fonctionnaires. Ils ont une éthique de conviction et une éthique de responsabilité. Les enseignants ne sont pas des libéraux. Vous évoquez l'atteinte à la liberté pédagogique que constitue l'obligation de travailler en équipe, laquelle reviendrait à nier votre identité de professeur : mais, monsieur Bonod, ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas comme cela que nous concevons - et nous sommes nombreux - le métier d'enseignant.

L'enseignant, ce n'est pas juste une singularité devant une classe : c'est cela, mais bien autre chose. Il faut des transversalités. Il faut que l'émancipation, qui est le rôle de l'école, soit aussi construite dans la collégialité, car nul ne détient l'intégralité de la possibilité d'émancipation.

Cela signifierait que vous êtes opposé au fait que certains enseignants travaillent ensemble pour faire face aux difficultés, que des professeurs de philosophie s'associent à des professeurs de biologie pour montrer les corrélations entre leurs deux matières. J'avoue que je ne comprends pas votre propos. J'aimerais que vous nous apportiez quelques précisions, car, après vous avoir entendu, j'ai l'impression que l'homme est une espèce ratée et la vie une cause perdue.

M. Loys Bonod. - Pas du tout !

Mme Marie-Annick Duchêne. - Je partage globalement les points de vue exprimés par les uns et les autres. Je m'en tiendrai donc à des considérations techniques.

Selon vous, il faut insister sur la lecture et il y a un problème de vocabulaire - je ne le conteste pas - et de graphie. Le souci, à l'école élémentaire, c'est que les inspecteurs de l'éducation nationale ont des directives pour imposer tel ou tel point de vue. Or beaucoup d'enseignants prennent l'élève totalement en charge, acceptent de le remettre à niveau, mais, ce faisant, ils se font mal voir par l'inspection. Comment faire alors, sachant que nous voulons tous que l'élève sache lire, s'exprimer avec suffisamment de vocabulaire et écrire ? C'est un problème de hiérarchie.

M. Loys Bonod. - Je répondrai aux questions dans l'ordre où elles m'ont été posées.

Évidemment, je me suis montré très provocateur quand j'ai parlé des valeurs républicaines qu'il ne fallait pas transmettre. En réalité, je me réfère à Condorcet. S'il faut penser l'école républicaine, il faut se référer non pas à Jules Ferry, mais plutôt à Condorcet.

Pour lui, l'école avait vocation à émanciper et la République n'était pas une donnée universelle permanente mais, au contraire, elle devait sans cesse se réinventer. Si j'ai tenu ces propos sur les valeurs, c'est parce que je me méfie de ce mot, de la signification qu'on peut lui donner. Rien de plus ! L'école doit permettre à la République de se réinventer sans cesse.

M. Gérard Longuet. - J'avais bien décelé dans vos propos un certain goût pour la provocation plutôt qu'une conviction personnelle... La liberté individuelle est toujours à conquérir et à reconquérir !

M. Loys Bonod. - Vous jugez contradictoire de ma part de réclamer de la bienveillance à l'égard des professeurs et de railler celle dont il faudrait faire preuve à l'égard des élèves.

J'éprouverais la plus grande honte à ne pas être bienveillant l'égard de mes élèves. Imaginez combien il peut être violent de nous demander que l'école devienne bienveillante : elle l'est, nous sommes bienveillants, nous voulons le bien des élèves qui sont devant nous. Prétendre nous imposer d'être bienveillants, c'est porter atteinte à notre dignité. C'est pour cette raison que ce message est terrifiant : c'est une façon de plus de jeter l'opprobre sur les professeurs de la République.

Quelle organisation me séduirait le plus ? Je suis là pour alerter, observer, constater, je ne suis pas dans un ministère. Je vous ai indiqué de petites pistes. Je rêve d'une école qui ferait bénéficier ses élèves - au moins ceux des zones d'éducation prioritaire - des mêmes horaires, des mêmes conditions d'enseignement que ceux qui avaient cours avant la mise en place du collège unique. Puisque nous n'avons pas les moyens de notre école actuelle, faisons au moins cet effort pour mettre en place des réseaux d'aide spécialisée aux élèves en difficulté (RASED) dans les quartiers déshérités, pour y envoyer des accompagnants, pour que les professeurs y soient plus nombreux dans les classes.

En 1975, un professeur certifié en sixième se voyait confier deux classes. Il pouvait ainsi connaître chacun de ses élèves, les suivre. Aujourd'hui, un professeur certifié se voit confier quatre ou cinq classes. Dès lors, comment voulez-vous qu'il soit possible d'assurer le suivi personnalisé de 100 ou 120 élèves, de répondre à cette injonction de personnalisation ?

S'il fallait définir une priorité pour les ZEP, ce serait de fournir un effort extraordinaire en faveur de l'apprentissage du français et de revenir sur le « moins d'école » qui a cours actuellement.

Avec la semaine de quatre jours, on est passé à vingt-quatre heures de cours hebdomadaires en primaire. Malgré le retour à la semaine de quatre jours et demi, on en est resté à ce chiffre, le plus bas de l'histoire de la République ! Et l'on s'étonne que les élèves ne sachent pas grand-chose ! Malgré tout, on leur impose de l'anglais, de l'histoire de l'art, on leur demande maintenant - c'est la nouvelle lubie - de s'initier au code informatique. Comment voulez-vous que cela fonctionne ?

Je ne suis pas nostalgique, je suis tourné vers demain ; l'école des années trente ou des années cinquante, qui était inégalitaire, sexiste, nationaliste - en tout cas celle des années trente - ne me fait pas du tout envie. Néanmoins, on peut y trouver de bonnes choses : le respect du maître, bien sûr, son autorité, la confiance qu'on pouvait avoir en lui - je ne vois pas pourquoi on devrait y renoncer -, la capacité à enseigner la lecture et l'écriture très rapidement. Jean Zay s'inquiétait que certains élèves ne maîtrisent pas la lecture fluide en sortant du CE2... Aujourd'hui ce sont des élèves de lycée qui ne la maîtrisent pas ! Il faudrait renoncer à ces objectifs parce qu'ils datent ? Il n'y a aucune raison ; ils ont un caractère permanent. L'émancipation commence par l'apprentissage de l'écriture, de la lecture, une lecture qui ne soit pas un ânonnement, qui permette la compréhension.

J'en viens à la détestation de la discipline.

Nous vivons actuellement une réforme du collège qui porte terriblement atteinte aux différentes disciplines : après avoir réduit les heures consacrées à chacune d'entre elles, il s'agit, dans ce projet, de poursuivre dans cette voie. Pensez-vous réellement que j'invente ? Non, je fais un constat, j'observe cette détestation. Faisons confiance aux professeurs !

Par ailleurs, je ne m'oppose pas au travail en équipe. Ce serait absurde. Je dis simplement qu'on ne doit pas l'imposer. Le travail en équipe doit reposer sur la confiance de l'enseignant. Or, tel qu'il est conçu, tel qu'il a déjà été mis en oeuvre par le passé à l'école, il vient d'en haut, il est imposé. On ne fait pas confiance à l'enseignant, on estime qu'il est insuffisant. Faites confiance à l'enseignant ! Un professeur qui est au fait de sa matière est parfaitement capable de faire le lien entre celle-ci et d'autres. La transversalité, il connaît !

Compte tenu des moyens dont dispose actuellement l'école, il n'est pas possible de payer les professeurs pour assurer suffisamment d'heures de cours ; partant, peut-on vraiment dégager du temps pour organiser des ateliers qui vont durer six mois ? Car c'est bien ce qui se prépare avec les pratiques interdisciplinaires : des projets ponctuels d'une heure et demie qui vont dévorer une énergie folle chez les professeurs et les empêcher d'assurer leur travail dans leur propre discipline.

Je vous donne un exemple absurde d'interdisciplinarité. On a demandé à des élèves d'étudier un tableau qui représentait Narcisse se mirant dans l'eau. Au nom de l'interdisciplinarité avec les mathématiques, on leur a demandé d'en observer la symétrie axiale. C'est absurde ! Quel intérêt d'étudier la symétrie axiale d'une image représentant Narcisse ? On veut donner du sens, mais tout cela est factice. Le sens vient des disciplines professées qui sont approfondies et maîtrisées par les élèves. Rien de plus !

S'agissant des inspections, je suis le premier à être attristé par le sort qui est réservé aux enseignants du primaire. Leurs rémunérations sont indignes, ils sont surveillés, obligés de faire des cours en cachette. C'est terrifiant. De fait, il est de plus en plus difficile de les recruter. Les rythmes scolaires les ont dépossédés de leur classe et, au nom de l'interdisciplinarité, on leur demande d'enseigner l'anglais, même s'ils ne le pratiquent pas. Voyez les chiffres : alors que les petits Français sont désormais formés à l'anglais depuis le cours préparatoire - auparavant, l'apprentissage commençait en CM2 -, leur niveau en langue ne fait que baisser. On a voulu avoir le beurre et l'argent du beurre, le français et l'anglais, et finalement on n'a rien !

Mme Françoise Laborde, présidente. - Qu'entendez-vous par « cours en cachette » ?

M. Loys Bonod. - Par « cours en cachette », j'entends par exemple les cours qui ne sont pas mentionnés sur le rapport qui sera fait à l'inspecteur. Cela veut dire que les enseignants ne vont pas suivre exactement les programmes, qu'ils passeront beaucoup moins de temps à enseigner l'anglais ou l'histoire de l'art, mais qu'ils essaieront de systématiser les apprentissages.

En conclusion, pour m'intéresser actuellement au numérique, je m'aperçois que, tel qu'on veut le faire entrer à l'école, il est une façon de réactiver toutes ces pédagogies que j'estime nocives : le constructivisme, le socioconstructivisme, la pédagogie nécessairement par projets, la ludification. À mon sens, en allant ainsi encore plus loin que ce qui a été fait jusqu'à présent, on va dans le mur.

Je veux vous donner un exemple très concret.

Le ministère a mis en place un dispositif appelé « D'Col » qui consiste, non pas à permettre à des élèves d'établissements défavorisés de bénéficier de professeurs supplémentaires, d'heures de soutien, d'un accompagnement par des surveillants qui seraient formés à cet effet, mais à les mettre devant un ordinateur équipé d'une interface du CNED, le Centre national d'enseignement à distance. Voilà ce qu'on est en train de faire dans les quartiers défavorisés !

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Ce n'est pas vrai !

M. Loys Bonod. - J'estime honteux de demander à des élèves, parce qu'ils sont en difficulté, de consulter le site du CNED. Ce n'est pas la mission de l'école de la République.

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - On peut vouloir être provocateur - cela stimule l'esprit, cela fait évoluer la discussion, et c'est très positif -, mais tout ce qui est excessif est dérisoire.

M. Loys Bonod. - D'Col, c'est excessif !

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Nous sommes un certain nombre à être également des élus locaux, responsables d'exécutif. À ce titre, nous équipons en ordinateurs des établissements scolaires : des écoles primaires quand on est maire, des collèges quand on est président de département, des lycées quand on est président de région.

Je rencontre régulièrement des enseignants, je suis moi-même enseignante, et je peux vous dire que vous êtes le premier qui tient de tels propos sur l'informatique et les nouvelles technologies. Celles-ci ne sont pas du tout déifiées ; elles sont considérées non comme un substitut aux professeurs, mais comme un complément.

Quoi qu'on en pense, les enfants baignent dans ce milieu et vouloir faire en sorte que l'école soit coupée de la réalité extérieure de la vie des enfants serait un leurre et un grand danger, me semble-t-il.

Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie, monsieur Bonod. Vous nous avez fait part d'un point de vue quelque peu différent de celui que nous entendions jusqu'à présent. Nous continuerons à poser des questions aux professeurs, à nous entretenir avec eux lorsque nous nous rendrons sur le terrain.

Audition de M. Vincent Peillon, ancien ministre de l'éducation nationale

Audition à huis clos.

La réunion est levée à 13 heures 10.