Vendredi 21 octobre 2016

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

Atelier de prospective : « Le phénomène urbain : un atout pour le futur »

M. Roger Karoutchi, président. - Mesdames, messieurs, je remercie chacune et chacun de sa présence à ce colloque, organisé après que la délégation sénatoriale à la prospective a réalisé le suivi et l'actualisation du travail complet qu'avait effectué, voilà cinq ans, notre collègue Jean-Pierre Sueur, ancien ministre. Cela avait donné lieu à la publication d'un rapport d'information en trois tomes sur le phénomène urbain, ses atouts, ses difficultés, sa modernité, non seulement en France mais également dans le monde.

Jean-Pierre Sueur a souhaité poursuivre dans cette voie afin d'étudier ce qui s'est passé au cours des cinq dernières années dans nos capitales, nos grandes villes, nos métropoles. Il a ainsi effectué un travail formidable, accompagné par le secrétariat de la délégation.

Aujourd'hui, près de 80 % de la population française vit dans des villes. Le phénomène urbain s'accélère en Asie et en Afrique. La ville représente-t-elle toujours un apport considérable, une source de modernité ? Qu'est-ce que la ville connectée ? Comment combattre la fracture numérique, forte en France, désespérément forte dans les grands pays d'Afrique ou d'Asie ? Nombreuses sont les questions qui se posent et dont nous aurons à débattre aujourd'hui et demain matin.

La délégation travaille, en parallèle, sur d'autres sujets. Elle a récemment publié un rapport sur la gestion de la ressource en eau à un horizon de moyen-long terme, qui a donné lieu à un débat en séance publique. De la même manière, je souhaite que les conclusions de ce colloque sur le phénomène urbain puissent être débattues en séance plénière ou susciter des amendements à un texte législatif.

Le développement sans fin du phénomène urbain semble aller de soi. Est-ce le cas ? Est-ce un progrès ? Si oui, quel est l'avenir des zones rurales en France ? Telles sont également les problématiques qui seront étudiées au cours des deux jours du colloque.

Pour conclure, je tiens à dire le bonheur qui est le mien de voir ce travail aboutir aujourd'hui. La délégation a toute confiance dans l'analyse pertinente de Jean-Pierre Sueur et ne doute pas que des idées intéressantes et constructives seront formulées tout au long de nos échanges.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Monsieur le président, mesdames, messieurs, chers amis, je veux tout d'abord remercier Roger Karoutchi, qui anime avec la fougue et la vigueur que nous lui connaissons la délégation sénatoriale à la prospective. Nous avons tenu à ce qu'il y ait, au coeur du Sénat et du Parlement, une délégation qui réfléchisse au futur, au long terme. Parce que nous avons souvent le nez dans le guidon et parce que nous ne voyons pas assez loin, un certain nombre d'enjeux finissent par nous échapper.

S'il est un sujet qui justifie l'existence de notre délégation, c'est bien la ville. Nous vivons aujourd'hui dans des villes conçues voilà cinquante ou cent ans, voire deux siècles. Aujourd'hui, ce que nous faisons, ou ce que nous ne faisons pas, façonne les villes dans lesquelles nous vivrons dans dix, vingt, cinquante ou cent ans. Or, lors des campagnes électorales, qu'elles soient présidentielles, législatives, sénatoriales, régionales, départementales ou municipales, une question n'est jamais posée : quel est notre projet pour les villes du futur ? Comme l'a rappelé Roger Karoutchi, 80 % des gens vivent dans des villes. Nous connaissons la ville d'aujourd'hui, mais que sera la ville de demain ? On n'y réfléchit pas suffisamment.

Cette réflexion s'inscrit, pour ce qui me concerne modestement, dans une histoire. En 1998, nous avons rédigé un rapport intitulé Demain, la ville. Il nous avait été demandé de réfléchir à la politique de la ville. Alors que l'on s'attendait à ce que nous insistions, en conclusion, sur la nécessité d'augmenter les moyens de la politique de la ville, nous avons contesté un certain nombre de postulats, ce qui a été un peu mal pris par certains.

En 2011, la délégation a effectué un travail considérable sur les villes du monde. Nous avions invité à travailler avec nous des universitaires auteurs de thèses restées malheureusement confidentielles. De cette collaboration est résultée la publication d'un rapport en trois tomes, intitulé Villes du futur, futur des villes : quel avenir pour les villes du monde ? Nous souhaitons aujourd'hui poursuivre la réflexion.

La République française se targue d'avoir une politique de la ville. Mais c'est bien davantage une politique dédiée aux quartiers en difficulté, ce qui tend à faire croire qu'intervenir dans ces quartiers tient lieu de vision globale de la ville. Drôle d'idée ! Il n'y a pas deux ministères de l'agriculture en France, l'un pour l'agriculture qui va bien, l'autre pour celle qui va mal. Dès lors, pourquoi y a-t-il un ministère de la ville qui va mal et d'autres ministères - le ministère non plus de l'équipement, mais du développement durable, le ministère de la culture... - qui s'occupent de la ville qui va bien ? Cette façon de présenter les choses traduit une ghettoïsation de la politique dite « de la ville ».

De la même façon, la France est très fière d'avoir élaboré des zonages. On en a dénombré jusqu'à 3 650 ! Il y a eu ainsi des Zup - des zones à urbaniser en priorité -, des Zac - des zones d'aménagement concerté -, des ZPPAU, transformées en ZPPAUP - les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager -, puis en Avap - les aires de mise en valeur de l'architecture et du patrimoine -, des Znieff - les zones naturelles d'intérêt écologique, faunistique et floristique -, des Zus - des zones urbaines sensibles -, les ZRU - les zones de redynamisation urbaines - et les ZFU - les zones franches urbaines.

Pour ma part, j'ai soutenu, du temps d'Alain Savary, les Zep, les zones d'éducation prioritaire, où les enseignants font un travail formidable, mais, aujourd'hui, la question se pose de savoir si un zonage accroît ou diminue la discrimination. Peut-on réduire les inégalités en se passant des zones ou faut-il au contraire les conserver ?

De nombreuses autres questions émergent.

La loi SRU, relative à la solidarité et au renouvellement urbains, que, pour ma part, je soutiens et qui suscite de nombreux débats, soulève la question de la mixité sociale. Tout le monde est favorable à la mixité sociale. Or, si on la présente aux gens en leur disant qu'elle va entraîner la survenance de 20 % ou 25 % de problèmes supplémentaires près de chez eux, ils ne le prennent pas toujours très bien.

Deux éléments sont importants. Il faut d'abord que les logements sociaux soient aussi beaux que les autres habitations, qu'on ne puisse plus les distinguer de prime abord. Ensuite, il est essentiel que la mixité sociale aille de pair avec la mixité fonctionnelle. Or la ville que nous a léguée la seconde moitié du XXe siècle est divisée en espaces ayant chacun une fonction : on distingue le centre-ville patrimonial, les faubourgs, les banlieues, où l'on trouve des espaces avec de l'habitat vertical, des barres, des tours, et des espaces composés d'habitat horizontal, c'est l'étalement pavillonnaire. Les entrées de villes, avec notamment les magasins d'usine, sont réservées aux activités commerciales, les zones d'activités aux entreprises, les campus universitaires aux étudiants. La ville est ainsi morcelée. La ville du futur ne sera celle de la mixité sociale que si elle est, dans le même temps, la ville de la mixité fonctionnelle.

J'ai lu dans la presse hier qu'une crise majeure touche le commerce de centre-ville. J'ai lu par ailleurs, dans un autre article, qu'il y a également une crise des hypermarchés. Voilà trente ou quarante ans, on était très fier d'aller faire ses courses avec un caddy dans un hypermarché. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, sans compter que le e-commerce menace les hypermarchés.

Enfant, j'habitais à Roubaix, où étaient implantées de grandes barres d'immeubles dans le quartier des Hauts-Champs, dénommé ainsi car il se trouvait à l'emplacement de la première ferme située au-delà des limites de la ville. Les gens s'y étaient installés parce qu'ils travaillaient dans l'industrie. Lorsque M. Mulliez a ouvert, à proximité, un entrepôt, il l'a appelé Auchan : le nom de la ferme est devenu celui de la chaîne. La grande industrie crée donc les grands ensembles, les grands ensembles créent les grandes surfaces, et le tout-automobile fait le reste : la ville s'étend.

L'objet de la première table ronde aujourd'hui - ville et non-ville - est de remettre cela complètement en cause. La division entre espaces urbains et campagnes ne correspond plus à la réalité. Nous sommes tous des urbains, tout en ayant un rapport avec les autres espaces.

Plutôt que de continuer à parler d'un centre-ville et de périphéries, attachons-nous à transformer les périphéries en autant d'autres centralités. C'est ce que nous approfondirons dans le cadre de la table ronde organisée cette après-midi sur la ville en réseaux.

Nous allons également parler de la ville végétale, des couleurs de la ville, sujet qui me tient à coeur. Je trouve en effet que, dans notre pays, on a tendance à faire des villes grises ou, au mieux, beiges. On n'y trouve pas de rouge, de vert, de bleu ! Pour ma part, j'aime beaucoup une ville de la région Centre-Val-de-Loire, dans laquelle a été installée, près de la gare, une sculpture assez contemporaine de couleur bleue. Les gens ont trouvé cela curieux. Je pense en cet instant à ce vers d'Albert Samain : « Et pour voir des jardins je fermais les paupières. »

La ville a été pendant longtemps le réceptacle de tout ce qui va mal dans la société. On dit que la ville, c'est la pollution, que la campagne, c'est l'air pur, que la ville, c'est le banditisme, l'insécurité, la drogue, que la campagne ne connaît rien de tous ces maux. Il y a beaucoup d'idéologie dans tout cela. Pour notre part, nous voulons montrer que le phénomène urbain est un atout pour le futur. Les villes recèlent d'immenses richesses, qui aident à préparer la société de demain.

Première table ronde : « Ville et non-ville. Banlieues, périphéries, périurbains, espaces ruraux »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je laisse à mon vieux complice Yves Dauge le soin d'animer la première table ronde intitulée « Ville et non-ville. Banlieues, périphéries, périurbains, espaces ruraux ».

M. Yves Dauge, ancien sénateur-maire de Chinon, urbaniste, conseiller auprès du centre du patrimoine à l'Unesco. - Mesdames, messieurs, en tant qu'ancien sénateur, j'ai beaucoup de plaisir à me retrouver aujourd'hui parmi vous. Même si le colloque porte aujourd'hui sur la France, il me semble bon de savoir ce qui se passe ailleurs dans le monde sur la question urbaine. C'est la raison pour laquelle je dirai quelques mots de la conférence des Nations unies sur le logement et le développement urbain, dite conférence « Habitat III », qui vient de s'achever à Quito, en Équateur, et pour laquelle, j'étais, avec d'autres, chargé de la préparation.

Dès que l'on trouve une bonne analyse ou une bonne solution quelque part, on pense qu'elle peut être valable partout. Ce n'est pas vrai. Il faut toujours tenir compte de l'histoire, de la géographie, de la démographie, voire de l'archéologie. Notre vision de l'avenir doit être fondée sur un socle culturel, qui, la plupart du temps, fait défaut. On se précipite pour agir, et on agit mal le plus souvent. C'est avec de l'argent public que l'on fait les plus grandes bêtises, faute de consentir l'investissement intellectuel préalable.

Une question a traversé la conférence de Quito, celle sur les villes compétitives et les villes inclusives. Plusieurs forces puissantes en mouvement se confrontent.

On assiste aujourd'hui à une émergence du pouvoir citoyen et de la société civile, très forte dans certains pays, notamment en Amérique latine, et à une faiblesse du pouvoir politique en termes de gouvernance des villes dans d'autres pays, cette faiblesse laissant la place à de grands opérateurs privés prêts à faire des villes « compétitives ».

La France a tenu, à Quito, à mettre en avant la prééminence de l'intervention publique. Mme Cosse, ministre du logement, qui représentait la France, y reviendra sans doute dans son propos liminaire demain matin. La faiblesse de l'intervention publique dans certains pays, où règne aussi la corruption, est dangereuse. Cependant, la prééminence de l'intervention publique, que défend la France, est également directement liée à la recherche d'alliances avec le secteur privé, au moyen de partenariats public-privé et de délégations de service public, ce qui suppose la définition de cahiers des charges, donc de la matière grise, des compétences de professionnels, des agences d'urbanisme et de développement auprès des élus.

Tel est le contexte dans lequel s'est inscrite la conférence de Quito, animée par Joan Clos, ancien maire de Barcelone, qui a une vision très claire en matière de développement urbain, fondée sur le droit romain : on fait des politiques foncières, des infrastructures urbaines, et on construit la ville ensuite. Or l'outil foncier, la plupart du temps, fait défaut. En France, les banlieues ont été construites au gré des opportunités foncières, sauf les villes nouvelles, que j'ai toujours défendues comme un exemple réussi des politiques françaises en urbanisme.

La France a une histoire rurale, sa structure urbaine est très particulière. Elle compte un immense réseau de villes petites et moyennes qui est en train de connaître un affaiblissement très inquiétant. Si l'on peut se réjouir de l'émergence d'une vingtaine ou d'une trentaine de métropoles, même si les problèmes des banlieues sont loin d'être réglés, l'envers de la politique de la ville, si l'on peut dire, c'est le dépérissement de toute une histoire des petites villes. Cela pose des problèmes économiques, évidemment, notamment une aggravation de la pauvreté, mais également démographiques et culturels. Le pays s'en trouve affaibli.

J'aimerais qu'aujourd'hui et demain le colloque permette de dégager des pistes pour régler ce problème français. Il faut à cet égard réfléchir à l'accessibilité, en termes non seulement de transports, mais également de télécommunications. En matière de haut débit, par exemple, nous sommes loin du compte. Dans ma province, qui n'est pourtant pas très loin de Paris, nous avons parfois du mal à téléphoner ! Le déficit d'accessibilité empêche le progrès. Or la mobilité est l'une des clés de l'avenir d'une France qui se sent enfermée, isolée.

Une puissance urbaine émerge, et nous connaissons de beaux exemples. Cela dit, il faut tenir compte de l'autre versant de la politique urbaine dans la recherche de ces alliances que j'évoquais tout à l'heure : alliances avec le secteur privé, alliances entre villes. Il faut créer des réseaux concrets sur les thèmes de la santé, de la culture, des transports, de l'économie. Là est l'avenir.

Face aux deux problèmes que nous connaissons, celui des banlieues et celui des territoires en difficulté, des champs d'innovation sont susceptibles de redonner de la puissance à la croissance française.

Permettez-moi maintenant de vous présenter les différents intervenants de cette table ronde intitulée « Ville et non-ville. Banlieues, périphéries, périurbains, espaces ruraux » : Vincent Capo-Canellas, sénateur de la Seine-Saint-Denis, maire du Bourget, Éric Charmes, sociologue et urbaniste, Annie Fourcaut, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, et Jean-Louis Subileau, urbaniste-aménageur, un fidèle compagnon de route qui travaille dans le bassin minier, territoire immense qui a subi de plein fouet l'effondrement de l'économie avant de se tourner vers l'innovation. Songez que le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais a réussi à se faire inscrire sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. Quelle vision, quelle énergie incroyable ! J'ai de l'admiration pour ceux qui ont oeuvré à cette inscription.

La parole est maintenant à Vincent Capo-Canellas.

M. Vincent Capo-Canellas, sénateur. - Tout d'abord, je remercie Roger Karoutchi et Jean-Pierre Sueur d'avoir souhaité revivifier le débat sur le phénomène urbain, sujet sur lequel Jean-Pierre Sueur revient régulièrement, ce dont je lui sais gré.

L'intitulé de ce colloque est un signal d'espoir, le phénomène urbain étant considéré comme un atout pour le futur. Il est important de le souligner face à la morosité que suscite parfois ce sujet, notamment chez les élus, dès qu'il est question de politique de la ville et des difficultés des communes.

En revanche, l'intitulé de la première table ronde comprend une abomination : l'expression « non-ville », que Jean-Pierre Sueur a utilisée d'un ton badin tout à l'heure avec son talent habituel. En tant que maire d'une commune de 15 700 habitants, à savoir Le Bourget, connue pour son aéroport et située dans un département à la réputation difficile, la Seine-Saint-Denis, j'ai eu un moment de stupéfaction en entendant ce mot. Qu'est-ce qu'une « non-ville » ? Pourquoi une ville se verrait-elle contester le statut de ville ? Qu'est-ce qui fait qu'une ville est une ville et échappe au statut de « non-ville » ?

La ville se caractérise, avant tout, par la profusion, la densité des habitants, des services, etc., mais également par l'anonymat, souvent plus marqué qu'à la campagne, et la ségrégation - les « banlieues nord » ont toujours existé, de même que les quartiers définis par leur identité de peuplement.

La ville est faite de paradoxes. Elle facilite l'accès à la culture, à la connaissance et aux établissements d'enseignement, mais érige aussi des barrières, mentales ou liées aux difficultés de mobilité. Elle se caractérise par certaines formes de violence et de criminalité, causées par la promiscuité, mais facilite aussi l'organisation de la solidarité.

Se pose, dès lors, une question éternelle : comment humaniser la ville et faire en sorte que chacun de ses habitants, quel qu'il soit, s'y sente considéré ?

La ville se caractérise par la mobilité, celle des transports, laquelle n'est pas toujours simple à organiser, notamment en Île-de-France, mais aussi celle des populations, avec parfois un phénomène de hiérarchisation des territoires. Ainsi, la Seine-Saint-Denis est souvent présentée par les études comme le territoire de premier et de deuxième accueil des populations en difficulté. Les jeunes, les étrangers et les provinciaux à la recherche d'un logement relativement bon marché viennent souvent s'y installer, avant de vouloir la quitter au fil de leur ascension sociale. Notre problème est alors plutôt d'essayer de retenir ceux qui veulent partir.

Ce problème de hiérarchisation renvoie à la question difficile du peuplement de la ville et de la ségrégation de fait qui peut s'y développer. Nous n'avons toujours pas rompu avec la tendance qui consiste à entasser les populations en difficulté dans certains quartiers, un phénomène d'ailleurs insuffisamment quantifié à mon goût. Comment, tout en respectant nos valeurs de liberté, éviter la formation de ghettos ?

Les villes se différencient aussi par leur patrimoine, matériel et immatériel, qui englobe le patrimoine végétal, le cadre de vie, l'aménagement et le projet urbain. Quand on évoque Le Bourget, on pense aux débuts de l'aviation, à l'aéroport, mais aussi à une marque mondialement connue, au travers de son salon international de l'aéronautique et de l'espace, ainsi qu'à la Cop21.

La ville, c'est également une identité, un caractère, une tradition, une histoire et une population. Certaines villes sont réputées froides, d'autres accueillantes. Yves Dauge évoquait les difficultés des communes qui abritaient des sites miniers. Nous avons connu, au Bourget, la fermeture, en 1996, d'un important site Alstom qui employait jusqu'à 1 500 personnes dans les années quatre-vingt, avec à la clef une perte de 40 % des recettes de taxe professionnelle. Une ville peut aussi se caractériser par ces phénomènes majeurs de désindustrialisation, qui s'apparentent à un véritable séisme et marquent durablement les esprits. Autre exemple, puisque je suis originaire de cette région, la petite ville gardoise de Bagnols-sur-Cèze, qui a poussé comme un champignon avec l'implantation de la centrale nucléaire de Marcoule, reste encore marquée, des années après, par une opposition entre « Bagnolais » et « Marcouliens ».

La ville, c'est encore un lieu de démocratie et de débat où l'on essaie de construire, ensemble, un projet urbain s'articulant autour de l'identité, de la réalité morphologique et du patrimoine.

La ville compétitive de demain, pour moi, c'est aussi la ville inclusive. Ces deux notions ne sont pas antagonistes. À l'heure d'internet, de la dématérialisation et de la réflexion sur les écosystèmes, la ville est moderne, à condition d'y maintenir le lien social. Au Bourget, où l'on travaille naturellement sur des projets en lien avec l'aéronautique, on voit que les entreprises ont envie de s'insérer dans un écosystème, un réseau, car c'est aussi un élément de réussite économique.

Je suis particulièrement sensible au sujet des villes moyennes, qui connaissent les mêmes difficultés financières, de projet et d'ingénierie, qu'elles se situent en province, en banlieue ou en zone périurbaine. Ma commune de 15 700 habitants, statistiquement considérée comme une petite ville, est ainsi écartelée entre des sujets franciliens majeurs - aéroport, desserte, Grand Paris - et la gestion quotidienne. L'une des questions majeures me semble être la rupture entre métropoles et grandes villes, d'un côté, petites villes et villes moyennes, de l'autre.

Humaniser les villes en général et prêter davantage attention au réseau des petites villes et des villes moyennes, voilà un beau défi !

M. Yves Dauge, ancien sénateur-maire de Chinon, urbaniste, conseiller auprès du centre du patrimoine à l'Unesco. - Des lignes de force se dégageront très certainement des interventions ; elles nous aideront à tracer des voies pour l'avenir. Le socle culturel, historique et géographique, évoqué à l'instant par Vincent Capo-Canellas, me semble fondamental car il est nécessaire d'ancrer les villes dans leurs territoires. Les questions d'échelle, de taille critique des villes et d'accessibilité-mobilité le sont également.

Je donne maintenant la parole à Éric Charmes.

M. Éric Charmes, sociologue et urbaniste. - Je suis directeur de recherche à l'ENTPE, une école qui forme des ingénieurs civils, notamment des futurs cadres du ministère de l'écologie. Cette école est située à Vaulx-en-Velin, une banlieue populaire de Lyon. J'y dirige une composante de l'UMR CNRS EVS, le laboratoire Rives, acronyme de « Recherches interdisciplinaires ville espace société ».

J'ai choisi de revenir sur le débat mis en avant par Christophe Guilluy dans ses travaux sur la France périphérique, qui agite beaucoup les médias, le monde politique et, dans une moindre mesure, les chercheurs.

C'est ainsi l'occasion d'interroger une nouvelle géographie, qui est non plus seulement celle des villes, mais aussi celle des métropoles.

Un PowerPoint est projeté.

Il est question, dans cette table ronde, d'urbain et de ville. Mais qu'est-ce que l'urbain et qu'est-ce que la ville ? La carte du zonage en aires urbaines produite par l'Insee en 2010 montre que 95 % de la population française vit sous l'influence des villes. Si l'on s'en tient aux 241 pôles urbains qui rassemblent au moins 10 000 emplois, 82,6 % de la population française vit dans leur aire d'influence, dont les couronnes périurbaines. Ces chiffres doivent toutefois être maniés avec précaution. Tout d'abord, ces espaces présentent des caractéristiques très variables et ressemblent parfois à des campagnes. Ainsi, les territoires périurbains comprennent une large majorité de petites communes rurales, de moins de 2 000 habitants.

Surtout, une autre carte doit être prise en considération, celle des métropoles. Cette carte des métropoles se superpose peu ou prou avec celle de la concentration des richesses, ou avec celle de la concentration des « cadres des fonctions métropolitaines », pour reprendre une catégorie de l'Insee regroupant notamment les fonctions créatives, de gestion et de direction. La part de ces cadres dans l'emploi total des métropoles a connu une nette augmentation entre 1982 et 2006, ce qui se reflète aussi dans la gentrification, phénomène qui concerne surtout les grandes métropoles. Les métropoles dans lesquelles la concentration de cadres des fonctions métropolitaines dépasse 9 % sont au nombre de douze. Si l'on prend en considération la population des aires urbaines de ces métropoles, soit les pôles urbains et leurs couronnes périurbaines, on arrive à 40 % de la population française environ. Cela rejoint, par un biais différent, le chiffre avancé par Christophe Guilluy sur la France des métropoles. Cette carte des métropoles donne une vision très différente de l'urbanisation de celle qui a été présentée en ouverture de cette intervention. Nous ne sommes plus dans les 83 % et encore moins les 95 % de la population française concernée. Une large majorité de la population française vit en dehors non seulement des métropoles, mais aussi de leur zone d'influence directe, à savoir le périurbain.

Cette question des métropoles est importante car elle renvoie à la géographie des richesses. Grâce aux outils cartographiques mis à disposition par la société Géoclip, démarche dont l'Insee pourrait d'ailleurs utilement s'inspirer, j'ai classé les communes françaises selon le revenu médian par unité de consommation, afin de faire ressortir les zones de concentration de richesses. On y retrouve, pour une large part, les métropoles, notamment celle de Paris, mais aussi les régions qui bénéficient de l'influence de la Suisse et du Luxembourg, ainsi que certaines zones viticoles.

L'aire urbaine de Paris rassemble, à elle seule, environ 40 % des 322 communes françaises les plus riches, celles dont les habitants disposent d'un revenu médian d'au moins 31 000 euros par unité de consommation. Si vous retirez les communes limitrophes de la Suisse, il n'en reste plus beaucoup pour le reste de la France ! À l'inverse, parmi les 1 320 communes les plus pauvres, avec un revenu médian inférieur à 14 800 euros par unité de consommation, on en compte une part limitée autour de Paris, rassemblée pour l'essentiel en Seine-Saint-Denis. Autour de Lyon, Vaulx-en-Velin et Vénissieux figurent dans cette catégorie, alors que quatre communes appartiennent à la catégorie des communes les plus aisées.

En s'éloignant des plus grandes métropoles, on ne trouve plus de communes appartenant à la catégorie la plus riche. On peut le voir avec cette carte qui montre Nantes, Rennes et leurs alentours. Et lorsque l'on descend encore dans la hiérarchie, comme ici autour de Clermont-Ferrand, les communes appartenant aux catégories les plus pauvres deviennent très nombreuses.

Cette géographie des richesses est connue depuis longtemps. On lui prête aujourd'hui une attention médiatique et politique renouvelée en raison du lien que Christophe Guilluy établit entre cette France périphérique, populaire, et le vote en faveur du Front national.

Il s'exprime notamment en ces termes dans un entretien accordé à Jean-Laurent Cassely, journaliste au magazine Slate en 2015 : « Aujourd'hui, le vote Front national émerge précisément sur ces territoires de la France périphérique, avec des bastions qui sont toujours le Nord, l'Est, le pourtour méditerranéen, mais on voit bien, quand on zoome sur des régions et des départements, que la logique est exactement la même à chaque fois : c'est-à-dire que la dynamique FN part des petites villes, des zones rurales, des villes moyennes, et en tout cas à chaque fois des zones économiques les moins actives, qui créent le moins d'emplois. Ce sont les territoires qui sont les plus éloignés des grandes métropoles, des grandes villes actives. »

Christophe Guilluy a certes raison d'établir un lien entre cette nouvelle géographie et le vote Front national, qui émane pour une large part des catégories populaires habitant loin des métropoles. La réalité est toutefois plus complexe.

Peut-on considérer que cette France populaire, localisée dans la France périphérique, est quasi définitivement acquise au Front national ? La colère qui s'exprime au travers du vote FN doit-elle être comprise avant tout dans sa dimension identitaire, comme l'estime le Front national ? Christophe Guilluy, qui se revendique de la gauche populaire, répond par l'affirmative à ces deux questions ; je leur apporte, pour ma part, une réponse négative.

Ne nous y trompons pas : le débat, ici, n'est pas seulement académique, il s'agit aussi d'un débat réellement politique, avec un enjeu performatif. En effet, avec le débat actuel sur la France périphérique, nous sommes en train non pas de décrire une réalité, mais de la créer en même temps que nous l'énonçons. Christophe Guilluy, et ceux qui reprennent ses propos, construisent une image particulière de la France périphérique, une image discutable.

Il me semble très important, tout d'abord, d'établir une distinction entre la France périurbaine et la France périphérique. Une confusion règne en effet entre ces deux notions qu'il faut pourtant distinguer. L'espace périurbain est en large part sous l'influence des métropoles et fait donc partie de la France des métropoles. Or, c'est un point intéressant que je n'ai pas le temps de développer et qui est une première pierre dans le jardin de Christophe Guilluy, c'est précisément dans le lointain périurbain que les catégories populaires votent le plus en faveur du Front national. Si l'on dissocie le périurbain et la France périphérique, comme le fait d'ailleurs Christophe Guilluy dans son dernier ouvrage, Le crépuscule de la France d'en haut, le survote Front national dans les catégories populaires marque plus le périurbain des grandes métropoles que le coeur de la France périphérique.

Mais restons-en à la France périphérique et revenons dans les environs de Clermont-Ferrand, une zone qui comprend de nombreuses communes parmi les plus pauvres. J'ai choisi de porter attention à cette zone car une carte établie par Hervé Le Bras sur le pourcentage des votes en faveur de Marine Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle de 2012 montre que cette France très populaire ne vote pas particulièrement Front national. Je prendrai plus précisément l'exemple de La Bourboule, station thermale réputée pour ses cures à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, mais qui n'a pas vraiment réussi à conserver son attractivité. Cette commune se caractérise par un fort vieillissement et un déclin démographique prononcé puisque la population y a diminué de 1,5 % par an entre 2008 et 2013. Nombreuses sont les maisons en vente, dont certaines sont même abandonnées. Pourtant, Marine Le Pen y a recueilli 13,6 % des voix au premier tour de l'élection présidentielle de 2012, contre 17,9 % en moyenne sur le territoire national. Cet écart est remarquable compte tenu, notamment, de la sociologie qui prédispose au vote Front national. Pourquoi ne parle-t-on pas de cette partie de la France, qui répond, tout autant que le Nord-Est ou le Sud, aux critères de la France périphérique ?

Autre exemple, la commune de Saillans, dans la Drôme, petite ville de 1 200 habitants appartenant elle aussi à la France périphérique. Le revenu médian par unité de consommation y est de 17 500 euros, comme à La Bourboule, et le taux de chômage de 13,4 %, contre 15 % à La Bourboule. Le vieillissement de la population est marqué, avec 33 % de plus de soixante ans, contre 28 % à La Bourboule, mais la population a enregistré une croissance annuelle de 2,9 % entre 2008 et 2013. De surcroît, la commune se situe dans une région dynamique, qui innove, notamment autour de l'agriculture biologique et de l'économie sociale et solidaire, avec le projet Biovallée. Saillans est aussi connue pour être un laboratoire de démocratie participative radicale qui attire l'attention des médias, des politiques et des chercheurs en science politique. Les résultats en faveur de Marine Le Pen ont été, là aussi, très bas en 2012, avec 12,8 % des voix. Il faut en outre souligner le faible taux d'abstention et le très bon score de Jean-Luc Mélenchon, lequel a recueilli 21,1 % des voix, soit le double de la moyenne nationale.

Quand on parle de la France périphérique, n'oublions donc pas non plus qu'il existe des dynamiques locales, qui peuvent permettent un développement économique sans être nécessairement sous perfusion des métropoles. Disant cela, je jette une pierre dans le jardin de Laurent Davezies... Les difficultés ne conduisent pas non plus inéluctablement à un vote Front national, comme le montre l'exemple de La Bourboule. Et il peut exister, comme à Saillans, des projets politiques fortement ancrés à gauche, portés par des milieux populaires et parfaitement « bobos-compatibles ». Pourquoi Christophe Guilluy, qui se revendique pourtant de la gauche populaire, n'y prête-t-il pas attention ?

M. Yves Dauge, ancien sénateur-maire de Chinon, urbaniste, conseiller auprès du centre du patrimoine à l'Unesco. - Merci de cette présentation. L'absence de services, d'emplois, de lieux culturels n'est-elle pas un facteur de désespérance ? Il importe pour la surmonter de construire un projet urbain, de proposer une vision d'avenir.

Je cède le micro à Annie Fourcaut.

Mme Annie Fourcaut, professeur d'histoire contemporaine, Université Paris I Panthéon-Sorbonne. - En 1998, j'avais beaucoup appris en participant à la commission dirigée par Jean-Pierre Sueur sur la politique de la ville, et c'est pourquoi j'ai accepté immédiatement d'être présente aujourd'hui. Je suis spécialiste d'histoire urbaine contemporaine.

Mon intervention, à partir du cas de Paris et de ses banlieues examinées dans une moyenne durée qui s'étend de la fin de l'Ancien Régime à nos jours, vise à dégager quelques idées simples sur la singularité des périphéries dont nous discutons ce matin. Ces généralités sont sans doute valables pour à peu près toutes les villes européennes.

Un PowerPoint est projeté.

Première idée simple : la non-ville d'aujourd'hui est la ville de demain. La ville d'Ancien Régime absorbait déjà les faubourgs : ainsi, à Paris, les espaces situés en dehors de la muraille de Charles V, sur la rive droite, et de l'enceinte de Philippe Auguste, sur la rive gauche, ont été peu à peu intégrés dans la ville.

De même, en 1859, Napoléon III annexe à Paris, par décret, les communes, dites de la « petite banlieue » - La Chapelle, Belleville, La Villette -, situées entre le mur des Fermiers généraux et l'enceinte de Thiers, construite pendant la monarchie de Juillet. Dès lors, Paris compte vingt arrondissements. En d'autres termes, le pouvoir fabrique de la ville par une décision administrative qui entérine les mutations économiques, notamment le développement de l'industrie, qu'avait connues cette petite banlieue. Une célèbre caricature de Daumier montre ce changement brutal de statut par lequel les ruraux des villages limitrophes, qui travaillent dans les champs en sabot et sont coiffés d'un bonnet de coton, deviennent des Parisiens.

En 1965, le Schéma directeur d'aménagement et d'urbanisme de la région de Paris (SDAURP) de Paul Delouvrier constitue un exemple de villes créées par une décision politique, cette fois-ci dans une vision prospective, car le Schéma anticipe largement sur le développement urbain de la capitale. La création, en 2014, de la métropole du Grand Paris est l'exemple le plus récent de cette course entre décisions législatives et évolutions de l'espace vécu par les citadins.

Deuxième idée : les paysages périphériques sont un vaste bric-à-brac, mélange hétéroclite d'initiatives privées et d'application des politiques publiques. L'industrie s'y installe car les contraintes réglementaires et fiscales y sont moins fortes que dans le centre des villes et le foncier s'y révèle plus disponible et moins cher. Dans l'entre-deux guerres, des lotissements pavillonnaires défectueux sont le produit de contrats privés entre lotisseurs, qui vendent les terrains sans aménagement, et mal-lotis, qui les achètent pour y construire une bicoque. Ces espaces pavillonnaires sont régulés a posteriori par les lois Sarraut et Loucheur de 1928. Après la Seconde Guerre mondiale, l'État tente de résoudre à la fois la crise du logement et d'aménager les banlieues avec la construction de grands ensembles. À Sarcelles, par exemple, la société centrale immobilière de la Caisse des dépôts et consignations (Scic) érige en plein champ une ville nouvelle. Aujourd'hui, l'heure semble être de nouveau à l'initiative privée : l'étalement périurbain en est le symbole. Le pouvoir de contrôle s'exerce de façon beaucoup plus vigilante sur la ville-centre, où l'on ne peut pas construire n'importe quoi, tandis que dans les périphéries se développent l'habitat informel ou clandestin, les bidonvilles, les lotissements défectueux, dans des combinaisons variables entre initiative privée et application plus ou moins volontariste des politiques publiques.

Troisième idée : la périphérie est le lieu d'émergence de crises et de problèmes sociaux inédits. Elle sert aussi de banc d'essai aux politiques publiques nouvelles. Ainsi, dans l'entre-deux guerres, l'enjeu était de répondre à l'aspiration des classes populaires urbaines qui souhaitaient devenir propriétaires de leur pavillon. La loi Loucheur apporte une réponse au désordre des banlieues en permettant aux ménages populaires d'emprunter à taux réduit à la Caisse des dépôts et consignations afin de faire construire une maison décente. Dans les années soixante et soixante-dix, les grands ensembles sont au coeur de la réflexion : comment y recréer une vie urbaine et éviter la « sarcellite » ? Comment « faire ville » ? De nombreux colloques sont consacrés à ce sujet dès l'origine. En 1960, un colloque à l'Unesco mobilise architectes et technocrates sur le thème « Réussir les grands ensembles ». À partir des années quatre-vingt, la désindustrialisation et son corollaire, le chômage, la dégradation des grands ensembles, la mutation des populations qui y sont logées, l'apparition de la drogue dans les cités, l'effondrement du socialisme et du communisme municipal ouvrent une période de difficultés, dont témoignent les émeutes urbaines à partir de 1981. La politique de la ville, que Jean-Pierre Sueur connaît bien, a été conçue en réponse à ces interrogations nouvelles. En 2003, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) est créée avec pour mission de rénover les cités en difficulté, en détruisant et reconstruisant, en sécurisant les immeubles et en déplaçant les populations logées. Les banlieues concentrent l'apparition des problèmes sociaux inédits ; ainsi, aujourd'hui, on recense des zones de non-droit que constituent certaines cités de logement social ou certaines copropriétés dégradées, où se concentrent délinquance, trafic de drogue et radicalisation islamiste.

Je formulerai une dernière remarque, à propos des ségrégations socio-spatiales. Dans la ville préindustrielle, riches et pauvres se côtoient dans le grouillement de la ville dense, mais les quartiers aristocratiques se distinguent évidemment de ceux des Misérables. Lors de l'insurrection de juin 1848, véritable affrontement de classes entre les ouvriers des ateliers nationaux qui venaient d'être fermés et la garde nationale, les barricades, strictement localisées dans l'est parisien, au coeur du faubourg Saint-Antoine, dessinent les frontières du Paris populaire. Ces distinctions bougent sans disparaître : en 2002, les logements sociaux sont très concentrés à Paris dans l'Est et le Nord-Est. Le faubourg Saint-Antoine s'est boboïsé, tandis que certains arrondissements, comme le XVIe, ne comptent presque aucun logement social. Enfin, si l'on examine la répartition entre les riches et les pauvres à l'échelle de la petite couronne, en prenant pour base de comparaison le revenu annuel médian par habitant, on constate que l'Est et le Nord-Est, c'est-à-dire à la fois les XVIIIe et XIXe arrondissements ainsi que le coeur du 93, ont une part de population vivant sous le revenu médian beaucoup plus forte. Ainsi, de l'Ancien Régime à nos jours, les ségrégations urbaines se modifient et perdurent, mais la ville fragmentée et étalée du XXIe siècle accroît les inégalités que masquaient les proximités de la ville dense.

M. Yves Dauge, ancien sénateur-maire de Chinon, urbaniste, conseiller auprès du centre du patrimoine à l'Unesco. - La parole est à Jean-Louis Subileau.

M. Jean-Louis Subileau, urbaniste-aménageur. - « La forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel » écrivait Baudelaire, non sans nostalgie. Les phénomènes urbains doivent être appréhendés de manière historique. Aujourd'hui, le changement social s'accélère et évolue plus vite que la forme urbaine. Il est frappant de constater que le faubourg Saint-Antoine, au coeur des barricades de juin 1848, est devenu un foyer de la « classe créative » parisienne et que la génération du numérique, du zapping et du virtuel se plaît à vivre dans un cadre rétro et pittoresque, en chassant les classes populaires du centre de Paris, en toute bonne conscience ! La mutation est si rapide que la fracture sociogéographique aboutit à une « séparation » des mondes sociaux.

Le phénomène urbain, en soi, n'est ni un atout ni un obstacle au développement futur. Julien Gracq rêvait, en parlant de Nantes, d'une ville « qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil [...] sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères ». C'est l'imaginaire de la ville traditionnelle, au regard duquel l'expansion urbaine fait figure de dégénérescence. À l'inverse, le géographe Jacques Lévy, à l'opposé de Christophe Guilluy, fait l'apologie de la métropole comme forme heureuse d'une mondialisation prometteuse. Il faut donc tenir compte de l'histoire et de l'échelle.

Les différences s'accentuent entre Paris, les métropoles régionales et les autres villes. Tous les critères convergent dans les territoires : emploi des cadres, potentiel de développement, croissance, qualité du cadre de vie, de la formation et des équipements, offre de mobilités, etc. Les écarts se creusent avec le reste du pays. C'est un défi que nous devons relever. J'ai commencé ma carrière à l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur). Nous plaidions, face aux villes nouvelles, pour une ville dense, complexe, multifonctionnelle, mixte, avec un réseau maillé de transports publics. Depuis quarante ans, force est de constater que le contexte est mieux pris en compte dans les opérations d'urbanisme. L'heure n'est plus aux grands gestes architecturaux. Les politiques urbaines intègrent davantage la dimension des territoires, les exigences du développement durable, la mise en valeur de la nature dans la ville. Il importe en effet de toujours placer la ville avant l'architecture. Les progrès sont considérables à cet égard, mais il est vrai qu'ils concernent principalement les grandes villes et les coeurs des métropoles. Alors que le changement social s'accélère et que les inégalités se creusent, la capacité d'initiative des pouvoirs publics faiblit. Les caisses des collectivités territoriales et de l'État sont vides. Les collectivités font de plus en plus appel au privé. Or, les partenariats public-privé en matière d'aménagement supposent, en amont, un travail considérable de définition des cahiers des charges si l'on veut préserver notre modèle urbain. Pour cela, l'ingénierie des collectivités doit être renforcée.

Afin de mieux illustrer mon propos en faveur d'une politique d'équité territoriale, je vais rapidement évoquer deux exemples : le bassin minier et Plaine Commune.

Le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, qui regroupe 1,2 million d'habitants, compte 543 cités minières, est un cas emblématique de résilience. Le Gouvernement m'a confié une mission à ce sujet ; je remettrai mon rapport dans les prochains jours. Les mines ont fermé. Le bassin a obtenu le label Unesco, ce qui est une marque de reconnaissance cruciale. Dans les zones urbaines en difficulté, retrouver l'estime de soi est un élément fondamental. Les cités minières n'ont pas été visées par le programme de rénovation de l'Anru car le bâti n'est pas assez dense. Pourtant, les revenus médians y sont parmi les plus faibles de France, le chômage des jeunes explose, la mobilité est très faible, beaucoup n'ayant pas de ressources suffisantes pour acheter une voiture, tandis que le réseau de transports est déficient.

En somme, il y a là une ville qui s'ignore, faute de centralité. Daniel Percheron était conscient du défi lorsqu'il a souhaité installer le Louvre à Lens. Les pouvoirs politiques sont émiettés. Les cités sont fermées sur elles-mêmes et ne communiquent pas. Les villes sont en concurrence : chacune a des projets pour développer le numérique, la culture, la ville intelligente. Un pôle métropolitain de plus de 600 000 habitants - huitième agglomération de France - vient de naître, avec la perspective de création d'une communauté urbaine autour de Lens. C'est indispensable car, faute de choix de développement cohérents et lisibles, les acteurs économiques sont attentistes et nombre d'habitants n'ont pas d'espoir en l'avenir. Il y a des initiatives, mais trop éparses. Il faudra quinze ans pour que l'implantation du Louvre entraîne des retombées significatives sur les territoires, l'« archipel noir » cédant la place à l'« archipel vert ». Il est important que les collectivités se lient, fusionnent, définissent des pôles de centralité et des projets communs. Elles ne pourront le faire seules car elles n'ont pas d'argent. L'État et la région doivent les aider. Les habitants sont impatients.

J'ai participé à l'élaboration du contrat de développement territorial de Plaine Commune, un territoire dynamique, bien placé, au nord de Paris, qui bénéficiera du Grand Paris Express. Ce territoire s'est développé grâce au redéploiement des activités depuis Paris. Il constitue le troisième pôle tertiaire d'Île-de-France. La population compte plus de cent trente nationalités et croît à un rythme élevé ; 40 % des nouveaux arrivants sont de nationalité étrangère, faute de pouvoir s'installer ailleurs. Les inégalités au sein des métropoles sont considérables. Les difficultés sont les mêmes que dans le bassin minier : chômage élevé, niveau de formation et accès aux soins insuffisants, etc. La dynamique démographique est forte dans un cas, faible dans l'autre. L'arrondissement de Lens gagne des activités mais les cadres préfèrent habiter à Lille ou à Arras. À Plaine Commune les créations d'emplois sont importantes mais profitent peu aux habitants du territoire. Ainsi, même au sein d'un territoire dynamique, il est difficile de parvenir à un développement équitable.

En conclusion, je voudrais mettre en garde contre l'emploi de notions trop simples et incantatoire : la notion de « mixité urbaine fonctionnelle » n'est pas opérante si elle n'est pas approfondie et contextualisée. L'emprise de l'habitat est nécessairement forte, il est inévitable que certains quartiers soient davantage résidentiels. L'emploi occupe peu d'espaces. Statistiquement, la mixité fonctionnelle généralisée est inatteignable. Il en va de même pour la mixité sociale, dont il faut analyser les raisons sociales profondes. Nous devons les comprendre pour mieux agir dans l'objectif de faire prévaloir l'équité républicaine. Je profite d'être au Sénat, représentant les communes de France, pour clamer haut et fort que le morcellement communal est créateur d'inégalités. Faute d'une péréquation forte entre les territoires qui la composent, la métropole du Grand Paris ne permettra pas de résoudre les difficultés. Le contrat de développement territorial de Plaine Commune prévoit la construction de 4 200 logements par an, dont 40 % de logements sociaux. À la communauté d'agglomération Grand Paris Seine Ouest, 2 200 logements par an sont prévus, dont quelque 400 sociaux. Autant dire que les inégalités vont perdurer. Nous avons besoin de structures fortes, à la bonne échelle, capables de faire des choix stratégiques courageux. C'est à ce prix que nous défendrons notre modèle urbain.

Échanges avec la salle.

M. Yves Dauge, ancien sénateur-maire de Chinon, urbaniste, conseiller auprès du centre du patrimoine à l'Unesco. - Puisqu'il ne saurait être question, dans un colloque digne de ce nom, de ne pas laisser s'exprimer le public, nous allons prendre quelques questions dans la salle.

M. Dominique Chauvin, prospectiviste. - Nul n'a évoqué l'impact que la voiture électrique aura sur l'urbanisme et l'immobilier. La voiture a modifié la physionomie des villes. Une ville comme Houston a même été dessinée en fonction de la voiture. La voiture électrique, qui suppose des infrastructures de recharge, modifiera la ville de demain.

M. François Hamet, géographe, urbaniste. - Ma question porte sur le divorce entre la ville-centre et sa périphérie. Les emplois et les centres commerciaux s'installent en périphérie. La population suit. La ville-centre s'anémie, d'autant qu'elle se ferme à la voiture. Deux entités coexistent. Par ailleurs, les indicateurs basés sur le revenu médian que vous avez présentés tiennent-ils compte de la taille des ménages ?

M. Éric Charmes, sociologue et urbaniste. - Oui. Ils sont calculés par unité de consommation.

M. Lluis Pino, programmateur des conférences pour Autonomy, le festival de la mobilité urbaine. - Outre le véhicule électrique, quel sera l'impact des véhicules autonomes sur l'emploi, la ville, le stationnement ?

M. Éric Charmes, sociologue et urbaniste. - La question de l'opposition entre la ville-centre et la périphérie doit être appréciée au cas par cas. Chaque situation est particulière. Quant à la voiture électrique, il ne faut pas surestimer son impact : il ne s'agit que d'un changement de motorisation...

M. Dominique Chauvin, prospectiviste. - Non ! Il s'agit d'une mutation, d'un nouveau modèle énergétique, économique et sociétal. Avec la voiture électrique le coût marginal de fonctionnement est nul ; dès lors, cela facilitera le désenclavement de ceux qui ne peuvent se payer l'essence aujourd'hui et pourrait être un outil politique et sociétal de lutte contre le développement du vote Front national.

M. Yves Dauge, ancien sénateur-maire de Chinon, urbaniste, conseiller auprès du centre du patrimoine à l'Unesco. - Merci à tous de vos contributions. La réflexion sur la mobilité est, en effet, centrale.

Deuxième table ronde : « Métropoles, mégalopoles, pôles urbains et réseaux de ville »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous passons à la deuxième table ronde, intitulée « Métropoles, mégalopoles, pôles urbains et réseaux de ville ». Les métropoles - ce mot fait en particulier rêver les élus locaux - sont un sujet d'actualité. La loi Maptam de janvier 2014 a créé un nouveau statut ouvert aux agglomérations de plus de 400 000 habitants. Paris, Marseille et Lyon, qui a décidé d'absorber le département, ont un statut particulier. Une liste avait été élaborée. Elle a fluctué. Rennes ayant été reconnue comme métropole, Brest a réclamé le même statut ; Nancy a suivi. Le projet de loi relatif au statut de Paris et à l'aménagement métropolitain, que nous examinons en ce moment au Sénat, propose d'octroyer ce statut aux deux capitales régionales qui ne l'ont pas, Dijon et Orléans, ainsi qu'à Saint-Étienne et Toulon. Du coup, Tours ou Clermont-Ferrand réclament le même avantage. L'attrait pour le terme est réel ; nombre de petites, moyennes et grandes agglomérations s'intitulent métropoles : Chartres métropole, Châteauroux métropole, pour ne citer qu'elles.

La loi de 1992 a créé les communautés de communes et les communautés de villes. Seules cinq communautés de villes ont vu le jour, parmi lesquelles La Rochelle, sous l'impulsion du regretté Michel Crépeau. Elles n'ont pas survécu plus de quelques années. En 1999, ont été instituées les communautés d'agglomération, avec une taxe professionnelle unique. Il a donc fallu sept ans pour comprendre que l'échec des communautés de villes était dû à l'absence d'une fiscalité économique partagée. Sans fiscalité propre, en effet, il n'y a pas de solidarité, et cela aboutit au désastre des entrées de ville. Les communautés urbaines bénéficiaient déjà d'un statut fiscal avantageux, avec une dotation globale de fonctionnement (DGF) par habitant doublée. Une gradation existe, à cet égard, entre les communautés de communes, les communautés urbaines et les communautés d'agglomération, puisque la majoration de DGF est croissante. Le passage au statut de métropole, en revanche, ne modifie pas la DGF. Simplement, la métropole peut exercer, dans le cadre d'une convention, des compétences relevant ordinairement du département ou de la région.

Notre deuxième table ronde réunit de brillants intervenants, deux élus et deux chercheurs. Fabienne Keller, sénatrice du Bas-Rhin, a été maire de Strasbourg et présidente déléguée de la Communauté urbaine de Strasbourg. Éric Piolle, maire de Grenoble, nous fait l'honneur d'être parmi nous, lui qui, dans sa ville, avec toute son équipe, promeut des chemins nouveaux. Cynthia Ghorra-Gobin est directrice de recherche au CNRS. Paul Lecroart travaille à l'Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région d'Île-de-France.

Je cède immédiatement la parole à ma collègue Fabienne Keller.

Mme Fabienne Keller, sénatrice. - Mesdames, messieurs, je suis honorée de participer à ce colloque, prolongement de l'excellent travail sur les villes du monde qu'a réalisé Jean-Pierre Sueur voilà quelques années.

Je présenterai d'abord le cas de Strasbourg, où nous avons travaillé à plusieurs échelles en nous efforçant de promouvoir une vision plus énergique que traditionnelle. J'ai choisi de démolir un immense pont autoroutier, situé au coeur de la ville : passant au-dessus d'un bassin portuaire et d'une route, il traversait la ville et créait une coupure entre son centre et les quartiers sud. Les espaces autour du port, autrefois lieu d'implantations industrielles, étaient alors constitués de terrains vagues, occupés par des gens du voyage sans autorisation ou par des prostituées. C'était une non-ville. Pourtant, comme le pont était encore en bon état, sa destruction a suscité l'incompréhension de certains citoyens et de l'opposition municipale. Nous avons choisi une reconstruction à niveau, afin d'intégrer les terrains au bord du fleuve à la ville, avec un gain de surface au bord du fleuve et un accès facilité pour les personnes handicapées. Cela a permis de relier le centre-ville au quartier difficile du Neuhof, grâce à une extension du tramway. J'ai aussi choisi de désenclaver les quartiers fragiles, tout en veillant à la sécurité des transports, afin que cette extension des transports profite à tous et structure la ville. Les habitants du Neuhof ou de Hautepierre avaient coutume de dire, quand ils se rendaient en centre-ville, « qu'ils allaient à Strasbourg », expression terrible qui témoigne d'une réalité avec laquelle il fallait rompre, car ces quartiers appartiennent à la ville. En Alsace, le réseau de trains TER est très développé, ce qui rend aisés les trajets entre les villes de la région : Molsheim, Haguenau, Sélestat, Strasbourg, etc. J'ai enfin eu l'honneur d'accueillir le TGV Est qui ouvrait la ville vers Paris, l'Allemagne ou l'Autriche, et le TGV Rhin-Rhône. Et leur nouvelle gare conçue par Jean-Marie Duthilleul et Michel Desvigne. Jusque-là, Strasbourg avait été plutôt enclavée en raison du poids de l'histoire et de l'annexion allemande, et aussi des Vosges. Le pont ferroviaire sur le Rhin détruit pendant la guerre avait été reconstruit à une voie. Il a fallu attendre 2003 pour qu'il passe à deux voies ! Désormais Strasbourg est relié directement en TGV à Bordeaux, Rennes, Lille, mais aussi Munich, Bruxelles ou Stuttgart.

Je vous donne cet exemple concret, car une ville, me semble-t-il, doit être organisée à plusieurs échelles, lesquelles sont non pas en compétition, mais complémentaires. Un TER bien organisé permet, en chaînage des transports, de faire profiter tous les habitants de la région du TGV Strasbourg-Paris ou Strasbourg-Lille. Cette complémentarité, il faut l'organiser, ce qui demande beaucoup de travail.

Je défends l'idée selon laquelle il est possible, notamment au travers du transport, de structurer la hiérarchie des territoires, de les relier entre eux pour éviter le sentiment d'abandon. Ainsi, nous permettons à ceux qui habitent au pied des Vosges, par exemple, de profiter d'un petit transport à la demande organisé par une communauté de communes, de reprendre le TER et d'accéder aux activités culturelles de la ville-centre. Cela a été dit très clairement tout à l'heure, on ne peut pas offrir tous les services partout, mais on peut rendre possible cet accès. Structurer les transports, c'est favoriser l'organisation des territoires. Voilà une idée à laquelle nous sommes tellement habitués dans nos villes européennes que nous finissons par l'oublier. C'est le regard sur les villes des pays du Sud qui nous invite à rappeler ces évidences.

Comme l'a démontré magnifiquement Jean-Pierre Sueur dans son rapport, les mégalopoles du monde sont étalées, déstructurées. La démographie est une science quasi exacte et tous les chiffres qui figurent dans le rapport sont à peu près certains. J'ai eu l'occasion de faire un travail, d'une part, sur les gares, leur fonction de pôle de centralité et l'organisation afférente, d'autre part, sur les maladies infectieuses. Ce qui m'amène, au risque de vous surprendre, à évoquer Ebola. Si Ebola a failli être une catastrophe mondiale, c'est parce que la maladie, au lieu de rester dans la jungle et de tuer de manière isolée quelques centaines de personnes, a rejoint la ville. Et elle a rejoint une ville déstructurée, une ville qui n'avait ni réseau d'assainissement ni réseau de soins. La maladie s'est propagée avant que le dispositif de santé ne soit alerté.

Il est donc urgent, pour les habitants des pays du Sud, mais aussi pour la sécurité de la planète entière, d'organiser les villes. Moi qui suis très « fan » du transport, je pense qu'il peut être un point majeur. En effet, l'organisation des déplacements rend plus facile celle des autres réseaux. Si votre ville est un tant soit peu dense, structurée, alors, les réseaux d'assainissement sont moins coûteux, les réseaux scolaires s'organisent. Et l'on peut faire de l'éducation une priorité. Songeons aux pays d'Afrique où les enfants marchent si longtemps qu'il ne leur reste que l'équivalent d'une demi-journée, non une journée complète, à consacrer à l'apprentissage scolaire.

En continuant à travailler sur ces améliorations, le modèle européen et le modèle français peuvent, sinon servir d'exemples, du moins de références, d'autant plus utiles qu'ils seront adaptés aux réalités de chaque ville du monde.

Dans le cadre de la commission des finances, où j'ai en charge l'aide Nord-Sud, j'ai audité les transports publics urbains de Tunis, de Rabat et de Casablanca. Que les spécialistes du transport urbain me prêtent une oreille attentive : dans ces villes, les transports urbains atteignent presque l'équilibre d'exploitation. La situation est très différente de ce que nous vivons chez nous où nous avons le sentiment qu'une bonne organisation du transport public passe nécessairement par l'octroi de moyens financiers.

Nos transports urbains sont, en effet, déficitaires à hauteur environ de 60 % à 65 %. Ils sont financés, entre autres, par le versement transport (VT). Une situation qui donnerait à penser qu'il est impossible de décliner une telle organisation dans les pays du Sud. Je pense le contraire, car la mécanique est assez simple. Les charges salariales sont beaucoup plus basses dans ces pays et peu de gens y sont équipés en transport individuel. Le ticket de transport peut donc être plus largement financé.

Je plaide pour que nous soyons fiers de nos modèles et de nos réflexions. Il s'agit non de vouloir les imposer, mais de les proposer comme autant de repères qui évitent de partir de zéro et permettent d'engager une stratégie volontariste d'organisation et d'encouragement à l'organisation des villes du Sud. Je pense à ces futures mégalopoles, à ces villes pauvres, dont tous les habitants ne pourront pas avoir accès à l'éducation, où les questions de santé deviendront absolument criantes faute de moyens pour organiser les réseaux, physiquement et en termes de moyens. Tel peut être l'apport du travail de notre rapporteur, enrichi de toute l'expérience accumulée. Il nous faut continuer à réfléchir sur nos propres réalités et encourager à porter cette vision dans le monde.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Merci beaucoup, chère Fabienne. Je donne maintenant la parole à Éric Piolle.

M. Éric Piolle, maire de Grenoble. - Bonjour à tous et merci, cher Jean-Pierre Sueur, de ce colloque et de cette invitation. Il est intéressant de venir réfléchir à la ville. L'on a d'ailleurs vu le décalage qui existe entre la perception de la ville, ne serait-ce qu'en termes de taille, selon que l'on est en France ou ailleurs dans le monde. Cette seule réflexion est intéressante.

Chacun porte en soi une notion d'urbanité toute particulière, même au sein de la France. En effet, je ne suis pas sûr que ceux qui vivent sous l'influence de Grenoble, dont le lieu d'habitation est distant de quarante kilomètres, se considèrent comme des urbains, catégorie dans laquelle les rangent pourtant les statistiques.

Si l'on parle autant de Grenoble, c'est à la fois pour ce qui s'y fait et pour la singularité de ce que nous sommes. La visibilité de ce que nous faisons, nous la devons, au-delà de notre singularité, au fait que c'est à Grenoble qu'un rassemblement citoyen de gauche et écologiste a pris, pour la première fois, en 2014, les rênes d'une grande ville. En pratique, s'il se passe beaucoup de choses dans de nombreux territoires, la lumière va là où est la singularité.

Pour évoquer les problématiques de la métropole grenobloise et ce qui s'y passe, je choisirai d'insister sur le verre à moitié plein plutôt que sur le verre à moitié vide.

En termes de densité, Grenoble est la troisième ville de France, après Paris et Lyon, et les villes agglomérées autour de ces deux métropoles. Nous avons pour caractéristique très particulière de compter plus de 9 000 habitants au kilomètre carré. À titre indicatif, Lille doit être un peu au-dessous de 8 000 habitants au kilomètre carré, mais la densité de l'habitat à Grenoble est le double de celle de Bordeaux, Toulouse ou encore Montpellier.

Sur les quatorze métropoles, celle de Grenoble est la seule à avoir vécu un double saut. En effet, en 2014, alors même que nous étions l'une des communautés d'agglomération les moins intégrées de France, avec le plus faible budget de fonctionnement - 500 euros par habitant, ce qui nous situait tout en bas du spectre de l'intégration -, nous avons vécu un élargissement massif, qui nous a fait passer de vingt-huit à quarante-neuf communes. L'un des effets de cet élargissement, c'est la réintégration dans la métropole d'une partie de la ségrégation sociale. Je m'amusais tout à l'heure de voir que la carte d'Éric Charmes montrait qu'un certain nombre de villes de la couronne grenobloise était parmi les plus riches de France. Une partie d'entre elles a intégré la métropole. On vient donc refaire du commun là où certains se sont positionnés en dehors, profitant de la ville et de la polarité de la ville-centre, tout en vivant dans des îlots où la qualité de vie est différente.

C'est dire que Grenoble présente une caractéristique forte en termes de non-intégration, de densité et d'emplois supérieurs, notamment créatifs ; le saut des quarante dernières années nous a propulsés, dans ce domaine, à la deuxième place après Paris. Cela ne doit pas faire oublier, en revanche, une structuration classique en termes de taux de pauvreté, qui se situe à 17 %-18 %. Sans atteindre les niveaux des villes en difficulté, où ce taux dépasse 25 %, on relève à Grenoble une part classique, statistiquement non différenciée, de personnes en difficulté, de personnes peu diplômées. Pareille disparité mérite que nous y réfléchissions.

Quand je parlais de verre à moitié vide, cela renvoie, à mon sens, au sein des métropoles, à un point majeur qui devrait, je l'espère, occuper le Parlement : je veux évidemment parler du mode de scrutin. Après la Cop21, l'approche de la ville et les missions qui lui sont confiées ont changé. Les collectivités locales sont désormais perçues comme des vecteurs de la transition : c'est à leur niveau que celle-ci peut s'inventer parce qu'elles sont moins exposées que l'État aux lobbies.

Et puis, à l'échelon local, les gens se côtoient, se connaissent, se mélangent. Il est donc plus facile de se débarrasser des étiquettes et de substituer la construction de projets à la poursuite de combat entre camps politiques. En effet, ceux qui interviennent sont des acteurs économiques, associatifs, citoyens, qui se mélangent et produisent du commun. Toutefois, au moment où la France affirme le fait métropolitain, elle donne deux signes terribles, d'où naît un paradoxe : le premier, c'est la réduction du contrôle démocratique puisque l'on fait remonter des compétences des communes vers ces métropoles ; le second, c'est que l'on fait descendre des compétences du département vers ces mêmes métropoles. Dans les deux cas, l'on vient donner des responsabilités à une instance qui n'est pas élue directement sur un projet.

Notre majorité métropolitaine s'est constituée au lendemain du second tour des élections municipales et s'est assise autour de la table pour écrire les grandes bases de notre projet de mandat. Nous avons donc conclu, à Grenoble, un accord de mandature entre les élections municipales, le 30 mars 2014, et l'élection du président de la métropole, le 21 avril. Cet accord, qui intervient après coup, n'est pas soumis à la démocratie. Pour moi, c'est un premier paradoxe majeur de soutenir, d'une part, que la démocratie locale est fondamentale et porte en germe une capacité de transition, d'autre part, de soutirer au contrôle démocratique cette force. La discussion, qui était censée avoir lieu en 2017, est repoussée aux calendes grecques. Lyon sera la seule métropole à avoir, en 2020, un mode de scrutin démocratique, lequel scrutin donnera une légitimité au débat de projets sur la métropole, qui fera l'objet d'un contrôle citoyen et d'un nécessaire bilan de mandat auprès de la population.

Le deuxième paradoxe concerne évidemment les enjeux budgétaires. En effet, au moment où l'on fait des collectivités locales des facteurs de transition, celles-ci se voient infliger une baisse des dotations - les rapports se suivent et se ressemblent ! - qui vient peser lourdement sur les investissements et sur les services publics locaux. Outre ce carcan de la baisse des dotations, qui n'incite pas à agir, je veux souligner un dysfonctionnement qui pourrait être un message pour le Parlement, car nos investissements continuent de mélanger tout et n'importe quoi.

Je m'explique : un nouveau boulodrome couvert est classé en investissement, comme l'est une subvention d'investissement à une entreprise privée, même si l'on peut se demander ce qu'on a dans les mains. En effet, la notion d'investissement signifie normalement qu'on doit avoir quelque chose dans les mains. Là, il s'agit d'une subvention à un boulodrome qui est classée au même titre que l'aide à une école. Or une école va susciter des dépenses de fonctionnement, mais elle a également une utilité sociale. Quant aux investissements de transition qui y seront réalisés, ils sont généralement liés aux économies d'énergie et ils ont un retour financier. Donc, nous mélangeons le boulodrome couvert et les travaux de rénovation qui ont un retour financier potentiel, même s'il est long, même s'il faut attendre vingt ans, trente ans, parfois un peu plus. Finalement, nous bridons cela, avec des conséquences majeures sur l'emploi. Nous gagnerions fortement à séparer, dans la loi, ce qu'il faudrait appeler les investissements - qu'on ne peut pas appeler les investissements d'avenir puisque le nom est déjà pris - qui ont un retour financier et un retour environnemental.

Nous avons des entreprises qui gagnent en compétences, qui sont disponibles. Nous avons des projets, nous avons aussi une mobilisation citoyenne, une attente, évidemment environnementale. Et pourtant, tout cela est bloqué dans ce carcan. J'essaierai de porter, dans le débat présidentiel, l'idée que nous gagnerions à faire figurer dans une comptabilité à part les investissements « vertueux » qui ont un retour financier. Cela a été fait au Royaume-Uni en 2008, au moment où il vivait plus brutalement que nous la baisse des budgets publics. Les Britanniques ont changé la loi et la comptabilité publique pour permettre une inscription séparée des investissements qui ont un retour. En général, le retour financier va de pair avec le retour environnemental, qui est une chance, une opportunité pour notre avenir.

J'en viens aux enjeux de philosophie politique autour de la ville et aux enjeux de mise en oeuvre concrète. La ville m'apparaît comme un lieu approprié pour inventer du nouveau, du commun, car ce lieu est très adapté à la forme de sociabilité actuelle, composée de l'individu, de l'individualité, de la singularité, de l'égalité, de l'altérité.

Parce qu'elle porte cet anonymat, cette culture de projets et de conflits d'usages, la ville permet finalement cela. C'est ce que l'on retrouve dans un monde qui sort d'une logique verticale, d'une logique de planification, d'une logique jacobine pour aller vers une logique d'acteur de réseaux, de fédération et de régulation. Comme la ville répond à cet enjeu, la société civile se met, de ce fait, en mouvement, transformant beaucoup plus vite la ville que ne peut le faire directement l'action publique, même si elle est structurante.

Ce que je dis de l'action publique se traduit par la multiplicité des projets qui phosphorent partout : monnaie locale, agriculture urbaine, ressourceries, économie circulaire. À Grenoble, nous avons mis à disposition des terrains, des formations, des équipes. Chaque année, un verger nouveau géré par les habitants se lance et les surfaces des jardins partagés ont triplé. Tout cela se met en oeuvre et en actes.

Je veux également évoquer les budgets participatifs ; nous en sommes à la deuxième édition. Le taux de participation, extrêmement important, montre l'existence de projets d'aménagement, d'embellissement et de saisie de la ville par les habitants. Ceux-ci se réapproprient un espace public qui a été pensé, dans les années cinquante et soixante, comme un circuit automobile. Il faut maintenant regagner de la qualité de vie.

Pour ce faire, la métropole est un bon outil. Les enjeux environnementaux, économiques et sociaux viennent croiser des compétences centrales pour le quotidien des habitants et leurs dépenses contraintes dont les trois premiers postes sont la mobilité, le logement, l'alimentation. Sur ces trois champs d'action, la métropole peut agir.

Je citerai, à Grenoble, en 2016, au titre de la « métropole apaisée », le passage de la vitesse de base des véhicules automobiles à trente kilomètres à l'heure pour quarante-trois communes sur les quarante-neuf que compte l'agglomération. C'était une demande forte autour des centres-bourgs pour l'agrément du commerce, pour protéger les écoles et les espaces où se déplacent des personnes âgées. Loin d'être neutre, cette réduction de vitesse divise par neuf le risque de décès en cas de collision. Puisque la distance de freinage est divisée par deux, cela change le rapport aux piétons, aux cyclistes et aux transports en commun.

Cela bouge dans ce domaine, cela bouge dans l'élargissement des centres villes piétonniers sous la forme d'une sorte de troisième révolution urbaine. On va se réapproprier l'espace public, repenser la place de la voiture, son stationnement et sa circulation.

Les commentaires entendus tout à l'heure sur la voiture électrique sont intéressants, mais il convient, à mon sens, d'aborder le sujet de façon globale. Questionnons le besoin de déplacement sous l'angle de la qualité de vie. Demandons-nous si mieux vaut faire nos courses dans une grande surface, un samedi après-midi, après avoir supporté les bouchons ou bien nous rendre dans les commerces de proximité. Il me semble percevoir une aspiration à retrouver du sens à l'acte d'achat.

Il importe de regarder le report modal, la question des transports en commun, du vélo, de la marche à pied. Le taux de possession des véhicules évolue grandement avec l'autopartage. À Grenoble, nous sommes déjà descendus quinze points au-dessous de la moyenne nationale en termes de possession de véhicules : 65 % des ménages possèdent une voiture. Encore faut-il préciser que ce taux remonte déjà à quatre ans, il doit donc être moindre maintenant. Nous n'avons pas encore atteint le niveau de Paris, mais on le voit, il y a une tendance lourde et de fond.

Il faut également regarder la question des motorisations et des tailles de véhicules, à la fois penser à l'énergie qui fait tourner le véhicule et au poids transporté par rapport à celui de la « bestiole » qui le transporte ! Nous avons choisi une approche globale. Elle passe aussi par d'autres réalisations concrètes. Je citerai celle que nous avons lancée cette année, un centre de distribution urbaine qui fait travailler des acteurs locaux, des petites entreprises de distribution à vélo, et sollicite La Poste comme partenaire structurant. Ce centre de distribution urbaine collecte l'ensemble des marchandises pour les mutualiser dans le dernier kilomètre, limiter le nombre de camions, faciliter le passage en véhicules sans énergie fossile ni émission et venir créer du lien entre les usagers de ces livraisons plutôt que de livrer un seul colis à chaque fois.

Centre de distribution urbaine, réappropriation de l'espace public, élargissement du centre piéton, mais aussi triplement de la part modale du vélo dans les déplacements. Le nombre de vélos en libre-service, loués sur la longue durée, a déjà presque doublé en l'espace de deux ans, passant de 4 000 à 7 000. Nous assistons à une explosion de cette pratique, avec la nécessité d'infrastructures afférentes, en termes de garage sécurisé ou de réseau express.

Une autre dimension assez structurante fédère nombre des actions que nous mettons en oeuvre. Elle s'articule autour de la santé, un sujet qui intéresse beaucoup les gens, notamment sur le plan de la mobilité. Nous annoncions, mercredi dernier, que nous serions la première collectivité à utiliser les certificats qualité de l'air pour édicter les mesures d'incitation ou de restriction de la circulation automobile lors des pics de pollution. Les jours de pics de pollution, les transports en commun seront ainsi gratuits et la circulation restreinte quand les pics se prolongeront.

Autre volet de notre action, l'alimentation. Dans les cantines scolaires de la ville, la nourriture fournie est à 50 % biologique et locale. Nous nous sommes assigné l'objectif d'atteindre 100 % ; non pas que nous pensions y parvenir, tant la difficulté est grande. Nous voulons définir un horizon de travail avec les territoires voisins et avec les maraîchers désireux de s'installer. Nous voulons les affranchir de la crainte de se demander s'ils vont arriver trop tôt sur le marché, au risque de mourir avant d'avoir trouvé des clients.

Nous travaillons avec les restaurants inter-entreprises qui livrent dix mille repas sur la commune de Grenoble. Cela permet de structurer les lots, le marché, de créer un horizon. Nous suivons cette approche de la santé, extrêmement fédérative, en soutenant des fonds de conversion de production de chaleur vers des appareils efficaces qui fonctionnent au bois. À cette fin a été mise en place une prime « air-bois ».

Croiser ces trois dimensions de la mobilité, de l'alimentation et de la santé permet de fédérer autour de l'énergie et du bien commun. Fabienne Keller l'a rappelé, dans l'espace de la ville, il est nécessaire de gérer des réseaux, qu'ils soient d'eau, de déchets, d'assainissement et d'énergie.

À Grenoble, nous avons la chance d'avoir, dans le giron public, une eau qui est l'une des rares - sinon la seule ! - des eaux de grande ville pure et non traitée. Les investissements sont importants, le prix de l'eau très bas. De plus, cette année, nous avons instauré une tarification sociale. Nous offrons aux personnes pour lesquelles le prix de l'eau représente un pourcentage élevé de leurs revenus la gratuité des premiers mètres cubes. Nous avons travaillé avec les caisses d'allocations familiales pour mettre en oeuvre cette mesure et proposer un dispositif pérenne.

Nous avons aussi la chance d'avoir ces entreprises locales de distribution, de réseaux de chaleur, de gaz et d'électricité avec lesquelles nous avons créé un pôle public de l'énergie, continuant ainsi à avancer vers le bien commun, tout en intégrant les citoyens à sa gestion.

En effet, des comités d'usagers interrogent les modalités de fixation des tarifs de chauffage urbain et les investissements sur l'eau, demandant si ces derniers sont assez importants. Ils viennent se saisir de ces sujets et obtiennent, dès que c'est possible, des voix délibératives au sein des conseils d'administration. Ils deviennent experts du bien public et évitent le développement d'une technocratie, qui, pour avoir ses richesses, peut toujours connaître des dérives. Le contrôle et l'implication donnent du sens et une vision à long terme.

La métropole est un outil assez extraordinaire si l'on se donne la peine de ne pas la couper de la démocratie et de faire en sorte de ne pas reproduire le discours que l'on peut entendre à l'échelon national, consistant à se retrancher derrière la Commission européenne pour justifier l'inertie. Si nous n'y prenons garde, la métropole connaîtra le même sort !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous allons maintenant entendre la voix des chercheurs, celle de Cynthia Ghorra-Gobin pour commencer.

Mme Cynthia Ghorra-Gobin, directrice de recherche au CNRS. Je vous remercie, monsieur le sénateur, de votre invitation. C'est un grand honneur pour moi d'être parmi vous. Je travaille sur la condition métropolitaine. Quand j'ai reçu votre invitation, je me suis d'abord dit que j'allais pouvoir vous parler de ce que j'ai écrit, voilà un an, dans l'ouvrage La Métropolisation en question, paru dans la collection « La ville en débat ».

Puis, je me suis dit que cette analyse comparatiste entre le corpus scientifique anglo-américain et français pouvait devenir insignifiante ou quelque peu caricaturale si elle était exposée en dix minutes.

J'ai donc choisi de vous parler de l'hypothèse sur laquelle je travaille, un aspect de la complexité métropolitaine, celle de l'habiter ici et ailleurs. Comment ce concept risque-t-il, à terme, de modifier nos représentations de la métropole ?

Comment l'habiter ici et ailleurs transforme-t-il le local ? Il est difficile de parler du local sans évoquer le global. Ce que je vais exposer fait partie d'un article à paraître dans la revue Urbanisme.

Au cours des quinze, voire des vingt dernières années, les chercheurs ont étudié les recompositions sociales, spatiales, économiques et culturelles des villes sous l'effet de la mondialisation et de la globalisation. Je distingue bien ces deux termes. Quand on parle de « globalisation », il faut avoir en tête qu'il s'agit d'une métamorphose du capitalisme, qui se globalise et se financiarise dans un contexte néolibéral. Tout le monde le sait, les métropoles sont des sites d'ancrage de l'économie globalisée. On a choisi le terme de « métropole » pour parler de ce territoire issu des processus de métropolisation à mettre en relation avec la mondialisation et la globalisation. On a parlé de politique d'attractivité et de rayonnement des métropoles ainsi que d'autres politiques pour répondre à cet objectif de rayonnement.

Des chercheurs ont pointé la fragilité et l'instabilité de la métropole. Certains d'entre eux ont, par exemple, mis l'accent sur les inégalités sociales et spatiales, en employant l'expression de « ville à trois vitesses ».

On a aussi parlé des contraintes environnementales et des risques « naturels » - adjectif discutable - qui quantifient la phase actuelle du changement climatique. Il est question d'introduire dans les politiques publiques les principes d'une soutenabilité sociale et environnementale.

Outre sa fragilité et son instabilité, la métropole se révèle complexe, en raison notamment de l'habiter ici et ailleurs, que l'on peut se représenter à partir de la généralisation - j'insiste sur ce terme - de l'expérience diasporique. C'est du moins l'hypothèse que j'avance.

Ce phénomène de l'habiter ici et ailleurs accompagne la révolution numérique, dont les outils permettent à tout individu de maintenir régulièrement le contact avec d'autres individus localisés ailleurs, dans d'autres métropoles ou à la campagne, par exemple. La communication avec l'ailleurs peut se dérouler à partir de l'espace domestique, telles les réunions familiales autour de Skype, mais aussi dans les espaces publics, ceux du transport et de la mobilité.

À l'heure du « local global », comme le suggère l'anthropologie, on parle beaucoup plus de l'impact de la proximité relationnelle que de la proximité spatiale, les deux notions n'étant pas synonymes. La proximité relationnelle peut se comprendre à partir de la généralisation de l'expérience diasporique.

De nombreux historiens, sociologues et géographes ont étudié le phénomène de l'expérience diasporique tout au long de l'histoire. Mais, aujourd'hui, la diaspora définit plus spécifiquement des individus d'un peuple qui ont choisi de vivre en dehors des frontières historiques de ce dernier. On parle dans nos métropoles de la diaspora chinoise ou de la diaspora malienne, par exemple. « Diaspora » fait donc référence à des individus indépendamment de leur localisation géographique. Ce qui change avec la mondialisation, c'est la capacité des migrants à maintenir quasi systématiquement, en dépit de la distance, un lien avec les individus qu'ils ont quittés. Pareil constat, on l'a déjà dit, résulte de la révolution numérique, qui met à la disposition d'un grand nombre le smartphone et l'accès à internet.

Deux romans, qui situent leur récit à deux moments historiques différents, illustrent la notion de généralisation de la diaspora et la question de l'habiter ici et ailleurs.

Le premier, Origines, de l'académicien Amin Maalouf, relate la nature des relations épistolaires entre un migrant de l'Empire ottoman installé à Cuba avant la Première Guerre mondiale et sa famille. Plusieurs pages de cet ouvrage témoignent du délai de la circulation de l'information au siècle précédent : alors que le grand-père du narrateur écrit, en novembre 1918, des paroles rassurantes à son frère, celui-ci a déjà péri, et c'est seulement en février 1919, soit sept mois après sa mort, que l'on apprend son décès dans son village natal.

Quel contraste avec le récit de Chimamanda Ngozi Adichie, qui, dans son roman Americanah, raconte le quotidien d'une émigrée nigérienne aux États-Unis. Après s'y être installée pour poursuivre des études et travailler, l'héroïne, Ifemelu, décide de revenir dans son pays d'origine. Aux États-Unis, elle s'est intégrée aisément, a réussi professionnellement. Lorsque, après plusieurs années, elle décide de rentrer, cela ne lui pose pas vraiment de problème dans la mesure où, tout au long de son séjour à l'étranger, elle a maintenu des relations avec sa famille et ses amis au Nigéria.

La lecture simultanée de ces deux ouvrages permet de saisir le contraste entre le vécu de migrants à deux périodes historiques différentes.

Le phénomène diasporique n'a rien de nouveau, il fait partie de l'histoire de l'humanité, traversée par des flux migratoires. Mais la révolution numérique explique la généralisation de ce phénomène que nous appelons l'habiter ici et ailleurs.

Aujourd'hui, avec la révolution numérique, l'habiter ici et ailleurs n'est pas uniquement le fait des migrants. En fin de compte, comme le disent les spécialistes de la mondialisation, des processus de restructuration de l'appareil productif à l'échelle mondiale ont accéléré l'innovation dans le secteur des hautes technologies et ont entraîné le déplacement de nombreuses personnes. Je pense notamment aux travaux de Pierre Weiss.

Les médias évoquent régulièrement la présence de la diaspora indienne dans la Silicon Valley en Californie. Ils ont relaté le séjour du Premier ministre indien Narendra Modi aux États-Unis, sa rencontre avec Mark Zuckerberg au siège de Facebook, sa visite des campus de Google, de Telsa, sa participation à un colloque sur les énergies renouvelables à l'université de Stanford, etc.

L'enthousiasme des médias s'explique aisément. On dénombre 240 000 Indiens dans la Silicon Valley, chiffre à peine supérieur à celui des Français à Londres. On parle non plus de migrants, mais d'expatriés. Ces expatriés maintiennent des relations avec leurs familles et leurs amis restés en Inde. Ainsi, le P-DG de Microsoft, qui est né à Hyderabad, possède une maison dans sa ville d'origine dans laquelle il se rend régulièrement avec sa famille. En outre, les expatriés indiens de la Silicon Valley se retrouvent dans le cadre de réseaux associatifs.

Ce que nous devons retenir, c'est que l'habiter ici et ailleurs ne se limite pas non plus aux expatriés travaillant dans le secteur technologique. Elle concerne tous ceux qui appartiennent aux classes créatives. Cette expression, largement utilisée à la suite de Richard Florida, présente l'intérêt de ne pas se limiter aux technologies mais d'englober les professions artistiques, les champs financier, médiatique, juridique ou la recherche.

Nombreux sont les individus appartenant à différentes professions qui, désormais, communiquent régulièrement, voire quotidiennement, avec leurs homologues travaillant dans d'autres métropoles.

Les entreprises, quant à elles, sont souvent multilocalisées - et non pas délocalisées - et il revient à leurs professionnels de construire et de renforcer les logiques de connectivité entre sites au travers de la communication.

Ce constat de la connectivité est également valable pour les chercheurs et les enseignants-chercheurs en sciences sociales. Il leur est demandé de s'internationaliser en montant des programmes de recherche incluant des collègues étrangers et en publiant des articles dans les revues anglophones, objectif qui ne se limite pas à la simple rencontre lors d'un colloque mais exige des échanges réguliers via internet, Skype et le smartphone.

Donc, l'habiter ici et ailleurs se généralise et on peut y inclure, par exemple, les étudiants étrangers qui maintiennent le lien avec leur famille ou leurs amis restés dans leur pays d'origine ou ailleurs.

On parle donc, avec l'habiter ici et ailleurs dans la métropole, des expatriés, des classes créatives, des touristes, des réfugiés, des étudiants internationaux, soit probablement un grand nombre d'entre nous. Si le smartphone est désormais considéré comme l'outil de l'universalité numérique, on peut en déduire que cette dernière généralise l'expérience locale d'un « habiter ici et ailleurs ».

L'habiter ici et ailleurs, avec la révolution numérique, transforme donc le local.

Le local a souvent été pensé, confondu avec le lieu. Il a fréquemment été représenté comme une échelle de proximité ou encore un échelon politico-administratif infranational, et il sous-entend un ancrage territorial fort. Cependant, dans un contexte façonné par la mondialisation et la globalisation, le local est de plus en plus apprécié dans sa relation au global. La « ville globale » de Saskia Sassen a, depuis vingt ans, révélé la métamorphose d'un local désormais globalisé.

D'après le Dictionnaire critique de la mondialisation, le terme « global » renvoie non seulement à un échange d'informations et de connaissances sur le mode instantané, mais il exprime aussi la capacité des individus et des acteurs à agir ensemble. Le global, c'est en quelque sorte le transnational facilité par la révolution numérique. Cela n'invalide pas le cadre national, mais le dépasse. Des liens se tissent ainsi de façon privilégiée entre territoires et lieux, une idée s'incarnant déjà dans l'image de l'archipel métropolitain mondial qui met en exergue les liens d'interdépendance entre les centres de commandement de l'économie mondiale.

Durant la période fordiste du capitalisme, le local ne conduisait pas vraiment à s'interroger, il était perçu comme une échelle géographique de proximité ou un échelon administratif. La globalisation reconfigure ce local, qui n'est plus simplement une échelle, mais se conjugue avec le global. Il se définit sur le principe de la connectivité et du relationnel et plus uniquement sur le registre de la proximité spatiale, et explique, d'une certaine manière, l'habiter ici et ailleurs.

Si les travaux sur la mobilité ont conduit sociologues et politistes à évoquer la « ville mobile », dans la mesure où l'individu fréquente différents espaces et lieux au quotidien, les anthropologues - je pense notamment à Arjun Appadurai - parlent de l'invention d'une localité fabriquée à partir de « l'ici et de l'ailleurs ».

Dans ce contexte, la circulation des flux se révèle propice à l'imaginaire, au sein duquel peut, bien entendu, figurer l'élément religieux. L'observation se justifie donc pour tous ceux qui vivent régulièrement un double ancrage dans l'ici et l'ailleurs, comme les migrants, les réfugiés, les exilés, les expatriés, les touristes, les étudiants étrangers, les classes créatives et probablement nombre d'entre nous.

En conclusion, l'habiter ici et ailleurs concerne un grand nombre d'urbains et de métropolitains, et rend compte d'un volet encore peu exploré de la complexité de la condition métropolitaine. Si cette hypothèse de l'ici et de l'ailleurs est confirmée par des travaux empiriques, elle pourra modifier nos représentations de la métropole et conduire à imaginer les conséquences de l'ici et de l'ailleurs sur les pratiques de l'aménagement urbain.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Merci, madame, de nous avoir bien montré que nous sommes de plus en plus des citoyens de plusieurs villes, sans compter la ville globale et les villes virtuelles. Cela nous ramène à la question existentielle de savoir où nous sommes, que les êtres humains se posent depuis le début de l'histoire de l'humanité.

Je donne sans transition la parole à Paul Lecroart.

M. Paul Lecroart, urbaniste, Institut d'aménagement et d'urbanisme de la région d'Île-de-France (IAURIF). Je remercie la délégation sénatoriale à la prospective de son invitation à participer à ce colloque.

Je vais évoquer les capacités qu'ont les métropoles de réinventer constamment leur futur face aux défis auxquels elles sont confrontées.

Un PowerPoint est projeté.

Je rappellerai brièvement ces défis, car ils sont très clairement indiqués dans le rapport de Jean-Pierre Sueur de 2011.

Les expériences métropolitaines dont je parlerai ensuite mériteraient au moins chacune une heure de débat. Vous voudrez donc bien me pardonner d'être très schématique dans leur trop rapide présentation.

Enfin, je conclurai par quelques éléments sur le futur des villes.

Les taux de croissance aujourd'hui extrêmement élevés de certaines villes dans le monde, notamment africaines et asiatiques, mettent en cause la capacité des autorités métropolitaines à y faire face, mais aussi celle des États, et l'on voit que certaines villes deviennent plus puissantes que les États.

Ces rythmes de croissance sont très différents entre le Nord et le Sud. Les métropoles sont confrontées à des défis qui, s'ils ne sont pas si différents dans leur nature, le sont évidemment dans leur échelle et leur rythme. Les métropoles des pays du Nord ont à faire face surtout à la gestion de l'existant. Celles du Sud sont constamment confrontées à l'accueil de nouvelles populations.

Les autorités municipales, métropolitaines et régionales sont également de plus en plus sollicitées sur les questions d'environnement, de pollution de l'air, d'écocycles - notamment sur la façon dont on peut produire de l'énergie à partir de l'assainissement et des déchets -, sur le changement climatique et la résilience, ainsi que sur les inégalités sociales, territoriales, les questions de santé et d'éducation.

Les quelques expériences que je vais évoquer maintenant montrent que le futur est déjà là, que les métropoles l'inventent.

Ainsi, Portland, ville entièrement vouée à l'origine, comme nombre de villes américaines, à l'automobile, a pris conscience à la fin des années soixante qu'il n'était plus possible de voir son centre-ville se remplir de parkings et se vider de ses populations, mais aussi de ses emplois. Elle a démoli une voie autoroutière en bord de fleuve dans les années soixante-dix. Elle fut la première ville au monde à déconstruire des infrastructures routières héritées des années quarante jusqu'aux années soixante, et à se reconstruire autour du tramway et du vélo. Pour les maires et élus municipaux ici présents, c'est chose commune ; aux États-Unis, c'est un phénomène remarquable.

Aujourd'hui, la ville de Portland développe une intensification urbaine, s'efforce de réagir aux questions d'inégalités sociales et d'accès au logement. Ce qui est intéressant, c'est la façon très visionnaire dont cela s'est fait. En 1979, vingt-quatre communes se sont regroupées pour définir un plan directeur pour 2040 à l'échelle de la métropole de Portland et fixer une limite à la croissance urbaine. Les axes des transports en commun - trains et tramways - desservent des centralités à la fois au coeur de la ville mais aussi en périphérie.

Autre exemple, Séoul, ville de 10 millions d'habitants dans une agglomération qui en regroupe 24 millions. Il a été décidé, au sein de cet énorme ensemble urbain, entièrement soumis à la croissance économique dans les années cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt, de supprimer une autoroute construite au-dessus de la rivière Cheonggye. La restauration de cette rivière permettait de reconsidérer le centre-ville, de retrouver l'histoire et la géographie qui avaient façonné la ville.

Séoul a aussi démoli une grosse infrastructure routière sur laquelle circulaient 170 000 véhicules par jour - presque l'équivalent du périphérique parisien. Aujourd'hui, 30 000 véhicules par jour traversent cet espace, devenu lieu de promenade et de référence de la ville, véritable « Champs-Élysées » de Séoul.

Les autorités locales ont pu mener à bien ce projet, parce qu'elles ont travaillé globalement sur la question de la mobilité : le réseau de bus, la régulation du stationnement, l'incitation au covoiturage, notamment par une tarification des tunnels d'accès au centre-ville, les piétons, les vélos, les autres modes de transport en commun. La réduction du trafic permet, aujourd'hui, de fermer cette voie le dimanche. Toute la ville, non pas seulement le centre-ville, a bénéficié de cet aménagement : on circule mieux et on vit mieux à Séoul.

Ces transformations sont intéressantes en termes de changement climatique, puisqu'elles se traduisent notamment par une diminution des températures. Autre élément révélateur, les entreprises situées à proximité de ces échangeurs autoroutiers demandent aujourd'hui leur suppression. Un programme de démolition de douze viaducs est en cours à Séoul. Un nouveau système d'utilisation de ces voies y est développé, notamment autour de la gare centrale, où l'ancien échangeur va devenir l'accès piéton et végétalisé vers la gare.

La Ruhr offre l'exemple d'une région sacrifiée aux besoins de l'industrie sidérurgique et des mines. Dix-sept communes se sont complètement réinventées à partir des années quatre-vingt autour de l'IBA, ou Internationale Bauaustellung, qui signifie littéralement « exposition internationale d'architecture », mais qui est, en fait, un processus de projets innovants. En travaillant, d'une manière que l'on peut rapprocher de l'acupuncture, sur des sites et en suscitant le débat sur l'aménagement futur de la région, il a été possible de transformer toute une région autour d'un parc.

Aujourd'hui, l'épine dorsale de la Ruhr est un parc de 8 000 hectares, qui est non seulement un espace de loisirs, de nature, mais aussi un endroit où l'on travaille et où l'on habite véritablement.

Quatrième exemple, Malmö, ville de 300 000 habitants, située dans l'Öresund, région qui sépare le Danemark de la Suède. Dans les années quatre-vingt-dix, la ville était en crise. Ayant perdu 30 000 emplois à la suite de la fermeture des chantiers navals et après l'échec de la réindustrialisation, la ville s'est attelée à s'inventer un autre futur. Celui-ci a pris forme à partir de la construction d'un pont vers le Danemark, puis de la construction d'une université, mais aussi par la transformation du quartier du port en un quartier durable, qui s'est fixé un objectif de 100 % d'autonomie énergétique. On l'a vu tout à l'heure, les objectifs sont très importants parce qu'ils mobilisent les acteurs. La méthode de Malmö, c'est de mettre tout le monde autour de la table, de travailler très en amont avec le secteur privé, avec la population, et sur toutes les questions à la fois.

Aujourd'hui, Malmö est une ville extrêmement attractive. Elle a gagné 60 000 habitants en quinze ans, mais c'est aussi une ville très pauvre qui regroupe 170 nationalités. Elle travaille beaucoup sur les questions de santé et d'éducation afin de créer davantage d'égalité sociale dans la ville. Voilà un exemple extrêmement intéressant qui mériterait d'être creusé.

La ville de Medellín, en Colombie, a été gangrénée par le trafic de drogues dans les années quatre-vingt, par la pauvreté, et a connu un afflux massif de populations rurales chassées par la guérilla. Elle s'est complètement réinventée, notamment autour du Métrocable. La ville a choisi, d'abord, de desservir les quartiers les plus pauvres, qui étaient le plus sous l'emprise des gangs de narcotrafiquants. Le Métrocable a servi de support à une politique globale d'aménagement prenant en compte, au travers de ses projets urbains intégrés, non seulement les questions d'environnement, d'assainissement, d'habitat et d'éducation, mais aussi toutes les problématiques de mobilité.

Une telle stratégie de réinvestissement civique a porté ses fruits. La situation reste grave, est loin d'être réglée, mais les quartiers vont beaucoup mieux et la confiance revient. L'un des éléments catalyseurs a été le développement du concept de parc-bibliothèque. Cet équipement hybride est à la fois un centre social et de formation, un lieu d'exposition et un site d'information du public sur les questions de transition économique et écologique. Financée par la Reine d'Espagne, cette initiative, qui a été saluée, est la preuve que des réussites sont possibles dans les quartiers défavorisés.

La ville de Téhéran, morcelée par les infrastructures routières, dont les banlieues sont très étendues, s'est vraiment développée autour de la voiture. Elle travaille aujourd'hui - c'est très nouveau - sur la question du piéton considéré comme un élément central des politiques urbaines. Récemment a été ouvert le pont de Tabiat, passerelle piétonne qui relie deux secteurs de la ville et permet une communication entre deux grands parcs. Ce pont, dont la vocation est d'abord symbolique, préfigure également ce qui pourrait se passer à l'échelle de la ville. Il est extrêmement fréquenté et d'une grande utilité. Téhéran se réinvente aussi autour de ses rivières et de sa géographie, car elle connaît d'énormes problèmes de glissement de terrain liés aux inondations.

Pékin est une autre ville qui a véritablement besoin de se réinventer. Elle s'est également développée autour de la voiture, et les questions d'environnement ont été mises de côté. Pékin manque d'eau et c'est un enjeu majeur pour demain, tout comme le niveau de pollution de l'air, extrêmement pénalisant pour la population. Pékin développe des politiques de réduction de l'usage de la voiture, mais aussi, de manière assez autoritaire, de démolition de quartiers afin de créer des couloirs de ventilation. La ville travaille également, à une plus petite échelle, sur la décarbonisation du parc des deux, trois et quatre roues, sujet qui pourrait être intéressant pour d'autres villes.

Pékin s'efforce de se penser aujourd'hui à l'échelle de la méga-métropole, la macro-métropole, tendance que l'on trouve un peu partout dans le monde, notamment en Amérique latine. Coordonner les politiques à des échelles beaucoup plus importantes est indispensable, surtout dans la région de Pékin où les niveaux de développement sont très différents.

New York est une ville qui se réinvente aussi autour des espaces publics. Certaines initiatives sont issues de la société civile. L'idée de départ est qu'avec très peu de moyens, de la peinture au sol, quelques bacs à fleurs, il est possible de transformer un espace autrefois routier en espace public. De nombreux efforts ont ainsi été déployés pour améliorer les accès cyclistes, là encore avec très peu de moyens.

New York s'efforce d'imbriquer beaucoup plus qu'auparavant les différentes politiques, de mettre un terme aux actions sectorielles et de croiser les questions d'énergie, d'habitat et de résilience. Son agglomération, qui s'étend sur trois États, veut se penser à l'échelle de la grande région métropolitaine. Cette région de 22 millions d'habitants est extrêmement dysfonctionnelle. Regional Plan Association, initiative qui émane de la société civile, travaille à légitimer une réflexion et une action à l'échelle de la grande région. Cette organisation prépare le quatrième plan régional de New York pour 2017, notamment autour des questions de « marchabilité ».

Avant 2000, la région de Londres n'existait pas, elle n'avait pas confiance en elle. L'ancien site des jeux Olympiques à Stratford peut en donner une idée. Depuis, elle s'est transformée, a développé une vision et une stratégie grâce à un maire dont la légitimité lui a permis de conduire une transformation en profondeur. Londres est aujourd'hui une plateforme d'investissements internationaux, et on a parlé à son sujet de « financiarisation ». Ce qui se produit à Londres est totalement déconnecté des besoins des habitants, et on peut même dire que chaque nouvel appartement construit à Londres aggrave le problème du logement.

Certaines métropoles ouvrent le chemin pour l'avenir. Rien ne sera possible si les maires ne sont pas reconnus comme légitimes à agir. Un autre défi est d'articuler long terme et court terme. Régulation de la mobilité, énergie, notamment dans les villes scandinaves et germaniques, santé et éducation, en particulier en Asie et en Amérique latine, tels sont les nouveaux champs d'action métropolitaine à développer. D'autres questions restent en suspens : pourra-t-on réduire les déséquilibres spatiaux et sociaux avec moins d'argent ? Comment articuler le local avec le global, choisir entre la ville à vivre ou la plateforme d'investissement ? Qui paiera la ville de demain et selon quel processus de contrôle démocratique ? Comment organiser les usages individuels et la régulation collective de la ville numérique ?

Aujourd'hui, le travail de l'urbaniste consiste à réparer ce qui a été fait par les urbanistes précédents. Souhaitons qu'un urbanisme plus ouvert et tourné vers l'avenir puisse voir le jour.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Espérons que, dans cinquante ans, les nouveaux urbanistes ne chercheront pas à leur tour à réparer ce que nous aurons construit. La question des ressources est importante. Nombre de grandes mégalopoles dans le monde n'ont pas les moyens de maîtriser leur financement.

Troisième table ronde : « Faut-il réformer les politiques dites de la ville ? Mixité sociale et mixité fonctionnelle »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous sommes heureux d'accueillir Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville, qui insuffle un nouvel élan aux politiques de la ville. Nous entendrons également avec bonheur mon collègue Christian Favier, sénateur du Val-de-Marne et président du conseil départemental, Nicolas Grivel, directeur général de l'Anru, Philippe Hayez, président de la première section Ville et logement, à la cinquième chambre de la Cour des comptes, Thomas Kirszbaum, sociologue, Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil et ma collègue Évelyne Yonnet, sénatrice de la Seine-Saint-Denis, qui combat avec détermination les marchands de sommeil.

Mme Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville. - Monsieur le sénateur, cher Jean-Pierre, mesdames, messieurs, je suis convaincue que la diversité des intervenants à cette table ronde permettra de croiser les regards et d'enrichir le débat. Voilà encore peu de temps, j'étais députée-maire de la ville de Vaulx-en-Velin, connue pour les événements de 1990 qui ont amené François Mitterrand à nommer, pour la première fois, un ministre de la ville, en l'occurrence Michel Delebarre. En tant qu'élue locale, je connais donc la politique de la ville depuis ses débuts, ses réussites et ses difficultés.

Ville trop dense, trop étendue, trop haute, trop basse, trop polluante, trop consommatrice d'énergie, trop excluante, les discours et les pratiques se succèdent. Ville durable, développement économique et social plus harmonieux, ville connectée, intelligente, ville du savoir, pour diffuser et améliorer les connaissances, tels sont les vocables sur lesquels nous nous accordons aujourd'hui. Pour relever ces nouveaux défis, la politique de la ville a dû profondément changer durant les trente dernières années. Pour que la ville devienne durable, ses habitants ont dû subir ou apprécier, c'est selon, constructions, démolitions, reconstructions, visions d'urbanistes. Lorsque l'urbaniste cherche à réparer les erreurs du passé, comme le rappelait M. Lecroart en conclusion de son propos lors de la précédente table ronde, cela pèse sur les habitants. Alors que le centre-ville de Paris n'a guère bougé, des villes plus populaires ont connu des transformations drastiques qui ont conduit leurs habitants à s'interroger : faut-il forcément faire table rase du passé ? L'urbanisme doit-il prévaloir sur le bien-être des citoyens ? Je pose ces questions de manière volontairement caricaturale.

Pour certains, la mixité sociale consiste à substituer telle population à telle autre dans les villes populaires. Le passage d'un urbanisme vertical à un urbanisme horizontal n'est pas pour rien dans cette vision. Certaines villes ont vocation à accueillir toujours les plus pauvres, qui les quittent pour des quartiers plus favorisés une fois que, grâce à la politique de la ville et aux aides dont ils ont bénéficié, ils en ont les moyens. Ces deux conceptions se concurrencent et le débat reste vif entre élus locaux, urbanistes et sociologues.

La politique de la ville concerne 1 512 quartiers, avec un périmètre d'action identifié, appelé « géographie prioritaire », construit désormais sur un seul critère, celui de la concentration de personnes à bas revenus, c'est-à-dire significativement inférieurs à ceux de l'aire urbaine dans laquelle ces habitants vivent. Cela a fait émerger de nombreux territoires qui sont venus s'ajouter à ceux, plus traditionnels, de l'Île-de-France, de l'agglomération marseillaise ou de la banlieue lyonnaise. Sont ainsi apparus dans le prisme de la politique de la ville des communes auxquelles on ne pensait pas forcément : Fécamp, Auch, Thiers, Cannes ou Bourges. Derrière le critère de précarité, l'enjeu est celui du droit à la ville et du droit à une ville pour tous. Cohésion sociale, développement économique, cadre de vie et habitat, tels sont les sujets sur lesquels il fallait statuer. En 2014, la loi Lamy a introduit le critère du développement économique dans la politique de la ville. Le projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté, en cours d'examen au Parlement, aborde la question du peuplement en l'intégrant à la problématique de la mixité sociale.

La ville, ce ne sont pas seulement des bâtiments. C'est aussi la santé, l'éducation, et la culture de ceux qui l'habitent. On ne créera pas de cohésion sociale sans intégrer les politiques d'emploi, d'éducation, de santé et de culture dans nos quartiers populaires, là où le droit commun a fui parfois, quand la politique de la ville est arrivée. Quant au développement économique et à la création de richesses et d'entreprises, la loi Lamy les a inscrits comme allant de pair avec le renouvellement urbain. En ce qui concerne l'habitat, nous avons réussi à transformer certains quartiers populaires, grâce au premier programme de renouvellement urbain. Cela reste malgré tout insuffisant.

La question du logement, notamment celle du mal-logement, est devenue encore plus prégnante avec la nouvelle géographie prioritaire. Il ne s'agit pas seulement de transformer physiquement le bâti et de rénover les logements. Il faudra aussi travailler sur les équipements. Je crois fermement que la culture et l'éducation sont au coeur de la mixité sociale, car les enfants doivent se mélanger dans les écoles, fréquenter les mêmes salles de sport et avoir égal accès aux activités culturelles. Il suffit de renouveler les équipements publics d'une ville pour constater que les habitants restent et ne fuient plus les quartiers populaires. Certains reviennent, car ils sont restés attachés à leur quartier, même après l'avoir quitté. De nouveaux habitants arrivent. Si la sécurité garantit la tranquillité publique et empêche les incivilités, pour peu que la mixité scolaire fonctionne, les conditions d'une mixité sociale réussie sont réunies.

C'est dans nos quartiers populaires que le taux d'abstention aux élections est le plus élevé. Or, l'adhésion des habitants est indispensable pour mener à bien la transformation d'une ville. D'où les 850 conseils citoyens, qui existent depuis deux ans déjà, et qui rassemblent, dans la France entière, 15 000 personnes prêtes à travailler avec les élus. Je réunis leurs représentants, la semaine prochaine. Les citoyens ont un besoin de formation, mais les institutions et les élus doivent également revoir leurs pratiques et renouveler leur regard sur les habitants. En effet, ce sont les habitants eux-mêmes qui demandent la mixité sociale et la mixité fonctionnelle. Loin de vouloir vivre dans un « entre soi », ils souhaitent que les barrières s'estompent entre les quartiers favorisés et les quartiers populaires. Telles sont les préoccupations qu'ils sont en train de porter auprès des institutions, les élus locaux et les services de l'État.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Madame la ministre, je vous remercie de plaider pour cette mixité sociale et fonctionnelle des activités et des occupations.

Je donne la parole à Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil.

M. Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil. - Madame la ministre, monsieur le sénateur, je vous sais gré d'organiser une telle rencontre et de promouvoir ce travail de prospective. Je ne peux commencer mon propos sans saluer la mémoire de Claude Dilain, sans qui le projet Médicis-Clichy-Montfermeil n'aurait pas été possible.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous nous associons à cet hommage. Claude Dilain était un ami.

M. Olivier Meneux, directeur du projet Médicis-Clichy-Montfermeil. - Je sais à quel point il a compté dans l'histoire de cette institution. Je me réjouis d'ailleurs de la participation à cette table ronde de Mme Yonnet, qui défend ardemment les mêmes causes. Voilà quelques années déjà que Claude Dilain parlait de cette mixité sociale et fonctionnelle que nous appelons de nos voeux et de la nécessité de mettre en place des politiques publiques transversales allant au-delà d'une logique de réparation. Le territoire de Clichy-Montfermeil est tristement représenté dans notre imaginaire depuis les émeutes de 2005. Il était pourtant déjà enclavé avant ces incidents, enfermé pour ainsi dire, faute de moyens de transport et de mobilité.

Le projet Médicis-Clichy-Montfermeil, dont je porte l'élaboration et le déploiement, pose des questions relativement équivalentes à celles qui émergent en matière de politique de la ville. La politique culturelle elle-même doit se réinventer, pour s'interroger sur son sens, son enjeu et sa mise en perspective. Le musée d'art contemporain du Val-de-Marne - Mac Val -, que M. Favier connaît bien, est un exemple très fort de ce qui peut se faire. Les institutions culturelles françaises souffrent de la logique de silo qu'on leur applique, en opérant un déploiement sans partage ni mixité. On leur assigne trop souvent un objectif de rayonnement, sans tenir compte de leur capacité à toucher et à rassembler les habitants. Or, on ne bâtit pas de projet culturel sans impliquer les populations. Le projet que je porte a été lancé voilà quelques années, puis abandonné. Repris depuis deux ans, il est aussi important et aussi urgent que la rénovation urbaine ou la création d'un métro automatique ou d'un tramway. D'où la nécessité de promouvoir des politiques reliées : politique de la ville, politique culturelle, politique des transports, politique éducative.

Il s'agissait, au départ, d'inventer un grand projet culturel d'ici à 2023 ou 2024. On ne peut pas en effet lancer un grand projet culturel à Clichy-Montfermeil sans que le territoire soit connecté. Je rappelle que le grand nord-est du Grand Paris compte près de 800 000 habitants. La question des transports reste essentielle. Le lien avec les habitants ne l'est pas moins. Paradoxalement, sortir de l'enclavement produit encore plus d'enclavement. Le territoire est en chantier permanent depuis dix ans et le sera encore pendant dix autres années. Je ferai un parallèle plutôt basique mais très éclairant : dans les six mois à venir, compte tenu des travaux d'excavation attendu, ce sera l'équivalent d'un semi-remorque qui sortira toutes les huit minutes de ce territoire pourtant difficile d'accès ; songez que les mouvements pendulaires auxquels doivent s'astreindre leurs habitants coûtent à ces derniers deux heures et demie de leur temps quotidien. Le temps de la politique de la ville, le temps du chantier et des réparations est aussi un temps sociétal, où le vivre-ensemble doit être pris en compte. D'où notre idée de monter un avant-projet culturel à défaut de pouvoir résoudre l'urgence. Nous sommes implantés à Clichy-sous-Bois et Montfermeil auprès des conseils citoyens, auprès des équipes de la politique de la ville. La logique d'archipélisation est révolue, l'heure est à l'interaction.

L'élaboration du projet se joue sur le temps court et le temps long. La temporalité, qu'évoquait Mme la ministre, est essentielle pour définir un projet de cette nature. Dans dix ans, nous nous lancerons dans une aventure de grande ampleur, aussi importante que le musée du quai Branly-Jacques Chirac ou que la Bibliothèque nationale de France. La violence n'est pas intrinsèque au territoire de Clichy-Montfermeil. C'est le regard que l'on porte sur cette zone qui introduit de la violence. Des gens venus de quatre-vingts pays différents y vivent placidement. La culture est une voie qu'on leur ouvre pour qu'ils trouvent de la fierté et de la joie. Bien sûr, il faut réparer : le projet de rénovation urbaine et les nouveaux contrats de ville participent de cette logique d'urgence. Le tristement nommé « Chêne pointu » est en rénovation urbaine permanente. Mais il faut également construire de la fierté pour la population, et cela passe par la culture, l'éducation et le social. Je ne sais pas si la mixité sociale se décrète. En revanche, on peut travailler la mixité fonctionnelle.

Les conseils citoyens sont une bonne initiative. Si la stratégie est la bonne, la politique doit être encore plus décloisonnante et interministérielle, pour éviter de répéter les pratiques qui relèvent d'une fonctionnalité par silo. Sur le terrain, la politique de la ville procède encore par saupoudrage, en séparant culture, éducation et logement. Je ne peux pas monter le projet Médicis-Clichy-Montfermeil sans collaborer avec la Société du Grand Paris, avec les conseils citoyens ou avec les associations relais.

J'ai voulu, par mon propos, apporter un témoignage de terrain. À Détroit, Chicago, Istanbul, Buenos Aires, Johannesburg ou Shanghai - j'en profite pour saluer la grande qualité de l'exposé fait sur les villes du monde lors de la précédente table ronde -, les artistes considèrent que Clichy-Montfermeil fait partie du Grand Paris. Il est intéressant de constater que les artistes se forgent d'autres représentations que nous : la frontière du périphérique n'existe pas pour eux. Voilà une piste d'espoir pour l'avenir.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je donne maintenant la parole à mon collègue Christian Favier, qui, outre ses fonctions locales, est un membre éminent de la commission des lois du Sénat.

M. Christian Favier, sénateur. - Je vous remercie, cher Jean-Pierre Sueur, de m'avoir convié à ce colloque. La politique de la ville issue de la loi Lamy renouvelle notre action en faveur des quartiers populaires. Création, au travers des conseils citoyens, d'un organe de concertation avec les habitants des quartiers concernés par les nouveaux contrats de ville, mise en place du tirage au sort pour la désignation de leurs membres : cette loi a été l'occasion de refondre les moyens de la géographie prioritaire en les resserrant sur 1 300 quartiers. J'ai soutenu cette initiative, convaincu qu'il valait mieux arrêter le saupoudrage et privilégier les besoins les plus importants. N'oublions pas pour autant les territoires qui ont été sortis de cette géographie prioritaire. Dans mon département, de 320 000 personnes concernées dans 78 quartiers, nous sommes passés à 140 000 dans 42 quartiers, soit 180 000 personnes exclues de la géographie prioritaire de la ville sans que leurs difficultés aient disparu pour autant. Des mesures doivent être prises pour garantir les besoins de ces quartiers dits « de veille active ».

J'étais favorable à un élargissement des moyens de l'Anru. Ils sont déjà significatifs, à 5 milliards d'euros, mais moindres qu'à l'époque du premier programme, alors que les besoins sont importants. Il faut également être attentif aux moyens dont disposent les collectivités concernées, car elles subissent uniformément la baisse de la DGF quelle que soit leur situation. Peut-être aurait-il fallu nuancer cette baisse en fonction des difficultés particulières auxquelles sont confrontées certaines communes. Le contrat de ville unique, associant collectivités et État, est un outil pertinent, qui semble bien fonctionner. Des évaluations sont en cours.

La question de la mixité sociale se pose dans les villes en général et pas seulement dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. J'ai été choqué par le détricotage, au Sénat, de la loi SRU lors de l'examen en première lecture du projet de loi Égalité et citoyenneté, avec la remise en cause des obligations des collectivités locales en matière de construction. En région parisienne, où l'on dénombre plus de 600 000 demandeurs de logement, on ne peut pas s'exonérer de ce genre d'obligations. Je plaide également pour qu'on encourage les maires bâtisseurs. Certains, très volontaires pour créer l'offre de logement nécessaire, sont freinés par le manque de moyens en vue d'accompagner ces réalisations d'équipements publics adéquats. Les sommes allouées restent faibles : 2 000 euros par logement construit ; c'est peu par rapport au coût d'une école. De ce point de vue, la simple contractualisation proposée par la majorité sénatoriale dans le projet de loi Égalité et citoyenneté ne suffit pas. La situation est grave et appelle des règles plus contraignantes pour répondre aux besoins sociaux.

En matière de mixité sociale, ce n'est pas la population qui pose problème, ni même les quartiers. Ce qui importe, c'est de rendre ces derniers attractifs pour que les habitants y vivent mieux. Offre de soins, désenclavement, accès à l'emploi ou à la formation, tels sont les enjeux principaux, au premier chef desquels vient aussi l'éducation. Des efforts ont été déployés, avec par exemple la scolarisation à 100 % des enfants à partir de l'âge de deux ans. Il faut aller plus loin pour les faire aboutir. La qualité des établissements scolaires est également un enjeu de taille : comment créer des filières attractives pour les élèves ? On contiendrait les phénomènes d'évitement, particulièrement préjudiciables, en développant des filières de langue dans les établissements de ces quartiers plutôt que de créer un lycée international. Quant aux services de proximité, on les voit se déliter régulièrement : antennes de la caisse primaire d'assurance maladie, bureaux de poste, commissariats... Beaucoup reste à faire.

La décision de la région d'Île-de-France de ne plus verser de subventions aux communes qui ont plus de 30 % de logements sociaux pour éviter les ghettos est extrêmement pénalisante : elle risque, à l'inverse de l'objectif recherché, de favoriser la dégradation du patrimoine et des quartiers, et de créer ainsi des situations encore plus difficiles.

En tant que collectivité départementale, nous nous sommes saisis de cette réforme pour redéployer le service public dans les quartiers de la politique de la ville. Nous sommes signataires de tous les contrats de ville et nous menons des actions très concrètes : création de crèches supplémentaires, de centres de PMI, développement de grands projets de transport, avec 120 millions d'euros engagés pour le déploiement du tramway T9 prévu pour désengorger plusieurs sites entre Paris et Orly et dont le coût total s'élève à 400 millions d'euros. Il s'agit d'un effort considérable pour une collectivité qui n'a pas de compétence spécifique en matière de transport. À l'instar de ce qu'a fait la ville de Medellín, citée lors de la précédente table ronde, nous allons également créer le premier transport par câble en Île-de-France, un téléphérique urbain qui désenclavera Valenton et Villeneuve-Saint-Georges, en ouvrant l'accès au futur réseau du Grand Paris Express desservant Créteil.

En tout état de cause, rien n'aboutira sans un réel partenariat entre l'État, la région, le département, les collectivités locales et les communes.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - La parole est à Nicolas Grivel, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, qui joue un rôle stratégique.

M. Nicolas Grivel, directeur général de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru). - Dans la logique de la loi Lamy et du nouveau programme national pour la rénovation urbaine (PNRU), qui promeut désormais une réflexion globale, la politique de la ville a vu son champ s'étendre : elle se concentre non plus seulement sur les quartiers, mais prend en compte l'agglomération tout entière ; en effet, pour avoir un impact réel sur un quartier, il faut paradoxalement être capable d'agir à une échelle beaucoup plus large. Transformer un quartier ne se résume pas à reconstruire des bâtiments ; il faut d'abord identifier les phénomènes qui ont conduit à la paupérisation du quartier pour lancer une stratégie globale. Où construire du logement social ? Comment le répartir sur le territoire ? Quelle politique intercommunale d'attribution mettre en place ? Idem sur les questions économiques. Quelle stratégie de développement adopter à l'échelle d'un territoire ? Comment développer la mixité fonctionnelle dans un quartier ? Mais aussi, plus globalement, comment répartir les activités sur le territoire pour que les habitants puissent en bénéficier ? Enfin, la question des transports et du désenclavement ne peut également se traiter que de manière globale.

Pour réussir un projet de rénovation urbaine, il faut porter un engagement politique très fort sur une longue période, mais aussi allier vision stratégique et sens du détail, notamment sur les aspects de qualité urbaine. C'est en favorisant la consultation des habitants sur la conception des aménagements à réaliser que l'on pourra changer les modes de vie dans un quartier, la qualité de vie venant de l'égalité républicaine. Un habitant, membre d'un conseil citoyen, me disait très justement : « La qualité de vie commence par la qualité de vue. » Ce n'est pas la même chose de se réveiller, le matin, avec des fenêtres qui donnent sur un amoncellement de poubelles incendiées ou sur un jardin bien aménagé.

Avec d'autres, l'Anru s'attache à améliorer le quotidien de nos concitoyens. Je laisse à Mme la ministre le soin de revenir sur les aspects financiers du PNRU.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Un grand merci, monsieur Grivel, pour cet effort de synthèse remarquable !

Madame la ministre, vous souhaitiez ajouter quelques mots.

Mme Hélène Geoffroy, secrétaire d'État chargée de la ville. - Même si je ne doute pas que nous aurons d'autres occasions de poursuivre le débat, je tenais, dès à présent, à répondre à certaines des remarques formulées par les différents intervenants.

La culture ne saurait être pensée comme un axe séparé de nos politiques publiques. Elle doit au contraire y être complètement intégrée. Comment construire les équipements culturels ? Comment les donner à voir, et à quel public ? Tels sont les enjeux. Pour y répondre, nous passons des conventions afin que le public des quartiers populaires soit pris en compte à part entière. M. Meneux évoquait, à juste titre, le regard des artistes.

Le débat sur le projet de loi relatif à l'égalité et à la citoyenneté s'est noué autour de la question de savoir si les maires étaient responsables de la mise en place d'une politique du logement social déterminée. De mon point de vue, il n'est pas possible de développer la mixité de logements sur l'ensemble du territoire sans prévoir, par la loi, un minimum de contraintes.

Enfin, pour ce qui est des moyens, nous avons déployé 5 milliards d'euros pour Action Logement qui entraîneront 20 milliards d'euros d'investissement pour rénover les quartiers de la politique de la ville. Au congrès de l'Union sociale de l'habitat, le Premier ministre a annoncé le retour de l'État dans l'Anru, alors qu'il en était parti en 2009. Cela devrait faciliter une approche globale des projets. Le projet de loi de finances pour 2017 prévoit également une réforme de la dotation de solidarité urbaine (DSU), avec 180 millions d'euros supplémentaires à répartir entre 650 villes. La dotation politique de la ville devrait également augmenter, au bénéfice des villes les plus pauvres. Voilà trois sources de financement appelées à compenser la baisse de la DGF. Le Gouvernement déposera des amendements en ce sens au moment de la discussion budgétaire.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Rendez-vous est pris, madame la ministre, nous examinerons ces propositions avec beaucoup d'attention. Venons-en à la Cour des comptes, que l'on accuse trop souvent d'« épingler » tel ou tel, alors que, sans elle, les comptes publics seraient beaucoup moins rigoureux.

M. Philippe Hayez, président de la première section Ville et logement, cinquième chambre de la Cour des comptes. - Je vous remercie, monsieur le sénateur, de vos propos de soutien à notre institution. Lorsque l'on appartient à un corps de contrôle a posteriori, on peut ressentir un léger vertige à être invité par la délégation à la prospective ; mais l'analyse du présent prépare bien sûr l'avenir.

La politique de la ville couvre un champ important et la Cour des comptes doit s'y intéresser, ne serait-ce qu'en raison de son impact sur les finances publiques. Le programme budgétaire n° 147, intitulé « Politique de la ville », intégré au sein de la mission « Politique des territoires », représente un peu plus de 400 millions d'euros, ce qui est apparemment peu par rapport aux objectifs fixés. Mais il existe également un document de politique transversale « Politique de la ville », qui fait apparaître un montant annuel de 4,4 milliards d'euros en crédits d'État, et dont la Cour estime le contenu perfectible. Nous oscillons donc entre quelques centaines de millions d'euros et près de 4,5 milliards.

Notre dernier rapport publié sur la politique de la ville date de février 2016. Tous les ans, la Cour des comptes examine les crédits budgétaires et élabore une analyse budgétaire du programme 147. Nous nous intéressons aussi, bien sûr, aux acteurs publics. Pour ce qui est de l'État et de ses opérateurs, je vous renvoie à cet égard au rapport public thématique que nous avons produit en juillet 2014 sur l'Anru, à la demande de votre commission des finances.

Nous portons aussi ce que j'appellerai un regard instrumental sur cette politique de la ville sans être encore parvenus à produire d'évaluation en la matière. Au début de l'année prochaine, nous publierons une évaluation sur le logement social.

En juillet 2012, la Cour avait donc produit un rapport intitulé La politique de la ville : une décennie de réformes. Insuffisance de pilotage, mauvaise articulation entre les opérations de rénovation urbaine et celles qui relèvent du volet social, répartition non satisfaisante des moyens sur le territoire et faible mobilisation des crédits des autres politiques publiques dans les quartiers de la politique de la ville (QPV) : telles étaient alors nos conclusions. Quatre ans après, la situation s'est améliorée, comme nous l'avons constaté dans le chapitre de notre rapport annuel paru en février 2016 qui revient sur le rapport de 2012 pour examiner ce qui s'est passé depuis. Il y a une meilleure association des parties prenantes. Les mécanismes de pilotage ont été relancés au niveau de l'État, sous l'impulsion des comités interministériels Égalité et citoyenneté et grâce à la création d'un commissariat général à l'égalité des territoires. Les fonctions territoriales déconcentrées sont, si je puis me permettre cette expression, en meilleur état. L'intercommunalité monte en puissance.

Le zonage des actions est moins dispersé qu'auparavant, avec un recentrage évident. Subsiste néanmoins une hétérogénéité entre le zonage des quartiers prioritaires de la ville et le zonage de certaines administrations, qu'il s'agisse du ministère de l'éducation nationale ou du ministère de l'intérieur, pour prendre deux exemples.

Faut-il un périmètre unifié ? Je vous laisse en débattre et y réfléchir. Il y a, en tout cas, une meilleure convergence à trouver.

Par ailleurs, nous avons toujours un problème d'identification des moyens, et pas simplement dans les documents budgétaires : les crédits de droit commun, ceux qui ne relèvent pas spécifiquement de la politique de la ville, sont encore assez difficiles à recenser au niveau de l'exécution. Se pose ici un problème de géo-référencement des bénéficiaires des crédits. On est au niveau microéconomique, micropolitique, dans le respect des lois, évidemment, et des libertés des citoyens. Il est important d'avoir une vision plus fine des dépenses publiques telles qu'elles s'appliquent dans notre territoire.

Les contrats de ville, en tout cas ceux dont nous avons observé la mise en oeuvre, donc ceux de la génération précédant les contrats actuels, manquaient encore trop souvent d'objectifs financiers.

Autre élément à noter, il y a eu un recentrage sur les six départements prioritaires. Peut-être est-il encore insuffisant mais, là aussi, il faut un peu de temps pour en juger.

Enfin, sous cet angle, la démarche d'évaluation, de bilan, de compte rendu, comme le disait précédemment le maire de Grenoble, reste insuffisante. Nous n'avons pas encore les moyens, nous allons trop vite, nous ne prenons pas le temps d'analyser les actions que nous avons conduites et financées avant de nous engager dans nos nouvelles initiatives. C'est ainsi que, même si les conventions interministérielles d'objectifs ont été signées, le dispositif d'audit et de contrôle interne, au sens large du terme - par exemple des crédits d'État versés aux associations -, nous a paru encore très insuffisant.

Nous attendons avec intérêt ce que le nouvel acteur qu'est l'Observatoire national de la politique de la ville va pouvoir produire en termes de capacité d'analyse et d'étude.

Sur les politiques particulières, nous avons regardé, dans le rapport auquel je fais allusion, trois politiques particulières.

La première, c'est la politique de rénovation urbaine. De ce point de vue, même si les choses ont évolué depuis, nous avions écrit que nous avions des incertitudes sur l'articulation entre l'ancien et le nouveau PNRU. Il y a des chevauchements. L'injection de crédits supplémentaires est certainement une bonne nouvelle, mais l'articulation est à soigner.

S'agissant de la politique en matière d'éducation, nous sommes assez positifs sur les améliorations portées au titre de cette politique dans les quartiers prioritaires. En quelques années, on a constaté une meilleure convergence entre l'éducation prioritaire et les quartiers de la politique de la ville. Il reste des progrès à faire dans le domaine du lien entre le scolaire, le périscolaire, le préscolaire. Nous l'avons écrit clairement.

Pour la politique de l'emploi, nous sommes beaucoup moins optimistes. Je ne dis pas qu'il n'y a pas eu de progrès, mais les progrès à faire sont plus grands que dans le domaine de l'éducation. La territorialisation en cours de la politique de l'emploi mérite une analyse attentive. Les services de Pôle emploi nous sont apparus insuffisamment mobilisés dans les QPV, même si, là aussi, des assurances nous ont été données depuis.

Pour terminer sur ce document de février 2016, nous avons émis quatre nouvelles recommandations : mieux identifier les priorités et les crédits spécifiques et de droit commun dans les contrats de ville nouvelle génération ; mieux chiffrer les objectifs de mixité sociale dans les opérations de renouvellement urbain ; rééquilibrer les moyens de l'éducation prioritaire dans les QPV au profit de l'enseignement préscolaire et du premier degré ; enfin, fixer des objectifs chiffrés pour la mobilisation du service public de l'emploi au sein de ces quartiers prioritaires.

En conclusion, cette politique, dont nous ne sommes que les observateurs et dont vous êtes ici les responsables et les acteurs, nous paraît à la fois intéressante et complexe. Si vous le permettez, j'ajouterai à titre personnel quelques remarques sur la politique de la ville, du point de vue de l'observateur.

Premièrement, c'est une politique qui pose évidemment le problème classique de la clarté de définition de ses objectifs. Nous sommes dans une politique de cohésion sociale, de solidarité, ce qui pose à l'évidence certaines difficultés, mais, dans ce domaine comme dans d'autres, il faut aller plus loin dans la précision.

Deuxièmement, comme pour de nombreuses autres politiques, la politique de la ville pose le problème de la bonne association des parties prenantes au moyen des divers instruments contractuels qui ont été évoqués. Là aussi, nous sommes dans une difficulté classique à surmonter.

Troisièmement, se pose le problème de la mobilisation coordonnée de l'ensemble des instruments financiers, des outils de planification contractuels, mais aussi d'évaluation. Là aussi, rien de particulier à cette politique par rapport à d'autres politiques complexes.

En revanche, deux problèmes sont plus fortement spécifiques pour les théoriciens des politiques publiques. D'abord, c'est le problème du territoire et du zonage, évoqué précédemment au travers du concept de « l'ici et de l'ailleurs ». Est-ce le bon angle ? Naturellement, les citoyens habitent, vivent dans des territoires. Une politique dont le critère principal est la territorialisation répond-elle à toutes les questions qu'elle vise à résoudre ? Probablement pas, mais c'est une complexité particulière de cette politique.

Enfin, un problème tout à fait spécifique se pose, et la politique de la ville pourrait servir, de ce point de vue, de laboratoire des autres politiques publiques, celui de la mise en cohérence des politiques publiques, qui ne saurait se résumer à la réunion, régulière ou non, de comités interministériels, même sous la haute présidence du Premier ministre. S'attachant à rester dans son périmètre d'analyse dans sa publication de 2016, la Cour ne s'est pas penchée sur les politiques de transport, ni sur les politiques de sécurité publique, pour n'en citer que deux, mais il faudrait le faire, car nombre d'acteurs ont insisté sur l'importance de cette mise en cohérence de politiques qui peuvent s'ignorer, s'annuler, voire se contredire.

Je m'arrête en me permettant de vous signaler un travail qui n'est pas encore public, qui n'est pas le nôtre, mais qui devrait être très intéressant, je veux parler de la monographie que consacrera l'année prochaine l'OCDE à la France et à sa politique de la ville. On y trouvera des analyses de résultat montrant, malheureusement, les inégalités persistantes dans les quartiers, que ce soit sur le plan éducatif ou sur le plan de la sécurité, mais aussi un jugement assez nuancé, différent du nôtre, attestant qu'un certain nombre de choses avancent. Évidemment, j'imagine que l'OCDE fera aussi des recommandations.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous allons avoir le plaisir d'entendre Thomas Kirszbaum, sociologue.

M. Thomas Kirszbaum, sociologue. - Pour un chercheur, il est toujours délicat de traiter de sujets compliqués en huit minutes, surtout quand on lui en avait promis dix !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Personne ne dira rien si vous faites dix. Vous l'avez bien remarqué, la présidence est très libérale !

M. Thomas Kirszbaum, sociologue. - Je souhaiterais revenir à la question posée à cette table ronde : « Faut-il réformer les politiques dites de la ville ? », et surtout à son sous-titre : « Mixité sociale et mixité fonctionnelle ». N'est-ce pas suggérer la réponse à la question ? Faudrait-il donc réformer dans le but d'avoir plus de mixité sociale et de mixité fonctionnelle ?

Si c'est ce que l'on attend d'une énième réforme de la politique de la ville, je pense que, loin d'un grand bond en avant, on ferait plutôt un bond en arrière. Ou, pour être précis dans la chronologie, ce serait un retour à la loi de 2003, dite loi Borloo. Ce texte faisait déjà de la mixité sociale son objectif central au travers du Programme national de rénovation urbaine, et, de la mixité fonctionnelle, l'objectif central des zones franches urbaines, relancées à la faveur de cette loi.

Je ne vais pas discuter ici de l'efficacité ou de la pertinence de ces objectifs. Je voudrais plutôt souligner le caractère très réducteur d'un tel horizon pour la politique de la ville. En effet, si cette dernière doit s'entendre, dans sa plus simple acception, comme une réponse à la ségrégation urbaine, il n'y a pas de solution unique à cette question. L'enjeu pour la politique de la ville est plutôt de savoir comment articuler différentes réponses.

Si échec il y a de la politique de la ville telle qu'elle a été menée en France depuis une quarantaine d'années, cet échec, me semble-t-il, réside pour une grande part dans l'incapacité chronique de cette politique publique à articuler au moins trois grandes lignes de transformation des quartiers, que je vais m'attacher à décrire de façon très brève.

La première ligne de transformation, c'est celle qui retourne en quelque sorte le postulat de la ségrégation comme problème pour l'envisager comme une solution, comme une ressource. C'est l'idée que les quartiers populaires recèlent toute une série de ressources qu'il s'agit de mettre en valeur, en prenant appui notamment sur la mobilisation civique des habitants, sur toutes les initiatives susceptibles d'être prises par les habitants et à partir de leur expression organisée.

Dans les pays anglo-saxons, mais pas seulement, cela renvoie aux démarches dites de développement communautaire ou, dans une version plus radicale, de community organizing, selon qu'elles visent le travail en partenariat et le consensus avec les institutions ou, au contraire, les rapports conflictuels et la critique des institutions. Dans un cas comme dans l'autre, l'idée centrale est que les habitants ne peuvent pas tout attendre des institutions publiques : parce qu'ils ont des intérêts communs, les habitants doivent en prendre conscience, s'organiser en conséquence et agir ensemble.

C'est peu dire que la politique de la ville, telle qu'elle a été menée en France, n'a pas beaucoup encouragé ces démarches de mobilisation dites communautaires. Le pari qui a été fait en France est que, pour transformer radicalement ces quartiers, il fallait prendre appui, non pas sur la société civile, même si l'on a beaucoup recours aux associations dans cette politique publique, mais sur les institutions publiques, à commencer par les services de l'État. Ce que l'on appelle dans le jargon de la politique de la ville « la mobilisation du droit commun ». Une mobilisation qui ne va pas sans ambiguïté parce qu'elle est loin d'être uniquement motivée par une préoccupation d'équité ou d'égalité des chances.

Il y a, certes, dans la politique de la ville tout un discours sur le droit à la ville - M. Sueur le connaît bien -, sur l'égalité des chances d'accès aux ressources de la ville, sur la ville pour tous - expression qu'a utilisée Mme la ministre -, mais il y a aussi une autre visée : la mobilisation des institutions républicaines doit servir un objectif de reconquête, au sens quasi militaire du terme, de territoires supposés échapper à la loi commune, à la loi républicaine.

Que la finalité soit la justice sociale ou l'ordre public, les institutions dites républicaines et les politiques de droit commun ont eu tendance à considérer que la politique de la ville était là pour prendre en charge ces quartiers et qu'elles n'avaient donc pas à se mobiliser en leur direction. Et c'est là qu'on en arrive à la troisième ligne de transformation, celle de la rénovation urbaine, devenue dominante à partir de la loi Borloo de 2003.

Le problème est que cette stratégie a été pensée sans lien aucun, voire en contradiction, avec les deux orientations précédentes : mobilisation citoyenne, d'un côté, mobilisation des institutions, de l'autre. La rénovation urbaine, au moins dans le cadre du premier programme national, a eu un tout autre objet que la mobilisation des ressources civiques, s'agissant de quartiers considérés uniquement sous l'angle du cumul de leurs handicaps et comme des ghettos à casser ; dans un nombre significatif de cas, les projets ont été imposés aux habitants contre leur consentement et vécus comme une réelle violence. En même temps, cela a été souligné par d'autres intervenants avant moi, il ne s'agissait pas non plus de mobiliser les autres politiques publiques, celles qui contribuent à la promotion sociale des habitants. C'est tout le débat, entre « l'urbain » et « l'humain », pour reprendre les catégories qu'affectionnent les politiques.

On le voit, il y a historiquement dans la politique de la ville trois grandes lignes de transformation, qui ont plutôt joué les unes contre les autres au lieu d'être pensées ensemble. J'en reviens à la question posée de la réforme de la politique de la ville, en rappelant que l'on sort tout juste d'un processus de réforme qui a mobilisé les acteurs pendant au moins trois ans et qui, d'une certaine façon, les a aussi paralysés pendant cette période. Dans ces conditions, faut-il réformer de nouveau la politique de la ville ?

La politique de la ville est engagée dans un processus de réforme permanente depuis trente-cinq ans. La particularité de la dernière en date, la réforme Lamy, est de ne pas choisir entre les trois lignes de transformation que j'ai décrites, tenant pour également légitimes l'enjeu de la mobilisation citoyenne, de la mobilisation du droit commun et de la mixité sociale au travers de la rénovation urbaine et des politiques de peuplement.

Le message que je voudrais faire passer, c'est qu'il y a un impensé dans cette réforme, comme dans les précédentes : comment articuler les trois réponses somme toute classiques à l'enjeu de la ségrégation ? Si l'on veut vraiment progresser dans cette articulation, on doit alors quitter le terrain de la réforme pour s'engager dans celui d'une révolution de la politique de la ville. Je mesure le défi car cela viendrait bousculer sérieusement des schémas de pensée, des habitudes de travail, mais aussi, il faut bien le dire, un certain nombre d'intérêts politiques.

Cette révolution de la politique de la ville, que l'on peut rêver à haute voix, consisterait à réconcilier les trois stratégies précédentes.

Comment réconcilier la stratégie n° 1 avec la stratégie n° 2, la mobilisation citoyenne et la mobilisation des institutions ?

Cela suppose que soient remplies deux conditions qui sont très loin de l'être en France : d'une part, que les institutions acceptent les interpellations de la société civile, c'est-à-dire sortent d'une forme d'autisme à l'égard de la société ; d'autre part, que des mécanismes de gouvernance évoluent afin que les acteurs publics, qui monopolisent jusqu'à présent les dispositifs de pilotage de la politique de la ville, acceptent de travailler avec la société civile sur un pied d'égalité, de considérer que les acteurs non publics ont une légitimité égale à la leur dans une perspective de coproduction de ce qu'on peut appeler le bien commun local. Nous en sommes, je crois, assez loin en dépit de quelques avancées permises par la réforme récente.

Comment, ensuite, réconcilier la stratégie n° 1 de valorisation des « quartiers ressources » et la stratégie n° 3, celle de la mixité sociale ? Cela voudrait dire que l'on renforce l'attractivité des quartiers, avant tout pour ceux qui y habitent, en faisant de ces quartiers de véritables lieux ressources pour la promotion de leurs habitants. Il s'agit en d'autres termes d'en faire des quartiers de choix. On rejoint, par un tel prisme, la préoccupation de mixité sociale car, l'un des problèmes classiques de la ségrégation résidentielle, c'est la tendance des résidents à fuir ces quartiers dès que leur situation personnelle s'améliore. Si vous parvenez à enrayer ce processus de fuite, vous contribuez à la mixité sociale et à la réduction de la ségrégation. C'est ce que j'appelle une mixité endogène.

D'une certaine façon, c'est ce que fait déjà la rénovation urbaine, mais elle le fait sans le dire, sans que ses acteurs assument véritablement le fait qu'ils travaillent, d'abord, pour les habitants qui sont là. Si les acteurs, au sens large, de la rénovation urbaine ne l'assument pas complètement, c'est que leur paradigme reste celui de la « bonne » mixité, celle que l'on parviendra à créer par un apport de population extérieures, en attirant des ménages des classes moyennes, et, il faut bien le dire, de préférence des classes moyennes blanches. Or, on constate de manière pragmatique que, sauf cas particulier, ces classes moyennes blanches ne reviennent pas dans ces quartiers, même une fois qu'ils ont été rénovés.

Comment, enfin, réconcilier les stratégies nos 2 et 3 ? J'introduis ici une perspective que l'on pourrait qualifier d'équité sociale ou de justice spatiale. On peut légitimement mener des politiques publiques incitant les gens à rester, en particulier les ménages structurants, parce que cela contribue à la mixité sociale. Néanmoins, dans une perspective d'équité, il faut aussi leur permettre de quitter le quartier quand c'est conforme à leurs aspirations. L'enjeu est ici de faciliter la mobilité à la fois urbaine, sociale, professionnelle et résidentielle de ces populations. Cela signifie qu'il faut pouvoir aider ces gens à quitter les quartiers, soit parce que la mobilité résidentielle est le résultat d'une promotion sociale et professionnelle, soit parce que l'on considère que la promotion sociale et professionnelle de ces populations est conditionnée par leur déménagement car le quartier n'a pas, en lui-même, toutes les ressources qui permettent cette promotion.

La question est ici celle du rééquilibrage entre la stratégie n° 3, la politique de rénovation urbaine et de mixité sociale, et la stratégie n° 2, celle de la mobilisation des différentes politiques publiques qui contribuent à la promotion des individus.

L'autre question posée ici est celle de l'échelle d'action, pour amener la politique de la ville à sortir du registre qui est historiquement le sien, celui de la proximité avec les habitants. Il y a vraiment un enjeu majeur, je crois, à s'intéresser à ce qui fait obstacle à la mobilité des habitants ; je veux parler des discriminations et de toute une série de ségrégations ou de microségrégations dont les quartiers populaires ne sont finalement que les symptômes. Je voudrais ainsi rappeler cette vérité première : la cause de la ségrégation et des discriminations se trouve non pas dans les quartiers, mais dans les autres territoires de la ville. C'est pourquoi il y a vraiment lieu de penser la politique de la ville à l'échelle de la ville.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Merci, monsieur Kirszbaum, pour cette analyse systémique très articulée et qui donne à réfléchir.

Pour finir cette matinée, nous allons entendre Évelyne Yonnet, très impliquée dans la politique de la ville à Aubervilliers comme au Sénat.

Mme Évelyne Yonnet, sénatrice- Cher Jean-Pierre, merci de m'avoir invitée à participer à cet important colloque. Nos sociétés sont confrontées à des défis sans précédent : concentration urbaine importante, pollution, saturation du trafic, ghettoïsation, pauvreté, chômage élevé, pénurie de logements, criminalité en forte hausse... C'est pourquoi il paraît essentiel de comprendre les besoins d'aujourd'hui pour appréhender ceux de demain.

Les villes sont un moteur du développement économique et social des nations. L'urbanisation a permis d'améliorer la qualité de vie d'une grande partie de la population en facilitant l'accès à l'éducation, aux services sociaux, aux soins de santé pour tous, en particulier les enfants, à la vie culturelle, politique ou même religieuse.

À l'heure où les centres urbains concentrent 78 % de la population française, nos villes doivent repenser et renouveler leur modèle. À mon sens, la planification urbaine et les politiques de la ville qui ont caractérisé l'après-guerre en matière de logement et de mixité sont arrivées à leur terme. Il convient de les revisiter.

J'aurais souhaité aborder plus longuement ces sujets, mais, dans le temps limité qui m'est imparti, je me contenterai de parler d'Aubervilliers.

Aubervilliers se situe à cinq minutes de Paris : il n'est que de traverser une rue, et on y est ! Cette ville de 82 000 habitants, qui accueille 117 nationalités sur son territoire, est considérée comme la deuxième ville la plus pauvre de France après Roubaix. Très populaire, très industrialisée aussi et donc fortement touchée par le chômage depuis la fin de l'ère industrielle, elle voit sa population aller et venir, bouger, sans forcément s'y maintenir.

Dans cette ville, que nous aimons passionnément, de nombreuses actions sont menées, notamment dans le cadre de la politique de la ville.

Ainsi, nous avons deux énormes dossiers de renouvellement urbain : Villette-Quatre-Chemins et Cristino-Garcia-Landy, derrière le canal Saint-Denis - c'est encore bien Aubervilliers - avec, dans les deux cas, priorité donnée à l'éradication de l'habitat indigne.

Ceux qui connaissent cette ville pouvaient avoir le sentiment que l'on était plutôt dans le vieux Paris d'après-guerre qu'il fallait reconstruire et qu'un gros retard avait été pris en matière d'urbanisme. C'est ce dont témoignent logiquement les nombreux habitats insalubres, héritages des constructions d'avant-guerre ou d'après-guerre dont les propriétaires, assez impécunieux, ne pouvaient pas entretenir leur petit patrimoine.

Je citerai un troisième dossier, de grande ampleur, je peux en témoigner pour y avoir beaucoup travaillé, qui s'inscrit dans un plan national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD) et qui concerne le centre-ville, un vrai centre-ville, je le précise, préservé grâce à l'ancien plan d'occupation des sols. Un PNRQAD, en sus de la politique de la ville, dont nous avons également bénéficié, cela voulait dire beaucoup d'argent de l'État, très peu de villes ayant été retenues.

Nous avons mis en place tout ce que proposait l'État. Nous avons reçu beaucoup d'argent. Nous avons essayé de tirer cette ville vers le haut. Ce sont des dossiers qui remontent à 2001 : nous sommes en 2016, nous commençons à peine à voir le jour. En effet, on oublie trop souvent de le dire, dès lors que l'on bénéficie de crédits d'État pour la politique de la ville, cela signifie que des êtres humains survivent dans un bâti dégradé et qu'il faut, avant d'entamer des travaux, d'engager des promoteurs, de réhabiliter ou de démolir et de reconstruire, se donner comme perspective de reloger tout le monde. Voilà pourquoi ces dossiers prennent un temps considérable.

Il est toujours compliqué de reloger des habitants désireux de rester dans leur quartier ou dans leur ville : la solution d'un relogement dans du logement social déjà construit, sans doute aussi dégradé que le précédent, est très délicate à manier. Alors il faut privilégier, encore et toujours, la concertation, la co-construction avec tous ces habitants, sur tous ces dossiers, avec le risque, une fois arrivés au projet de l'Anru, de devoir constater, comme cela nous est arrivé, qu'une partie de la population était partie ailleurs. Mais le projet était engagé, il a fallu aller jusqu'au bout.

Cela étant, je partage peu ou prou le sentiment d'Olivier Meneux : malgré tous les atouts d'une ville, bien que l'on souhaite cette fameuse mixité sociale, bien que l'on souhaite des commerces de qualité, bien que l'on souhaite des transports - enfin ! -, des Vélib' - enfin ! -, des Autolib' - enfin ! -, des espaces verts - enfin ! -, oui, j'ai le sentiment que rien ne se décrète, surtout pas la mixité sociale. Oh, vous pouvez en parler autant que vous voulez, elle ne se décrète pas, sauf à en arriver à une politique de peuplement qui consiste à mettre dehors les habitants pour les remplacer par d'autres.

Nous avons fait le choix, plus coûteux en temps mais plus fructueux, de l'adjonction à la population existante. Car les fameux « Parisiens » qui viennent acheter chez nous parce que c'est encore moins cher et que le territoire reste attractif s'en vont au bout de trois ans, pour des problèmes de scolarisation. Voilà la réalité. On peut publier tous les chiffres possibles, on peut dire tout ce que l'on veut, on peut y mettre autant d'argent que nécessaire, faire bouger une ville, c'est extrêmement long et difficile. D'autant que l'alternance politique vient compliquer un peu plus le suivi des dossiers sur le long terme.

Quoi qu'il en soit, la population, celle que nous accueillons dans nos territoires de banlieue, ne bouge pas parce qu'elle n'en a pas les moyens. Elle continuera d'habiter dans le logement social parce qu'elle ne sait pas où aller. Il faudra donc construire autour pour créer de la mixité, mais à l'intérieur du logement social, il n'y a plus de turnover car les gens ne bougent plus : cette mixité est impossible. Entre un habitat dégradé et un habitat social, le choix est très restreint.

Nous allons accueillir le campus Condorcet. Imaginez, nos gamins pourront demain, au sortir du lycée, devenir chercheurs en sciences sociales ou autres. Nous avons beau communiquer sur cet élan donné à la Porte d'Aubervilliers, il n'en demeure pas moins que les habitants voisins du Fort d'Aubervilliers ne s'y intéressent guère. Et nous parlons d'une ville d'une surface de cinq kilomètres carrés ! C'est très compliqué. Même dans la concertation, même dans l'explication, on ne bouge pas les gens comme cela. Il y a un attachement, une appartenance quasi identitaire à ces villes, notamment chez les jeunes.

La politique de la ville, c'est une bonne chose pour l'urbanisation ; nous en avions un grand besoin. Il n'empêche, la population reste. Je rejoins M. Kirszbaum, nos villes ne sont pas des ghettos, même si toute la politique, depuis des années, a consisté à mettre en avant « le quartier », les comités de « quartier », pour ne plus penser « ville », à oublier qu'il peut y avoir un centre pour que tout le monde se rassemble autour ou l'inverse. L'élaboration des PLU avait été précisément l'occasion de s'interroger : fallait-il ou non ramifier vers le centre ?

Toutes ces questions sont très complexes, mais je pense que la ghettoïsation va bien au-delà de ces violences urbaines, qui nous ont tellement stigmatisés. Franchement, à Clichy-sous-Bois, c'est un autre problème : on est sur du « dur », avec des gens qui vivent mal, des copropriétés dégradées, un manque de moyens de transport, trop peu d'espaces verts, une situation - sur une colline - qui exige d'utiliser une voiture. C'est une ville que je connais bien pour en avoir parlé maintes fois avec le regretté Claude Dilain.

Je le répète, la mixité sociale ne se décrète pas. Les gens viennent me trouver pour se plaindre qu'il n'y a plus de commerces. Mais si, il y a des commerces, simplement, ce ne sont pas ceux que mes interlocuteurs souhaitent, ce sont ceux que la population fréquente. Une ville, c'est un agglomérat de personnes qui vivent ensemble et dont certaines prennent le dessus sur les autres. On ne consomme plus de la même manière.

Cela me gêne toujours que l'on parle de mixité sociale, mais je crois en une possibilité de diversification de l'habitat. Aujourd'hui, on peut construire du PLAI, du PLS ou du PLUS dans un même bâtiment. Pourquoi ne pas faire des financements différents, au lieu d'ériger des barres à n'en plus finir ou des tours de logements sociaux, pour regrouper des populations différentes dans le même bâtiment ? Songez au simple fait de recréer des liens sociaux, de permettre aux personnes de se rencontrer. Dans les tours HLM, il n'y a aucun contact entre les personnes : on appuie sur le bouton de l'ascenseur, on ne se dit même pas bonjour et, si on peut se marcher sur les pieds, on le fait.

Ces grands ensembles des années soixante ont tué nos villes, il faut le dire. Nous sommes les héritiers de l'après-guerre : il fallait construire et reloger dans l'urgence. Aujourd'hui, ces logements, que certaines populations trouvaient très beaux dans les années cinquante, parce qu'il y avait une baignoire sabot et l'eau courante, ne correspondent plus à rien, si ce n'est, effectivement à la ghettoïsation ou au communautarisme parce qu'y sont logées des personnes défavorisées.

Un nouveau critère, que Mme la ministre a rappelé, va prendre toute son importance dans la politique de la ville. La réforme de la géographie prioritaire est effective depuis le mois de janvier 2015. Les moyens sont concentrés sur les quartiers les plus en difficulté, désormais identifiés, pour la première fois, autour d'un critère unique, objectif, transparent : celui du revenu de leurs habitants. Le critère de « revenu » s'est enfin substitué à celui de « quartier ».

Je crois, bien sûr, à la concertation, à la place accordée aux conseils citoyens, mais c'est un travail très long. Est-ce que nos populations, aujourd'hui, peuvent attendre ? Nos villes ne sont-elles pas devenues, malgré nous, des lieux où l'on ne fait que passer ?

On peut devenir propriétaire mais, souvent, cela ne dure pas plus de trois ans. Le niveau des établissements scolaires est l'une des causes qui poussent les ménages aux revenus moyens à partir.

Je le répète, tout cela est très compliqué et l'on ne peut pas se contenter de décréter les choses. Une ville, c'est comme un humain : cela respire, cela bouge, cela réfléchit, et pas toujours dans le sens escompté.

Aubervilliers regorge d'atouts, mais a bien du mal à s'en sortir parce qu'elle souhaite garder sa population tout en s'ouvrant à de nouveaux arrivants dans les copropriétés récentes. Comment faire ? Nous sommes tellement stigmatisés ! Peut-être avons-nous vocation à rester une ville populaire pendant très longtemps encore et à accueillir des personnes défavorisées, une immigration très importante. Peut-être ! C'est une vraie question.

Au demeurant, dans l'optique de la ville de demain, il me paraît essentiel que la mixité fonctionnelle prenne une place prépondérante dans la construction et l'élaboration des politiques publiques. L'imaginaire et la pensée française ont toujours su anticiper ou infléchir le cours du futur. La France ne peut être la France sans la grandeur de comprendre et d'anticiper le monde tel qu'il sera dans un siècle. Je conclurai en citant, à propos de Paris et de la France, ces vers de Victor Hugo, l'un de nos illustres prédécesseurs, ici, au Sénat.

« Frère des Memphis et des Romes,

« Il bâtit au siècle où nous sommes

« Une Babel pour tous les hommes,

« Un Panthéon pour tous les dieux ! [...]

« Toujours Paris s'écrie et gronde.

« Nul ne sait, question profonde !

« Ce que perdrait le bruit du monde

« Le jour où Paris se tairait ! »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur- Chère Évelyne, il était très important de clore cette demi-journée consacrée à la politique de la ville et à la politique urbaine sur cette parole qui renvoie à la réalité sans méconnaître aucune des réflexions formulées, bien au contraire.

Quatrième table ronde : « La ville en réseaux »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Mesdames, messieurs, nous reprenons nos travaux pour aborder la deuxième grande thématique de ce colloque, intitulée « la ville du vivre-ensemble », en commençant par une importante table ronde dédiée à la ville en réseaux. J'ai plaisir à accueillir dans ce cadre Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique et de l'innovation. Madame la ministre, je vous remercie d'avoir pris le temps de venir nous parler de la ville du futur, qui ne peut être conçue, cela a déjà été souligné ce matin, indépendamment des réseaux, notamment numériques.

Cette table ronde, d'une grande richesse, réunit des intervenants très divers. Ruedi Baur est graphiste et designer, Jean-Yves Chapuis, urbaniste, et Renaud Charles travaille dans une structure qui se nomme « Enlarge Your Paris ».

M. Renaud Charles, Enlarge Your Paris. - En français, « Élargissez votre Paris » !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Jean-Marie Duthilleul, architecte de grand talent, est l'homme des réseaux, puisque c'est lui qui a construit nombre de gares, les plus belles d'entre elles ! Bruno Marzloff est un éminent sociologue, Jean-Baptiste Roger a fondé La Fonderie, qui n'est pas une usine de fabrication métallique...

M. Jean-Baptiste Roger, fondateur de La Fonderie, agence publique numérique d'Île-de-France. - Mais tout de même une usine où l'on fabrique !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Enfin, Philippe Sajhau représente IBM, cette grande entreprise multinationale.

Tous ces intervenants sont liés par leur intérêt pour la ville en réseaux - le pluriel importe. Madame la ministre, je vous laisse le soin d'introduire nos débats, ce qui ne vous empêchera pas, si vous le souhaitez, de prononcer quelques mots de conclusion.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique et de l'innovation. - Monsieur le sénateur, cher Jean-Pierre, mesdames, messieurs, je me réjouis de participer à ce colloque, qui réunit des intervenants variés autour du thème de la ville, dans un esprit d'ouverture et de curiosité. Dès lors qu'il s'agit de numérique et d'innovation, on pense bien sûr aux villes dites « intelligentes », traduction de l'anglais smart cities, et qui évoquent avant tout l'idée de connexions, de réseaux. Au fond, une ville intelligente est une ville connectée, de manière à la fois interne - objets, lieux, personnes - et externe, avec d'autres villes et d'autres territoires.

Les technologies numériques invitent à repenser l'espace, comme elles ont transformé notre rapport au temps en nous donnant l'impression de vivre dans l'instantanéité permanente, tout en ouvrant un potentiel de projection vers un avenir différent. On peut considérer qu'elles déshumanisent parce qu'elles créent une distance entre leurs utilisateurs, mais elles constituent aussi un outil de proximité qui, bien utilisé, favorise l'émergence de cycles de vies locaux, y compris en matière économique, en termes de production, de consommation, de redistribution. Le philosophe Olivier Mongin constate ainsi que la désintermédiation qu'elles répandent, puisqu'elles relient directement individus et entreprises et remettent en cause les intermédiaires traditionnels que sont les syndicats, ou même les responsables politiques, rend indispensable de créer de nouvelles formes de médiation au sein de la ville intelligente.

Je ne sais trop comment aborder le sujet des smart cities. D'un point de vue administratif, il relève, sur le plan national, de plusieurs ministères - logement, écologie, collectivités territoriales, économie -, sans que l'on sache exactement qui doit faire quoi. Il y a dans les territoires une forte appétence pour les expérimentations locales, voire une sorte de fantasme selon lequel on pourrait rendre hyperconnectée une ville moyenne, collecter un maximum de données, pour envisager, après analyse, de généraliser le résultat obtenu. Je suis mal à l'aise avec cette idée, car il y a, en matière de villes intelligentes, non pas de prêt-à-construire, de connaissances établies, mais uniquement des champs à appréhender un par un, et si possible dans toutes nos villes, pour aller vers un pays, voire un continent européen et même un monde, intelligent. D'ailleurs, on voit mal comment pourrait se dupliquer, à plus grande échelle, une réussite urbaine locale ; d'où ma prudence, même s'il y a, à l'évidence, beaucoup à faire.

C'est la raison pour laquelle l'intitulé de cette deuxième thématique - la ville du vivre-ensemble - me séduit, car l'ambition première d'une ville intelligente, son postulat de base, est d'abord de pouvoir vivre mieux, ensemble. Le développement du numérique est l'occasion de réinventer la ville. Nos agglomérations ont en effet été structurées essentiellement par défaut, pour faire face à l'exode rural créé par la révolution industrielle, avant de devenir, pour partie, tentaculaires. Résultat : souvent, nous subissons la ville avec toutes les conséquences négatives sur le plan du bien-être individuel et collectif. Le numérique nous offre l'occasion de penser une ville où il fasse bon vivre ensemble. Mes fonctions m'ont permis de découvrir des innovations, publiques comme privées, ouvrant des perspectives extraordinaires. Dans le domaine énergétique, par exemple, il s'agit de créer des réseaux moins centralisés, accueillant davantage d'autoproduction, par nature délocalisée. Les modes de prise de décision seront transformés par les civic tech, pour faire une plus grande place au dialogue politique et citoyen, et à l'écoute.

La condition de ces transformations est que tous les acteurs se saisissent des enjeux, et pas uniquement les acteurs économiques, qui, eux, ont rapidement compris leur immense potentiel. Maintien à domicile, santé, éducation, gestion des réseaux d'eau, d'électricité, écoconstruction, lutte contre le réchauffement climatique... La liste des progrès est infinie ! Mais les enjeux doivent être discutés publiquement et être pris en compte par les responsables politiques. Nous n'en sommes qu'au début du processus. Cela mérite éclairages et approfondissements. C'est, je crois, l'objet de ce colloque.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je cède la parole à Jean-Yves Chapuis, urbaniste, qui fut adjoint à l'urbanisme et à l'aménagement de la ville de Rennes.

M. Jean-Yves Chapuis, urbaniste. - Madame la ministre, monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, je commencerai par une remarque qui, sans doute, ne va pas vous faire plaisir : la ville intelligente ne m'intéresse pas, non plus d'ailleurs que la ville durable ou la ville dense. Saint Augustin disait que la ville, « c'est des pierres et des hommes ». C'est le développement qui doit être durable, la ville doit être multiple pour permettre à chacun de choisir son lieu d'habitation en fonction de ses contraintes et de son désir. Or seuls 30 % des citoyens peuvent le faire aujourd'hui. J'aborderai le thème sous l'angle de la question suivante : comment la ville en réseaux interroge-t-elle le rôle des élus, des services et change-t-elle la relation avec les citoyens ?

Pour avoir été élu local, je peux vous dire que les quatre cinquièmes, pour ne pas dire plus, des responsables politiques ne sont pas préparés à cette évolution avec les citoyens. La démocratie représentative et les institutions se trouvent en porte-à-faux face à cette mutation de la « condition numérique », pour reprendre le titre d'un livre récent de Bruno Patino et Jean-François Fogel. Ce dernier constate ainsi : « Le réseau est sans frontières. Son territoire est antinomique avec l'organisation des institutions politiques. L'internaute est nomade face au pouvoir de l'homme politique sédentaire par principe et qui s'appuie sur une base électorale liée à un territoire. La connexion a envahi l'espace social. » Telle est la réalité à prendre en compte.

L'existence numérique permet de répondre à l'orgueilleux désir de chacun d'exister. Être connecté, c'est être visible. Il y a donc une forte demande sociale via les réseaux sociaux, qu'il faut faire l'effort de comprendre. Or les urbanistes, je le sais bien pour avoir travaillé sur une dizaine de grandes villes, croient qu'avec quelques enquêtes publiques et autres « parcours de ville » ils sont suffisamment renseignés sur le sentiment des habitants. Ce n'est pas vrai ! Nos concitoyens s'organisent déjà pour trouver des solutions sans l'aide des pouvoirs publics, au travers, par exemple, du covoiturage, d'une organisation du travail différente, du développement de circuits courts qu'évoquait le maire de Grenoble ce matin.

Mais ils n'en ont pas moins besoin d'être protégés, pas seulement sécurisés, mais protégés. Il y a des politiques pour la jeunesse et la vieillesse, mais pas pour les classes d'âge intermédiaires. Pierre-Henri Tavoillot s'est particulièrement intéressé à la philosophie des âges de la vie, qui ne cesse d'évoluer. Au fond, il existe trois incertitudes. La première est cette incertitude de l'être humain, liée à l'allongement de la durée de la vie : allons-nous devenir éternels ? Couplé à l'évolution des modes de vie, cet allongement a pour résultat l'accroissement de la solitude. Il y a aussi l'incertitude économique. Catherine Larrère pose bien le débat : avant de parler de transition énergétique, il nous faut apprendre à habiter la Terre autrement ; les sciences de la nature doivent être associées plus étroitement aux sciences sociales. Très peu d'économistes, à part, sans doute, Gaël Giraud, s'efforcent de travailler dans cette direction. Le mouvement écologique oppose l'environnement à l'économie quand nombre d'économistes pensent l'économie contre l'environnement. Un travail de fond est indispensable car le socle qu'est la nature ne peut aujourd'hui être mis de côté. Le paléoanthropologue Pascal Picq nous met en garde : si l'on continue ainsi, homo sapiens disparaîtra. La troisième incertitude concerne les territoires. Une société de réseaux et en réseau rend les limites floues. La réforme territoriale sera infinie.

À Bordeaux, l'agence d'urbanisme a cartographié les flux de la métropole : ils vont jusqu'en Chine, puisque une partie du vin est exportée vers ce pays. Mais dans le territoire français, suivant le thème retenu - l'offre commerciale, la santé, les études supérieures -, la métropole bordelaise se dilate continuellement. Les territoires sont sans cesse en mouvement. Compte tenu de ces incessantes évolutions, une conséquence devrait s'imposer aux élus, celle de revoir complètement le périmètre des délégations de compétences.

Prenons l'exemple du vieillissement, sujet qui a fait l'objet, le 12 octobre dernier, à Bordeaux-Métropole, d'une journée « Longue vie », que j'ai animée. J'ai fait venir le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, précédemment cité. À ses yeux, la vraie question est de savoir pourquoi vieillir : « Spontanément, le "bien-vieillir" est associé à la "bonne santé" et au "rester jeune". D'où les deux traits principaux de l'accompagnement de la vieillesse : l'omniprésence du médical, d'une part, le déni du vieillissement, de l'autre. D'un côté, on tente de guérir le grand âge comme si c'était une maladie ; de l'autre, on tente de l'oublier, comme s'il n'y avait qu'un seul âge de la vie - la jeunesse - qui vaille d'être vécu. » Il insiste sur l'importance d'infléchir cette tendance car c'est la question de fond à poser à nos concitoyens : « Le drame de la vieillesse consiste sans doute moins dans la maladie que dans la solitude ; et ce dont il convient de prendre soin est tout autant le lien et les relations humaines que le corps. Certes, on dit souvent que l'essentiel est la santé ; mais on oublie qu'elle n'est jamais une fin en soi. La santé n'est pas le salut et n'est même pas le bonheur. Que vaut la pleine santé sans l'entourage ? Ensuite, l'idéal de jeunesse éternelle est, en dépit de toutes les promesses transhumanistes, une vaine illusion, car le vrai défi de l'âge n'est pas tant de rester jeune que de rester adulte, c'est-à-dire de conserver les attributs durement conquis de la personne autonome et responsable. »

Où faut-il traiter cette question ? Dans quelle délégation d'élu ? On voit bien que cela n'est pas simplement une question de personnes âgées et de questions médico-sociales.

De même, la question de la laïcité mérite d'être posée de nouveau, car les anthropologues montrent qu'il n'y a pas de société sans spiritualité. Quelle place pour la religion dans nos sociétés aujourd'hui ? Devant les évolutions du monde, la peur d'être déclassé est omniprésente. La notion de bien-être et de protection devenant essentielle, où traiter ces questions ? Aussi faudrait-il, dans les collectivités territoriales, réduire le nombre de délégations techniques - circulation, infrastructures, développement durable, urbanisme, etc. - et prévoir, par exemple, une délégation du lien ou « comment habiter la Terre autrement ? ».

Je travaille avec la métropole lyonnaise, notamment l'un de ses vice-présidents, le cancérologue Thierry Philip, sur le thème « santé et aménagement ». Nous avons découvert que les gens ne marchent pas suffisamment. Il faut donc éviter que les transports en commun ne soient excessivement performants, pour inciter les habitants à marcher et prendre la station de TCSP - transport en commun en site propre - d'après ! Traiter le problème, pour l'instant, consiste à devoir réunir deux pôles et une quinzaine de délégations : cela ne peut pas bien fonctionner.

Mieux vaudrait un vrai exécutif, restreint, dans les collectivités territoriales comme dans les métropoles. Dans celles-ci, l'élection au suffrage universel est indispensable, et il est bien dommage qu'on n'en prenne pas le chemin. Je rejoins en cela la position du maire de Grenoble. Un exécutif à sept têtes se partageant l'ensemble des délégations, prenant les décisions ensemble, suffirait, pourvu qu'il soit aidé par des élus de secteurs, chargés de vérifier la mise en place effective des politiques publiques, ainsi que par des intermédiaires qui continueraient d'exercer leur métier tout en mettant en place, pour réfléchir à chaque question, des communautés éphémères, ce qui permettrait, sur un sujet particulier, de recueillir des avis d'experts. Bref, l'administration devra s'adapter en permanence.

Nous avons fait avec Gwenaëlle d'Aboville, de l'agence d'urbanisme Ville ouverte, le projet de territoire pour Lens-Liévin, et nous avons constaté que l'électorat des partis communiste et socialiste passait au Front national (FN), car la droite y est inexistante. En effet, le FN s'occupe des gens, comme le parti communiste autrefois. Le fait est que les élus ne se sont pas suffisamment saisis de nos travaux de réflexion stratégique avec lesquels ils étaient pourtant d'accord pour agir autrement : c'est un véritable problème. Nous essayons de rencontrer le ministre Kanner pour évoquer ce point, sans succès pour le moment. Béthune, Bruay-la-Buissière, Hénin-Beaumont, Carvin et Lens-Liévin réunissent 600 000 habitants : il faut créer cet ensemble ! Ainsi, on pourra recruter une bonne direction générale et répondre aux problèmes de fond.

Faire le Louvre-Lens, c'est très bien ! Mais était-on obligé d'y choisir comme thème d'exposition « Les frivolités au XVIIIe siècle » ? Je l'ai dit à Daniel Percheron. Les collectivités territoriales doivent avoir leur mot à dire sur le choix des thèmes. En l'occurrence, il y aurait sans doute eu d'autres choix à faire. Mais Daniel Percheron a allégué le poids et la liberté des conservateurs de musées.

Les élus croient que les citoyens, lorsqu'ils répondent aux enquêtes, leur disent ce qu'ils pensent. En réalité, ils disent ce qu'ils croient que les élus veulent entendre, d'où l'importance des études ethnologiques et anthropologiques, comme celles que j'ai menées à Rennes. On me les a reprochées en disant que les citoyens de la ville n'étaient pas des Peaux-Rouges !

En visionnant notre film sur Lens-Liévin réalisé dans le cadre de la mission menée avec l'équipe d'urbanistes de l'agence Ville ouverte, les services municipaux ont eu une réaction d'incompréhension et nous ont accusés de donner une mauvaise image de leur ville. Certes, il n'est pas facile de mener à bien certaines reconversions, mais tous les acteurs doivent unir leurs compétences pour y parvenir. D'où l'impérieuse nécessité de remettre à plat l'architecture des délégations de compétences, pour allier notamment considérations techniques et sociétales, ce que j'appelle la nouvelle ingénierie urbaine. Pour la métropole d'Aix-Marseille, dont la mise en place a été confiée au préfet Laurent Théry, les mandataires sont des architectes-urbanistes : pourquoi pas des sociologues, ou des anthropologues ? Avant de dessiner la métropole, il faut la penser ! Pour cela, le numérique peut aider, certes, mais la ville numérique, madame la ministre, cela n'a pas, me semble-t-il, suffisamment de sens.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique et de l'innovation. - Pour ceux qui ne la comprennent pas !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Cher Jean-Yves Chapuis, voilà un discours roboratif ! Gare aux terrains glissants, comme les propos d'un ancien Président de la République sur certaines catégories de fonctionnaires et La Princesse de Clèves...

Dans un tel contexte, monsieur Duthilleul, nous sommes impatients d'entendre ce que vous avez à nous dire.

M. Jean-Marie Duthilleul, architecte et ingénieur. - Nous devons nous concentrer sur les personnes qui pratiquent la ville. Pourquoi viennent-elles en ville, d'abord ? Pas seulement parce qu'elles y ont été poussées par l'exode rural qu'évoquait Mme Lemaire, mais aussi parce qu'elles y sont attirées par la convergence de personnes, de services, de richesses. Elles viennent en ville pour entrer en relation. La ville est, par essence, le lieu de la mise en relation, ce qui impose la circulation au sein de réseaux. La ville n'est pas une image figée, elle bouge en permanence. La preuve : faire une opération « ville morte », c'est tout arrêter. Une ville incarne en somme la dialectique du mobile et de l'immobile.

On a récemment mis au jour en Anatolie une ville vieille de six mille ans, Çatal Hüyük. C'était une agglomération de maisons mitoyennes, sans rues ni places : pour se déplacer, il fallait traverser la terrasse de son voisin. C'est par la suite qu'on a créé rues et places, dessinant des trajets qui devinrent autant d'occasions de mises en relation. Ce processus s'est gâté à la fin du XIXe siècle, avec l'invention de machines pour transporter les personnes. Le développement d'une idéologie de la vitesse a ensuite sévi pendant un siècle. On a optimisé le réseau de chaque moyen de transport mécanique, faisant ainsi exploser l'espace public commun qu'était la rue. Dans le même mouvement, on a voulu optimiser la ville, en concentrant l'habitat, le travail, les soins, les études dans des zones distinctes, ce qui a fait aussi éclater l'espace urbain. La mise en relation, en réseau, qui est au fondement de la ville, a ainsi disparu. M. Sueur l'a bien noté dans ses travaux sur le sujet.

Deux mutations survenues à la fin du XXe siècle nous ont conduits à reprendre la main sur le phénomène urbain, afin d'en faire un atout pour le futur. D'abord, l'idéologie de la vitesse a été abandonnée. En 1974, on a désarmé le paquebot France, emblème du trajet long et de la rencontre, et on a lancé le Concorde. En 2004, on a abandonné le Concorde et on a lancé le Queen Mary 2. Désormais, il ne s'agit plus seulement d'aller vite. L'invention de moyens de transport nouveaux a mis un terme à ce qu'on appelait la guerre des modes. Le tramway a été réinventé en 1975, sous l'impulsion du secrétaire d'État aux transports de l'époque, Marcel Cavaillé. Le premier à l'installer dans sa ville fut Alain Chénard, maire de Nantes, affirmant ainsi que l'espace urbain était à partager entre différentes vitesses. Il en a d'ailleurs perdu son siège.

En 1987, il y avait trois projets de tramway en France ; en 2000, plus de trente. L'« homme à pied » a reconquis l'espace. Le citadin, c'est désormais le piéton, au service duquel le numérique organise des transports à la demande.

Avec le numérique, où que je sois, je peux être au courant de tout - horaires, trajets alternatifs -, je peux tout faire partout. Le RER devient salle de cinéma, le café se transforme en bureau, la rue se mue en cabine téléphonique généralisée. De ce fait, l'appréhension de l'espace réel a considérablement changé, ce qui est d'ailleurs parfois frustrant pour les architectes, qui voient désormais les passants emprunter les espaces qu'ils ont aménagés pour eux sans y jeter un regard. Dès lors, l'espace de la ville devient habitable par tous. L'apparition en ville du sac à dos - emblème du randonneur, s'il en est - en est le signe : nous y devenons aussi nomades que sédentaires. Comment faire en sorte que cet espace suscite également la mise en relation, et ne soit pas uniquement le cadre de la juxtaposition d'individus enfermés dans leur bulle numérique ? De fait, le numérique ne se substitue pas entièrement à la présence véritable dans l'espace. Vous êtes venus dans cette salle, et ce colloque n'est pas une visioconférence. Aussi devons-nous encourager la conscience de la présence effective.

La ville, c'est la mise en présence - qui est la cause finale du phénomène urbain. C'est dans cette perspective qu'il faut penser la mise en espace. Celle-ci impose trois contraintes. D'abord, puisque nous avons dépassé l'idéologie de la vitesse, remettons du mélange dans la ville : vieux et jeunes, malades et bien portants, acheteurs et vendeurs... Les grandes chaînes d'hypermarchés l'ont bien compris, qui ouvrent de nouveau de petites épiceries. Tout élu local devrait être obsédé par le mélange. Ensuite, il faut mettre en réseau les manières de se déplacer. En Île-de-France, les aménagements du Grand Paris vont nous faire passer d'un réseau en étoile à un réseau en mailles, mais il faut aller très loin et prendre dans le maillage les bus, les voitures, les vélos, et même les trottinettes ! Enfin, il faut constituer un espace commun habitable, qui est une extrapolation de ce qu'ont été les rues et les places pendant des millénaires. Peut-être faudra-t-il un demi-siècle pour cela. Il est donc urgent de commencer !

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Merci pour cette belle mise en perspective.

Monsieur Baur, nous sommes curieux de connaître votre regard à la fois de graphiste et de designer.

M. Ruedi Baur, graphiste et designer. - Si je devais donner un titre à mon intervention, ce serait : « Pour une poétique urbaine de la relation. » À la suite de Jean-Marie Duthilleul, je souhaiterais traiter ici de la relation entre la ville et l'information qui permet son fonctionnement. Il s'agit d'un thème intrinsèque à toute urbanité mais qui acquiert un rôle central dans la ville dite « intelligente », comme si celle qui précédait la mise en réseau ne l'était pas. Aussi, je préfère l'intitulé « smarter city » - la ville « plus intelligente » - à la « smart city », pour sortir de la dialectique simpliste de l'avant et après, ou du changement de génération. La question qui m'occupe est celle des interactions entre les représentations de la ville, les informations qui traitent de la ville, celles qui permettent de s'orienter et de mieux utiliser l'espace commun et la perception que l'on peut avoir de cette ville. Je souhaite évoquer la construction des cartes mentales dans le contexte de cette relation entre l'information numérique située et actualisée et la ville qui sait réagir à ces informations. En quoi les possibilités d'interagir avec une information qui prend en compte notre situation changent-elles nos représentations de l'espace urbain ?

Pour débuter, j'ouvrirai le propos en évoquant le lien fort pouvant exister entre la carte mentale que l'on peut se faire d'une grande métropole et la qualité des plans du réseau des transports en commun, et particulièrement du métro. Ces plans possèdent aujourd'hui une histoire centenaire. L'analyse de leur évolution montre des constantes, des densifications, des prolongations de ligne, des évolutions urbaines, dans des styles parfois homogènes et pour le cas de Paris bien plus diffus. Certains éléments de ce corpus historique ont fortement marqué la carte mentale et la représentation que l'on se fait de la ville. Je prends pour exemple la ville et métropole de Londres, qui, dès les années vingt, a porté attention à la représentation de son espace urbain au point de parvenir à en faire une sorte de symbole de la ville aussi bien dans sa dimension historique que contemporaine. Certaines villes, comme New York, ont également bien mieux réussi le passage de la représentation d'un réseau limité en son centre à celui de la grande métropole. La relation entre Manhattan et sa très large et riche périphérie se voit ainsi symbolisée de manière déhiérarchisée et cependant clairement lisible.

La relation de Paris à sa banlieue, on le sait, est plus complexe et les cartes historiques ne font que révéler cette forte barrière symbolique d'une ville ayant longtemps nié l'existence de ces millions de personnes qui habitent et travaillent hors les murs ou au-delà du tout aussi puissant remplaçant boulevard périphérique. La représentation mentale de Paris est ainsi puissamment ancrée dans nos imaginaires. Celle du Grand Paris reste encore à développer et ce ne sont pas les cartes actuelles des transports en commun qui nous aident dans cette construction. Les recherches développées pour la Société du Grand Paris Express en matière d'information des voyageurs des lignes 15, 16, 17 et 18 du métro nous ont poussés à proposer une représentation plus iconique de la future ligne rapide 15, qui va tourner autour de Paris et relier ainsi un nombre important de lignes de métro et de RER. En donnant à cette ligne la forme d'un cercle, nous permettrons de rendre intelligible la logique radiale des lignes existantes. En lui donnant l'importance qu'elle mérite, nous pourrons l'utiliser comme structure de lecture de ce vaste territoire du « Grand Paris ». L'extrait d'un cercle, aussi resserré soit-il, a l'avantage de rendre lisible la position d'un voyageur par rapport à l'ensemble. Cet index structurant va être particulièrement utile par rapport à la lisibilité des plans sur écran ; écrans présents dans les gares mais surtout écrans transportés par les voyageurs. Dès à présent un plan n'est plus le lieu inerte de l'inscription de l'ensemble des informations, il sait apporter l'information recherchée, se transformer en fonction de la réalité urbaine, d'un événement ou d'un incident, indiquer des horaires, conseiller, avertir et devient un outil interactif majeur qui relie le transport aux autres services présents dans les lieux recherchés. Tout en restant un outil majeur de la construction de la carte mentale, il pourra rendre compte d'une réalité bien plus riche et diversifiée que celle des cartes actuelles.

Je prends un exemple : s'il semble logique que les gares du campus de Saclay informent des conférences allant se dérouler dans les heures à venir, le voyageur s'informant sur Paris dans son ensemble doit, selon sa recherche, également pouvoir trouver cette information sur le plan de sa tablette. Ainsi, la carte mentale du futur Grand Paris se construira à partir d'une carte qui rendra compte de différences d'activités selon les emplacements. Pour mieux rendre compte de cette relation entre ce qui est commun à l'ensemble du réseau et ce qui est particulier à chaque gare et à chaque partie de ville, nous avons suggéré de construire une narration différente à chaque gare en proposant qu'un illustrateur différent puisse raconter la partie de ville entourant la gare en fonction de son propre point de vue et non pas d'une narration commune, centrée par exemple sur les monuments. Ce travail sur une cartographie, qui intégrerait les données temporelles et permanentes en sachant changer de point de vue tout en restant cohérente, nous semble mériter la poursuite d'une recherche dépassant fortement les seules questions du transport. Il s'agit bien de rendre intelligible ce vaste et complexe espace urbain dans sa dimension historique, sociale, politique et géologique, de faire ressortir ce qui permettra la distinction et l'appropriation, ce qui relève du hard mais surtout aussi du soft, des activités, bref ce qui construira l'imaginaire futur de cette métropole.

Nous n'avons évoqué qu'indirectement la question de la représentation du territoire « politique ». Si elle entre en jeu par rapport à la carte mentale, elle ne contribue pas pour autant toujours à l'intelligibilité d'un contexte urbain. Les frontières administratives, marquées sur une carte, ne se retrouvent pas obligatoirement présentes dans la réalité. Cette absence peut porter à confusion, surtout lorsqu'une gare se trouve à la croisée de plusieurs communes. Mais l'habitude de représenter chaque commune comme une île solitaire, comme si ce qui se trouvait juste à côté relevait de l'ennemi irreprésentable ne contribue pas non plus à rendre intelligible le territoire à une échelle plus large. Cette approche, que l'on pourrait qualifier d'« isolationniste », n'affecte pas uniquement la cartographie.

On peut affirmer que le signe de reconnaissance ou la marque dont se dote chacune de ces entités politiques, comme si elle se trouvait en concurrence avec les autres, ne contribue pas non plus à clarifier la lecture de ces espaces urbains. Ce phénomène n'est pas particulier aux communes du Grand Paris mais leur nombre donne à cette cacophonie de signes une dimension exemplaire. J'évoque en ce point cette logique qui conduit les villes, et les espaces publics, à se doter d'un logotype et à considérer ce signe comme relevant de leur identité. Ces constructions artificielles fondées sur l'originalité et la visibilité se trouvent dans l'incapacité d'exprimer leur lien à un territoire plus large, elles ne supportent aucun voisinage et ne contribuent qu'exceptionnellement à une intelligibilité civique du territoire. Au contraire, comme les marques de lessive, elles s'imposent par leurs formes inutilement expressives et par l'effet de répétition, souvent affligeant pour le citoyen. La logique de marque est entrée dans nos espaces démocratiques. Cet esprit n'apporte ni intelligibilité, ni vraiment distinction, tout se ressemble en fin de compte. S'opèrent plutôt des frontières qui empêchent les relations urbaines. La multiplicité de ces logotypes simplistes, sans aucun lien les uns avec les autres et ne parvenant à dépasser le « moi, je », fait aujourd'hui obstacle à l'intelligibilité urbaine que j'évoquais auparavant.

Le grand défi de la démocratie du futur passe au contraire par une meilleure confrontation du citoyen avec la riche complexité des institutions, des infrastructures et des territoires. Il faut donner à nos concitoyens les outils pour la comprendre et agir sur elles. Le design civique que je défends essaie de rendre accessibles ces espaces publics et ces structures urbaines, administratives et politiques, sans pour autant procéder à ce simplisme qui place le citoyen dans l'incapacité de répondre à la responsabilité qui lui incombe. Les nouvelles régions, les métropoles, les communautés d'agglomération et autres structures territoriales appellent de nouvelles formes de représentation qui rendent compte de leur fonctionnement, de leurs compétences, de leurs droits et de leurs liens avec d'autres structures. J'estime qu'il faut aujourd'hui passer de la représentation du « moi, je » à celle de la relation. Le design graphique peut participer de cette lecture du complexe contemporain.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous vous remercions infiniment, monsieur Baur, et saluons tout particulièrement vos propos ô combien éclairants sur les logotypes.

De nombreuses collectivités dépensent en effet de l'argent auprès d'agences dites « de communication ». Sans même savoir quel message elles veulent envoyer, elles pensent que communiquer, c'est dessiner des zigzags, des sortes de spermatozoïdes qui cherchent je ne sais quoi, ou des ronds. On nous dit que c'est génial, que ça représente la ville et la région... Remarquez que, en politique, il y a trop de gens qui ne savent pas ce qu'ils ont à dire, et c'est bien là le problème ! Mais ils ont des agences de communication...

Nous allons maintenant entendre Renaud Charles.

M. Renaud Charles, Enlarge Your Paris. - Je ne pouvais pas rêver meilleure introduction que les propos de Ruedi Baur. En toute modestie, je suis là pour essayer de répondre à ses souhaits. Mais je vais laisser John Wayne introduire mon propos.

(Le film Il était une fois la banlieue est projeté ; il est disponible sur internet à l'adresse suivante : www.youtube.com/watch?v=xOH7rAkT3cs)

Tout est résumé dans ce western : la banlieue, c'est la terre à conquérir, le grand Ouest américain.

On a bien souvent une image très dépréciée de la banlieue. Je vous invite à taper le mot « banlieue » sur Google et à cliquer sur Google Images : vous y trouverez des pages et des pages de cités en crise, de voitures qui brûlent. Moi qui suis banlieusard, je ne m'y reconnais pas du tout. Je ne nie pas les difficultés, mais les cités peuvent être représentées autrement. Aujourd'hui, la banlieue sert de cadre à certains médias pour raconter une France qui va mal.

J'évoquerai maintenant la genèse d'Enlarge Your Paris, média qui parle de la culture et des loisirs du Paris extra-muros. En effet, pour nous, Aubervilliers ou Saint-Denis, c'est Paris. Paris étant une marque exceptionnelle, on aurait tort de ne pas l'utiliser, même si l'on vit en banlieue. Cette marque rayonne et doit permettre de faire rayonner les villes tout autour.

Un jour, j'ai vu à Châtillon une affiche annonçant une représentation, au conservatoire, de Pierre et le Loup, conte musical qu'à l'époque ma fille écoutait en boucle. Nous y sommes allés ensemble et en gardons un excellent souvenir. Cette information, je ne l'aurais jamais eue si je n'étais pas tombé sur cette affiche. Au XXIe siècle, il est dommage de dépendre encore de l'affichage, alors que, comme le soulignait Mme la ministre, le numérique peut créer de la proximité. D'innombrables sites ou blogs parlent de Paris. Je me demande même ce qu'il peut rester du Paris « insolite » compte tenu du foisonnement d'informations sur ce sujet. De l'autre côté du périphérique, c'est une tout autre histoire, que personne, d'ailleurs, ne raconte. Nous avons écrit un article pour vanter les blogs consacrés à la banlieue : nous en avons recensé à peine dix.

Nous avions constaté que l'offre culturelle et de loisirs en banlieue était annoncée et promue par des sources très diverses qui n'étaient pas nécessairement prescriptrices : les mairies, les conseils généraux, les comités du tourisme. Nous aurions aimé qu'un intermédiaire supplémentaire intervienne auprès du public. Une étude réalisée par TNS Sofres en 2014 pour le comité régional du tourisme a d'ailleurs montré que 50 % des Franciliens disaient méconnaître l'offre de culture dans le Grand Paris, tandis que 85 % d'entre eux regrettaient l'absence d'un site internet dédié.

Partant de ce constat, sachant que nous étions déjà demandeurs d'un tel média et ne voyant rien venir, nous l'avons créé en 2014. En effet, on parle aux 2 millions de Parisiens, mais non aux 10 millions de Grands Parisiens, qui, eux, doivent faire l'effort de venir à Paris. De l'autre côté du périphérique, selon Arcadi, on trouve pourtant huit cents lieux culturels : ils ont parfois des difficultés à trouver leur public. À un moment, il faut provoquer la rencontre entre l'offre et la demande.

Enlarge Your Paris est avant tout un média qui publie des articles sur la culture, la nouvelle économie, la société et ce qui se passe en banlieue. Car l'image est cruciale : Paris est glamour, chacun a envie d'en profiter ; mais personne ne souhaite rester au sein d'un territoire dont on entend le plus grand mal à longueur de temps. Il importe donc de prendre le contre-pied. Notre rôle de journaliste est de montrer les initiatives heureuses en banlieue.

La prochaine pierre consistera à créer un agenda pour que les habitants soient au courant de ce qui se passe à cinq ou dix minutes de chez eux. L'idée est de connecter la donnée événementielle, aujourd'hui très éparse, avec la donnée de mobilité. Je vais donc savoir ce qui se passe au bout de ma rue ou même beaucoup plus loin. L'idée n'est pas tant la distance que le temps : savoir à combien de temps je suis de la sortie culturelle qui va potentiellement m'intéresser ou du parc dans lequel je vais pouvoir m'aérer. À ce propos, peu d'entre nous, ici ou ailleurs, savent que l'Île-de-France est composée de 25 % de parcs et de forêts, de 50 % de terres agricoles, et donc de seulement 25 % de villes. Il convient donc aussi de connecter les citadins avec ce vaste territoire. Il y a également quatre parcs naturels avec, en plus, une offre de loisirs largement méconnue des Franciliens, qui pourrait profiter bien davantage de cette manne de 12 millions d'habitants.

La mobilité est cruciale dans le choix de ses loisirs. Selon l'étude récente d'un think tank américain, l'offre de transports à Paris est époustouflante, dans la mesure où 100 % des habitants vivent à moins d'un kilomètre d'un accès au réseau de transport public. Passé le périphérique, ce pourcentage tombe à 50 %. Il est évident qu'une station de métro ne pourra pas être construite au pied de chaque immeuble de Seine-et-Marne. En revanche, un transport public qui s'ignore, la voiture, pourrait être utilisé différemment. Certains opérateurs, les VTC par exemple, produisent déjà de la donnée de mobilité. Notre idée est d'aller chercher cette donnée, de la croiser avec la donnée événementielle afin que des gens puissent sortir facilement. À Clichy-Montfermeil, où n'existent pour le moment que des bus, le métro est en route, ainsi que le tramway T4. En attendant, il serait judicieux de trouver les moyens de connecter les besoins de déplacements avec les voitures disponibles.

C'est par le biais de la culture qu'Enlarge Your Paris parle de la banlieue, mais il existe de nombreuses autres initiatives à prendre pour enclencher le mouvement et créer du lien.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - La parole est maintenant à Bruno Marzloff, sociologue.

M. Bruno Marzloff, sociologue. - Il est intéressant de constater que la lecture que chacun a de la ville en réseaux est extrêmement différente. En tant que sociologue, quand on me parle de ville en réseaux sans plus d'instruction, cela m'évoque cet objet encore relativement mal compris que sont les réseaux sociaux, qui ont surgi dans l'espace public d'une manière massive voilà maintenant dix ou quinze ans.

Les réseaux sociaux constituent un élément de recomposition du paysage, de la sociologie, et s'inscrivent dans un jeu d'acteurs qui est lui-même en train de changer de manière assez radicale. La question, au-delà de l'interrogation sur l'objet sociologique, est de savoir ce que produit un réseau social.

Voilà une dizaine d'années, nous avions lancé une exploration avec nos amis de la Fing, la Fondation internet nouvelle génération, notamment avec Daniel Kaplan. À l'époque, on ne parlait pas encore de smart city, ni d'open data ou de big data, même si cette sémantique existait dans la littérature. En se saisissant de cette question de l'irruption du numérique dans l'urbain, on a inventé l'« éditorialisation » de la ville, c'est-à-dire ce qui était en train de se produire du côté d'internet, des mobiles, de ces échanges d'abord modestes de SMS, avec des outils de plus en plus sophistiqués comme Facebook, WhatsApp, Snapchat, etc. Nous nous sommes alors demandé si ces réseaux sociaux allaient changer l'urbanité, produire un nouvel urbain et ce que l'on pouvait en escompter.

J'ai été très content d'entendre Renaud Charles : je suis les progrès de cette démarche, que je trouve extrêmement intéressante car elle participe de la création d'une nouvelle urbanité. Mais le signal est faible et l'exercice très difficile : Renaud Charles aurait pu vous raconter toutes les péripéties qu'il a vécues et les efforts consentis pour tenter d'imposer sa démarche innovante.

Qu'ont fabriqué aujourd'hui les réseaux sociaux ? Pour répondre à cette question, il faut malheureusement regarder du côté d'autres acteurs plutôt que de médias comme Enlarge Your Paris. Aujourd'hui, les réseaux sociaux, les médias sociaux fabriquent très massivement de la donnée, qui est accaparée par un certain nombre d'intervenants que vous connaissez.

Prenons Waze, très populaire avec 70 millions d'abonnés dans le monde, dont 2 millions en Île-de-France qui l'utilisent chaque mois. C'est à la fois un réseau social et un média qui véhicule de la donnée et rend des services aux citoyens. On hésite à considérer ces services comme des services publics, puisqu'ils procèdent d'acteurs privés ; peut-être devrait-on les appeler services parapublics. Il n'empêche qu'ils s'adressent au public dans un but tout à fait utilitaire : estimer l'heure d'arrivée, éviter les bouchons...

Waze travaille aussi avec des collectivités territoriales en procédant, comme à Rio ou à Boston, à des échanges intelligents d'informations pour que les autorités puissent « monitorer » les trafics dans la ville. Waze a également lancé le mois dernier un service intéressant - on pourrait le qualifier de public - de covoiturage dynamique. Enfin, Waze s'inscrit dans la galaxie de l'ensemble des services de Google, avec, au centre, Google Maps. De surcroît, Waze est gratuit, car il a un modèle économique. Il y a là un paradoxe, car ce qui représente pour certains une industrie profitable reste coûteux pour les opérateurs de transport ou les acteurs publics.

Se posent alors toute une série de questions sur la place de l'individu dans ce dispositif, car il est à la fois le provider de la donnée, c'est-à-dire le fournisseur, et, à l'autre bout de la chaîne, le consommateur du service. Il le fait dans des conditions qu'il ne maîtrise absolument pas, car la donnée est « lâchée » depuis un téléphone mobile ou une autre source, et nul ne sait vraiment ce qu'il en advient. La Cnil se penche bien évidemment sur le destin de cette donnée, mais cela soulève aussi la question de la place du régalien. En effet, on peut parfaitement imaginer, sans prêter d'intentions perverses à Waze, que ce dernier mette ses algorithmes au service des annonceurs et oriente quelque peu le parcours de ses abonnés de manière individuelle ou collective. Où est l'autorité de l'acteur public ? Comment va-t-il intervenir sur ces algorithmes ? S'en donne-t-il les moyens ?

Plus fondamentalement, cela pose une autre question, sur laquelle s'est penchée Mme Lemaire dans le cadre de la loi pour une République numérique, qui vient d'être votée et dont on attend les décrets d'application : quel statut donner à la data ? Les notions de données d'intérêt général et de service public de la donnée commencent à s'insérer dans les discours et dans la législation. La notion de donnée « de bien commun » mérite une nouvelle réflexion, même si elle n'a pas été retenue dans la loi.

Ces réseaux, en interaction avec leur production naturelle de conversations et donc de data, soulèvent la question des nouvelles régulations.

Les enjeux d'urbanité ne vont pas être enterrés, car il faut aussi leur donner leur chance, mais force est de constater que c'est la dimension utilitaire qui prévaut aujourd'hui. Acceptons-le, mais donnons-nous les moyens de gouverner cette donnée, à la fois pour que l'individu d'où procèdent ces données participe du dispositif, mais aussi pour que l'ensemble des protagonistes puissent en extraire de la valeur. Cette valeur procédera de différents niveaux, notamment du fait que la donnée est fluide, dynamique et s'enrichira de multiples croisements. Il faut donc la libérer le plus possible, avec toutes les contradictions que cela suppose pour la protection de ceux qui les émettent.

Ne nions pas la complexité de l'enjeu. C'est un Far West, un terrain assez nouveau. Mais n'y aurait-il pas de place pour d'autres acteurs que les Google et consorts sur ce territoire qui va exploiter les réseaux sociaux et les médias sociaux ?

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je cède le micro à Philippe Sajhau, qui représente IBM France. Il est important qu'une grande entreprise, par son intermédiaire, puisse avoir la parole.

M. Philippe Sajhau, vice-président d'IBM France, chargé de l'initiative smarter cities. - Madame la ministre, monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, j'ai plaisir à représenter le seul « industriel » du numérique de cette table ronde, IBM France ; j'insiste sur « France », car nous sommes français depuis cent ans et payons nos impôts en France. Nous ne sommes pas propriétaires des données métiers. C'est pourquoi je ne me retrouve pas dans le mot « consorts ».

J'ai également une autre casquette : je suis un élu de banlieue, ce qui me permet d'avoir un autre angle de vue.

Il faut bien en avoir conscience, il y a une transformation de la société, qui est d'abord liée à l'enjeu des données et à leur nombre qui explose. On compte cette année à peu près autant d'objets connectés que d'individus sur Terre. Il y en aura 50 milliards en 2020.

Depuis quelque temps, les technologies permettent d'utiliser ces données, de les extraire et d'en tirer de la valeur. Je pense à la mobilité, au big data, à l'analytique, au prédictif et à l'internet des objets. Tout cela est en train de révolutionner la société.

Lors d'une récente table ronde, un banquier indiquait qu'il fallait une minute quarante pour entrer en contact avec un taxi Uber - je couple ces deux termes à dessein - et à peu près deux heures pour joindre son conseiller clientèle à la banque. Or c'est la même personne qui recourt aux deux services. Elle ne va donc pas supporter longtemps d'attendre deux heures. Une société comme Netflix n'a pas une salle de cinéma. Pourtant, les personnes qui voient ses films sont plus nombreuses que celles qui vont au cinéma. Airbnb, qui n'est pas propriétaire du moindre hôtel, propose plus de lits que tous les hôtels et a une capitalisation en bourse supérieure à celle d'Accor.

Toutes ces transformations vont bien évidemment toucher la ville. Or, avec toujours plus d'habitants, il va falloir trouver les moyens de mieux vivre ensemble. L'objectif, c'est donc une ville durable : consommer moins d'énergie, diminuer la pollution grâce, notamment, à de nouvelles façons de se déplacer.

M. Jean-Yves Chapuis, urbaniste. - C'est le développement qui doit être durable ! La ville n'est pas durable ; ce sont des êtres humains ! Il faut les comprendre !

M. Philippe Sajhau, vice-président d'IBM France, chargé de l'initiative smarter cities. - Nous sommes d'accord. M. Sueur disait : « pour l'amour des villes » ; on est bien dans cette logique.

Le numérique n'est qu'un outil, qui va permettre de réaliser certains objectifs ; il ne s'agit en rien de créer une « ville technologique ». On sait bien que les tentatives entamées voilà une dizaine d'années - Songdo, Masdar - se sont au final révélées être des contre-exemples. Cet outil a pour objet d'améliorer la vie du citoyen, mais aussi de réduire la dépense des collectivités, car nous vivons dans un monde où l'argent public est rare. Il s'agit enfin de créer du développement économique, et donc des emplois. Mme la ministre a amplifié le mouvement de la French Tech ; bien souvent, ces termes désignent des gens qui s'emparent des données ouvertes dans chaque territoire par l'open data pour créer de nouveaux usages.

Le premier point d'entrée pour cette ville dite « intelligente » ou « durable », qui utilise le numérique, c'est la mobilité. Comment faire en sorte d'anticiper, de mieux connaître et d'utiliser tous les modes de transport possibles, y compris la marche ? Ainsi, on pourra mieux se déplacer. On a évoqué l'application Waze : il s'agit d'un très bon exemple. Ses auteurs se sont emparés de ces données. Certaines villes commencent à le comprendre : Chicago, Montréal, ou encore la communauté d'agglomération de Versailles Grand Parc qui, voilà une semaine, a conclu un accord avec Waze pour faire remonter ses données. La collectivité peut ainsi jouer son rôle naturel de tiers de confiance pour mixer les données privées et publiques et permettre l'utilisation de ces dernières. Cela est extrêmement important. Nous avions démontré qu'il était facile de prédire ce qui se passerait à une heure donnée de la journée, pour que les habitants de la banlieue puissent mieux faire face aux événements imprévus, comme lorsqu'un effondrement de caténaires a engendré une matinée d'enfer pour les usagers du RER A. Tout cela peut être amélioré grâce à de tels outils.

Le deuxième sujet important est celui de l'énergie. Toute la chaîne de valeur de l'énergie est en train de se déconsolider. Nous serons tous, bientôt, des « prosumers », à la fois des producteurs et des consommateurs. Le numérique enrichit considérablement le marché de l'énergie. On verra de plus en plus des quartiers et des ménages autonomes de ce point de vue, grâce à la baisse du prix du stockage énergétique et des panneaux solaires.

Enfin, je ne ferai que mentionner le sujet de la sécurité et de la gestion des risques. Là encore, il existe une très grande demande. L'année dernière, un sondage a été réalisé par la société Acteurs publics sur les sujets les plus importants pour la ville intelligente et les nouveaux outils technologiques : la gestion des risques était le deuxième sujet le plus évoqué.

Je souhaiterais, à ce stade, tirer quatre conclusions et profiter de votre présence à ce colloque pour vous soumettre, madame la ministre, trois requêtes.

Première conclusion : la participation des citoyens va se développer. Une étude du cabinet IDC a démontré que, en 2018, les applications seront fondées, à 75 %, sur des informations en provenance des particuliers - crowdsourcing - et, à 25 %, sur des informations commerciales.

Deuxième conclusion : cette évolution de l'utilisation des données va s'amplifier vers l'ensemble de ces thématiques. Il faut absolument que les élus la comprennent et la prennent en compte dans les projets qu'ils lancent. Le numérique peut changer la nature des projets : il faut comprendre comment.

Troisième conclusion : l'approche de la ville se fera systématiquement par des consortiums de grandes entreprises, de PME, de start-up et d'acteurs publics. Il n'y aura plus jamais un interlocuteur unique, car aucune société ne devrait arriver avec du prêt-à-construire.

Quatrième conclusion : j'insiste de nouveau, la collectivité doit demeurer un tiers de confiance pour les données et les initiatives.

J'en viens, madame la ministre, aux trois requêtes que je tiens tout particulièrement à vous soumettre.

La première concerne le grand emprunt et l'action « Ville de demain ». Vous avez rappelé le pointillisme qui préside à ces initiatives, communes à plusieurs ministères. Il serait important, à mes yeux, que les subventions apportées dans ce cadre soient simples et lisibles pour les collectivités et qu'elles soient dirigées non pas sur des constructions, mais avec un point d'entrée sur le numérique. Par exemple, il serait bon que tous les projets qui relèvent à plus de 40 % du numérique puissent être facilement fléchés par les collectivités.

La deuxième requête a pour objet les « infolabs », que l'on a vu surgir depuis quelque temps. Ils sont issus de la partie numérique des fab labs. Leur vocation est de faire voir aux citoyens les données issues de l'open data et de leur faire comprendre ce que l'on peut en faire. Ainsi, on pourra parvenir à une démystification des algorithmes, qui inquiètent aujourd'hui la population. Grâce au développement de ces infolabs, les gens comprendront mieux et auront moins peur ; c'est une idée qui mérite d'être creusée.

Enfin, en tant que membre du Syntec Numérique, je souhaiterais monter avec vous un forum pour partager les meilleures pratiques des villes intelligentes, forum qui serait soumis à une simple règle : la moitié des participants viendraient des métropoles, l'autre des villes moyennes, qui restent plus faiblement impliquées dans ce domaine.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Les villes moyennes risquent en effet de se sentir complexées face aux métropoles : vous avez donc bien raison. Il faudrait en outre associer les petites villes, et même les villages ; je me dois, en tant que sénateur, de rappeler leur importance. N'oubliez pas que nous sommes, au Sénat, élus par les représentants des communes : le maire d'une commune de trente habitants a une voix, alors que, dans certaines zones urbaines, on compte un grand électeur pour six cents habitants.

Avant de laisser le mot de conclusion à Mme la ministre, je donne la parole à Jean-Baptiste Roger, fondateur de La Fonderie.

M. Jean-Baptiste Roger, fondateur de La Fonderie, agence publique numérique d'Île-de-France. - Merci de m'avoir invité, monsieur le sénateur, mais, je me permets de vous le dire, la prochaine fois, faites des plateaux moins imposants : nous sommes beaucoup trop nombreux. Encore heureux que la tribune ne soit pas plus large parce que je n'ose imaginer combien nous aurions été ! Pour réveiller l'assistance, dont les paupières se font lourdes en ce vendredi après-midi, je me montrerai quelque peu excessif dans mes propos. N'hésitez pas à visiter mon fil Twitter, @jbroger, pour continuer le débat, m'insulter ou me souhaiter mon anniversaire !

Je suis directeur de La Fonderie. Il s'agit d'un organisme public plutôt curieux, un laboratoire qui existe depuis cinq ans, mais qui va, hélas, sans doute connaître sa première fin. Son objectif est de traiter du numérique du côté du public. C'est, si l'on voulait faire vite, un « FabLab de politiques publiques ».

Le monde du numérique est extrêmement compliqué ; il est fait de révolutions, de disruptions, d'injonctions paradoxales. Axelle Lemaire en sait quelque chose : le monde du numérique, c'est tout et son contraire. La Fonderie est donc là pour tenter de traiter de cette question politiquement et publiquement, pour donner un peu de sens à l'innovation. Pour ce faire, j'ai la chance de disposer d'une équipe de collaborateurs qui, pour ainsi dire, joue une mi-temps dans chaque camp : nous sommes donc à la fois acteurs publics, parfois acteurs politiques, et le plus souvent de vrais geeks, moi-même au premier chef.

Pourquoi ce nom ? J'étais auparavant professeur d'histoire-géographie. La question de la continuité historique m'a, à ce titre, toujours, beaucoup interrogé. Le numérique représente de ce point de vue un incroyable cas d'école. Nombre de gens dans cette industrie, les plus jeunes en particulier, ont du mal à se faire à l'idée qu'un monde préexistait avant le numérique, et qu'il fonctionnait. J'ai connu une époque sans e-mails, où l'on se donnait rendez-vous par téléphone, longtemps à l'avance, alors que l'on est aujourd'hui en contact permanent, minute par minute, pas par pas. La notion de continuité historique intéresse donc notre débat d'aujourd'hui.

En matière de numérique, je n'ai aucune idée de ce qui se passera dans les dix ou quinze prochaines années. Je lis toujours les analyses prospectives avec beaucoup d'intérêt, car il s'agit le plus souvent d'un catalogue d'erreurs. En revanche, je sais ce qui se passera après-demain, dans six mois, dans un an ou deux. La Fonderie tente de conjuguer l'innovation absolue et totale, dans une disruption technologique permanente, avec l'existant. On oublie malheureusement trop souvent que le monde a ses persistances et que le numérique vient se plaquer dessus, qu'il le fragilise et le rend plus incertain. Dès lors, « le monde », en particulier celui de la représentation politique, se défend. Souvent, il digère le numérique de manière assez maligne. Je retrouve ainsi dans les discours politiques, depuis deux ou trois ans, bien des marqueurs du vocabulaire du numérique : « open », « disruptif », etc. Pourtant, au quotidien, bien peu de femmes et d'hommes politiques sont open et disruptifs ! Heureusement, notre ministre l'est, mais tel n'est pas toujours le cas, en particulier, peut-être, dans cette maison.

Alors, que peut-on faire dans les villes en matière de numérique ? Qu'est-ce qu'une smart city en réalité ? J'ai été invité à des dizaines d'événements, où l'on m'a montré toujours plus de gadgets : à en croire certains, les citadins se déplaceront bientôt sur coussins d'air, une antenne vissée sur la tête. Pour ma part, je me déplace en scooter dans le Grand Paris. Je parcours ainsi environ huit mille kilomètres par an, ce qui me laisse le temps de réfléchir aux pesanteurs de la ville. Dans une ville aussi historique, aussi haussmannienne que Paris, il ne sera pas évident de créer une smart city comme on a pu l'imaginer dans certains laboratoires.

Les persistances du monde ancien sont extrêmement importantes. On risque, en n'en tenant pas compte, d'imposer du numérique aux usagers et aux citoyens. Dans le processus de disruption, on cassera plus qu'on ne construira. Or, pour moi comme pour Axelle Lemaire, l'objectif du numérique est d'améliorer le quotidien. J'espère que, quand j'aurai pris ma retraite bien méritée, j'aurai laissé les choses dans un meilleur état qu'au début de ma carrière. Tel est l'enjeu de la smart city.

La réalité est pourtant parfois différente. Mes bureaux sont situés dans ce que l'on appelle un smart building. Or, sans vouloir offenser ses concepteurs, il s'agit de l'immeuble le plus bête que j'aie jamais vu. Rien n'y est possible ! J'ai froid tout le temps, car on ne peut pas régler simplement les thermostats. Je dispose d'une télécommande à douze boutons qui ne sert qu'à lever et baisser les stores. Il existe un système d'information mais, chaque fois qu'il tombe en panne, il faut faire venir un technicien, ce qui prend trois jours. Nous avons donc commencé à « hacker » l'immeuble intelligent, pour le rendre moins intelligent. Nous avons ajouté des interrupteurs là où il n'y avait que des capteurs, afin de pouvoir éteindre la lumière. C'est bien la preuve que, si l'on ne développe pas de tels projets avec les usagers, avec les citoyens, on fera ces projets contre eux.

Je rêve d'un numérique qui se fasse avec les gens. Tout le monde dit cela, mais il doit s'agir d'un viatique quotidien.

Aujourd'hui, quand une petite ville invite une start-up, c'est le plus souvent pour l'installation de caméras de surveillance ; c'est rarement pour fabriquer quelque chose de meilleur. De belles expériences ont eu lieu, parfois, le numérique, tout en compliquant les choses, parvient à rendre des services. Je pense à une excellente application comme Fluicity, qui permet aux citoyens de signaler aux responsables municipaux ce qui ne marche pas dans leur ville : trou dans la chaussée, réverbère éteint, etc. Mais si le problème n'est pas réparé dans les vingt-quatre heures qui suivent le signalement, on observe un effet boomerang et du mécontentement. Le numérique, par son potentiel de fluidification, entraîne un ensemble de transformations dont il faut tenir compte dès la mise en place d'un projet. Ce système d'alerte citoyen doit être fabriqué avec les services techniques de la ville, et non contre eux.

Il est inévitable, dans un débat rassemblant autant d'intervenants, que le dernier orateur - moi, en l'occurrence - exprime un désaccord particulier avec un orateur précédent : M. Chapuis sera la victime du jour !

M. Jean-Yves Chapuis, urbaniste. - Je suis, moi aussi, en désaccord complet avec vous !

M. Jean-Baptiste Roger, fondateur de La Fonderie, agence publique numérique d'Île-de-France. - Cela ne m'étonne pas, mais ce n'est pas grave ! Pour ma part, j'étais d'accord avec vous quand vous avez rappelé que, la ville, c'était des pierres et des hommes. À partir de là, nous n'avons plus été d'accord sur rien. Vous avez développé une vision qui, quoique intelligente, me paraît ancienne, ou old, comme on dirait dans mon milieu. Vous théorisez encore que les gens ont besoin de protection ; moi, je pense l'inverse.

M. Jean-Yves Chapuis, urbaniste. - Vous vous trompez complètement. Vous ne pouvez pas dire que vous êtes d'accord avec la phrase de Saint Augustin et parler de la ville durable. Il dit exactement le contraire.

M. Jean-Baptiste Roger, fondateur de La Fonderie, agence publique numérique d'Île-de-France. - La ville durable, telle que je l'imagine, est une ville de potentialités, de connexions, de possibles. Elle permet à des citoyens engagés, tels les membres d'Enlarge Your Paris, de faire des choses, de mettre des données à la disposition des citoyens. Il faut dire aux gens que c'est possible, et non que c'est obligatoire, qu'ils ne sont pas en danger, qu'ils n'ont pas besoin d'être accompagnés et infantilisés. Qu'est-ce que sa ville, aujourd'hui, pour un Parisien de vingt-cinq ou trente ans ? C'est une ville de contraintes, c'est une ville qui est chère, c'est une ville qui n'est pas facile, c'est une ville qui est polluée et c'est une ville où, parfois, on s'ennuie ! C'est insensé, au vu de la densité de potentialités. On s'ennuie parce qu'on manque de possibles : on pourrait, mais on ne peut pas toujours.

Voilà pourquoi, à mes yeux, la smart city n'est pas une ville de protection, d'injonction, d'infantilisation ; c'est une ville de libération. Dans le monde du numérique - Axelle Lemaire le sait bien -, on a toujours un petit côté libertaire. Nous avons envie de tout changer, d'améliorer, mais nous voulons aussi qu'on nous laisse un peu faire, en marge. Cette vision moderne, geek, de la smart city exprime des idéaux libertaires : on veut faciliter le travail des innovateurs de terrain et, pour cela, on « openifie », on fluidifie. Et on finit par en tirer des conséquences pratiques sur les vraies et les fausses bonnes idées. Un devoir d'expérimentation, en définitive.

Je veux donner un dernier exemple. Au sortir de ce colloque, je retournerai sur un chantier auquel nous travaillons en ce moment, dans le XIIe arrondissement de Paris. Il s'agit d'une tiny house, d'une petite maison open source sur roues, que nous envisageons comme un « tiers-lieu ». L'inauguration aura lieu mardi prochain. Depuis deux jours que je suis sur le chantier, je vois passer des gens et j'entends leurs commentaires. Ancien étudiant en sociologie politique, je laisse traîner l'oreille pour essayer de comprendre ce qu'ils pensent de ce que nous faisons. Il faut un incroyable optimisme pour trouver que le système fonctionne bien. Aujourd'hui, on entend beaucoup de critiques : ça ne ressemble à rien, c'est laid, c'est en métal alors que ce devrait être en bois, c'est tout petit, etc. Pour d'autres, c'est intéressant, ça ouvre des possibilités : on pourrait aller soigner les migrants du XIXe arrondissement, donner l'une de ces roulottes à un grand enfant en soif d'autonomie... Bref, la vision « à moitié vide » est la plus fréquente, et ce pessimisme collectif est aussi la conséquence de cette infantilisation qui fait considérer les citoyens comme des incapables majeurs, maladroits, incapables de se fabriquer par eux-mêmes.

On pourrait donc continuer de protéger, de sécuriser ; je pourrais expliquer aux gens qu'ils n'ont rien à craindre de l'innovation et de leur propre avenir. Pour ma part, je préfère continuer à proposer des ouvertures, des potentialités, des rêves : je veux tuer l'ennui ! On ne théorise pas assez l'ennui, aujourd'hui, à mes yeux. Bien sûr, ce n'est pas le même ennui que dénonçait Pierre Viansson-Ponté en 1968, mais il n'en est pas moins réel, bien que multiforme. Si l'on devait inventer la smart city, il devrait s'agir d'une ville fluide, ouverte et maligne, qui facilite, même les plus petites choses, permettant, dès lors, à chacun de tuer l'ennui et de se fabriquer lui-même son rapport à la ville et à autrui.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - C'est une tâche difficile que de tuer l'ennui...

Je donne la parole à Mme la ministre pour conclure ce débat.

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique et de l'innovation. - J'ai beaucoup aimé cette table ronde. J'ai eu le sentiment, cette après-midi, de me trouver au milieu de deux mondes. Il y a, pour caricaturer, comme une frontière entre le monde du réel et celui de l'immatériel, et entre les défenseurs de chacun de ces univers. (M. Jean-Yves Chapuis proteste.) Ce n'est qu'une impression, monsieur Chapuis !

Ce débat illustre parfaitement, à mes yeux, ce qu'est la transition numérique. On bascule d'un système qui incluait des hommes et des pierres à un autres qui inclut, désormais, la data, les données, donc des flux d'informations qui mettent les hommes et les pierres en réseau. Ma position centrale à cette table illustre aussi, a posteriori, le rôle que je me suis moi-même attribué dans mes fonctions ministérielles : faire la transition entre générations, entre localisme et monde internationalisé et globalisé. Quel rôle le numérique peut-il jouer ? A priori, c'est un outil très global, qui transcende les frontières ; mais il peut aussi, en réalité, servir des circuits très locaux. C'est aussi, potentiellement, un lien entre différentes cultures, par exemple entre la culture traditionnelle du monde politique et la culture geek, spontanément ouverte vers certaines formes d'innovation.

Je veux illustrer cette dichotomie par une anecdote véridique. Nous avons tenu une Rim, une réunion interministérielle, sur le sujet de Pokémon Go. Il était très intéressant d'entendre les positions exprimées par les représentants de chaque ministère. Sans surprise, le ministère de l'intérieur a expliqué que Pokémon Go pouvait, potentiellement, faire peser une menace sur l'ordre public, par la distraction de conducteurs et de passants, ou encore par des invasions subites d'espaces publics, de parcs, voire de propriétés privées. Sans surprise, le ministère de la défense a mis en garde : on voit des populations non identifiées se rapprocher de zones militaires ; faut-il réglementer ? Sans surprise, le ministère de l'éducation nationale a mis en garde : on ne sait pas ce que font les enfants dans la cour de récréation, les directeurs d'établissements ne maîtrisent plus rien depuis que le numérique est entré dans l'école. Sans surprise, mon ministère, qui passe d'ordinaire pour un rassemblement d'irresponsables illuminés, a expliqué l'intérêt de la chose : on mélange le réel et le virtuel, on entre dans une nouvelle dimension, le ludique permet d'apprendre, c'est de l'intelligence collective, etc. Personne, je le crains, ne l'a compris lors de cette réunion.

La surprise est venue du ministère de la santé : on aime Pokémon Go, car ça fait marcher ! C'est un bon exemple, selon moi, de ce que la réalité virtuelle peut avoir comme effets dans la réalité concrète, pour la communication et le lien humain. Un ami me racontait récemment avoir réussi, depuis l'été dernier, à construire un lien avec son fils en allant, ensemble, chasser des Pokémons : ils redécouvraient la ville et la communication entre eux grâce à ce petit outil virtuel.

Monsieur Marzloff, vous avez souligné un sujet très important. Quelle est la place, demandiez-vous, de la gouvernance dans ce nouveau monde, et quel est le rôle des élus ? Comment les responsables politiques peuvent-ils affirmer des choix démocratiques dans un monde qui serait gouverné par des réseaux et par des données ? Nous avons tenté, au travers de la loi pour une République numérique, d'apporter des réponses à ces questions ; deux d'entre elles m'intéressent particulièrement.

La première réponse repose sur la notion de transparence. Ce n'est pas juste un concept à la mode, développé en réaction à la défiance envers le politique, pour montrer comment les décisions sont prises. En réalité, la transparence va plus loin : c'est un outil qui permet plus de concurrence. Dans un monde dans lequel les données prennent tellement d'importance, si certaines structures ont un monopole sur ces données, c'est à l'évidence problématique, non seulement économiquement, mais aussi par rapport aux individus dont émanent ces données.

L'une des solutions à cette problématique est la transparence des algorithmes, notion qui a été introduite dans la loi pour une République numérique. Cela passe par la communicabilité des codes sources. Les décisions prises sur la base de données collectées ne le sont pas par hasard. Prenons l'exemple des admissions post-bac, régies par l'algorithme APB. Quand on le communique au public, on révèle la vérité sur les critères choisis par l'administration pour effectuer des choix. Une telle transparence est très importante, en particulier pour qui concerne la confiance dans la gouvernance de la ville.

La deuxième piste de solutions concerne la portabilité des données, un principe que nous connaissons depuis plusieurs années pour les numéros de téléphone. Nous vivons dans un monde où un individu crée des données. Celles-ci ne sont pas seulement personnelles, au sens de la loi Informatique et libertés, comme le nom, l'adresse ou la date de naissance. Elles sont aussi d'usage. Et ce sont ces dernières qui finalement créent de la valeur et qui doivent pouvoir circuler, tout en revenant aux personnes qui en sont à l'origine.

Je vous donne un exemple simple, qui constitue une application très concrète du principe de portabilité. Cet été, j'ai pris le parti de m'affranchir, enfin, d'un géant de l'internet pour recouvrer mon indépendance ; j'ai ouvert une nouvelle adresse internet, dont j'ai choisi le nom, et j'ai décidé d'héberger toutes les données circulant à partir de cette adresse chez une entreprise de mon choix. J'ai ainsi demandé à récupérer tout le contenu de la messagerie électronique que j'utilisais depuis dix ans, considérant que tout cela m'appartenait.

Dans le monde des données, le principe de portabilité est essentiel. En matière de gouvernance, il faut que les élus, qui représentent le peuple et sont démocratiquement choisis, aient accès aux données qui circulent en permanence ; c'est essentiel pour leur permettre de conserver leur légitimité. Or il existe des comportements prédateurs ou de captation chez certaines entreprises, qui peuvent faire planer une menace sur les choix politiques et démocratiques. Il doit donc y avoir un accès aux données publiques, entendues a minima, c'est-à-dire celles qui sont produites par les administrations et qui concernent tout le monde.

Toutefois, il doit aussi exister un accès à certaines catégories de données, nommées désormais par la loi « d'intérêt général », qui peuvent apporter une valeur, que ce soit sur le plan économique, social ou environnemental. Le rôle des pouvoirs publics est d'encourager l'ouverture de ce type de données. Par exemple, le jour où Uber acceptera de partager ses données concernant la mobilité des citoyens, nous saurons gérer les flux et mieux organiser la réponse publique ; dans ce cas, sous réserve d'autres problèmes sociaux ou de formation, les taxis ne manifesteront plus.

À ce stade, les données d'intérêt général sont celles qui sont collectées par les entreprises exerçant une mission de service public, participant à une délégation ou à une concession de service public ou recevant des subventions publiques.

Aujourd'hui, un concessionnaire d'autoroute utilise des technologies extrêmement poussées pour améliorer la gestion des flux de circulation : type de véhicule, heure de passage, condition climatique... Il était anormal que la puissance publique, qui rémunère le concessionnaire non seulement pour construire, mais aussi pour entretenir le réseau, n'ait pas accès aux données liées à l'exploitation de ce contrat. La loi le permet désormais.

L'accès aux données constitue donc bien un enjeu, en particulier dans la gestion des villes, qui touche quasiment à notre souveraineté, et les élus doivent se saisir de ces questions. Sur ce dernier point, je rejoins l'analyse de M. Chapuis. Une nouvelle gouvernance pourra ainsi être mise en place par la capacité à gérer des données, désormais produites en immenses quantités, de la manière la plus intelligente possible, intelligente au sens de l'anglais smart...

Échanges avec la salle.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je souhaite d'ores et déjà remercier tous les intervenants. Y a-t-il des questions ?

M. Claude Foulon, Agri Agro Environnement. - Plutôt que poser une question, je souhaite faire passer un message. J'ai assisté mercredi dernier à un colloque sur le Grand Paris, au cours duquel ont notamment été évoqués les réseaux sociaux, les transports ou les questions sociales, mais où l'environnement et les espaces verts avaient été oubliés. Le même jour, je suis allé à une autre réunion, organisée par l'Académie d'agriculture de France : ces questions-là y ont été abordées. Mieux vaudrait que le Gouvernement réunisse ses compétences et soit moins dispersé...

M. Dominique Chauvin, prospectiviste. - On ne peut qu'être d'accord avec tout ce qui a été dit sur le numérique, mais, en tant que prospectiviste, je reste un peu sur ma faim. Le potentiel du numérique me paraît beaucoup plus important que les notions qui ont été évoquées, par exemple le monitoring. C'est en effet un moyen pour synchroniser. Je citerai deux exemples.

Tout d'abord, celui du réseau électrique, qui peut être vu comme un système de flux de matières ou d'informations, mais qui doit aussi être considéré à l'échelle européenne, puisqu'il synchronise 500 millions d'habitants à 50 hertz. Cela représente une puissance considérable.

Ensuite, celui de la lumière. Il y a, d'un côté, la lumière blanche, qui est stochastique : tout vibre sans cohérence, d'où son nom de lumière « incohérente ». Il y a, de l'autre, la lumière laser, découverte dans les années soixante et qui se différencie par le fait que tous les atomes vibrent au même moment, ce qui crée, là aussi, une puissance phénoménale.

Finalement, le numérique n'est-il pas un moyen de synchroniser, dès lors que nous trouverons l'outil pour le faire ? Actuellement, la synchronisation est de l'ordre de 10-7 secondes.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je réponds tout simplement « oui » ! Depuis Hegel, nous savons bien que la distinction entre le réel et le virtuel n'a pas de sens. Le virtuel fait évidemment partie du réel ! Mais cette question relève d'un autre colloque...

Cinquième table ronde : « La ville végétale »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je donne tout de suite la parole à Dominique Alba, directrice générale de l'Atelier parisien d'urbanisme, pour animer cette table ronde consacrée à la ville végétale.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Atelier parisien d'urbanisme (Apur). - Monsieur le sénateur, vous vous interrogiez, dans votre rapport de 2011, sur l'avenir des villes du monde, mais les mots « nature » ou « végétation » n'apparaissaient pas dans les propositions. Aujourd'hui, vous allez plus loin, en évoquant la ville comme un atout pour le futur et en faisant sensiblement évoluer les thèmes de travail.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - J'essaye de faire évoluer. Parfois, c'est lent...

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Les sujets que vous avez retenus sont difficiles, mais d'importance : les réseaux, la sécurité... Or le cadre de planification que nous connaissons et qui a été instauré après la Seconde Guerre mondiale n'est pas adapté à ces questions. On ne parlait pas, alors, de sécurité ou d'accueil des migrants, même si d'autres défis devaient être relevés en termes d'accueil.

J'ai aussi beaucoup apprécié que le programme évoque la question de la couleur. Vous le savez, Paris est une ville assez réglementée en matière d'urbanisme, mais une chose ne l'est pas : la couleur, justement. On peut faire ce que l'on veut.

Mme Joëlle Alexandre, Industrie & Talents. - Pas sur les Champs-Élysées.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - La couleur des enseignes extérieures est réglementée, oui, mais, derrière une façade vitrée, vous faites ce que vous voulez. Qui plus est, vous pouvez peindre un bâtiment dans n'importe quelle couleur ; il n'y a pas de règle portant sur cette question, même si vous devez évidemment négocier avec l'architecte des bâtiments de France.

Dans la dernière modification du règlement parisien, qui est intervenue voilà quelques semaines seulement, des dispositions nouvelles, et parfois originales, ont été adoptées concernant la végétation. En particulier, vous avez désormais le droit de planter ou de modifier un mur, sous certaines réserves tout de même. Si vous vous lancez dans la création d'une ferme pour développer l'agriculture en ville, vous pouvez même dépasser le plafond autorisé pour la hauteur des constructions, un plafond qui n'a pas changé depuis 1977. La table ronde que vous avez organisée est donc particulièrement d'actualité, d'autant que peu de personnes ont dû relever ce détail du nouveau règlement parisien.

Il a été abondamment question, ce matin, d'histoire et de géographie. Or la ville de Paris, qui est un stock constitué - 145 millions de mètres carrés, 360 millions dans la métropole - doit puiser dans ses racines. Même dans les cas où la nature n'est plus présente dans la ville, celle-ci reste issue de sa géographie, ne serait-ce que par la toponymie. Vous-même, monsieur le sénateur, avez raconté, ce matin, la genèse du nom d'Auchan, né de l'installation d'une ferme dans un site éponyme rural du nord de la France.

On ne peut pas imaginer une ville sans nature. Cela n'existe pas ! La discussion au cours de la précédente table ronde l'a montré, ceux qui y étaient qualifiés de « passéistes » comme ceux qui mettaient en avant le monde virtuel sont finalement d'accord sur la nécessité de donner de la place à la nature dans la ville. De quelque manière que les choses s'organisent, sophistiquées, à l'instar du projet porté par Glowee, ou plus classique, comme ce que prône Clément Willemin au travers de sa structure dénommée BASE, cette question nous offre des libertés nouvelles dont nous allons pouvoir maintenant discuter.

En guise de transition avec la précédente table ronde, je donne tout de suite la parole à Sandra Rey, pour la start-up Glowee.

Mme Sandra Rey, fondatrice de la start-up Glowee. - Notre société utilise un phénomène naturel, la bioluminescence : c'est la capacité pour des organismes vivants de produire de la lumière. Ce projet, qui s'inscrit dans une démarche biomimétique, est d'ailleurs né après que nous avons visionné un reportage sur les poissons, capables de produire de la lumière sans électricité. Il s'agit donc d'apporter des réponses à des problématiques tant écologiques qu'économiques, en particulier en matière d'éclairage urbain.

En pratique, Glowee récupère les gènes, à l'origine de la bioluminescence, chez des organismes marins, notamment des bactéries présentes dans les calamars. Nous plaçons ensuite ces gènes dans d'autres bactéries, plus classiques, et nous les cultivons. Notre matière première est donc vivante et se reproduit de manière exponentielle, si bien que la ressource est quasiment illimitée.

Cette matière première va devenir une nouvelle source de lumière, afin de passer d'un système électrique à un système biologique et de réduire la consommation énergétique. Cela permet aussi de changer le paysage urbain, puisque la lumière, qui peut être utilisée de manière surfacique, est complètement différente, beaucoup plus douce. L'intensité peut ainsi être réduite, sans affecter l'éclairage de la zone en question. Nous agissons ainsi sur la pollution lumineuse.

Nous n'avons pas une vision radicale, à savoir remplacer toute la lumière électrique existante à travers le monde. L'important, à nos yeux, est que la meilleure source d'énergie se trouve au meilleur endroit. Ainsi la bioluminescence sera-t-elle beaucoup plus pertinente dans les endroits où la lumière sert à donner de la visibilité ou à mettre en valeur : vitrine de magasin, façade de bâtiment, signalétique, mobilier urbain, etc. Énormément d'usages sont liés à cette visibilité ; de nombreux remplacements peuvent donc être opérés, d'où un fort impact environnemental.

Notre démarche découle, je l'ai dit, du biomimétisme : nous observons ce que la nature est capable de faire. Or nous devons être conscients que celle-ci constitue l'usine la plus propre qui existe : elle ne produit finalement pas de déchets non recyclables, contrairement aux humains.

Nous utilisons les nouvelles technologies, en particulier la biologie synthétique, pour coder de l'ADN, comme nous le ferions dans le domaine de l'informatique, et ainsi imiter la nature et obtenir ses bienfaits. Cela permet de repenser complètement la manière dont on illumine : il s'agit d'utiliser non plus un objet, l'ampoule, mais une matière première, qui peut prendre toutes les formes. Cela permet aussi de réduire les consommations énergétiques et de se passer de certaines infrastructures, parfois lourdes et coûteuses, au profit de systèmes autonomes, qui ne nécessitent pas, par exemple, de tirer des fils.

Nous proposons donc une nouvelle manière de traiter la lumière. En ce qui nous concerne, nous vendons non pas un produit, mais plutôt un service : nous récupérons une biomasse en fin de vie, constituée de bactéries, pour la valoriser en énergie renouvelable. Ainsi, nous entrons pleinement dans la logique de l'économie circulaire : un produit devient un service, ce qui permet de révolutionner complètement la manière de consommer. Et les conséquences économiques et écologiques sur le paysage urbain sont très intéressantes.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Voilà un procédé pour le moins impressionnant, qui ne manquera pas, j'imagine, d'inspirer Luc Schuiten ou Clément Willemin, auquel je cède la parole.

M. Clément Willemin, cofondateur de COAL, architecte-paysagiste BASE Paris. - Je suis chargé d'évoquer devant vous le travail de Thierry Boutonnier, qui, retenu par d'heureuses raisons familiales, regrette de ne pouvoir être présent aujourd'hui. Thierry est un ami artiste qui mène, dans le cadre du programme culturel du Grand Paris Express, dont la direction artistique a été confiée à Jérôme Sans et José-Manuel Gonçalvès, un projet « Appel d'air », sur l'idée du végétal comme lien entre les personnes. Il s'agit de planter des arbres et de créer des pépinières urbaines, en particulier sur les parvis des futures stations. On pourrait qualifier le projet de « sculpture sociale », d'après une expression quelque peu barbare qui a été inventée dans les années soixante-dix par Joseph Beuys, qui avait en son temps planté sept mille chênes en Allemagne.

Je m'occupe aussi d'une association qui s'appelle COAL, ce qui signifie à la fois « charbon », en anglais, et « Coalition des acteurs de l'art contemporain et du développement durable ». Nous faisons la promotion d'artistes, comme Thierry Boutonnier, qui se saisissent des problématiques environnementales, notamment pour leur permettre d'accéder à la commande publique.

Il est important que la ville se fasse avec les artistes, les urbanistes, les architectes. Il existe différentes techniques pour « faire la ville » - la promotion immobilière, la réglementation, etc. -, mais nous ne devons pas oublier le paysage, qui n'est pas plus mauvais que l'idéologie architecturale ou la libre économie et qui a ses propres vertus.

J'ai également une société qui s'appelle BASE, pour « Bien aménager son environnement ». Nous essayons de « faire la ville » au rythme du végétal et de la géographie, afin d'organiser, d'agencer et d'aménager. Et pour cela, nous utilisons les mouvements du territoire : le fil de l'eau, la pente, la topographie ; avec cette idée que l'espace public est important. Quand on interroge les citadins, en particulier les Parisiens, sur les améliorations à apporter à leur ville, ils répondent, d'abord, qu'il faut davantage d'espaces verts, avant d'évoquer les questions de sécurité ou d'accès au numérique.

La ville se constitue autant avec le vide qu'avec le plein. Le végétal, qui est un peu des deux et qui a un côté immatériel, correspond donc bien à la ville. Dès lors, nous devons non pas limiter la construction de la ville à l'architecture et à une pensée matérielle, mais l'élargir à l'immatériel, en incluant le numérique, le monde végétal et la biodiversité. La ville n'est pas faite uniquement pour nous. Elle est aussi là pour vivre en cohabitation avec les insectes ou les oiseaux, qui nous font généralement plus de bien que de mal.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Nous voilà plongés maintenant dans le paysage immatériel !

À l'origine, les premiers arbres d'alignement de Paris, dont on considère qu'ils sont vraiment une marque de fabrique de l'espace public parisien, ont été plantés à l'époque d'Henri IV, pour produire du bois de chauffage. Par la suite, on a aménagé des vergers et les propriétaires des domaines agricoles ont créé au sein de ceux-ci des jardins d'agrément. Le parc de Sceaux, par exemple, a été loti et on a conservé sa partie agrément qui a été remaniée. Le Champ-de-Mars également a été loti.

M. Clément Willemin, cofondateur de COAL, architecte-paysagiste BASE Paris. - Et les arbres sont en avance sur nous, puisque la mairie de Paris leur a greffé une puce RFID.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Effectivement, sur tous les arbres d'alignement.

Monsieur Berthoumieu, vous venez de la Moyenne-Garonne. Moi-même qui suis toulousaine, donc de la Haute-Garonne, je découvre cette appellation. Vous qui accompagnez des agriculteurs, que pensez-vous d'un paysage qui serait immatériel, des ressources tirées du biomimétisme ? Vous essayez d'optimiser les ressources à un moment où l'on parle beaucoup d'agriculture dans la ville, même en Île-de-France. Ainsi, il faudrait une fois et demie la surface de Paris pour nourrir tous les Parisiens, cinquante mètres carrés au sol de cultures vivrières suffiraient pour nourrir un Parisien, soit l'équivalent de cinq places de parking de surface. Peut-être pourrait-on aller encore plus loin avec vos procédés.

M. Jean-François Berthoumieu, directeur de l'association climatologique de la Moyenne-Garonne et du Sud-Ouest (ACMG). - Je ne sais pas si l'on pourra aller plus loin pour nourrir la population, mais au moins le pourra-t-on pour mieux vivre ensemble. Parmi les objectifs qui sont définis dans le document que vous m'avez remis sur le travail de 2011, il me semble qu'il manque une référence à l'adaptation au changement climatique.

Je suis né en Haute-Garonne, à Revel ; je travaille à Agen où je dirige une association climatologique, après avoir fait des études à Toulouse et être parti pour le Canada. Dans ce pays, en 1980, on parlait déjà de l'impact du changement climatique sur la production de blé en Alberta. Je suis rentré vers 1981-1982 en France et je n'ai pas pu trouver de poste de recherche sur l'adaptation au changement climatique parce que, à l'époque, mes professeurs disaient que c'étaient les taches solaires qui étaient responsables de la modification du climat. La France a opté pour le tout-nucléaire et, pour ma part, j'ai abandonné ma voie pour devenir technicien dans une association réunissant une centaine d'agriculteurs qui nous permettaient de collecter de la donnée.

Tant que nous étions subventionnés par le conseil général et que nous faisions un travail local, le système fonctionnait bien, avec une dizaine de personnes. Puis les subventions diminuant, nous avons créé une entreprise, Agralis. Celle-ci vend du savoir-faire en matière de pilotage de l'irrigation et de gestion de l'eau à la fois pour l'agriculture, mais également pour des jardins ou des espaces plus importants.

En 2007, nous avons pensé que tout ce que nous savions en ce qui concerne l'agriculture devait être transmis à la ville, qu'il fallait travailler pour la ville. C'est pourquoi, en 2016, je participe, au Sénat, à un colloque consacré aux prospectives urbaines. Alors j'aimerais juste laisser un message : la ville comme la campagne doivent s'adapter ensemble à ce changement climatique.

Je participe également au Cluster Eau et adaptation au changement climatique, que le sénateur Henri Tandonnet a animé dans son versant eau. C'est grâce à ce travail sur l'eau qu'il a poursuivi au Sénat avec son collègue Jean-Jacques Lozach que je me retrouve aujourd'hui parmi vous.

Le vent d'autan souffle à Toulouse et nous ramène de l'air chaud venant d'Espagne qui s'assèche en traversant les Pyrénées. Quand il fait chaud à Toulouse, au moins il y a du vent. Bordeaux, elle, reçoit la brise océanique. Agen, c'est la patate chaude au milieu : le climat est meilleur à Toulouse et à Bordeaux qu'à Agen, où, en l'absence de vent, il fait très chaud. C'est pourquoi on réfléchit depuis longtemps à l'adaptation au changement climatique dans ce secteur.

Un PowerPoint est projeté.

Voici une image d'Agen. En matière de télédétection, nous avons développé une technologie qui nous permet de constater que, quand un végétal souffre de la chaleur, sa température monte, et que, quand il a assez d'eau, sa température baisse. On observe ainsi des différences de température d'une vingtaine de degrés entre des secteurs industriels, des champs de maïs, de blé, des bois. Le parc de la préfecture est frais, la gare et le quartier de Montanou sont chauds. À un instant donné, les températures qui règnent sur la ville varient d'une quinzaine de degrés d'un endroit à l'autre.

Sur la communauté urbaine de Bordeaux, le nombre d'heures passées au-dessus de 30°C peut être dix fois, voire cent fois, supérieur à certains endroits comparés à d'autres. D'où un coût énergétique beaucoup plus important pour se maintenir sous cette température.

J'aimerais vous montrer que la campagne et la ville sont en lien. Pour ma part, je préfère vivre à côté d'un champ de maïs irrigué qu'en aval d'une zone de parkings, chaude, ou à côté de la gare, minérale.

Des étudiants en Master 2 nous aident pour traduire ces observations scientifiques en quelque chose de compréhensible par tout le monde, y compris les politiques.

Sur la diapositive qui s'affiche à l'écran, on distingue deux zones à Agen : une zone de parkings, où la température de surface, le 9 août 2003 à douze heures trente, est supérieure à 45°C ; et une zone de vergers de kiwis, où, au même moment, la température n'est que de 30°C. Ne peut-on pas réfléchir à ce que faisaient les anciens, les civilisations antiques, qui vivaient au milieu de l'eau ? Dans l'Antiquité, chaque habitant de Rome pouvait disposer d'un mètre cube d'eau par jour. Aujourd'hui, on veut économiser sur les 128 litres de la consommation moyenne quotidienne.

Dans le cadre du projet Adaptaclima, financé par l'Europe, nous avons pu observer l'évolution du nombre de jours au cours desquels la température a dépassé 30°C à Agen depuis 1951, date du début de nos relevés. Nous avons constaté que, dans les années soixante et soixante-dix, quand il faisait sec, comme en 1964 ou en 1976, ce nombre de jours était supérieur à la moyenne. Aujourd'hui, presque toutes les années enregistrent des moyennes supérieures à celles de ces deux décennies.

Après 1976, il a fallu attendre une dizaine d'années pour retrouver un rythme régulier. L'année 2003 a été exceptionnellement chaude : plus de 35°C ; l'été fut très sec, bien qu'un peu moins qu'en 1976.

Aujourd'hui, les conditions observées en 2003 surviennent régulièrement et nous prévoyons qu'elles se situeront dans la moyenne de ce que nous allons vivre.

Les données pluviométriques, quant à elles, n'ont pas varié, même si les minima ont légèrement augmenté. Compte tenu du changement climatique, il fait plus chaud et la demande en eau est plus importante ; en revanche, la ressource en eau naturelle, celle de la pluie, est toujours la même, voire légèrement supérieure.

Dans ces conditions, à quel futur faut-il s'attendre pour la ville ? Sera-t-elle toujours plus chaude ? En tout état de cause, mieux vaudrait appliquer les principes de l'écologie méditerranéenne et non pas ceux de l'écologie anglo-saxonne nordique, qui fait aujourd'hui la loi. Notre loi sur l'eau est inspirée d'un esprit anglo-saxon nordique : je ferme le robinet en attendant que le niveau de la Tamise remonte. Dans l'esprit romain et méditerranéen, avant de faire construire ma maison, je fais aménager un réservoir pour y stocker l'eau et l'utiliser quand il ne pleut pas et quand il fait chaud.

Il a été question des bactéries. J'aimerais que celles-ci, pendant la journée, deviennent toutes blanches pour réfléchir le soleil quand il fait chaud afin qu'il fasse moins chaud contre les murs ; en revanche, pendant l'hiver, quand la température est basse, j'aimerais que ces bactéries absorbent le soleil et permettent aux murs de réchauffer la ville.

Cela dit, il faut augmenter les surfaces de végétation irriguée. Certes, on ne peut pas planter du kiwi et du maïs partout, pourtant, je viens de l'entendre, on peut planter des arbres. Dans les régions où les arbres reçoivent de la pluie régulièrement, c'est bien ; dans celles où ils n'en reçoivent pas, il faut prévoir un système d'irrigation, une ressource en eau, pour leur permettre de survivre et de faire fonction de climatiseur, car les feuilles, en absorbant de l'énergie solaire, vont faire baisser la température jusqu'à dix degrés, dégager de la vapeur d'eau dans l'air en diminuant d'autant les volumes d'ozone, responsable de nombreux décès en 2003. De fait, je préfère respirer la vapeur d'eau produite par ces arbres ou des terrasses végétalisées qui pourraient être irriguées par des vignes vierges montant le long des arbres. Le but est de réduire les besoins en climatisation, lesquels augmenteront nécessairement avec le changement climatique, en privilégiant le lien ville-campagne pour que celle-ci climatise celle-là, en plus de la nourrir.

Ce matin, la carte de Paris m'a sauté aux yeux. Les quartiers chics sont situés là où arrive le vent frais de la Manche ; ils ne sont pas à l'Est, là où souffle l'air chaud dans des conditions anticycloniques.

L'idée est également de favoriser les déplacements à pied et à vélo au milieu d'espaces verts. Voilà deux ans, dans le cadre d'Adaptaclima, les scientifiques ont expliqué que parcourir à pied, chaque jour, trois kilomètres au milieu d'espaces verts ferait économiser 1 000 euros à la sécurité sociale. Si ces espaces verts sont en même temps irrigués, ils auront une fonction de climatisation et on consommera donc moins d'énergie.

Comment s'adapter ? En appliquant les principes d'une écologie méditerranéenne, en stockant l'eau : comme le fait le monde paysan, il faut que la ville stocke de l'eau, à hauteur d'environ 200 litres par mètre carré, car 200 millimètres d'eau disponible pendant l'été, cela permet de réduire l'amplitude thermique de 4°C, ce qui équivaut à peu près à l'élévation de températures attendue. Il faut aussi économiser et stocker l'eau lorsque la température ne dépasse pas 33°C ou 34°C pour que, les jours où il fait plus chaud, cette eau ainsi disponible, y compris les eaux usées retraitées, fasse office de climatisation.

Enfin, pour s'en tenir à la qualité de vie et à la qualité de vue, je prouve par l'image qu'une terrasse végétalisée c'est bien mieux que des toits de tuiles qui, en plein été, chauffent à 55°C.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - À l'échelle de la métropole parisienne, un cadastre solaire a été élaboré afin de rassembler les données relatives aux ressources naturelles et aux consommations. Aussi, pour assurer la résilience de la ville, on dispose aujourd'hui d'outils à peu près équivalents à ceux qu'on utilisait pour produire des mètres carrés.

Grâce aux évolutions de l'informatique et de la donnée numérique, on dispose de systèmes très sophistiqués qui permettront aux élus de prendre des décisions assez simples et, surtout, de faire face aux propositions des opérateurs d'énergie qui restent des sortes de grosses boîtes noires auprès desquelles l'on ne sait pas trop ce qu'on achète. En particulier, les opérateurs de l'eau ne sont pas les derniers en la matière.

Je dirige une agence d'urbanisme qui est connue pour avoir conçu les Zac parisiennes et le plan d'occupation des sols de 1977. Depuis, nous avons beaucoup évolué. Nous avons ainsi proposé un document qui se veut une contribution pour un plan climat-air-énergie territorialisé, cartographié à la parcelle, et avons calculé les capacités solaires de tous les bâtiments de la métropole. Nous disposons donc d'outils et de bases de données très précis. Nous travaillons sur les brises thermiques et nous connaissons donc les effets de la chaleur, ainsi que les phénomènes que vous avez décrits de variation de chaleur selon les revêtements au sol. Nous sommes donc capables d'optimiser l'investissement de la société pour le bien-être.

Monsieur Schuiten, que pouvez-vous nous dire au regard du message plein d'espoir des trois intervenants précédents ?

M. Luc Schuiten, architecte, scénariste de bande dessinée. - Je suis en phase avec les propos qui viennent d'être tenus. Je vais d'abord m'exprimer par des images, parce que mon métier d'architecte utopiste consiste à travailler sur ces futurs possibles, qui sont pour moi une véritable préoccupation.

Un PowerPoint est projeté.

Je me suis toujours demandé vers quoi nous allions. On nous promet sans cesse un avenir apocalyptique, et, à force, on a tendance à perdre toute confiance en ce qui peut nous arriver.

J'ai beaucoup travaillé avec cette idée de représenter non pas ce qui est le plus probable, mais ce que je souhaiterais qu'il nous arrivât, sur un possible souhaitable.

Je voudrais d'abord décrire la situation actuelle, évoquer les difficultés auxquelles nous sommes en ce moment confrontés, rappeler toutes les potions magiques élaborées pour essayer de guérir notre planète malade, réfléchir à ce qu'est notre civilisation industrielle, sur laquelle repose tout ce qui se trouve autour de nous.

D'abord, l'utilisation des matières premières.

Toutes celles que nous connaissons bien, parmi lesquelles l'or, l'argent, le fer, le cuivre, auront disparu dans quatre-vingts ans en raison du rythme, de plus en plus soutenu, auquel elles sont aujourd'hui consommées. Dès que l'une d'entre elles disparaît, on se rabat sur celles qui restent. Que fait-on, dans une civilisation industrielle, quand on n'a plus de matières premières, quand on n'a plus d'énergie, plus d'essence, pour maintenir un système que nous avons créé et qui a programmé sa propre obsolescence ?

Il existe à mon sens une piste formidable, celle du biomimétisme. Tout ce que la nature a produit représente 3,5 milliards d'années de recherche-développement, et tout ce qui n'était pas rentable n'a pas été retenu. Le système qu'elle a mis en place, celui du zéro déchet, est fait pour pouvoir durer dans le temps sans risque d'épuisement. Avec sa grande expérience en durabilité, la nature nous montre la voie. C'est pour nous le parfait exemple de la manière d'agir pour arriver à être bien plus justes.

Les premiers citadins à avoir occupé la planète sont les insectes sociaux : termites, fourmis, abeilles. Ils ont construit des immeubles incroyables, à l'image des termitières qui résistent plusieurs centaines d'années tout en étant autoclimatisées : il n'y a pas 1°C d'écart à l'intérieur entre l'été et l'hiver. Comment est-ce possible ? Nous avons énormément à apprendre, et pas seulement de ce que font les insectes et les animaux en général.

L'homme dispose aussi depuis très longtemps d'un savoir-faire extraordinaire. Il existe des immeubles comptant plus de dix étages et plusieurs centaines d'années, en grande partie autoclimatisés eux aussi. Tous les matériaux dont ils sont faits proviennent de l'environnement le plus immédiat. Les ruines de ces bâtiments sont encore plus belles que ne l'étaient les bâtiments eux-mêmes au moment de leur construction. Cela nous paraît ahurissant quand on voit comment on construit, tout ce qu'on abîme en amont de la construction et tout ce qui reste après.

En Irak, on peut découvrir un type d'immeuble collectif construit au moyen des roseaux qui poussent quelques centaines de mètres plus loin. Son architecture est, pour moi, l'exemple d'un processus complètement adapté au lieu, à la région, à l'endroit où elle a pris naissance.

Je peux encore vous parler d'un « biobéton » fabuleux : jamais nous n'avions réussi à faire un béton aussi prometteur. Il est fabriqué par un petit mollusque, grâce à ce qu'il prélève dans son environnement, sans déranger personne. Il absorbe le CO2 au lieu d'en produire. Or, il faut le savoir, la fabrication du béton est la deuxième plus importante source de production de gaz à effet de serre, parce qu'il faut cuire des roches à 1 500°C pour évacuer le CO2 que celles-ci ont mis des millions d'années à constituer. On a tout faux ! Ce faisant, on crée des problèmes insolubles, cependant qu'un petit organisme vivant arrive à produire un béton magnifique, souple, riche, complètement étanche, coloré : il a toutes les qualités requises. L'homme commence tout doucement à comprendre qu'il y a là un savoir-faire inestimable qu'il peut lui aussi utiliser. Bonne nouvelle : le biobéton a d'ores et déjà permis de fabriquer un bol et un banc. On ne sait pas encore le faire à une échelle industrielle, mais on apprend. Le monde de demain pourrait s'inspirer de ce que la nature a mis au point depuis tellement longtemps.

Pourquoi ne pas nous inspirer de la libellule pour produire du bioverre, complètement transparent, dont les qualités techniques pourraient, un jour, influencer nos constructions et créer des environnements très différents ? Je trouve que les architectes et les décideurs se contentent trop souvent, pour élaborer leur vision de la ville du futur, de reproduire des expériences passées et décevantes.

Par le dessin, j'essaie de voir si ce type de propositions a un intérêt ou non, d'imaginer une ville qui fonctionnerait comme un massif corallien, c'est-à-dire reposant sur un équilibre entre un ensemble d'organismes vivants évoluant dans un vaste écosystème complémentaire, qui s'enrichit au fil du temps, se sophistique, avant de se stabiliser. Ainsi, j'imagine une ville qui serait à l'image d'une forêt, d'un arbre immense. Un arbre, finalement, c'est une colonne, des poutres. L'ensemble serait surmonté d'une couverture d'un hectare de capteurs solaires : par la photosynthèse, la feuille capte l'énergie solaire, la transforme en électricité et ses photons peuvent très bien être utilisés pour nos besoins électriques. Au Japon, un laboratoire fait tourner ses ventilateurs à partir de la photosynthèse.

Nous pouvons d'ores et déjà commencer à suivre ces pistes pour imaginer des structures, des organismes issus directement de la nature. En employant les mêmes principes, en nous inspirant de ce savoir-faire, nous pourrions créer des habitations à partir d'une structure archiborescente refermée par un film, une sorte de biotextile transparent ou translucide, isolant, captant l'énergie solaire.

Ma manière de procéder, c'est d'imaginer ces choses, de les visualiser, puis de les dessiner afin de pouvoir proposer ma vision d'un monde complètement différent, d'une cité végétale constituée, pour l'essentiel, d'arbres vivants dont on a guidé la croissance au moyen de tailles, de greffes, de tuteurs, de tendeurs, autant de façons de disposer d'une structure rigide, nécessaire pour pouvoir accueillir des habitations.

Se projeter aussi loin présente l'avantage de pousser à imaginer le chemin qu'il faut parcourir pour y parvenir. Notre vision du futur est lacunaire, et c'est peut-être ce qui nous empêchera de prendre les bonnes décisions au bon moment. Par exemple, la Cité des Vagues est la copie de ce qu'on trouve dans un environnement balnéaire : les vagues se forment naturellement dans l'eau, mais également sur le sable, et il y a là peut-être une analogie intéressante avec l'architecture même des bâtiments.

Chaque habitation est liée à un lieu, à un sol, à un sous-sol, à un microclimat, à une culture, à une faune et à une flore, à un ensemble d'éléments. Tenir compte de cette spécificité locale est tout à fait indispensable. Évidemment, les habitations sont différentes d'une région à une autre et cette vision est donc aux antipodes de la mondialisation, aux termes de laquelle on place indifféremment les mêmes petites boîtes insipides, inodores, incolores partout dans le monde, de telle sorte qu'on s'ennuie où que l'on soit puisque tout est pareil, semblable, et réduit à un même dénominateur commun simpliste. Parce que nous ne sommes pas tous pareils, nous ne nous y sentons jamais bien.

Le panorama de Shanghai évolue continuellement. Envisageons-le depuis l'an 2000 et projetons-le jusqu'en 2080 et même au-delà : plus on progresse dans le temps, plus on recourt aux nouvelles techniques biomimétiques qui permettent d'intégrer le vivant à la ville et de réaliser cette symbiose entre nous autres, les êtres humains, et l'ensemble du monde vivant, cette réconciliation qui nous permettra d'être, enfin, en paix avec l'endroit où nous vivons, un endroit apaisé parce qu'il n'a plus vocation à détruire.

Même exercice avec Nantes, où l'on conserve la plupart des bâtiments existants, parce que réfléchir de manière écologique, ce n'est pas commencer par tout raser avant d'envisager ce qu'il est possible de faire ensuite : c'est travailler avec les structures en place, qui nous ont déjà coûté si cher sur le plan environnemental, pour les parer d'autres enveloppes.

Et maintenant, Strasbourg. Toujours dans cette même optique, on y conserve la plupart des bâtiments existants, qui ont été habillés, « reliftés » au moyen de nouvelles enveloppes captant l'énergie solaire, mais également l'eau pour permettre aux végétaux de se réapproprier le bâtiment et le rendre ainsi accessible comme une colline, comme une montagne, comme un paysage, qui peut se parcourir de différentes façons. Le centre historique a été préservé, car, là encore, l'idée n'est pas de raser l'existant. Nous ne sommes plus dans la période moderniste, lorsque les architectes péroraient : « Avant moi, il n'y avait rien ; après moi, il n'y aura plus rien ! » Nous nous inscrivons dans une démarche à long terme, qui puise ses racines dans notre histoire.

Telle est la vision d'une ville qui aurait compris que la résilience est extrêmement importante et qu'il est essentiel d'y réintroduire une donnée aussi importante que notre subsistance et notre alimentation. Dans cette ville, les toitures, les espaces publics, les balcons, les façades ont été réaménagés en potagers, en vergers, en serres, en poulaillers, en pigeonniers.

J'en viens aux moyens de déplacement à venir, utilisant les énergies gratuites disponibles, renouvelables, donc plus légers, plus souples, polyvalents. J'ai imaginé un véhicule à base d'une structure biosourcée, actionné par un moteur électrique et un pédalier. Trois personnes peuvent y prendre place. Cela fait maintenant huit ans que je circule dans Bruxelles avec un tel véhicule.

Pour se déplacer dans les airs, l'ornithoplane à ailes battantes est un dirigeable gonflé à l'hélium et qui se meut par battement d'ailes. Plus léger que l'air, il capte l'énergie solaire directement à partir de l'extrados.

Je terminerai d'un mot sur mon travail actuel, qui consiste à placer des sans-abri dans des espaces résiduels de la ville, ces coins abandonnés, ces petits espaces dans lesquels je conçois des habitations biosourcées. J'ai une dizaine de projets en cours. J'imagine aussi l'avenir des campagnes, qui pourraient évoluer vers quelque chose de très différent en tirant le maximum de profit de leurs ressources.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - La métropole du Grand Paris a inscrit la résilience dans le pacte qu'elle a signé avec l'État. Aujourd'hui, les drones et les petits trains, comme ceux que vous dessinez, monsieur Schuiten, sont davantage intégrés dans les réflexions sur la ville de demain.

Le recyclage apporte des ressources qui ne sont pas épuisables. Je vous invite tous à visiter l'exposition « Terres de Paris » au Pavillon de l'Arsenal. Ce matin, une rencontre a été organisée entre la Société du Grand Paris et tous les acteurs du BTP pour évoquer le devenir de la terre extraite par les tunneliers. En ce sens, la vision que vous venez d'exposer me ravit.

Vous êtes allé jusqu'en 2080. Rappelons-nous la ville d'il y a soixante ans. Pour paraphraser Verlaine, elle n'était ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. Les villes ont la force de la durée. Paris est particulièrement douée pour digérer des architectures. Si la ville a heureusement échappé au plan Voisin de Le Corbusier, elle a dû accueillir le Front de Seine et les Olympiades, qui, finalement, ont pris racine.

Je serais curieuse de connaître la réaction des autres intervenants à ce florilège de biodiversité et de biomimétisme.

Mme Sandra Rey, fondatrice de la start-up Glowee. - Je partage cette vision selon laquelle les réponses existent déjà. Chez Glowee, nous n'avons évidemment pas inventé la bioluminescence, nous avons juste compris comment la reproduire. J'admire la liberté de votre imagination, monsieur Schuiten. J'aimerais pouvoir aller aussi loin que vous dans le cadre de mon activité de chef d'entreprise.

M. Clément Willemin, cofondateur de COAL, architecte-paysagiste BASE Paris. - Je suis toujours extrêmement séduit par vos dessins, monsieur Schuiten. Votre imagination est extraordinaire. Notre projet le plus fou, mené avec Édouard François, est la tour M6B2, construite par Paris Habitat, un bâtiment « vert » près de la porte d'Ivry à Paris, dans le quartier Masséna, où nous avons installé des arbres à trente ou cinquante mètres de hauteur, en plein vent ; un défi technique et biologique, puisque le milieu « hors-sol » leur est hostile. Nous avons mené un protocole d'expérimentation avec l'École du Breuil, l'école d'horticulture de la ville de Paris, pendant quatre ans, dans le bois de Vincennes.

Les plantes, en réalité, aiment les milieux pauvres. J'ai coutume de dire qu'elles développent des addictions : plus on leur en donne, plus elles en prennent, si je puis dire. La violence fait partie de leur vie. Les arbres plantés sur cette tour préfèrent les sols pauvres, constitués de sable et de terreau, aux sols trop riches. Les premières années, ils construisent un tissu de racines profond qui les rend résistants aux pannes d'arrosage.

Ces milieux pauvres, qui contraignent les plantes à déployer des trésors d'inventivité et de ressources pour s'adapter, trouver des subterfuges, des remèdes, créent plus de biodiversité, ce qui peut être difficile dans un milieu humide ou très irrigué, où une espèce s'impose aux autres. C'est ainsi que, dans nos forêts françaises, le chêne en arrive à dominer tout le reste. Le typha fait de même au sein des jardins aquatiques.

En ce domaine, le contraste entre richesse et pauvreté est parfois moins évident qu'il n'y paraît.

Échanges avec la salle.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Y a-t-il des questions dans la salle ?

Mme Marie-Pierre Servantie, chromo-architecte DPLG à Bordeaux. - Monsieur Schuiten, vous vous dites utopiste, mais vous avez surtout ce bon sens que nos ancêtres avaient aussi et qui manque à notre société actuelle. Votre projection dans l'avenir est très belle.

M. Luc Schuiten, architecte, scénariste de bande dessinée. - Pour certains, le terme « utopiste » est très négatif. C'est la pire des injures pour un homme politique.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - C'est un compliment, bien au contraire. Tant de gens sont trop terre à terre...

M. Luc Schuiten, architecte, scénariste de bande dessinée. - Pour d'autres, l'utopie est un rêve. Pour ma part, je la revendique.

M. Dominique Chauvin, prospectiviste. - J'aimerais ajouter un élément prospectif à cette discussion sur le thème très important de la ville végétale. Il faut trouver des systèmes architecturaux susceptibles d'améliorer la photosynthèse. Dans les milieux hostiles, c'est son efficacité et son rendement qui font la différence : tout repose sur la gestion de la lumière compte tenu des intrants. L'une des solutions pourrait être de privilégier des systèmes végétaux différents, comme les microalgues. À quand un immeuble de microalgues ?

Une ressource pourtant illimitée n'est pas suffisamment exploitée : le soleil. Une idée prospective promise à un grand avenir est de transformer sa lumière en biomatériaux. Ce seraient des panneaux non pas photovoltaïques, mais photobiochimiques.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Je suis ravie que soient ainsi évoquées des idées dépassant le végétal.

M. Jean-François Berthoumieu, directeur de l'ACMG. - J'ai entendu dire qu'un végétal devait souffrir pour mieux s'adapter. Mais pas trop tout de même ! Pour que les arbres grandissent, comme les enfants, il faut les empêcher de souffrir. Ainsi pourront-ils se parer de leurs plus belles feuilles, façonner les paysages et nous rafraîchir. Le travail mené sur le sol, la matière organique, les champignons est également très prometteur.

M. Claude Foulon, agro-agri-environnement. - Aujourd'hui, on sait faire pousser une plante avec des solutions nutritives, mais on ne sait pas comment un sol fonctionne, ni le rôle que les bactéries y jouent. Il serait intéressant d'en débattre avec des scientifiques.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - L'une des difficultés majeures est de garder du sol ; il est de plus en plus occupé.

M. Jean-François Berthoumieu, directeur de l'ACMG. - Avez-vous remarqué que les maisons poussent mieux là où le sol est le plus fertile ?

Mme Joëlle Alexandre, Industrie & Talents. - Où sont situés les projets d'habitat pour sans-abri de M. Schuiten ?

M. Luc Schuiten, architecte, scénariste de bande dessinée. - Ils sont tous à Bruxelles, mais des discussions sont actuellement menées pour en installer ailleurs.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Paris ouvre un camp de migrants dans quelques jours.

Mme Joëlle Alexandre, Industrie & Talents. - Les bâtiments de M. Schuiten sont différents : ils intègrent le végétal.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Les bâtiments de M. Schuiten sont normaux, fabriqués avec des matériaux qui existent actuellement.

M. Luc Schuiten, architecte, scénariste de bande dessinée. - Ils sont conçus avec des matériaux biosourcés.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - C'est aujourd'hui devenu un basique, et heureusement d'ailleurs.

M. Jean-François Soupizet, conseiller scientifique, Futuribles international. - Nous vivons une période de désenchantement, en particulier à l'égard du progrès scientifique. Il est extrêmement encourageant de découvrir que l'accroissement du savoir représente un levier vers une évolution. Je me réfère au dernier ouvrage d'Alain de Vulpian Éloge de la métamorphose : En marche vers une nouvelle humanité, qui délaisse l'idée de domestication de la nature et de l'homme pour privilégier le développement de l'un et de l'autre.

Mme Dominique Alba, directrice générale de l'Apur. - Merci à tous.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je vous remercie, chère Dominique, ainsi que l'ensemble des intervenants.

Cette table ronde était très riche, comme les précédentes. Nous avons évoqué la science, l'art, l'imagination. Les artistes imaginent le monde du futur, d'une façon à la fois ludique et sérieuse, qui me plaît. L'oeuvre de l'homme peut ne pas être source de pollution. Il a fallu beaucoup de génie pour planter l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire dans une courbe du fleuve. Le paysage y est fait, indissociablement, de nature et de culture. Certains disent qu'en construisant on détruit. On peut aussi magnifier, si l'on trouve l'harmonie.

Samedi 22 octobre 2016

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

Atelier de prospective : « Le phénomène urbain : un atout pour le futur »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Madame la ministre, mesdames, messieurs, chers amis, je vous remercie très chaleureusement d'être présents un samedi matin, qui plus est en pleines vacances scolaires. La première journée de ce colloque a été extrêmement riche, avec des interventions très diverses et de haute qualité, faisant se compléter, notamment, analyses de terrain, visions utopistes et réflexions politiques.

Madame la ministre, je tiens à vous adresser des remerciements tout particuliers, car, de retour de Quito, vous avez tout de même accepté d'introduire cette seconde journée consacrée au phénomène urbain. Je vous cède donc volontiers la parole.

Mme Emmanuelle Cosse, ministre du logement et de l'habitat durable. - Bonjour à toutes et à tous et merci, monsieur le sénateur, de cette invitation. Lorsque j'ai pris connaissance du programme de ce colloque, j'ai tenu, au-delà des problèmes d'agenda et d'emploi du temps, à y prendre part. Je trouve en effet très agréable la manière dont le débat est posé, en partant du principe que le phénomène urbain est un atout plutôt qu'un obstacle, pour aborder, avec des intervenants d'horizons différents, toutes les questions complexes que soulève l'urbanisation de nos villes et de nos campagnes. Il paraît ainsi opportun de confronter les regards et de s'interroger sur le devenir du monde urbain dans les années à venir.

Il se trouve par ailleurs que j'étais cette semaine à Quito, pour la conférence onusienne Habitat III, organisée tous les vingt ans et dont la France a transmis dernièrement la présidence à l'Équateur. De retour de Quito, où un nouvel agenda urbain a été adopté, il est extrêmement intéressant d'être parmi vous.

Un grand nombre de villes du monde sont aujourd'hui confrontées à des enjeux considérables, de manière plus prégnante encore dans les pays en développement, en lien, pour ne citer qu'eux, avec le droit à la ville, le droit au logement, la mobilité, l'émancipation dans le monde urbain. Se pose ainsi la question de la soutenabilité des villes, d'un point de vue humain mais aussi économique, alors que les infrastructures se révèlent parfois défaillantes.

J'ai profité de mon passage à Quito pour défendre la position française à cet égard, issue d'un travail mené avec l'ensemble des acteurs de la ville au sein du Partenariat français pour la ville et les territoires (PFVT), qui est la plateforme d'échanges et de valorisation de l'expertise des acteurs français du développement urbain à l'international. Il était ainsi important de montrer que nous n'avions pas qu'une manière étatique de porter ces enjeux. La preuve en est qu'une délégation très importante de maires, de sénateurs et de députés est également venue défendre cette vision de la ville.

Nous nous sommes attachés à rappeler trois engagements essentiels : d'abord, la lutte contre la pauvreté et l'exclusion urbaine, pour faire du droit à un logement convenable le moteur de toute politique urbaine ; ensuite, la transition écologique et énergétique, pour protéger les ressources naturelles des territoires et construire un modèle de ville sobre, compatible avec une planète aux ressources limitées ; enfin, la promotion d'un urbanisme démocratique et citoyen, pour que la ville se fabrique pour et avec ses habitants, quels que soient leur sexe, leur religion ou leurs origines.

Nous réfléchissons beaucoup sur ces enjeux en France. Cependant, il faut garder à l'esprit que, dans d'autres pays, la question urbaine est parfois une question de vie ou de mort, face à des phénomènes qui sont autant d'atteintes aux principes démocratiques : déplacements de populations forcés, discriminations ou refus opposés à certaines populations de s'installer, corruption... C'est pourquoi nous avons tenu à rappeler que l'État de droit a toute sa place dans la construction du phénomène urbain.

En introduction aux réflexions de ce jour, je reviendrai sur quelques éléments importants pour faire du phénomène urbain un atout.

Il apparaît tout d'abord comme indispensable de construire une ville solidaire. Le phénomène urbain peut être un moteur du progrès social, dès lors qu'il se trouve en mesure de répondre aux enjeux du logement abordable, de la mixité sociale et de l'inclusion.

Pour promouvoir le logement abordable, il importe de défendre le modèle français du logement social, qui suscite, j'ai pu le constater par moi-même, un intérêt certain dans de nombreux pays, quelle que soit leur construction politique. Je me permets de le souligner car j'ai vécu ici même, au Sénat, voilà quelques jours, un débat en séance publique sur le logement social, qui, Jean-Pierre ne me démentira pas, est loin de faire l'unanimité dans ces murs. En France, la poursuite de l'application de la loi SRU et la mise en oeuvre par l'État d'actions en faveur du relogement des publics prioritaires paraissent essentielles pour restaurer une capacité d'offrir un logement à toutes et à tous.

Les enjeux complexes de la mixité sociale s'imposent de plus en plus à nous, alors même, faut-il le reconnaître, que les politiques de l'habitat et du logement ont contribué, avec les défaillances de l'accès à l'emploi et à la formation, à l'émergence de puissants phénomènes de ségrégation sociale et territoriale. Des quartiers urbains connaissent aujourd'hui des appauvrissements extrêmement généralisés. N'oublions pas une réalité qui s'impose à nous : les ménages du premier quartile, c'est-à-dire ceux qui disposent des revenus les plus faibles, ont peu accès au logement social par rapport à des ménages qui ont des revenus un peu plus élevés ; quand ils y ont accès, ils sont systématiquement logés dans les quartiers de la politique de la ville (QPV). D'où une spécialisation, de fait, d'un certain nombre de quartiers, les uns dans l'accueil des plus pauvres, les autres dans l'accueil des plus riches. Il nous faut aujourd'hui considérer avec lucidité les moyens de faire autrement, en nous interrogeant sur l'accès à la ville pour les ménages aux plus faibles revenus. C'est en ce sens que j'ai porté le projet de loi Égalité et citoyenneté, pour améliorer l'attribution des logements sociaux en dehors des QPV, mais aussi pour mobiliser des données sociales sur l'occupation du parc social, en vue d'aider les bailleurs sociaux et les collectivités à mieux connaître la réalité du peuplement de ces quartiers et d'apporter un éclairage sur les phénomènes de spécialisation et d'appauvrissement.

Une ville solidaire se veut également inclusive. Une urbanisation intelligente peut permettre un accès de meilleure qualité aux services publics, à la culture, à la formation, etc. Face aux risques extrêmement élevés de fractures au sein de notre société, il importe de conserver cela à l'esprit.

Au-delà de la ville solidaire, il nous faut également construire une ville durable. En réalité, ces deux dimensions ne sauraient être opposées. Promouvoir la ville intelligente, sobre et résiliente est un objectif louable : encore faut-il qu'il puisse être mise en oeuvre au profit de tous, dans une logique inclusive et non au seul service de ceux qui en ont les moyens. Pour autant, il importe d'inscrire totalement le phénomène urbain dans la lutte contre les dérèglements climatiques. Alors que les émissions de gaz à effet de serre proviennent massivement des pays urbanisés, cet objectif emporte des enjeux liés aux bâtiments et aux transports.

Construire la ville durable implique de porter des ambitions très fortes en matière de mutation et de rénovation énergétiques, pour lutter contre la précarité énergétique, redonner du confort aux habitants et passer totalement à l'ère du bâtiment durable. Nous observons des évolutions majeures autour des éco-matériaux, des bâtiments bas carbone et des bâtiments à énergie positive, avec de véritables savoir-faire associés. La question est donc de savoir comment faire muter l'ensemble de la filière, pour maîtriser la transition vers ces modes de construction.

En termes d'aménagements, la construction d'une ville durable suppose de penser, en amont des projets, la place de la nature, la mobilité, les modes d'alimentation, le traitement des déchets ainsi que les utilisations et la provenance de l'eau, au-delà de la seule question du bâti.

Je partage ainsi avec Ségolène Royal la volonté de développer les territoires à énergie positive, les territoires à zéro phytosanitaires, ainsi que les réflexions et initiatives autour, entre autres, de la place de l'alimentation dans le milieu urbain, de la création ou de la captation de terrains agricoles en milieu urbain, de la réponse aux enjeux de mobilité.

Enfin, pour que le phénomène urbain soit une réussite pour tous, il importe aussi de penser la place de la démocratie et de la citoyenneté dans la ville. Force est de reconnaître que nos manières de faire demeurent parfois défaillantes en la matière. Au cours des dernières décennies, des expériences intéressantes de prise en compte des habitants dans la construction de la ville ont été développées. Néanmoins, une cassure forte subsiste entre celles et ceux qui font la ville - élus, entreprises, etc. - et celles et ceux qui sont appelés à y vivre. Des difficultés perdurent ainsi pour créer un dialogue autour des aménagements à venir, et plus largement autour de l'usage des villes, y compris au-delà des quartiers populaires.

Au travers des initiatives, telles que les budgets participatifs, favorisant une réelle concertation sur le terrain, les habitants manifestent une envie d'être interrogés sur leur quartier et de participer à la conception de leur ville. Les besoins qu'ils expriment sont parfois très éloignés de ce que l'on pense. Si des jalons ont d'ores et déjà été posés par la loi, il importe de développer une véritable culture autour de ces aspects, pour inscrire l'urbanité dans une durabilité plus forte et plus humaine.

En dépit des difficultés rencontrées, nous parvenons aujourd'hui à accompagner le phénomène urbain dans sa durabilité. Dans les années à venir, il s'agira néanmoins d'inscrire la participation des habitants et la prise en compte des enjeux démocratiques et citoyens dans notre culture et nos manières de faire. Nous avons collectivement, élus et professionnels du secteur, beaucoup à faire dans ce domaine.

De très bonnes initiatives sont déjà prises en ce sens, dans le cadre du Programme national pour la rénovation urbaine (PNRU) ou de la construction d'éco-quartiers, notamment. Cependant, d'autres pays affichent une culture de la réunion publique bien plus avancée que la nôtre. Cette approche pourrait se développer aussi en France. Les outils numériques devraient également permettre de traduire plus facilement les enjeux liés à la politique de l'habitat, à l'expression des besoins des habitants, à la mobilité, aux changements impulsés par les grands projets d'aménagement. Cette culture et les moyens associés devront être inscrits dans les fondamentaux des politiques locales mais aussi nationales. Nombreuses sont les grandes opérations d'urbanismes portées par l'État au travers des opérations d'intérêt national ou des projets d'intérêt majeur.

Je suis ainsi convaincue que le phénomène urbain, souvent présenté comme problématique, avec des impacts potentiellement néfastes sur les conditions de vie, peut constituer, pour peu qu'il soit maîtrisé et conçu dans la durabilité, un moteur de progrès et de prospérité à la fois durable et partagée. Pour que le phénomène urbain permette de construire des valeurs de solidarité et d'égalité, il importe toutefois d'accepter de le réguler, par des processus démocratiques et un encadrement législatif adapté.

C'est précisément parce que nous sommes en attente de nouveaux questionnements et de nouvelles réflexions en la matière que ce colloque est très utile. Je vous souhaite donc à toutes et à tous de très bons travaux.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je vous suis très reconnaissant, madame la ministre, d'avoir accepté d'introduire les travaux de cette matinée.

Vous avez indiqué que de nombreux pays dans le monde portent un intérêt à nos manières de promouvoir le logement abordable. En dépit d'un certain pessimisme parfois exprimé, force est de constater que nous sommes, en France, dans une situation bien meilleure à cet égard.

Vous avez par ailleurs mis en évidence un enjeu mondial, que nous avions exploré dans un précédent rapport : celui du financement ou de la ressource. À travers le monde, des nappes urbaines de taille importante ne disposent pas aujourd'hui des ressources nécessaires pour gérer de manière durable le phénomène urbain. Alors que la place des villes dans le monde est appelée à croître, il conviendra de développer de ce point de vue une solidarité mondiale, comme cela se fait en matière de lutte contre la faim ou de promotion de la santé.

Vous avez également fait référence à la ville sobre, résiliente et intelligente, en insistant avec raison sur la nécessité d'y inclure la solidarité et la démocratie. De fait, l'urbanisme citoyen et démocratique ne saurait être disjoint de la question de la ville durable, au risque d'aboutir à une séparation entre les spécialistes de la durabilité et les défenseurs du logement social et de la solidarité, comme s'il s'agissait de deux sphères différentes. Une société non solidaire ne saurait être durable. Votre discours, madame la ministre, figurera en bonnes lettres dans le rapport à venir de la délégation à la prospective.

Sixième table ronde : « Le défi solidaire »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je suis particulièrement fier que Paul Chemetov, qu'il n'est plus besoin de présenter tant il a construit de projets et pensé les questions urbaines en France et ailleurs, ait accepté de présider cette première table ronde consacrée au défi solidaire.

Je salue également la présence de Béatrice Buguet, qui fut rapporteure du rapport Demain, la ville paru en 1998, Joëlle Martinaux, présidente de l'Unccas, venue d'une ville chère à notre coeur, en ce moment et depuis toujours, à savoir Nice, ainsi que Dominique Delaporte, chargé du réseau Vie locale citoyenne au sien du mouvement ATD Quart Monde.

Cher Paul Chemetov, je vous laisse volontiers la parole pour mener les débats.

M. Paul Chemetov, architecte urbaniste. - Nous héritons aujourd'hui et devons corriger les échecs, sans en négliger les réussites, d'un développement urbain induit, au cours des dernières décennies, par des évolutions brutales, en lien avec la désertion des campagnes et l'arrivée massive de la main-d'oeuvre immigrée et des pieds-noirs. Songeons que, dans les années trente, la population française était, pour moitié, composée de paysans ; trois générations plus tard, elle était devenue urbaine à 80 %. Il convient de mesurer la violence de ces évolutions pour comprendre leurs conséquences sur le phénomène urbain et y remédier.

« L'air de la ville rend libre », dit le dicton allemand. De fait, dans un monde inégal à la fois physiquement, par la localisation des villes, et humainement, par la différence du capital économique, social et culturel des citoyens, la machine urbaine peut seule rétablir l'équité. L'existence des services et des espaces publics est l'une des conditions pour y parvenir. Les plus démunis ont les premiers besoin de ces services pour remédier à un état économique ne traduisant ni ne préfigurant un partage du capital matériel, symbolique et social entre tous.

Certes, les hommes naissent libres et égaux en droits. Néanmoins, le défi solidaire consiste à rétablir la possibilité de cette liberté et de cette égalité. À cet égard, la question urbaine est la question politique centrale de notre temps, comme cela était déjà souligné en 1998 dans le rapport Demain, la ville.

Par ailleurs, comme le rappelait Mme la ministre, dans un monde globalisé, dans la complexité des questions économiques qui en sont la conséquence, la question urbaine est la seule à être partagée et partageable dans sa compréhension par les citoyens et leurs élus.

Nous ne disposons que d'une heure pour évoquer toutes ces questions. C'est peu. Je donne donc tout de suite la parole au premier intervenant, Béatrice Buguet, inspectrice générale des affaires sociales, en invitant chacune et chacun à un effort de concision.

Mme Béatrice Buguet, inspectrice générale des affaires sociales. - Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, le thème de la solidarité appliqué à la ville recouvre de nombreuses dimensions. Par exemple, si la loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains, dite loi SRU, est souvent évoquée au travers de son volet logement, elle a également introduit le principe du développement durable dans les documents d'urbanisme, ce qui, Mme la ministre l'a souligné, est loin d'être sans rapport avec les questions de solidarité.

Il existe différentes « politiques de solidarité », qui sont ou ne sont pas territorialisées. En tout état de cause, il convient de distinguer la solidarité des villes entre elles et la solidarité dans la ville, bien que penser la ville comme un espace d'organisation de la solidarité puisse paraître paradoxal ; on considère plutôt, classiquement, que la solidarité s'organise spontanément ou existe davantage dans l'espace rural, caractérisé notamment par un moindre anonymat.

Dans un cas comme dans l'autre, la solidarité apparaît bien comme un défi ou, du moins, comme un objectif à construire, plutôt que comme une évidence.

S'agissant d'assurer la solidarité entre les villes, la péréquation est inscrite, depuis peu, dans le corpus juridique et les normes de plus haut niveau de notre pays. La réforme constitutionnelle de 2003 a ainsi introduit, en même temps que le principe d'une organisation décentralisée de la République, une obligation de créer, par la loi, des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales. La Charte européenne de l'autonomie locale, adoptée par le Conseil de l'Europe en 1985 et ratifiée en 2007 par la France, précise par ailleurs : « La protection des collectivités locales financièrement plus faibles appelle la mise en place de procédures de péréquation financière ou des mesures équivalentes destinées à corriger les effets de la répartition inégale des sources potentielles de financement ainsi que des charges qui leur incombent. »

Dès 1995, la loi n° 95-115 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, en son article 68, avait fixé : « La réduction des écarts de ressources entre les collectivités territoriales, en fonction de leurs disparités de richesse et de charges, constitue un objectif fondamental de la politique d'aménagement du territoire. » Cet objectif était décliné en dispositions fortes, avec une péréquation financière instaurée à compter du 1er janvier 1997 entre les espaces régionaux de métropole, prenant en compte l'ensemble des ressources et des charges des collectivités territoriales et les rapportant annuellement au nombre d'habitants, pour s'assurer que, progressivement, d'ici à 2010, ces ressources ne puissent « être inférieures à 80 % ni excéder 120 % de la moyenne nationale par habitant des ressources des collectivités territoriales et de leurs groupements ».

En 2010, cet objectif était sans doute loin d'être atteint. Une étude universitaire réalisée en 2004 sous l'égide du Commissariat général du Plan et actualisée pour le compte de la direction générale des collectivités locales (Évaluation des effets péréquateurs des concours de l'État aux collectivités locales, Guy Gilbert et Alain Guengant, Commissariat général du Plan, mai 2004, et actualisation 2002-2006 par les auteurs pour le ministère de l'intérieur, août 2007) montrait en effet que « les collectivités territoriales françaises connaissent des inégalités de potentiel fiscal et de charges sans équivalent en Europe ». Mais l'article 68 de la loi n° 95-115 a été abrogé et la fourchette établie par le législateur supprimée.

Pour autant, cette disposition législative a abouti à la mise en oeuvre de nombreux dispositifs de péréquation, verticaux ou horizontaux. Dans un récent rapport sur les finances locales, la Cour des comptes observe que, « de 2001 à 2006, les moyens explicitement consacrés à la péréquation ont crû de 44 % : ils sont passés de 7,2 % à 8,4 % de l'ensemble des concours de l'État prévus en loi de finances initiale, alors que ceux-ci ont eux-mêmes augmenté de 26 % ». La Cour des comptes relève toutefois que le bilan global de ces mesures, y compris sur le plan budgétaire, reste à établir.

Évoquons maintenant les politiques de solidarité par le prisme de la politique dite « de la ville ». Une question essentielle a été posée dès 1977 par l'universitaire Philippe Méjean : « Faut-il un traitement dérogatoire, exorbitant du droit commun, ou bien la rénovation en profondeur des politiques de droit commun ? »

En 1998, le rapport Demain, la ville a produit un bilan des politiques menées jusqu'alors. Il a montré que ces politiques avaient été fondées essentiellement sur des dispositions spécifiques, axées, d'une part, sur une géographie prioritaire, d'autre part, sur des mesures dites de discrimination positive.

L'analyse des mesures en question a mis en évidence que la géographie prioritaire était inflationniste, complexe et souvent incohérente ; que le choix des territoires d'intervention était parfois contestable ; que le périmétrage isolait artificiellement les zones cibles de la géographie prioritaire et que les politiques de discrimination positive, si elles étaient évaluées à l'aune de moyens de droit commun, n'avaient pas nécessairement conduit à des situations effectives de discrimination positive étant donné les différentiels observés dans les moyens de droit commun.

Sur la base de ces constats, le rapport Demain, la ville a énoncé pour la première fois un objectif d'égalité républicaine, concept aujourd'hui couramment repris sans avoir été globalement mis en oeuvre.

Pour illustrer brièvement ces constats, je prendrai l'exemple de la création, en 1996, des zones franches urbaines. Sur la base d'une loi, d'un décret et de normes européennes, celles-ci ont été définies comme reposant sur des critères objectifs et mesurables : des quartiers « de plus de 10 000 habitants d'un seul tenant », répondant à des critères définis de difficultés. En réalité, les zones retenues répondaient très inégalement à ces critères ; les cartes de certaines zones franches révèlent, par exemple, leur constitution par adjonction d'espaces morcelés, et dans quelques cas même hors zones urbaines sensibles, tandis que d'autres territoires, répondant effectivement aux critères énoncés et en grande difficulté, ont été exclus du dispositif. Ni les sites retenus ni les superficies allouées ne reflètent la hiérarchie annoncée des difficultés objectives, ce qui n'est d'ailleurs pas surprenant puisque le choix des zones franches a été opéré avant que les indicateurs ne soient disponibles.

Cet exemple et d'autres ont conduit à souligner, au-delà des mesures spécifiques, la nécessaire mobilisation des politiques de droit commun. Il n'existe pas, à ma connaissance, d'évaluation récente et globale de la façon dont une telle politique aurait été conduite, mais la volonté, au moins, d'appréhender territorialement l'utilisation des budgets a conduit certaines grandes villes à mettre en place des outils de suivi dédiés. Au niveau national, on peut citer différentes politiques, plus ou moins développées, qui permettent ou permettraient de mettre en oeuvre territorialement la solidarité en mobilisant les moyens de droit commun. Nous ne pouvons ici que citer quelques exemples. La loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées énonce des objectifs en matière d'accessibilité des espaces publics et appelle une mobilisation des politiques d'urbanisme, au bénéfice de l'ensemble des personnes à mobilité réduite, en vertu d'un principe de solidarité.

L'objectif de développement durable défini par l'article L. 110-1 du code de l'environnement modifié par la loi Grenelle II du 12 juillet 2010 vise à répondre « de façon concomitante et cohérente », à cinq finalités, parmi lesquelles « la cohésion sociale et la solidarité entre les territoires et les générations ».

Pour prendre un exemple sectoriel, la politique de lutte contre le bruit, recouvrant des enjeux à la fois de réduction des nuisances et de santé publique, appelle, y compris sous l'angle de la solidarité, une réflexion sur le traitement des grands axes urbains, avec un questionnement sur les moyens publics à engager et les arbitrages à opérer en articulation avec les collectivités territoriales. Certaines infrastructures provoquent en effet des nuisances fortes, portant atteinte à la santé des riverains. Les moyens d'y remédier existent, comme le montrent par exemple l'opération de couverture de l'ex-RN13 à Neuilly-sur-Seine ou celle de l'autoroute A1 à la Plaine-Saint-Denis. Mais les difficultés sont multiples et les moyens d'intervention limités. Le choix, ici, d'orientations par la collectivité nationale relève directement de la solidarité.

La ville, dans sa configuration même, peut organiser ou non la solidarité, voire y faire obstacle. Si nous observons, par exemple, la cartographie des prix de l'immobilier aux alentours du bois de Vincennes, elle illustre la façon dont la proximité à la fois du centre urbain et d'un espace naturel renchérit les prix de l'immobilier, donnant aux habitants qui peuvent accéder à certains territoires, et non à d'autres, le bénéfice de conditions plus favorables, en termes notamment de santé publique : qualité de l'air, températures plus douces lors des périodes caniculaires, etc. Les inégalités qui en résultent ne constituent pas une fatalité. Ainsi, au Danemark, alors même qu'une superficie globale de seulement 43 000 kilomètres carrés contraint l'organisation territoriale, un principe d'urbanisme en « doigts de gant » se donne pour objectif de produire une configuration de la ville qui permette à chacun de vivre à proximité d'espaces de nature. Des choix sont possibles, y compris dans des zones urbaines denses. Aujourd'hui même, à proximité de Paris, dans le triangle de Gonesse, le projet dit EuropaCity, porté par la filiale immobilière d'un groupe de la grande distribution, détruirait définitivement, s'il était réalisé, les terres particulièrement fertiles les plus proches du centre de Paris dédiées à l'agriculture, alors même que les zones carencées en espaces verts sont particulièrement nombreuses dans le nord-est de la métropole.

Ces exemples illustrent la diversité des politiques de droit commun qu'il importe au premier chef de mobiliser. C'est une démarche plus cohérente et bien plus à l'échelle des enjeux que les mesures, fussent-elles pour certaines nécessaires, dites de discrimination positive, s'il s'agit de répondre dans et par la ville au défi de la solidarité.

M. Paul Chemetov, architecte urbaniste. - La parole est maintenant à Dominique Delaporte, chargé du réseau Vie locale citoyenne au sein d'ATD Quart Monde.

M. Dominique Delaporte, chargé du réseau Vie locale citoyenne, ATD Quart Monde. - Le mouvement ATD Quart Monde a été créé en 1957 par Joseph Wresinski, pour tenter de répondre aux difficultés rencontrées par les quelque centaines de familles habitant le camp de Noisy-le-Grand. Aujourd'hui, le combat du mouvement demeure inchangé, en France et dans vingt-neuf autres pays. Il consiste à agir sur trois plans : sur le terrain, aux côtés des personnes les plus défavorisées, qui, dans les faits, malgré les récentes mesures prises par le législateur, peinent à obtenir l'application de leurs droits ; auprès des institutions et des parlementaires, pour faire évoluer le cadre législatif, comme lors de la création du RMI ou de la CMU, avec notamment l'intervention à l'Assemblée nationale de Geneviève de Gaulle-Anthonioz, alors présidente d'ATD Quart Monde ; ainsi qu'en direction de l'opinion publique, au travers des campagnes citoyennes visant à changer le regard porté sur les pauvres et en finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté. Toutes les actions que nous menons sont détaillées sur notre site internet - www.atd-quartmonde.fr -, que je vous invite à consulter.

Pour vivre dans des villes accueillantes, il nous faudra résoudre les problèmes soulevés par la pauvreté et l'exclusion. À cet égard, la connaissance acquise par le mouvement ATD Quart Monde lui a permis, tout au long de son histoire, de formuler des propositions précises, dans le cadre de différents rapports : Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Évaluation des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, L'accès de tous aux droits de tous par la mobilisation de tous, pour ne citer qu'eux. Nous continuons de travailler sur ces sujets, en proximité avec de nombreux autres mouvements, dans le respect de l'éthique de chacun.

Le mouvement ATD Quart Monde, s'il dénonce régulièrement ce qu'il considère comme des injustices ou des stigmatisations, se veut résolument optimiste. Dans les faits, le législateur a souvent su écouter et trouver, en son sein, les moyens de réfléchir autrement sur la pauvreté. Les citoyens savent également se mobiliser, en s'impliquant dans les associations notamment. Si certains mécanismes ne fonctionnent pas encore suffisamment bien, force est de constater que les choses avancent.

Le montant des minima sociaux se situe aujourd'hui à la moitié du seuil de pauvreté, ce qui ne permet pas de vivre décemment. L'accompagnement lié à l'assistance se révèle également très divers selon les territoires, en fonction de leurs richesses économiques, alors même que la façon de s'adresser aux pauvres requiert une attention particulière. Par ailleurs, se pose la question des personnes se situant juste au-dessus des seuils, qui ressentent souvent un sentiment d'injustice et envers lesquelles nous conservons un devoir d'explication et d'accompagnement.

Face à ces enjeux, pour améliorer la solidarité urbaine, il n'existe malheureusement pas de solutions miraculeuses. La lutte contre la pauvreté est un long combat, parsemé de réussites, mais aussi d'échecs.

L'État conserve un rôle déterminant dans la cohésion sociale et l'exerce le plus souvent avec conviction. Si notre démocratie, à certains égards, est encore en devenir, il convient de noter qu'un important travail est réalisé au niveau législatif. Ce travail est indispensable, même s'il n'est pas suffisant.

Les associations, quant à elles, s'efforcent de se faire entendre dans le débat public, pour permettre aux plus précaires de dire leur combat de chaque jour afin de rester dignes. Cette voix est souvent couverte par une prétendue opinion publique qui trouve des relais dans certains médias et trouble le sentiment de fraternité. Cependant, ce dernier reste fort chez nos concitoyens : 60 % des associations du pays conservent la conviction et la volonté de travailler à l'amélioration du lien social et des conditions de vie des plus pauvres. Cette mobilisation est encourageante et nous est enviée.

La question est désormais de faire en sorte que la société civile puisse mieux mobiliser les compétences cachées qu'elle recèle. Dans les quartiers - où nous passons beaucoup de temps, sous des formes différentes, avec des projets pilotes, des universités populaires, des actions auprès des enfants, des bibliothèques de rue, etc. -, les compétences et les savoir-faire existent, au plus près des problèmes, mais ils ne sont qu'insuffisamment mobilisées.

Les mutations rapides de la société rendent sa compréhension de plus en plus difficile pour une majorité de nos concitoyens. Or le fait de ne plus saisir l'environnement que nous imposent ces mutations risque de conduire les plus fragiles vers l'exclusion et la pauvreté. En effet, comment adhérer à une société que l'on ne comprend plus ?

En dépit d'incontestables avancées, la gestion de notre pays reste encore largement conditionnée par un incorrigible besoin de centralisation. Cet héritage de l'Ancien Régime établit encore trop souvent une distinction entre ceux qui savent et disent et ceux qui exécutent. Dans ce contexte, des progrès restent à accomplir pour rechercher et mobiliser des compétences sur le terrain.

Il n'est pas concevable aujourd'hui que bon nombre de familles vivant, en dépit de l'accompagnement des travailleurs sociaux, dans l'incertitude du lendemain se sentent davantage accablées que soutenues. Il n'est pas non plus acceptable que plus de 8 millions de nos concitoyens vivent encore sous le seuil de pauvreté. Pouvons-nous raisonnablement penser qu'une telle situation pourra perdurer et nous affranchir d'un destin collectif incertain ? Il y a urgence, face aux menaces pesant sur notre cohésion sociale, à intégrer les plus démunis dans une démarche de bénéfices associés.

Je le répète, les outils destinés à combler les inégalités conçus par les instances politiques sont indispensables, mais loin d'être suffisants. C'est notamment sur le plan local que se situe la réserve de compétences et de bonnes volontés sur laquelle il est possible de s'appuyer pour faire en sorte que les écarts entre nos concitoyens ne se creusent davantage.

Dans toutes les villes, villages ou quartiers, il existe des compétences et des expériences, en matière, notamment, de logement, de traitement des problématiques bancaires, de santé. Sur des superficies restreintes et bien délimitées, un accompagnement pourrait ainsi être proposé dans la durée par des personnes compétentes prêtes à s'engager, à même de travailler au plus près des problématiques rencontrées. Il convient ainsi de cibler et de recruter les bonnes volontés : un ancien employé de banque sera sans doute plus compétent pour monter un dossier de surendettement, un ancien juriste pour traiter un litige concernant le logement ou le travail. En aucun cas il ne s'agit de vouloir se substituer aux acteurs institutionnels que sont les travailleurs sociaux, les centres communaux d'action sociale, les missions locales, mais l'objectif est de s'appuyer sur des compétences précises pour compléter le service rendu aux personnes et aux familles concernées.

Je n'ai malheureusement pas le temps de détailler toutes les propositions d'ATD Quart Monde. J'insisterai néanmoins sur un sujet majeur, qui conditionne la réussite du travail en commun entre les membres des structures mises en place et les personnes qui les sollicitent : le respect de la dignité des personnes accueillies, ce qui suppose d'établir un lien de confiance excluant tout rapport de dominant à dominé. En outre, le problème rencontré par les personnes ou familles accueillies et pour lequel la structure est sollicitée peut cacher une autre difficulté, d'où la nécessité de travailler en réseau pour couvrir un large spectre de compétences, sous réserve, je n'y insisterai jamais assez, de privilégier discrétion et confidentialité.

La démarche que je viens d'esquisser est d'ores et déjà mise en oeuvre, avec des résultats reconnus. Au-delà de l'aide apportée, elle permet un incontestable partage démocratique et d'engagement auprès des plus démunis. À cet égard, je vous recommande de consulter, sur le site d'ATD Quart Monde, la rubrique « Nos actions » et, pour avoir un modèle d'actions de proximité, le site www.terroir-solidaire.org.

M. Paul Chemetov, architecte urbaniste. - Je donne la parole est à Joëlle Martinaux, présidente de l'Union nationale des centres communaux d'action sociale.

Mme Joëlle Martinaux, présidente de l'Union nationale des centres communaux d'action sociale (Unccas). - Le premier défi se trouve être de montrer que le social doit être décliné dans la cité, dans toutes les thématiques. Je citerai quelques chiffres pour commencer : plus de la moitié des communes, soit quelque vingt mille d'entre elles, qui comptaient moins de cinq cents habitants au 1er janvier 2013, accueillaient 7 % de la population française, soit autant que les cinq plus grandes villes de France réunies. Les villes situées dans la couronne des plus grands pôles d'emploi enregistrent une croissance démographique importante, en général plus forte que celle des centres-villes, traduisant un phénomène de périurbanisation. Par ailleurs, neuf des dix communes où le taux de pauvreté est le plus élevé se situent dans la banlieue parisienne, la dixième étant Roubaix. Les taux de pauvreté les plus élevés sont observés dans le Nord, le Sud-Est et la Seine-Saint-Denis. Cette pauvreté se concentre dans les centres-villes et les aires urbaines, touchant plus particulièrement les familles monoparentales, les familles nombreuses et les ménages jeunes.

L'Unccas regroupe 4 000 centres communaux d'action sociale (CCAS) et centres intercommunaux d'action sociale (CIAS), répartis sur l'ensemble du territoire, y compris outre-mer, tant en milieu rural qu'en milieu urbain. Selon le baromètre de l'action sociale locale de l'Unccas, plus des deux tiers des CCAS enregistrent aujourd'hui une augmentation globale du nombre de ménages modestes.

Dans ce contexte, la solidarité entre les villes et au sein des villes recouvre des défis liés à la diversité et à l'hétérogénéité des habitants - jeunes, très jeunes, personnes âgées, personnes en situation de handicap, personnes très modestes -, à la diversité des acteurs - institutionnels, associatifs ou privés, encore trop souvent cloisonnés -, à la diversité des espaces et de leurs fonctions - lieux de résidence, lieux d'activité, lieux économiques -, ainsi qu'à la diversité des dynamiques et des activités - étalement urbain ou périurbain, quartiers particulièrement sensibles. Ce sont toutes ces dimensions qui doivent être prises en compte.

Dans le cadre de la réforme territoriale, des regroupements sont mis en oeuvre et des collectivités nouvelles apparaissent. À ce stade, une étude menée en partenariat avec Mairie-conseils a démontré que cette évolution permet à certaines petites communes de bénéficier, dans le domaine social, de davantage de services et de personnels spécialisés, tels que médiateurs sociaux, assistants sociaux, psychologues. Par ce biais, des petites communes qui ne disposaient pas d'un CCAS bénéficient désormais d'un service social.

Néanmoins, certains territoires demeurent confrontés à un risque d'isolement, en lien notamment avec la problématique des transports et des déplacements. Les citoyens de certaines petites communes sont d'autant plus isolés qu'ils ne disposent d'aucun moyen pour rejoindre une grande ville.

La solidarité apparaît ainsi comme un défi pour les élus. Nous ne cessons de le rappeler aux maires : le social est un investissement positif, à plus forte raison dans le contexte actuel, marqué par des événements tragiques et où les enjeux de cohésion sociale sont extrêmement forts. Les ressources des CCAS et l'investissement associé ne sauraient donc être utilisés pour alimenter les budgets de fonctionnement des villes, comme cela se pratique aujourd'hui dans certains endroits.

La solidarité est également un défi pour les partenaires, qui, dans un contexte budgétaire contraint, doivent travailler tous ensemble. Chacun est ainsi appelé à se remettre en question et à envisager des perspectives de mutualisation.

La solidarité est aussi un défi pour les habitants, lesquels sont en droit d'accéder aux services dont ils ont besoin.

Pour répondre à ces enjeux, les villes doivent s'emparer des outils à leur disposition, au premier rang desquels figure l'Analyse des besoins sociaux (ABS). Les principales problématiques et caractéristiques des citoyens peuvent ainsi être pointées, afin de permettre un meilleur ciblage des investissements à réaliser pour construire la ville de demain. L'investissement positif doit être partout, dans le logement, dans l'emploi, dans la vie de la cité. J'incite vivement élus et acteurs sociaux à participer à l'ensemble des commissions associées, pour y apporter leurs connaissances. Tous les partenaires doivent également être mobilisés et travailler ensemble : CCAS, services des collectivités, Caf, CPAM, Pôle emploi, bailleurs sociaux. La construction de la ville de demain doit ainsi pouvoir s'imprégner de toutes les problématiques pointées par les différents acteurs et partenaires.

Je me permettrai de citer un exemple significatif : à Nice comme dans d'autres villes, des SDF ont été investis d'un rôle d'ambassadeurs de l'accueil de nuit. Or ces ambassadeurs doivent être renouvelés régulièrement, à mesure qu'ils retrouvent une place dans la société, avec un emploi et un logement. Cela prouve que, lorsque des moyens sont mis en oeuvre pour aller vers les plus pauvres et les plus démunis, pour les aider à retrouver une place dans la société, les résultats sont au rendez-vous.

Des référents sociaux généralistes sont effectivement nécessaires, pour couvrir les territoires, dans le cadre, notamment, des maisons de services au public. Cependant, il est également indispensable de mobiliser des intervenants spécialisés, tels qu'assistants sociaux, psychologues, médiateurs sociaux.

L'investissement social doit ainsi être conçu de manière cohérente et positive, sans négliger l'humain ni la proximité. Sans nier les problématiques, les élus et acteurs peuvent être responsables et solidaires.

M. Paul Chemetov, architecte urbaniste. - La notion de péréquation apparaît comme la seule à pouvoir être opérationnelle sans tomber dans les travers de la charité ou de la discrimination positive. Cependant, cette péréquation institutionnelle doit s'accompagner d'une mixité sociale et d'une mixité fonctionnelle : des services, des productions, des enseignements et des plaisirs de la vie.

Les politiques, quant à elle, pour promouvoir l'égalité, ne peuvent se focaliser uniquement sur des secteurs que l'on dit difficiles et faire table rase du passé construit. Elles doivent être inclusives, y compris au-delà des quartiers à rénover.

Face à ces deux enjeux, la seule solution semble être l'approche métropolitaine. Le centre et la périphérie et les centres de la périphérie doivent ainsi être emboîtés, sans que cela implique d'oublier l'inclusion et la recomposition du milieu rural. L'approche métropolitaine consiste non pas à propulser le centre jusqu'aux confins des périphéries, mais à accepter le discontinu. Ce n'est pas prolonger la densité et le temps historique accumulés dans les quartiers centraux, dans les urbanisations nouvelles, ou au mieux les singer stylistiquement dans des décors passéistes, dont Disneyland est l'exemple. Mais accepter le discontinu c'est intégrer l'agriculture vivrière et ses espaces protégés au développement métropolitain, c'est maintenir des lambeaux de nature dans l'artificialisation de toute métropole. C'est enfin mailler la périphérie par un réseau de transports publics qui lui fait cruellement défaut et qui aujourd'hui est le frein principal d'une urbanisation heureuse.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je remercie l'ensemble des intervenants à cette table ronde consacrée à ce thème si essentiel de la solidarité.

Septième table ronde : « Métropoles, mégalopoles, pôles urbains et réseaux de ville »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - La septième table ronde de ce colloque est consacrée à la sécurité dans la ville d'aujourd'hui et de demain. Je remercie particulièrement Michel Cadot, préfet de police de Paris, d'avoir accepté, malgré une actualité chargée, d'être parmi nous ce matin. Je suis également heureux d'accueillir Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine, Paul Landauer, architecte, Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste et géographe, ainsi que Jean-François Soupizet, conseiller scientifique à Futuribles international. C'est à vous, monsieur le préfet, que je donne dès à présent la parole.

M. Michel Cadot, préfet de police de Paris. - Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, la sécurité et les politiques sécuritaires constituent un enjeu majeur dans la gestion des villes d'aujourd'hui et la construction des villes de demain, davantage encore dans les grandes métropoles telles que Paris, confrontées à une compétition internationale, en termes d'attractivité, sur les plans économique, politique, culturel et touristique. La ville globale ou « ville-monde » doit ainsi pouvoir être à la fois ouverte et sûre.

Le constat est aujourd'hui celui d'une spécificité urbaine en matière d'insécurité et de politiques sécuritaires, en lien avec la concentration des populations et des richesses, ainsi qu'avec la ségrégation et l'absence de mixité dans certains quartiers. Je tiens à rappeler des réalités statistiques qui ne sont pas si connues : le nombre de violences physiques crapuleuses est huit fois plus élevé dans les zones sous autorité policière, couvrant l'essentiel du monde urbain, que dans les zones placées sous l'autorité de la gendarmerie ; celui des atteintes aux biens y est deux fois plus élevé ; le taux d'élucidation des vols avec violence y est deux fois moindre, 82 % des homicides étant élucidés en zone police, contre 92 % en zone gendarmerie. La délinquance en milieu urbain se révèle ainsi plus importante et plus complexe à élucider.

Au niveau de Paris et de sa petite couronne, on observe une intensification des enjeux sécuritaires. Avec ses 6,7 millions d'habitants, ce territoire représente 10 % de la population française. Pourtant, il concentre 18 % des atteintes aux biens, des atteintes volontaires à l'intégrité physique (Avip) et des infractions économiques et financières.

En tant que praticien de la sécurité ayant assuré la fonction de préfet dans d'autres territoires, à Marseille et à Rennes, notamment, j'identifie quatre enjeux pour relever le défi majeur de la sécurité pour les métropoles de demain.

Le premier enjeu se trouve être de construire et de faire vivre un dispositif de sécurité intégré et cohérent. La lutte contre le trafic de drogue requiert ainsi une articulation entre une présence de sécurité publique au quotidien, des investigations judiciaires, des opérations de maintien de l'ordre lorsque cela est nécessaire, un travail de renseignement, un travail partenarial avec les associations de prévention, les acteurs locaux et les collectivités locales. La lutte contre la radicalisation suppose également un continuum entre le renseignement, la détection des signaux faibles, des partenariats locaux avec les élus et la mobilisation de services spécialisés en cas de passage à l'acte. Le modèle de la préfecture de police de Paris répond bien à cette exigence de cohérence et d'intégration, avec une autorité unique de proximité permettant de favoriser la mixité fonctionnelle et de rompre avec le cloisonnement entre les directions et services observé dans d'autres métropoles, ainsi que des circonscriptions correspondant à la réalité des bassins de délinquance.

Pour que de tels dispositifs territoriaux soient efficaces, ils nécessitent également d'être reliés et coordonnés. C'est le deuxième enjeu. En région parisienne, une coordination est ainsi assurée au-delà des limites administratives des quatre départements placés sous l'autorité du préfet de police de Paris en matière de sécurité. Au niveau des transports ferrés, par exemple, une compétence régionale a été créée, afin que les policiers ne soient pas contraints de s'arrêter en gare à la limite de leur territoire de rattachement. En tant que préfet de zone, je définis des politiques et des stratégies communes avec les préfets de la grande couronne. Une articulation est par ailleurs assurée avec l'échelon central, qui, bien que trop éloigné pour être directement acteur de la gestion sécuritaire, doit pouvoir recevoir et traiter les informations utiles. La direction du renseignement de la préfecture de police de Paris travaille ainsi en liaison étroite avec la DGSI et la DGSE. Dans le monde très structuré verticalement de l'administration française, ce schéma n'est pas si facile à mettre en oeuvre. À cet égard, le modèle intégré appliqué à Paris, de la même façon qu'à Londres ou à New York, est envié par nombre de grandes métropoles.

Le troisième enjeu est, dans un contexte budgétaire contraint, d'optimiser l'utilisation des ressources disponibles. L'agglomération parisienne regroupe 21 % des effectifs de la police nationale. Cependant, elle concentre 25 % des faits commis en zone police. La productivité peut ainsi être plus importante en zone urbaine et dans les grandes métropoles. Cela impose une évaluation constante des résultats et de la pertinence des politiques mises en oeuvre, au plus près du terrain, avec des outils de mesure adaptés. Les mesures déployées doivent ainsi pouvoir être remises en question. À cet égard, nous sommes en train de revenir sur le dispositif des gardes statiques, systématisées après les attentats de janvier 2015 et dans lesquelles les policiers voient aujourd'hui une charge indue et une mission ne correspondant pas à leur coeur de métier. Le bilan coûts-avantages de cette mesure, en termes d'efficacité et d'utilisation des moyens limités disponibles, paraît aujourd'hui justifier un retour vers des patrouilles dynamiques et imprévisibles, mobilisables rapidement sur le territoire. Nous nous orientons également vers la création de réserves citoyennes, de façon à disposer ponctuellement d'un second niveau de mobilisation, dans des conditions beaucoup moins coûteuses.

Enfin, le quatrième enjeu, tout aussi essentiel bien que plus récent, est celui de la technologie. Le métier de la sécurité, avec tous les risques et enjeux démocratiques qu'il recouvre, est appelé à connaître des transformations importantes et rapides dans les années à venir. Dans les villes de demain, les nouveaux moyens technologiques devront être utilisés pour permettre à la police d'être plus réactive. À compter de janvier 2017, la préfecture de police de Paris déploiera ainsi sur le terrain des policiers connectés, lesquels, grâce au système Néo, pourront disposer d'informations sur les sites et les responsables à contacter, ou saisir un procès-verbal sans avoir à retourner au commissariat. Particulièrement adapté à un milieu urbain et dense, ce système permettra de projeter immédiatement des moyens de renfort ou de soutien en cas de difficultés. La vidéosurveillance, avec les analyses automatisées en plein développement à l'heure actuelle, devrait également ouvrir des perspectives considérables, sans parler des drones et autres équipements technologiques.

De telles évolutions, pour peu que les garanties juridiques nécessaires puissent être réunies, sont inéluctables. Le développement d'une nouvelle délinquance sur internet appellera également la création et le renforcement d'une cyberpolice. Cette police de proximité de l'internet devra permettre de faire face à ce qui est appelé à devenir une nouvelle réalité de la ville. La police technique et scientifique (PTS), née au sein de la préfecture de police de Paris et réservée jusque dans les années 2000 aux crimes les plus flagrants et les plus lourds, a désormais vocation à être déployée systématiquement, pour tous les cambriolages et actions violentes. Demain, compte tenu du développement de nouveaux outils technologiques, la PTS est appelée à franchir une nouvelle étape.

Les nouveaux comportements de nos concitoyens en matière d'usage des réseaux sociaux transforment également la mission sécuritaire. L'application Periscope est désormais utilisée dans toutes les manifestations. Une information en continu peut ainsi être mobilisée sur la sensibilité et les éventuelles phases de violence d'une manifestation. Dans ce domaine, indubitablement, des marges considérables de progrès subsistent, pour éviter au maximum les affrontements et permettre une gestion pacifiée des rassemblements. L'application Uber est en train de modifier significativement le dispositif de police administrative géré avec les taxis et les « Boers » chargés de les contrôler. De la même manière, la vente en ligne et la livraison à domicile bouleversent les modalités de contrôle de la vente d'alcool. Les réseaux sociaux offrent par ailleurs une capacité nouvelle à se rassembler très rapidement à un endroit donné, le cas échéant pour mener des actions collectives, ce qui interroge les politiques et pratiques en matière de sécurité. La police devra pouvoir utiliser et vivre avec ces outils technologiques de demain.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je vous remercie, monsieur le préfet, de ce panorama, qui constitue une vision sereine et vigilante des défis que pose la sécurité dans les villes.

Je donne la parole à Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine mais aussi maire de Lomme, près de Lille.

M. Roger Vicot, président du Forum français pour la sécurité urbaine. - Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, je m'efforcerai moi aussi d'être tout à la fois bref et percutant sur cette question du défi sécuritaire dans nos villes.

Le Forum français pour la sécurité urbaine est une association rassemblant des élus d'une centaine de collectivités territoriales. Si nos réflexions sur la sécurité dans les villes interviennent à un moment extrêmement particulier, nous sommes tous convaincus que certaines mesures d'urgence prises à la suite des récents attentats sont amenées à être pérennisées, probablement pour plusieurs années. En dépit d'une volonté parfois affichée de faire en sorte que rien ne change pour ne pas céder à la peur, force est de constater que tout change dans nos villes et que la question de la sécurité doit y être appréhendée de manière extrêmement différente depuis quelques mois.

Face à ce défi, les élus locaux sont en première ligne : si le terrorisme conserve une dimension internationale, avec un travail de police et de renseignement n'impliquant pas outre mesure les élus locaux, il recouvre également une dimension extrêmement locale, à laquelle ces derniers sont confrontés quotidiennement. Des préconisations et demandes leur sont ainsi faites depuis quelques mois, concernant la sécurisation des lieux publics, des écoles et des manifestations. Cette dimension locale modifie le partenariat entre les élus et les autorités de l'État, s'agissant notamment des autorités préfectorales et de la police nationale.

Dans ce contexte, d'aucuns envisagent aujourd'hui de suspendre l'État de droit et de remettre en cause provisoirement certaines libertés publiques. Or, contrairement à ce qu'affirmait un ministre de l'intérieur voilà quelques décennies, la démocratie ne peut s'arrêter là où commence l'intérêt de l'État. C'est au contraire lorsque l'intérêt de l'État est en jeu et que la question de la préservation de l'État de droit fait de plus en plus débat que la démocratie doit montrer toute sa force et s'appuyer sur son socle de principes fondamentaux intangibles, dont, il convient sans cesse de le rappeler, nous ne saurions nous extraire. C'est bien l'État de droit qui nous permettra de sécuriser nos villes et de mener une politique de sécurité digne de ce nom en France.

En matière de sécurité, historiquement, l'État exerce une compétence régalienne, avec les élus pour partenaires en fonction des circonstances. À la fin des années quatre-vingt-dix, la notion de coproduction de la sécurité est apparue, mettant en relation les autorités de l'État et les élus locaux avec les bailleurs sociaux, les transporteurs, l'éducation nationale, etc. Tout cela a fonctionné un temps, avec, notamment, les contrats locaux de sécurité, les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Cependant, ce schéma est en train d'exploser depuis quelques mois, ce qui nous oblige à repenser collectivement l'organisation des dispositifs locaux de sécurité.

Parmi les nouveaux partenaires à mobiliser dans un tel cadre figurent notamment les grands centres commerciaux et de loisirs. Ceux-ci doivent gérer des afflux massifs de publics, le plus souvent en faisant appel à des sociétés de sécurité privées. Les effectifs de la sécurité privée dépassent aujourd'hui ceux de la police nationale. Pareil acteur ne saurait donc être écarté de la réflexion sur les politiques de sécurité et les dispositifs locaux de sécurité.

Il nous faut par ailleurs développer, au niveau local, un dialogue plus institutionnalisé et permanent avec l'éducation nationale, les bailleurs sociaux et l'ensemble des acteurs intervenant, à un moment ou à un autre, dans le champ de la sécurisation de l'espace public et des espaces privés. La notion de partenariat autour de la sécurité est ainsi en complète reconfiguration.

Le Forum français pour la sécurité urbaine, en tant qu'association d'élus, regrette que le partenariat entre l'État et les villes autour des questions de sécurisation manque de globalité, d'homogénéité et de transparence. La gestion des festivals organisés durant l'été 2016 en est l'illustration, avec des approches différentes selon les préfets et les contextes locaux. À cet endroit, il conviendrait de développer une vision commune et partagée.

Aujourd'hui, les collectivités organisent des manifestations et événements publics de toute nature : carnaval, braderie, brocante, triathlon, duathlon, courses, pour ne citer qu'eux. Ceux-ci donnent lieu à des préconisations, voire à des injonctions de l'État en matière de sécurité : recours à des moyens de sécurité privés, séparateurs de type GBA, barriérage, etc. Dès lors, comment parler de partenariat ou de vision partagée ? S'ajoute à cela une dimension financière. Certains festivals sont aujourd'hui financièrement en danger, compte tenu des mesures de sécurisation coûteuses préconisées, à juste titre, par les autorités.

La sécurisation de l'espace public nécessiterait ainsi d'être pensée de manière plus globale, plus homogène et dans le cadre d'un partenariat mieux compris.

Le quotidien La Voix du Nord se faisait récemment l'écho d'une proposition intéressante d'un policier, prônant l'organisation d'un Grenelle de la sécurité ; un véritable Grenelle de la sécurité, pour réunir autour de la table les ministères de l'intérieur, de la justice, de l'éducation nationale et de la ville, sans oublier l'Assemblée des départements de France. En effet, dès lors que l'absolue nécessité du travail de prévention est sans cesse soulignée, la question des moyens consacrés par les départements à la prévention spécialisée sur le terrain mériterait d'être posée quand on voit leur baisse drastique, quand il ne s'agit pas de leur suppression pure et simple.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - La parole est à Paul Landauer, architecte.

M. Paul Landauer, architecte. - Monsieur le sénateur, monsieur le préfet, mesdames, messieurs, les architectes, en particulier lorsqu'ils interviennent sur l'espace public, sont de plus en plus sollicités par rapport aux enjeux de sécurité. Le sujet de la sécurité est désormais central, de façon directe ou déguisée, dans la plupart des cahiers des charges et des programmes. Cette injonction n'est pas sans poser de problèmes. Elle impose en effet des logiques d'aménagement qui sont souvent contradictoires avec l'urbanité des lieux.

Avant d'en dire plus, il est à mon avis nécessaire de nous interroger sur les raisons pour lesquelles cette injonction de sécurité a pris une telle place dans les projets d'architecture et d'urbanisme. La première chose à souligner, c'est que, d'une certaine manière, l'architecture, comme l'urbanisme et la technologie, remplace la politesse. C'est le cas, par exemple, du design des distributeurs automatiques de billets, lequel intègre désormais une multitude de petites inventions pour pallier les risques liés au retrait d'espèces dans la rue.

Par ailleurs, les usagers de l'espace public sont de plus en plus demandeurs d'espaces dédiés, voire réservés, et sécurisés. « La ville est à tout le monde » signifie aujourd'hui que chacun y a sa place réservée. Cela nécessite pour les architectes de concevoir et d'aménager des espaces dotés, entre autres, de dispositifs séparatifs, d'une signalétique particulière. Le développement de la sécurité privée entraîne également un certain nombre de demandes directes auprès des architectes, y compris autour de l'aménagement des espaces, au-delà de la vidéosurveillance et des dispositifs technologiques.

Dans ce contexte, les réponses apportées aux besoins de sécurité s'articulent autour de plusieurs principes parfois contradictoires. À cet égard, il convient de distinguer la protection contre le terrorisme de celle contre la délinquance et les incivilités.

La protection contre le terrorisme implique de convertir les espaces urbains de grande fréquentation en zones réservées, sur le modèle des aéroports. Il convient ainsi d'aménager des lieux sélectifs, dont les usagers font l'objet d'un contrôle et d'un filtrage. À défaut de pouvoir être entièrement contrôlables, à l'instar du panoptique, ces lieux sont conçus comme des espaces d'anonymat réduit, au milieu d'espaces entièrement anonymes. En outre, la lutte contre le terrorisme impose de plus en plus d'aménager des espaces publics transformables et adaptables - espaces modulables, barrières amovibles, signalétique... -, pour faire face à des niveaux de risque différents en fonction des usages et événements organisés.

La protection contre la délinquance et les incivilités, quant à elle, s'accompagne de plus en plus d'un principe de séparation des flux. Cette approche vise explicitement à limiter les opportunités de croisements ou de rencontres, assimilées à des risques de frictions sociales et urbaines. Autour du Stade de France, toutes les stations de transport ont ainsi été disposées à distance de l'enceinte, selon un schéma permettant d'éviter le croisement des flux de spectateurs. Par ailleurs, la protection contre les risques de délinquance, d'occupation et d'incivilités conduit à multiplier les dispositifs destinés à stériliser les usages possibles du sol. La plupart des quartiers résidentiels disposent ainsi de grilles et de jardins de vue, destinés à empêcher une appropriation de leurs habitants, voire la seule possibilité de s'arrêter ou d'échanger.

Tout n'est pas toujours aussi caricatural. Néanmoins, ces différentes manières de sécuriser les espaces publics, en les filtrant et les rendant adaptables, en évitant les croisements et en « stérilisant » les usages, posent aujourd'hui question. Une voie tout à fait inverse pourrait être privilégiée par les architectes et les urbanistes, pour encourager les habitants et les usagers à être dehors, à se rencontrer et à investir les espaces urbains. Pourquoi ne pas considérer que la fréquentation et l'activité sont de nature à réduire l'insécurité dans les espaces publics ? Cela vaut aussi pour le terrorisme. Le fait que nombre de terroristes se radicalisent aujourd'hui seuls devant leur ordinateur pourrait être révélateur d'un dysfonctionnement de la vie urbaine et appeler à la remise en cause de tous les principes de sécurité destinés à limiter les usages, les possibilités de croisements et de rencontres dans l'espace public.

Ainsi, dans la plupart des opérations de renouvellement des grands ensembles déterminées par une forte injonction sécuritaire, on s'attache davantage à réduire les usages du sol qu'à les augmenter. Conçus à l'origine, durant les Trente Glorieuses, sur de vastes étendues paysagères, apportant l'air, la lumière et la nature au plus près des logements, les grands ensembles n'ont jamais été très investis par leur habitants. Les gestionnaires n'ont jamais autorisé beaucoup d'usages sur les vastes espaces verts tandis que leur entretien est vite devenu une charge pour les habitants et les collectivités. Ces espaces verts se sont ainsi réduits au fil du temps. Pour beaucoup, ces espaces verts sont devenus des territoires d'insécurité ou sont aujourd'hui vécus comme tels. Afin de remédier à cela, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, des rues y ont été introduites, destinées à constituer des espaces publics alors perçus comme civils et lisibles. Depuis une dizaine d'années, une logique de « résidentialisation » - selon la terminologie de la politique de la ville - est également mise en oeuvre, avec un découpage du sol en petites parcelles clôturées, transformant les espaces verts continus en successions de petits jardins de vue, sans véritable usage possible. Là encore, cette approche, qui emporte le risque de décourager toute vie sociale au sein de l'espace public, s'avère problématique.

Des alternatives existent et se développent aujourd'hui. À Toulouse, dans le quartier de Bagatelle, nous travaillons avec mon équipe sur un projet alternatif. Nous avons eu l'idée de procéder inversement, non pas en réduisant ou en morcelant les espaces verts, mais en créant un parc de quatre hectares découpé en parcelles dédiées aux initiatives des habitants, chacun pouvant, comme dans un jardin ou garage de pavillon, y développer une activité énergétique, agricole, alimentaire, culturelle, ludique ou sportive. Ce projet a vocation à animer l'espace public, en donnant la possibilité aux habitants d'agir sur leur environnement, voire de développer une activité économique, enjeu particulièrement important dans un quartier d'habitat où l'accès à l'emploi demeure difficile. Une telle approche est, selon moi, plus bénéfique au quartier que les dispositifs actuels d'évitement et de stérilisation du sol. Elle évite le repli au sein du logement et favorise l'investissement et les interactions des habitants dans l'espace public. Elle leur octroie même la possibilité d'agir sur les conditions sociales, économiques, politiques, lesquelles engendrent parfois l'insécurité dont ils sont victimes.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je veux remercier très sincèrement Paul Landauer, qui a parfaitement démontré toute l'utilité qu'il y avait à faire appel à un architecte dans le débat autour du défi sécuritaire. La préoccupation de la sécurité, si indispensable soit-elle, finit par induire des choix architecturaux qui ne sauraient être neutres. À cet égard, la résidentialisation, terme plutôt prometteur de prime abord, conduit souvent à encastrer les habitants dans des clôtures. De même, les codes, caméras de vidéosurveillance et autres dispositifs de sécurité emportent le risque de calfeutrer les habitants. L'efficacité des aménagements en matière de sécurité pose alors question. En pratique, l'architecture n'est pas neutre et finit par produire des effets, tant sur la sécurité que sur la solidarité, le vivre-ensemble, la démocratie.

Je mène par ailleurs une bataille contre la généralisation des partenariats public-privé (PPP). Si leur utilité est, dans certains cas, avérée, la construction d'établissements pénitentiaires en PPP soulève de fortes interrogations. L'architecture d'une prison recouvre une dimension régalienne extrêmement importante, car elle demeure liée à une idée de la détention et de sa fonction : réinsertion, prise en compte des êtres humains, etc. L'architecture carcérale ne saurait ainsi être pensée sans un dialogue considérable avec ceux qui y travaillent et y vivent.

Je m'arrête là et cède immédiatement la parole à Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste, géographe, qui a notamment contribué en 2010-2011 à la rédaction du rapport Villes du futur, futur des villes : quel avenir pour les villes du monde ?

M. Pierre-Emmanuel Becherand, urbaniste, géographe. - Monsieur le sénateur, monsieur le préfet, mesdames, messieurs, avec le point de vue, non d'un spécialiste de la sécurité mais d'un praticien de la ville, je reviendrai pour ma part sur une question qui me semble centrale : quelles sont les modalités de dialogue entre, d'une part, les spécialistes de la sécurité, et, d'autre part, les architectes, les urbanistes chargés de la fabrique de la ville ? Comment rendre ce dialogue plus constructif, plus efficace et peut-être moins idéologique ?

De manière surprenante, en comparaison avec d'autres secteurs des politiques publiques tels que l'écologie, le développement durable, le développement économique ou le numérique, la sécurité n'est que trop rarement perçue comme un levier de transformation des villes. De fait, cette dimension est souvent absente du discours des urbanistes, des architectes, des sociologues ou des économistes, alors que, historiquement, les enjeux de sécurité ont toujours façonné la forme des villes.

Rappelons que nos villes européennes ont d'abord été conçues comme des villes fortifiées. Sous Haussmann, les grands boulevards ont été construits dans un souci de sécurisation de la voie publique, avec des gabarits permettant notamment de contrôler les mouvements de foule et d'éviter les barricades. Dans les années soixante et soixante-dix, les villes se sont développées de manière plus fonctionnelle, avec une séparation entre flux automobiles et piétons répondant aussi à des enjeux de sécurité de déplacement et de partage de la voie publique. Depuis une vingtaine d'années, le modèle de la gated community est en train de définir, à l'échelle mondiale, une nouvelle forme de ville, fondée sur la protection et la fermeture de l'îlot par rapport à son environnement extérieur.

Il est évident que les maîtres d'ouvrage, architectes et urbanistes sont tous confrontés aux enjeux de sécurité lorsqu'ils définissent et planifient des ouvrages, des gares, des quartiers ou qu'ils s'attachent à organiser les espaces publics. Dans ce dialogue entre spécialistes de la ville et de la sécurité, beaucoup de choses restent aujourd'hui à améliorer.

La prévention situationnelle, c'est-à-dire cette discipline anglo-saxonne qui se développe à partir des années quatre-vingt pour traiter de sécurité en amont des plans d'urbanisme, a conduit à un double phénomène : d'une part, une privatisation accrue de l'espace public, d'autre part, une standardisation des modèles urbains. Les mêmes dispositifs sont ainsi répétés de ville en ville, avec une attention particulière portée à la structure de la trame viaire, à l'éclairage public, à la piétonnisation de certaines rues, à la stricte délimitation entre espaces publics et espaces privés, à la suppression des bancs ou des rampes, à l'installation systématique d'interphones et de grilles à l'entrée des immeubles, au recours à la vidéosurveillance, voire à la mise en oeuvre de techniques spécifiques destinées à repousser certaines populations susceptibles d'occuper l'espace urbain : néons bleus anti-toxicomanes, fréquences sonores anti-jeunes, produits malodorants, etc. Nous pouvons nous interroger sur la pertinence et l'efficacité de ces dispositifs.

Depuis 2007, dans les opérations de construction, en amont de la délivrance des permis de construire, les maîtres d'ouvrage doivent désormais remettre des études de sûreté et de sécurité publique - ESSP - instruites par la préfecture de police. Ces études doivent évaluer les risques afin de prévoir des mesures particulières en matière de construction et de gestion des espaces et des flux. L'objectif est de conduire les maîtres d'ouvrages à prendre en compte la prévention de la malveillance dans l'urbanisme et la construction au même titre que le développement durable, les qualités environnementales, urbaines et sociales. Le processus de réalisation de ces études est un bon laboratoire pour comprendre les rapports de force entre parties prenantes, à la croisée des chemins entre l'urbanisme et la sécurité.

Prenons l'exemple de la construction du Grand Paris Express, le nouveau métro en rocade du Grand Paris, représentant deux cents kilomètres de lignes à construire et soixante-huit nouvelles gares. La maîtrise d'ouvrage des nouvelles gares du futur réseau du Grand Paris Express prend en compte en amont de la conception des ouvrages certaines doctrines issues de la prévention situationnelle. La réalisation des ESSP est pilotée par des consultants dédiés, des professionnels de la sécurité, avec des approches souvent très techniques, qui viennent parfois se heurter au langage et aux pratiques des autres métiers de la fabrication de la ville, à savoir l'architecture, l'urbanisme, le paysagisme, l'ingénierie. Le dialogue se révèle très souvent tendu et peu productif entre les spécialistes de la sécurité, porteurs d'un discours fondé sur la fermeture, la surveillance, le contrôle et la division des espaces, et les architectes et urbanistes, porteurs d'un discours fondé sur l'unité et la continuité des espaces publics, le vivre-ensemble, la libération des usages ou la mixité.

Nous sommes là dans le cas typique de ce que l'on appelle une controverse dans le champ des sciences politiques. Le débat technique dérive souvent vers un débat politique sur le sens et la philosophie de la ville. Par exemple, dans la conception d'équipements publics, se pose la question des commerces. Les architectes et urbanistes soutiennent que les commerces constituent un atout pour la sécurité publique, en produisant de la surveillance naturelle des espaces, alors que, dans les ESSP, les commerces sont évalués comme un facteur d'augmentation des risques, car de nature à induire potentiellement davantage de vols, de flux difficiles à contrôler, etc.

Pour rompre avec une vision parfois trop administrative ou technique et une surspécialisation des métiers dans la fabrique urbaine, je reprendrai l'idée très intéressante évoquée par Roger Vicot d'organiser un Grenelle de la sécurité, ouvert et pluridisciplinaire. Un forum pourrait ainsi rassembler tous les métiers qui, aujourd'hui, concourent à la fabrication de la ville et à sa sécurisation.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Il n'était pas envisageable d'organiser un colloque sur la prospective sans solliciter le concours de Futuribles, centre de réflexion avec lequel la délégation à la prospective travaille régulièrement. Je laisse donc la parole à Jean-François Soupizet.

M. Jean-François Soupizet, conseiller scientifique, Futuribles international. - Je remercie la délégation à la prospective du Sénat de m'avoir associé à ces travaux.

Comme cela était déjà analysé dans votre rapport, monsieur le sénateur, et comme cela a été abondamment illustré lors de ce colloque, les villes ont entamé une mutation.

Les villes intelligentes ou connectées désignent aujourd'hui une sorte d'idéal, porté par les avancées technologiques, de nature à optimiser l'exécution et la gestion des fonctions de l'urbanité, ainsi qu'à offrir aux responsables les éléments d'une gestion plus centralisée, voire d'un pilotage combinant renseignement, information et mécanismes de préconisation et d'aide à la décision.

Si ces développements sont prometteurs, force est de reconnaître qu'ils impliquent aussi de nouvelles vulnérabilités, en raison d'une dépendance à l'égard de systèmes d'information de plus en plus complexes. Ces vulnérabilités peuvent prendre un caractère personnel pour les citoyens de verre que nous sommes de plus en plus menacés d'être, alors que de nombreux organismes, en particulier ceux qui relèvent des collectivités locales, sont amenés à détenir une quantité considérable d'informations sur nous-mêmes, nos activés, nos proches, nos déplacements, etc. L'actualité toute récente témoigne aussi de la réalité des risques associés à cette dépendance, avec les attaques survenues hier sur le système de gestion des domaines de la société Dyn, qui ont affecté l'internet et quasi paralysé un certain nombre de grands réseaux pendant plusieurs heures.

Dans ce contexte, les collectivités sont immédiatement responsables d'assurer la sécurité des données utilisées, entre autres, pour la gestion des activités et des services municipaux. Elles sont également responsables à l'égard des citoyens quant à la sécurisation des données qu'elles détiennent sur eux. Enfin, elles sont responsables de la qualité des données mises à la disposition de la communauté et des agents économiques, le cas échéant au travers de systèmes en open data.

Les menaces pesant sur ces données peuvent provenir de différentes sources. Le cyberactivisme, souvent lié à des motivations idéologiques, politiques, religieuses ou éthiques, recherche un certain consentement de la population et s'attaque plus généralement à la réputation des systèmes ou des acteurs. La cybercriminalité, quant à elle, rejoint des motivations financières plus traditionnelles, en s'attaquant à des données sensibles pour en opérer le recel, paralyser des activités, extorquer des fonds. Le cyberterrorisme fait craindre la combinaison d'attaques physiques et cybernétiques, en particulier dirigées contre les moyens dont les collectivités et les services de sécurité disposent pour faire face aux difficultés rencontrées. Les aléas naturels et techniques sont également porteurs d'un éventail de menaces très larges : températures extrêmes, inondations, séismes, feux de forêt s'étendant à des zones urbanisées... Les menaces d'origine étatique ne paraissent quant à elles pouvoir se développer que dans un contexte de conflictualité internationale, appelant une mobilisation des moyens des États centraux.

Quant aux risques, ils portent sur les données, leur organisation, leur transmission, leur stockage et leur exploitation. La copie et le sabotage des données figurent parmi les agressions les plus fréquentes même si sont apparues, au cours de la dernière période, des attaques par « déni de service », qui consistent à inonder de messages un système en vue de le paralyser.

Les collectivités présentent par ailleurs une vulnérabilité spécifique, qu'il convient de souligner. Une étude que nous avons menée récemment pour le compte de la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies a montré à quel point le taux de données effectivement détenues et contrôlées par les collectivités était faible. En effet, celles-ci sont très souvent détenues par des tiers, en particulier par des entreprises, au travers de liens contractuels ou par le biais de mécanismes de régie ou de concession.

Naturellement, l'architecture des systèmes d'information n'arrange rien, tant la multiplication des dispositifs de connexion accroît la fragilité des systèmes. En dehors du système d'information lui-même, il convient de tenir compte des informatiques orphelines, y compris les photocopieuses connectées, de la mobilité numérique, avec des outils de connexion pas toujours sécurisés, de l'utilisation d'équipements personnels à des fins professionnelles - selon le principe du « bring your own device » - et du développement, qui s'annonce extrêmement rapide, de l'internet des objets. Loin de moi l'idée de faire l'impasse sur la dimension humaine, dans la mesure où l'immense flot de données révélées au grand public, qui a littéralement bouleversé les conditions de négociation autour de la gouvernance de l'internet, a comme cause première des comportements humains, sans que ce propos n'implique en aucune façon un jugement de ma part sur ceux-ci.

Dans cet environnement porteur tout autant de progrès technique que de risques, le marché de la cybersécurité se développe et se complexifie. En outre, la gouvernance de l'internet pose question car de nombreux aspects, dont la sécurité, ne font pas l'objet de la coopération internationale qui serait souhaitable. Et ce malgré les efforts conduits dans le cadre des Nations unies ou, plus précisément, au sein de l'Icann pour doter la gouvernance de l'internet d'une plus grande légitimité. Pour autant, il n'existe pas, à ce jour, d'enceinte mondiale multilatérale où ces questions peuvent être abordées dans leur globalité. La conflictualité internationale et les tensions sociales croissantes aggravent par ailleurs la situation.

Face à ces enjeux, il existe une palette d'éléments de réponse, dont certains, relativement simples à mettre en oeuvre pour les collectivités, relèvent du bon sens. Le métier de responsable de la sécurité des systèmes se développe et évolue. Un minimum de contrôle peut également être assuré par le biais de compétences internes, ainsi qu'en s'appuyant sur des partenaires fiables, y compris les services de sécurité de l'État, lorsque les collectivités ne sont pas dotées de ressources internes leur permettant de faire face aux situations de crise. Il est également possible de mesurer et de connaître la sensibilité des données, pour leur accorder un niveau approprié de protection. Des dispositifs de veille concernant les intrusions peuvent par ailleurs être mis en oeuvre. Enfin, une culture de la protection des données se développe, avec des règles élémentaires applicables par l'ensemble des collaborateurs. À cet égard, dans les quelques cas de vols ou de dommages aux données portés devant la justice, les juges ont aussi tenu compte des mesures de sécurité raisonnablement prises par les plaignants. La sécurité des systèmes et des données est donc appelée à devenir un élément de plus en plus important de la culture des collaborateurs.

En conclusion, le numérique change notre rapport à la complexité, car il nous permet de représenter la réalité et un certain nombre de situations dans leur globalité. Alors qu'il est de plus en plus question de décloisonnement ou d'approche intégratrice, il serait cependant paradoxal que la démarche des villes vers plus d'intelligence oublie les enjeux spécifiques de sécurité que posent les systèmes d'information mis en place pour mieux servir la collectivité et ses citoyens.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Merci à tous les intervenants de cette table ronde de nous avoir profondément éclairés sur cette dimension, qui constituera une partie importante du prochain rapport, pour lequel j'ai déjà reçu de nombreuses commandes.

Huitième table ronde : « Architecture, urbanisme et couleurs de la ville : Art, innovation et démocratie »

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Cette dernière table ronde, intitulée « Architecture, urbanisme et couleurs de la ville : Art, innovation et démocratie », soulève une question essentielle : faut-il que nos villes soient grises ? Nous tâcherons d'aborder cette problématique avec des intervenants aux profils divers. Nous avons ainsi souhaité que ce colloque mobilise le point de vue d'élus, de chercheurs, d'acteurs du service public ou du monde de l'entreprise, d'artistes, etc.

Outre Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC, nous aurons le plaisir d'entendre Yves Charnay, artiste génial que j'ai rencontré dans un endroit qui ne l'est pas moins : Yèvre-le-Châtel. Commune associée à Yèvre-la-Ville, elle est située dans le Loiret, au milieu de la Beauce, à une dizaine de kilomètres de Pithiviers. On y trouve une magnifique forteresse du Moyen Âge, qui fit l'admiration de Victor Hugo et d'Adèle. Son maire est un ancien haut fonctionnaire du Sénat : c'est dire si cette ville ne manque pas de qualités ! Parmi les nombreuses expositions qui y sont organisées, j'ai pu apprécier celle d'Yves Charnay, d'où sa présence parmi nous ce matin.

Nous entendrons également Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog, qui rencontre un vif succès, José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris, et David Trottin, un brillant architecte.

Je donne la parole à Rémi Babinet.

M. Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC. - Je vous remercie, monsieur le sénateur, de votre invitation. Je suis très honoré de pouvoir participer à ces échanges.

Au travers de mon intervention, je m'attacherai à partager une expérience, celle du projet de déménagement de l'agence BETC, en insistant sur la manière dont ce projet s'est inscrit dans une démarche d'innovation.

Le fait de choisir son nouveau lieu d'implantation et son calendrier de déménagement a constitué pour l'agence un élément primordial. En général, les entreprises sont davantage soumises à des contraintes extérieures en la matière.

En choisissant notre lieu d'implantation, à savoir les anciens Magasins généraux de la ville de Pantin, nous l'avons inscrit d'emblée dans un projet, en considérant son importance patrimoniale et son ancrage dans le territoire. Ce bâtiment constituait à la fois un lieu emblématique et dont personne ne savait réellement quoi faire.

Nous avons également souhaité, par cette implantation, poursuivre un mouvement vers l'Est, en rupture avec une implantation historique du monde de la communication à l'ouest de Paris, après un premier projet majeur de réhabilitation réalisé dans le Xe arrondissement de Paris.

Ce choix a ensuite croisé un dynamisme de la ville. Sans l'avoir complètement théorisé, nous avons envie d'aller dans ces endroits où la ville bouge et se redéfinit.

L'état du bâtiment des Magasins généraux lorsque nous l'avons trouvé, fortement délabré et recouvert de tags et de graffitis, a d'abord suscité des inquiétudes. Cependant, au fil des discussions, nous avons été de plus en plus nombreux à reconnaître ses qualités esthétiques. Il a ensuite fallu trancher certaines questions concernant ce qu'il convenait de conserver ou de transformer. Décision a été prise, par exemple, de supprimer les nombreux tags et graffitis abrités par le bâtiment, tout en en assurant un archivage, au travers du projet Graffiti général, qui s'est traduit par un site internet et un ouvrage. Nous n'avions pas envie que ces tags et graffitis deviennent un élément de décoration dans nos bureaux, préférant passer à autre chose. Cependant, nous étions aussi désireux de rendre grâce à cette histoire du bâtiment.

Nous avons par ailleurs fait le choix de l'ouverture. Il était inenvisageable de nous installer dans ce quartier comme une entreprise offshore, avec un rez-de-chaussée fermé par peur du voisinage. L'envie d'ouverture qui nous a animés a nourri nombre de conversations. Nous ne sommes présents sur place que depuis quelques mois. Néanmoins, dans le projet tel qu'il se déploiera dans le futur, le rez-de-chaussée du bâtiment sera totalement ouvert. Lorsqu'une entreprise a le choix, elle dispose d'une liberté et d'un potentiel d'action considérables. Peu d'entreprises ont aujourd'hui cette chance.

Nous avons également inscrit le projet dans une démarche collaborative. Nous avons d'abord beaucoup discuté avec la mairie de Pantin, le département de la Seine-Saint-Denis et la communauté d'agglomération Est Ensemble pour comprendre l'environnement dans lequel nous arrivions et ce que nous pouvions y apporter.

Ensuite, nous avons expérimenté la mise en place d'un système collaboratif entre le promoteur, Nexity, le propriétaire, Klépierre, qui a vendu le bâtiment en fin d'opération à AG2R La Mondiale, l'architecte, Frédéric Jung, et nous-mêmes, en tant qu'utilisateurs finaux. Des rendez-vous réguliers ont ainsi été instaurés, durant toute l'élaboration du projet. Chacun a beaucoup appris par ce biais, au bénéfice du projet final.

Pour dessiner le projet d'aménagement intérieur, nous avons également tenu à réunir autour de la table architectes et designers, pour stimuler la collaboration entre ces deux univers aux visions souvent radicalement différentes.

Au sein de l'agence, plutôt que de déléguer le projet aux seuls responsables des finances ou des ressources humaines, nous avons au contraire mis une place une équipe dédiée, rassemblant différents métiers, avec une implication forte de chacun. Une collaboration a également été assurée avec de nombreuses équipes externes mobilisées.

Enfin, nous avons noué des contacts avec un certain nombre d'associations et d'institutions culturelles du territoire, de la Philharmonie, côté Paris, au Centre national de la danse, côté Pantin, en passant par la Galerie Thaddaeus Ropac et le Théâtre Au Fil de l'eau, pour commencer à dessiner un tableau d'ensemble.

Si je me permets d'insister autant sur cette démarche, c'est que, dans le cadre même de mes fonctions, je constate combien les personnes prennent soin de rester sur les mêmes rails, de ne pas sortir de leur domaine de compétences, d'éviter la confrontation, alors que l'approche collaborative permet justement de mobiliser davantage d'intelligence et d'aboutir à une meilleure appréhension du territoire et de ses possibilités. Le processus lui-même permet de multiplier les chances d'aboutir à la création d'un véritable lieu, et non uniquement à l'occupation d'un bâtiment par une entreprise. Le projet déborde ainsi de son objet. C'est précisément ce que nous avons recherché. Grâce à une logique d'ouverture, nous avons fini par imaginer des perspectives nouvelles, au-delà des besoins exprimés au départ en termes d'outils.

En matière de restauration, nous souhaitions privilégier un concept différent de celui qui est mis en oeuvre classiquement par les grands acteurs industriels du secteur. Après avoir recherché des partenaires susceptibles de faire mentir cette fatalité, nous avons fini par créer notre propre offre de restauration avec une équipe dédiée, BETC Kitchen. En nous confrontant à toutes les problématiques que soulève la restauration dans un tel lieu, nous entendons aussi aboutir à des innovations imprévues. Cette démarche pourrait être pilote et inspirer d'autres entreprises.

En définitive, nous avons souhaité aller au-delà de l'implantation d'une agence dans un lieu. Avec l'ensemble des acteurs impliqués dans le projet, nous avons souhaité donner à celui-ci une puissance de création et un véritable écho social.

Du reste, au fil de son élaboration, nous nous sommes aperçus que ce projet, débuté voilà huit ans, s'inscrivait dans une dynamique plus vaste et plus globale, celle de la constitution d'une nouvelle trame sociale et culturelle à l'échelle du Grand Paris. Le sentiment de faire partie de cette révolution, d'un Paris très concentré et enfermé vers un Grand Paris multipolaire, s'est révélé extrêmement énergisant.

D'autres lieux, en Suède ou aux États-Unis, développent ainsi de nouveaux modes d'auto-élaboration. Je crois beaucoup à ces petites expériences qui, une fois croisées et mises en écho, forgent les grandes expériences. Elles gagneraient à être partagées.

Je transmets le micro à Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog.

Mme Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog. - Monsieur le sénateur, mesdames, messieurs, le Bondy Blog a une histoire commune avec le phénomène urbain, puisqu'il est né en octobre-novembre 2005, dans le contexte de violences urbaines dans les banlieues françaises, faisant suite à un événement tragique : la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré.

Ces deux adolescents français de Clichy-sous-Bois, après un match de football, ont aperçu des policiers. Dans les quartiers populaires, de telles rencontres peuvent donner lieu à des moments conviviaux, parce que les jeunes et les agents de police se connaissent. Cependant, elles peuvent aussi produire des frictions. Des appréhensions se développent ainsi, en lien avec la peur de subir un contrôle d'identité. C'est précisément ce qu'il s'est produit ce soir-là. Zyed et Bouna ont eu peur, alors qu'ils n'avaient strictement rien à se reprocher, l'enquête le prouvera, et ont fui la police, avec les conséquences tragiques que l'on connaît.

Il est important de rappeler cet épisode, qui a beaucoup marqué et marque encore les esprits dans les quartiers populaires, en particulier en Seine-Saint-Denis. En juillet dernier, un autre événement est venu lui faire écho, avec le décès d'un jeune homme de vingt-quatre ans, Adama Traoré, dans un fourgon de la gendarmerie, à la suite d'une arrestation. Si une enquête est toujours en cours, ce drame illustre néanmoins la manière dont la question du rapport entre les jeunes - des jeunes hommes pour la grande majorité - et la police demeure très prégnante dans les quartiers populaires.

Pendant les révoltes de 2005, des journalistes suisses sont venus couvrir les événements se déroulant en France, avec une démarche originale, décalée et singulière dans le paysage médiatique. Plutôt que de ne passer que quelques jours sur place, ils ont fait le choix de s'installer près d'un mois dans un quartier de Bondy, pour y créer un blog et raconter le quotidien de la Seine-Saint-Denis et des départements limitrophes.

Au moment de quitter Bondy, ces journalistes ont fait le choix de ne pas fermer ce média nouvellement créé mais de le transmettre aux habitants et aux jeunes du quartier. Une petite rédaction de cinq à six personnes est alors née, pour faire vivre ce média.

Ces journalistes n'avaient jamais couvert ce type de terrain. Si, souvent, les habitants des quartiers populaires expriment une certaine défiance à l'encontre des médias, ce ne fut pas le cas cette fois ; la transmission s'est faite naturellement. Une confiance s'est installée car les habitants du quartier ont pu constater chez les journalistes une volonté de comprendre en profondeur et dans la durée le contexte des événements, avec le souci de respecter les lieux et les personnes.

Aujourd'hui, le Bondy Blog vit sa onzième année. J'en suis la directrice depuis un mois et demi, après avoir succédé à Nordine Nabili. Le Bondy Blog s'est développé comme un site d'information - www.bondyblog.fr -, ainsi qu'au travers d'émissions de radio enregistrées par des reporters du Bondy Blog, des émissions de télévision, des masterclass où nous recevons deux fois par mois des professionnels des médias pour raconter leurs parcours et parler de leur travail de terrain, leur travail éditorial et échanger avec le public sur la manière dont les médias racontent l'actualité.

Le Bondy Blog a pour vocation essentielle de permettre une réappropriation de la parole médiatique dans les quartiers. Il s'agit ainsi de décrire le quotidien de territoires qui trop souvent n'existent qu'à travers un prisme négatif, sous l'angle des violences, des faits divers. Avec le Bondy Blog, l'idée est de parler de ces quartiers dans leurs réalités, dans leur quotidien, et non dans les fantasmes.

Les initiatives et actions incroyables portées dans ces quartiers par les artistes, les acteurs culturels et les associations bouillonnent. Malgré un contexte budgétaire difficile, c'est souvent grâce à ces initiatives et actions que le tissu social est préservé. Des entreprises s'installent également dans ces quartiers. Or force est de reconnaître que cette réalité n'existe pas ou peu dans les médias classiques. Telle est précisément la raison d'être du Bondy Blog.

Du reste, le renouveau entrepreneurial et urbain dans les quartiers populaires, sur les friches industrielles et les territoires délaissés de la Seine-Saint-Denis notamment, soulève la question de l'association des habitants. Des entreprises - SFR, Veolia, Chanel et tant d'autres - s'installent effectivement sur ces territoires, du côté, par exemple, d'Aubervilliers ou de Pantin. Malheureusement, les jeunes des quartiers environnants, même lorsqu'ils sont diplômés des universités du territoire, rencontrent d'énormes difficultés pour y être recrutés, ne serait-ce que dans le cadre d'un stage.

Il s'agit d'un sujet essentiel pour nous. Il est positif que des entreprises viennent se réapproprier ces territoires et y développer une économie. Cependant, si les personnes qui y vivent ne profitent pas des opportunités ainsi créées, quelles leçons tirons-nous des événements d'octobre-novembre 2005 ? Quelle réponse apportons-nous à cet éloignement et à cette communication rompue entre ceux qui viennent dans ces territoires et ceux qui y vivent ?

Rémi Babinet a rappelé que l'agence BETC avait fait le choix de ne pas mettre en place une restauration d'entreprise en faisant appel aux grands noms du secteur. Dans sa recherche de solutions alternatives, cette entreprise aurait pu tenter de nouer des partenariats avec des restaurateurs locaux. Je le regrette, d'autant que des startups se créent dans ce domaine, à Aubervilliers par exemple.

M. Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC. - Ces questions sont parfaitement légitimes et nous agitent. Nous ne sommes présents à Pantin que depuis quelques mois mais nous nous attendions à être confrontés à de telles problématiques.

Le prisme du recrutement et de l'emploi direct n'est toutefois pas nécessairement celui à privilégier d'emblée. En pratique, une entreprise ne saurait se forcer à recruter dans le quartier où elle s'installe. Chacun sait que les entreprises ne fonctionnent pas ainsi.

En revanche, des partenariats peuvent être noués localement, le cas échéant avec des associations. En attendant l'ouverture de notre restauration, nous avons choisi de travailler avec l'association Baluchon, oeuvrant dans le champ de la réinsertion.

Nous allons également rechercher des partenaires pour faire vivre le rez-de-chaussée du bâtiment, mus par le même esprit d'ouverture, à la fois en direction des habitants du quartier et des Parisiens.

Mme Nassira El Moaddem, directrice du Bondy Blog. - Ce discours très engagé et citoyen témoigne d'un certain nombre d'objectifs partagés, autour du vivre-ensemble notamment. Cependant, au-delà des slogans, pourquoi les entreprises ne pourraient-elles pas aussi se forcer à embaucher dans le quartier où elles s'installent ? À ce titre, les entreprises conservent une responsabilité sociale.

M. Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC. - Il a été question de la naissance d'une nouvelle cartographie au travers du Grand Paris. Je propose donc de céder la parole à José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris et également directeur artistique du projet culturel accompagnant le développement du Grand Paris Express.

M. José-Manuel Gonçalvès, directeur du Centquatre-Paris. - Je souhaiterais tout d'abord vous remercier, monsieur le sénateur, vous qui, d'une certaine manière, portez une responsabilité dans la naissance du Centquatre. En effet, c'est en partie grâce à la loi que vous avez rédigée en 1993 et qui a mis fin au monopole des pompes funèbres que le bâtiment du Centquatre, après avoir été une friche, a pu devenir un lieu culturel.

Le Centquatre est aujourd'hui l'endroit où j'exerce régulièrement mes fonctions. Il s'agit également d'un lieu d'expérimentation grandeur nature pour ce que nous essayons de développer dans le cadre du Grand Paris.

Ce lieu a été implanté dans un espace de 39 000 mètres carrés, précédemment occupé par les pompes funèbres. Il a d'abord été imaginé par les élus, partant du constat que Paris manquait d'espaces de répétition et de création pour les artistes et que le nord du XIXarrondissement, à la lisière de la Seine-Saint-Denis, marqué par des violences et un trafic de drogues important, nécessitait l'apport d'une dimension plus qualitative.

La réponse des élus a été de transformer la friche des anciennes pompes funèbres, avec la volonté d'en faire un beau bâtiment, à l'activité fondée sur la pratique artistique, avec des artistes en résidence. Un premier projet a ainsi vu le jour en 2008. Cependant, la grande qualité architecturale du bâtiment et son ouverture à la population du quartier n'ont pas suffi, si bien que le lieu a été totalement déserté pendant plus d'un an.

Un nouvel appel à projets a ensuite été lancé, auquel j'ai de nouveau participé. J'ai défendu l'idée selon laquelle il n'était pas possible d'ouvrir un bâtiment public à vocation culturelle de la même manière qu'il y a une vingtaine d'années, l'arrivée du numérique ayant développé le désir d'expression de la population, sans que celle-ci soit suffisamment représentée au sein des établissements culturels.

Le projet a ainsi été fondé sur des credo susceptibles de créer une relation avec la population dans toutes ses dimensions, avec une exigence de qualité artistique forte en matière de diffusion, de même niveau que dans les autres établissements culturels parisiens, ainsi qu'un lieu de résidence pour les artistes.

Contrairement aux idées reçues, un lieu ne fait pas nécessairement un projet. En réalité, il est nécessaire de développer un projet pour faire vivre un lieu et créer une relation avec ceux qui le pratiquent. Tel a été notre principe structurant.

Il s'est agi également de mettre en pratique l'idée de Pierre Rosanvallon selon laquelle « si tout n'est pas égal, tout est recevable ».

Enfin, l'ambition était de réaliser notre programmation artistique, non pas uniquement en tant que prescripteurs, mais aussi sur la base d'une relation avec les autres établissements culturels de la ville et au-delà, quel que soit leur statut.

Nous avons ainsi transformé le lieu, pour que l'art puisse y devenir une expérience pour la population. Il s'agissait ainsi d'insérer la ville à l'intérieur du lieu.

La façade du Centquatre illustre aujourd'hui cette approche. En effet, en dépit de l'obligation faite de contrôler le public au seuil des établissements culturels, j'ai souhaité que l'entrée du bâtiment soit libérée de tous les signes ostentatoires de cette dimension sécuritaire, qui se trouvent en contradiction avec ce que doit être un lieu culturel. En lieu et place a été installée une oeuvre réalisée par un artiste mondialement connu, Pascale Marthine Tayou, reposant sur de petites enseignes lumineuses signalant dans toutes les langues un lieu « ouvert ». L'oeuvre est aujourd'hui devenue emblématique du Centquatre.

L'idée était ainsi de travailler autour de l'idée selon laquelle le public n'était pas obligé d'être contrôlé à l'entrée pour « consommer » des oeuvres de création, mais pouvait pratiquer comme il le voulait un lieu conçu comme ouvert.

Dans la même logique, les espaces publics au sein du lieu ont été ostensiblement ouverts, avec du mobilier urbain non fixé au sol, offrant au public la possibilité de le reconfigurer, et aucune indication d'interdiction, pour instaurer une permissivité - j'emploie ce terme à dessein - que la ville n'autorise pas nécessairement.

Pareille approche peut paraître idéaliste, voire utopique. Cependant, force est de constater que le lieu est aujourd'hui habité constamment et très majoritairement par des pratiques artistiques très diverses, alors même que rien n'indique une obligation d'utiliser l'espace de cette manière.

L'équipe du Centquatre est animée par la conviction profonde qu'il est possible de singulariser un établissement artistique développé sur une friche, en lui donnant une forte valeur ajoutée, avec la même ambition qu'ailleurs, mais en repensant, dès le départ, les pratiques et les accessibilités dans un dialogue avec la ville.

De la même manière, le projet culturel associé au Grand Paris Express vise à faire des gares du Grand Paris non pas uniquement des destinations pour se déplacer d'un point à un autre, mais également des endroits où la pratique de la ville peut être considérée différemment. En mobilisant les artistes, les architectes, les urbanistes, les élus et la population, l'enjeu serait ainsi de rendre possibles tous les usages de la ville, dont on ignore ce qu'ils seront dans les années à venir. Nous espérons que ce travail collaboratif, avec la participation des artistes, permettra d'ouvrir le champ des possibles, en offrant une liberté et une permissivité aujourd'hui difficiles à trouver dans la plupart des établissements publics.

M. Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC. - Il a été question de l'inscription de l'art dans la ville. Yves Charnay, artiste plasticien, va à présent nous parler de l'inscription de la lumière dans les lieux.

M. Yves Charnay, artiste plasticien. - Après avoir vécu à Saint-Étienne, j'ai découvert, à Paris, un environnement dans lequel les relations se nouaient d'une autre manière, au sein d'un monde artistique très fluctuant, avant-gardiste et interdisciplinaire, en rupture avec l'enseignement cloisonné alors dispensé dans les écoles des beaux-arts.

J'ai ensuite commencé à travailler dans le domaine du design, autour de la couleur, en vue notamment de développer une meilleure approche pour l'enseignement de la lumière et de la couleur, au sein de l'École spéciale d'architecture, puis de l'École des arts décoratifs et, plus tard, de l'École des mines et de plusieurs écoles d'art en Chine. J'estimais que l'interdisciplinarité devait s'imposer dans les pratiques contemporaines de l'art et du design. L'enjeu était notamment de prôner une prise en compte de la réalisation artistique dans le cadre architectural, dès l'origine des projets et non pas comme un simple colifichet ajouté in fine.

À l'École des arts décoratifs, dès les années soixante, une attention toute particulière a été portée aux relations interdisciplinaires pour faire évoluer le design. Jean Widmer, Roger Tallon ont bien représenté ces nouvelles orientations du design.

Je me suis par ailleurs attaché à favoriser la participation des étudiants à des réalisations communes, de façon à les confronter le plus rapidement possible au réel.

Au début des années soixante-dix, au sein de l'École des arts décoratifs, avec plusieurs professeurs, notamment Jacques Fillacier - coloriste-conseil, l'un des premiers designers de la couleur pour le monde architectural et l'urbanisme en France -, nous avons conçu un enseignement de la couleur qui sera diffusé dans les différentes écoles d'art. L'idée était de faire en sorte que l'enseignement de la couleur cesse d'être uniquement un apprentissage lié à la peinture ou la décoration, afin que ce domaine puisse s'articuler plus facilement avec les exigences du design et de l'architecture contemporaine. Il était nécessaire de créer avec le monde industriel des références communes pour favoriser la coopération dans les domaines appliqués : coloration des bâtiments, des machines, aménagements intérieurs, création textile, etc. Si, aujourd'hui, nombre de références relevant de la colorimétrie sont reconnues, je peux témoigner qu'à l'époque il n'était pas si facile de travailler avec des systèmes de codification de couleurs tels que NCS ou Munsell. Il va de soi que cette orientation a facilité l'inscription du numérique dans nos pratiques.

Dans le cadre du conseil scientifique de l'École des arts décoratifs, mis en place en 1974, j'ai entrepris diverses études sur la couleur et participé à d'autres. Ces travaux de recherche, Pierre Baqué, alors président de l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, les a soutenus jusqu'au moment où notre instance a été suspendue en 1991.

En parallèle, mes activités professionnelles se sont diversifiées. En particulier, avec un ami, j'ai créé une société de production cinématographique, qui s'est spécialisée dans les documentaires sur l'art. En coproduction avec Le Louvre, le CNRS audiovisuel, Arte, A2, nous avons notamment réalisé une série très renommée : Palette. En cohérence avec ce parcours, dans toutes mes réalisations artistiques, en travaillant avec des musées ou des villes, je me suis attaché à privilégier, autant que faire se peut, l'interdisciplinarité.

Parmi ces réalisations figure notamment un travail réalisé en 2005 dans le cadre des années croisées France-Chine, représentant, sur la façade du musée des beaux-arts de Shanghai, un drapeau français. Cette oeuvre - Les calligraphies du vent - est constituée d'une multitude de ces rubans de voeux très populaires en Chine. Voeux de bonheur.

En 1968, j'avais conçu pour la société Carrefour, qui prévoyait de s'installer à Créteil avec un centre commercial ouvert en nocturne, un dispositif breveté en 1967. Ce procédé permettait d'animer des surfaces uniquement en variant les couleurs de la lumière projetée. Au travers de cette oeuvre, la plus grande de France à l'époque, il s'agissait de lever certaines réticences de la part de la préfecture, qui avait refusé l'implantation de ce bâtiment. L'esthétique des bâtiments conçus par Carrefour était effectivement très controversée. Mon apport permettait de considérer autrement le bâtiment. Il était non plus seulement une construction fonctionnelle, mais une oeuvre monumentale, un signe de vie dans la nuit, un Signal.

J'ai également mis au point un procédé de réflexion diffuse. Ce dernier permet, à partir d'une source de lumière unique, le soleil, de créer des mélanges de couleurs additifs. J'ai installé l'un de ces dispositifs au sein de la chapelle baroque de l'école de musique d'Apt-en-Provence. Son titre : Des couleurs tombées du ciel. La coloration recherchée devait se marier avec l'esthétique baroque de cette architecture. Le même procédé a ensuite été appliqué en Chine, en nocturne, avec des lumières artificielles, pour faire apparaître des silhouettes sur les murs d'un stade. Son titre : Gestes réfléchis. Selon la couleur dominante de la lumière projetée, les silhouettes évoluaient.

Cette lumière colorée, apaisante, convenait pour la réalisation d'une oeuvre que je souhaitais créer en collaboration avec des associations arméniennes et turques. Il s'agissait, en 2015, de marquer le centième anniversaire du génocide arménien. Ce projet, qui avait pour titre Le pavillon de l'harmonie retrouvée, n'a malheureusement pas pu être réalisé.

J'ai conçu, à Enghien-les-Bains, un système de coloration de baies vitrées, dont la couleur se modifie en passant devant, faisant apparaître un arc-en-ciel évolutif. Son titre : Lumières.

En Allemagne, pour un musée dédié à la Renaissance, situé dans la ville de Lemgo, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, j'ai réalisé une oeuvre se déployant sur une promenade au bord d'une pièce d'eau : Le temps déployé. Celle-ci se révélait au fur et à mesure du cheminement des visiteurs. Il s'agit d'un système évolutif, décomposant l'organisation d'une forme géométrique d'inspiration antique : un dodécaèdre. L'idée était ainsi de faire le lien entre la découverte de la perspective et les découvertes géométriques des Grecs. Pour Platon, un tel volume représentait une sorte de perfection.

En France, en région Centre, j'ai créé une installation, L'azur en pré fleurit. Un réseau de sources lumineuses aux couleurs contradictoires créait un trouble perceptif. Ce trouble empêchait une lecture aisée de l'espace, créant une sorte de flou bleuté, suggérant une instabilité aquatique, rappelant que le site fut autrefois envahi par l'eau.

En Chine, en collaboration avec des étudiants d'une université locale et des architectes chinois, j'ai réalisé une charte de couleurs pour la ville nouvelle de Tanggu. J'ai pris beaucoup d'intérêt à la participation des étudiants car, malheureusement, il est rarement possible de travailler avec les habitants du site sur lequel il faut intervenir.

Je terminerai en évoquant une oeuvre installée au sein du Parlement de Saxe-Anhalt. Il s'agit d'un grand panneau sur lequel j'ai disposé des lamelles métalliques, qui, faisant obstacle à la progression de la lumière projetée sur le panneau, forment un réseau d'ombres. Toutes les ombres sont colorées, pourtant les deux autre tiers des couleurs visibles sont non pas produites par la lumière projetée mais dues à une interprétation de notre esprit. Son titre : Les couleurs de l'esprit. Cette oeuvre a pour objet de symboliser le fonctionnement démocratique du Parlement. Ainsi trouve-t-on, en haut du panneau, le peuple, au-dessous, les élus disposés sur une courbe qui reproduit la forme de l'hémicycle où ils siègent. Les couleurs ? Comme nous le savons tous, les couleurs politiques recouvrent non pas toujours des réalités idéologiques affirmées mais aussi le rêve, souvent assez irréaliste, de nouvelles sociétés...

J'ajouterai deux précisions : pour qu'une oeuvre participe à l'expression d'une collectivité, on doit l'inscrire dans la théâtralité d'un site. Les titres des oeuvres induisent un axe d'interprétation, les commentaires ne doivent pas se substituer à la poétique de l'oeuvre elle-même.

M. Rémi Babinet, fondateur et président de l'agence de publicité BETC. - Ce travail rare et magnifique sur la lumière et la couleur mériterait d'être intégré à davantage de projets.

David Trottin, vous êtes le fondateur de l'agence d'architecture Périphériques. Vous êtes également chargé du projet de gare de Chatillon-Montrouge. À des degrés divers, nous sommes donc tous autour de cette table associés au Grand Paris.

M. David Trottin, architecte. - L'agence Périphériques, comme son nom l'indique, s'intéresse autant à l'extérieur qu'à l'intérieur, c'est-à-dire à la manière de produire des bâtiments mais aussi de concevoir leur médiation. Il s'agit ainsi d'aller au-delà de la seule architecture, pour la rendre plus riche et plus en phase avec la société dans laquelle elle est amenée à prendre place. Alors que l'architecture concerne l'ensemble de la société, l'enjeu se trouve être de faire en sorte qu'elle puisse constituer une valeur partagée.

J'ai souhaité, dans le cadre de ce colloque, aborder un autre aspect du travail de l'architecte. Ce dernier, en effet, est amené à embrasser un rôle plus horizontal que celui de maître d'oeuvre, en mobilisant des savoirs à la limite des siens pour nourrir sa réflexion.

Dans le cadre de l'initiative « Réinventer Paris », lancée par la mairie de Paris pour encourager l'invention de nouveaux types de programmes totalement et immédiatement opérationnels, y compris en termes de financement et de montage, nous avons envisagé de nouvelles manières plus collaboratives de fabriquer des bâtiments dans la ville. Notre projet, baptisé « Paris par nous-Paris pour nous », s'est hissé parmi les quatre derniers sélectionnés. Il n'a cependant pas été retenu.

En rupture avec les cloisonnements habituels, les objectifs étaient de démocratiser l'accès au logement, de mélanger les générations, de créer une richesse d'usages, de proposer des logements variés dans leurs types et leurs prix, de permettre aux occupants d'être propriétaires ou locataires selon leurs moyens, de favoriser la participation des citoyens et de développer le financement participatif.

Il s'agissait de réinventer, à une échelle nouvelle, au travers du crowdfunding notamment, un rôle solidaire pour la population et de rompre avec un financement exclusif du logement social par l'État et les bailleurs sociaux.

Par ailleurs, l'enjeu était de pouvoir accueillir, au sein d'un même bâtiment, les différentes manières d'habiter la ville, avec différents types de logements accueillant des populations aux origines, aux caractéristiques et aux usages divers. Nous entendions ainsi inventer, quasiment « en laboratoire », les conditions de la création de ce melting pot qui fait la richesse des zones urbaines mais qui reste difficile à créer spécifiquement.

Pour permettre le portage de différents types de logements - locatifs ou en propriété ; de grand standing ou sociaux - dans le cadre une opération unique, l'option a été prise, plutôt que s'appuyer sur une institution ou un promoteur, de faire appel à différents partenaires, y compris des investisseurs particuliers, au travers d'un découpage du bâtiment en parts correspondant à des niveaux d'investissement et des modes de vie différents. Par ce biais, l'ambition était aussi de redonner à une vaste population la capacité d'investir dans la ville, à son échelle et selon ses moyens, avec une valeur symbolique dans un environnement comme Paris, où le prix de la pierre demeure très élevé, chacun pouvant alors financer la ville qu'il souhaite faire exister.

Du point de vue de l'architecture, le projet a été conçu pour exprimer, par son image même, le concept de diversité retenu. Le bâtiment a pour cela été imaginé comme un collage de différentes formes architecturales, anciennes ou contemporaines, représentatives des différentes manières d'habiter la ville, avec des immeubles, des villas, des constructions modernes, des bâtiments très qualifiés ou standard, des terrasses, des balcons, des logements sous les toits, des appartements traversants, etc.

Un « immeuble village » est ainsi né, autorisant près de cent cinquante manières de vivre différentes, avec une réelle mixité, y compris au sein d'une même cage d'escalier - ce qui existait d'ailleurs du temps de la ville traditionnelle -, et la possibilité d'y partager des valeurs de solidarité. Pour développer une réelle mixité de loyers, les référents minimum et maximum de la loi Alur ont semblé pouvoir constituer un outil précieux.

Au travers de ce projet, il s'est agi de changer le paradigme de la conception des bâtiments dans la ville, reposant généralement sur un donneur d'ordre, un maître d'oeuvre et un résultat obtenu graduellement, pour aller vers un mode de fabrication plus collaboratif, en termes de financement et de mobilisation des acteurs, et horizontal, afin que les expériences et les savoir-faire puissent être utilisés de manière plus dynamique pour enrichir la qualité de la proposition.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Je tiens à remercier l'ensemble des quarante-cinq intervenants ayant participé à ce colloque. Les débat ainsi produits, durant plus de quatorze heures, ont été d'une immense richesse et ont donné lieu à de très nombreuses propositions.

Je remercie également le Sénat, son président, Gérard Larcher, son secrétaire général et le président de sa délégation à la prospective, Roger Karoutchi, sans qui ce colloque n'aurait pu avoir lieu.

J'adresse des remerciements très chaleureux à toute l'équipe de la délégation, avec une mention toute particulière pour Vincent Licheron, qui nous a apporté une aide précieuse. Tous se sont beaucoup investis dans la préparation de ce colloque.

Ce colloque me semble avoir atteint son objectif, à savoir montrer que l'enjeu des villes est essentiel et que le phénomène urbain n'est pas uniquement le réceptacle de tous les malheurs du monde. Lorsqu'il est question des villes, il est souvent fait référence à la pollution, à l'air vicié, aux encombrements, à la délinquance, à la drogue, au banditisme ; tandis que la campagne est présentée comme pure. Or cette dichotomie entre les espaces ruraux et urbains n'a plus guère de sens aujourd'hui.

Cela a été démontré, nous sommes désormais des usagers de plusieurs villes et de nombreux réseaux urbains. La ville ne se résume plus à un centre et à une périphérie, mais doit être pensée comme un réseau de centralités, avec une mixité sociale devant s'accompagner d'une mixité fonctionnelle.

Alors que 80 % des citoyens vivent désormais dans les villes, il est dommage que la question du devenir des villes ne soit pas davantage abordée dans le cadre des campagnes électorales. Le temps de la ville est long, si bien que nous vivons aujourd'hui dans la ville pensée voilà cinquante ou cent ans et que nos décisions d'aujourd'hui détermineront la ville dans laquelle nos successeurs vivront dans cinquante ou cent ans. Cette question doit être placée au coeur de la réflexion politique. À ce titre, la démarche prospective engagée au sein du Sénat paraît pleinement justifiée.

Les échanges et réflexions de ce colloque ont été conclus avec des artistes, des journalistes et des architectes. Comme l'a souligné Yves Charnay, l'art ne doit pas être un colifichet, considéré à hauteur de 1 % de chaque projet. C'est une aberration totale. Je souhaiterais pour ma part que l'art imprègne 100 % des projets. À cet égard, il est très intéressant qu'une ville chinoise ait sollicité l'élaboration d'une charte des couleurs. Ne cessant de militer contre la ville grise ou beige, je souhaiterais que la ville, autant que la société, prenne les couleurs de la vie, du temps et du monde.

Pour conclure, je rappellerai cette phrase prêtée à Hegel : « L'air de la ville rend libre. » Je rappellerai également le titre de l'ouvrage magnifique de Jean-Paul Dollé : Fureur de ville ; fureur et mystère, au sens de René Char. De fait, l'Europe s'est faite dans les villes et le beau mot de cité doit y avoir pleinement droit de citer. Je rappellerai enfin le beau thème de l'ouvrage de l'architecte Bruno Fortier L'Amour des villes.

Merci à tous. Et à très bientôt.