Mercredi 17 janvier 2018

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition de Mme Sandrine Rousseau, présidente de l'association Parler

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, pour cette première réunion de 2018, permettez-moi de vous souhaiter, ainsi qu'à tous vos proches et à vos équipes, une excellente année 2018.

Une chose est sûre : cette année sera, comme 2017, très occupée à la délégation aux droits des femmes, si j'en juge par notre programme !

Je salue chaleureusement notre collègue Marie Mercier, présidente du groupe de travail de la commission des lois sur les infractions sexuelles commises sur les mineurs, et je la remercie de sa présence à notre réunion.

Nous accueillons aujourd'hui Sandrine Rousseau ; je précise à son intention que nous avons décidé, dès la reconstitution de la délégation à l'issue du dernier renouvellement sénatorial, de centrer notre agenda sur les violences faites aux femmes, en lien avec une actualité chargée et avec la préparation du projet de loi annoncé par le Gouvernement. Toutes les auditions auxquelles nous avons procédé depuis le début de cette session concernent donc le thème des violences.

Deux auditions porteront plus particulièrement, en mars, sur les violences dans les outre-mer, conformément au souhait exprimé dès notre première réunion par nos trois collègues ultra-marines. En février et mars, nous travaillerons sur les mutilations sexuelles féminines. Quant au rapport d'information sur les violences faites aux femmes handicapées, inscrit à notre programme, nous sommes conduits à en décaler la réalisation en raison du décès récent de Maudy Piot, présidente universellement regrettée de la principale association référente en la matière : Femmes pour le dire, femmes pour agir. Il convient en effet que cette association se soit adaptée au contexte issu de la disparition de sa fondatrice.

Notre audition d'aujourd'hui s'inscrit dans une série de réunions dédiées au sujet des violences sexuelles, qu'il s'agisse du harcèlement, y compris dans ses dimensions « cyber », des agressions sexuelles ou du viol.

Sandrine Rousseau, vous avez été au coeur de ce qui est devenu l'« affaire Baupin » et vous faites partie des femmes qui ont contribué à « libérer la parole » face à des violences dont il est très difficile de parler.

Parler, c'est justement le titre du livre de témoignage que vous avez écrit, et c'est aussi le nom de l'association que vous avez tout récemment créée pour aider les femmes victimes de violences.

Je pense qu'il n'est pas utile de revenir sur les circonstances précises de l' « affaire Baupin », qui sont rappelées dans votre livre. Toutefois :

- pouvez-vous nous dire pourquoi les conséquences de cette affaire ne relèvent pas de la même échelle que celles de l'« affaire Weinstein » ? Les femmes en France se seraient-elles senties moins concernées par ce qui arrivait dans le milieu politique que par les agressions vécues par des actrices américaines ?

- S'agissant de votre parcours judiciaire, pourriez-vous aussi revenir sur la manière dont vous avez été accueillie par les services de police lors du dépôt de plainte ? Avez-vous des suggestions dans ce domaine pour améliorer l'accueil des victimes ? La pré-plainte en ligne envisagée par la garde des Sceaux est-elle à votre avis une solution ?

Nous aimerions aussi que vous nous présentiez votre association, qui a pour objectif d'aider à la prise de parole et d'accompagner les victimes, comme le précise votre site Internet, « jusqu'au dépôt de plainte et au-delà ». Quel est le bilan de ses premières semaines d'existence ? Les témoignages reçus par les femmes qui se sont adressées à vous confirment-ils votre propre vécu ?

Vous évoquez dans votre livre le soutien de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et de sa déléguée générale, Marilyn Baldeck, que nous entendrons le 31 janvier. Confirmez-vous que sans ce type de soutien, votre démarche aurait été beaucoup plus difficile ?

C'est avec plaisir que je vous laisse la parole, puis mes collègues vous poseront des questions et nous aurons un temps d'échanges.

Mme Sandrine Rousseau. - Je vous remercie de me recevoir. Mon propos introductif sera volontairement court, afin de favoriser le dialogue avec les membres de la délégation.

Pour répondre à votre question sur les réactions moins nombreuses à la suite de l' « affaire Baupin » que dans le sillage de l'« affaire Weinstein », je pense effectivement qu'il est plus difficile de parler après que les affaires sont sorties du milieu politique que du milieu du spectacle, qui a quelque chose de beaucoup plus consensuel. C'est une explication parmi d'autres. En France, je pense qu'il est assez difficile de faire émerger des affaires dans des sphères autres que la politique. On a entendu quelques dénonciations issues du militantisme politique, quelques-unes aussi dans le milieu journalistique, mais cela reste encore assez limité.

Pourquoi ai-je décidé de fonder l'association Parler et d'écrire l'ouvrage que j'ai intitulé de la même manière ? Pour répondre à cette question, il faut que je revienne un peu en arrière. Quand on a été confronté comme moi à une violence sexuelle, on vit souvent une période durant laquelle on essaie de faire avec, en se disant que ce n'est pas si grave, qu'on a fait face. Pendant cette période, on peut avoir des moments de bonheur et de joie, on ne pense pas forcément en permanence à l'agression, qui n'est pas nécessairement obsessionnelle. Malgré tout, ce souvenir reste toujours présent dans un coin de notre tête. Donc, on en parle quand même, pour essayer de faire évoluer les choses. En ce qui me concerne, j'en ai parlé au sein du parti dans les minutes qui ont suivi mon agression, je n'ai même jamais cessé d'en parler, mais je me suis heurtée à la surdité du monde politique. Personne n'a vraiment voulu entendre !

À partir du moment où l'on parle officiellement, que ce soit dans les journaux ou en allant déposer plainte à la gendarmerie ou au commissariat, on traverse une sorte de révolution personnelle, qui nous assaille pour le meilleur et pour le pire. Cela bouleverse totalement notre monde personnel. Aujourd'hui, en France, parler est vraiment un parcours extrêmement compliqué et douloureux. Voilà pourquoi j'ai écrit ce livre. Je n'ai pas trouvé beaucoup de littérature sur ce sujet, dans un moment où cela m'aurait beaucoup aidée. Il existe des livres sur le traumatisme du viol, mais très peu sur les violences sexuelles en général et sur le parcours d'une victime après la libération de sa parole. On peut avoir l'impression de devenir folle. Dans ces situations, seules les autres victimes, les femmes qui sont passées par là, peuvent constituer un soutien, alors que même vos proches ne vous comprennent plus.

J'ai donc voulu créer l'association Parler, une association de victimes, pour leur permettre de parler ensemble et leur offrir un espace de complète liberté de parole, pour échanger et leur montrer qu'elles ne sont pas seules. À la suite de la publication de mon livre, du lancement de l'association et de mon passage à l'émission On n'est pas couchés qui a suscité une polémique, j'ai reçu des milliers de témoignages de femmes. Toutes, elles disent la même chose. Il est vraiment frappant de voir à quel point leurs discours se ressemblent et à quel point leurs parcours sont communs, alors même qu'elles se sentent si seules et isolées.

Forte de mon vécu, je voudrais vous soumettre plusieurs propositions pour améliorer le parcours des femmes victimes de violences sexuelles.

Mme Annick Billon, présidente. - Nous vous écoutons avec intérêt, puis les membres de la délégation pourront vous faire part de leurs réactions.

Mme Sandrine Rousseau. - Une préoccupation récurrente dans les témoignages que j'ai reçus est celle de la formation de tous les personnels susceptibles d'être en contact avec les victimes, du dépôt de plainte jusqu'au terme de la procédure : les policiers qui sont chargés de l'accueil dans les commissariats, les juges, mais aussi les médecins. L'accueil dans les commissariats peut encore être défaillant. Je sais qu'il y a eu des avancées notables, mais beaucoup reste encore à faire. Un policier ou une policière par commissariat formé-e à l'accueil des femmes victimes de violences, cela ne suffit pas. Il faut qu'ils le soient quasiment toutes et tous.

De la même façon, il est particulièrement éprouvant pour une victime d'agression sexuelle ou de viol de venir raconter les faits dans le hall d'un commissariat plein de monde, sans aucune confidentialité. C'est pourquoi je suggère l'instauration d'un code, par exemple 3919, en référence au numéro d'urgence, ou d'autres mots, peu importe, pour savoir que la femme devant eux est victime de violences sexuelles. Ce code serait compris par les policiers chargés de l'accueil, qui orienteraient alors la personne dans un lieu adapté à la situation, pour lui éviter d'avoir à prononcer les mots de viol ou d'agression sexuelle devant tout le monde.

En outre, j'insiste sur la formation des psychologues et des médecins, notamment dans le cadre des expertises psychologiques, autre moment très éprouvant pour les femmes qui viennent déposer plainte. Selon la loi, les victimes de violences sexuelles font l'objet d'une expertise psychologique pour évaluer l'ampleur du traumatisme subi. Or, souvent ces expertises outrepassent cet objectif et se révèlent à charge contre les femmes qui déposent plainte pour des violences sexuelles, en les présentant parfois comme des menteuses ou des manipulatrices. Ce n'est pas ce que l'on demande à l'expert, en l'occurrence. Il me paraît donc nécessaire de mieux encadrer ces expertises, d'autant plus qu'elles représentent un élément important du dossier pour la suite de la procédure. Cette tendance problématique à présenter les femmes comme des manipulatrices en dit long, à mon avis, sur la vision que porte notre société sur les femmes et leur sexualité...

J'ai également des recommandations relatives au corps médical. Beaucoup des femmes qui ont témoigné dans le cadre de mon association ont fait part de leur mal-être lié à l'examen qu'elles ont subi en médecine légale pour constater le viol après le dépôt de plainte. En effet, bien souvent, ces prélèvements ADN sont réalisés par des hommes, ce qui est insupportable pour des femmes qui viennent de subir un viol. Il me semble qu'il serait pertinent d'élargir le champ des personnes susceptibles de procéder à ces examens, aujourd'hui réalisés par un personnel très restreint, aux infirmières ou aux médecins du travail, sous réserve de formation. A tout le moins faudrait-il encadrer ces prélèvements sensibles par un protocole, car il est vraiment très violent de faire examiner par un homme une femme qui vient tout juste d'être violée.

Toujours dans le champ médical, il faut savoir que les victimes d'un viol sont soumises à des traitements préventifs contre le VIH ou les hépatites, qui sont des protocoles assez lourds. Or, même quand l'auteur du viol a été arrêté, on ne lui fait pas d'examen pour s'assurer que ces traitements sont nécessaires : on continue à donner à la victime des trithérapies et autres traitements très contraignants alors que l'auteur du viol est connu et qu'il peut ne pas être lui-même contaminé. Cela fait partie des choses que les victimes supportent très mal dans leur parcours. Il en va de même quand on effectue les prélèvements gynécologiques ou ADN : les victimes ne sont pas tenues informées de leur dossier médical. Tout cela fait aussi partie des violences supplémentaires qu'on inflige aux femmes.

En outre, se pose la question du manque de lieux adaptés pour l'accueil des victimes de violences sexuelles dans les commissariats et les hôpitaux. Il est en effet difficile de parler de son intimité dans des lieux très froids et impersonnels, peu adaptés à l'émotion qui imprègne les propos des victimes quand elles racontent les faits, et cela peut aussi les déstabiliser. Cela m'a marquée, alors que j'ai fait ma déposition longtemps après mon agression. Or le moment du dépôt de plainte est un moment important dans le parcours d'une victime, car sa déposition servira ensuite tout au long de l'instruction. Une victime a besoin de se sentir en confiance pour parler.

Un autre problème concerne la protection des victimes. Beaucoup de femmes qui déposent plainte reçoivent des menaces contre elles-mêmes ou leurs enfants, surtout quand elles connaissent leur agresseur. Je pense que tant que la justice n'a pas statué, il faut organiser la protection de ces femmes. Les juges peuvent demander une protection dans ces situations, mais ce n'est pas systématique et cela se fait rarement en pratique, et de façon assez légère. Certaines victimes ressentent une profonde détresse face à ces menaces : les gérer en plus de leur traumatisme leur est tout simplement impossible.

En outre, j'estime qu'il faudrait permettre aux femmes qui déposent plainte de se faire rembourser 100 % des soins, notamment psychologiques, liés à leur agression, au moins jusqu'à ce que la justice ait statué. Il ne faut pas oublier les conséquences d'une agression sexuelle, du harcèlement ou d'un viol sur une victime, notamment dans le domaine professionnel. Je parle de remboursement à 100 %, pas d'enrichissement personnel ! L'objectif est juste de pouvoir aller chez le médecin, ce qui est parfois difficile pour des femmes qui ont perdu leur travail. Sans le remboursement intégral des soins, elles sont bien souvent dans l'incapacité de se faire suivre et se retrouvent alors de plus en plus isolées.

En ce qui concerne l'indemnisation des victimes, je note que, dans le contexte de l'affaire Weinstein, le Canada vient de rouvrir toutes les plaintes pour violences sexuelles classées sans suite depuis deux ans. Je trouve que c'est une décision intéressante, qui s'adapte au changement de contexte.

Enfin, il me paraît indispensable de lutter absolument contre la correctionnalisation des viols. C'est une pratique scandaleuse. Le viol est un crime et doit être jugé comme tel.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ces pistes d'amélioration sur lesquelles réagiront sans doute mes collègues.

Mme Laure Darcos. - Je vous remercie pour ce témoignage. En tant que membre de la commission de la Culture, j'ai été très fière que cette dernière vous exprime tout de suite et spontanément sa solidarité, par une saisine du CSA, après ce que vous avez subi durant votre passage dans l'émission On n'est pas couchés, en dénonçant des agissements inadmissibles. Cette polémique illustre d'ailleurs à mon sens la collusion qui peut exister entre le monde politique et le monde médiatique.

Il est vrai que le milieu politique est un monde particulier, qui est resté pendant très longtemps l'apanage des hommes. Jusqu'à la loi sur la parité, les femmes arrivaient péniblement à entrer dans ce milieu-là et au fond - je vais peut-être choquer plusieurs d'entre vous - certaines femmes se sont peut-être prêtées dans une certaine mesure à une sorte de jeu de séduction dans ce contexte. Je ne dis pas que c'était bien ou que c'était une pratique courante. C'est juste une hypothèse.

En tout état de cause, il est très compliqué pour une femme de parler dans une situation comme celle que vous avez vécue, parce qu'elle peut avoir peur, quand elle appartient à un parti politique, à une fédération ou autre, des répercussions qui en résulteraient sur sa vie politique.

Il me paraît donc important de responsabiliser l'entourage, notamment politique, des victimes de violences sexuelles. Bien souvent, dans ce genre d'affaires, beaucoup de gens savaient, mais n'ont pas parlé pour les raisons que j'ai évoquées. Il faudrait les inciter à témoigner, en s'inspirant de ce qui existe en matière d'obligation de signalement concernant la maltraitance aux enfants.

J'ai récemment organisé une table ronde dans le sud de mon département avec d'autres élues. Je sais que la délégation a déjà évoqué la question des femmes victimes de violences en milieu rural, dans le cadre de son rapport sur les agricultrices1(*), mais je dois dire que j'ai réalisé à l'occasion de ces échanges qu'il est particulièrement difficile pour ces femmes de porter plainte contre leur mari ou leur conjoint violent. Elles ont très peu d'interlocuteurs vers qui se tourner, notamment le maire, mais ce dernier peut être un proche de l'agresseur... Cela rend la libération de la parole encore plus compliquée que dans les grandes villes. Le milieu rural est encore très isolé pour ce qui concerne la prise en charge et la protection des victimes.

Mme Christine Bonfanti-Dossat. - Je vais faire une digression mais vous comprendrez in fine le rapport entre mes propos et notre sujet. Je fais partie d'une association qui lutte contre la maltraitance des enfants et des adolescents - et aujourd'hui cela concerne à 80 % des violences sexuelles. Nous nous constituons partie civile dans les procédures et nous n'obtenons bien souvent qu'un euro symbolique. Or, j'ai constaté depuis deux ou trois ans que dans les affaires de cyber-harcèlement, nous avons pu obtenir des dommages et intérêts.

Nous avons comme vous observé que les locaux des commissariats et gendarmeries sont des endroits peu propices à la confession des victimes, et notamment des enfants. Notre association a donc contribué au financement de salles dédiées aux enfants, dites « salles Mélanie ». Ces endroits à la fois apaisants et rassurants, équipés de jouets, gérés par des professionnels formés, sont beaucoup plus adaptés au recueil de la parole des enfants et cela donne des résultats fabuleux. On compte actuellement 25 « salles Mélanie » en France - la dernière en date sera prochainement inaugurée à Toulouse. Pourquoi ne pas imaginer ce type de salle au profit des femmes victimes de violences sexuelles ? Je serais très intéressée de pouvoir discuter d'un tel projet avec vous.

Mme Claudine Lepage. - Je vous remercie pour votre témoignage. Vous avez distingué le monde politique du monde du cinéma et du reste de la société. Pour ma part, je ne suis pas persuadée qu'il faille opposer ces différents mondes. Je pense qu'il s'agit davantage d'une question culturelle qui tient à notre société. Ainsi, j'opposerais plutôt cette dernière à un monde plus puritain, anglo-saxon. On a connu au cours des dernières années des scandales dans le milieu politique en Grande-Bretagne, aux États-Unis, deux pays qui n'ont pas la même appréhension que nous des relations entre les femmes et les hommes. Les rapports entre les deux sexes y sont beaucoup plus tranchés. Dans notre pays, et plus généralement dans l'Europe du Sud, nous avons longtemps brandi l'idée de la séduction et de rapports plus apaisés entre les hommes et les femmes, ce qui occultait totalement la question des agressions sexuelles. Aujourd'hui, on en parle enfin ; notre société est en train de changer, d'évoluer et j'y suis pour ma part très favorable.

Pour conclure, je veux vous assurer que nous soutenons pleinement votre combat.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Nous partageons avec vous le fait d'être des femmes politiques et vos propos sur la difficulté à parler de ces agressions renvoient à la perception de la parole de la victime, notamment dans le monde politique qui, comme le rappelait Laure Darcos, est un univers basé sur la séduction.

Il existe bien des modalités de séduction et il est navrant de constater l'amalgame qui peut exister entre elles ; la femme ou l'homme politique désire plaire à l'électorat mais aussi à ses collègues des deux sexes, c'est un monde de complaisance.

Je désirerais que vous développiez la difficulté à témoigner dans la sphère politique où règne l'omerta.

Mme Laurence Cohen. - Je constate avec satisfaction que la parole se libère à l'échelle mondiale, cependant il est de notre responsabilité et de tous ceux qui sont conscients de cette problématique que cette parole libérée soit non seulement entendue mais aussi que des mesures réelles soient prises.

Vous nous avez indiqué avoir été soutenue par l'Association européenne de lutte contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) qui effectue une considérable prise en charge des victimes de violences dans le cadre du travail. Je suis tout particulièrement consternée que les femmes ayant témoigné de harcèlement sexuel ou d'agressions sexuelles au travail perdent leur emploi dans la majorité des cas, subissant donc une double peine : le traumatisme qu'elles vivent auquel s'ajoute la violence résultant des conséquences de cette perte d'emploi.

Les dispositifs permettant à ces femmes d'être accompagnées doivent être maintenus, renforcés ou remplacés si des mesures plus efficaces peuvent être mises en oeuvre. À cet égard, je m'inquiète des récentes dispositions limitant les champs d'investigation de l'Inspection du travail et de la Médecine du travail, mais aussi de celles relatives à la fusion des instances représentatives du personnel, en application des ordonnances Pénicaud2(*) et de la loi « El Khomri »3(*). Je m'inquiète aussi de la suppression du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), alors même qu'il est déjà difficile d'entendre la parole des femmes victimes et de mettre en oeuvre des mesures appropriées. Dès lors, le risque existe que les violences sexuelles, qui peuvent aller jusqu'au viol, ne soient plus vraiment prises en compte dans le monde du travail.

Je souligne le parallélisme entre le sort réservé aux femmes agressées dans le cadre de leur travail et celui des femmes politiques qui dénoncent des faits d'agressions sexuelles : il est paradoxal qu'elles soient toutes mises au ban de leur famille politique ou de leur entreprise, alors que c'est à l'agresseur d'en être écarté.

M. Roland Courteau. - Je vous remercie d'avoir insisté sur la nécessité de former tous les intervenants (policiers, gendarmes, médecins...) appelés à recevoir les femmes victimes d'agressions sexuelles. L'accueil et l'accompagnement d'une victime traumatisée sont essentiels, mais demeurent encore à améliorer tant sur le volet de la formation initiale que sur celui de la formation continue de ces intervenants. Malgré les dispositifs légaux qui disposent que ces formations sont obligatoires, de nombreux témoignages me laissent à penser que l'accueil d'une femme venant déposer plainte pour des faits d'agressions sexuelles laisse encore beaucoup à désirer dans certains commissariats ou unités de gendarmerie.

Il me semble qu'il faut aussi étoffer le nombre d'intervenants sociaux, en charge de l'accompagnement des femmes traumatisées et désemparées, au sein des commissariats. Qu'en pensez-vous ?

Mme Marie Mercier. - Un parallélisme certain apparaît entre votre agression sexuelle et les faits qui ont été rapportés lors des différentes auditions du groupe de travail de la commission des lois consacré aux infractions sexuelles commises sur les mineurs.

Si la transposition du concept des « salles Mélanie » dédiées au recueil de la parole des enfants constituerait un apport considérable pour assurer un accueil apaisant des femmes victimes d'agressions, il est cependant essentiel, quelle que soit l'architecture retenue, que des moyens humains y soient associés pour la faire fonctionner. Nous avons visité l'UMJ de Saint-Malo et sa « salle Mélanie », bel exemple de partenariat entre les différentes institutions. En revanche, nous avons pu constater qu'une autre « salle Mélanie », pourtant magnifique, implantée dans un CHU, ne fonctionnait pas, faute d'un environnement humain vraiment adapté à l'écoute des enfants. Les locaux, c'est certes important, mais l'humain est lui aussi primordial.

Libérer la parole est indispensable, mais les formations pour en assurer le recueil sont au moins aussi nécessaires.

J'ai été frappée par vos propos sur les hommes médecins chargés des prélèvements ADN : l'empathie des professionnels de santé n'est pas liée à mon avis à leur sexe. Peut-être vouliez-vous exprimer que cet examen médico-légal doit être pratiqué avec suffisamment de tact, de professionnalisme et de gentillesse, dans le respect de la victime d'une agression sexuelle ou d'un viol, de sa parole et de son humanité fracturée ? J'ai pu observer au cours de mes études de médecine que ces qualités humaines ne sont pas l'apanage d'un seul sexe...

Mme Sandrine Rousseau. - Je conviens que certaines professionnelles (de la police ou de la magistrature, par exemple) que l'on peut être amené à rencontrer dans le cadre d'une agression sexuelle peuvent effectivement être très désagréables. Ce serait trop simple s'il suffisait d'avoir affaire à des femmes ! Mais il y a néanmoins quelque chose de symbolique, de l'ordre d'une insurmontable réticence, à se faire examiner avec une pénétration digitale par un homme juste après un viol !

Mme Marie Mercier. - Lorsqu'un médecin pratique un toucher vaginal ou rectal, cela relève d'un examen professionnel, il faut le déconnecter de l'agression.

Mme Sandrine Rousseau. - La victime d'une agression est dans un état d'esprit qui ne permet pas un tel détachement.

Mme Annick Billon, présidente. - Il y a le regard du médecin, mais il faut tenir compte du regard de la patiente. Imaginez ce que peut ressentir une adolescente consultant pour la première fois un gynécologue ! C'est souvent le premier homme devant lequel elle doit se dévêtir si elle n'a pas encore eu de rapports sexuels...

Mme Sandrine Rousseau. - Autre sujet : l'inversion de la charge de la preuve du consentement. Les femmes sont supposées consentantes et doivent faire la preuve qu'elles ne l'étaient pas. C'est une question très grave. Cet a priori du consentement me pose problème. En outre, le rassemblement des différentes plaintes concernant un agresseur n'est pas systématique alors qu'il suffirait d'une circulaire du garde des Sceaux aux juges d'instruction pour progresser dans la connaissance de l'étendue des violences.

L'émission On n'est pas couchés a révélé le traitement qui est réservé à celles qui dénoncent des violences sexuelles : la polémique qui en a résulté portait sur l'attitude de Christine Angot mais selon moi, celle des deux autres animateurs était tout aussi problématique. Je vous remercie pour votre soutien.

Par ailleurs, impliquer l'entourage de façon à ce qu'il se sente concerné et l'amener à agir est un vrai sujet.

Vous l'avez dit, le recueil de la parole des femmes victimes de violences dans les territoires ruraux et ultramarins est délicat : les interlocuteurs auxquels elles pourraient s'adresser sont en nombre limité. De plus, en milieu rural, peut se poser un problème de confidentialité. Quand tout le monde se connaît... Une solution serait de permettre à ces victimes de s'adresser à des structures éloignées de leur domicile ; la plainte en ligne est aussi une possibilité.

Si le monde politique est un monde de séduction, c'est aussi un monde de pouvoir, y compris d'abus de pouvoir... Les violences sexuelles relèvent non pas de la séduction mais bel et bien du pouvoir : ce que j'ai ressenti n'a rien à voir avec la séduction ! Mon agression s'est déroulée dans le cadre d'une réunion que j'animais. La situation était totalement étrangère à la séduction.

Je n'ai cessé de parler de mon agression depuis les minutes qui l'ont suivie, mais personne n'a jamais réellement entendu ; selon moi, cette surdité est à mettre au compte de l'extrême influence de mon agresseur au sein du parti, nul n'ayant voulu l'affronter sur les dénonciations dont il était l'objet. Or nous étions une quinzaine à le dénoncer. Donc si le parti avait sérieusement enquêté après mes prises de parole, il serait apparu qu'il y avait bien un problème qui ne relevait pas de la seule séduction.

De cette quinzaine de femmes qui ont été agressées ou harcelées, peu demeurent au sein du parti ! Si notre parole n'a pas été contestée car nous étions trop nombreuses, s'est cependant tissé un climat parfois délétère autour de nous et à certains moments, nous avons été marginalisées au sein du parti, considérées comme des femmes dont il fallait se méfier.

Au regard de mon expérience, je suis convaincue que l'un des combats des femmes agressées sera de reprendre le chemin de la politique pour faire évoluer la société et ne pas les laisser cantonner au rang de victimes, mais montrer qu'elles sont des femmes qui peuvent assumer des responsabilités.

L'Association européenne de lutte contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) nous a éclairées, pas lors du dépôt de plainte, mais pendant l'enquête journalistique et sur le parcours judiciaire que l'on allait devoir affronter ; les membres de l'association sont des femmes aux rares compétences juridiques, malheureusement confrontées à un afflux de demandes difficile à gérer.

Mais quels vont pouvoir être les recours des femmes qui subissent des violences sexuelles au sein de leur entreprise, avec la suppression du CHSCT et la révision des prérogatives de la Médecine et de l'Inspection du travail ?

Je propose que soient créés des référents dédiés, hors hiérarchie, désignés pour recevoir les témoignages et alerter la hiérarchie.

Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie de votre témoignage, d'autant que si vous avez pu vous exprimer dans votre livre, cela doit toujours vous être difficile de vous exprimer sur ces faits.

Il faut libérer la parole et la faire suivre d'actions en justice, mais aussi donner une chance aux victimes de passer à autre chose en dépassant ce statut.

J'ai trouvé originale et excellente votre proposition d'indiquer discrètement par un code que l'on souhaite déposer plainte pour agression sexuelle dans un commissariat, sans être contrainte de préciser les faits devant tout le monde, comme cela a pu nous être rapporté.

Le dépôt de plainte en ligne pourrait aussi permettre d'orienter ces victimes vers la personne compétente et formée pour les accueillir et les entendre.

J'ai aussi été sensible à vos remarques portant sur le corps médical et je comprends tout à fait que l'état d'esprit d'une personne diffère selon qu'elle est examinée par un médecin en tant que patient, ou que victime, a fortiori après une agression sexuelle.

Je vous remercie de votre engagement ; il est bien la preuve que vous n'êtes plus une victime mais vous rend au contraire actrice de votre parcours et vous permet de rebondir vers d'autres horizons.

Mme Sandrine Rousseau. - Merci à vous. Je suivrai vos débats avec attention au moment de l'examen du projet de loi annoncé par le Gouvernement.

Jeudi 18 janvier 2018

- Présidence de Mme Annick Billon, présidente -

Audition du Docteur Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin nos auditions sur les violences faites aux femmes. Notre matinée sera particulièrement riche puisque nous aurons trois réunions successives. Je rappelle que notre délégation a souhaité travailler cette année - actualité oblige -, sur les violences faites aux femmes, afin de préparer l'examen du projet de loi annoncé par le Gouvernement.

Nos questionnements concernent plus particulièrement le drame des victimes de violences sexuelles, notamment des victimes les plus jeunes, et les obstacles qui jalonnent leur parcours judiciaire. Nous nous intéressons, bien sûr, à l'accompagnement et à la prise en charge médicale et psychologique de ces victimes, jeunes et moins jeunes.

Pour commencer notre matinée de travail, nous avons le plaisir d'accueillir la docteure Emmanuelle Piet, présidente du Collectif Féministe contre le Viol (CFCV). Créé en 1985, le Collectif a mis en place dès 1986, grâce au soutien financier du ministère des Droits des femmes d'Yvette Roudy, la permanence téléphonique nationale gratuite Viol Femmes Informations.

Docteur Piet, votre engagement en faveur des droits des femmes ne date pas d'aujourd'hui. En tant que médecin de Protection maternelle et infantile (PMI) vous avez très tôt fait de la protection de la santé des femmes votre vocation. Il en va de même pour la protection des petites filles contre l'excision, thème sur lequel nous préparons un autre rapport d'information. Nous y reviendrons au moment des questions. Pourriez-vous commencer par nous parler de votre parcours ?

Dans un second temps, pourriez-vous nous présenter l'action du CFCV : quels sont ses objectifs, ses outils, ses activités ? Quel bilan dressez-vous de l'action menée depuis 1985 ? Que reste-t-il à faire selon vous pour améliorer la protection et la prise en charge des femmes victimes de violences sexuelles ?

Enfin, nous souhaiterions que vous réagissiez aux principales annonces du Gouvernement sur le contenu du futur projet de loi - présomption de contrainte en-dessous de 13 ou 15 ans en cas d'acte sexuel entre un mineur et un majeur, allongement des délais de prescription des infractions sexuelles commises contre des mineur et création d'un délit d'outrage sexiste pour réprimer le « harcèlement de rue » - en nous faisant part, le cas échéant, de vos propositions.

Je vous remercie chaleureusement d'être venue jusqu'à nous et je vous laisse sans plus tarder la parole.

À l'issue de votre présentation, les membres de la délégation feront part de leurs réactions et vous poseront des questions.

Docteur Emmanuelle Piet. - Je suis médecin départemental de PMI. Aujourd'hui à la retraite, je continue néanmoins les consultations. J'ai commencé à exercer en 1975 à la PMI : j'ai donc un certain recul sur ces sujets. Je me suis occupée de planification familiale et de protection maternelle et infantile. J'ai piloté la campagne de prévention des agressions sexuelles à l'encontre des enfants à partir de 1985. Enfin, j'ai travaillé dans le domaine de la prévention des mariages forcés, des mutilations sexuelles et des violences faites aux femmes en général.

Je suis présidente du CFCV depuis 1992. Ce collectif s'est créé en 1985 après plusieurs viols commis sur la voie publique devant de nombreux témoins, sans qu'aucun n'intervienne. À cette occasion, les féministes s'étaient rassemblées (le Mouvement Français pour le Planning Familial, Solidarité Femmes, La Maison des Femmes...) pour créer un collectif d'associations. Nous nous sommes constituées en association à proprement parler à partir de 1989, afin de pouvoir ester en justice aux côtés des victimes.

Nous avons animé la permanence téléphonique Viol Femmes Information depuis 1986. Actuellement, la permanence est ouverte de 10 heures à 19 heures tous les jours en semaine. Nous entendons quotidiennement entre trois et quinze nouvelles victimes venant témoigner d'un viol, et ce depuis trente-trois ans. Au total, 54 200 victimes ont téléphoné au moins une fois. Pour chacune d'entre elles, nous rédigeons une fiche et procédons à une analyse. Les victimes téléphonent de façon anonyme, mais dans la mesure où elles rappellent pour avoir un complément d'information, nous leur demandons de communiquer un prénom et un département pour pouvoir les retrouver, et suivre leur histoire.

Ces 54 200 témoignages et les analyses que nous en avons tirées nous ont inspiré des propositions de réformes législatives. Nous sommes véritablement portés par la parole des victimes. Lorsqu'on les écoute en continu, il est très impressionnant de voir à quel point ce qui ressort, c'est une stratégie de l'agresseur. Pour nous, ce premier constat a été très important. À ceux qui prétendent que le violeur est uniquement guidé par des pulsions et que l'agresseur n'avait pas perçu l'absence de consentement de la victime, nous pouvons répondre que cela n'est pas vrai. Au vu du déroulé des agressions sexuelles et des viols, nous constatons qu'il y a toujours une préméditation. Rien n'est soudain. Ces agressions font l'objet d'une vraie stratégie, que je vais tenter de résumer.

Tout d'abord, il faut savoir qu'un agresseur sexuel choisit sa victime. C'est très important. Dans mon travail, j'ai soigné de jeunes violeurs à la prison de Villepinte et ensuite, en réparation pénale. Trois gamins avaient violé et torturé une très vieille dame de quatre-vingt ans qu'ils ne connaissaient pas. La vieille dame, comme toutes les victimes, se demandait « Pourquoi moi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? ». En consultant le dossier d'aide sociale à l'enfance du meneur de quatorze ans et demi, on a constaté que celui-ci avait subi des attouchements sexuels de la part de sa grand-mère, dix années auparavant. Or ces faits n'avaient été ni traités, ni soignés et il en résultait que le jeune en question détestait les vieilles dames. Il y a toujours quelque chose de cet ordre. La victime se pose la question « Pourquoi moi ? », alors que cette question n'a pas lieu d'être puisque l'explication du viol est étroitement liée au scénario de l'agresseur.

Un autre choix de scénario peut être lié à la facilité ou au lieu de l'agression. Après le viol, l'agresseur isolera la victime. Il pourra s'agir d'un isolement ponctuel dans un coin, mais également à long terme, pour l'empêcher de parler. Puis il essaiera d'inverser la culpabilité. C'est extrêmement important, car les victimes ne comprennent pas bien ce point. Je me souviens d'avoir reçu en consultation une jeune femme qui me racontait comment elle avait été violée, en s'excusant constamment, comme si c'était de sa faute... Elle sortait d'une rupture amoureuse, elle était triste. Ses amies lui avaient proposé de sortir dans un bar pour lui remonter le moral. Il est vrai qu'elles avaient bu un peu. Puis elles étaient rentrées tardivement en métro. Ses amies l'ont laissée car elles habitaient plus près. Elle était donc seule quand elle est descendue à son arrêt. Dans la rue, un homme l'a abordée pour lui dire qu'elle avait l'air triste dans le métro. À ce moment, elle m'a dit qu'elle a tout de suite senti le danger. Elle a essayé de répondre de façon neutre, puis a continué à marcher. Elle s'est soudain retrouvée plaquée contre un mur avec un couteau sous la gorge. Il lui a dit : « Demande-moi d'enlever mon pantalon. » Alors elle a dit : « Enlève ton pantalon. »

Le lendemain, dans mon cabinet médical, la seule chose dont elle se souvenait, c'était : « Vous vous rendez compte ? C'est moi qui lui ai demandé d'enlever son pantalon ! ». C'est une stratégie d'agresseur. Si l'on cherche, on trouvera toujours quelque chose comme cela. Il pourrait aussi avoir dit : « Tu aimes ça ? ». Elle aurait répondu « Oui », pour que cela finisse plus vite. Le risque c'est que ce soit la seule chose qu'on retienne : « Enlève ton pantalon » ! Ce genre de scénario se retrouve dans toutes les histoires.

Par ailleurs, les violeurs - c'est une évidence - ont toujours envie de rester en liberté. C'est pourquoi ils donnent des consignes de silence en terrorisant leurs victimes : « Si tu parles, je te tue ». « Si tu parles, ta mère se suicidera et ta famille sera brisée ». « Si tu parles, tu te retrouveras nue sur Facebook ». Toutes ces menaces sont terrorisantes, et expliquent que les victimes aient du mal à parler.

Dans toutes les situations exposées au téléphone, nous constatons une volonté de nuire, d'anéantir le libre-arbitre et de nier la personne. Je n'ai encore jamais rencontré de victime de viol qui n'ait pas eu, à un moment donné, le sentiment qu'elle allait mourir. Aujourd'hui, nous savons qu'un syndrome post-traumatique apparaît très fréquemment après un viol. En effet, 80 % des victimes de viols présentent de tels syndromes, alors que le taux est de 40 % après un attentat. Pourtant, beaucoup de victimes se disent, dans un premier temps, que cela n'était rien. Elles se rendent donc à leur travail et essaient de vivre comme si de rien n'était. Deux mois ou deux ans après, tout à coup, elles se retrouvent dans une situation de paralysie générale. Elles ont l'impression de devenir folles. En réalité, c'est exactement comme après un attentat. Certaines victimes en sortent soulagées d'être encore vivantes et sans blessure physique. Six mois plus tard, elles sont hantées par des images de bombe et de membres sanglants. Dès lors, elles ne peuvent plus avancer ni travailler.

En étudiant le devenir de ces femmes victimes de viol à partir des appels qu'elles nous adressent, nous avons constaté que 10 à 15 % d'entre elles finissaient par souffrir d'un handicap les empêchant de travailler. Il faut donc mesurer le coût humain et social très important des violences sexuelles.

Pour l'ensemble de ces raisons, j'estime que la justice va devoir faire mieux. Certes, la loi actuelle est satisfaisante, mais depuis 1987, le CFCV défend l'imprescriptibilité des crimes sur les personnes. Nous avons été responsables de la première modification de la loi en 19894(*) sur le report de la prescription à dix ans après la majorité. Nous savons que nous avançons à petits pas. Nous avons donc accepté ce délai de dix ans, comme nous avons entériné celui de vingt. Nous accepterons un délai de prescription de trente ans.

Nous savons par ailleurs que les violeurs ne commettent jamais des actes uniques, et qu'ils ont des carrières épouvantablement longues. Par exemple, la victime d'un célèbre sexologue témoignait avoir été violée par lui lorsqu'il était médecin généraliste et qu'elle venait d'accoucher. Son bébé était malade et elle l'avait appelé. Il est venu et l'a violée alors que le bébé se trouvait dans la chambre voisine. Bien des années plus tard, à 72 ans, il trahissait encore son contrôle judiciaire en violant une femme. En d'autres termes, les violeurs le sont à vie. Ils n'envisagent leurs rapports sexuels que sous l'angle de la domination.

Pourtant, moins de 0,5 % des violeurs sont condamnés. Ce qui signifie, a contrario, que 99,5 % des violeurs continuent. Finalement, on peut dire que les récidivistes sont des « idiots » qui se sont fait arrêter deux fois, mais la plupart passent au travers ! Nous avons fait en sorte de rappeler ce point dans le dernier dossier de viol conjugal pour lequel nous nous sommes constitués partie civile. La policière avait fait un travail remarquable. La victime avait porté plainte pour torture et viols de la part de son compagnon. La policière a fait en sorte d'interroger toutes les précédentes compagnes du suspect, au nombre de six. Toutes avaient vécu la même chose. Un violeur n'agit rarement qu'une seule fois. C'est pourquoi nous nous constituons partie civile dans des procès où nous pensons faire avancer un certain nombre d'idées.

Les violeurs se conduisent toujours de la même façon. Un violeur d'enfants qui agit sur sa fille, violera sa petite-fille s'il n'est pas arrêté. Pour cette raison essentielle, la prescription n'a pas de sens. Nous allons être partie civile dans le procès d'un grand-père qui a violé sa fille et sa petite-fille, mais qui bénéficiera de la prescription pour le premier crime. Ce n'est pas juste. Dans le procès pour viol conjugal que je viens d'évoquer, la « carrière » du mari violeur était de vingt-sept ans. La première épouse, lorsqu'elle est venue témoigner à la barre, bien qu'elle n'ait aucune chance d'être reconnue comme victime, n'a même pas voulu donner son adresse. Elle était encore paralysée par la peur.

Pour toutes ces raisons, nous accepterons bien entendu, comme je le disais, une prescription de trente ans, mais préfèrerions dans l'idéal une durée plus longue.

Il en est de même pour ce qui concerne l'âge du consentement d'un mineur à un rapport sexuel avec un adulte. J'aimerais mieux que cet âge soit fixé à 15 ans plutôt que 13 ans, mais il faut absolument affirmer qu'avant 13 ou 15 ans, un mineur ne peut consentir à un rapport sexuel avec un majeur. Je peux témoigner avoir entendu lors d'un procès, y compris de la part d'un expert psychiatre, que les viols d'un beau-père sur une petite fille de sept ans relevaient d'une histoire d'amour ! En conséquence, la relaxe a été prononcée. C'est insupportable, mais c'est pourtant comme cela que ça se passe actuellement. Dans le droit actuel, pour obtenir la condamnation d'un rapport sexuel avec un enfant, il faut prouver la menace, la contrainte, la violence ou la surprise. Cela n'est pas juste.

Sur l'inceste, nous avons approuvé la modification législative de 2011 intégrant l'inceste dans la définition du viol. Malheureusement, cette disposition a été censurée par le Conseil constitutionnel, avant d'être réintroduite sous la forme de circonstances aggravantes. Mais cela ne suffit pas, car il faut toujours prouver la violence, la menace, la contrainte ou la surprise. Or comment imaginer qu'un enfant mineur puisse consentir à un acte sexuel avec son papa ou son oncle ? Cela n'est pas concevable !

Dans la grande majorité des cas, les viols surviennent dans l'enfance, à des âges parfois très tendres. Le record français concerne une petite fille de deux jours, violée et tuée dans une maternité par son père. Pour autant, il n'y a pas d'âge pour les victimes de viol lorsqu'elles sont enfants. Actuellement, les enfants ne sont pas protégés. En 1985, lorsque j'ai initié la campagne de prévention contre les agressions sexuelles sur enfants, je me suis heurtée à une ambiance de déni. Il était même prétendu que toutes les petites filles avaient pour fantasme d'avoir des rapports sexuels avec leur père ! Pour lutter contre ce déni, nous avons dû mener une bataille. Puis, nous avons entendu que les mères ne jouaient pas leur rôle de protection. Mais aujourd'hui, alors que les mères tentent de mener à bien cette protection, elles se heurtent aux accusations de manipulation de leurs enfants. Par conséquent, nous ne parvenons pas à protéger les enfants.

En ce moment, je suis le cas de deux soeurs de sept et dix ans, qui se trouvent en résidence alternée. En 2014, une ordonnance de protection avait déjà été prononcée à l'encontre du père pour violences sur la mère. Pourtant, une garde alternée a été décidée. Ces deux petites filles viennent me raconter tous les quinze jours les bleus, les coups avec les ceintures, le fait que le père leur demande de mettre des robes courtes et de se maquiller... Elles racontent aussi qu'elles se retrouvent la nuit dans le lit de leur père sans comprendre pourquoi. Qu'il leur fait du mal. La première fois que je les ai rencontrées, elles m'ont dit : « On ne va pas te parler, sinon on verra papa encore plus. » En effet, à chaque fois que des signalements ont eu lieu, la juge a reproché à la mère de manipuler ses filles. La mère risque même de se voir retirer ses enfants pour qu'elles soient confiées au père. J'ai fait un signalement. J'avais honte. La petite fille m'a dit : « Tu vas voir, cela ne servira à rien. Il est grand, papa. » Je les vois tous les quinze jours, mais je n'arrive pas à les protéger malgré quatre signalements. Je pense qu'il faut repenser toute la protection de l'enfance, en matière de viols d'enfants. Il y a une tolérance infernale de notre société. De surcroît, dans le cadre de notre étude sur Viol et grossesse, nous avons vu un nombre effroyable d'hommes qui reconnaissent l'enfant né du viol, et qui continuent à persécuter la femme par le biais de cet enfant. Elles en prennent pour dix-huit ans !

Nous avons d'ailleurs des témoignages d'enfants nés du viol, qui racontent des choses comme celles-ci. Parfois, nous entendons ces enfants devenues grandes, raconter « J'ai été violée parce que mon père voulait faire du mal à ma mère. » Nous en avons beaucoup. Dans cette tentative de destruction des femmes, ils iront jusque-là.

Dans un tel contexte de violence, la garde alternée doit être exclue. Il faut que vous y pensiez. Je trouve cette situation vraiment dangereuse.

Je souhaite également m'exprimer sur la correctionnalisation des viols. Lorsque le Collectif a ouvert en 1985, environ 2 500 plaintes pour viol étaient dénombrées par an. Ce chiffre a varié régulièrement, pour passer aujourd'hui à environ 12 500 ou 13 000. La réalité est sans doute de 300 000 personnes au minimum. En effet, le viol concerne 86 000 femmes adultes, sachant que les petites filles sont violées deux ou trois fois plus. De plus, 40 % des mineurs violés sont des garçons. Le nombre de victimes de viols est donc probablement de 300 000 en France chaque année. Les victimes âgées n'apparaissent dans aucune enquête, de même que les hommes adultes violés. Le viol des hommes adultes ne se dit pas, ne se déclare pas, de sorte que les chiffres ne sont pas connus. Nous avions travaillé avec la ligne téléphonique de Sida Info Service, qui recevait un grand nombre d'appels d'hommes violés. Les associations ont des difficultés à traiter ce type de viols. Je pense qu'il faudrait se pencher spécifiquement sur ce sujet du viol des hommes, qui est complexe. Pour notre part, 7 % des appels que nous recevons concernent des garçons violés.

Au total, 12 000 plaintes seulement sont déposées chaque année, ce qui est une proportion très faible au vu du nombre réel de viols. Les chiffres sont encore plus préoccupants si l'on considère que depuis quinze ans, seules 1 300 condamnations en cour d'assises sont recensées, correspondant au nombre de places disponibles pour les procès d'assises. C'est-à-dire que sur 2 600 places par an en cour d'assises, 1 300 sont réservées aux procès pour viol, ce qui est présenté comme déjà très significatif. De ce fait, l'ensemble des affaires de viols sont correctionnalisées.

Au cours d'une audience correctionnelle à laquelle j'ai assisté à Bobigny, j'accompagnais un garçon qui avait violé son petit frère. L'audience a commencé à 13 heures 30 par une demi-heure incompréhensible de demandes de renvois. Puis est arrivé un homme qui avait violé ses deux filles. Son cas a été traité en seulement vingt-cinq minutes. Ensuite a été évoqué le dossier d'un homme qui avait enlevé son fils de 19 ans, puis a été traité celui d'un père ayant enlevé et drogué son fils pour l'emmener de force en Égypte. Ensuite seulement le garçon que j'accompagnais a été entendu, en vingt-cinq minutes aussi. Enfin, l'affaire de trois loubards qui avaient volé 254 euros dans une cave a été évoquée. C'étaient les seuls à comparaître incarcérés. Mon « client » a été condamné à deux ans avec sursis, avec obligation de suivi socio-médical pendant deux ans. À la sortie, il n'avait même pas compris la peine à laquelle il avait été condamné !

Mme Laurence Rossignol. - Que faisaient tous ces cas de viol en correctionnelle ?

Docteur Emmanuelle Piet. - Cette façon de correctionnaliser les viols n'est pas pédagogique et n'a aucun sens. Cela n'est pas possible. À l'inverse, dans une audience d'Assises, le temps nécessaire est laissé pour traiter les dossiers. L'audition des témoins permet d'éclairer les choses et de comprendre le contexte. L'accusé comprend en outre la peine à laquelle il est condamné et peut prendre conscience de ce qu'il a fait. Loin de cela, la correctionnalisation est une justice de misère. Il n'est même pas possible de parler de pénétration, puisqu'on ne juge pas un viol, donc on ne parle de rien. Cela n'a pas de sens. Nous sommes très opposés à la correctionnalisation, qui ne permet pas de gagner de temps, contrairement ce que prétendent les avocats et les magistrats. En réalité, la prescription des délits étant beaucoup plus courte, un plus grand nombre de dossiers sont classés. Finalement, même si c'est incontestable, les procès d'Assises sont longs - et ce d'autant plus que l'appel est désormais possible - à tout le moins les dossiers y sont traités en profondeur.

S'agissant des prises de plaintes, si je me réfère à mon expérience locale et à l'écoute téléphonique - même si nous n'entendons que les retours faisant état de dysfonctionnements - les femmes qui appellent le Collectif ont porté plainte dans 30 % des cas. C'est beaucoup plus que dans la population générale. Je ne sais pas si ce score s'explique parce que nous sommes efficaces, ou parce que ces victimes ont été héroïques. Je ne sais pas si c'est lié à ce que nous leur disons pour les orienter et les accompagner. Tout de même, les trois derniers refus de plainte qui nous ont été signalés sont particulièrement choquants. La mère d'une jeune fille de 14 ans enceinte après un viol est allée porter plainte au commissariat, en compagnie de sa fille. Or les policiers ont proféré des propos orduriers à la mère et à la jeune victime, comme si ce viol avait été une partie de plaisir pour cette jeune fille ! La plainte a malgré tout été prise, mais dans des termes ne permettant pas les poursuites.

De façon générale, selon plusieurs adolescentes que j'ai reçues, la Brigade des Familles essaie de dissuader le dépôt de plainte. Il s'agit selon moi d'une forme de maltraitance. D'ailleurs, le fait même que l'agresseur soit présumé innocent implique, en bonne logique, que la victime soit présumée menteuse. La victime le ressent très fortement. De plus, lorsque les victimes portent plainte dans un commissariat, la première chose qu'elles voient, en général, est une affiche rappelant les condamnations en cas de dénonciation calomnieuse, qui est dissuasive en elle-même. Un tel rappel n'étant nullement une obligation légale, c'est donc véritablement un choix.

Récemment, j'ai suivi le cas d'une jeune femme vulnérable, prise en charge par l'Aide sociale à l'enfance (ASE) et amenée par une éducatrice. Cette jeune fille ayant été violée, elle en a immédiatement informé son éducatrice. Le garçon l'a poursuivie jusqu'à l'entrée de l'ASE, de sorte que l'éducatrice a dû appeler la police. La victime et son agresseur ont été entendus par les policiers. La jeune fille m'a affirmé que la policière lui avait laissé croire qu'elle irait en prison pour deux ans si elle maintenait sa plainte. Par conséquent, la jeune fille a retiré sa plainte. J'imagine que la policière n'a pas exactement dit cela mais tout de même, c'est ce que la jeune fille a compris. De ce fait, la plainte n'a pas été prise, malgré l'appel réitéré de l'éducatrice.

Sur le viol conjugal, nous avons encore des témoignages selon lesquels la police a dit « C'est votre mari, vous n'allez pas faire d'histoires ». Nous entendons encore ce genre de propos tenus par la police, en France ! On nous assène encore le « devoir conjugal ».

En définitive, je ne sais pas si la pré-plainte en ligne annoncée par le Gouvernement, pourrait modifier ces situations. Tout d'abord, il faut savoir écrire et manier Internet. Je travaille en Seine-Saint-Denis, où un grand nombre de personnes ont des difficultés en la matière. Il existe une vraie fracture dans notre pays. De façon générale, les victimes ont besoin d'un contact humain empathique. Je ne prétends pas qu'il faut tout croire. Je dis seulement qu'au moment où la victime est entendue, il ne faut pas lui donner l'impression d'être prise pour une menteuse. Les professionnels compétents doivent tout entendre, puis mener leur enquête sans exposer leurs doutes de prime abord. Les victimes, confrontées à une attitude suspicieuse, sont totalement paralysées. Il est vrai que des guides ont été réalisés pour la conduite de ce type d'audition, mais ils ne sont pas toujours appliqués dans la pratique quotidienne.

En tout état de cause, il faut signaler que les prévenus comparaissent tous libres devant le tribunal, et qu'ils sont encore libres pendant les suspensions d'audience. C'est pour cette raison que nous accompagnons les femmes aux procès : il faut leur éviter cette confrontation avec leur agresseur. Nous ne pouvons cependant pas assister à toutes les audiences. Or il est impossible pour la victime de se déplacer dans le tribunal, au risque d'être contrainte d'y côtoyer son agresseur. La protection des victimes dans les salles de justice n'est pas assurée à l'heure actuelle. Dans le cabinet du juge, les choses sont souvent mieux faites, ce qui n'est pas le cas dans les salles d'attente qui réunissent les témoins, les victimes, les agresseurs et leurs amis. C'est effrayant. Il faudrait réfléchir à organiser les choses différemment.

Sur la prise en charge, il y a un vrai progrès à faire pour les professionnels du soin. En ce qui me concerne, je pose deux questions aux psychiatres avant de leur adresser des enfants. Dans le cas d'enfants effectuant une révélation de viol, procèdent-ils automatiquement à un signalement ? Dans le cas d'un enfant qui leur est adressé après un signalement, acceptent-ils de commencer leur prise en charge en disant à l'enfant : « Je sais ce qui s'est passé. L'agresseur n'avait pas le droit et tu n'y es pour rien. » ? Si le psychiatre ne répond pas positivement à ces deux questions, je ne lui confie pas l'enfant. Or beaucoup de professionnels du soin ne correspondent pas à ces critères.

Sur la prise en charge des psycho-trauma, des progrès commencent à être constatés. Toutefois, actuellement, la prise à 100 % de ces soins n'est possible que pour les consultations de psychiatres, et non pour celles des psychologues. C'est dommage.

Enfin, il faut améliorer la recherche sur le psycho-trauma, pour mieux prendre en compte les conséquences des violences sexuelles pour la société dans son ensemble.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci Docteur, pour votre intervention. Nous avons apprécié la qualité de vos propos, ainsi que la franchise avec laquelle vous vous êtes exprimée. Vous vous êtes prononcée clairement sur le délai de prescription, l'âge du consentement et la résidence alternée. Sur ce dernier point, nous savons que si la résidence alternée était instaurée de manière automatique, cela ne permettrait pas de prendre en compte de manière rigoureuse les problèmes de violence et d'emprise au sein du couple.

M. Roland Courteau. - J'ai particulièrement apprécié votre exposé. J'ai été choqué par certains passages, s'agissant des viols perpétrés par le conjoint, concubin et partenaire pacsé, ces faits démontrent que pour une femme, le foyer n'est pas toujours un refuge. J'ai reçu la semaine dernière une femme victime de violences conjugales, qui a commencé son récit puis s'est interrompue. Je lui ai demandé pourquoi elle s'était arrêtée. Elle m'a répondu qu'elle allait dire une bêtise. Je l'ai engagée à continuer, et elle m'a déclaré : « Il me roue de coups, il me prend de force mais j'allais vous dire une bêtise. Cela n'est pas du viol puisque je suis mariée et qu'il y a le devoir conjugal. » Par conséquent, en 2018, la notion de « devoir conjugal » n'est pas encore tombée en désuétude, comme vous le disiez.

Par ailleurs dans la loi du 4 avril 20065(*), j'avais proposé que le mariage, le concubinage ou le PACS puissent constituer une circonstance aggravante en cas de violences conjugales. Aujourd'hui, le viol, lorsqu'il est commis au sein du couple, peut faire l'objet d'une condamnation de vingt ans pour circonstance aggravante. En revanche, si le viol est commis sur une inconnue, la peine est de quinze ans. Cela nous a été reproché. Je souhaiterais savoir ce que vous en pensez, puisque certains considèrent que le viol d'une inconnue, par la surprise, l'angoisse de la mort et l'effroi qu'il suscite, devrait être plus sévèrement puni que le viol conjugal. Quelle est votre position sur ce point ?

Enfin, vous avez dit qu'un violeur restait un violeur et que trop peu (0,5 %) étaient condamnés. Ceux qui le sont reçoivent-ils une obligation de soin ? Un violeur soigné peut-il ne plus être récidiviste ?

Mme Laurence Rossignol. - Les propos d'Emmanuelle Piet sont effrayants, car ils proviennent d'une experte de terrain, après l'accumulation d'années d'expérience et de travail. Cette connaissance percute toutes nos représentations et toutes les satisfactions que nous pouvons éprouver du fait de quelques progrès réalisés. Il faut en même temps avoir en tête que les progrès existent, mais que la situation reste terrifiante.

J'aurai deux mots sur la tolérance de notre société aux viols commis sur les enfants. En refaisant l'histoire, nous constatons qu'en matière de viols sur les femmes, le mouvement féministe a permis de lever le voile sur ces sujets. Aujourd'hui, nous sommes bien plus avancés dans la lutte contre les violences faites aux femmes, alors que celles commises sur les enfants sont toujours un sujet totalement tabou.

Pour ma part, je ne dirai pas qu'il y a une sorte de tolérance sur les violences faites aux enfants, mais qu'il s'agit plutôt d'une représentation collective de la famille, incompatible avec la compréhension des violences intrafamiliales. En d'autres termes, la famille passe pour un lieu de protection des enfants. Il s'agit quasiment d'un sujet politique et institutionnel. Affirmer l'existence de violences intrafamiliales aboutirait à changer le regard sur l'institution familiale, qui est l'une des institutions centrales de notre organisation collective et sociale. Cette institution est extrêmement résistante à l'idée d'être remise en cause, et décrite dans la diversité de ses réalités. Dans les propos du Docteur Piet, j'ai été frappée de la difficulté, dans les jugements de divorce, à faire entendre par le juge les violences faites aux enfants.

Lors des débats sur la disposition interdisant la fessée, que j'avais introduite dans le cadre de l'examen du projet de loi égalité et citoyenneté - elle a été censurée par le Conseil constitutionnel -, nous étions bien conscients que de temps à autre, un parent peut avoir un moment d'agacement. Or il existe une différence entre un moment d'agacement, et le fait de faire des punitions corporelles une méthode éducative. Nous voulions marquer dans la loi l'affirmation que les punitions corporelles n'étaient pas une méthode éducative. De plus, lorsque des violences physiques sont pratiquées à titre éducatif, la frontière est encore plus mince avec les abus sexuels. Souvent, il y a un continuum, comme pour les femmes. Les parents qui frappent sont peu respectueux du corps de leurs enfants. Dans cette délégation, nous devons avoir en tête ce continuum et la cohérence de cette approche.

J'évoquerai également le syndrome d'aliénation parentale (SAP), qui décrit les enfants victimes de mères manipulatrices. Ce syndrome, qui a toutes les apparences d'un syndrome médicalement constaté et reconnu, est en fait une mystification totale. Il n'y a aucune réalité scientifique du SAP, qui est pourtant devenu l'alibi scientifique et médical à la disqualification de la parole des mères, et au maintien du droit de visite et d'hébergement de pères maltraitants. Encore aujourd'hui, sur certains sites, y compris sur celui du ministère des Affaires étrangères, le terme « syndrome d'aliénation parentale » est employé. J'avais alerté les autorités à ce sujet. Les juges l'utilisent. Je conclurai sur ce point, en partageant les propos du Docteur Piet. Nous sommes bien sûr conscients du risque de manipulation, qui existe. Mais pour avoir interrogé les juges en matière de dénonciation de viols par des femmes adultes, il est rare d'avoir affaire à de fausses allégations. En matière de justice familiale, c'est un peu plus fréquent. Pour autant, cela ne justifie pas la disqualification globale de la parole des mères en matière de protection des enfants. C'est pourquoi il est nécessaire que les juges changent de culture.

En matière de justice pénale, je ne sais pas s'il faut allonger la durée des peines. Je pense nécessaire, dans un premier temps, d'appliquer celles qui existent, d'accompagner les victimes et de sanctionner les violeurs. Ce serait déjà énorme. En outre, un travail très conséquent doit être accompli en matière de justice civile, qui est insuffisamment présente dans la modification des comportements et la défense des victimes. Je souhaite savoir si le Docteur Piet partage ce point de vue.

Mme Annick Billon, présidente. - Vos témoignages, Docteur Piet, ont beaucoup ému l'assistance. Je vous laisse répondre aux deux premières questions avant de recueillir les suivantes.

Docteur Emmanuelle Piet. - Le viol conjugal n'est reconnu en France que depuis 1992. Pourtant, plusieurs articles du code civil mentionnent la « communauté de vie » et les « obligations et devoirs » des époux, qui interrogent nos représentations du devoir conjugal... Peut-être faudrait-il songer à toiletter le code civil...

Dans les violences conjugales, je pense qu'il y a 100 % de viols. Je n'ai jamais vu de femme victime de violences conjugales à qui des rapports sexuels n'avaient pas été imposés. En tant que médecin, je rédige depuis quarante ans des certificats médicaux de contre-indication aux rapports sexuels, qui ont le mérite de faire prendre conscience aux femmes de la situation de violence qu'elles subissent. Ce ne sont pas des faux, puisque j'estime contre-indiqué, sur le plan médical, d'avoir des rapports sexuels quand on n'en a pas envie. J'ai rédigé le premier certificat de cette nature pour une patiente souffrant de graves séquelles médicales après une épisiotomie. J'ai simplement mentionné que les rapports sexuels devaient être évités. Sur la table d'examen, la patiente m'a rétorqué : « Si vous croyez que c'est moi qui décide... ». Je lui ai répondu : « Si ce n'est pas vous, ce sera moi » et j'ai rédigé mon premier certificat médical pour quinze jours. La patiente m'a alors demandé d'une petite voix : « Vous ne pourriez pas mettre plus ? ». Je lui ai répondu que j'allais de toute façon devoir la revoir très vite, afin de vérifier l'évolution de son épisiotomie. Finalement, ces certificats sont entrés dans ma pratique quotidienne. Parfois, les femmes reviennent en disant que le certificat a eu des résultats positifs, car elles ont pu se reposer et même, communiquer avec leur conjoint. Dans d'autres cas, elles disent que le mari « a fait quand même, car il se fiche de ma santé. » À travers ce type de constats, elles prennent conscience peu à peu qu'elles sont prisonnières de la notion de devoir conjugal.

Mon autre « arme » est de rédiger des ordonnances de lubrifiants remboursés par la Sécurité sociale. Un rapport non consenti étant très douloureux, il est moins pénible si l'on utilise du lubrifiant. Après une ordonnance que je rédige pour quinze jours, les femmes reviennent me voir. Certaines d'entre elles m'indiquent que leurs rapports sexuels sont en nette amélioration. D'autres, en revanche, me disent : « Il n'aime pas quand je n'ai pas mal » : dans ce cas, nous avons bien affaire à des violeurs, mais une femme qui prononce ces paroles commence déjà à cheminer vers la prise de conscience de sa situation.

Une étude menée sur des femmes violées et battues hébergées par SOS Femmes avait comptabilisé quarante-et-une grossesses ayant abouti à un enfant, vingt fausses couches et trois fois plus d'enfants prématurés qu'en population générale. De même, le nombre d'accouchements à domicile était cent fois plus élevé que dans la population générale. En outre, 100 % de ces femmes avaient été battues pendant la grossesse, y compris sur le ventre. 82 % avaient subi des agressions sexuelles pendant la grossesse. Le viol est présent en permanence. Dans une histoire collective, vingt ans est une période courte pour transformer les mentalités.

Concernant les violeurs, il est vrai que certains auront des obligations de soins. Sur ce point, je trouve dommage que l'obligation de soins ne commence qu'à la sortie de prison, ou puisse être un palliatif à la prison. Pourtant, les soins pourraient plus utilement commencer pendant que les violeurs sont incarcérés. À la prison de Villepinte, de 1997 à 2000, j'ai organisé des groupes de parole pour les enfants agresseurs sexuels, violeurs et criminels de sang. J'ai rencontré 119 enfants. J'ai cessé volontairement ces consultations en 2000 car le poste de la psychologue du quartier des mineurs avait été supprimé. Ces enfants avaient tous pour point commun, dans leur histoire, d'avoir été gravement maltraités et agressés sexuellement, de venir d'un pays dans lequel ils avaient assisté ou participé à des évènements violents. Ils avaient aussi été affectés par un abandon grave autour d'eux ou par une mort violente et injuste. J'ai repris les groupes de parole dans le cadre de la réparation pénale. Le tribunal nous envoyait des enfants agresseurs sexuels dits « légers ».

En 2011, lors de l'étude menée sur ces enfants, nous avons trouvé parmi eux 90 % d'enfants maltraités, 30 % d'enfants agressés sexuellement, 65 % d'enfants abandonnés par le père, la mère ou les deux parents et 60 % d'enfants ayant vu leur père battre leur mère. La violence s'apprend avant tout à la maison, dans son corps, sa chair et sa vie. Ce n'est qu'ensuite qu'on se trouve conforté par les images violentes vues à la télévision ou sur Internet, mais de telles images ne sont pas nécessairement le point de départ de la violence.

Lorsque j'aide les jeunes violeurs à faire le lien avec ce qu'ils ont vécu, et que je les entends parler de ce qu'ils ont vécu, ce que personne ne fait jamais, je pense que c'est utile. Ces enfants ont vécu des horreurs que jamais personne n'a écoutées ou entendues.

Je pense à ce gamin de 17 ans, au quartier des mineurs, qui m'a demandé à comprendre pourquoi il avait été violeur. Il faisait du football dans un club et avait été agressé sexuellement à l'âge de 11 ans par l'entraîneur. En réalité, il avait été vendu par son père à l'entraîneur de football, qui tenait également un réseau de prostitution de petits garçons. Il avait alors fugué pendant six ans, sans que le collège ou l'assistante sociale ne s'en inquiètent ! Nous l'avons retrouvé à 17 ans, violeur d'un petit garçon de 11 ans. Lorsque les jeunes visionnent le film que nous leur projetons, dans lequel un petit joueur de football entre seul dans le vestiaire avec l'entraîneur pendant que la porte se referme, je demande : « Que s'est-il passé, à votre avis dans ce vestiaire ? ». Les élèves de quatrième répondent, en général, qu'il a été victime d'une agression. Les jeunes en prison répondent en termes beaucoup plus crus. Je demande ensuite : « Que croyez-vous qu'il a pensé, ressenti ? ». D'habitude, on me dit : « Il a eu peur, il a eu mal ». Pourtant ce garçon m'a dit : « Sûrement qu'il a kiffé ». Je lui dis : « Tu crois qu'on peut kiffer ça ? ». Il répond : « Oui. ». Lorsque j'ai poursuivi mon questionnement, il a changé de position et a fini par dire : « Non. On ne peut pas ». À partir de ce moment, il a fait un bon travail avec la psychologue. C'était en 1997. Avec la psychologue, nous avons fait un signalement au procureur. Bien entendu, l'affaire a été classée. Personnellement, je ne sais pas soigner cet enfant.

Ces gamins agressés sexuellement, qui deviennent à leur tour agresseurs subissent à chaque fois une fouille à corps lorsqu'ils arrivent en prison. Personnellement, j'estime qu'il s'agit d'une agression sexuelle caractérisée. Une agression par l'État ! Pratiquée sur des enfants, cela peut aggraver leur état. Et je ne parle pas des adultes... Nous pouvons faire quelque chose pour les agresseurs, mais c'est un vrai travail.

Pour les enfants, il faut se souvenir que la protection de l'enfance n'a été confiée aux PMI et aux missions scolaires que depuis 1983, date des deux circulaires Ralite. Il s'agissait d'une réelle progression mais, manifestement, nous avons beaucoup reculé ces vingt dernières années. Les meurtres d'enfants sont bien plus fréquents que les meurtres de femmes, mais je trouve qu'il existe une tolérance sidérante à ces crimes. Madame Courjault a accompli à peine trois ans de prison et élève aujourd'hui ses enfants alors qu'elle en a mis quatre dans un congélateur ! On pense qu'une mère est nécessairement gentille alors qu'il y a des tueuses. Ce n'est pas comme si l'on affirmait que toutes les mères sont tueuses. Il y a des tueuses, et puis il y a des mères. Il faut arriver à le penser pour parvenir à protéger les enfants.

J'ai mené la campagne de prévention des agressions sexuelles à l'encontre des enfants. La première fois que je suis allée dans une classe, c'était en 1985 dans un CM2 tranquille. J'étais naïve à l'époque. Il y avait vingt-sept enfants de dix ans et c'était une première pour nous. Lorsque j'ai innocemment demandé quelles étaient les punitions à la maison, j'ai entendu « claques », « fessées », « martinet »... Et puis un enfant m'a répondu : « la casserole d'eau bouillante ». Je le revois encore... Finalement, il s'est avéré qu'un seul enfant n'était pas battu, dans ce quartier pavillonnaire de classes moyennes. Je leur ai dit que si c'était trop, les services de protection de l'enfance pouvaient les protéger. Pourtant, si vous ne faites pas une loi en ce sens, on ne peut pas protéger les enfants. J'exprime le besoin de cette loi depuis 35 ans, peut-être cela viendra-t-il. Mais tout de même, je ne peux pas dire cela aux enfants : « Je peux te protéger si c'est trop ». Qui apprécie ce « trop » ? C'est un alibi formidable pour la maltraitance. Bien évidemment, nous avons besoin de cette loi.

Mme Annick Billon, présidente. - Vous êtes passionnée et passionnante. Ce que vous nous racontez est terrible.

Mme Christine Prunaud. - Alors que nous avons quelques connaissances sur les violences faites aux femmes, sujet auquel nous sommes sensibles, vos interventions nous ont bousculées. Des violences faites aux femmes, vous en êtes venue à la protection de l'enfance, ce que j'ai apprécié. J'ignorais qu'il existait un tel manque en la matière. Je pense que nous travaillerons sur le fait que la famille n'est pas toujours un lieu de sécurité. Merci de nous avoir rappelé cette urgence.

Mme Maryvonne Blondin. - J'ai récemment rencontré dans mon département des juges, avocats, procureurs et policiers. Je peux témoigner que la priorité est donnée aux violences et que la répression est avérée. La formation à l'accueil des femmes qui déposent plainte est également assurée. De réels progrès ont été accomplis.

Vous avez parlé du cercle familial ; je parlerais plutôt du cercle de confiance, qui permet à toutes les personnes gravitant autour de l'enfant de perpétrer des violences. Quelles sont vos propositions en matière d'accompagnement et de réparation psychologique ?

Mme Laurence Cohen. - Je souhaiterais insister sur au moins trois points. Pour nous, il est important que la loi intègre bien la protection des victimes, notamment des enfants et des femmes. Je pense qu'on ne peut pas être un bon père lorsqu'on est un homme violent. Il faut le réaffirmer et le revendiquer. Lorsqu'on parle de protection, je suis frappée par le fait que les professionnels sont assez démunis face aux témoignages de violences recueillis de la part des enfants. Plus on donne des éléments qui, normalement, devraient permettre de mettre fin au droit de visite du père violent, et plus souvent la mère est accusée de manipulation. Je pense qu'il faut faire quelque chose pour empêcher ce type de situation totalement injuste.

En outre, il faut réfléchir à ne pas réunir dans les commissariats et les tribunaux les victimes et leurs familles, ainsi que les agresseurs. J'ai été convoquée dans un commissariat en tant que témoin pour une comparution face à un agresseur. Je peux vous dire que c'est très impressionnant, pourtant je n'avais pas les mêmes raisons qu'une victime d'avoir peur de cette confrontation : il faut impérativement protéger les victimes et les témoins.

En troisième lieu, en termes de formation, des policiers m'ont indiqué que les formations qui leur sont destinées étaient facultatives. Il y a certainement un élément à améliorer.

Mme Maryse Carrère. - Dans le cadre du groupe de travail de la commission des lois sur les infractions sexuelles commises contre les mineurs, nous avons auditionné beaucoup de magistrats, de policiers et de gendarmes. Les personnels de justice, dans leur majorité, ne souhaitent pas voir modifier le délai de prescription, car ils invoquent la problématique de la preuve. On nous dit que le remède sera pire que le mal. Vingt ou trente après, il est difficile de faire la preuve d'un viol, et les victimes sont effondrées de n'avoir pu le faire.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Pour nuancer les propos de Laurence Rossignol, je dirais qu'en règle générale, la famille est aussi un socle protecteur. Il y a des choses à faire pour aider les parents, dans certains cas. Il y a sept ans, j'avais proposé la création au Sénat d'une délégation aux droits des enfants, mais ma proposition n'avait pas été retenue. Je pense que c'est aujourd'hui devenu une exigence.

Docteur Emmanuelle Piet. - Sur l'intérêt de la protection des enfants, je me suis occupée de ce sujet pendant toute ma carrière, en PMI. En France, une femme sur dix est victime de son compagnon. Le chiffre est multiplié par trois lorsqu'elle a été battue dans l'enfance, et par cinq lorsqu'elle a été agressée. Il serait donc intéressant de soigner les enfants victimes, pour leur éviter d'être à nouveau victimes à l'âge adulte, et de passer éventuellement dans le camp des agresseurs. D'une façon plus générale, la prévention de toute violence passe par la protection des enfants.

En tout état de cause, il faut faire la différence entre l'erreur éducative et la maltraitance grave. La mode actuelle du placement à domicile est une erreur totale. 90 % des violeurs de femmes et d'enfants sont des proches, et beaucoup plus rarement des inconnus. Pour moi, c'est la priorité : si on veut arrêter la violence, il faut prévoir des moyens pour garantir une vraie prise en charge de ces enfants, notamment psychologique.

En matière de preuve, il faut dire qu'il y en a rarement dans les viols. C'est souvent l'accumulation qui fait la preuve. Un gynécologue a pu violer des femmes pendant trente ans, et seuls les derniers témoignages ont permis de l'établir.

Enfin, je regrette de ne pas avoir eu le temps de m'exprimer sur les mutilations génitales féminines, mais je reste à votre disposition pour évoquer ce sujet.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci beaucoup pour votre témoignage précieux et pour la franchise avec laquelle vous vous êtes exprimée. Cette franchise a mis en exergue la difficulté que nous avons à avancer sur ces sujets. Notre délégation va continuer à travailler sur ces sujets très complexes et sensibles.

Audition de Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, sur la Mission de consensus

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre matinée par l'audition de Mmes Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la MIPROF, et Flavie Flament, pour évoquer les conclusions de la Mission de consensus sur le délai de prescription applicable aux crimes sexuels commis sur les mineur-e-s.

Je rappelle que ce travail, co-présidé par Flavie Flament et le magistrat Jacques Calmettes, a été mandaté par Laurence Rossignol, alors ministre des Familles, de l'enfance et des droits des Femmes, que je salue, et que le rapport de la commission a été publié en avril 2017. Ses conclusions sont aujourd'hui au coeur de l'actualité, puisque le Gouvernement a annoncé un projet de loi sur les violences faites aux femmes, qui pourrait prévoir un allongement des délais de prescription applicables infractions sexuelles commises contre les mineurs, comme l'a recommandé la Mission de consensus.

Mesdames, nous vous recevons pour vous écouter sur toutes ces propositions. Nous souhaiterions tout d'abord que vous nous dressiez le bilan de la Mission de consensus, à travers une présentation de ses méthodes de travail et de ses principales recommandations. Dans quel esprit avez-vous travaillé ? Quelles personnes avez-vous entendues pour préparer ce rapport ? Comment s'est formé le « consensus » sur cette question ?

Dans un second temps, nous souhaiterions que vous puissiez commenter les principales orientations du projet de loi annoncé par le Gouvernement, à la lumière des conclusions de la mission de consensus : problématique de la prescription d'une part, question de la présomption de contrainte avec l'instauration d'un seuil d'âge en dessous duquel on présumerait l'absence de consentement du mineur ayant une relation sexuelle avec un majeur, d'autre part.

Nous accueillons nos deux collègues représentants de la commission des Lois qui a constitué un groupe de travail sur ces questions. Je salue donc Maryse Carrère et Marie Mercier et leur souhaite la bienvenue à la délégation aux droits des femmes.

Je vous remercie chaleureusement d'être venues jusqu'à nous et je vous laisse sans plus tarder la parole, en vous laissant vous organiser entre vous pour la présentation des différents thèmes.

À l'issue de votre présentation, les membres de la délégation feront part de leurs réactions et vous poseront des questions.

Mme Flavie Flament. - Merci à vous toutes et tous de nous accueillir. Je suis très satisfaite et particulièrement émue de constater que tout le travail que nous avons entrepris suite à la parution de mon livre, La Consolation, et à travers la mission que nous avons menée avec Jacques Calmettes et Élisabeth Moiron-Braud, continue à porter ses fruits. La première à s'être emparée de ce sujet est Laurence Rossignol qui, trois semaines après la parution de mon livre, a souhaité me rencontrer. Nous nous sommes vues à plusieurs reprises. Je lui ai expliqué ce qui avait motivé l'écriture de mon ouvrage, question qui nous réunit aussi, c'est-à-dire les délais de prescription en matière de crimes sexuels sur mineurs. Laurence Rossignol m'a indiqué qu'elle souhaitait initier cette mission de consensus consacrée à une réflexion autour des délais de prescription, afin de donner à son successeur les éléments d'information nécessaires pour s'emparer de la question au plus vite. J'ai trouvé extraordinaire cette idée de transmission, car il restait quelques mois de travail avant les élections et la formation du nouveau gouvernement. Nous avons donc bénéficié d'un vrai tremplin pour que le rapport puisse être remis à Marlène Schiappa, qui a succédé à Laurence Rossignol au ministère chargé des droits des femmes. Cette mission de consensus était très importante car pour la première fois, elle permettait de placer les victimes au coeur du débat.

En tant que victime, je n'aurais jamais écrit La Consolation si j'avais eu le sentiment d'avoir été entendue, considérée, écoutée. J'avais au contraire celui qu'on me privait de mon libre-arbitre et de ma capacité à analyser une situation, de ma possibilité de désigner mon violeur et de poser des actes pour faire en sorte que justice soit rendue. J'ai souhaité prendre une parole dont on me privait. Je m'en suis emparée, avec tous les risques que cela comportait. Souvent, on parle de ces questions sans écouter les victimes, dont on estime qu'elles ne sont pas en mesure d'avoir un point de vue tout à fait construit sur le sujet. C'est une erreur. Les victimes sont des expertes de ce qui leur arrive. En étant écoutées, elles peuvent aider à faire avancer les choses. La mission de consensus a été créée de manière assez inédite, accueillant les victimes autour de la table au titre d'experts. Il nous a semblé important qu'elles puissent s'exprimer, mais aussi communiquer avec des personnes ouvertes - magistrats, psychiatres, spécialistes de la loi.... Toutes ces personnes se trouvaient enfin réunies pour échanger leurs points de vue et exprimer leurs ressentis. De semaine en semaine, nous nous sommes rendu compte que les esprits s'ouvraient et que les victimes avaient enfin le sentiment d'être entendues.

Au fur et à mesure de ces auditions, nous avons convenu tous ensemble de recommandations qui vont dans le sens de chacun. Nous avons trouvé une sorte de modus vivendi, qui conduit aujourd'hui les associations à saluer ce rapport de mission. Les recommandations ne sont pas inapplicables. Nous avons fait en sorte que les choses avancent de façon concrète, et pas uniquement de façon théorique ou philosophique.

Finalement, on se trompe souvent de regard sur les victimes. On a tendance à penser qu'une victime est diminuée par ce qu'elle a vécu. À titre personnel, je peux vous dire qu'il n'est pas facile de libérer sa parole. Notre mission s'intéresse d'ailleurs à tout ce qui peut entraver leur parole lorsqu'elles sont mineures. S'attaquer à un enfant est un crime spécifique : ils ne sont pas construits de la même façon qu'un adulte et se trouvent submergés par une forme de honte et partagés entre des conflits de loyautés concurrentes. L'amnésie traumatique est également un phénomène important. Le fait qu'une victime puisse enfin libérer sa parole et sentir une écoute en face d'elle, une attention particulière portée à son vécu, est essentiel à sa reconstruction. En cela, l'allongement des délais de prescription est une occasion supplémentaire donnée à des enfants traumatisés de pouvoir s'en sortir. La petite fille violée demeure en moi. En n'écoutant pas de façon bienveillante les victimes et en ne leur apportant pas un accompagnement psychologique, on construit une société malade, car les enfants victimes sont le monde de demain. Mon documentaire, « Viols sur mineurs, mon combat contre l'oubli », diffusé en novembre sur France 5, démontre de façon inédite les conséquences physiques des traumatismes sur le cerveau, telles que la maladie d'Alzheimer. Les hippocampes atrophiés de mon cerveau, visualisés par IRM, témoignent de mon traumatisme.

Depuis la parution de La Consolation, j'ai le sentiment que nous assistons à une prise de conscience générale, qui va dans le bon sens. J'espère que nous pourrons rapidement trouver une solution législative aux recommandations contenues dans le rapport.

Mme Élisabeth Moiron-Braud, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF). - Je vous remercie de nous avoir invitées à nous exprimer sur ce sujet. Effectivement comme l'a dit Flavie, nous avons auditionné des experts - magistrats, avocats, psychiatres, psychologues, chercheurs - et des victimes, ce qui nous a amenés à prendre en compte tous les aspects du sujet. A titre personnel, les travaux que nous avons menés m'ont permis de mieux appréhender les spécificités et les lourdes conséquences qu'entrainent les violences sexuelles subies durant l'enfance.

En tant que magistrate et Secrétaire générale de la MIPROF, j'aborderai le point de vue juridique et judiciaire. Lorsque Laurence Rossignol nous a demandé de mettre en place la mission de consensus, elle nous a indiqué avoir entendu les demandes d'allongement du délai de prescription, mais également les magistrats qui soulevaient les problèmes de la déperdition de la preuve. Elle avait donc beaucoup d'interrogations et souhaitait qu'un rapport soit élaboré pour contribuer à la réflexion. J'espère que celui-ci aidera le Parlement lorsque le projet de loi sera examiné.

En premier lieu, le sujet de l'allongement des délais de prescription est débattu depuis de nombreuses années. Les crimes sexuels sur mineurs présentent des spécificités. Ces crimes sont commis sur des enfants, particulièrement vulnérables, souvent dans un contexte familial ou dans l'environnement proche de la victime (école, centre sportif, communauté religieuse...), ce qui crée des situations d'emprise et des conflits de loyauté. Surtout, on constate fréquemment chez ces victimes un sentiment de honte et de culpabilité, ainsi que la peur de ne pas être entendues. Les conséquences sur leur psychisme sont telles qu'une amnésie traumatique peut intervenir. Cela a été le cas de Flavie et nous avons également entendu les témoignages concordants de nombreuses autres victimes lors de la mission de consensus. Le législateur a souhaité prendre en compte dès 2004 ces spécificités, notamment en termes de délai de prescription. La loi Perben du 9 mars 20046(*) a donc instauré un délai dérogatoire de prescription pour les crimes sexuels sur mineurs de vingt ans commençant à courir à compter de la majorité de la victime. Après 2004, au moins cinq propositions de lois ont porté sur un nouvel allongement du délai de prescription, voire sur l'imprescriptibilité. Dans certaines affaires emblématiques en effet, un grand nombre de victimes se sont vu opposer ce délai de prescription de vingt ans.

Plus près de nous, la loi du 17 février 20177(*) est très importante dans l'évolution du droit de la prescription. Elle porte à vingt ans le délai de prescription pour tous les crimes. Son article 7 définit un certain nombre d'exceptions concernant les crimes les plus graves pour lesquels un délai dérogatoire de trente ans est retenu.

Le législateur a pris en compte l'allongement de la durée de vie et les progrès de la science qui permettent de recueillir les preuves, des années après les faits. Les débats lors de l'examen de cette loi ont révélé un changement de regard sur la société, qualifiée désormais de « société de la mémoire ». Cette conception récuse le droit à l'oubli, qui était le fondement de la prescription de l'action publique. L'oubli n'apparaît plus pertinent à l'heure où la parole de la victime est de plus en plus entendue. J'ai connu l'époque où la victime était entendue en qualité de partie civile et recevable à demander des dommages et intérêts. Aujourd'hui, la victime est véritablement partie au procès pénal.

Au cours des débats devant le Parlement, de nombreux amendements ont été déposés, mais non adoptés, soit pour voir déclarer imprescriptibles les crimes sexuels sur mineur, soit pour porter le délai de prescription à trente ans. Le délai de prescription des crimes sexuels sur mineur s'aligne aujourd'hui sur celui des autres crimes, soit vingt ans. Il ne diffère que sur le point de départ des délais, soit à compter de la majorité de la victime. Si le législateur qualifie ce crime de « particulièrement grave », il n'en a pas tiré toutes les conséquences puisque le caractère dérogatoire du délai est très atténué.

Au cours de la mission de consensus, nous avons auditionné un grand nombre d'experts. Aucun argument déterminant ne nous a permis de considérer que la prescription de vingt ans devait être maintenue en l'état. À la suite des auditions, nous sommes parvenus à la conclusion de la nécessité d'un allongement du délai de prescription. Nous avons aussi été sensibles aux arguments sur l'imprescriptibilité, hypothèse évoquée dans le rapport mais mise de côté. Il est vrai qu'en France, l'imprescriptibilité est une exception suprême, applicable uniquement aux crimes contre l'Humanité, même si la prescription de l'action publique ne revêt pas le caractère d'un principe fondamental ni d'un principe de valeur constitutionnelle8(*). Cela étant, nous avons considéré qu'une telle réforme devait s'inscrire dans une réflexion plus large portant sur les crimes les plus graves, à l'image de ce qui est appliqué en Grande-Bretagne, en Suisse et dans l'État de Californie.

Considérant que les crimes sexuels sur mineurs présentent des spécificités et un caractère de particulière gravité incontestées, un délai dérogatoire de prescription devait pouvoir s'appliquer alors même que l'article 7 de la loi de 2017 a prévu un délai dérogatoire de trente ans pour les crimes de guerre et le trafic de stupéfiants ou les infractions terroristes. De surcroît, le rapport de la mission a considéré que la fixation du point de départ du délai à 18 ans - l'âge de la majorité -ne constitue pas une réelle dérogation. En effet, il paraît naturel que le délai parte de la majorité, âge auquel la victime pourra ester en justice.

C'est ainsi que la recommandation n°1 du rapport préconise que le délai de prescription applicable aux crimes sexuels sur mineurs bénéficie du régime dérogatoire prévue par l'article 7 de la loi, et soit donc porté à 30 ans.

Il est souvent opposé à l'allongement du délai de prescription le problème du dépérissement des preuves et que plus le temps passe, plus il sera difficile de juger de tels faits. Cependant, les procédures d'enquête se fondent sur la recherche de faisceaux d'indices graves et concordants, des témoignages, des enregistrements... Or nous sommes entrés dans l'ère numérique et les progrès scientifiques permettent une amélioration du recueil des preuves telles que les traces ADN, les caméras de surveillance, les messages.

Enfin, la preuve en matière de violences sexuelles pose toujours des difficultés, quel que soit le délai de prescription retenu. L'argument souvent invoqué du traumatisme que représenterait pour les victimes une affaire classée ou un acquittement paraît inopérant. En effet, ce n'est pas à nous de décider à la place des victimes, ce qui est bon ou mauvais pour elles. L'important est que la parole des victimes soit entendue. Si ces dernières ont décidé d'engager une action en justice, elles doivent être accompagnées et soutenues psychologiquement pendant toute la procédure par des associations qui jouent un rôle essentiel.

Enfin, la troisième partie du rapport préconise un meilleur repérage des victimes par la formation des professionnels, et un accompagnement renforcé des victimes.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, Mesdames, pour la clarté de vos propos. Chère Flavie Flament, merci en particulier pour votre témoignage. Nous savons qu'il n'est pas facile d'évoquer de tels faits, même avec la libération de la parole. Nous avons reçu, hier après-midi, Sandrine Rousseau. Même si la parole se libère, elle se paie aujourd'hui très cher. Sandrine Rousseau nous disait que sur la quinzaine de victimes qui avaient osé parler en 2016, une seule faisait encore partie du groupe politique auquel elles appartenaient. Comme vous l'avez très bien dit, on ne peut pas, et on ne doit pas se mettre à la place des victimes. Nous devons juste essayer de les comprendre et de les aider dans le chemin qu'elles ont à parcourir.

Mme Flavie Flament. - Je pense qu'effectivement, il faut entendre les victimes et les accompagner, mais aussi s'enrichir de leur expérience et de leur capacité à analyser ce qu'elles ont vécu. Une victime entend l'injonction de sortir de ce statut de victime, et de se débrouiller avec ce vécu. Bien sûr, mais pas seule ! Nous ne pouvons pas nous en sortir sans aide. En revanche, lorsque nous sommes reçues, accompagnées et écoutées, nous pouvons enrichir le débat. Nous sommes une parole qui n'a pas été assez entendue ni considérée. Qui sont ceux qui peuvent parler à la place des victimes, en prétendant savoir mieux qu'elles comment agir ? Pour ma part, je pense que la parole de la victime est enrichissante.

M. Marc Laménie. - Merci, Mesdames, pour vos témoignages, et pour le travail important que vous avez accompli. Vous avez beaucoup évoqué l'écoute des victimes. Le document très dense que vous avez produit fait état de la complexité juridique des questions de prescription. Sur le délai de prescription, que conviendrait-il de faire ? Les intervenants sont nombreux, la justice est complexe. Je représente un département rural, dans lequel les professionnels de terrain ne sont pas suffisamment formés. Comment faire en sorte d'aboutir à un travail, et à un résultat ?

M. Roland Courteau. - J'étais déjà convaincu de la nécessité de porter le délai de prescription à trente ans, puisque j'avais déposé le texte d'une proposition de loi en ce sens il y a un an. En vous entendant, je pense que je pencherais aujourd'hui vers l'imprescriptibilité.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - L'imprescriptibilité est-elle la meilleure arme anti-récidive ?

Mme Marie Mercier. - À la commission des Lois, nous avons eu un changement de regard. Dans ces questions, le prêt à penser est à bannir. Nous continuons à travailler sur un allongement du délai de prescription. Trente ans ? Imprescriptibilité ? Tout doit être fait dans l'intérêt de la victime. Il faut donner des lieux de parole, mais également des formations à ceux qui vont la recueillir. Nous travaillons sur la prise en charge, capitale, des plaignants et des victimes. Qu'est-ce que les victimes attendent d'un procès, une justice restaurative ?

Mme Laurence Cohen. - J'ai lu attentivement les recommandations de votre rapport. Lors de l'audition du Docteur Piet, il a été mis en évidence que lorsque des enfants témoignent contre le père, la mère est parfois accusée de manipulation pour en avoir la garde. Finalement, la situation se retournera dans certains cas contre l'enfant, sa garde étant confiée au père violent. Le fait de recueillir la parole n'est pas toujours un gage de protection. La recommandation 5 de la mission de consensus devrait beaucoup plus insister sur la nécessité de croire en la parole de l'enfant et de protéger celui-ci. Lorsqu'un enfant se confie à un adulte et qu'il n'est pas entendu, il en ressent un douloureux constat d'impuissance.

Mme Annick Billon, présidente. - Comment libérer la parole des enfants, après celle des adultes ? Nous savons qu'il y a beaucoup de violences faites aux enfants.

Mme Flavie Flament. - Je ressens que vous insistez sur l'accompagnement des victimes. Aujourd'hui, la parole des adultes s'est libérée, mais on se sent toujours seul au monde, comme je l'ai ressenti il y a dix-huit mois en témoignant pour la première fois. Il est donc extrêmement important d'accompagner les victimes pour consolider leur confiance en leur propre parole. Il n'y a rien de pire pour un enfant que de s'exprimer « dans le vent » et de constater que ce qu'il dit est vain. L'accompagnement doit intervenir dès la libération de la parole. C'est pourquoi les médecins doivent avant tout être aptes à recevoir cette parole. Il y a une façon de poser les questions, une délicatesse à acquérir lorsqu'on parle avec des victimes. De même, les équipes d'enseignants doivent pouvoir repérer des victimes dont la parole ne se libère pas.

Au commissariat, lorsqu'une victime porte plainte, les policiers ne sont pas nécessairement formés. C'est pourquoi il semble difficile pour une victime d'aller dans un commissariat raconter ce qu'elle a vécu, pour retourner ensuite dans son cadre habituel où elle se retrouvera confrontée à son prédateur. Il faut donc que la parole ne soit pas fragilisée et contredite. Pour moi, il a été fondamental, pour ma reconstruction, de sentir que l'on me croyait. Lorsque les adultes peuvent venir désigner leur violeur, il est important de leur donner une marche à suivre, de les orienter vers des associations et de leur donner l'assurance qu'ils (ou elles) seront accompagnés jusqu'au procès.

Je pense qu'il faut expliquer aux victimes les risques qu'elles peuvent courir en portant plainte. Si la victime choisit en connaissance de cause d'aller au procès, le traumatisme ne sera pas celui du non-lieu. Le procès est une occasion, pour la victime, de « remettre le monde à l'endroit ». J'aurais voulu voir David Hamilton dans un prétoire, et lui faire sentir que j'étais du côté de la parole entendue. Sur le banc des accusés, j'aurais aimé que la honte change de camp. C'est l'occasion pour la victime de se dire qu'elle est du bon côté de la société. Je n'ai pas eu cette chance, et j'ai donc dû prendre la parole dans un procès en quelque sorte privé, grâce à mon livre. David Hamilton s'est suicidé juste après avoir appris qu'une de ses victimes se trouvait encore dans les délais de prescription pour déposer plainte.

Nous n'attendons pas de la justice qu'elle nous répare intégralement, mais qu'elle remette le monde à l'endroit.

Mme Élisabeth Moiron-Braud. - Sur le sujet du repérage, il convient de souligner qu'une victime entendue dans un commissariat, par des policiers formés à l'écoute, bénéficiera d'une prise en charge bien plus satisfaisante. Il faut donc former les professionnels en créant des outils pour les formateurs, ainsi que le prévoit la loi du 4 août 20149(*). C'est d'ailleurs une des principales actions de la MIPROF. Par ailleurs, il est nécessaire de lancer des campagnes d'information régulières en direction de la société, sur les violences. Aujourd'hui, les non-dits dans les familles et dans les communautés sont encore trop nombreux. La loi ne fait pas tout ; il faut que la société toute entière change de regard sur les violences sexuelles.

Une fois la procédure judiciaire enclenchée, il est indispensable que les associations accompagnent les victimes tout au long de ce parcours. En cas de non-lieu, la victime doit pouvoir être informée par le magistrat en présence d'une association d'aide aux victimes.

Mme Annick Billon, présidente. - Si j'avais une phrase à retenir de cette audition, Mesdames, ce serait « Remettre le monde à l'endroit » : ces mots résument l'essentiel de ce qui nous a été dit sur le vécu des victimes. Nous avons également souvent entendu la volonté que la honte change de camp. Comme vous l'avez souligné, il importe de mettre l'accent sur le coût qu'aura, pour la société, la parole non entendue d'un enfant. Celui-ci se construira alors sur de très mauvaises bases, avec des conséquences dont nous n'avons pas conscience aujourd'hui.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Dans notre pays, les inégalités territoriales sont nombreuses. Dans la région Ile-de-France, dont je suis élue, des initiatives ont été prises pour l'accueil des victimes dans les commissariats. Tel n'est pas le cas dans d'autres régions. Il s'agit un vrai problème en termes d'égalité de traitement de la victime.

Par ailleurs, il faut aussi que la parole se libère dans les établissements scolaires. Je suis très inquiète de la situation qui empire dans les collèges : les rapports filles-garçons, l'éducation à la sexualité qui ne peut être abordée... C'est un combat qu'il faut mener.

Mme Flavie Flament. - Avant tout, je pense qu'il faut envoyer un signal aux victimes en leur demandant de parler. En Angleterre, lors du scandale dans le monde du football, un message a été diffusé à l'intention des victimes pour les inciter à venir parler. Cette invitation à la parole doit être lancée aux adultes et aux enfants. Dans les lycées et les collèges, je travaille avec des associations qui expliquent aux jeunes comment réagir et prendre la parole, avec le concours d'un ancien négociateur du Raid !

Mme Élisabeth Moiron-Braud. - S'agissant de la présomption de contrainte, j'ai co-présidé la commission « Violence » du Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes (HCE|fh) qui a élaboré un rapport sur le viol10(*). Nous avons rendu un avis au terme duquel nous recommandons que soit instauré un seuil d'âge de 13 ans en-dessous duquel un enfant est présumé ne pas avoir consenti à une relation sexuelle avec un majeur. Il s'agit d'une présomption irréfragable. L'âge de 13 ans en-dessous duquel un mineur est présumé contraint paraît raisonnable. Entre 13 et 15 ans, le texte sur l'atteinte sexuelle s'appliquerait.

Je voudrais également souligner qu'instaurer une telle présomption assurerait une meilleure sécurité juridique ; la contrainte morale, prévue par le code pénal, est en effet difficile à apprécier et les décisions de justice varient selon les territoires.

Mme Annick Billon, présidente. - Ce sujet fera également l'objet de débats.

Mme Laurence Cohen. - Lorsque le HCE|fh s'est prononcé sur l'âge de 13 ans, le moment était différent, notamment lorsque les pays européens avaient eux-mêmes adopté cet âge. Aujourd'hui, l'âge de 15 ans est plutôt retenu.

Mme Élisabeth Moiron-Braud. - Nous avons préconisé 13 ans, car il s'agit d'une présomption irréfragable. Il faut faire attention à l'âge de 15 ans, en particulier dans le cas d'un acte sexuel entre un mineur de 15 ans et un jeune majeur de 19 ans.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci à tous pour votre participation. Il est ici question de la place des femmes et des hommes dans la société, du respect entre les femmes et les hommes et du respect des corps. Les solutions seront difficiles à trancher.

Audition de la Fédération Nationale Solidarité Femmes

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions de ce matin avec les représentantes de la Fédération Nationale Solidarité Femmes : Françoise Brié, sa directrice générale, que j'ai rencontrée au Haut Conseil à l'Égalité (HCE), est accompagnée de Dominique Guillen-Isenmann, présidente, de Josette Gonzales, avocate et de Priscilla Fert, chargée de mission « Justice ».

Je rappelle à l'attention des représentantes de la FNSF que notre délégation a souhaité travailler cette année - actualité oblige - sur les violences faites aux femmes, afin de préparer l'examen du projet de loi annoncé par le Gouvernement.

Nos questionnements concernent tout le spectre des violences faites aux femmes, y compris évidemment les violences conjugales, mais le rapport d'information que nous préparons portera plus particulièrement sur le drame des violences sexuelles et les obstacles qui jalonnent le parcours judiciaire des victimes. Nous nous intéressons, bien sûr, à l'accompagnement et à la prise en charge médicale et psychologique de ces victimes, jeunes et moins jeunes.

La Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF), réseau de 67 associations, gère le 3919, devenu en 2014 le numéro national de référence pour l'accueil et l'orientation téléphoniques des femmes victimes de violences, quelles qu'elles soient, et pas spécifiquement les victimes de violences conjugales.

Pouvez-vous nous présenter le réseau que vous animez ? Comment s'explique, selon vous, l'évolution du volume d'appels reçus sur le 3919 dans la durée ? Il semblerait qu'en 2016 une baisse des appels sur le 3919 ait été enregistrée par rapport à 2015. Comment l'expliquez-vous ?

Nous aimerions avoir des éléments statistiques sur la répartition des appels en fonction des violences concernées : violences au sein des couples, y compris viol conjugal, harcèlement sexuel au travail, harcèlement sexuel en ligne, agressions sexuelles, viol...

On sait en revanche que le 3919, en lien avec l'actualité, a connu durant le dernier trimestre 2017 une hausse significative d'appels. Cette augmentation pose évidemment la question des moyens dont dispose votre association pour mener à bien sa mission. Nous vous invitons à nous en parler.

À ce sujet, le président de la République a annoncé, le 25 novembre 2017, la création d'une application numérique pour aider les victimes de cyber-violences, que la FNSF est chargée de développer. Qu'en est-il des moyens dont vous disposez pour mener à bien cette nouvelle mission ? La délégation s'intéressant de près à la question des cyber-violences faites aux femmes, pouvez-vous nous en dire plus sur cette application ?

De manière générale, le 3919 ayant vocation à écouter des femmes victimes de violences très diverses, ce qui suppose des aptitudes d'ordre psychologique et des connaissances assez pointues pour les conseiller et les orienter au mieux, nous aimerions savoir comment vous formez vos accueillantes.

Je donne la parole à nos interlocutrices, qui s'organiseront à leur guise pour présenter l'action de la FNSF en se répartissant ces diverses thématiques dans le temps de parole qui leur est proposé.

Mme Dominique Guillen-Isenmann, présidente de la Fédération Nationale Solidarité femmes. - Je suis présidente de la FNSF et administratrice de SOS Femmes Solidarité Strasbourg, puisque notre fédération a la particularité d'avoir, au sein de son conseil d'administration, des représentants des différents territoires. Les mouvements Solidarité Femmes ont pris naissance dans les années 1970-1975 autour du militantisme féministe et des combats d'alors, au travers de quelques associations ayant rapidement repéré qu'un grand nombre de femmes étaient victimes de violences dans leur couple. Partant de ce constat, quelques associations se sont créées en France. Puis elles ont souhaité entrer dans une démarche de coordination, dans un souci d'efficacité et dans le but d'échanger autour de la question des violences conjugales et intrafamiliales (mariages forcés souvent suivis de violences conjugales par exemple).

La FNSF est née dans un premier temps « de bric et de broc », avec une déclaration officielle en 1987. Sa taille est relativement petite, car elle comporte aujourd'hui 67 associations membres faisant partie de huit territoires, aussi bien en métropole qu'en outre-mer (Guadeloupe, Martinique). Nous avons également des demandes concernant La Réunion, et souhaiterions pouvoir toucher aussi la Guyane. Les associations sont réparties sur le territoire de manière assez égale, sauf peut-être dans certains territoires isolés du centre de la France. Nous ne désespérons pas, toutefois, de pouvoir couvrir ces territoires dans le cadre de notre réseau.

Nos missions générales sont diversifiées. Elles concernent la prévention des violences à l'encontre des femmes et la persistance des inégalités entre les femmes et les hommes. Depuis plusieurs années, nous incluons dans le volet « prévention » les jeunes femmes, voire les très jeunes et les mineures.

En ce qui concerne la prise en charge et l'hébergement des femmes victimes de violences avec ou sans enfants, nous avons mis en place des actions spécifiques car les violences conjugales, intrafamiliales, sexistes et sexuelles sont des violences de genre, nécessitant aussi un accompagnement long et soutenu. Nous avons également été parmi les premières à nous intéresser aux enfants vivant dans un climat de violence, ce qui fait d'eux inévitablement des victimes.

Le troisième volet concerne la formation et la sensibilisation de tous les professionnels qui interviennent, c'est-à-dire notamment les gendarmes et policiers, le corps médical et paramédical, les travailleurs sociaux.

Dans le domaine juridique, nous nous efforçons également d'être force de proposition auprès des pouvoirs publics, d'une manière générale dans tout ce qui concerne la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons ainsi été sollicitées par le gouvernement actuel, mais également par les précédents autour des différentes lois et plans interministériels de lutte contre les violences faites aux femmes. De la même manière, nous espérons être force de proposition sur le texte annoncé par le Gouvernement.

En termes de chiffres, la Fédération reçoit 50 000 appels pris en charge au 3919. 30 000 femmes victimes sont suivies au sein de services d'accueil (lieux d'écoute et d'accueil ou accueils de jour départementaux), mis en place en 2012 sur le territoire français par le précédent gouvernement. 6 500 femmes et enfants sont hébergés dans nos associations. Nous sommes spécialisés dans la mise en sécurité des femmes en très grand danger, qui peuvent, dans un délai de huit à quinze jours au maximum, être transférées dans un autre de nos établissements pour fuir un danger de mort. L'an dernier, 123 femmes ont été tuées sous les coups de leur conjoint. Plus de 2 000 femmes et enfants ont été relogés depuis 2009, notamment en région Ile-de-France, par les quatorze associations Solidarité Femmes, dans le circuit habitation « normal » avec le soutien des bailleurs sociaux.

Un Observatoire national des violences conjugales permet à la fédération nationale d'analyser les statistiques avec du recul.

Enfin, les campagnes de sensibilisation des professionnels et du grand public dépendent de nos finances qui, comme vous en doutez, sont limitées. De telles campagnes, variables selon les années, influent notamment sur la masse des appels reçus aux 3919.

Mme Françoise Brié, directrice générale de la Fédération Nationale Solidarité Femmes. - En matière de violences faites aux femmes, il est important de soutenir les structures spécialisées. En effet, les dispositifs généralistes peuvent permettre le repérage des victimes mais ne sont pas toujours adaptés à leur prise en charge, compte tenu de la spécificité des situations et des formes des violences. Nous plaidons en conséquence pour un accompagnement dédié.

Sur le plan politique, notre analyse porte sur le fait que ces violences sont des violences de genre, se déroulant dans un contexte d'inégalités femmes-hommes. C'est pourquoi notre travail aux côté des femmes vise à déconstruire les stéréotypes qui sont à la base des inégalités. Par conséquent, notre accompagnement n'est pas uniquement technique ; il s'efforce aussi de faire prendre conscience aux femmes des violences machistes et du contexte de domination dans lequel elles vivent.

Le 3919 a été créé en 1992 à l'initiative de la FNSF par une ligne d'écoute, la première à destination des femmes victimes de violences conjugales. Le soutien financier de l'État a abouti à la création de ce numéro. En 2007, le 3919 a vu le jour, dans un premier temps accessible du lundi au samedi de 9 heures à 22 heures. Depuis 2014, le numéro est totalement gratuit, y compris depuis les téléphones mobiles, et ouvert sept jours sur sept.

La typologie des appelantes au 3919 réunit les victimes, les tiers et les professionnels. Quelques hommes victimes appellent également, mais le pourcentage est infime, de même que celui des auteurs de violences qui nous contactent.

L'équipe du 3919 compte 25 écoutantes et 3 chargées de pré-accueil en CDI à temps plein ou à temps partiel, soit environ 16 équivalents temps plein (ETP). Sur la plateforme, nous avons cinq à sept personnes en permanence, écoutantes et chargées de pré-accueil. La plateforme est divisée en deux parties : un pré-accueil qui reçoit les appels et, en fonction de leur typologie, les oriente vers les écoutantes qui interviennent à un deuxième niveau ou vers les associations partenaires. L'équipe pluridisciplinaire compte des professionnelles issues du travail social (assistantes sociales, éducatrices...) mais également des psychologues, des juristes, des conseillères conjugales... Elles reçoivent une formation en double écoute pendant un mois minimum, puis sont formés en interne en continu. Cette formation de base est dispensée à toutes les équipes du réseau, tandis qu'une juriste les accompagne dans leurs questionnements. D'autres formations sont ensuite dispensées régulièrement.

Il est important de souligner que l'écoute est réellement un métier. Il faut pouvoir écouter les victimes à travers l'information qu'elles apportent, mais aussi les soutenir et les encourager dans leurs décisions et démarches. En outre, le 3919 comporte une base de données de plusieurs milliers d'adresses, pour orienter les femmes au plus près de leur lieu de résidence.

S'agissant des typologies des violences, les motifs d'appels concernent dans leur très grande majorité des violences conjugales. Ainsi, le 3919 reçoit environ 5 000 appels par mois. En 2017 (données non consolidées), plus de 90 % des appels relevaient des violences conjugales (femme victime et homme auteur). De façon générale, nous souhaiterions que le projet de loi annoncé par le Gouvernement couvre aussi le champ des violences conjugales - y compris dans leur dimension sexuelle -, d'une part parce qu'il s'agit de violences sexistes, et d'autre part, parce que les enfants en sont également victimes. En effet, les viols et agressions sexuelles sur les enfants sont fréquents dans un contexte de violences conjugales. En 2016, 4,3 % des appels pris en charge (979) concernaient des violences sexuelles ou du harcèlement sexuel au travail. Nous avons une convention avec d'autres associations (CFCV11(*), AVFT12(*), CIDFF13(*), FDFA 14(*) , ADN15(*)) afin d'orienter vers elles les appels ne portant pas sur les violences conjugales, y compris la prostitution. Nous avons également une convention avec le 119.

En 2017, 1 493 appels (6,8 %) concernaient les violences sexuelles ou du harcèlement sexuel au travail, dont 50 % recensés au dernier trimestre, en lien avec la libération de la parole dans le contexte que nous connaissons.

Par ailleurs, la plateforme du 3919 est organisée pour recevoir des appels en continu. Nous avions mené en 2014 une grande campagne de communication qui a eu des effets sur le flux d'appels reçus en 2015. La baisse des appels en 2016 s'explique en partie par le non-renouvellement de cette campagne.

En tout état de cause, il est important que les campagnes de communication permettent de repérer le numéro d'appel en continu, avec des diffusions locales toute l'année. Si nous n'anticipons pas les pics d'appel, nous pouvons difficilement y faire face, sachant que la plateforme a déjà du mal à répondre à tous les appels en temps normal. Des moyens supplémentaires seraient nécessaires sur la plateforme à hauteur de 3 équivalents temps plein (ETP) sur toute l'année.

Mme Josette Gonzales, avocate. - J'ai été longtemps avocate, et je suis actuellement présidente de l'association de Marseille, qui est de taille importante. Nous sommes en effet la seule association des Bouches-du-Rhône à travailler spécifiquement sur les violences conjugales. Toutefois, nous recevons des appels de victimes de toutes les formes de violences.

En premier lieu, le projet de loi annoncé par le Gouvernement doit évoquer le sujet du délai de prescription en cas de crimes sexuels sur mineurs. Nos associations connaissent les difficultés des victimes à déposer plainte, encore accrues lorsqu'il s'agit de violences commises au sein du couple ou de la famille. Il faut parfois des décennies pour parvenir à dénoncer ces faits.

Je rappelle que les viols sur mineurs peuvent actuellement être poursuivis pendant vingt ans après la majorité de la victime, donc jusqu'aux 38 ans de celle-ci. Or dans la pratique nous constatons que, passé ce délai, nombre de femmes ne parviennent pas encore à dénoncer les viols dont elles ont été victimes enfants. Les autres agressions sexuelles et viols sur mineurs sont prescrits sur dix ans, sauf pour les moins de 15 ans. Nous estimons que ce délai devrait être prolongé, tant pour les victimes mineures que majeures. Il est très important que les personnes puissent déposer plainte, même si sur le plan juridique elles n'obtiennent pas satisfaction. C'est pourquoi nous sommes favorables à un allongement conséquent du délai de prescription.

Par ailleurs, le projet de loi devrait porter sur l'instauration d'un âge minimum au-dessous duquel un enfant ou un adolescent serait présumé comme non consentant à l'acte sexuel. Actuellement, aucun âge n'est fixé, ce qui est fort préjudiciable, comme nous avons pu le constater dans l'actualité. La fédération considère qu'au-dessous d'un certain âge, il faut absolument protéger les enfants de leurs agresseurs. Ainsi, nous sommes favorables à ce que les actes sexuels entre majeurs et jeunes de moins de 15 ans constituent une agression sexuelle ou un viol, selon les cas. C'est cohérent avec la notion actuelle de majorité sexuelle. Concrètement, il nous semble important que soit interdit tout acte sexuel entre une personne majeure et un ou une mineure, avec une présomption irréfragable de non-consentement, de façon à ce que la victime mineure n'ait pas à apporter la preuve de son absence de consentement.

S'agissant des relations entre adolescents, et entre adolescents et jeunes majeurs, qui ne relèvent pas tout à fait de notre domaine, nous pourrions sans doute nous inspirer du droit canadien. Dans ce pays en effet, il est prévu de ne pas pénaliser les relations consenties entre adolescents de 13 à 15 ans, ou entre adolescents de 13 à 15 ans avec des jeunes de 15 à 18 ans.

Mme Françoise Brié. - L'an dernier, treize mineures ont appelé le 3919. Nous recevons de très jeunes femmes, dont 11 % de moins de 25 ans. Nos structures reçoivent en outre entre 11 et 14 % de femmes âgés de 18 à 25 ans.

Nous notons également que dans le cadre des actions de prévention menées dans les établissements scolaires, nos associations sont sollicitées par des jeunes femmes mineures à propos de leurs relations amoureuses. Les démarches sont compliquées par le fait que ces dernières résident chez leurs parents, de sorte qu'un accompagnement particulier doit être mis en place. Par ailleurs, nous constatons que les femmes de 18 à 25 ans victimes de violences dans le couple font les mêmes demandes que les autres femmes, c'est-à-dire conseil, accompagnement et hébergement. Enfin, 18 % des femmes en très grand danger qui sollicitent l'éloignement géographique ont entre 18 et 25 ans.

Mme Josette Gonzales. - Sur le harcèlement dit de rue, l'article 222-33 du code pénal n'est pas spécifique au travail et peut être appliqué. Nous ne sommes cependant pas opposées à ce qu'un texte dédié condamne le harcèlement de rue et les violences sexistes. Une prévention et une communication forte pourraient également être prévues pour faire en sorte que ce harcèlement diminue.

Concernant le viol conjugal, la France a ratifié la Convention d'Istanbul16(*). De ce fait, il importerait que notre droit en reprenne les dispositions. Le problème du consentement est un problème majeur car, actuellement, la victime doit prouver qu'elle n'a pas consenti. Nous souhaiterions, pour ce domaine spécifique du viol, que la charge de la preuve soit inversée, et que ce soit à l'auteur de prouver qu'il a obtenu le consentement de la victime. Par ailleurs, les viols conjugaux se déroulent toujours dans un cadre privé.

Mme Françoise Brié. - La Convention d'Istanbul a une définition claire sur le sujet. Je vous suggère également de lire le rapport explicatif, qui en commente les différents alinéas.

Mme Josette Gonzales. - La convention détaille les notions de viol et de consentement. Il nous semble important de mieux définir ces situations, car trop peu de femmes déposent plainte pour viol, a fortiori pour viol conjugal. Pour elles, parler de viol est encore inconcevable. Dans un certain nombre de commissariats ou de services de gendarmerie, il leur est encore affirmé que le viol entre époux n'existe pas. Le « devoir conjugal » est encore mentionné, y compris dans certains tribunaux ! Par conséquent, un travail important de formation des acteurs et partenaires reste à accomplir. Nous déplorons également que les crimes sexistes et viols conjugaux soient requalifiés presque systématiquement en agressions sexuelles. Nous sommes contre la correctionnalisation de faits criminels.

Mme Françoise Brié. - En 2016, au 3919, sur 9 480 femmes victimes de violences conjugales perpétrées par un homme auteur, pour lesquelles l'indicateur violences sexuelles a été renseigné, 713 ont déclaré avoir été victimes de violences sexuelles, soit 7,7 %, ce qui est infime par rapport à la réalité. Pour ces déclarantes, les violences subies sont les suivantes : le viol conjugal (53 %), les pratiques sexuelles imposées (18,5 %), un partenaire sexuel imposé par l'agresseur (pour 23 femmes déclarantes), la prostitution forcée (14 femmes déclarantes). De plus, 25 % des victimes dénoncent du harcèlement sexuel. Nous avons noté que, parmi ces victimes, 44 % avaient déjà effectué une démarche auprès des services de police et de gendarmerie, avec des réponses plutôt positives dans notre échantillon. En effet lorsqu'il y a révélation de viol conjugal ou de tentative, 69,2 % et 61,4 % respectivement avaient déposé plainte. Par la suite, le processus de réponse judiciaire est réellement compliqué pour les victimes.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour tous ces éléments de réponse très clairs sur les chiffres du 3919, mais également sur le délai de prescription des crimes sexuels commis contre les mineurs. Vous vous prononcez en effet pour l'imprescriptibilité ou, au minimum, pour l'allongement de ce délai. Il me semble que l'allongement du délai de prescription à trente ans fait son chemin en ce moment.

Concernant l'âge du consentement, vous avez également une position tout à fait claire, dont nous vous remercions.

Dans votre présentation, j'ai noté le point relatif à la formation des écoutantes au 3919. Quelles sont les qualités que vous demandez à ces personnes, qui vont peut-être faire en sorte que la victime poursuive dans sa démarche ou s'arrête totalement ?

S'agissant du dépôt de plainte en ligne, qui me paraît être une bonne idée, un argument majeur a été soulevé par le docteur Emmanuelle Piet : la maîtrise de la langue et de l'informatique. Que pouvez-vous nous dire sur cette pré-plainte en ligne, étant observé que finalement, le téléphone semble plus simple à utiliser ?

Sur la pénalisation du harcèlement, vous apportez aussi des réponses intéressantes.

Mme Françoise Brié. - Les écoutantes sont en général issues du travail social : assistantes sociales, conseillères en économie sociale et familiale, conseillères conjugales, juristes, psychologues... Lorsqu'elles arrivent au niveau de l'écoute téléphonique, elles ont déjà plus d'un mois de double écoute avec une écoutante en place depuis quelques années, afin d'acquérir cette écoute empathique qui amène l'appelante à raconter son histoire. Elles reçoivent également une formation de base organisée par la FNSF avec les associations du réseau, axée sur les violences conjugales et sur la déconstruction des stéréotypes sexistes. Cette formation est assurée par une formatrice diplômée. Par ailleurs, il est important d'indiquer que les écoutantes sont en lien avec notre réseau. Nous avons aussi des formations sur les femmes étrangères, sur la santé...

Certaines écoutantes sont salariées au 3919 depuis la création de la ligne, soit vingt-cinq ans, et ont donc acquis une expertise autour de l'écoute empathique. Les méthodes d'écoute sont professionnelles. Au sein du service, sont également menées des analyses de pratique. En effet, les écoutantes qui reçoivent des appels pendant quelques heures sur des cas de violences parfois extrêmement lourds, doivent avoir la possibilité de débriefer et de travailler en équipe, pour être soutenues dans leur pratique. Ces écoutantes expliquent très bien que lors des appels, qui durent en général vingt à trente minutes, elles sont dans une posture de concentration vers la victime, pour des conversations particulièrement éprouvantes. Il n'est pas possible d'imaginer une telle écoute sans professionnalisme au niveau de la plateforme. Il faut mettre de la distance.

Mme Victoire Jasmin. - Merci pour tout ce que vous nous apportez. Je suis sénatrice de la Guadeloupe et fais également partie de l'association FORCES, avec l'Observatoire féminin de la Guadeloupe. Ma question portera sur les différents échanges de ce matin. S'agissant des réseaux, vous avez précisé que des efforts restaient encore accomplir dans certaines régions.

Au-delà des espaces de paroles pour les victimes et des formations destinées aux professionnels qui font partie de votre association, formez-vous des acteurs de terrain ? En effet, bien souvent, nous constatons que les problèmes les plus récurrents concernent d'autres acteurs, tels que les policiers et les gendarmes qui reçoivent les victimes. Un certain nombre d'entre elles ne sont pas toujours très bien accueillies, alors même qu'elles sont déjà choquées et ont hésité à faire la démarche consistant à déposer plainte.

Mme Françoise Brié. - La FNSF a un service agréé de formation, qui peut être utilisé par les autres structures. Notre réseau compte également des services de formation agréés. Les associations sont très impliquées dans la formation des professionnels, qu'il faut avant tout penser en termes de parcours des femmes. En d'autres termes, il est nécessaire que des personnes soient formées au repérage et à la culture commune sur les violences sexistes. Il ne suffit pas d'apprendre la technique. C'est pourquoi, lorsque nous organisons des formations, nous travaillons avec les personnels sur la déconstruction de leurs propres préjugés sexistes, ce qui demande du temps. Généralement, nos formations se déroulent en deux ou trois jours, avec un retour sur expérience des personnes formées, ainsi qu'un travail en réseau. Il importe en effet que les femmes, une fois repérées, puissent être orientées vers les services adéquats dans les différents départements.

En tout état de cause, il est essentiel d'acquérir une culture commune pour parler le même langage aux femmes, et éviter ainsi les injonctions contradictoires.

Mme Annick Billon, présidente. - Cette question me rappelle notre audition d'hier avec Sandrine Rousseau sur la libéralisation de la parole, qui faisait état de la nécessité pour les femmes d'être accompagnées par un médecin femme juste après un viol.

Mme Françoise Brié. - Dans notre réseau, les premières écoutantes sont uniquement des femmes. En revanche, les associations de notre réseau comptent des hommes assistants sociaux, psychologues et juristes.

Mme Victoire Jasmin. - Dans les échanges d'hier, il a été question de femmes entendues par des personnes n'ayant pas bénéficié de ce travail de déconstruction. De ce fait, ces personnes pouvaient porter des jugements de valeur sur les victimes. C'est pourquoi la déconstruction des stéréotypes me paraît également essentielle, de même que le travail en réseau.

Mme Françoise Brié. - J'ai été directrice d'un centre d'accueil et d'hébergement pendant quelques années. L'accompagnement sur le terrain consiste aussi en cette mise en réseau. S'agissant de l'accueil et du parcours des femmes, il faut garder à l'esprit que dans les commissariats, en particulier en Ile-de-France, plusieurs personnes peuvent être mutées en une seule fois. Dans les parquets, les substituts spécialisés avec lesquels nous avons commencé à établir des liens, changent également. Par conséquent, le travail doit être mené en continu pour garantir un bon accueil des victimes de violences sexuelles par les policiers et les magistrats. Il est en outre essentiel que nous soyons associés aux formations de ces acteurs. En 2006, une convention a été signée avec le ministère de l'Intérieur, mais n'est que peu appliquée aujourd'hui.

Sur la prise en charge psychologique et l'accompagnement des femmes, il faut aussi souligner que la femme est motrice dans son parcours. Au 3919, nous accompagnons sa décision. Je vous renvoie au travail de Patricia Romito et à ses études réalisées en Angleterre et aux États-Unis. Cette professeure de psychologie sociale se félicite de ce que la question du stress post-traumatique ait fait reconnaître les femmes comme victimes, à la fois sur le plan politique et sur le plan des souffrances. Toutefois, après un certain nombre d'années, les questions politiques de fond sur l'agresseur et les violences machistes font encore considérer la femme comme une personne malade en quelque sorte. Patricia Romito estime par conséquent qu'il est nécessaire de trouver un équilibre sur ce sujet, et d'impliquer encore davantage les associations féministes dans l'accompagnement et sur le plan politique. Nos structures, qui comptent des psychologues, peuvent contribuer à apporter cet éclairage.

En termes de reconstruction des femmes victimes de viols ou de violences sexuelles, il ne faut pas négliger le fait que ces dernières ont de nombreuses problématiques à gérer : ressources, hébergement, logement, emploi... Ces éléments doivent par conséquent être inclus dans le suivi que nous leur proposons en réseau. À défaut, les femmes ne seront pas en mesure de redevenir autonomes sur du long terme. Ainsi que le démontrent toutes les études, les femmes se reconstruisent plus efficacement, et se trouvent moins dans la souffrance quand elles ont par exemple retrouvé un emploi. Dans certains départements, dont les Hauts-de-Seine (92), il existe des conventions entre nos associations et les services de santé, qui nous adressent les femmes après un repérage. Nous sommes également présents dans des permanences tenues au sein des hôpitaux. Dans les situations de grave danger, les femmes peuvent être hébergées sur demande des services de santé à partir de notre analyse.

En définitive, le travail en réseau est essentiel. La prise en charge du stress post-traumatique ne peut être déconnectée du reste.

Mme Dominique Guillen-Isenmann. - Comme l'a déjà souligné Françoise Brié, s'agissant des personnels de police et de gendarmerie, non seulement les formations sont très courtes, mais ces personnels bougent beaucoup. J'ai pu le constater lors de mon expérience personnelle à Strasbourg. C'est pourquoi la formation doit être un effort permanent, ce qui implique des effectifs et de l'argent. Ce qui est fait une fois ne suffit pas.

Un important travail de formation doit être aussi mené dans les parquets et chez les juges aux affaires familiales (JAF). Pour les médecins, en particulier les médecins de famille, il faut améliorer le repérage ainsi que la formation sur les conséquences physiques et psychiques des violences. Pourtant, le Conseil de l'ordre estime qu'un médecin ne doit pas poser de questions précises sur les violences. Ce dogme ne pourrait-il pas être questionné ?

Enfin, les travailleurs sociaux de nos établissements ont accès à une formation de base, fortement conseillée lorsqu'une association adhère à la fédération. Tous les nouveaux entrants dans une association sont invités à cette formation.

Mme Annick Billon, présidente. - Parallèlement à notre travail général sur les violences faites aux femmes, nous allons faire un rapport plus spécifique sur les mutilations sexuelles féminines. Quel est le pourcentage d'appels que vous recevez sur ce point précis ?

Mme Françoise Brié. - Nous avons reçu 26 appels en 2017, ce qui est infime par rapport à la masse des appels traités par la fédération.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci, Mesdames, pour votre intervention.

Mme Françoise Brié. - Pour conclure, je tenais à préciser que notre application sur téléphone mobile est en cours d'élaboration. Nous avons une réunion prochainement avec le Secrétariat d'État chargé de l'égalité entre les femmes et les hommes et attendons les financements afférents. Par ailleurs, nous sommes favorables à la mise en place d'un chat sur le 3919, afin de travailler avec les jeunes femmes et en lien avec les associations du réseau Solidarité Femmes. D'ailleurs, concernant plus spécifiquement cette génération, nous avons des centres maternels spécialisés, ainsi que des places d'hébergement réservées.

Mme Annick Billon, présidente. - Merci pour ces précisions. Nous resterons bien évidemment en contact avec vous sur toutes ces questions.

Désignation de rapporteurs

Mme Annick Billon, présidente. - Mes chers collègues, notre dernier point à l'ordre du jour concerne la désignation de co-rapporteurs du rapport sur les mutilations sexuelles féminines. Deux candidates se sont proposées : Marta de Cidra et Maryvonne Blondin.

Je constate que ces candidatures ne suscitent aucune objection. Nos collègues sont donc désignées à l'unanimité co-rapporteures et je me réjouis que leur initiative nous permette d'apporter notre contribution, cette année, à la Journée mondiale « Tolérance zéro contre les mutilations génitales féminines ».


* 1 Femmes et agriculture : pour l'égalité dans les territoires, rapport n° 615 de la délégation aux droits des femmes du Sénat.

* 2 5 Ordonnances du 22 septembre 2017 : 2017-1385 à 2017-1389.

* 3 Loi 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

* 4 Loi 89-487 du 10 juillet 1989 relative à la prévention des mauvais traitements à l'égard des mineurs et à la protection de l'enfance.

* 5 Loi n° 2006-399 du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du couple ou commises contre les mineurs.

* 6 Loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

* 7 Loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale.

* 8 Conseil constitutionnel, décision n° 98-408 DC du 22 janvier 1999 relative au traité portant statut de la Cour pénale internationale ; Cour de cassation, Assemblée plénière, arrêt n° 596 du 20 mai 2011 ; Conseil d'État, Avis sur la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale du 01 octobre 2015.

* 9 Loi n° 2014-173 du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les hommes et les femmes.

* 10 Avis pour une juste condamnation sociétale et judiciaire du viol et autres agressions sexuelles du 5 octobre 2016

* 11 Collectif féministe contre le viol.

* 12 Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail.

* 13 Centres d'information sur les droits des femmes et des familles.

* 14 Femmes pour le dire, femmes pour agir.

* 15 Amicale du Nid.

* 16 Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique.