Mercredi 14 mars 2018

- Présidence de Mme Sophie Primas, présidente -

La réunion est ouverte à 9 h 40.

Audition de Mme Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence

Mme Sophie Primas, présidente. - Madame la présidente, lors de votre dernière audition par notre commission, le 12 octobre 2016, nous vous avions reçue en tant que candidate proposée par le Président de la République, alors M. François Hollande, aux fonctions de présidente de l'Autorité de la concurrence. Notre commission avait alors à une large majorité émis un avis favorable à votre désignation dans le cadre de la procédure prévue par l'article 13 de la Constitution.

Nous avons le plaisir de vous accueillir à nouveau pour un premier bilan de l'action de l'Autorité de la concurrence, sous votre présidence. Ce sera l'occasion pour vous de nous exposer les points forts de l'activité de cette autorité administrative indépendante.

Avec la numérisation, désormais partie intégrante de nos modes de vie, des acteurs économiques, peu nombreux, recueillent en permanence de la donnée, sur les habitudes de consommation, la consultation des sites internet, etc. Cela crée des questions nouvelles en termes d'accès et de concurrence entre les entreprises. Comment l'Autorité de la concurrence prend-elle en considération cet état de fait ? Dans quelle mesure notre arsenal législatif ainsi que les pouvoirs et moyens de votre institution sont-ils adaptés aux pratiques nouvelles qui peuvent se développer en la matière ? À titre d'exemple, que pensez-vous de la piste parfois mentionnée d'une forme de dégroupage des données massives, qui obligerait les détenteurs de telles données à conférer un accès à ces données à d'autres entreprises ?

La concurrence en matière de distribution est un autre sujet de préoccupation majeure pour notre commission. À côté de l'action de l'Autorité de la concurrence, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) intervient pour sanctionner des pratiques commerciales prohibées. Le projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire, en cours d'examen à l'Assemblée nationale, prévoit une modification du droit des pratiques prohibées dans le cadre d'une habilitation à agir par ordonnance en vue de revoir ces interdictions. Si ces interdictions sont réduites à l'avenir, l'Autorité de la concurrence aura-t-elle les moyens juridiques mais aussi matériels de sanctionner des pratiques réellement abusives, si ses prérogatives ne sont pas modifiées corrélativement ? Je rappelle que l'Autorité n'avait rien pu redire en 2015 au phénomène de concentration des centrales d'achat de la grande distribution, alors qu'il est malgré tout un élément déterminant de l'étranglement d'une partie de la filière agricole...

Dans le même temps, en matière agricole, notre commission se préoccupe de ce que le droit de la concurrence, par excès de rigidité, n'empêche pas la structuration des filières agricoles dans le but d'une meilleure répartition de la valeur. Que pensez-vous des récentes évolutions, tant au niveau européen que national, du droit de la concurrence s'appliquant aux acteurs agricoles ?

Dans le cadre de vos missions consultatives, nous serions heureux d'avoir votre avis sur la loyauté de la concurrence entre les différentes formes de commerce. Avez-vous été saisie au sujet de la concurrence déloyale qui existe en matière fiscale entre les pure players de l'internet et le commerce physique ?

Enfin, vous avez lancé au dernier trimestre 2017 une consultation publique portant sur l'évolution du contrôle des concentrations et, notamment, « l'opportunité de créer un nouveau cas de contrôle des concentrations pour traiter les opérations susceptibles de poser des problèmes de concurrence et échappant aujourd'hui au contrôle des concentrations ». Pouvez-vous nous indiquer les résultats de cette consultation et l'état de votre réflexion en la matière ?

Mme Isabelle de Silva, présidente de l'Autorité de la concurrence. - Je suis très heureuse de venir vous présenter ce premier bilan d'action après un an de mandat. Il est essentiel que l'Autorité de la concurrence maintienne des liens avec le Parlement et que le Sénat puisse jouer son rôle dans l'orientation de l'action de cette autorité indépendante.

L'impact du développement des données sur la concurrence est un sujet majeur. Il s'agit de savoir si nous avons les moyens de faire face à la révolution économique fondée sur le numérique. Des ensembles considérables de données sont collectés, circulent et sont valorisés. Nous venons de rendre un avis sur la publicité en ligne qui porte principalement sur l'utilisation des données des consommateurs et leur valorisation par les agences de publicité, les annonceurs et les grands groupes comme Google et Facebook. Le recueil des données offre un avantage concurrentiel considérable dont des entreprises comme Google et Facebook ont su tirer avantage en occupant une place prépondérante sur le marché de la publicité en ligne, avec une augmentation de 12 % l'an dernier. Nous concentrons nos capacités d'analyse et d'investigation sur ces sujets nouveaux et complexes, en coopération avec nos collègues européens. L'étude conjointe que nous avions menée avec l'Allemagne, en 2016, sur le big data, est devenue une référence. Nous lancerons cette année une nouvelle étude conjointe avec nos collègues allemands sur les algorithmes. Nous pourrons ainsi décrypter en amont le cadre d'analyse concurrentiel et proposer une vision cohérente au niveau européen.

Faudra-t-il changer la loi française ? Certaines situations de concurrence remettent en cause la capacité de l'outil législatif actuel, de sorte qu'il faudrait envisager de compléter le code du commerce pour rétablir le bon fonctionnement concurrentiel entre les entreprises. L'Autorité de la concurrence devra par ailleurs relever de nouveaux défis technologiques pour identifier les infractions. Auparavant, il suffisait de courriers, d'e-mails, ou de preuves de réunion pour détecter les infractions de cartel. Désormais, beaucoup d'échanges empruntent uniquement la voie numérique et passent par des messageries cryptées. Nous ferons des propositions au Gouvernement pour adapter la loi sur ce point.

En ce qui concerne les pratiques prohibées qui relèvent du domaine d'intervention de la DGCCRF, le Gouvernement ne baissera pas la garde dans le projet de loi issu des États généraux de l'alimentation (EGA). Au contraire, il renforcera le niveau de dissuasion et l'Autorité de la concurrence développera sa coopération avec la DGCCRF en prévoyant des cas de rejet de saisine pour favoriser l'intervention de la direction générale lorsqu'elle sera mieux placée pour agir au vu de ses outils sur les pratiques restrictives.

Voilà plusieurs années que nous nous préoccupons de concilier le droit de la concurrence et le secteur agricole. Le règlement Omnibus, adopté récemment, a changé les règles de manière fondamentale, en accordant de nouvelles prérogatives aux organisations de producteurs (OP) et aux associations d'organisations de producteurs (AOP). Qu'il s'agisse de planifier la production, d'en optimiser les coûts, de s'accorder sur les prix du marché et même sur les volumes de ventes, tout cela est désormais possible au niveau européen. Il nous a semblé préférable de supprimer les exceptions qui existaient jusqu'alors, afin que tous les produits agricoles soient traités de la même manière.

Nous venons de recevoir une demande d'avis de la part du Gouvernement qui souhaite établir une cartographie de l'application du droit de la concurrence au secteur agricole afin de nourrir le projet de loi issu des EGA. Nous y travaillons.

Comment le commerce en ligne affecte-t-il les conditions de concurrence dans le secteur de la distribution ? De nouveaux acteurs, comme Amazon, qui se sont développés sur une base de pure players dans la vente en ligne, s'intéressent désormais aux magasins. Nous avons des échanges réguliers avec les acteurs de la distribution. Les gouvernants doivent toujours tenir compte de la proportionnalité des règles lorsque de nouvelles pratiques de vente voient le jour. On l'a vu avec le développement d'Uber ou d'Airbnb : le Parlement a été très sollicité pour l'encadrer par de nouvelles règles.

Pour ce qui est de la distribution, nous avons adapté notre logiciel concurrentiel en considérant qu'il fallait y intégrer la vente en ligne pour avoir une vision plus juste du jeu concurrentiel. Dans notre avis « Fnac-Darty » de 2016, nous avons établi que l'évolution de la vente des produits électroniques était telle qu'on ne pouvait plus séparer vente en magasin physique et vente en ligne. Nous avons donc recommandé que l'évaluation de la concurrence ne se limite pas seulement aux magasins physiques, mais prenne aussi en compte la vente en ligne. Certains distributeurs nous ont indiqué être soumis à des contraintes urbanistiques très lourdes pour élargir leurs magasins, alors que les acteurs de la vente en ligne sont beaucoup plus agiles. De la fusion entre le physique et le digital est né le « phygital ». Jusqu'où ira cette fusion ? Quelles seront les stratégies d'entreprises ? Amazon a déjà commencé à racheter des grands distributeurs physiques aux États-Unis. La même chose se produira-t-elle en France ? Dans cette période de transition, l'égalité des conditions de concurrence est un vrai sujet qui nécessite que l'on intervienne sur le plan fiscal.

Quant au droit des concentrations d'entreprises, nous avons travaillé à en simplifier les procédures depuis quelques mois, en concertation avec les acteurs. Cependant, notre intervention dans ce champ doit rester proportionnée à des problèmes de concurrence. Faut-il créer un nouveau cas de contrôle des concentrations pour des entreprises qui ont une valeur économique forte mais pas de chiffre d'affaires ? Le rachat de WhatsApp par Facebook pour 20 milliards d'euros a montré la nécessité de créer un cadre de contrôle ex-post très ciblé qui ne dépende pas du chiffre d'affaires des entreprises concernées.

L'un des objectifs de l'Autorité de la concurrence est de détecter les pratiques anti-concurrentielles dans tous les secteurs de l'économie. L'an dernier, ces pratiques se sont maintenues à un niveau élevé, même dans les grandes entreprises bien informées des règles de concurrence. Nous avons prononcé une sanction de 300 millions d'euros à l'encontre d'un cartel dans les revêtements de sols, grâce auquel des entreprises s'étaient entendues pendant des années pour définir les prix, les stratégies commerciales et pour ne pas communiquer sur leurs performances environnementales. Nous devons continuer à nous montrer vigilants. Nous avons également sanctionné Engie pour abus de sa position dominante et ses pratiques de dénigrement des nouveaux entrants dans le secteur du gaz. Le montant total des sanctions que nous avons appliquées l'an dernier est de 500 millions d'euros. Ces sanctions sont proportionnées à la gravité de l'infraction. Nous collaborons avec la Commission européenne pour maintenir notre niveau d'enquête et pour développer des procédures négociées avec les entreprises. Depuis que la transaction a été intégrée dans notre droit, en 2015, avec la loi Macron, les entreprises y ont facilement recours, ce qui a contribué à diminuer les recours devant la cour d'appel.

En ce qui concerne la tendance à la hausse des opérations de concentration, l'Autorité de la concurrence en a autorisé 233 l'an dernier. Les dossiers sont de plus en plus nombreux à faire apparaître des problèmes de concurrence. Ainsi, dans le cadre d'un rapprochement de cliniques privées, nous avons dû demander des engagements pour éviter que les patients aient à subir une augmentation des frais d'hospitalisation et soient assurés que la qualité des soins se maintienne.

L'Autorité de la concurrence reste investie dans sa mission consultative, avec cette année un avis sur l'agriculture, mais aussi sur des problématiques de santé comme la distribution ou la fixation des prix des médicaments. Nous avons également rendu un avis sur la publicité en ligne et un autre sur les audioprothèses dont les prix élevés faisaient qu'un Français sur deux ne s'équipait pas. Le Gouvernement a repris notre proposition sur l'augmentation du numerus clausus des audioprothésistes, de sorte que de nouveaux acteurs ont pu s'installer sur le marché, comme les fabricants de lunettes qui se mettent à vendre des audioprothèses.

Nous continuerons à favoriser le recours à la transaction avec les entreprises. Nous maintiendrons la priorité donnée aux sujets numériques, avec la création d'une unité numérique dédiée que nous devons évoquer prochainement avec le Gouvernement. Récemment, en travaillant sur le cas des deux plateformes Se loger et Logic-immo, nous avons pu mesurer combien l'évaluation des effets de la concurrence dans le cas d'un rapprochement d'entreprises numériques nécessitait des données techniques et des méthodologies particulières.

La coopération européenne en matière de concurrence est un modèle unique au monde. Nous avons développé un mécanisme de subsidiarité très sophistiqué entre les autorités nationales - et particulièrement l'Autorité de la concurrence - et la Commission européenne qui se traduit par des échanges nourris. La mise en commun de nos efforts est particulièrement efficace dans le domaine du numérique, car aucun pays européen n'échappe à la publicité en ligne. Nous avons développé des groupes de travail spécialisés pour identifier les problèmes de concurrence propres à ce secteur.

Nous ferons des propositions au Gouvernement pour réformer notre procédure, afin qu'elle reste efficace et rapide. Les instructions contentieuses prennent trop de temps. Il faut réduire les délais si nous voulons rester pertinents par rapport au temps de l'économie.

M. Martial Bourquin. - Merci pour votre exposé. La question des Gafa revient avec force, car ces géants du web développent une concurrence complètement faussée. Nous connaissions le dumping fiscal et social. Désormais, certains commerces de centre-ville sont concurrencés par Amazon sur les mêmes produits vendus à des prix plus bas. L'Europe travaille à mettre en place une fiscalité qui rééquilibre la concurrence. Qu'en pensez-vous ?

Avec mon collègue Alain Chatillon, nous avons constaté que des normes exigeantes s'appliquaient dans de nombreux domaines de l'industrie, dont l'alimentation. Or, avec la mondialisation, des produits arrivent sur notre marché qui ne respectent pas ces normes. Comment l'Autorité de la concurrence pourrait-elle réintroduire de l'équité ?

Enfin, nous sommes obligés de remettre en concurrence nos barrages hydroélectriques, alors que l'Allemagne a refusé de revoir ses régies municipales sur l'eau. La mondialisation a bouleversé la donne. Si nous ne réagissons pas, la production française, agricole et industrielle, risque d'en pâtir fortement.

M. Roland Courteau. - Croyez-vous que la coopération suffira à établir l'harmonisation des procédures relatives aux pratiques anti-concurrentielles au niveau européen ?

N'existe-t-il pas des doublons dans les attributions de compétences entre l'Autorité de la concurrence et la DGCCRF ?

Je vous avais interrogée lors d'une précédente audition sur l'envolée des tarifs des péages d'autoroutes. Qu'avez-vous fait à ce sujet ?

M. Alain Duran. - Nous avons récemment auditionné la directrice de la DGCCRF. Le rôle de l'Autorité de la concurrence est de garantir l'ordre économique en prévenant les distorsions de concurrence. La DGCCRF lutte aussi contre les abus de dominance. Vous êtes une autorité indépendante et la DGCCRF est rattachée au ministère. Est-ce la seule différence ? Comment travaillez-vous ensemble ?

Mme Françoise Férat. - Les hôteliers viennent régulièrement se plaindre de la concurrence déloyale que leur font les plateformes en ligne de location saisonnière ou de nuitée qui ne sont pas soumises aux mêmes normes, à la même fiscalité, ni aux mêmes coûts d'exploitation. Quel type de contrôle pouvez-vous exercer sur ces plateformes ?

Mme Michelle Gréaume. - L'enquête sectorielle lancée le 21 novembre 2017 devait évaluer le fonctionnement de la concurrence dans le domaine médical et biomédical. Quels en sont les résultats ? Les recommandations de l'Autorité de la concurrence ont-elles été prises en compte ?

Dans votre avis du 6 mars 2018 sur l'exploitation des données dans la publicité numérique, vous avez souligné l'opacité du secteur et la toute-puissance de Google et Facebook. Vous avez appelé à davantage de transparence dans l'examen préliminaire permettant de déterminer les procédures contentieuses. De quelle manière se déroulera cet examen préliminaire et sur quelle action débouchera-t-il ?

Mme Dominique Estrosi Sassone. - Les recommandations que vous aviez faites dans l'enquête rendue en 2013 sur le mode de distribution dans le secteur du médicament n'ont pas été mises en oeuvre. Vous lancez à nouveau une enquête sur le sujet. Vos recommandations iront-elles dans le même sens ? Faudra-t-il ouvrir le monopole officinal aux grandes et moyennes surfaces ? Ouvrirez-vous les pharmacies à des capitaux extérieurs ? Envisagerez-vous d'assouplir les règles sur la vente en ligne ? Les pharmaciens sont inquiets. De telles recommandations risqueraient de renforcer la désertification médicale. Les distributeurs répartiteurs de médicaments conduisent des missions de service public en acheminant des médicaments dans les territoires et en garantissant une égale répartition pour éviter les ruptures de stock.

Vous aviez dénoncé un rapport de force déséquilibré en faveur des laboratoires pharmaceutiques, concernant les prix des médicaments non remboursables, et une tendance à privilégier la vente directe aux pharmacies au détriment de ces intermédiaires que sont les distributeurs répartiteurs. Pourront-ils faire remonter leurs contributions dans le cadre de l'enquête sectorielle que vous menez ? Freinerez-vous la vente directe par les laboratoires ?

M. Jean-Claude Tissot. - Vous avez mentionné le cas d'Amazon qui s'organise pour détourner les règles. Les grandes surfaces ont besoin d'élaborer un scénario pour développer la vente sur internet. Elles se rapprocheront nécessairement d'Amazon, et inversement. Comment anticiper ce phénomène ?

L'étiquetage pose des problèmes récurrents. Il porte notamment préjudice aux apiculteurs, car le miel d'importation, qui n'est que de la mélasse, est étiqueté comme miel au même titre que celui qui est produit en France ou en Europe. Comment remédier à cette situation ?

M. Daniel Gremillet. - Pourriez-vous nous en dire plus sur les ententes possibles entre les organisations de producteurs ? Vous devez rendre votre copie rapidement. Avez-vous déjà des informations à nous transmettre ?

Une des distorsions majeures de notre économie vient du décalage qui existe entre d'une part l'attente sociétale et l'application de la norme française, d'autre part les positionnements déloyaux qui s'exercent dans le commerce de produits qui viennent de la zone euro sans être soumis aux mêmes normes.

M. Martial Bourquin. - C'est une question essentielle.

M. Laurent Duplomb. - On a toujours en France l'idée de laver plus blanc que blanc. On impose des règles à nos producteurs et pourtant on accepte que des politiques signent tel ou tel accord avec d'autres pays sur des produits qui ne respectent pas les normes françaises. Plus de 70 % des produits utilisés dans la restauration hors-foyer proviennent de ces pays qui ne respectent pas les normes de production françaises. Comment améliorer la situation ?

Dans la concurrence, vous traitez le problème de la dominance, ce rapport de force disproportionné entre celui qui achète et celui qui vend. Que faire au sujet des quatre centrales d'achat dont les 13 000 fournisseurs sont accueillis dans des conditions exécrables, sont sans arrêt floués et pénalisés ? L'affaire Lactalis a montré que c'était l'entreprise qui devait payer pour le retrait de ses produits et qu'elle était pénalisée par la grande surface. Comment accepter que le droit de la concurrence puisse donner lieu à des contrats disproportionnés entre les 13 000 vendeurs et les quatre centrales d'achat qui font la pluie et le beau temps ?

Mme Catherine Conconne. - A la Martinique, les marchés sont extrêmement contraints et soumis au droit de la concurrence. Les producteurs de bananes françaises, fortement aidés par l'Union européenne, devraient pouvoir écouler prioritairement leur production sur le marché français. Récemment, l'Union des groupements de producteurs de bananes de Guadeloupe et Martinique (UGPBAN) a été informée par un courrier que l'enseigne Monoprix ne commercialiserait plus ses bananes, produit pourtant vertueux et équitable, mais celles de l'Équateur. Les normes environnementales n'y sont pas les mêmes que celles imposées par l'Union européenne. Subir un tel affront en France est regrettable.

Les Martiniquais sont autosuffisants en ce qui concerne la production de yaourts, grâce à trois producteurs présents sur l'île. La loi Lurel de 2013 prévoit qu'il n'y aura plus de double date limite de consommation (DLC) pour les produits importés. Qu'en est-il de son application ? J'ai adressé un courrier à ce sujet aux ministères concernés. On m'a répondu qu'un rappel à l'ordre de l'Autorité de la concurrence mettrait fin à cette pratique d'une DLC différenciée entre l'Hexagone et l'outremer.

Dans l'audiovisuel, les bouquets offerts par le satellite nous inondent de publicités, de sorte que certaines chaînes martiniquaises se retrouvent en difficulté car elles ne peuvent plus diffuser de publicités locales. Il s'agit là d'une concurrence profondément déloyale.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Les plateformes de réservation des meublés de tourisme telles que Airbnb déstabilisent considérablement le secteur de l'hôtellerie. Depuis 2009, l'Autorité de la concurrence peut s'autosaisir. Ne pensez-vous pas qu'il y aurait matière à procéder à cette saisine ?

M. Henri Cabanel. - Si j'ai bien compris vos propos, ces entreprises dont vous avez fait état, qui se sont entendues durant vingt-cinq ans, doivent payer une sanction financière de 300 millions d'euros. Comment calculez-vous ces sanctions ? Quelle a été l'impact budgétaire de l'économie réalisée à cette époque ? Quels critères mettez-vous en avant pour contrôler certaines entreprises ?

M. Fabien Gay. - Je voudrais revenir sur la sanction de 100 millions d'euros infligée à Engie. Je ne critique pas votre travail, c'est la logique qui le sous-tend que je combats. Avant 2007, GDF se trouvait dans une situation de monopole public pour distribuer le gaz, laquelle a laissé la place à la privatisation et l'ouverture aux marchés, GDF devenant GDF-Suez, puis Engie. Une première condamnation à fournir à Direct énergie le fichier client est intervenue, avant celle de 2017 qui porte sur le passage des tarifs réglementés à des tarifs « normaux ».

Cette discussion relative à la privatisation de certains services publics concerne aussi la SNCF pour préparer l'ouverture à la concurrence du marché des voyageurs en 2020. La SNCF pourrait-elle se trouver confrontée à la même obligation de fournir son fichier client, et, à défaut, être condamnée ? La privatisation de ces services stratégiques sert-elle les intérêts des consommateurs ?

M. Dominique Théophile. - Je remercie Catherine Conconne pour son intervention qui rejoint plusieurs de mes préoccupations. Une amende record de 63 millions a été infligée à Orange Caraïbe pour avoir freiné abusivement, en 2009, le développement de la concurrence dans la téléphonie fixe en Guadeloupe, Martinique et Guyane. Le 21 février dernier, une autre amende a été prononcée, à la suite de la plainte de Digicel, par le tribunal de commerce de Paris, estimant que les pratiques commerciales d'Orange ont causé à son concurrent un préjudice pendant sept ans et accordant au total 346 millions d'euros de dommages-intérêts. Aujourd'hui, les tarifs restent très élevés aux Antilles, et les écarts ont beaucoup augmenté, car les prix ont considérablement baissé en métropole avec l'arrivée des nouveaux opérateurs. Quels sont les moyens pour y remédier ?

Mme Sophie Primas, présidente. - Les sujets abordés sont très nombreux et les positions des divers groupes politiques parfois consensuelles.

Mme Isabelle De Silva. - La concurrence des Gafa serait faussée par diverses distorsions sociales et fiscales affectant le petit commerce. Le rétablissement de l'équité fiscale dans le jeu concurrentiel est l'un des sujets prioritaires qui doit être pris en compte par les gouvernements et les organismes internationaux. La Commission européenne s'est servie fort justement de l'outil des aides d'État pour sanctionner très lourdement les pratiques dont bénéficiaient des entreprises comme Apple en Irlande.

Comment les géants du numérique peuvent-ils échapper à la taxation de leurs profits ? Le projet de taxe sur le chiffre d'affaires est bien avancé au niveau européen. Il faut agir par tous les biais, y compris sur le terrain de l'OCDE, pour établir des règles homogènes. Ce sujet est essentiel mais compliqué, car il faut obtenir des accords aux niveaux européen ou international. Le Gouvernement a montré qu'il était très résolu à trouver des solutions.

S'agissant des normes et des distorsions de concurrence entre le marché français et les autres marchés, une certaine incohérence subsiste, car les règles définies à l'échelon national peuvent être supérieures à celles qui résultent des accords internationaux. Cela étant, les normes européennes s'appliquent pour un certain nombre de produits avant leur entrée sur notre territoire. Ce débat, qui ne relève pas du champ de l'Autorité de la concurrence, est pesant, surtout dans certaines industries.

M. Martial Bourquin. - Comme celle du jouet : c'est un vrai scandale !

Mme Isabelle De Silva. - En effet, les coûts associés au respect de ces normes sont considérables.

La question des barrages hydroélectrique est délicate à traiter, et ce depuis plusieurs années. D'autres représentants de l'Autorité seront entendus sur ce sujet dans les prochains jours. Le modèle français a présenté beaucoup d'efficience dans la régulation des marchés, et les choix ne sont pas totalement arrêtés sur l'ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques. Quels bénéfices peut-on en retirer ? Chaque marché doit être envisagé séparément, et les décisions sont autant politiques qu'économiques. Nombre de marchés ont été ouverts en France à la suite de décisions prises au niveau européen, avec un bilan contrasté en termes d'efficacité.

Pour les télécommunications, l'ouverture a été réalisée en France sous l'instigation européenne. Après avoir examiné durant plusieurs années la situation d'autres pays non soumis à cette concurrence, on a constaté que la qualité des prestations versées au consommateur était meilleure. Dans le même temps, les prix sont restés extrêmement bas eu égard aux nouveaux services qui se sont développés. En France, un abonnement internet ou triple play est facturé 20 à 40 euros par mois, pour une centaine d'euros aux États-Unis, et pour des services moins bons. Le marché américain des télécommunications est moins concurrentiel que le nôtre sur certains aspects. L'accès progressif d'autres opérateurs tels que Free sur le marché a donc eu des effets bénéfiques en termes d'innovation et de coût.

La situation est plus compliquée sur les marchés de l'énergie. Il faut raisonner marché par marché, sans calquer un modèle unique. Pour le ferroviaire, sujet brulant aujourd'hui, la France est en décalage par rapport à d'autres pays européens. L'objectif final est celui de l'amélioration du service au client, en prenant en compte les nécessités d'investissement dans les infrastructures.

La proposition de directive relative au réseau européen de concurrence vise à renforcer tous les moyens des autorités de concurrence en Europe. Le modèle législatif français est bien complet, mais ce n'est pas le cas de tous les États membres, qui ne peuvent pas toujours infliger des sanctions administratives et disposent parfois d'une faible autonomie. Ce projet, en phase finale d'élaboration par la Commission et le Parlement européen, tend vers une harmonisation totale des règles, avec la même palette d'outils pour tous les pays européens. Les entreprises déployées à l'étranger et victimes de pratiques déloyales pourront faire appel à des autorités de concurrence efficaces pour rétablir la concurrence.

Peut-on parler de doublon entre la DGCCRF et l'Autorité de la concurrence ? Je salue les choix opérés en 2008 et 2009, notamment la création et la refondation de l'Autorité, qui était dotée à l'origine de toute une série de pouvoirs pour remplir sa mission spécifique, essentiellement liée à la concurrence. Dans le même temps, des mécanismes de coopération très poussée avec la DGCCRF ont été mis en place contrairement à d'autres pays, avec un vif succès. Nombre de signalements proviennent d'ailleurs de la DGCCRF qui agit par le biais de ses services déconcentrés. Le cartel des revêtements de sols, par exemple, a été détecté par une entreprise ayant contacté la direction générale de la concurrence, qui a ensuite transmis le dossier à l'Autorité de la concurrence, laquelle a mené ses propres investigations pour démêler cet écheveau. Sans DGCCRF, les infractions commises en province, souvent les plus pénalisantes pour les PME, ne seraient pas repérées. C'est pourquoi nous entretenons des relations très nourries avec elle. Le modèle fonctionne très bien, mais les coopérations pourraient être encore renforcées et les dossiers mieux répartis entre la DGCCRF et l'Autorité de la concurrence.

Sur les tarifs des péages des autoroutes, l'Autorité avait rédigé un rapport voilà quelques années. Nous avions proposé de compléter la loi relative à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer). Celle-ci est désormais dotée des moyens de contrôler les sociétés d'autoroutes et a remis des rapports nourris et vigoureux sur ce sujet. La balle est maintenant dans le camp du Gouvernement, mais nos outils d'identification, d'analyse et de suivi des comptes des sociétés visées sont plus efficaces.

Les relations entre les hôteliers et les plateformes telles que Airbnb relèvent des choix du Gouvernement, mais une prestation hôtelière diffère de la location de son logement. Ce sont deux activités bien distinctes soumises à une législation différente. Faut-il revoir les dispositions sociales et fiscales pour rétablir l'équité ? Comme pour le commerce physique et le commerce en ligne, nous devons faire attention aux distorsions de concurrence lorsque nous ne parvenons plus à distinguer les différents marchés. Mais l'inverse est vrai également : nous avons eu la tentation d'appliquer des règles à de nouveaux entrants, alors que ce n'était pas pertinent.

Faudrait-il que l'Autorité se saisisse de cette question ? Le thème de l'économie collaborative pourrait faire l'objet d'une étude pour l'un de nos prochains avis, comme ce fut le cas lorsque nous avions formulé des recommandations au Gouvernement pour les VTC. Nous devons être vigilants sur ces sujets que nous voyons surtout à travers le prisme de la concurrence et d'éventuelles discriminations injustifiées, même si d'autres préoccupations, notamment sociales ou fiscales, peuvent entrer en ligne de compte.

Sur le médicament et la biologie médicale, je ne peux pas vous faire part des résultats de notre avis, mais les premiers éléments se dégageront à l'été prochain, et nous devrions avoir terminé à la fin de l'année 2018. À côté de sujets traditionnels comme la distribution des médicaments, nous examinons certains sujets pour la première fois comme la structure du capital des laboratoires de biologie médicale ou la formation des prix du médicament, qui est une question extrêmement complexe. Nous sommes prêts à entendre tous les acteurs du marché, y compris les distributeurs-répartiteurs ; nous recevons d'ailleurs beaucoup de demandes en ce sens, parmi lesquelles des contributions écrites assez nourries. Quant au monopole officinal, c'est un sujet très délicat lié à des enjeux de service public sur le territoire.

S'agissant de la publicité en ligne, l'un des intérêts des avis sectoriels est de pouvoir décrypter un marché et, en cas de problème, de ne pas rester les bras croisés. Si l'investigation préliminaire permet de constater des pratiques infractionnelles, nous ouvrirons une enquête et prononcerons d'éventuelles sanctions pour atteinte à la concurrence au cours des prochains mois.

La question de l'étiquetage, qui pourrait porter préjudice aux agriculteurs et aux producteurs, relève plutôt de l'action de la DGCCRF, comme je l'ai dit récemment à l'Assemblée nationale. Je ne peux pas me prononcer sur la définition et l'application de cette réglementation. Il en est de même des ententes entre les organisations de producteurs, sur lesquelles travaillent certaines de mes équipes. Rassurez-vous, l'avis sera rendu rapidement en raison de l'amicale pression du Gouvernement.

Le rapprochement, à brève échéance, des distributeurs ayant constitué des centrales d'achat est un phénomène frappant en France. Les quatre très grandes centrales détiennent chacune une part considérable du marché. Depuis notre avis en 2015 se sont constituées des centrales européennes, voire internationales, ce qui renforce le problème évoqué par les producteurs de l'industrie agroalimentaire, qui se sentent soumis à une pression très forte.

À l'époque, rien ne pouvait être fait, puisqu'il ne s'agissait pas de concentration au sens strict de la loi française. En 2015, un régime sui generis a été créé, à savoir une notification pour information, permettant seulement à l'Autorité de se pencher sur les contrats de constitution de centrale de référencement. Nous avons eu des échanges avec le Gouvernement sur ce point et formulé des propositions législatives en vue de renforcer les pouvoirs de contrôle de l'Autorité sur le bilan concurrentiel des centrales, qui pourraient aller jusqu'à la remise en cause de certains accords nuisibles pour la concurrence.

Ce phénomène majeur soulève des questions en termes d'application de la loi nationale en cas de négociations à l'étranger, dont la DGCCRF est saisie. Il faudra peut-être créer des règles européennes pour contrôler les rapprochements, car les avancées obtenues en 2015 ne sont pas suffisantes. Il faudrait notamment pouvoir examiner, deux ans après la constitution d'une centrale d'achat, ses effets sur les producteurs et le fonctionnement du marché.

Concernant l'outre-mer, je n'ai pas la réponse à la politique de Monoprix pour la banane, mais je suis maintenant également sensibilisée à cette question. La loi Lurel nous a donné de nouvelles règles à appliquer et a interdit les accords exclusifs à l'importation, élément structurant des marchés qui, du fait de leur taille modeste, sont confrontés à des prix très élevés. L'année dernière, nous avons sanctionné des entreprises, dont Materne, qui avaient méconnu les principes de la loi Lurel. Mais nous prenons en compte les réalités propres aux territoires. C'est pourquoi, lorsque nous avons infligé des amendes contre une entente en Martinique, nous avons considéré la taille limitée des entreprises pour éviter des mesures disproportionnées.

La sanction de 300 millions d'euros prononcée contre les trois fabricants de revêtements de sols, dont deux géants internationaux et un syndicat professionnel, est hors norme par son montant. Le code de commerce prévoit une sanction maximum de 10 % du chiffre d'affaires mondial de l'entreprise visée. Un communiqué sur les sanctions, établi en 2011 conformément au modèle de la Commission européenne, décrit très précisément le mode de calcul des sanctions : ont été pris en compte la valeur des ventes, la durée de l'infraction et le dommage à l'économie. En l'espèce, la sanction, certes très élevée, se situe tout à fait dans la moyenne européenne, eu égard à l'importance des marchés et au préjudice causé au consommateur.

Je n'ai aucun élément à vous transmettre sur la date limite de consommation des yaourts, qui relève plus de la DGCCRF.

Les bouquets satellitaires sont soumis à un mécanisme de marché, c'est-à-dire au choix des opérateurs. Je n'ai pas vraiment de réponse à ce sujet.

Quant à Engie et aux autres distributeurs sur le marché du gaz, la situation est désormais celle d'un marché concurrentiel depuis la décision du Parlement. Un ancien monopole n'étant pas une infraction en soi, il est évidemment admis d'aller sur les segments concurrentiels du marché. Nous avons voulu que certaines règles soient respectées, tout en gardant à l'esprit que cela pourrait s'appliquer à La Poste ou à la SNCF. Or Engie a commis des pratiques répréhensibles ayant justifié une sanction qui, si elle peut sembler importante, est modérée par rapport aux critères classiques.

J'évoquerai maintenant l'amende record d'Orange Caraïbe. Aujourd'hui, le risque concurrentiel pour une entreprise est double : d'abord, être sanctionnée par une autorité de concurrence ; ensuite, faire l'objet d'une action indemnitaire, puisque, dans le cadre de la directive relative aux actions en dommages et intérêts pour infraction au droit de la concurrence, transposée en droit français, dès lors qu'une entreprise a été condamnée, toutes les victimes potentielles peuvent former un recours sans avoir à démontrer l'infraction commise. Seule l'existence d'un dommage est requise. Le risque de condamnation est ainsi démultiplié : Orange, qui devait payer au départ une amende de 63 millions d'euros, doit payer 346 millions d'euros. Nous enjoignons les entreprises à être très vigilantes et à se conformer à la réglementation, et préparons un guide en direction des PME avec l'aide du MEDEF et de la CPME.

M. Alain Chatillon. - Quand deux entreprises s'entendent, le risque d'un abus de position dominante est réel. Pourquoi cela n'est-il pas appliqué à la grande distribution en cas d'absorption d'un concurrent ? J'évoquerai aussi l'égalité de traitement des produits pharmaceutiques et des compléments alimentaires : est-il normal que certains d'entre eux proviennent de l'étranger, alors que cela est formellement interdit ? Leur distribution doit théoriquement passer par l'Agence du médicament, laquelle privilégie les laboratoires pharmaceutiques. Une action doit être menée dans ce domaine.

Mme Isabelle De Silva. - Une part importante de notre activité porte sur le rachat d'entreprise. Il arrive que nous refusions des rapprochements, y compris outre-mer, car ils aboutiraient à une position dominante sur un marché local réprouvée par le droit de la concurrence. Mais nous approuvons très régulièrement des opérations envisagées, comme le rachat de La Redoute par les Galeries Lafayette.

M. Alain Chatillon. - Casino a racheté Monoprix.

Mme Isabelle De Silva. - Nous avons pris une décision imposant d'importantes cessions de magasins, afin d'éviter les positions dominantes, notamment à Paris. Ce sujet est examiné avec une grande attention. Pour le reste, je ne peux pas vous apporter d'éléments complémentaires.

Mme Sophie Primas, présidente. - Merci de toutes ces précisions. Je remercie également l'ensemble de nos collègues pour la diversité des questions posées.

La réunion est close à 11 h 05.