Jeudi 12 avril 2018

- Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, président et M. Cédric Villani, député, premier vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 45.

Présentation, du rapport annuel de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je salue le président, les commissaires, le directeur général et les collaborateurs de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) dont la présence nous garantit d'obtenir les réponses les mieux informées aux questions que nous nous posons.

En travaillant pour l'ASN, vous mesurez parfaitement l'importance de votre mission, tant par votre expérience professionnelle qu'au travers de votre engagement. Il en va de la sécurité de nos compatriotes et de celle de nos voisins, que vous veilliez à ce que les systèmes nucléaires fonctionnent avec le maximum de perfection, et sans risque inutile. Vous mesurez aussi l'impact immédiat de toute décision en matière de nucléaire sur l'économie de nos territoires, sur nos industries et sur la recherche. Votre compétence est une évidence, et une nécessité absolue.

L'ASN est une autorité indépendante. L'autorité ne se décrète pas : il faut qu'elle soit approuvée, légitimée et défendue. C'est une bataille de tous les instants. En tant qu'homme politique, je rends compte à mes électeurs, ce qui est beaucoup plus facile que de rendre compte à l'histoire. Je n'en mesure pas moins l'importance de l'enjeu nucléaire pour les générations à venir.

Lors de l'examen du rapport de 2016, vous aviez indiqué que le contexte était préoccupant. Votre regard a-t-il évolué pour l'année 2017 ? Beaucoup de sujets nous intéressent. Vous avez reporté l'échéance de votre avis sur la prolongation du parc de réacteurs de 900 mégawatts ; vous suivez l'aboutissement de l'European Pressurized Reactor (EPR) ; votre intervention sur le projet Cigéo est d'une actualité brûlante. Bruno Sido, sénateur de Haute-Marne, et moi-même sommes particulièrement concernés par ce sujet.

En 2017, l'ASN a loyalement alerté sur des difficultés conduisant à l'arrêt temporaire de la centrale du Tricastin ainsi que sur les contrôles renforcés qu'exigent certaines irrégularités historiques commises lorsque les cuves ont été fabriquées, à partir des années 1970. La protection des piscines de stockage de combustibles est un sujet important, qui a entretenu le débat public puisqu'une association a présenté, en octobre dernier, un rapport remettant en cause les piscines d'entreposage d'EDF.

L'OPECST a la particularité d'associer des personnes très compétentes à d'autres qui le sont moins, et j'en fais partie, car je sais reconnaître mes limites. Je laisse donc la parole au premier vice-président pour introduire le débat.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je n'accorde aucun crédit à ces propos sur votre prétendue incompétence !

Nous nous retrouvons pour cette audition annuelle de l'ASN par l'Office. Gérard Longuet a rappelé qu'il s'agissait d'un rendez-vous régulier et important. Ce sera effectivement la onzième fois consécutive que nous entendrons les représentants de l'ASN depuis la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. La précédente audition est récente, puisqu'elle date du 30 novembre dernier. Messieurs Chevet et Gupta, vous êtes les interlocuteurs que nous avons revus le plus souvent en audition publique ou en formation plus restreinte. Vos réponses ont toujours été très instructives. Ce contrôle que nous opérons est essentiel, dans un contexte où le secteur nucléaire a besoin de transparence.

La sûreté et la sécurité des installations nucléaires font aussi l'objet d'une commission d'enquête à l'Assemblée nationale. Ce matin, les députés auditionnent Mme Régine Engström, secrétaire générale et haut fonctionnaire de défense et de sécurité, auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, M. Nicolas Hulot. Ils entendront ce dernier cet après-midi. Ce 12 avril est donc le jour du nucléaire au Parlement.

Le président Longuet a rappelé que l'actualité récente a été riche sur le sujet nucléaire. L'ASN a fait savoir hier qu'elle avait réalisé, mardi, une inspection du chantier de construction du réacteur EPR de Flamanville pour examiner les modalités des contrôles des soudures des circuits secondaires principaux, après qu'EDF a mis en évidence des défauts de soudure non détectés lors des contrôles de fabrication. Cela donnera-t-il lieu à d'éventuels retards et surcoûts ?

Avant-hier, on a également annoncé que les inspections conduites par l'ASN révélaient une prise en compte insuffisante du risque d'exposition aux rayonnements ionisants, dans les mesures de prévention relatives au transport des substances radioactives. C'est un enjeu de santé publique important, sur lequel nous serons heureux de vous entendre.

Un autre sujet, cher au député de l'Essonne que je suis, porte sur l'installation nucléaire de base située sur le site de Saclay, qui produit des radioéléments artificiels pour la société Cis Bio International, mise en demeure de se conformer à la décision de l'ASN de février 2016. Quelle est la politique mise en oeuvre par cette société pour répondre à cette décision ?

Il est sain que l'ASN fasse des annonces régulières pour mettre en avant des difficultés, des pistes de résolution, et des actions, c'est précisément sa mission. Il serait au contraire inquiétant que des anomalies passent au travers des mailles de votre filet. La représentation nationale vous écoute régulièrement afin de se forger une opinion, et de pouvoir informer les citoyens de manière aussi transparente, neutre et loyale que possible.

M. Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN. - C'est, pour ma part, la cinquième fois, et non la onzième, que j'interviens pour vous donner notre vision de l'état de la sûreté et de la radioprotection en France. Le dernier exercice avait donné lieu à une audition plus tardive dans l'année, liée au renouvellement de la composition de l'Office.

Avant de vous éclairer sur le bilan de l'année 2017, je souhaiterais rappeler le rôle particulier de l'ASN. Le président Longuet a mentionné notre statut d'autorité indépendante et mis en avant la nécessité de cette indépendance. Nous sommes parfois en butte à des critiques émanant des exploitants nucléaires ou d'associations de protection de l'environnement. Si elles sont compréhensibles, notre fonction essentielle est d'exercer une magistrature technique sur la sûreté nucléaire et la radioprotection, avec pour seul but de protéger les personnes et l'environnement. C'est sur cela que nous serons jugés.

La notion d'indépendance est complexe. L'ASN a été conçue par la loi comme indépendante de tous ceux qui défendent une vision de la politique énergétique, que ce soit le Gouvernement, les industriels ou les associations de protection de l'environnement. Chacun peut nous faire part de ses intérêts ; nous n'en portons qu'un seul : la protection des personnes et de l'environnement.

Pour éclairer les décisions parfois très complexes que nous devons prendre, nous explorons en profondeur les sujets, grâce à l'appui technique de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Aucune décision n'est prise de manière isolée ; elles sont toutes le fruit d'une maturation technique, d'autant plus sérieuse que la question est importante. Ce travail collectif justifie la présence, à mes côtés, du directeur général de l'ASN et des cinq commissaires, dont je suis, membres de notre collège.

En 2017, nous avons refondé notre politique de contrôle en revoyant les modalités d'exercice de nos missions et en améliorant notre fonctionnement. Je vous propose de demander au directeur général de vous en présenter les grandes lignes.

M. Olivier Gupta, directeur général de l'ASN. - Cette audition fait partie des rendez-vous réguliers organisés avec la représentation nationale, pour vous rendre compte des résultats du contrôle que nous exerçons. Je dirai quelques mots sur la manière dont l'ASN exerce ce contrôle, qui détermine l'appréciation générale que l'on porte sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection dans notre pays.

De manière générale, le contrôle des risques repose sur le principe, internationalement reconnu, selon lequel l'exploitant est le premier responsable des mesures de sûreté et de protection des risques. Par conséquent, le contrôle que nous exerçons n'a rien d'exhaustif. Il a pour vocation de vérifier que les exploitants assument correctement leurs responsabilités et, si ce n'est pas le cas, de prendre des mesures en conséquence. Nous ajustons nos méthodes de contrôle en fonction de la typologie des activités et des risques soumis à notre examen. Nous nous assurons que le contrôle couvre l'ensemble des aspects pertinents, sans angle mort, et nous organisons pour couvrir ceux qui seraient décelés. Récemment, nous avons ainsi pris en charge le contrôle des risques liés à l'utilisation malveillante des sources radioactives et, encore plus récemment, nous avons étendu notre contrôle à la possibilité de fraude dans les activités nucléaires. À chaque fois, nous commençons par vérifier que les exploitants mettent bien en place un système garantissant l'absence de fraude dans les commandes passées aux fournisseurs, la sincérité des informations, la fiabilité et la traçabilité dans l'ensemble du système documentaire.

L'intensité et la profondeur du contrôle que nous exerçons constituent un autre paramètre. Nous en jouons en focalisant notre attention là où les risques sont les plus importants et où les exploitants n'exercent pas correctement, à nos yeux, leurs responsabilités. A contrario, nous allégeons le contrôle lorsque tout va bien, lorsque les exploitants jouent convenablement leur rôle. Par exemple, dans le domaine médical, l'ASN contrôle moins les actes de radiologie conventionnelle que les interventions chirurgicales sous rayonnements ionisants, qui posent un certain nombre de difficultés. À tout moment, nous devons être en mesure de porter une appréciation sur la manière dont les acteurs assument leurs responsabilités, ce qui implique que nous ajustions sans cesse nos actions de contrôle, en les allégeant, ou bien en les renforçant, éventuellement jusqu'à la coercition, comme nous l'avons fait lorsque nous avons suspendu les activités de l'usine du Creusot.

Enfin, le choix de l'instrument que nous utilisons constitue un troisième paramètre. Je vais citer les deux principaux. Nous pouvons instruire des dossiers lorsque des activités sont soumises à notre autorisation préalable, ou bien procéder à une inspection sur le terrain. Dans le contexte actuel, lorsque nous constatons des anomalies techniques sur les installations ou en cas de suspicion de fraude, nous ressentons le besoin de renforcer le contrôle de terrain. Par exemple, l'arrêt des centrales nucléaires pour rechargement en combustible donne lieu à des travaux de maintenance. Dans la mesure où il s'agit d'une phase importante dans l'activité des centrales, nous avons décidé de renforcer notre présence sur le terrain dans ce cadre.

Pour résumer, dans les années à venir, nous allons donc orienter notre action vers l'extension du contrôle pour couvrir les risques de fraude, renforcer l'approche graduée et amplifier nos contrôles de terrain.

L'appréciation que nous portons ne repose pas uniquement sur des éléments quantitatifs, car le nombre d'incidents constatés ne suffit pas à rendre compte, à lui seul, de la réalité du terrain, l'absence d'incident pouvant résulter d'un manque de transparence de l'exploitant. Nous prenons plutôt en compte un recoupement d'informations collationnées tout au long des inspections sur le terrain, de l'instruction des dossiers, de l'analyse d'éventuels incidents et des actions correctives résultantes. Bien sûr, cette appréciation est le fruit d'un jugement collectif.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Merci pour ces éléments précis sur les principes qui guident la politique de contrôle de l'ASN.

Monsieur le président, je vous laisse maintenant nous présenter votre rapport annuel.

M. Pierre-Franck Chevet. - L'année 2017 a été globalement satisfaisante, dans un contexte d'ensemble moins préoccupant qu'il y a quelques mois. Des bémols subsistent. Certaines installations nucléaires sont en bon état, comme celles de Chinon et de Fessenheim, alors que la centrale nucléaire de Belleville, plus en retrait qualitativement, a été placée sous surveillance renforcée, selon notre principe d'approche graduée. M. Villani a cité la société Cis Bio International. Nous exerçons une surveillance renforcée sur le site de Saclay, avec des mesures coercitives.

Le nombre d'incidents enregistrés durant l'année est resté stable, même si, encore une fois, ce genre de variations ne constitue pas un critère déterminant dans nos analyses. Il faut signaler des incidents de niveau 2 dans le domaine médical et dans celui des centrales nucléaires avec, notamment, le risque de rupture de la digue qui protège la centrale du Tricastin, mais également les problèmes rencontrés sur les diesels, et ceux liés aux réseaux d'incendie corrodés. Ces anomalies ont été détectées, ce qui est positif, car nous avons ainsi pu les traiter. En matière de sûreté, les choses ne se jouent pas uniquement à l'étape de la fabrication ; il faut aussi exercer un regard curieux sur les modalités d'exploitation et sur la manière dont le matériel est entretenu. C'est ainsi que la sûreté progresse.

En ce qui concerne EDF, nous resterons très vigilants sur la gestion et la conformité du matériel. Tous les incidents que je viens de citer étaient liés à des défauts de conception et de fabrication : au Tricastin, le problème était d'origine, et, pour les diesels, il s'agissait d'une mauvaise construction initiale. Il faudra prévoir un programme complet de révision de la conformité des tranches, notamment par rapport à leur référentiel initial. Dans le cas spécifique d'EDF, nous avons constaté des problèmes de maintenance sur des circuits annexes du circuit d'incendie qui ont indirectement des conséquences en matière de sûreté. Nous avons besoin d'y voir plus clair, et nous comptons sur EDF pour renforcer sa maintenance. L'entreprise devra également améliorer sa qualité d'exploitation, en gagnant en vitesse et en réactivité pour la détection, la déclaration, et le traitement des écarts, quels qu'ils soient. C'est un point central pour l'amélioration de la sûreté.

Néanmoins, le contexte est moins préoccupant qu'il ne l'était il y a encore quelques mois. Les anomalies sur les aciers ont été en grande partie traitées. Nous avons pris position, l'été dernier, sur la cuve de l'EPR de Flamanville. Nous avons été amenés à examiner tous les équipements susceptibles d'être affectés. L'hiver dernier, nous avons arrêté douze réacteurs pour contrôler certains générateurs de vapeur, ce qui a permis de traiter l'anomalie. Ces difficultés sont largement derrière nous.

Autre sujet - nous en parlions tout à l'heure à propos du Creusot : celui des irrégularités qui, pour le dire plus clairement, s'apparentent à des fraudes.

Le réexamen total, page à page, de l'ensemble des dossiers de fabrication a été entrepris à notre demande ; la moitié du travail a déjà été accomplie. Pour l'instant, le nombre d'anomalies constatées et posant problème en termes de sûreté est relativement restreint. En particulier, l'un des générateurs de vapeur de Fessenheim 2 a été examiné complètement et nous avons pu autoriser le redémarrage du réacteur. Il faut évidemment aller jusqu'au bout, mais le travail est en cours et se déroule de manière satisfaisante. On ne peut évidemment exclure a priori la découverte d'autres anomalies à cette occasion dans la moitié restante. Areva a prévu de terminer l'exercice de relecture complète de tous les dossiers de fin de fabrication à la fin de cette année.

Par ailleurs, s'agissant des réorganisations industrielles et des recapitalisations des principales entreprises, à savoir EDF et Areva, qui a désormais deux noms : Framatome et Orano, je les salue très positivement. La situation était évidemment préoccupante en termes de capacités techniques et financières desdites entreprises. Cette réorganisation, que j'appelais de mes voeux, va dans le bon sens. Nous veillerons à ce que les moyens financiers et humains ainsi que les compétences techniques soient affectés aux bons endroits.

J'ai déjà cité certains points de vigilance. Concernant les fraudes, un travail a été engagé en lien avec les industriels ; il se poursuit. Nous comptons arrêter un plan antifraude à la fin du premier semestre. Un certain nombre de mesures doivent encore faire l'objet de réflexions. L'une des idées, parmi d'autres, consiste à mettre en place un système organisé de lanceurs d'alerte. Dans quelles conditions ? Il faut organiser leur protection mais aussi la lutte contre les déclarations insincères qui pourraient être réalisées dans ce cadre. Les lanceurs d'alerte doivent aussi être responsabilisés. Le travail juridique est en cours. Détecter des fraudes n'a rien de simple : par définition, une fraude est intentionnelle et faite pour ne pas être détectée.

La présence sur le terrain des industriels eux-mêmes et de l'ASN, à un certain nombre de moments clés des opérations, doit être assurée. Il faut cibler les bonnes opérations, aux moments les plus critiques, eu égard aux risques de fraude.

Autre idée : des laboratoires extérieurs aux entreprises, agréés et indépendants, pourraient être chargés d'un certain nombre de mesures de contrôle. Cela rendrait les fraudes beaucoup plus difficiles.

Aucune mesure de ce programme que nous nous apprêtons à mettre en oeuvre n'est imparable à elle seule : seul un faisceau de mesures pourra rendre la fraude moins probable.

Toujours au chapitre des points de vigilance figure la prolongation des installations anciennes, notamment des réacteurs. Le parc industriel nucléaire français, l'un des plus grands au monde, a été construit de manière intense sur une période très courte, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. L'ensemble du parc a donc le même âge : il aura bientôt quarante ans. Ce n'est pas la fin de sa vie ; c'est néanmoins un âge respectable, qui nécessite de réexaminer la sûreté des installations.

Nous avons prévu de rendre, en 2020, un avis dit générique pour les réacteurs nucléaires les plus anciens, ceux de 900 Mégawatts, ce qui est cohérent avec le planning des visites décennales prévu par EDF. Le « retard » en la matière, que vous avez mentionné Monsieur le président, n'est pas un retard, mais un approfondissement. Il y a quatre ou cinq dossiers techniques très complexes à traiter ; nous attendons des compléments d'information de la part d'EDF pour former notre jugement sur cette prolongation.

Cette étape de l'avis générique sera suivie d'un examen, réacteur par réacteur, en fonction des spécificités de chaque site. La loi de transition énergétique a prévu que la décision de prolongation de chaque réacteur est soumise à notre autorisation et doit être prise après enquête publique. Il y aura donc une séquence d'enquêtes publiques, réacteur par réacteur.

Nous évaluons l'opportunité d'une prolongation dans la perspective d'une amélioration de la sûreté des réacteurs par rapport aux standards initiaux : ceux d'il y a quarante ans. Mais cette démarche ne trouve son plein sens que si, par ailleurs, les installations sont effectivement conformes aux standards initialement requis. Il est donc absolument nécessaire, à l'échéance des quatrièmes visites décennales, de revérifier la conformité des matériels.

Troisième point de vigilance : les grands chantiers, c'est-à-dire l'EPR, le réacteur Jules Horowitz et le projet ITER, les deux derniers cités étant implantés à Cadarache. Tous rencontrent des difficultés industrielles majeures, qui occasionnent des retards. Je mets de côté la question de la cuve de l'EPR de Flamanville, mais ces sujets peuvent avoir un impact en termes de sûreté : ces difficultés peuvent renvoyer à des problèmes de qualité ; or la qualité renvoie elle-même à la sûreté. Notre analyse est que ces difficultés sont principalement liées à une perte d'expérience : on n'a pas réalisé de chantier de cette ampleur et de cette complexité depuis très longtemps ; on est donc encore dans la phase de réapprentissage. C'est la principale explication.

Quant au chantier de l'EPR de Flamanville, il est dans sa dernière ligne droite, qui correspond à une phase de tests tout à fait normale pour un chantier de cette complexité. Nous sommes extraordinairement attachés à la qualité de ces essais, qui sont le moyen de tester le bon fonctionnement des matériels en conditions réelles, ou au plus près possible du réel.

Deux anomalies ont été récemment détectées. La première, touchant une partie des lignes secondaires, l'a été en février ; j'ai qualifié cette anomalie de sérieuse. Elle a été constatée au niveau de la sortie des générateurs de vapeur, sur des lignes très importantes qui traversent l'enceinte elle-même, pour rejoindre les turbines. Le concepteur a choisi de construire ces lignes en « exclusion de rupture », ce qui signifie qu'on doit exclure que ces tuyauteries rompent, et exige la plus haute qualité possible. Or ces prescriptions techniques, nécessaires pour rendre recevable l'hypothèse d'exclusion de rupture, n'ont pas été transmises au fabricant et, dès lors, pas mises en oeuvre. Le traitement de cette anomalie est en cours. En clair, nos exigences sont supérieures à celles de la réglementation de base relative aux équipements dits « sous pression nucléaires » ; mais ces exigences supérieures n'ont pas été transmises.

La deuxième anomalie, plus récente et également sérieuse, concerne non seulement les lignes que je viens de citer mais aussi les lignes qui renvoient l'eau en retour dans les générateurs de vapeur, c'est-à-dire l'ensemble de ce qu'il est convenu d'appeler « circuits secondaires principaux ». Autrement dit, les deux anomalies se juxtaposent partiellement.

Pendant la fabrication, lors des soudages de ces lignes, des contrôles doivent être effectués, étape essentielle pour obtenir des tuyauteries de qualité. Or EDF, au moment des ultimes contrôles avant démarrage de ces lignes - ces contrôles valent contrôles de référence pour tous les contrôles à venir pendant l'exploitation - a identifié des défauts qui n'avaient pas été vus lors des contrôles de fabrication. Aussi ont-ils décidé d'étendre ces contrôles à d'autres circuits.

Nous avons réalisé une inspection, sous la responsabilité de notre inspecteur en chef, mardi dernier. Nous avons rendu compte des premières conclusions que nous en tirions par une note d'information publiée hier. S'agissant des contrôles de fabrication qui ont laissé passer les défauts, nous avons constaté des problèmes d'organisation du travail et de conditions de travail ainsi qu'un clair défaut de surveillance de la part de Framatome et d'EDF : peu de contrôles de terrain étaient menés pour surveiller ces contrôles dits non destructifs, qui correspondent en quelque sorte à une « échographie » des soudures. Par ailleurs, nous n'avons pour l'instant pas d'explication claire sur l'absence de détection d'un certain nombre de défauts qui ont été repérés par la suite.

Quoi qu'il en soit, le point important est qu'il existe des défauts. Il faut donc trouver un moyen de les traiter. Nous attendons le bilan des contrôles prévus par EDF pour le courant du mois de mai. Nous nous prononcerons après avoir reçu une proposition de plan d'action. D'ores et déjà, nous avons demandé à EDF d'étendre le champ des investigations ; ont pour l'instant été identifiées, sur les circuits secondaires principaux, 150 soudures à revérifier.

Pour ce qui concerne les travaux post-Fukushima, nous avons déjà fait mettre en oeuvre, pour l'ensemble des installations nucléaires, des dispositions qui améliorent la sûreté, à un niveau globalement équivalent à celui prescrit à l'étranger, en Europe en particulier. L'ASN, en France, a demandé qu'on aille plus loin en réalisant des travaux plus lourds et plus pérennes de renforcement de la sûreté. Naturellement, il faudra quelques années pour atteindre le plein déploiement de ce que nous avons demandé, ces travaux devant être menés avec un haut niveau de qualité.

J'ai, tout à l'heure, parlé des incidents de niveau 2 dans le domaine médical, c'est-à-dire d'événements qui peuvent avoir un impact sur la santé des patients ou des travailleurs médicaux. Il y en a eu sept, c'est beaucoup : c'est davantage, par exemple, que le nombre total d'incidents de ce niveau ayant affecté les installations nucléaires de base, même si les échelles ne sont pas tout à fait comparables.

La vigilance est donc, là aussi, de mise. La radiothérapie est, par définition, un domaine à risques : elle utilise des rayonnements ultra puissants. Autre point de vigilance dans le domaine médical : les interventions radioguidées, sous imagerie. Le temps d'exposition y est relativement long ; il y a donc également des risques. Cette technique se développe à bon droit, au bénéfice des patients ; néanmoins, elle est relativement « dosante » pour les patients et pour les personnels.

Par ailleurs, on a toujours plutôt considéré que l'imagerie classique, autrement dit les scanners, était moins risquée que l'imagerie interventionnelle. Or, au centre hospitalier du Mans, une personne enceinte vient de subir 50 clichés là où un seul eût été suffisant - 50 fois la dose normale, cela fait beaucoup ! Suite à une inspection menée sur place, nous avons mis en ligne hier une note d'information détaillant les premières raisons connues de cet événement, qu'il faut éviter de laisser se reproduire.

Autre sujet de vigilance : la sécurité - nous entendons par sécurité la protection contre les actes de malveillance - des sources radioactives. Il s'agit d'engins de chantier que l'on utilise après avoir soudé des tuyaux en acier afin de vérifier par radiographie l'état de ceux-ci. Les sources radioactives utilisées sont assez puissantes ; elles pourraient faire des dégâts importants si elles tombaient entre de mauvaises mains. Il faut donc éviter ce genre de situation.

Ce sujet était initialement orphelin mais la loi de transition énergétique nous a confié le soin de contrôler la sécurité de ces sources. Nous sommes en phase d'élaboration du cadre réglementaire et procéderons aux premières inspections au deuxième semestre 2018, une fois les textes réglementaires publiés. C'est, pour nous, un premier pas dans le domaine de la protection contre les actes de malveillance. Nous n'en sommes cependant pas chargés pour les grosses installations.

Pour finir, j'aurai deux messages de long terme, à cinq ou dix ans. Le premier touche, pour partie, à la politique énergétique. Le parc des réacteurs nucléaires français est standardisé ; cette caractéristique a globalement représenté un avantage du point de vue de la sûreté - lorsqu'on détecte une anomalie, on généralise rapidement la correction. Mais il y a une contrepartie : la détection tardive d'une anomalie peut entraîner l'arrêt de plusieurs réacteurs en même temps. Nous l'avions dit clairement en 2013 à l'occasion de la préparation de la loi sur la transition énergétique. Au cours de l'hiver 2016-2017, nous avons arrêté, pour cette raison, douze réacteurs en même temps, et le réseau électrique a été en limite de stabilité, notamment au mois de février 2017, qui avait connu des températures basses. Même si on fait tout, en France, pour détecter et traiter les anomalies le plus tôt possible, personne ne peut exclure que nous puissions nous retrouver à nouveau dans une situation semblable. Par conséquent, il faut être très réactif sur le traitement des anomalies, d'où mon message sur le traitement des écarts. Mon message s'adresse aussi au Gouvernement : il faut concevoir le système électrique de sorte que celui-ci puisse faire face à l'arrêt simultané de dix réacteurs, pas immédiat mais dans une période assez courte. Il faut des marges quelque part, en consommation ou en production, correspondant à l'énergie produite par une dizaine de réacteurs.

Mon second message porte sur les déchets radioactifs : c'est un sujet de sûreté à long terme. Nous avons, en France, un plan de gestion de tous les déchets nucléaires qui est réévalué tous les trois ans, y compris par l'OPECST. Il a été annoncé que ce plan allait faire l'objet d'un débat public en fin d'année ; il s'agira d'un rendez-vous important.

Premier point : dans la perspective de futurs démantèlements de centrales, éventuellement en masse, il risque d'y avoir des volumes importants de déchets très faiblement radioactifs. La politique nationale actuelle consiste à centraliser ces déchets dans les installations de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), ce qui suppose de leur faire traverser la France. Ce n'est pas nécessairement la meilleure solution, en raison du coût et des risques liés au transport, des impacts environnementaux, etc. Dans ce contexte, des stockages locaux ou régionaux, évidemment adaptés à la nocivité des déchets, n'auraient-ils pas un sens ? C'est une vraie question, qui renvoie à ce que pensent nos concitoyens et les élus. Il faut en discuter.

Deuxième question, à l'autre bout du spectre : quelle solution de sûreté adopter pour les déchets radioactifs les plus nocifs, dits « de haute et de moyennes activités à vie longue » - on parle de centaines de milliers d'années ? C'est une question extraordinairement complexe. On sait évidemment construire des installations de stockage en subsurface - c'est l'une des idées mise en avant par certains opposants au projet Cigéo - mais ces installations reposent sur l'hypothèse que le béton et les colis en acier vont tenir dans la longue durée. Or personne n'est capable de garantir que des bétons ou des colis en acier tiennent au-delà de 100 ans, a fortiori pas jusqu'à 100 000 ans !

D'où la solution retenue internationalement comme référence : le stockage géologique profond, dont la sûreté est assurée à très long terme par la géologie. Comment peut-on exclure, est-il objecté à cette solution, que la science trouve, par exemple dans cent ans, une solution plus élégante ? Pour cette raison, la loi exige que le centre industriel de stockage géologique Cigéo soit réversible. Notre génération offre ainsi une solution viable et de long terme aux générations suivantes, tout en leur laissant la possibilité d'adopter plus tard une solution plus intelligente. Aussi, toutes les lois successives, et l'ASN y adhère pour des raisons de sûreté, ont bien confirmé que, pour l'instant, la seule option qui ait du sens est celle du stockage géologique, même s'il faut prouver, techniquement et financièrement, la faisabilité de sa réversibilité.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - L'ASN a un président, un directeur général et un collège. Comment la gouvernance de cette autorité fonctionne-t-elle ? Comment les carrières sont-elles gérées ? Qui vous saisit ? Quelles sont les responsabilités respectives du collège, du directeur général et du président ? Par ailleurs, quel type de relations entretenez-vous avec les acteurs du secteur nucléaire ? Avez-vous une obligation de réserve dans vos échanges avec eux, à l'image de ce qui se passe pour les parlementaires à l'égard des magistrats, par exemple ?

M. Pierre-Franck Chevet. - En tant que président, je peux dire que, en interne, tout se passe bien. Mais peut-être que d'autres ici présents peuvent en attester.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Autre question en rapport avec les autres acteurs : EDF lance la politique du grand carénage. Est-ce un sujet de réflexion pour vous ?

M. Pierre-Franck Chevet. - Pour moi, le grand carénage ne relève pas de la recherche : c'est le quotidien de nos inspections. Cela dit, la charge industrielle induite, qu'elle soit liée à l'après-Fukushima, au « grand carénage », ou aux travaux supplémentaires que nous allons demander pour autoriser les prolongations, est extrêmement lourde. En outre, le niveau de qualité demandé pour assurer la sûreté est une vraie question. EDF anticipe les grands travaux autant que possible, ce qui me semble opportun. Cela entraîne, pour nous, tout un travail d'inspection et d'instruction. On n'en est donc plus au stade de la recherche...

J'en reviens à la gouvernance. Une partie des services de l'ASN est déconcentrée et assure les inspections de terrain. Les services nationaux, dirigés par Olivier Gupta, directeur général, font plutôt de l'instruction technique et préparent les décisions, lesquelles passent ensuite devant le collège. Ce dernier ne participe pas à l'instruction ; il prend les décisions de manière collégiale, en présence des services, avec les contributions de l'IRSN.

M. Olivier Gupta. - J'aime utiliser l'analogie avec le monde judiciaire : les services de l'ASN instruisent les dossiers, qui font ensuite l'objet d'une délibération du collège, en présence des services ; c'est le collège qui endosse collectivement les décisions, conformément à la loi.

S'agissant des instructions qui portent sur le nucléaire médical, sur le nucléaire de proximité ou sur les équipements sous pression nucléaires, nous avons, en interne, la capacité de réaliser les expertises par nous-mêmes. C'est aussi le cas pour les équipements sous pression nucléaires. Sur beaucoup d'instructions, en revanche, nous avons recours aux lumières techniques de l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), à l'image de ce qui se passe pour un magistrat recevant d'un expert près son tribunal un éclairage technique sur un dossier.

M. Pierre-Franck Chevet. - Il y a aussi des groupes permanents d'experts, constitués de « sages techniques », qui interviennent sur les dossiers les plus complexes.

Autre élément concernant la gouvernance : deux des cinq commissaires du collège sont plutôt du monde médical, et trois, dont je suis, viennent du monde de la sûreté et des ingénieurs. La règle non écrite, que nous nous imposons est que nous délibérons ensemble sur toutes les décisions, en recherchant le consensus absolu. De fait, nous avons toujours respecté cette règle du consensus, quitte à prendre un peu plus de temps pour discuter. La décision est ensuite assumée par chacun d'entre nous.

Pour ce qui concerne les relations avec les autres acteurs du nucléaire, j'ai découvert, à ma prise de fonctions, un système complexe et complet, très structuré, de relations avec l'ensemble des exploitants nucléaires. Évidemment, ce n'est pas parce qu'on échange beaucoup qu'on est toujours d'accord !

Nous échangeons également régulièrement avec les organisations non gouvernementales (ONG) et, au niveau de leur instance nationale, avec les commissions locales d'information sur le nucléaire.

Vous m'avez également, il me semble, interrogé sur le déroulement des carrières au sein de notre institution.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Absolument : je souhaiterais connaître le parcours professionnel des agents de l'ASN, en amont comme à l'issue de leur mission en son sein. Vous avez, monsieur Gupta, comparé vos procédures à celles de la justice. J'userais du même parallèle en matière de ressources humaines : exception faite des prud'hommes et des tribunaux de commerce, les magistrats sont de carrière. Qu'en est-il de vos troupes ?

M. Olivier Gupta. - L'ASN emploie environ 500 personnes : la moitié au sein des onze divisions nucléaires en région, sur des tâches d'inspection et de contrôle de terrain, l'autre au siège, en charge de l'instruction des dossiers. Nous accueillons majoritairement des ingénieurs fonctionnaires du corps de l'industrie et des mines, qui ont exercé des fonctions dans le domaine du contrôle des activités à risque, notamment dans les directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL), ou sur des sites dits Seveso. Nous comptons également des médecins et des pharmaciens inspecteurs du ministère de la santé, ayant souvent exercé dans les agences régionales de santé (ARS), des agents mis à disposition de l'ASN par l'IRSN et par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), correspondant à environ 10 % des effectifs, ainsi que quelques contractuels. Leur statut, consolidé par une charte de déontologie et la présence d'un référent dédié, garantit une indispensable indépendance vis-à-vis des industriels.

M. Bruno Sido, sénateur. - Ma question s'inscrit dans le prolongement des interrogations de Gérard Longuet. L'interdiction du cumul des mandats procure l'avantage de dégager quelque temps pour la lecture... J'ai ainsi récemment pris connaissance d'un ouvrage édifiant, qui m'avait été offert par son auteur, François Lévêque, un professeur d'économie. J'y ai appris que le drame de Fukushima pouvait être imputé à des négligences humaines : une centrale identique, proche d'une cinquantaine de kilomètres, n'a pas connu pareille catastrophe. Son directeur, rigoureux, avait appliqué à la lettre, voire avait précédé, les recommandations de l'autorité de sûreté nucléaire japonaise. Celle-ci n'est pas non plus exempte de critiques : ses directeurs finissaient souvent leur carrière dans l'industrie...

L'ASN est une autorité indépendante et cette qualité est indispensable ! Estimez-vous que la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire, dont j'étais co-rapporteur, a été trop promptement débattue par le Parlement ? Ses dispositions relatives à l'indépendance de l'ASN sont-elles suffisantes ? Avez-vous des propositions pour améliorer la réglementation en la matière ? Cet impératif est essentiel pour la sûreté nucléaire : l'ASN doit être insoupçonnable pour faire appliquer ses recommandations et injonctions. Si la filière nucléaire veut survivre, la sûreté doit être absolue !

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Vous êtes, Monsieur Chevet, dans la dernière année de votre mandat de président. Vos recommandations ont dès lors un goût de message testamentaire solennel... Au crépuscule de votre mandat, quels conseils donneriez-vous à votre successeur ? S'agissant de la gouvernance et du périmètre de compétence de l'ASN, dont je dois m'entretenir prochainement avec ma collègue Émilie Cariou, qui suit à l'Office à l'Assemblée nationale les questions relatives au nucléaire, vous avez évoqué, même si vous n'avez pas directement en charge la sécurité, à la fois la sûreté et la sécurité à propos des sources radioactives. Considérez-vous qu'il faille intégrer la sécurité à vos missions ? Il me semble que sûreté et sécurité adoptent des thèmes communs ou qui s'éclairent mutuellement. Comment expliquez-vous cette distinction opérationnelle ?

M. Claude de Ganay, député. - Je suis membre de la commission d'enquête sur la sûreté et la sécurité des installations nucléaires, installée par l'Assemblée nationale le 31 janvier 2018. Naturellement, aucune conclusion n'a encore été formulée mais certains députés envisageraient de confier la sécurité à l'ASN. À titre personnel, j'y étais jusqu'alors plutôt opposé en raison du risque de confusion des missions avec les exploitants de site. Quelle est votre opinion sur cette éventualité ?

M. Pierre-Franck Chevet. - La perspective de l'échéance de mon mandat de président ne me donne pas, Monsieur Sido, plus de liberté : je me sens libre dans mes propos depuis l'origine. Pour vous répondre, cependant, pour assurer encore davantage l'indépendance de l'ASN, il faudrait envisager de modifier son financement. Non pas que nous manquions de moyens - nous sommes d'ailleurs en discussion pour obtenir quinze postes supplémentaires - mais nos ressources sont fixées par le mécanisme budgétaire qui, par nature, peut affaiblir ou conforter notre institution. Certes, les gouvernements successifs ont veillé à notre dotation, mais il serait judicieux de pouvoir adapter nos ressources à nos besoins, qui peuvent varier. Je prône, à cet effet, l'affectation d'une taxe, sous le contrôle direct du Parlement s'agissant de son utilisation. Le procédé n'est, j'en ai conscience, guère orthodoxe d'un point de vue budgétaire mais il garantit l'indépendante. Nous évoquons cette hypothèse depuis déjà quatre ans...

La « magistrature technique » de l'ASN s'appuie sur la compétence, au fondement de ses décisions. Afin de la garantir, il est essentiel d'assurer la stabilité professionnelle de nos agents en augmentant la durée d'occupation des postes. Mon testament réside dans les recommandations que je viens d'évoquer. Quant à la politique de contrôle, le dispositif conçu en 2017 a été pensé pour l'avenir.

S'agissant de l'élargissement des compétences de l'ASN à la sécurité, je rappellerai que mes homologues disposent, dans les autres pays, de la double mission de sûreté et de sécurité, y compris lorsqu'ils dirigent une autorité indépendante. À propos, par exemple, des piscines de stockage des combustibles, entourées de larges épaisseurs de béton et disposant de circuits afin de les ravitailler en eau en cas de fuite de toutes sortes, la prévention des incidents relève à la fois de la sûreté et de la sécurité. Dans le cadre de son appui technique, l'IRSN dispose d'ailleurs de la double compétence. Cette réforme, bien qu'inéluctable, ne constitue néanmoins nullement une urgence, les aspects sécuritaires étant traités au sein du ministère de l'écologie. En matière de sécurité, les informations sont classifiées. Il me semblerait utile d'habiliter quelques parlementaires à en avoir connaissance afin de les installer comme tiers de confiance, entre les experts et l'opinion.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Nous réfléchissons à cette hypothèse, sur le modèle de la délégation au renseignement.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice. - Votre expertise est particulièrement intéressante. Je souhaite, pour ma part, vous interpeller sur la situation du fort de Vaujours, qui a longtemps abrité des expériences du CEA. Le site a été décontaminé à son départ et le terrain racheté par la société Placoplatre, en vue d'exploiter une carrière de gypse. Après la découverte d'objets contaminés à l'uranium, les travaux de démolition du fort ont été interrompus, et l'ASN est intervenue pour inspecter le site. Riverains, élus et experts estiment néanmoins que des zones d'ombre persistent et exigent la levée du secret-défense concernant les travaux menés par le CEA, d'autant qu'un nombre élevé de cancers a été observé chez les riverains.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Vous avez expliqué votre approche graduée ainsi que la répartition des contrôles entre l'ASN et les exploitants. J'ai eu l'impression - et j'en suis choquée - que la fraude était fort répandue parmi les exploitants. Est-ce vraiment la réalité ? Êtes-vous amenés à rechercher ces fraudes, comme le fait la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ? Vous avez clairement exprimé votre position sur les déchets de Cigéo. L'ASN pourrait-elle être davantage entendue sur ce dossier ? Vous avez enfin évoqué la situation de la centrale du Tricastin qui, comme la majorité de nos sites nucléaires, date de quarante ou quarante-cinq ans, quand les exigences et les critères de construction étaient différents. Ces constructions ne peuvent-elles pas être renforcées et améliorées, à l'instar d'autres bâtiments, édifiés à la même époque et souffrant de faiblesses similaires ?

Mme Angèle Préville, sénatrice. - Merci pour cet exposé très clair. Où en sommes-nous des projets de démantèlement ? Ils produiront d'importants volumes de terre excavée, et des déchets de faible activité en grande quantité. Sont-ils planifiés ? Selon quels scénarios ?

Le débat public sur Cigéo aura lieu en 2018 mais le projet semble avoir pris beaucoup de retard. Cela aura-t-il des incidences sur le stockage et, si oui, lesquelles ? Des tranches d'entreposage devaient être prévues pour pallier ce décalage dans le temps. Vous dites envisager de stocker localement les déchets de faible activité. Les Français doivent certes prendre davantage conscience de leur responsabilité en la matière, ce que ne facilite pas la solution Cigéo dans la Meuse - notamment pour ceux qui, comme moi, habitent dans le Lot -, mais les stockages locaux ne posent-ils pas un problème d'acceptabilité ? Sur ces aspects, le débat public sera très important.

M. Bernard Jomier, sénateur. - Lors de votre audition du 30 novembre dernier, vous nous aviez dressé un constat que vous qualifiiez alors de préoccupant, car il restait beaucoup de mesures à prendre, d'actions à conduire en matière de sûreté, la situation financière des opérateurs n'étant pas satisfaisante. Vous vous félicitez à présent de la réorganisation industrielle en cours, mais améliore-t-elle la situation financière des opérateurs ? Comment évoluera le coût de la sûreté nucléaire dans les années à venir ?

Vous nous parliez aussi, à l'époque, de falsification de documents qui vous avait conduits à saisir le parquet. Où en est cette affaire et avez-vous modifié en conséquence les dispositifs de prévention ou de correction d'éventuelles actions frauduleuses ?

Enfin, vous nous disiez avoir plus de deux millions de pages de dossiers de fabrication à relire. Si j'ai bien compris, vous en avez lu la moitié en quatre mois, ce dont je vous félicite ! Est-ce à dire que vos moyens sont suffisants ou bien cette tâche a-t-elle été déléguée aux opérateurs ?

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Vous avez, en effet, indiqué avoir saisi le parquet. Que ce soit pour des plaintes au pénal ou des actions au civil, l'outillage législatif est-il suffisant en la matière ? Y a-t-il lieu, compte tenu du caractère sensible des conséquences de telles falsifications, de modifier la loi en vigueur ?

Les volumes de dossiers de fabrication à relire sont, en effet, considérables. Un appui logiciel est-il envisagé pour aider les enquêteurs humains qui travaillent sur ce sujet ?

La question du danger des déchets bitumés s'est invitée dans certains journaux grand public. Elle combine la complexité des matériaux radioactifs et celle des bitumes, dont les réactions à très long terme ne sont pas simples à anticiper. Le CEA et l'IRSN ne semblent pas sur la même longueur d'ondes. La Commission nationale d'évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2) nous a suggéré, lors de son audition au mois de novembre dernier, que soit mise en place une expertise internationale indépendante sur le sujet. Où en est votre réflexion et quelles actions seront entreprises en la matière, en collaboration avec la CNE2 ?

Dernier sujet dans l'actualité : celui des petits réacteurs modulables, ou small modular reactors, qui permettraient une production en usine assez standardisée de modules, pour lesquels le problème de la variabilité ne se poserait pas avec la même acuité que pour les très grands projets. Quel est l'état de votre réflexion sur ce sujet et sur les enjeux de sûreté et de sécurité rattachés ?

M. Pierre-Franck Chevet. - Une précision importante : aujourd'hui, les déchets de moyenne ou haute activité et à vie longue ne sont pas à l'abandon ! Ils sont stockés à divers endroits et sous contrôle, sans que cela pose de difficulté technique. Le problème technique survient lorsque l'on imagine la solution, que nous appelons définitive, du stockage de déchets qui resteront radioactifs pendant au moins cent mille ans.

Les déchets bitumés sont un point critique, nous l'avons souligné. Il ne s'agit pas des déchets de moyenne ou haute activité et à vie longue évoqués précédemment mais de ceux encapsulés dans une matrice en bitume, produits depuis plus de cinquante ans. La question est de savoir ce que l'on a mis dedans. L'assurance qualité des déchets bitumés les plus récents est suffisante ; en revanche, pour les déchets plus anciens, la question de leur contenu se pose. La discussion technique se poursuit entre le CEA, l'ANDRA et l'IRSN. Je crains qu'il faille élaborer deux approches distinctes selon l'ancienneté des déchets. Il serait raisonnable de chercher un procédé permettant, sous réserve que ce soit sans dommage pour l'environnement, de prétraiter ces déchets avant de les envoyer à Bure.

Le projet Cigéo n'accuse pas un retard si important. Les délais fixés par le Parlement sont respectés. Avant la demande d'autorisation de création, le législateur devait définir la réversibilité : il l'a fait en 2016. Nous nous sommes prononcés en début d'année sur les options de sûreté, c'est-à-dire les grandes indications en matière de design et de sûreté. La prochaine étape sera la demande d'autorisation de création, qui doit être déposée par l'ANDRA en 2019.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Bruno Sido et moi-même accueillons Cigéo à la lisière de nos départements respectifs. C'est une question d'intérêt national et aussi une opportunité pour le développement local. Nous ne sommes pas pressés, car il faut que les choses soient bien faites. Nous attendons bien parfois trente ou quarante ans certaines déviations de village, nous pouvons donc accepter un retard de quelques années pour Cigéo ! S'il faut attendre pour rendre le projet incontestable, nous attendrons.

M. Pierre-Franck Chevet. - Le risque soulevé sur le site nucléaire du Tricastin était celui d'un séisme de type Fukushima. Travaillant pour la protection des personnes, nous informons les citoyens des risques - les exploitants ont d'ailleurs la même obligation - selon leur importance. J'aimerais bien que l'on puisse ordonner les découvertes d'anomalies, mais si une telle liste existait, cela ferait apparaître une cachotterie punissable des industriels. La seule méthode permettant de mettre au jour des défauts de conformité initiale consiste à faire les vérifications nécessaires, circuit par circuit, et réacteur par réacteur. Nous en discutons avec EDF et communiquerons naturellement sur toute découverte que nous serons amenés à faire.

Le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) consiste à lister les déchets de tous types et leur volume connu ; on peut alors évaluer les besoins de stockage. J'espère que le débat public à venir suscitera de nombreuses contributions, car c'est un outil utile pour discuter des incertitudes et des scénarios envisageables.

Nous avons, en effet, de plus en plus de travail, car les points de vigilance se multiplient. Certains s'éteignent certes mais, globalement, les dossiers compliqués s'accumulent - ainsi des nouvelles anomalies sur l'EPR. Sans me prononcer sur les montants qui nous sont alloués, je me réjouis que nos moyens progressent. Au-delà de l'aspect financier, nos compétences techniques s'enrichissent : celles de Framatome, filiale d'EDF, nous seront utiles pour les grands chantiers à venir - petits réacteurs modulables, grand carénage ou tout autre chantier de travaux lourds exigeant des compétences en termes de design. Les partager est une bonne idée sur le plan technique.

Les coûts de la sûreté ont vocation à augmenter car, historiquement, les exigences de sûreté n'ont cessé de s'accroître, et je n'imagine pas, à l'avenir, de bouleversement philosophique qui conduirait à les diminuer, ni la découverte de la panacée en matière de sûreté. Les problèmes de coûts et de retards proviennent en partie des améliorations techniques, mais surtout des pertes d'expérience - nous l'avons observé sur le parc actuel.

Les small modular reactors ont un intérêt industriel, c'est vrai. Nous y voyons surtout un intérêt en termes de sûreté, du fait de leurs caractéristiques. Ils pourraient, par exemple, fonctionner en mode passif, sans ajout d'énergie et, donc, s'auto-refroidir. Ils présentent toutefois des inconvénients : comment imaginer une salle de commande pilotant douze petits réacteurs ? Nous en discutons avec les porteurs de projets, notamment français. Nous en sommes toutefois à un stade du design encore peu avancé, ce qui n'alimente guère notre réflexion, mais sommes demandeurs d'améliorations.

Non, il n'y a pas de fraude à tous les étages. Il y en a eu, certes, au Creusot par exemple, où EDF a renforcé son dispositif anti-fraude, mais ce n'est pas généralisé. Dans une petite portion des activités nucléaires, le risque existe, et exige un dispositif adapté. En tant qu'autorité administrative indépendante, l'ASN respecte le travail de la justice. L'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique a commencé à auditionner le personnel du Creusot. Parmi les améliorations souhaitables que nous avons identifiées, aucune ne semble du domaine de la loi. Renforcer la présence sur le terrain, par exemple, est d'ordre réglementaire, tout au plus.

La relecture de deux millions de pages implique, en réalité, près de 150 experts, embauchés par les industriels eux-mêmes. Le travail a commencé en début d'année dernière, et devrait s'achever à la fin de cette année.

M. Christophe Kassiotis, directeur des déchets, des installations de recherche et du cycle de l'ASN. - Nous suivons la situation du fort de Vaujours. Les activités historiques que vous évoquez ont conduit à des pollutions complexes à l'uranium naturel et appauvri, très étendues et extrêmement difficiles à mesurer. L'ASN n'est toutefois pas autorité de contrôle sur ce site : elle intervient dans son champ de compétence, à la demande du préfet, pour vérifier que les aspects de radioprotection sont traités correctement. En 2017, les deux inspections que nous avons réalisées, ainsi que l'expertise indépendante demandée par le préfet, ont révélé que c'était le cas. Soucieuse de l'information du public, l'ASN présente toutes ses actions lors des réunions de la commission de suivi du site.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Nous vous remercions.

Examen d'une note courte sur les chaînes de blocs (blockchains) - Rapporteurs : Mme Valéria Faure-Muntian et M. Claude de Ganay, députés, et M. Ronan Le Gleut, sénateur

M. Claude de Ganay, député. - Je rappelle, à titre liminaire, que notre travail répond à une demande de la mission d'information commune créée à l'Assemblée nationale sur « les usages des blockchains et autres technologies de certification de registres », présidée par notre collègue Julien Aubert. Cette note courte sera suivie d'une note plus développée d'ici la fin du mois de mai.

Nous nous sommes répartis cette présentation de la manière suivante : je reviendrai sur les origines des blockchains ou chaînes de blocs, Ronan Le Gleut décrira leur fonctionnement de manière détaillée et Valéria Faure-Muntian abordera, pour conclure, la question de certains enjeux technologiques, à savoir le défi de la capacité des blockchains à monter en charge, les smart contracts ou contrats intelligents, la distinction entre blockchains publiques et blockchains privées et, enfin, la question de leur consommation énergétique.

Pour comprendre ces technologies, nous proposons une définition : les chaînes de blocs ou blockchains sont des technologies de stockage et de transmission d'informations permettant la constitution de registres répliqués et distribués, sans organe central de contrôle, sécurisées grâce à la cryptographie et structurées par des blocs liés les uns aux autres, à intervalles de temps réguliers. Pour comprendre le fonctionnement de ces registres informatiques, utilisés dans des réseaux décentralisés pair à pair (peer to peer), et qui forment les technologies sous-jacentes aux cryptomonnaies, il est nécessaire de revenir à leurs origines. Les cryptomonnaies s'inscrivent dans le sillage du mouvement pour le logiciel libre et de la communauté « cypherpunk ». Le mot-valise « cypherpunk » est formé à partir de l'anglais cipher ou chiffrement et « cyberpunk », lui-même issu des mots cybernétique et punk et renvoyant à des oeuvres de fiction dystopiques basées sur les technologies.

Ces deux communautés, qui peuvent se recouper, étaient depuis longtemps désireuses d'utiliser les technologies de chiffrement pour créer un outil de paiement électronique et garantir des transactions anonymes. Les premières tentatives ont été des échecs. C'était le cas de e-cash et digicash en 1983 et 1990 avec David Chaum, puis en 1998 de b-money avec Wei Dai et, surtout, de bitgold avec Nick Szabo. L'invention de hashcash par Adam Back en 1997 avait pourtant marqué un progrès avec l'idée de valider les transactions par la résolution de fonctions de hachage cryptographiques, appelées « preuves de travail ». L'objectif de ces technologies est de rendre inutile l'existence d'un « tiers de confiance », en recourant à un système de confiance distribuée permettant de constituer une sorte de « grand livre comptable » infalsifiable.

L'obstacle à lever résidait dans le problème de la double dépense, c'est-à-dire le risque qu'une même somme soit dépensée deux fois et, plus généralement, dans celui de la tolérance aux pannes, qu'elles soient accidentelles ou malveillantes : ce qu'on appelle en informatique le problème des généraux byzantins1(*).

La réponse à ces difficultés est apportée en 2008 dans un article de Satoshi Nakamoto, pseudonyme du collectif des fondateurs du bitcoin et de la première blockchain. Cet article décrit le fonctionnement d'un protocole infalsifiable utilisant un réseau pair à pair - la blockchain - comme couche technologique d'une nouvelle cryptomonnaie - le bitcoin.

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - Le bitcoin repose sur un protocole sous-jacent appelé blockchain : il est le premier cas d'usage de cette technologie. On parle de chaînes de blocs ou blockchains car les transactions effectuées entre les utilisateurs du réseau sont regroupées par blocs « horodatés » : ces transactions reposent sur une cryptographie asymétrique, avec une paire de clés, l'une privée et l'autre publique.

Une fois le bloc validé grâce à une « méthode de consensus », appelée « preuve de travail » (proof of work) dans le cas du bitcoin, la transaction devient visible pour l'ensemble des détenteurs du registre, qui vont alors l'ajouter à leur chaîne de blocs. Je précise que chaque bloc possède un identifiant chiffré, appelé « hash », car l'algorithme de chiffrement utilisé est appelé « fonction de hachage ». Dans le cas du bitcoin, cet algorithme s'appelle SHA-256, pour Secure Hash Algorithm-256, ainsi nommé car il produit des hashs d'une taille de 256 bits.

La preuve de travail suppose la réussite à une épreuve cryptographique dénommée « minage » : elle consiste en la résolution par certains utilisateurs du réseau appelés mineurs, de problèmes utilisant les fonctions de hachage. Il faut noter que cette opération, très coûteuse en puissance de calcul informatique, est motivée par l'obtention d'une récompense en bitcoins par le mineur gagnant. La rémunération des mineurs est complétée par des frais prélevés sur les transactions qu'ils intègrent à chaque nouveau bloc. L'organisation des mineurs en groupements ou « pools » induit le risque qu'une majorité organisée oriente la validation des blocs.

La confiance des utilisateurs dans le système étant un objectif partagé par les mineurs, celle-ci est censée suffire à garantir le respect des règles, dans une logique de « main invisible » protégeant les intérêts privés. Quatre pools dont trois chinois assurent aujourd'hui plus de 60 % de la puissance de calcul nécessaire à la blockchain du bitcoin et pourraient utiliser cette position dominante contre l'intérêt des autres utilisateurs.

D'autres méthodes de consensus que la « preuve de travail » existent mais elles sont souvent plus centralisées, la principale alternative, qui présente aujourd'hui un risque plus grand d'utilisation malveillante, est la « preuve d'enjeu », appelée aussi « preuve de participation » (proof of stake), basée sur la possession de cryptomonnaies mises en séquestre.

Ma dernière remarque porte sur la manière de modifier les règles régissant une blockchain, on parle alors d'embranchement ou fork. Toute personne peut proposer des modifications mais elles émanent le plus souvent de quelques développeurs : un noyau d'une quarantaine dans le cas du bitcoin. On distingue deux types d'évolutions : les soft forks, lorsque les blocs produits sous la nouvelle version peuvent être ajoutés par des noeuds fonctionnant encore sous l'ancienne version, et les hard forks, lorsqu'une telle rétrocompatibilité est impossible. Lorsqu'ils ne sont pas adoptés à l'unanimité, ces hard forks peuvent donner naissance à des blockchains alternatives et indépendantes de la version originelle. En 2017, bitcoin cash et bitcoin gold sont ainsi nés de hard forks du bitcoin d'origine.

Mme Valéria Faure-Muntian, députée. - J'en arrive à certains enjeux technologiques des blockchains, à savoir le défi de la capacité des blockchains à monter en charge, les smart contracts, la distinction entre blockchains publiques et blockchains privées et la question de leur consommation énergétique.

La capacité à faire face à une augmentation du nombre de transactions, appelée « scalabilité », constitue l'un des principaux défis pour les blockchains, à commencer par celle du bitcoin. Ce défi a conduit à accélérer la naissance d'autres cryptomonnaies, dites alternatives (« altcoins »), plus de 1 500 à ce jour. Il a également mené à des innovations encore souvent peu matures d'un point de vue technologique. Bien que le rôle de la blockchain en tant que technologie sous-jacente des nombreuses cryptomonnaies soit aujourd'hui dominant, ses protocoles se déclinent dans de nombreux secteurs et pourront donner naissance à des applications nouvelles variées, dépassant le cadre strict de la finance : par exemple, des services d'attestation et de certification pouvant concerner l'état civil, le cadastre, des contrats de type notarié ou, encore, des mécanismes de protection de la propriété intellectuelle. Mais peu d'applications conjuguent, à ce jour, pertinence de l'usage et maturité technologique suffisante.

On peut relever que la blockchain Ethereum offre une infrastructure adaptée à des outils tels que les smart contracts, codes informatiques qui ne sont pas des contrats au sens juridique et qui peuvent s'exécuter après avoir été écrits dans une blockchain. Par rapport à des programmes classiques, les smart contracts présentent l'avantage de bénéficier des caractéristiques particulières de la blockchain. Ainsi, leur exécution est irrémédiable et leur code est vérifiable librement par les noeuds du réseau. Ils permettent aussi de placer des fonds sous séquestre de manière vérifiable. J'indique que l'exécution de la plupart des smart contracts reste conditionnée par l'apport et l'export d'informations : que ce soit pour relever une température, livrer un colis, prouver la réalisation d'un travail, ou donner l'heure d'arrivée d'un avion, un tiers, qualifié d'oracle dans l'écosystème Ethereum, doit faire le lien entre la blockchain et le reste du monde, ce qui s'apparente au retour d'un « tiers de confiance », alors que la blockchain devait permettre de s'en passer.

La distinction entre blockchains publiques et blockchains privées ne repose pas sur une distinction entre blockchains de personnes publiques et blockchains de personnes privées mais sur le caractère ouvert (permissionless) ou fermé (permissioned) de la blockchain. Un débat existe pour qualifier les blockchains privées de « vraies » ou de « fausses » blockchains, sachant que créer un produit recourant à ces technologies est aussi un enjeu de marketing : le recours aux blockchains pour certaines applications ne semble pas toujours justifié, les fonctionnalités offertes par les bases de données partagées et sécurisées existantes apparaissant, en effet, suffisantes à leur réalisation, d'autant plus que des technologies alternatives de registres distribués sont en développement. Le succès des levées de fond spécifiques à l'écosystème des cryptomonnaies, appelées ICO pour Initial Coin Offering, interroge également : sont-elles vraiment rationnelles ?

Nous estimons qu'un regard distancié paraît nécessaire, en raison des effets de mode propres aux écosystèmes entrepreneuriaux qui ne s'accompagnent pas toujours d'innovations aussi majeures que celles annoncées.

Je souhaite conclure avec les enjeux énergétiques et environnementaux des blockchains, surtout pour celles fondées sur la preuve de travail : les besoins en électricité des blockchains sont considérables. Leur estimation fait l'objet de débats mais la consommation pour le seul bitcoin est d'au moins 24 TWh/an, ce qui représente la production totale annuelle de 3 réacteurs nucléaires de 8 TWh. Depuis la création du bitcoin, ces besoins ne font qu'augmenter de manière quasi-exponentielle. L'impact en termes d'émissions de gaz à effet de serre est d'autant plus important que les groupements de mineurs sont surtout établis en Chine, pays qui présente, pour sa production électrique, l'intensité carbone la plus élevée au monde. J'espère que cette note contribuera à ce que la recherche relève ce défi de la consommation énergétique des blockchains.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je remercie nos trois collègues qui ont fait un travail impressionnant et qui ont un avantage sur nous, celui de maîtriser ce sujet, qui est à la fois passionnant et vertigineux. Il est difficile de comprendre parfaitement les contraintes et les perspectives des blockchains. L'une des premières pistes consiste à supprimer le tiers de confiance, ce qui est une idée relativement séduisante, de nature à remettre en cause les organisations administratives ou privées tout en apportant une réponse convaincante. La deuxième piste intéressante est celle de la contestation du monopole de certaines fonctions exercées par les pouvoirs publics, à commencer par la création de monnaie. Il s'agirait d'échapper au système centralisé des monnaies nationales, comme le dollar, ou internationales, comme l'euro. Est-ce que vous avez réfléchi sur ces deux aspects ? Le premier porte sur la question du tiers de confiance et, donc, de l'administration, y compris l'administration fiscale, ou de quasi-administrations comme les notaires pour la gestion des actifs immobiliers. Le deuxième revient à se demander si le regard un peu goguenard sur ce type de monnaie des autorités monétaires centrales, y compris de la Banque de France - je l'ai vu à la commission des finances du Sénat - est justifié ou s'il faudrait mieux se méfier de ce système, qui peut déborder rapidement ces autorités, dans une société où le numérique permet à la fois de ficher tout le monde et de libérer chacun des systèmes de contrôle centralisés.

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - Ces questions ont plus que du sens, elles touchent véritablement le fondement même des problématiques soulevées par les technologies blockchains. Premièrement, il me semble important de dire qu'il s'agit d'un sujet de la plus grande importance. Quelques chiffres pour en témoigner : la valorisation actuelle de l'ensemble des crypto-actifs est de 271 milliards de dollars, 123 milliards de dollars pour le bitcoin seul, pour l'ether, qui est la deuxième cryptomonnaie, 39 milliards de dollars et pour le ripple, qui est la troisième, 19 milliards de dollars. Vous avez employé le mot vertigineux, nous y sommes. Il faut mesurer à quel point le sujet est sérieux.

Ensuite, la question du tiers de confiance est effectivement essentielle parce qu'on a affaire à quelque chose de révolutionnaire. Ce en quoi croient les libéraux depuis toujours, c'est-à-dire l'idée minoritaire selon laquelle il peut y avoir une forme d'autorégulation et que la « main invisible » d'Adam Smith existe, semble fonctionner depuis dix ans avec la blockchain du bitcoin. Son invention remonte à un papier publié sur internet en 2008 et sa mise en oeuvre à 2009. Aujourd'hui, en 2018, il y a eu certes des tentatives de déstabilisation, mais ce système fonctionne et s'autorégule depuis dix ans. On a donc affaire à quelque chose de phénoménal, qui prend des dimensions économiques considérables et qui fonctionne sans tiers de confiance.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Dans un monde où des systèmes informatiques de très grande puissance, y compris les systèmes de services de renseignement théoriquement fiables comme ceux de la CIA ou de la DGSE, sont piratés par des intervenants extérieurs, on a peine à croire qu'une chaîne de blocs suffise à échapper à cela et que le contrat que l'on va y écrire ne va pas être, à un moment ou un autre, modifié ou dénaturé par une entité extérieure.

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - Je précise qu'il y a, tous les jours, des tentatives pour faire exploser ce modèle de chaînes de bloc et qu'il y a aussi, tous les jours, des développeurs qui adaptent le système. En fait, deux sujets doivent être distingués : la dimension technique et la dimension philosophique. Quand on interroge les acteurs, il y a une dimension philosophique évidente à leur action : ils y « croient », et quand on interroge un certain nombre de gens qui pourraient être, aujourd'hui, potentiellement riches en vendant leurs bitcoins et qui ne veulent pas le faire, on constate qu'ils défendent l'idée qu'on peut avoir un système autorégulé et qu'ils ne veulent pas fragiliser un projet auquel ils croient. Ce système repose sur une part de conviction : le soutien à cette technologie est lié à l'idée que le monde peut fonctionner sans tiers de confiance et, qu'à la place, il peut y avoir un système de confiance mutuelle. Cette dimension philosophique est absolument essentielle dans le succès et la compréhension de la blockchain. Sur la dimension technique, j'observe que la blockchain est attaquée tous les jours et qu'en faire un bilan dix ans après permet de se rendre compte que ce système a tenu. Il n'est évidemment pas inattaquable, car aucun système ne l'est, mais il se trouve qu'il a tenu jusqu'à aujourd'hui. Il faut aussi savoir qu'il évolue plusieurs fois par an : les développeurs se mettent d'accord sur des évolutions qui font progresser le modèle de départ, les soft forks dont j'ai parlé tout à l'heure.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - C'est une communauté ou une organisation ?

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - On touche là un point fondamental : ce n'est pas une organisation mais une communauté de gens qui y croient et qui veulent que ça fonctionne. Ils travaillent donc, souvent d'ailleurs gratuitement, pour apporter des modifications au code informatique de départ qui, donc, s'améliore progressivement et a fait la démonstration de sa solidité.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - C'est une communauté autogérée ?

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - Absolument, cette communauté est autogérée en permanence autour de forums des développeurs, dont un a été mis en place par le créateur du bitcoin lui-même. Ce créateur mystérieux, dont on ne connaît pas l'identité, est en fait probablement un groupe de cinq ou six experts qui ont travaillé ensemble, unis par une philosophie commune. L'idée de forum correspond à la possibilité, pour les développeurs, de commenter en permanence ce qui se passe sur la blockchain. Le forum créé par le créateur du bitcoin est toujours utilisé aujourd'hui.

Mme Valéria Faure-Muntian, députée. - Le système est organisé de manière à être le plus démocratique possible : tout le monde peut donc intervenir sur la blockchain. C'est le consensus, l'accord de l'ensemble des acteurs, qui fait qu'elle pourra être modifiée ou pas. Une modification peut donc être rejetée si tout le monde n'est pas d'accord. En ce qui concerne la question de savoir si la chaîne est attaquable, elle l'est certes, comme tout système informatique, mais son organisation démocratique fait qu'il y a de nombreuses protections. Si jamais plusieurs chaînes coexistent, il existe ainsi un consensus pour que seule la chaîne la plus longue soit conservée. Cette validation successive par de nombreux intervenants fait que la chaîne est considérée comme solide. Vous avez utilisé le terme de « tiers de confiance », or, sur la blockchain, tout participant peut valider un bloc en devenant mineur ou détenir une sauvegarde chez lui sur son ordinateur, il n'y a donc en effet pas de tiers de confiance, tout est décentralisé et l'on parle de système « pair à pair », c'est-à-dire fonctionnant de particulier à particulier. Tout le monde peut faire une intervention, passer une commande ou réaliser une transaction.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Peut-on y faire une transaction commerciale ?

Mme Valéria Faure-Muntian, députée. - Oui.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je souhaite d'abord féliciter chaleureusement nos collègues qui se sont investis dans cette mission, dont je rappelle qu'elle s'inscrit en soutien à la mission d'information commune aux trois commissions des affaires économiques, des finances et des lois de l'Assemblée nationale sur « les usages des blockchains et autres technologies de certification de registres », présidée par notre collègue Julien Aubert avec deux co-rapporteurs, Laure de La Raudière et Jean-Michel Mis.

Nous nous étions entendus avec eux pour leur apporter un soutien technique avec un travail qui pourrait les aider à dégager les enjeux de cette technologie. Je pense que cette note courte est une première étape, qui apporte un début de réponse et qui sera tout à fait utile. Je suis frappé par la qualité du travail qui a été accompli en un temps record.

Nous voyons précisément ici comment il est possible de répondre à une demande sur un sujet qui est en évolution rapide et qui relève des sciences et technologies mais, aussi, comme vos réponses l'ont bien souligné, de choix politiques, idéologiques et philosophiques qui sous-tendent la démarche d'usage des blockchains. Celles-ci portent un vrai changement, avec la possibilité de réaliser des transactions dont la fiabilité est garantie, non pas par une organisation ou par une personne, mais par une communauté. Si l'on voulait pirater le système, il faudrait agir sur l'ensemble de la communauté, ce qui lui donne une stabilité très forte. Bien sûr, ces systèmes peuvent être soumis à des mouvements de foule, des changements d'idéologie ou bien à des actions politiques agissant sur une communauté de grande dimension. Ce que Ronan Le Gleut a pu dire sur le rôle de la Chine était ainsi particulièrement intéressant : je n'avais pas conscience du point auquel ce système est exposé à une potentielle fragilité liée à l'influence chinoise.

Il est aussi intéressant que notre collègue ait évoqué le rôle des conceptions libertariennes, selon lesquelles il faut donner le rôle le plus réduit possible aux autorités étatiques et le plus grand à une sorte de « main invisible », qui sous-tendrait l'ensemble. Ce côté « absolu » permis par la technologie, et qui est recherché par les participants, peut être une fragilité pour l'évolution de la technologie elle-même. En effet, on sent qu'elle pourrait être utilisée avec des modes « mixtes » de gouvernance et qu'il existe un débat sur la question de systèmes privés ou publics, la question étant de savoir si un système fermé doit être qualifié de blockchain. Ces controverses montrent bien l'aspect idéologique sous-jacent qui, à titre personnel, me pose beaucoup de questions, notamment l'idée de faire totalement confiance à cette technologie qui peut sembler assez effrayante.

Je m'interroge aussi sur l'idée d'oublier, ou de mettre au second plan, le défi environnemental qui paraît considérable, du moins si l'on utilise la technologie dans son mode le plus ouvert et le plus absolu, avec la preuve de travail. À titre personnel, c'est ce problème qui me pose le plus de questions.

Je suis également frappé par le fait que l'on dise que le système s'autorégule alors que l'on observe tout de même une volatilité considérable par rapport à une monnaie classique. Lorsque l'on parle d'une capitalisation de 130 milliards de dollars du bitcoin, on peut se dire que c'est soit une opportunité phénoménale, soit une des plus grandes bulles jamais vues et qu'elle explosera en créant un chaos dont on ne pourra tenir personne pour responsable.

Mme Catherine Procaccia, sénatrice, vice-présidente de l'Office. - Merci beaucoup pour la présentation et la note même si j'avoue que j'ai encore un peu de mal à tout comprendre. Ma question est la suivante : vous avez présenté la sécurité de ce système mais, s'il est si sûr que cela, pourquoi n'est-il pas appliqué dans d'autres secteurs ? On parle beaucoup ici des cryptomonnaies, mais elles sont en marge de tous les systèmes officiels et je présume qu'elles permettent aussi la fraude fiscale... Autrement dit, cette note parle beaucoup d'avenir mais j'ai du mal à voir cet avenir pour nous les usagers, pour les États, pour les gouvernements, etc. Si l'on se sert de cette technologie d'abord pour sécuriser les monnaies, peut-on le faire ensuite pour d'autres transactions qui, pour l'instant, ne sont pas sécurisées, qu'elles soient monétaires ou non ?

M. Claude de Ganay, député. - Dans cette note, nous nous sommes limités à la définition de la technologie et à son fonctionnement, ce qui répond à une demande de la mission présidée par Julien Aubert qui, elle, travaille davantage sur les usages. Notre travail répond pleinement à la mission de l'Office : apporter des éclairages en amont des travaux des autres parlementaires. Nous avons prévu de compléter cette note et de produire un document plus complet avant la fin du mois de mai prochain.

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - Vous avez posé beaucoup de questions. Un point extrêmement important est le sujet de la volatilité et, donc, de la possibilité que cette monnaie puisse se substituer à d'autres. Je vais beaucoup vous surprendre mais la volatité du bitcoin est en baisse. Beaucoup d'articles ont commenté le cours du bitcoin, notamment lorsqu'il a atteint près de 20 000 dollars au mois de décembre 2017, alors qu'il est revenu autour de 7 000 ou 8 000 dollars aujourd'hui. Mais lors des premières années qui ont suivi la création du bitcoin, en 2009 et 2010, la volatilité était bien supérieure, le cours du bitcoin était, par exemple, un jour autour d'un dollar et pouvait passer à 32 dollars le lendemain, puis redescendre : on perdait alors 32 fois sa mise, ce qui est à comparer au fait de passer aujourd'hui « seulement » de 20 000 à 8 000 dollars. Si cette volatilité baisse depuis le lancement du bitcoin en 2009, c'est pour une raison simple : plus les volumes sont importants, moins on peut jouer sur les cours. Par ailleurs, il faut tout de même rappeler que « jouer les monnaies » n'a pas été inventé avec les cryptomonnaies.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Et pas non plus par George Soros !

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - En ce qui concerne la crainte d'une bulle, je pense qu'il faut s'inscrire dans le temps long : en l'état actuel des choses, il ne me semble pas que l'on puisse utiliser ce terme, seul l'avenir nous le dira.

Sur le défi environnemental, je suis en revanche d'accord, on a affaire à un vrai problème. Aujourd'hui, on est probablement autour de 50 TWh pour la consommation du seul bitcoin. Ce n'est pas tenable, surtout si le cours du bitcoin monte. Car il faut bien comprendre que cette consommation est liée à une compétition entre mineurs, organisés en « pools » d'ordinateurs, qui se rémunèrent en obtenant 12,5 bitcoins lorsqu'ils réussissent une épreuve de calcul. Il faut d'ailleurs noter que la France, et l'Europe en général, sont en dehors de cette compétition mondiale. Or quand on voit qu'un pays comme la Géorgie est capable d'installer sur son territoire une grande partie des infrastructures de Bitfury, un pool de mineurs très important, on doit s'interroger.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je crois que l'informatique est un langage nouveau qui gomme les héritages culturels. Il est beaucoup plus facile, pour une nouvelle génération, de s'emparer de ces nouveautés que d'adapter les générations anciennes. Autrement dit, quand on n'a jamais fait de banque, il vaut peut-être mieux s'engager dans le bitcoin que de rejoindre une banque classique.

M. Ronan Le Gleut, sénateur. - La question environnementale est sérieuse et constitue un véritable problème. Le fait que le bitcoin ait une valorisation élevée va entraîner des investissements encore plus importants dans la compétition entre mineurs, et pourrait avoir ensuite une répercussion sur les cours mondiaux de l'électricité. On est là face à un véritable défi, dont les développeurs ont pris conscience en cherchant des techniques alternatives, comme celle du ripple par exemple. Mais le bitcoin ne répond pas à ce défi pour le moment.

Une autre de vos questions porte sur l'utilisation de la blockchain dans d'autres domaines que celui des cryptomonnaies. Le texte fondateur de Satoshi Nakamoto montre que la blockchain a été inventée dans le but de créer le bitcoin. À l'origine, la blockchain est au service du bitcoin et on n'anticipait pas vraiment d'autres utilisations possibles de la technologie. Aujourd'hui, beaucoup essaient d'utiliser cette invention majeure dans d'autres secteurs, mais on en est plutôt aux balbutiements. Un certain nombre de personnes travaillent sur ces sujets, mais je pense que les développements ne sont pas encore mûrs et relèvent plutôt de la prospective.

Sur la sûreté de la blockchain en tant que réseau, il n'y a aucune naïveté de notre part : aucun système n'est inviolable, nous en avons bien conscience, mais ce protocole a prouvé sa solidité pendant dix ans. J'observe d'ailleurs que d'autres systèmes peuvent s'effondrer, y compris un système étatique.

Mme Annie Delmont-Koropoulis, sénatrice. - Ronan Le Gleut a répondu à mes interrogations concernant le défi environnemental. Effectivement, ces technologies, au développement exponentiel, vont devenir un gouffre énergétique et les émissions de CO2 vont être considérables.

Comme Catherine Proccacia, je me pose la question des autres utilisations possibles. Dans le domaine de la recherche médicale et des laboratoires pharmaceutiques, des transactions sécurisées et certifiées pourraient être intéressantes.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Merci pour la suite de cette discussion. Je pensais aussi, en regardant votre note, à quel point il y a lieu d'être fiers de la liste d'experts que vous avez réussi à mobiliser et à interroger en un temps aussi réduit, surtout d'un aussi haut niveau.

M. Claude de Ganay, député. - Et pour beaucoup d'entre eux, il n'y a pas de redondance avec les experts auditionnés par la mission de Julien Aubert, ce qui est intéressant justement.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je suis parfaitement d'accord. Deux commentaires me viennent.

D'une part, sur la question que pose Catherine Procaccia de savoir pourquoi la technologie se développe pour l'instant surtout dans le domaine de la finance, à travers les cryptomonnaies : je crois que la finance est souvent un secteur qui expérimente beaucoup en matière de technologie, avec la capacité de lever des fonds beaucoup plus facilement que dans bien d'autres secteurs. C'est d'ailleurs la raison majeure pour laquelle nous n'avons pas intégré les banques et les assurances dans les secteurs prioritaires pour l'action de l'État dans mon rapport sur l'intelligence artificielle. Cela fait un moment que la finance se « débrouille » toute seule et expérimente déjà, par exemple, l'intelligence artificielle. Dès qu'il y a une innovation, elle l'utilise et s'en empare en expérimentant. Je vous rappelle que c'est peut-être le secteur financier qui a porté le plus tôt les questions de numérisation et de révolution numérique en termes d'emplois. Les traders à l'ancienne se sont faits balayés par les traders algorithmiques bien avant que ce genre de problématique n'apparaisse dans d'autres secteurs. C'est donc peut-être pour cette raison que les systèmes financiers se sont lancés dans l'expérimentation des technologies blockchain.

D'autre part, je relève que les pères fondateurs et la communauté d'origine insistaient sur un mode de fonctionnement complètement dépourvu de figure d'autorité. Or on peut imaginer que, dans bien d'autres cas d'usages, il ne s'agira pas de systèmes sans autorité mais que certaines entités auront des droits particuliers et des prérogatives. Je pense, par exemple, à des applications dans des secteurs tels que le notariat, où l'autorité notariale voudra se réserver le droit de pouvoir faire telle ou telle modification puisqu'elle est responsable en cas de contestation. On n'est donc plus exactement dans l'idéal auquel aspiraient les pères fondateurs des blockchains.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Peut également être anticipé un choc à venir avec les systèmes existants, qui voudraient soit bloquer ces technologies soit se les approprier. Je remercie chaleureusement nos collègues députés et sénateur pour leur travail, sachant qu'ils vont continuer à travailler, en assurant une liaison avec la mission présidée par Julien Aubert. À nous, en tant que membres de l'Office parlementaire, de valoriser ce travail et de montrer la sagesse, la pertinence, la profondeur, l'acuité, la rapidité et la réactivité des parlementaires.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Qu'ils reçoivent aussi tous mes encouragements en vue du rapport plus développé qu'ils vont produire d'ici environ deux mois.

La note courte (n° 4) sur les chaînes de blocs (blockchain) sera publiée sur les pages internet de l'Office.

La réunion est close à 12 h 45.


* 1 En informatique, le problème des généraux byzantins est une métaphore qui traite de la remise en cause de la fiabilité des transmissions et de l'intégrité des interlocuteurs. La question est donc de savoir comment, et dans quelle mesure, il est possible de prendre en compte une information dont la source ou le canal de transmission est suspect. La solution implique l'établissement d'un algorithme adapté. Ce problème a été traité en profondeur pour la première fois dans l'article « The Byzantine Generals Problem », publié en 1982.