Jeudi 15 février 2018

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 08 h 30.

Audition de M. Éric Chareyron, directeur prospective, modes de vie et mobilité dans les territoires du groupe Keolis

M. Roger Karoutchi, président. - Notre réunion porte aujourd'hui sur le sujet des mobilités, avec l'audition de M. Eric Chareyron, directeur chargé de la prospective du groupe Keolis. Alors que nous avons à étudier l'inégalité des dessertes, l'avenir des mobilités et ce qu'on attend des véhicules autonomes et de la révolution du numérique, il me semble intéressant d'avoir le point de vue d'une personne à la fois dans la théorie et la pratique. Nous sommes tous conscients que les mobilités et les déplacements sont un des points clés de l'évolution de la société, que ce soit d'ailleurs en zone urbaine ou en zone rurale. Nous vous écoutons donc avec attention.

M. Eric Chareyron, directeur prospective, modes de vie et mobilité dans les territoires du groupe Keolis. - La prospective regarde le futur, mais je fais partie de ceux qui disent que le futur se construit jour après jour et qu'il existe dès maintenant des signes annonciateurs qu'il faut bien décoder. Lorsque l'on veut avoir des scénarios prédictifs, il faut déjà bien savoir d'où l'on part et baser sa réflexion sur des fondements stables.

Lorsque l'on parle de nouvelles mobilités, on pense d'abord aux solutions techniques qui vont être apportées. Mais les nouvelles mobilités ce sont aussi les besoins des citoyens, dans leur diversité, ancrés dans des territoires très différents qui évoluent. Il faut donc analyser ces deux paramètres.

Les outils d'analyse des besoins de mobilité datent de 30 ou 40 ans avec des modèles conçus au moment de la crise pétrolière, à une époque où le transport public était pratiquement exclu des villes. Dans les années 1970, on a commencé à encourager le transport public, mis en place le versement transport (VT) et construit des modèles basés sur les notions de flux pendulaires, d'heure de pointe, de jours-type, essentiellement axés sur les déplacements professionnels. Force est de constater qu'aujourd'hui cette analyse ne correspond plus tout à fait à la réalité.

Les points de vue des spécialises sur les nouvelles mobilités ne sont pas tous les mêmes. D'un côté, certains disent que les robots-taxis sont pour demain, malgré les réglementations, les problèmes d'acceptation citoyenne, de cohabitation avec les voitures qui ne seront pas connectées. D'un autre côté, certains sont très pessimistes et ne croient pas aux nouvelles mobilités. Pour se faire une idée équilibrée, il faut d'abord observer l'utilisation du numérique par les citoyens. On entend dire assez fréquemment qu'aujourd'hui tout le monde dispose d'un smartphone et sait s'en servir. Or, on constate que, selon les territoires et selon la diversité des citoyens en fonction de leur âge, de leur appétence, de leur environnement culturel, de leur entourage, il y a de très fortes inégalités dans l'appropriation du numérique, qui ne sont pas prêtes de s'estomper.

Aujourd'hui, l'organisation de l'offre de mobilité reste axée autour du travail. Bien évidemment les liaisons domicile-travail sont centrales, mais en région Île-de-France elles représentent moins de 20 % des déplacements totaux, tous modes confondus. Ce n'est pas une spécificité de l'Île-de-France. Dans toutes les métropoles et dans toutes les villes moyennes, les trajets domicile-travail pèsent entre 17 et 21 % de la mobilité totale. Si l'on veut apporter des réponses demain aux citoyens, on est obligé de se préoccuper des autres motifs de déplacement. Pourquoi en arrive-t-on à calculer qu'il n'y a que 20 % de déplacements domicile-travail ? Car aujourd'hui, en France, 47 % des adultes de plus de 25 ans ne travaillent pas. En Île-de-France, 4 adultes de plus de 25 ans sur 10 ne travaillent pas. Mais dans la métropole de Lyon c'est 56 %, ils sont 54 % dans la métropole de Strasbourg et 47 % à Saint-Etienne. Ce qui signifie que dans un certain nombre de territoires de villes moyennes, 6 adultes de plus de 25 ans sur 10 ne travaillent pas, en raison des dispositifs de préretraites, de dispense de recherche d'emploi, de congé parental, de vie au foyer ou en raison de l'augmentation du nombre de retraités. Ces constats sont fondamentaux car la majorité des solutions de mobilité ont souvent été priorisées sur le rapport au travail. Je prendrai pour exemples les statistiques INSEE concernant Blois et l'agglomération de Tours. L'INSEE indique que 300 personnes qui habitent à Blois vont travailler dans l'agglomération tourangelle, et que d'autres, plus nombreux, habitant à Tours vont travailler à Blois, favorisant ainsi la congestion à l'entrée des villes. Or, quand on observe le nombre de porteurs de smartphones ou de téléphones détenus par des personnes, a priori domiciliées à Blois, chaque jour 1 500 sont repérées à Tours, elles sont 5 000 sur une semaine, 9 000 sur une quinzaine et 15 000 sur le mois. Les schémas de mobilité sur les liaisons de ville à ville reposent essentiellement sur l'idée que les gens se déplacent pour travailler ou étudier, ce qui est inexact.

On se rend compte par ailleurs qu'il y a progressivement une plus grande interpénétration des territoires. Les individus, quel que soit leur statut professionnel, n'appartiennent plus à un seul bassin de vie. La dimension affinitaire est souvent oubliée alors même que c'est la plus importante. Atout France souligne depuis plusieurs années que plus de 50 % des déplacements de ville à ville pour des nuitées se font pour rendre visite à des amis ou à la famille. Aujourd'hui la mobilité est incontestablement multiple et les solutions de mobilité doivent correspondre à cette évolution des modes de vie.

La prospective en matière de mobilité doit prendre en compte les paramètres démographiques. On a tendance à privilégier, dans les analyses de la mobilité, les évolutions rapides telles que le numérique parce qu'elles sont frappantes. Mais, il y a aussi des évolutions très lentes qui durent depuis des décennies comme la révolution du travail. Ainsi, chaque année entre 80 000 et 100 000 emplois sont détruits dans l'industrie et il se crée environ 120 000 emplois dans les services. Depuis les années 1980, 3,4 millions d'emplois ont été créés dont plus d'un million concernent les professions d'aide-soignant, d'aide à la personne et d'aide au domicile. Cette évolution change la vision qu'on peut avoir des déplacements réguliers à travers les flux pendulaires.

Les statistiques de l'INSEE sont assez frappantes : les plus de 75 ans pesaient 2,5 millions dans les années 1970 lorsque les modèles de mobilité ont été établis. Aujourd'hui, ils pèsent plus de 6 millions et sont plus nombreux que la totalité des collégiens et des lycéens en France. Dans certaines agglomérations, telle l'agglomération de Tarbes-Lourdes-Pyrénées, le ratio entre les collégiens/lycéens et les plus âgés est encore plus important : il y a à peu près 9 000 collégiens et lycéens pour plus de 15 000 personnes de plus de 75 ans. Dans la ville de Tarbes, il y a environ 2 000 collégiens et lycéens et plus de 5 000 personnes de plus de 75 ans. Les réseaux ont été faits pour les jeunes à l'époque où les enfants du baby-boom étaient dans les collèges et les lycées. Dès lors, il est indispensable que les solutions de mobilité intègrent les évolutions démographiques.

J'ajoute une remarque : lorsque l'on parle de mobilité, on a tendance à raisonner en flux et non en prenant en compte les individus. La notion de mouvements pendulaires cristallise cette analyse en flux. Dans les RER, les trains, les bus et les métros on retrouve le même nombre de personnes. Ils sont pleins le matin et pleins le soir. On en tire la conclusion qu'il y a un mouvement pendulaire dans lequel les personnes sont les mêmes le matin et le soir. Pourtant, c'est inexact. L'heure de pointe est comparable au coefficient de marée : le coefficient de marée est le même le matin et le soir, mais les gouttes d'eau qui composent la marée ne sont pas nécessairement les mêmes. Je vous donnerai pour exemple le métro de Lyon qui comptabilise quotidiennement entre 7 heures et 9 heures le matin 50 000 entrées d'abonnés que l'on considère comme les plus réguliers. Sur les 50 000 entrées du lundi, 18 000 sont absents le mardi et sont remplacés par 18 000 nouvelles personnes qui n'avaient pas pris le métro le lundi matin en heure de pointe. Je vous fais grâce de la démonstration sur une semaine. L'élément essentiel à retenir ici c'est qu'il y a une désynchronisation totale des rythmes de vie spatiale et temporelle parce que les modes de travail ont changé. La régularité des flux ne traduit pas pour autant la régularité des individus.

Avec les nouvelles mobilités on s'attend également à pouvoir répondre aux besoins le dimanche ou le soir. En moyenne, après 21 heures, le nombre de personnes que l'on décompte un soir n'est pas représentatif du nombre total de bénéficiaires différents du service. Sur la semaine, le nombre de personnes bénéficiaires du service public de mobilité peut-être multiplié par 5 et il est multiplié par 12 ou 13 sur le mois. Ainsi, dans une ville comme Metz où 300 validations sont enregistrées après 21 heures en moyenne, le nombre de bénéficiaires différents du service de transport public est de 15 000 sur une semaine. Notre habitude de raisonner en flux éclipse les individus, en particulier les usagers occasionnels des transports. Par exemple, dans la région Normandie, le TER et l'intercité comptent 20 000 abonnés mais 700 000 Normands prennent le train dans l'année, dont certains le prennent quelques fois dans le mois, quelques fois dans l'année ou une fois par an. Ces usagers occasionnels ne sont pas visibles dans les statistiques de flux. Cette remarque m'amène à dire qu'il faut de la simplicité et de la lisibilité dans les solutions de mobilité, actuelles et futures, pour permettre leur appropriation par toute personne qui n'est pas forcément une habituée de leur utilisation ou du territoire sur lequel elle va les utiliser.

Enfin, l'offre de transport prend mal en compte la diversité des citoyens. Globalement, nous sommes dans une société de déni de la mort et du vieillissement qui n'avoue pas les fragilités personnelles, qu'elles soient technologiques, physiques ou cognitives. Des études du réseau Ville Amie des Aînés montrent que les personnes de plus de 50 ans disent ne pas avoir de problème de mobilité alors que les accompagnements ethnosociologiques, c'est-à-dire en situation, révèlent que plus de 95 % ont des difficultés dans leurs parcours.

D'après l'INSEE, 18 millions de Français ont un handicap au sens large, 9 millions ont une difficulté de maîtrise de la langue. En mobilité, l'une des fragilités cognitives est la désorientation dans l'environnement urbain de certaines personnes. Cela ne semble pas grave en soi, sauf qu'il s'agit d'un véritable handicap lorsque ces personnes recherchent un travail par exemple : leur manque de maîtrise de l'environnement urbain les empêche de saisir des opportunités. Or, la compréhension de l'environnement urbain est au coeur de la construction des nouvelles formes de mobilités.

Pour comprendre les comportements individuels à l'égard du digital, la société Keolis s'est associée à l'Observatoire Netexplo. Nous avons interrogé 3 000 Français sur leur maîtrise des usages du digital, sur la manière dont se passent les manipulations. Par exemple, si vous avez réglé un achat en ligne est-ce que ça a été rapide ? Est-ce que vous avez dû vous y reprendre à trois fois ? Quatre groupes de Français se sont dégagés des résultats de cette étude avec, aux deux extrêmes, représentant chacun 30 % des sondés, ceux pour qui l'usage du digital est très facile et qui n'ont pas d'appréhension à s'en servir et ceux qui sont offline, qui n'ont pas envie d'utiliser le digital. Entre les deux, il y a le groupe des suiveurs qui a une certaine appétence mais qui trouve que ça va trop vite et qui a des difficultés pour trouver de l'aide et le groupe des « ouais bah si » qui ont une utilisation limitée du digital (réseaux sociaux, jeux, photos, vidéos) et n'utilisent pas les applications pratiques, ils sont méfiants mais obligés d'avoir recours au digital. Les écarts entre les agiles et les moins agiles, entre les avant-gardistes et les suiveurs, existeront toujours, même si les offline diminueront.

Par ailleurs, il y a trois mouvements faibles dans le numérique qu'il faut intégrer dans la construction des nouvelles mobilités : (1) la méfiance et le refus de l'utilisation de l'outil numérique (ex : des jeunes qui ne veulent pas de smartphone, et effectuent un retour aux anciennes technologies par refus de la génération des parents qui accepte d'être tout le temps géolocalisée), (2) la problématique de la santé et des effets du numérique sur la santé et (3) les ex-addicts, y compris des jeunes, qui se sont rendu compte de leur dépendance digitale et veulent en sortir.

Je conclurai en disant que, naturellement, la construction des futures nouvelles mobilités doit répondre à la diversité des territoires et des besoins des citoyens. On doit viser à l'universalité des nouvelles mobilités et ne plus penser que le numérique va tout résoudre.

Le numérique par le mobilier intelligent va permettre à des gens de s'approprier plus facilement le fonctionnement de leur environnement, je prendrai pour exemple les écrans géants tactiles à l'entrée des galeries marchandes qui aident à s'orienter ou les applications pour réserver des places de cinéma. Il ne faut, toutefois, pas oublier que pour inclure la totalité des citoyens il faut maintenir les services d'assistance humaine. Cette agilité intermédiée est assurée par des experts qui maîtrisent le digital afin d'expliquer aux personnes en difficulté comment fonctionne tel service numérique ou telle application. Cette assistance me parait d'autant plus essentielle que la part des offline dans la population varie selon les territoires. En effet, si en moyenne ils sont 30 % en France, ils ne sont que 15 % en Ile-de-France, 25 % dans les métropoles et les grandes villes mais ils sont 40 % dans les moyennes et petites villes et dans les territoires ruraux. Ces disparités s'expliquent par le degré de complexité des réseaux de mobilité : moins le réseau des mobilités est complexe, plus il est facile à comprendre instantanément sans avoir besoin des outils du numérique. En Île-de-France, les mobilités sont tellement complexes que les individus sont obligés de comprendre comment fonctionne le système.

Mme Michèle Vullien, rapporteure. - Merci d'avoir pointé la nécessité de combattre certaines idées reçues telles que la prédominance dans les modèles de transports publics de la liaison domicile-travail. Il est aussi important de noter que, lorsque dix personnes sont un jour dans un bus, ce ne seront pas forcément les mêmes personnes à chaque fois, ce qui implique de multiplier la moyenne par 10 personnes, comme vous l'avez indiqué, pour estimer le nombre réel de bénéficiaires différents du service. Dès lors, comment une autorité organisatrice ou un opérateur peut-il faire tourner son réseau de transport alors que la population critique les transports vides et l'utilisation inefficace des fonds publics dans le domaine des mobilités ? À mon sens les véhicules sans chauffeur ne résoudront pas le problème, ça restera toujours un véhicule et il y aura toujours besoin de quelqu'un à l'intérieur, notamment face au risque de vandalisme. Sur ma commune, nous avons des dispositifs de navettes taxis. Comment pourrions-nous résoudre ce problème d'organisation des réseaux, d'un point de vue financier, notamment sur les lieux les plus diffus, les moins denses où c'est un véritable service ?

M. Olivier Jacquin, rapporteur. - L'enquête ménages déplacements (EMD) se révèle coûteuse. L'analyse des puces électroniques des téléphones doit permettre des enseignements beaucoup plus fins que cette étude. Comment voyez-vous les évolutions dans le temps long des besoins de mobilité ? Peut-on envisager qu'il y aura des besoins de transport à satisfaire et d'autres qui seront supprimés parce qu'on aura accès aux services, au travail ou aux biens culturels par d'autres moyens ? Keolis, si je ne m'abuse, est une entreprise à capitaux publics dominants. Est-ce que demain, en France, nous serons en mesure de proposer une plateforme publique de grande dimension ou faut-il attendre que les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) nous proposent un outil pour récupérer toutes les données ? Doit-on se placer dans une dimension française ou européenne ? Sur les grands problèmes actuels, notamment la congestion des villes et les déplacements dans les zones à faible densité, du point de vue prospectif, que voyez-vous comme évolutions liées aux nouvelles mobilités ? Enfin, Keolis est implantée au Québec, y voyez-vous des enseignements différents du cas français ?

Mme Françoise Cartron, rapporteure. - Élue de la région bordelaise, je constate que la métropole bordelaise est engorgée, voire bloquée le matin entre 7 h 30 et 9 heures et le soir. Le chiffre de 25 % de déplacements domicile-travail me paraît étonnant. Comment pouvons-nous alors agir pour désengorger les villes ? Nous sommes incapables de déterminer le temps de trajet et de prévoir l'heure d'arrivée, ce qui place les nouveaux arrivants dans une grande insécurité. Comment résoudre ce problème de fiabilité des informations afin d'organiser plus efficacement les services de transport ?

M. Didier Rambaud, rapporteur. - Je rappelle que le titre de notre futur rapport, qui n'est pas encore arrêté, portera sur les nouvelles mobilités pour tous les territoires. J'interviens avec mon prisme de « rurbain » vivant entre deux métropoles. Ma question est courte : quelle est la bonne organisation institutionnelle en matière de déplacement pour ce type de territoire ?

M. Éric Chareyron. - La congestion n'est pas le pourcentage de personnes en déplacement, c'est le nombre de personnes qui se déplacent sur une période de temps et sur un tronçon limité. Selon les statistiques, 27 % des déplacements se font à l'heure de pointe du matin et du soir. La fluidité c'est la congestion avec 15 % de trafic en moins. En France, il y a un seuil à partir duquel on rentre dans la loi des rendements décroissants. Pour éviter les pourcentages qui amènent à la congestion, le prédictif avec le digital est utile. Aujourd'hui il y a deux types de déplacements : ceux qui sont contraints par un horaire et non négociables, en raison d'un rendez-vous ou d'un train à prendre, et ceux avec des horaires variables, comme pour sortir faire les courses, qui sont très nombreux. Lors d'une recherche d'itinéraire rien n'est indiqué concernant l'encombrement des transports publics, on ne peut pas dans ces conditions gérer la congestion. Pour vous donner un contre-exemple, en Suisse, on essaye d'inciter les individus dans leur recherche d'itinéraire à choisir certains horaires de déplacement pour gérer au mieux la congestion. Il faut laisser la possibilité aux individus de reporter leurs déplacements en les informant mieux sur l'état d'encombrement des transports et de fluidité du trafic.

Certains faits sont frappants : à Lyon, alors que des investissements considérables sont réalisés pour faire face aux flux à l'heure de pointe, 14 % des trajets sur la ligne A correspondent à une seule interstation. En général, 10 % du trafic correspondent à une station et 10 % correspondent à deux stations. Le digital peut aider à mettre en place, à l'heure de l'explosion des déplacements affinitaires, des solutions qui permettent de combiner un premier trajet avec le trajet long, notamment en incluant des itinéraires de marche pour éviter, par exemple, de prendre un nouveau métro pour une station entre Gare de l'Est et Gare du Nord. La congestion pourrait être réduite.

Des sociologues font remarquer aussi que la raison principale des déplacements d'une ville vers une autre vise à « changer d'air », en sortant sans horaire déterminé. Pour faire le lien avec les enquêtes ménages déplacements, il y a aujourd'hui plus de 50 % des gens qui se déplacent au moins une fois par semaine pour sortir sans aucun motif. Je pense que nous avons, grâce au digital, la possibilité d'éviter certains créneaux horaires déjà chargés.

À Grenoble, l'Université a modulé ses horaires pour éviter l'engorgement des transports, évitant ainsi à la métropole de devoir ajouter des moyens de transport à l'heure de pointe. Il ne faut pas que le numérique nous rende paresseux. On peut améliorer les déplacements par le numérique, mais aussi par des moyens non numériques, comme par exemple en revoyant l'organisation des entreprises, des universités ou encore des tournées.

La première enquête ménages déplacements a été faite à Lyon en 1966. Elle repose sur l'interrogation d'un échantillon très important de personnes sur leurs déplacements de la journée. Mais les déplacements d'une même personne peuvent beaucoup varier d'une journée sur l'autre. Les EMD ne sont plus un outil suffisant pour extrapoler les déplacements des personnes, à l'ère de la désynchronisation et de l'irrégularité des déplacements. Lorsque l'on interroge les habitants des grandes métropoles, on se rend compte que 4 % vont au marché dans la journée en semaine. Mais sur la semaine 35 % des habitants vont au marché au moins une fois. Keolis travaille ainsi avec les opérateurs de téléphonie mobile pour avoir des données plus fines sur les déplacements des individus sur une journée, une semaine, un mois. Chaque téléphone constitue une cible unique. On s'est ainsi rendu compte que sur l'ensemble des détenteurs de téléphones portables régulièrement présents sur la métropole d'Angers, sur un mois, 25 000 vont à Nantes au moins une fois, 15 000 en Île-de-France, 6 000 à Rennes, 8 000 au Mans, 9 000 à Saumur. Ils ne sont pas le même jour à Nantes et à Rennes, mais grâce au numérique et aux traces mobiles, on peut affiner les connaissances sur les mobilités individuelles.

On peut penser que dans le temps long, il y aura une augmentation des besoins de mobilité. L'élévation du niveau des qualifications conduit à avoir des réseaux relationnels plus diversifiés. La vie professionnelle est aussi plus mobile géographiquement. Cela induit qu'il y aura un éclatement spatial et temporel de la demande de moyens de mobilité. Les mobilités ne doivent donc plus être pensées exclusivement localement, mais en transcendant les frontières régionales.

Là aussi, le numérique peut aider à répondre à cette mutation des besoins de mobilité, en permettant plus facilement d'organiser des déplacements de porte à porte par le multimodal, y compris par le cheminement piéton, souvent mal pris en compte. Le numérique pourra ainsi combler une attente de personnalisation et d'efficacité, par exemple, en prenant en compte dans les cheminements piétons la luminosité ou la déclivité. C'est l'hyperpersonnalisation qui rendra possible la mobilité multimodale à la place de la voiture individuelle.

Dans les zones peu denses, les solutions à l'enjeu de la mobilité reposent sur un mix numérique/non numérique. Le car doit être un train comme un autre et le taxi doit être un car comme un autre. Le train est utile lorsqu'il y a de la congestion. Mais pour aller d'une petite ville vers une métropole, le car peut suffire, voire le taxi. Les artisans-taxis y sont disposés. Dans une période de pénurie budgétaire, il faut adapter les types de véhicule à la réalité du trafic, car les trains ou bus quasi-vides donnent le sentiment d'un gaspillage d'argent public. On peut aussi faire du transport à la demande sans passer par le numérique. Ainsi, Keolis a mis en place les lignes Flexo : à partir d'un pôle d'échange, un bus couvre une zone géographique. Le départ est garanti aux usagers. Le trajet est adapté par les conducteurs, qui ont l'expertise du territoire, en fonction des demandes des passagers du bus, dans la zone géographique couverte (par exemple, une ligne le soir fait Dreux-Nord et une autre Dreux-Sud).

Une autre solution aux besoins de mobilité réside dans le covoiturage citoyen. Un adulte sur deux environ ne travaille pas. Les non-actifs ont aussi besoin d'interactions sociales. Le covoiturage classique peut marcher sur de longues distances. Sur les courtes distances, le covoiturage citoyen est une solution : c'est une logique d'entraide locale qui existe en Wallonie, où elle est dénommée « centrale des moins mobiles ». Dans les territoires ruraux, cela serait intéressant.

Les ressorts territoriaux autour des villes moyennes se sont beaucoup agrandis avec la création de vastes établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), au-delà des périmètres de transport urbain (PTU) initiaux. Cela conduit à devoir gérer des espaces étendus avec beaucoup de rural. Or, le rural est très divers. Il existe dans les zones rurales deux catégories de communes : les villages et les bourgs-marchés, qui peuvent être des communes de 1 500 à 3 000 habitants, disposant de multiples services (médecins, commerces). Dans ces bourgs-marchés, qui structurent leur territoire, la proportion de personnes sans voiture est quasiment identique à celle des villes moyennes (environ 20 à 25 %), alors que dans les villages, la population est plus jeune et largement multi-motorisée.

En outre, lorsqu'on analyse les besoins de déplacement, la présence d'équipements, tels que cinémas ou piscines, ne doit pas être le seul critère. Les horaires d'ouverture, l'importance des services offerts par l'équipement (multiplexe ou cinéma de deux salles avec deux séances par jour) ou encore la dimension affinitaire doivent être pris en compte.

Dans les transports à la demande aujourd'hui, on organise les déplacements des villages vers les bourgs. Or, il faut, avec le numérique, permettre des déplacements de bourg à bourg, sur des secteurs géographiques beaucoup plus étendus. Les lycéens, par exemple, ont besoin de se déplacer loin chez leurs copains, ce à quoi ne répondent pas aujourd'hui les lignes existantes. La condition du développement en zone rurale du transport à la demande c'est l'accessibilité par téléphone.

M. Pierre-Yves Collombat. - La distinction entre les segments très utilisés, notamment aux heures de pointe et les autres ne recoupe-t-elle pas celle entre secteurs rentables et secteurs non rentables, qu'on appelait jadis service public, et qui maintenant tombe sous les critiques des chambres régionales des comptes ?

Avec le développement de grandes métropoles, ne va-t-on pas aller vers une réduction de l'offre de transport, forcément coûteuse, dans les secteurs périphériques ? On a le sentiment que les transports à la demande ne remplacent pas bien les dispositifs existants.

M. Yannick Vaugrenard. - L'humain est important et la technique doit être à sa disposition, car elle ne résout rien par elle-même. Dans le cadre des formations universitaires des spécialistes du transport et des mobilités, n'accorde-t-on pas trop d'importance au numérique et pas assez à l'analyse sociologique ?

Mme Marie-Christine Chauvin. - C'est très utile de savoir que lorsqu'une enquête compte un déplacement, il peut y avoir 12 personnes différentes concernées sur la semaine afin de défendre plus efficacement le maintien de certains services de transport dans les zones rurales considérés comme insuffisamment fréquentés. Pourriez-vous aussi nous parler de l'aérien ? Certains petits aéroports comme celui de Dôle sont en danger. Pourtant, il enregistre 100 000 passagers par an. De tels aéroports, financés par les départements, ont-ils un avenir ?

M. Éric Chareyron. - Dans les métropoles, comme ailleurs, chacun est conscient de la contrainte financière qui s'impose aux collectivités territoriales. La décongestion est la question stratégique car la gestion de la pointe est très chère et alléger le coût de gestion de la pointe permettrait d'avoir des marges de manoeuvre supplémentaires. Un bus supplémentaire à l'heure de pointe coûte 8 à 10 € par kilomètre et des coûts fixes importants (notamment d'investissement). Le soir, un taxi coûtera 1,2 € par kilomètre seulement. Il faut donc être astucieux. L'objectif dans les grandes métropoles doit être d'offrir le choix aux habitants de ne plus utiliser la voiture. Dans les villes moyennes, l'objectif doit être d'offrir le choix aux habitants de ne plus avoir de voiture. Il y a aussi une bataille culturelle à mener : l'enjeu est de disposer d'une offre de transports permettant d'éviter que les jeunes voient la voiture comme seule solution.

L'optimisation de l'offre de transports passe aussi par des compromis : par exemple, échanger moins de fréquence contre davantage de prévisibilité, ce qui n'est pas partout possible, mais souvent, a la faveur des usagers.

La prise en compte de l'humain est essentielle dans les politiques de transport car il y a des personnes derrière les flux. L'enseignement de l'ingénierie des transports, dont le symbole est l'enquête ménages déplacements, s'inscrit dans une logique technique, ne regardant pas assez la sociologie. Dans les années 1960 et 1970, ces méthodes étaient adaptées dans un contexte de journées de travail très normées. Or, désormais, l'année n'est plus une succession de journées-types.

Je ne peux pas vraiment répondre sur l'aérien, qui doit cependant lui aussi intégrer l'enjeu de l'humain : par exemple, Aéroports de Paris voit passer à Roissy 45 millions de passagers (hors passagers en correspondance). Mais s'agit-il de voyageurs qui ne viennent qu'une fois dans l'année, ou de voyageurs venant toutes les semaines ?

Concernant le coefficient de 1 à 10 évoqué, il ne concerne que les passagers des bus dans les métropoles après 21 heures.

M. Roger Karoutchi, président- Je vous remercie pour ces propos très intéressants.