Mercredi 30 janvier 2019

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Représentation et visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public - Audition de M. Gérald Prufer, directeur de la station Polynésie La 1ère

M. Michel Magras, président. - Dans le cadre de notre étude sur la représentation et la visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public, nous avons rendez-vous ce soir - ce matin dans le Pacifique - avec M. Gérald Prufer, directeur de la station Polynésie La 1ère.

Je tiens tout d'abord à remercier vivement le gouvernement de la Polynésie française, et bien sûr son président Édouard Fritch, d'avoir accepté de mettre à disposition ses locaux et son système de visioconférence pour faciliter nos travaux. Je sais que les techniciens des deux côtés ont bataillé pour nous permettre de communiquer et je leur exprime toute notre reconnaissance.

La représentation et la visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public est un sujet grave aux enjeux majeurs, et en premier lieu un enjeu de cohésion nationale : il n'y aura en effet pas de prise en compte des spécificités et des atouts que représentent les outre-mer pour notre pays sans meilleure connaissance des territoires. Le sujet est complexe et engage au moins trois publics différents : les populations locales, les ultramarins établis dans l'hexagone et les téléspectateurs qui n'ont pas de lien spécifique avec les outre-mer mais qui ne doivent pas, pour autant, les ignorer... ce qui arrive trop souvent !

Nous souhaitons instruire ce sujet au plus près des territoires et les productions des stations La 1ère sont riches et contribuent activement à cette connaissance. L'audience de ces chaînes, de même que celle de France Ô, est très variable selon le territoire : il semble que la Polynésie ait une belle écoute de ces chaînes. Mais je n'en dirai pas davantage à ce stade car il reviendra à nos rapporteurs de vous interroger : ce sont Mme Jocelyne Guidez, sénatrice de l'Essonne, et M. Maurice Antiste, sénateur de la Martinique.

À moins qu'ils ne souhaitent dire un mot dans l'immédiat, je vous invite à présenter votre propos liminaire sur la base de la trame qui vous a été adressée par notre secrétariat. Avant de vous céder la parole, je souhaitais ajouter que vous avez été en poste pour RFO puis France Télévisions dans quasiment tous les outre-mer. N'hésitez donc pas, au regard de votre riche expérience, à nous livrer également votre éclairage sur les autres territoires.

M. Gérald Prufer, directeur de la station Polynésie La 1ère. - Merci de me donner l'occasion de m'exprimer. Au cours de mes trente années d'expérience, j'ai pu travailler dans toutes les stations ultramarines sauf celle de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Polynésie La 1ère, c'est 150 salariés, un budget de 25 millions d'euros pour 756 heures et 6 minutes de production en 2018 contre 796 heures et 32 minutes en 2017 qui était une année électorale à 4 tours (élections présidentielle et législatives).

La 1ère production diffuse un journal en tahitien à 18h30, un journal en français à 19h00, 7 jours sur 7 toute l'année. Nous sommes la deuxième télévision du territoire en audience globale mais la première pour l'information sur ses trois médias radio/télévision/internet. Nous sommes le premier groupe média de Polynésie avec le cumul des trois antennes. La radio généraliste est en 4e position mais dispose, grâce à sa tranche info du matin en français et tahitien, de la meilleure matinale.

Le site internet - et les réseaux sociaux - de Polynésie La 1ère est de loin le plus regardé du pays avec plus de 180 000 abonnés ou fans sur Facebook, Twitter et Snapchat. Nous sommes le plus gros pourvoyeur de vidéos sur YouTube de toutes les stations d'outre-mer. En attendant d'avoir accès à France.tv, France Ô est le site de référence de France Télévisions. Je vous ai transmis des éléments qui vous permettront d'analyser et de voir en images les productions de Polynésie La 1ère.

France Ô et les chaînes La 1ère sont liées. Elles constituent le pôle outre-mer. Ce sont les chaînes les plus liées de France Télévisions. France Ô, issue de RFO Sat qui visait déjà à donner une visibilité aux outre-mer dans l'hexagone, est l'héritage de ce passé. France Ô est l'âme audiovisuelle de l'outre-mer ; c'est la possession en commun des territoires éloignés, de riches souvenirs et de projets. C'est le désir de vivre ensemble.

France Ô et les chaînes La 1ère, c'est la liane qui vit sur le palmier, c'est une chaîne à 10 maillons. Chacun a besoin de l'autre et aucun ne peut se suffire. France Ô et les chaînes La 1ère, c'est la possibilité de créer, de produire, de coproduire, de renouveler et de partager des valeurs universelles. France Ô et les chaînes La 1ère, c'est comme deux pieds qui alternent pour créer la marche. Les chaînes La 1ère ne sont rien sans France Ô.

Et ce n'est pas seulement une question de sécurisation des financements. Si on n'est pas en capacité d'être vus au plan national, à quoi cela sert-il de produire en outre-mer ? Diffuser de la culture comme le fait France Ô est un acte de communication. Supprimer la diffusion de la culture revient à supprimer France Ô et nous condamner à l'errance audiovisuelle. Si vous me permettez une autre image, France Ô qui meurt c'est la bibliothèque de l'outre-mer qui brûle.

Si j'osais encore, je dirais que France Ô permet aux peuples des outre-mer français et étrangers de manger ensemble dans la même assiette grâce aux accords passés entre radios et télévisions du monde francophone. Ainsi, l'Association des radios et télévisions de l'océan Indien (ARTOI) est un trait d'union entre les Seychelles, les Comores, Madagascar, l'île Maurice, Mayotte et La Réunion. C'est un espace ou un marché de 25 millions d'habitants qui ont en commun deux langues, le français et le créole.

Supprimer France Ô, c'est supprimer la coopération et la remontée vers le nord des images du sud. L'inverse est tellement vrai et on est tellement habitué au colonialisme audiovisuel !

Il en est de même pour le plateau des Guyanes : sans France Ô quel est l'avenir des accords entre Guyane La 1ère et les télévisions du Surinam et du Brésil ? Le carnaval de Rio est commenté en direct dans les locaux de Guyane La 1ère et diffusé sur France Ô.

Dans la zone Pacifique, quel est l'avenir d'un accord avec le Vanuatu si on ne permet pas l'accès au national à toutes ces télévisions francophones ?

Il n'y a que nous pour réussir un tel maillage ou un tel « liannage ». Arrêter France Ô entraînera la non-visibilité, la non-palpabilité qui conduisent à la non-existence des télévisions régionales.

Dans le dernier baromètre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), publié le mardi 29 janvier 2019, sur la visibilité des outre-mer sur les chaînes françaises, toutes chaînes confondues, il est écrit que 9 % des programmes concernent les populations d'outre-mer en intégrant France Ô. Plus inquiétant, page 54 de ce rapport, le CSA écrit : «Vous enlevez France Ô et ce pourcentage tombe à 0,3% ». Quant aux aspects traités sur l'outre-mer, le CSA note pages 83 et 84 : « absence de visibilité, images dépréciatives, rabaissantes, reportages en temps de crise uniquement. »

Ce rapport suscite deux questions. Une question quantitative : avec France Ô en moins, il va falloir faire de grands efforts pour améliorer la représentativité ; une question qualitative : quand le rattrapage quantitatif aura été atteint, il faudra un rattrapage qualitatif.

Je me réfère encore au rapport du CSA : « le visionnage des journaux d'information a permis de révéler une présence largement minoritaire des populations ultramarines dans le traitement de l'actualité... il est assez évident que la présentation des informations d'outre-mer ne répond qu'à un souci de quota... le traitement expéditif de l'information témoigne d'une vision au mieux condescendante des outre-mer. »

Dans le numéro 52 du baromètre de l'Institut national de l'audiovisuel (INA), en décembre 2018 à propos des Antilles-Guyane, il est écrit : « Ces départements d'outre-mer sont très peu visibles dans l'actualité nationale et ne représentent que 0,5 % des offres d'information. Heureusement les chaînes publiques se distinguent avec des programmes de stock même si la place accordée à ces régions reste marginale. ». Il s'agit ici uniquement de l'aspect « diffusion », mais la production locale n'est pas à négliger.

Il ne faut pas que les budgets de France Ô soient redistribués aux productions nationales et que les outre-mer servent seulement de décor.

Que pouvons-nous inventer ? Que pourrons-nous créer ? Il nous faudrait la puissance de feu des Césaire, Damas, Monerville, Bissette, Condé, Zobel, Éboué, Schoelcher, Delgrès, du père Labat, de Leconte de Lisle ! Des esclaves Romain et Albus, Galmot, Anne-Marie Javouhet ; de Mme Debassyns, de Roland Garros, de Solitude, de Taubira, Tjibaou et même Sosthène... Le guadeloupéen Sosthène-Camille Mortemol, capitaine de vaisseau de la marine nationale pour éviter tout amalgame. Sa statue est à Pointe-à-Pitre. Et, enfin, vous les sénateurs d'aujourd'hui ! On aura besoin de tout le monde.

Les noms d'hier et d'aujourd'hui, l'histoire d'hier et d'aujourd'hui pour nous rappeler que la puissance évocatrice des outre-mer est contenue dans France Ô et les chaînes La 1ère comme la puissance d'un fromager est contenue dans sa petite graine qui flotte dans l'air au gré des alizées grâce au cocon qui l'entoure et le porte... Tous les sénateurs d'outre-mer le savent et connaissent la saison du fromager.

Pour aller vers la visibilité, il faut établir un dialogue véritable, ce qui suppose la reconnaissance de l'autre, le respect de son identité et de sa liberté d'expression.

La fin de France Ô soufflée à l'oreille du Président de la République est un puissant désagrégateur du pôle outre-mer qui fragilise les stations et plonge dans le doute et l'angoisse le personnel de l'entreprise. Il faut rassurer par un projet digne, une ambition forte, une passion intacte.

M. Michel Magras, président. - Merci pour cette vibrante plaidoirie. Trop souvent, les gouvernements commettent l'erreur de ne pas consulter avant de procéder à des réformes. La Délégation sénatoriale aux outre-mer a pour ambition de traiter en profondeur les sujets qu'elle aborde en menant des investigations complètes pour aboutir à des préconisations concrètes.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - La qualité de votre plaidoyer ne me surprend pas et je vous remercie pour votre courage.

M. Gérald Prufer. - Je suis passionné par mon métier. Nous avons déjà failli disparaître avec RFO et c'est l'amendement de la sénatrice Mme Payet qui nous a sauvés !

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Je suis heureuse de vous entendre. Vous, venu de Saint-Pierre ; moi, venue du Diamant, nous nous retrouvons ici pour nous écouter.

M. Gérald Prufer. - Derrière le vocable « pôle outre-mer », il y a Malakoff et 300 familles qui représentent une somme d'expérience, d'expertise, de connaissance, de savoir, de culture et d'histoire. C'est là que tous les outre-mer se retrouvent, se mélangent et travaillent ensemble. Nous nous pensions tous membres d'une communauté qui jamais ne devait s'éteindre. Ces 300 familles ne savent pas aujourd'hui où elles vont et elles l'ont écrit au Président de la République. Elles lui ont fait des propositions pour réinventer France Ô, pour rendre à la chaîne son ADN car si la chaîne s'est enlisée dans les sondages c'est qu'elle s'est perdue en poursuivant la représentation de la diversité. Et nous sommes responsables de cette dérive même si quelquefois nous avons contesté les choix... force est de reconnaître que nous n'avons pas été entendus. Aujourd'hui, devant vous, je revendique une partie de cette responsabilité.

Ces 300 familles ne savent pas où elles vont aujourd'hui ; leur présent est pesant et angoissant... mais au moins, elles savent d'où elles viennent. Laissez-nous montrer en format numérique nos cultures, faire vivre nos langues et raconter nos histoires, ou plutôt notre contre-histoire puisque les manuels d'histoire nous retiennent à la marge. Combien d'émissions sur les chaînes nationales depuis Ouvéa ? Depuis le Chaudron ? Combien d'émissions depuis la Mosquée de Chembeyoumba à Mayotte, la plus vieille mosquée de France ? Combien d'émissions depuis le Mémorial de l'esclavage ? Depuis Moruroa ? Combien d'émissions sur le rassemblement des peuples autochtones du plateau des Guyane à Cayenne ? Combien d'émissions sur le zouk, le tamouré, le kaneka, la biguine, le mgodro, le bel air, le damier, le gros ka, le piqué djouk ? Qui sait que sega et maloya, les musiques traditionnelles de La Réunion, font partie du patrimoine de l'humanité ? Que les Îles Marquises sont en cours de classement, là où reposent deux monstres sacrés, Paul Gauguin et Jacques Brel ?

Sans France Ô, pas de captation de pièces de théâtre avec des troupes d'outre-mer au Festival d'Avignon ; les troupes d'outre-mer disparaissent ; pas de captation à l'Olympia ou au Zénith ; pas d'émission annuelle sur la drépanocytose, une maladie spécifique à l'outre-mer ; pas de grand événement sportif tel que la Coupe du monde de football, comme notre présidente Delphine Ernotte vous l'a dit elle-même ; pas de communion avec les dieux du stade, pas de communion avec la Nation. Rayer France Ô de la carte audiovisuelle de la France, c'est un élan assassiné.

Enfin comme je suis en Polynésie : sans France Ô, Poovana O'opa serait tombé dans un oubli profond, lui qui en 1959 a osé défier le général de Gaulle et refuser les essais nucléaires sur son territoire. Il y a eu 193 explosions nucléaires en Polynésie et une partie du territoire est vitrifiée pour au moins 25 000 ans. Qui le sait en France ? On nous a gavés d'images du plateau d'Albion à l'époque où les agriculteurs s'opposaient à l'installation des silos à missiles mais on n'a jamais vu Moruroa.

Sans France Ô je n'aurai pas vu l'intervention du leader indépendantiste Oscar Temaru à la tribune de l'ONU réclamer l'indépendance pour la Polynésie, ni le discours enflammé en réplique du président Édouard Fritch - que je remercie d'avoir bien voulu nous prêter la salle de visioconférence de la présidence - pour le maintien du territoire dans la France. Le fait indépendantiste est parfois évoqué pour la Corse, mais il ne l'est pas pour la Martinique, la Nouvelle-Calédonie ou la Polynésie française.

Sans France Ô, qui poserait la question de la restitution aux territoires des oeuvres d'art collectées ou volées - n'ayons pas peur des mots - dans les colonies du XVIIe au XIXe siècle ?

Je voudrais vous donner un chiffre, un seul : 153 000 euros ; 153 k€ dans notre langage comptable. C'est le montant très précis de l'aide de France Ô à la production de Polynésie La 1ère en 2018. Le cash apporté par France Ô a financé les magazines sportifs de découverte Waterman Tour et Islander's Tahiti, l'ouverture du championnat de Va'a, la retransmission de l'élection de Miss Tahiti devenue Miss France, le Heïva des Raromatail, autrement dit le festival de danses et de chants des îles Sous-le-Vent à Bora Bora, la retransmission de la plus grande course de Va'a du monde, la mythique Hawaïki Nui Va'a.

Ces émissions sont reprises pour la plupart par France Ô, par Nouvelle-Calédonie La 1ère, par Wallis-et-Futuna La 1ère et quelquefois par Guyane La 1ère quand une équipe de rameurs en eau douce, du Maroni ou de l'Oyapock, vient se mesurer aux géants Tahitiens. Le magazine Bleu Océan qui traite des métiers de la mer qui nous entoure et de la bonne ou mauvaise fortune des hommes et des femmes qui s'y risquent traite aussi de la protection du milieu marin et des espèces qui y vivent, avec un co-financement assuré par le Gouvernement de Polynésie.

La voilà, la vérité sur le pôle outre-mer, et mes collègues directeurs compléteront le tableau lors de notre prochaine rencontre en mars.

Césaire aurait pu dire : « France Ô, quand cesseras-tu d'être le jouet sombre au carnaval des autres ou dans les champs d'autrui l'épouvantail désuet ? »

Alors, que faire ? Nous n'avons pas attendu. Une vaste réflexion a été engagée au cours du dernier séminaire des directions des outre-mer, en novembre 2018, par la présidente Delphine Ernotte-Cunci et Wallès Kotra. Je vous ai adressé le document de travail des directeurs du pôle outre-mer dans lequel les actions pertinentes en préparation ou déjà actives sont recensées : refonder France Ô et son maillage avec les stations ; accentuer le virage numérique ; revoir les modes de production ; revoir les modes de diffusion sur toutes les chaînes de France Télévisions (FTV) ; valoriser nos productions à 360° sur tous nos supports radio-télé-internet ; arrêter de nous juger au travers des données statistiques mais apprécier nos idées.

Nous ne demandons pas plus d'argent, nous savons qu'il n'y en a pas. Nous demandons davantage de relations, d'échanges, d'oeuvres communes avec les chaînes publiques soeurs.

Il faudra inspirer la confiance via l'information et les programmes ; garantir la diffusion de nos productions sur tous les supports de FTV et nous ouvrir l'accès à France.tv, le site internet de référence de FTV ; renforcer notre légitimité ; promouvoir notre utilité sociale ; responsabiliser nos cadres et les faire monter dans la hiérarchie de FTV ; moderniser nos outils ; développer la solidarité entre les chaînes ; parler vrai et respecter les engagements pris dans les collectivités d'outre-mer ; être là où est l'audience ; sous-titrer nos émissions en langues locales pour élargir la base et rendre les productions plus puissantes ; développer le capital sympathie ; faire preuve de cohésion face à la révolution numérique ; inter-agir avec les nouvelles générations, avec les stations de France 3, voire imaginer des jumelages entre stations pour des opérations spéciales (tour cycliste de la Guadeloupe,...) ; développer le break-in-news pour faire circuler l'information sur toutes les chaînes.

Nous voulons faire du pôle outre-mer, stations et France Ô, des sentinelles de l'évolution climatique et de la montée des eaux. Qui mieux que nous pourra le faire ? Et cela ne doit pas être seulement une volonté... mais plutôt une sommation.

Merci de m'avoir prêté toute votre attention. Je suis prêt à répondre à vos questions.

M. Michel Magras, président. - Votre intervention restera l'un des grands moments des auditions de notre délégation.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - J'ai de grandes craintes pour la suite de votre carrière !

M. Gérald Prufer. - Saint-Pierre m'attend !

M. Maurice Antiste, rapporteur. - Pourriez-vous nous apporter des précisions sur vos relations avec les chaînes La 1ère de votre bassin, Wallis-et-Futuna et la Nouvelle-Calédonie ?

M. Gérald Prufer. - Le directeur de la station de Wallis-et-Futuna La 1ère est M. Gérard Guillaume, un ancien de RFO Martinique ; celui de la station de Nouvelle-Calédonie La 1ère, M. Jean-Philippe Pascal, guadeloupéen et ancien directeur de Guadeloupe La 1ère. Nous avons un pôle outre-mer à la tête des trois stations du Pacifique. Nous travaillons dans la concertation, nous échangeons nos plannings de production, reprenons dans nos grilles de programmes ce qui intéresse nos territoires. Il y a des reprises des compétitions dans les journaux des sports ou des retransmissions en direct. Nous sommes en train d'achever le premier documentaire « Malama tagata » ou « Les hommes torches » co-produit par nos trois stations, une histoire qui se déroule à Wallis-et-Futuna dont on n'entend jamais parler sur les chaînes nationales. Nous réalisons ensemble chaque année un catalogue de notre production documentaire qui représente entre 10 et 15 magazines, diffusés sur nos chaînes, sur France Ô et dans le reste du réseau. Quelquefois, nous proposons des thématiques à des producteurs auxquels nous sommes liés par des relations d'amitié, comme ceux qui produisent « Des racines et des ailes » ou « Thalassa ». Quand ils acceptent, nous mettons notre personnel et le car-vidéo à leur disposition. Avec « Thalassa » en Nouvelle-Calédonie ou à La Réunion - lors des attaques de requins, pour aller au-delà du fait divers et traiter le sujet en profondeur -, avec « Des racines et des ailes » à La Réunion à l'époque où le département demandait le classement de ses cirques à l'UNESCO, nos productions ont enregistré des records d'audience. Ces projets n'ont pu être réalisés que parce que je connaissais les producteurs et les réalisateurs. Il ne faudrait pas que les financements de France Ô ne servent qu'à financer ce type d'émissions où nous proposons la thématique mais ne sommes que le décor. Il faut que nous soyons capables de produire nous-mêmes nos émissions, de faire des documentaires de 52 minutes sur le Tour des yoles ou sur le Heiva qui seraient diffusés sur France 2 et France 3, même en deuxième partie de soirée. Mais pour cela, il faut que les chaînes aient connaissance de nos activités culturelles et de production. Tout ce maillage est à créer. Enlever France Ô, c'est nous condamner à l'errance. Nous serons soumis au bon vouloir des chaînes.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner des précisions sur les coproductions et le financement par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) ?

M. Gérald Prufer. - Le CNC nous oblige à mettre 12 000 euros sur la table au départ de toute co-production de documentaire. Nous complétons ce cash par un apport en industrie, c'est-à-dire des personnels (cameramen, preneurs de sons, mixeurs, monteurs, étalonneurs, ...) Tout cela est clairement codifié dans le vademecum d'une production documentaire. L'ensemble - cash et industrie - doit représenter entre 30 et 35 % du financement global, part minimale exigée par le CNC. Aujourd'hui, soit France Ô nous donne le cash et nous fournissons l'équipe technique, soit la station locale met le cash et la société de production métropolitaine vient effectuer le tournage ; le montage et la post-production se font à Malakoff. Depuis des années nous encourageons des producteurs locaux à s'affilier à une société de production nationale qui émarge au CNC : le projet est local ; la société de production locale - avec une partie de notre personnel - est chapeautée par une société nationale qui va chercher le financement du CNC. C'est comme cela que nous parvenons à réaliser 10 à 15 documentaires ou magazines annuels. Les sociétés de production locales n'ont pas accès directement au CNC, il leur faut passer par un intermédiaire. De nombreuses sociétés nationales ont installé des relais en outre-mer parce qu'elles ont compris qu'elles pouvaient jouer sur les deux tableaux, CNC et aides régionales données par les collectivités comme la région Guadeloupe qui vient de structurer son pôle documentaire, la Guyane, La Réunion. Quand j'étais dans ce département, la région avait pris en charge 25 % du financement d'une fiction avec Claude Brasseur et Dominique Lavanant qui racontait l'histoire de l'arrivée des Indiens dans l'île, munis de contrats de travail, après l'abolition de l'esclavage. Cette histoire n'avait jamais été racontée. J'ai pu monter cette opération avec France 3 qui a mis sur la table 3 millions d'euros parce que le directeur des programmes de France 3 - Laurent Corteel, actuel directeur de France 3 Corse - était un ami. Lors de la diffusion, les audiences de France 3 ont été excellentes. Mais on fonctionne par affinité là où les relations devraient être structurellement beaucoup plus fluides. La volonté de Mme Delphine Ernotte d'imposer davantage de contacts entre les chaînes est une bonne chose. L'histoire des Indiens est aussi transposable à la Guadeloupe ou la Martinique. C'est à La Réunion que j'ai compris ce que je voyais dans les salons chez mes amis Hindous ou Indiens, en Martinique. En effet, quand j'étais enfant, il y avait des tableaux sous verre qui contenaient des « actes d'engagement » de 1851 ou 1852. Grâce à ce type de documents, un Indien de La Réunion obtient aujourd'hui de l'Inde la reconnaissance du retour, l'autorisation de pouvoir acheter de la terre en Inde parce qu'il peut prouver que son arrière-grand-père était bien originaire de ce pays. Quand j'étais en Guadeloupe, je voyais que beaucoup de guadeloupéens d'origine indienne allaient se baigner dans le Gange ; ils me ramenaient les images de leur voyage. Si on ne passe par France Ô et si on n'a pas le maillage avec France 2 et France 3, qui racontera ces histoires ? Demandez à Euzhan Palcy, à France Zobda combien il est difficile d'obtenir des financements de ces chaînes pour faire des films comme « Toussaint Louverture » ou « les Mariées de l'isle Bourbon » !

Il faut encourager les jeunes générations de producteurs qui aujourd'hui ne travaillent plus avec de grosses caméras mais avec des téléphones. Nous sommes le premier maillon de cette chaîne. La petite station de Polynésie met entre 300 et 400 000 euros par an dans la production. Nous ne sommes pas seulement des représentants de France Télévisions, bien à l'abri dans nos bureaux, nous travaillons et faisons vivre tout un réseau de personnes. C'est la même chose en Martinique, en Guadeloupe ou en Nouvelle-Calédonie. Je le dis souvent à mes salariés, sans co-productions, si nous ne faisons pas vivre ce tissu, nous sommes « morts » ! Je ne peux pas produire seul quinze documentaires, je ne peux pas produire sans appui du CNC ou des collectivités territoriales. La filière commence à se structurer et à émerger car les petits producteurs locaux ont compris le danger résultant de la suppression de France Ô. Nous avons aujourd'hui une industrie audiovisuelle qui fonctionne grâce à France Télévisions et à France Ô.

Le gouvernement de la Polynésie française subventionne l'élection de Miss Tahiti. Il serait donc logique qu'il réserve l'événement à Tahiti Nui Télévision (TNTV), la chaîne qui lui appartient. Pourtant, c'est ma chaîne qu'il choisit car il sait que cette élection sera diffusée en direct sur France Ô et que toute la diaspora pourra la regarder. Pour regarder TNTV, il faut passer par les boxes.

Il faut également prendre en compte le fait que nous sommes un acteur économique. Les 150 salariés de Polynésie La 1ère paient des cotisations sociales et fiscales, leurs familles font vivre le commerce et le pays. Aujourd'hui, cette chaîne est fragilisée ; les personnes sont angoissées parce qu'elles ne savent pas ce qu'elles vont devenir.

J'assume ma part de responsabilité dans la dérive de France Ô mais aussi dans le sauvetage d'une entité numérique en France qui permettra ce maillage avec les chaînes nationales et l'accès sur des terminaux numériques des productions des outre-mer. Le numérique est de plus en plus puissant. Un bon journal télévisé fait ici 70 ou 80 000 téléspectateurs - nous sommes sondés une fois dans l'année. Si j'envoie un message de mon téléphone, 180 000 personnes le reçoivent instantanément. Un reportage sur internet relatif aux anguilles de Tahiti qui ont les yeux bleus a passé la barre des 10 millions de vues !

Le président Édouard Fritsch était en métropole la semaine dernière. Il a obtenu du Gouvernement la construction d'un mémorial sur le nucléaire à Tahiti. Quelle chaîne en a parlé ? France Ô. Ce mémorial est aussi important que le mémorial de l'esclavage en Guadeloupe. En Polynésie, je raconte l'histoire de l'esclavage, de la traite dans les Caraïbes. Qui connaît l'histoire de Marie Anne Thérèse Ombline Desbassayns à La Réunion, de Anne-Marie Javouhey en Guyane ? Deux femmes qui ne se sont jamais rencontrées et ont permis d'émanciper plus de 500 esclaves. Tout cela n'est pas dans les livres d'histoire. Chez Georges Patient, à Mana, une statue a été érigée en l'honneur d'Anne-Marie Javouhey. Cette dame était originaire de Bourgogne. Avec un producteur de Bourgogne et la station de France 3 de Bourgogne, nous avons produit un documentaire de 52 minutes. Il a été diffusé en Guyane, en Bourgogne. J'avais même proposé qu'une avant-première soit réalisée au Sénat afin de relier nos régions par la télévision, par l'histoire.

De nombreux projets identiques pourraient être proposés. Du 2 au 10 février 2019, s'ouvrira en Polynésie le 16e Festival international du film documentaire océanien (FIFO), à la Maison de la culture de Tahiti. Tous les pays du Pacifique seront réunis. 140 films, dont 60 documentaires, seront projetés sur nos antennes et nulle part ailleurs. Nous sommes tellement habitués au « colonialisme audiovisuel » du Nord vers le Sud ! Il faudrait aussi faire le chemin inverse. Nous diffusons aujourd'hui des productions de Nouvelle-Zélande, d'Australie, des Samoa, de Papouasie-Nouvelle-Guinée - notamment en matière de protection des forêts - qui sont remarquables et dignes d'une diffusion nationale ! Tout cela est inconnu.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - On constate une présence de sujets réalisés par les chaînes La 1ère dans les grilles de France info : y a-t-il des commandes spécifiques ? Êtes-vous en lien direct avec France info ?

M. Gérald Prufer. - Nous avons des commandes spécifiques mais, au moment de la création de France info par Delphine Ernotte, l'augmentation du nombre de sujets relatifs aux outre-mer a été notre cheval de bataille. Au-delà de fournir, nous avons demandé que des journalistes des stations viennent participer à la création et soient associés à la rédaction nationale. Dans le passé, quand il y avait une actualité importante dans nos territoires, nous appelions les présentateurs, les encadrants ou les journalistes originaires des outre-mer pour les sensibiliser. Quand j'étais en Guyane, tous les mois une fusée Ariane envoyait des satellites pour mettre en place le système européen Galliléo, destiné à remplacer les GPS. J'ai alerté une présentatrice de France info TV et l'ai invitée à ne pas manquer cet événement. Nous souhaitons aujourd'hui davantage de maillage, de liannage, que les conducteurs de chaque journal télévisé soient échangés entre toutes les entités. Il faut que le rédacteur en chef de France info TV regarde ce qui se passe en Polynésie sur sa fiche et choisisse ce qui l'intéresse. Ce n'est pas encore le cas mais Delphine Ernotte pousse en ce sens.

M. Michel Magras, président. - Le Gouvernement veut enlever France Ô de la TNT pour développer une plateforme numérique. Mais le numérique sur une tablette est payant. Les reportages et les magazines que produit France Ô seront-ils toujours commandés et diffusés sur le réseau via cette plateforme ? Comment le réseau va-t-il être réorganisé ? Que promet-on aux chaînes La 1ère ?

M. Gérald Prufer. - Une partie de la réponse se trouve dans le document du séminaire de la direction générale de l'outre-mer. Nous adhérons instantanément à l'idée du développement du numérique qu'il préconise. Nous avons grandi en regardant la télévision ; nos enfants regardent leurs téléphones, leurs tablettes et parfois les deux en même temps sur un mode interactif. Delphine Ernotte veut faire de France.tv le site de référence sur lequel nous pourrons voir, à partir d'une arborescence, toutes les productions de France Télévisions, y compris celles de l'outre-mer. Ce dispositif fonctionne depuis un an en métropole ; la porte devrait être bientôt ouverte pour les outre-mer. L'ambition de Delphine Ernotte - que nous partageons - est de faire de ce site le premier site français de publication de vidéos. Elle nous a dit que le jour où nous aurons accès à France info TV, nous pourrons arrêter de donner des productions gratuitement à YouTube et à Facebook, des géants qui ne paient aucune redevance en France et encadrent nos productions par de la publicité. Aujourd'hui, nous sommes obligés d'aller sur ces vecteurs pour montrer ce que nous faisons.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Si l'on veut que chacun ait une égale chance de regarder ces programmes, il faut trouver une solution pour les zones blanches. L'internet n'est pas accessible partout en Martinique ou à La Réunion.

M. Gérald Prufer. - En Martinique, comme en Guadeloupe, des zones d'ombre subsistent toujours. Dans toutes les régions françaises et les outre-mer, le Gouvernement veut accélérer l'accès au numérique qui connaît un développement exponentiel. La Martinique a obtenu récemment 50 millions d'euros pour améliorer ses équipements. Le câble donnera accès à l'ensemble des prestations. À l'initiative du gouvernement polynésien, un câble est en cours de positionnement pour raccorder tous les archipels de Polynésie - 5 millions de km2 ! D'ici 2 ou 3 ans, toutes les populations auront accès à l'ensemble des prestations. Les mobiles sont apparus il y a une dizaine d'années ; dans 5 ans, tout le monde en aura. Il faut agir maintenant pour créer du lien sinon la place sera prise par d'autres intervenants. Un film sur Netflix fait 28 000 000 de spectateurs en 8 jours. Le cinéma et l'ensemble de l'audiovisuel français devront bientôt faire face à un nouveau défi : si l'on compare le prix d'une place de cinéma - en moyenne 10 euros par personne, auxquels s'ajoutent les achats de confiserie pour les enfants - avec celui d'un abonnement mensuel à un service de vidéo à la demande (SVoD) - environ 10 euros - qui permet de choisir parmi 150 films tous les jours, on comprend que nous risquons d'être submergés par les GAFA. Quand France Télévisions investit 450 millions d'euros pour aider la production télévisuelle française, Netflix investit 15 milliards dans la production !

France Ô, c'est l'araignée au milieu d'une toile dont nous sommes les extrémités. Si vous enlevez l'araignée, à quoi servira la toile ?

M. Michel Magras, président. - Trouverez-vous une place sur les chaînes publiques ?

M. Gérald Prufer. - Les idées que je vous ai exposées sont notre base de travail. Le jumelage de nos stations sur des opérations spéciales relève de la simple intelligence et de la simple coopération entre stations. La coproduction abaisse le coût de la grille.

Je crois aux engagements de Delphine Ernotte. En effet, le Gouvernement va imposer ses choix, mais l'organisation du dispositif en interne nous appartient, à elle et à nous, directeurs de France 3, des outre-mer, et du pôle national de France 2 et France 5. Nous demandons depuis des années l'accès aux programmes de France 4 parce que nous ne sommes pas en capacité - en outre-mer et à France Ô - de produire des programmes et des dessins animés pour nos enfants. La disparition de France 4 ne doit pas entraîner celle de la production. Nous pouvons être des diffuseurs. J'aimerais avoir la certitude de la réalité de la plateforme numérique France Ô. Si on ouvre la porte sur le numérique et si on sauve Malakoff, on sauve aussi l'outre-mer. La TNT va disparaître, comme la radio AM a disparu au profit de la FM. Nous allons tous basculer vers le numérique. N'oublions pas que France Ô n'est pas seulement de la télévision. Les journalistes font aussi de la radio et du numérique. Nous avons obtenu, sur France inter et France info, la présence de modules d'information réguliers. Ces salariés qui travaillent pour la radio ne savent plus ce que sera leur avenir. Ce qui est important, c'est que nous ayons un horizon et que le personnel de Malakoff soit rassuré.

M. Michel Magras, président. - Pensez-vous que le site de France Ô de Malakoff est menacé ?

M. Gérald Prufer. - Delphine Ernotte a raison sur le plan économique. Les bâtiments de France Télévisions sont dispersés. Réunir tout le personnel dans un bâtiment unique permettra une économie d'échelle, de travailler ensemble, de gagner du temps, d'économiser de l'argent pour l'investir dans la production française. Mais si cette option est décidée par le Gouvernement, il faut le dire clairement. France Ô est isolée et nous passons notre temps à faire des allers et retours entre le siège et Malakoff. L'arrêt de France Ô sur la TNT ne doit pas signifier l'arrêt de France Ô. Que ce soit à Malakoff ou dans le bâtiment de France Télévisions, l'araignée doit continuer à tisser sa toile. L'immeuble de Malakoff porte le nom de Pierre Bourdan, un grand résistant. L'esprit de résistance doit continuer à animer l'âme des salariés qui y travaillent.

M. Michel Magras, président. - L'usage des tablettes gomme progressivement le rôle fédérateur des familles que remplissait la télévision.

M. Gérald Prufer. - Vous avez raison mais si nous remplissons bien nos missions - informer, divertir, éduquer - nous ne supplanterons pas le rôle des parents. Le numérique a de nombreux avantages : une émission faite à l'école peut être postée, devenant alors accessible n'importe où, 24 heures sur 24. L'enseignant peut inviter ses élèves à se connecter sur France info ou sur Polynésie La 1ère, onglet « vie scolaire » et à regarder avec lui l'émission. Dans certaines classes, des tablettes sont distribuées, à l'image de ce qui avait été réalisé dans le cadre du plan Fabius, avec l'introduction d'ordinateurs dans les écoles. Il faut équiper nos écoles de terminaux pour permettre de regarder des émissions ; des équipes pourraient être dédiées pour fabriquer des émissions en partenariat avec l'Éducation nationale.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - En Martinique, en Guadeloupe, des écoles disposent de tablettes. Je ne suis pas sûre qu'en métropole la chose soit aussi facile à réaliser. France Ô est aussi destinée aux Antillais de métropole, afin qu'ils puissent découvrir ce qui se passe chez eux. Je trouverais dommage qu'on ne se préoccupe plus des Antillais ou des Polynésiens qui vivent en métropole.

M. Gérald Prufer. - France Ô et les chaînes La 1ère, nous sommes le lien dans les deux sens. Nous produisons à destination de la métropole et des équipes de Malakoff produisent à notre demande. Quand nous réalisons une émission interactive, nous demandons à France Ô d'aller faire des reportages, on les diffuse à la télévision ou à la radio. De chez nous, on appelle la famille en métropole et on met les gens en relation. J'étais à Mayotte quand Kassav a annoncé que des billets gratuits pour son spectacle du Zénith seraient mis à disposition des ultramarins. Nous avons créé un concours local avec un sponsor pour prendre en charge les billets d'avion de deux personnes. Deux Mahorais ont pu faire le voyage. Je voudrais vous citer un second exemple : France 3 avait organisé un concours d'histoire sans penser à associer les outre-mer. J'ai appelé le producteur de l'émission ; une modification leur a permis d'y participer... et c'est un Réunionnais qui a gagné !

Dans la tranche horaire de 5 à 7 heures du matin de France Inter, les auditeurs les plus actifs se trouvent être de La Réunion, grâce au décalage horaire de 2 heures. Ils jouent et ils gagnent ! Bien souvent, des émissions - sur le public ou sur le privé - qui invitent les téléspectateurs à jouer donnent un numéro de sms ; or celui-ci ne fonctionne pas dans les outre-mer ! Pourtant, les impôts de l'outre-mer servent aussi à financer l'audiovisuel public.

M. Michel Magras, président. - France Ô est regardée par les ultramarins de l'hexagone et par des personnes sans lien avec l'outre-mer mais intéressées par ce qu'il s'y passe. Quand les émissions vont disparaître de la TNT, ne risque-t-on pas de perdre cette clientèle ?

M. Gérald Prufer. - À l'origine, la création de RFO Sat, chaîne de télévision généraliste française dédiée à l'outre-mer, visait à créer une offre nouvelle. Il ne faut pas être crédule : la chaîne future ne donnera pas ses créneaux les plus porteurs à 3,5 % de la population française. En 1986, année de la création de la Route du rhum, RFO Guadeloupe et M 6 ont organisé un grand plateau avec toutes les vedettes de l'époque. J'ai demandé au producteur de diffuser Kassav sur M 6. Il m'a répondu que, quand il diffusait Kassav, il s'adressait à 500 000 à 1 million de téléspectateurs alors que quand il diffusait un clip d'un prince du raï, il s'adressait aux 10 millions de Français d'origine maghrébine. Le rapport de force est en notre défaveur.

Le CSA dit que la télévision française publique et privée consacre aujourd'hui 9 % de l'antenne à 3,5 % de la population française, en agrégeant France Ô. Si on enlève France Ô, ce taux ne représente plus que 0,3 %. Le chantier numérique est un chantier pour demain car, d'ici 3 à 5 ans, les difficultés techniques que nous connaissons aujourd'hui seront réglées. Nous nous battons pour avoir dans les outre-mer une diffusion numérique en 4K qu'on nous présentait jusqu'à récemment comme le summum de la technique. La NHK japonaise vient d'inaugurer une diffusion en 8K ! Nous nous battons également pour avoir une diffusion en HD dans les outre-mer, usuelle en métropole depuis des années.

M. Michel Magras, président. - Le fil conducteur de la délégation sénatoriale aux outre-mer est d'amener nos collègues métropolitains à s'intéresser aux problématiques de nos territoires. Je suis surpris que des services dont la mission est de diffuser la connaissance ne prennent pas en compte tous les publics.

M. Gérald Prufer. - Je crains que bien des membres du Gouvernement n'aient du mal à situer les onze territoires ultramarins sur une carte. J'ai fait la même expérience à France Télévisions. Un des producteurs de Thalassa m'a même demandé où était Mayotte ! Une telle question de la part de gens qui s'intéressent à la mer en dit long sur la méconnaissance de nos compatriotes. Dans le passé, le ministre Louis Le Pensec était venu en Nouvelle-Calédonie après un cyclone. Au cours d'un exposé sur l'aide de la France, il avait confondu l'archipel des Belep avec un nom de famille...

Le fait d'amener l'encadrement de France Télévisions dans les départements et territoires ultramarins permet à celui-ci d'acquérir une meilleure connaissance de nos spécificités. Au moment de la bascule vers la TNT, France Télévisions avait fait en sorte qu'un membre du comité directeur soit présent dans chaque territoire d'outre-mer. À chaque changement de présidence, il faudrait que l'équipe dirigeante vienne dans les outre-mer. Votre visite du site de Malakoff était une visite dans l'urgence. Il faudrait que chaque année les élus nationaux fassent le déplacement.

M. Michel Magras, président. - Vous avez rappelé les statistiques établies par le CSA. Ne doit-on pas se battre pour garder France Ô sur la TNT ?

M. Gérald Prufer. - Vous êtes notre seule bouée de sauvetage. Si votre rapport n'est pas une sommation, tout l'édifice peut disparaître sur l'autel des économies. On va rendre invisibles 3,5 % de la population française qui n'aura droit qu'à 0,3 % de présence sur les chaînes. Vous êtes les seuls à pouvoir dire qu'il faut laisser à France Ô une chance sur le numérique et revoir les moyens alloués aux outre-mer. Faisons le deuil de la TNT mais allons-y franchement sur le numérique, en donnant la chance à France Ô d'être la première chaîne nationale publique française à diffusion numérique, en reliant l'ensemble des outre-mer.

Le budget pour France Ô, 1 600 salariés, est de 25 millions ; celui de France 2, 2 000 salariés, est de 500 millions. À la création de France Ô, la dotation qui avait été allouée était minime ; elle l'est restée. Nous avons trouvé un système de partage des coûts entre les stations qui fonctionne. La Cour des comptes valide nos comptes lors de chacune de ses visites.

M. Michel Magras, président. - Je comprends que la TNT va à terme disparaître. Il faut se battre pour que France Ô soit la première chaîne nationale de diffusion mondiale en haut débit numérique.

M. Gérald Prufer. - Cela ne sert à rien de se battre pour la TNT. Ce qui est valable pour France 4 l'est pour France Ô.

Quand le général de Gaulle a été en difficulté, il est venu dans les outre-mer. La diffusion des images de populations en liesse lui a permis de retrouver une légitimité en métropole. Il faut susurrer cela à l'oreille du président de la République qui pourrait mettre à profit son déplacement à Tahiti, en fin d'année, pour un sommet France-Océanie.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - En trois points, quelle serait la meilleure stratégie ?

M. Gérald Prufer. - Le premier élément est la sensibilisation sur l'aléa climatique. Nos chaînes La 1ère sont les premières sentinelles de l'évolution climatique, de la montée des eaux ; le deuxième est d'insister sur le dispositif mondial dont nous disposons ; le troisième est de rappeler que ce dispositif a une tête, à Malakoff. Il faut sauvegarder l'ensemble.

L'idée force, c'est le numérique. Il faut investir dans le numérique. On n'efface pas une chaîne qui a une telle répercussion sur la vie des gens. N'oublions pas également que l'impact économique de France Ô est important. Il y a tout un tissu économique qui est irrigué. Les régions participent aussi à l'économie numérique. Tous les territoires des outre-mer sont dotés aujourd'hui de bureaux d'aide au développement numérique. Le poids de votre rapport et le lobbying des régions devraient amener le Gouvernement à prendre conscience que les outre-mer ne représentent pas seulement 3,5 % de la population, mais sont aussi porteurs de cultures parce que nos histoires sont plurielles et que nous faisons partie de l'histoire de la France.

On nous disait qu'après les présidents Mitterrand et Chirac la sensibilisation aux outre-mer diminuerait. Nous le ressentons tous les jours. Aujourd'hui, cette liaison a un peu disparu parce qu'il y a tellement de problèmes dans l'hexagone que ceux des outre-mer, si lointains, passent en arrière-plan. Les Français originaires des outre-mer s'intègrent sans difficulté, ils participent à la vie de la Nation ; leurs lieux d'expression privilégiés sont la télévision, la radio. Prenons donc les moyens de gagner la bataille du numérique. Nous devons travailler pour la génération de demain.

M. Michel Magras, président. - Être à l'avant-garde est la solution pour éviter la dilution des outre-mer. Toutefois, la transition n'est-elle pas trop rapide ?

M. Gérald Prufer. - Il faut effectivement phaser les opérations dans le temps, agir en douceur avec une bonne communication pour que le virage soit pris par tout le monde. En 2020, il y aura les Jeux olympiques. Compte tenu du décalage horaire, tous les écrans de France Ô seront importants. La suppression d'une chaîne est le choix du Gouvernement mais le travail des parlementaires est important pour définir des garde-fous.

M. Michel Magras, président. - Nous espérons que le Gouvernement tiendra compte des préconisations de notre délégation.

M. Gérald Prufer. - Le peuple des outre-mer est derrière vous, vous êtes notre seul rempart. Pour conclure cet entretien je reprendrai une citation de Césaire « vous êtes la voix des sans voix ».

Jeudi 31 janvier 2019

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Représentation et visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public - Audition de M. Gora Patel, directeur de la chaîne Réunion La 1ère

M. Michel Magras, président. - Comme pour chacune de nos études, nous cherchons à recueillir l'information au plus près des territoires, ce qui nous conduit à organiser des visioconférences avec nos interlocuteurs locaux. Nous sommes donc en liaison aujourd'hui avec M. Gora Patel, directeur de la station Réunion La 1ère, avec qui nous avons déjà eu un échange lors de notre visite au siège de France Ô, lundi 21 janvier. Je remercie très vivement le conseil départemental qui a accepté d'abriter la visioconférence et M. Patel qui a consenti à se rendre dans ses locaux.

Notre étude sur la représentation et la visibilité des outre-mer dans l'audiovisuel public, engagée à la suite de l'annonce faite par le Gouvernement de la suppression de France Ô sur la TNT et de l'élaboration, en contrepartie, d'une offre numérique ainsi que d'une meilleure représentation sur les chaînes nationales, a pour ambition de dresser un état des lieux et de formuler des recommandations pour rendre effective la prise en compte des outre-mer.

Nous voulons rapidement mener cette réflexion et définir des exigences et des garanties. Le rôle joué dans les territoires par les stations La 1ère est évidemment au coeur du sujet, raison pour laquelle nous voulons vous entendre. La Réunion est en effet le territoire le plus peuplé des outre-mer et la scène audiovisuelle y est très concurrentielle, ce qui lui confère une configuration doublement particulière.

Comme vous le savez, les rapporteurs que nous avons désignés sont Mme Jocelyne Guidez, sénatrice de l'Essonne, et M. Maurice Antiste, sénateur de la Martinique.

Notre secrétariat vous a fait parvenir une trame qui retrace les points saillants sur lesquels nous désirons recueillir vos observations.

À moins que les rapporteurs ne désirent intervenir, je vous cède la parole.

M. Gora Patel, directeur de la chaîne Réunion La 1ère. - Je vous remercie pour l'organisation de cette audition, depuis le conseil départemental de La Réunion. Avant de répondre à vos questions, je tiens à apporter quelques précisions sur la situation de la station Réunion La 1ère.

Vous le disiez, nous sommes à La Réunion dans une situation spécifique de forte concurrence. Si nous devions nous comparer à la métropole, nous dirions que La 1ère est face à Antenne Réunion dans la situation de France 2 par rapport à TF1. Il faut noter que la station Réunion La 1ère couvre la télévision, mais aussi la radio et le numérique.

Longtemps, La 1ère a été la seule télévision du territoire, avant l'arrivée de la concurrence et avant, surtout, l'arrivée de la TNT. L'arrivée du bouquet TNT a provoqué une chute mécanique d'audience du service public. Si nous prenions une métaphore, nous sommes passés d'un supermarché avec une multitude de rayons à une dispersion de rayons spécialisés et, partant, à une mission réduite pour le distributeur initial, et ce du jour au lendemain. Le fonds de commerce de Réunion La 1ère, sa grille, reposait sur les programmes de France 2, France 3, France 4, France 5 et France Ô : ceci n'était plus possible quand ces chaînes ont été diffusées en direct. Du jour au lendemain, nous nous sommes retrouvés sans presqu'aucun programme. Nous avons connu, je le disais, une chute de l'audience, qui s'est cependant restaurée depuis quelques années dans le paysage audiovisuel réunionnais, pour la télévision comme la radio. Cette remontée se fait notamment grâce à l'appui d'internet.

Je prendrai ici un exemple pour expliquer l'importance d'internet. Hier soir, se tenait à la Cité des arts à Saint-Denis une cérémonie pour le nouvel an chinois, avec la visite du consul de Chine et d'une délégation chinoise, un défilé de mannequins avec des vêtements en brocart venus spécialement. On nous a demandé de retransmettre cet événement non pas à la télévision mais sur internet : nous avons fait un Facebook Live suivi par des milliers de personnes à travers le monde, jusqu'en Chine. Cela était inimaginable hier, nous n'aurions fait que de la télévision : internet nous donne une autre dimension. Nous nous inscrivons complètement dans les nouvelles technologies et prenons toute notre place dans le numérique.

Je vous le disais lors de la brève visioconférence réalisée à Malakoff la semaine passée, notre présence sur internet s'est illustrée récemment avec les manifestations des gilets jaunes à La Réunion. Lors de la visioconférence avec la ministre des outre-mer depuis la préfecture, une retransmission était annoncée de ses échanges avec une délégation de gilets jaunes en direct à la télévision, la radio et internet. Une décision a finalement été prise, avec une communication confuse, au ministère ou à la préfecture, de ne pas faire cette retransmission. Les gilets jaunes refusaient tout dialogue si cette séquence n'était pas diffusée. Nous avons été mobilisés et avons retransmis sur internet, par Facebook live, avec reprise ensuite à la télévision : cette opération a permis de faire baisser la pression et de favoriser l'instauration du dialogue.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - Comment s'organise votre station en termes d'effectifs et quels sont ses moyens et son budget ainsi que sa ou ses implantations géographiques ? Pouvez-vous également préciser la situation de la station sur le territoire - je veux parler des audiences et de la concurrence ?

M. Gora Patel. - La station a longtemps été implantée uniquement à Saint-Denis de La Réunion. Depuis quelques années, le sud a été développé avec un bureau décentralisé et une équipe de 10 personnes sur la télévision et la radio ; cette création s'est faite dans le contexte du projet de bidépartementalisation de l'île. 2 personnes assurent également une représentation dans l'ouest ; nous avons aussi la possibilité de rayonner sur l'est, plus proche de Saint-Denis. Au total, la station compte 208 équivalents temps plein, titulaires ou occasionnels : ce sont les personnels dédiés à la télévision, à la radio, à internet mais aussi aux tâches administratives.

Nous disposons d'un budget annuel d'une trentaine de millions d'euros, négocié chaque année. Ce budget est issu d'une dotation du groupe France Télévisions mais aussi de recettes - parrainages - à trouver par nous-mêmes.

Dans l'île, nous n'avons pas une position de leader, mais de challenger. Cela est vrai pour la télévision face à une chaîne de qualité, Antenne Réunion, très bien installée, dont la grille s'appuie sur des programmes de TF1 et M6 ainsi que des productions locales. C'est encore vrai pour la radio, où La 1ère est en troisième position avec un peu plus de 10 % d'audience, derrière un canal ouvert en permanence, Radio Free Dom.

Nous veillons à ce que la diversité de La Réunion soit présente tant dans les personnels qu'à l'antenne ou dans les programmes. Nous sommes ici à La Réunion une société multiculturelle : nous sommes ainsi présents aussi bien à Noël - avec les émissions religieuses et la messe du 24 décembre - que pour le Dipavali, la fête des lumières pour les Tamouls, que pour le Ramadan pour les musulmans, que Guan Di pour la communauté chinoise, que le 20 décembre... Nous veillons à ce que toutes les communautés qui forment le peuple de La Réunion se retrouvent sur nos différentes antennes.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Pourriez-vous m'indiquer quelles sont vos relations avec l'autre chaîne La 1ère de votre bassin, Mayotte La 1ère ?

Aussi, on nous répète régulièrement que les chaînes La 1ère doivent être des relais de l'information des pays étrangers de leur zone géographique, au nom de leur proximité. Est-ce le cas pour La Réunion ? La station que vous dirigez a-t-elle les moyens financiers et humains de réaliser des déplacements dans votre bassin océanique ?

M. Gora Patel. - Pour vous répondre franchement, nos relations avec la station de Mayotte sont excellentes. Cela dépend beaucoup des personnes et, en l'espèce, le directeur régional actuel de Mayotte La 1ère est mon ancien bras droit lorsque j'étais directeur régional de Réunion La 1ère. J'ai en effet passé seize ans au siège France Télévisions, puis médiateur du groupe France Télévisions en 2013 et je suis revenu à La Réunion depuis mars dernier à la demande de la présidence et de la direction générale, pour apaiser le climat social tendu au sein de la station. Pas plus tard que ce lundi, le directeur de Mayotte La 1ère était présent à La Réunion pour que nous préparions des rendez-vous prochains : les élections aux Comores et les Jeux des îles à l'île Maurice notamment. Nous avons assez régulièrement des relations au sein de l'association régionale des radios et télévisions de l'océan Indien. Cette région représente un bassin de plusieurs millions de francophones. Avec Maurice - plus d'un million de personnes -, Madagascar, les Seychelles, les Comores, Mayotte et nous, la francophonie est un atout. Nous avons tissé des relations avec les différentes directions et nous échangeons avec ces partenaires, modestement certes, mais quasi-quotidiennement, des images et des sons.

Avons-nous les moyens d'une politique ambitieuse dans la zone depuis La Réunion ? Je ne vais pas vous mentir : cela est compliqué et difficile tant cela est cher. Aller à Maurice coûte aujourd'hui aussi cher que d'aller à Paris. Les relations avec certains États, comme les Comores ou les Seychelles, sont en outre compliquées. Les nouvelles technologies et les échanges réalisés grâce à internet font que l'océan Indien est cependant toujours plus présent sur nos antennes.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - Comment s'établissent vos relations avec France Ô ? Avez-vous des liens directs avec d'autres chaînes de France Télévisions ?

On constate une présence de sujets réalisés par les chaînes La 1ère dans les grilles de France info : y a-t-il des commandes spécifiques ? Êtes-vous en lien direct avec France info ?

Comment s'organisent les collaborations avec les rédactions nationales lorsque celles-ci couvrent une actualité dans le territoire ?

M. Gora Patel. - Nos relations avec les rédactions nationales sont toujours très compliquées. Est-ce de notre faute et une incapacité de notre part à nous imposer ou est-ce dû à une incompréhension des autres rédactions qui n'ont pas compris qu'il y avait des relais intéressants dans les différentes zones ? Il faudra mettre cette question sur la table.

J'ai toujours milité pour des « pôles d'excellence » de France Télévisions dans les différentes régions du monde où sont les stations La 1ère. S'il se passe quelque chose à La Réunion ou Maurice, nous serons toujours les premiers sur place, avant France 2 et France 3 ; il faut que demain ces chaînes travaillent davantage avec nous. Ce n'est pas encore tout à fait le cas, nous sommes mis de côté quand ils arrivent lors d'une actualité. Le travail conjoint n'est pas encore la norme avec les autres chaînes de France Télévisions mais tout ceci est en train de changer : il y a une volonté de travailler davantage ensemble. Nous n'avons pas encore trouvé le bon rapport avec le national, entre ce que nous pouvons apporter et ce que l'on nous demande : nous pouvons encore offrir davantage.

Concernant France info, cette collaboration passe par le canal de Malakoff. Il y a des commandes régulières, mais nos propositions sont aussi retenues : quand il y a une actualité dans notre zone, nous la proposons immédiatement à Malakoff pour que celle-ci soit relayée à France info. Cela se fait de plus en plus. C'est aussi une question de relations humaines, de liens de proximité entre les uns et les autres. Paris restera Paris... J'y ai vécu treize ans et ai été six ans médiateur de France Télévisions. Sans vouloir blesser quiconque, je connais le regard condescendant porté à l'outre-mer, alors même qu'il y a autant de bons professionnels ici qu'à France 2 et France 3.

Il y a une question de volonté de travailler ensemble mais aussi une question de confiance. Il est possible pour France 2 et France 3 de sélectionner des collaborateurs « privilégiés » dans les chaînes La 1ère. Ceux-ci pourraient être sélectionnés pour correspondre à l'écriture nationale pratiquée dans les rédactions. C'est un travail que Wallès Kotra, directeur exécutif en charge de l'outre-mer a engagé avec Yannick Letranchant, directeur exécutif en charge de l'information de France Télévisions : nous sommes au début de quelque chose.

Concernant nos relations avec France Ô, il faut dire que celles-ci ont souvent été compliquées. Si aujourd'hui il n'y a pas autant de mobilisation dans les stations d'outre-mer pour sauver France Ô, cela s'explique par le comportement de France Ô vis-à-vis des stations. Quand RFO Sat a été créée par Jean-Marie Cavada, il s'agissait de faire une chaîne sur le satellite pour afficher les programmes d'outre-mer : il s'agissait de faire la continuité territoriale « à l'envers » et faire remonter les meilleurs programmes des outre-mer.

RFO Sat est devenue France Ô qui, malheureusement, a été ballotée et a changé d'identité par les décisions successives des tutelles. Chaîne de l'outre-mer, son cahier des charges a changé et elle est devenue celle de la diversité ou, à la suite des émeutes de 2005, une chaîne des banlieues. Elle a perdu son identité et au fil du temps est devenue une chaîne sans âme, contraire à son ADN initial. Il y a aussi eu des moments économiquement compliqués pour les stations régionales avec l'impression dans le même temps que la situation était beaucoup plus facile financièrement pour France Ô : cela a suscité un rejet de France Ô et du ressentiment de la part des stations régionales. Ce souvenir perdure de France Ô aux poches pleines quand les stations outre-mer étaient à la peine. Dès lors, la relation n'a pas été amicale entre France Ô et les stations. Depuis l'arrivée de Wallès Kotra, on constate un repositionnement de France Ô comme réelle chaîne de l'outre-mer : nous avons des relations saines et entretenons un vrai dialogue. France Ô ne décide aujourd'hui de rien sans l'association immédiate des chaînes La 1ère, rien n'est acheté pour France Ô sans être mis en avant-première au service des stations et France Ô reprend des contenus proposés par les chaînes La 1ère, ce qui n'était pas le cas auparavant.

M. Michel Magras, président. - Cette relation avec France Ô, vous le dites, a évolué et a été très inégale...

M. Gora Patel. - Il y a eu plusieurs périodes en effet. Au départ, il y avait une fierté de travailler pour RFO Sat : c'était l'exposition de notre savoir-faire ultramarin. On nous a ensuite regardés de haut, ce qui a provoqué un retrait. Oui, cela a évolué : je le disais, depuis l'arrivée de Wallès Kotra, nous avons une relation saine et intelligente avec cette chaîne qui a retrouvé sa place de chaîne des outre-mer en métropole.

On a parlé des Jeux des îles, du grand Raid, mais, Monsieur le sénateur de la Martinique, on peut évoquer les yoles rondes : France Ô a toujours été là pour la mise en avant de cette manifestation unique au monde. Les Martiniquais arrivent à mettre à l'eau un bateau qui n'est pas fait pour naviguer !

M. Maurice Antiste, rapporteur. - J'ai moi-même été consultant pour Martinique La 1ère durant 10 ans pour le Tour des yoles.

M. Michel Magras, président. - Lors de l'ouragan Irma, Guadeloupe La 1ère a été extrêmement présente et réactive en amont, pendant et après le phénomène. Les chaînes nationales sont ensuite arrivées et ont balayé ces équipes de proximité qui connaissaient le terrain.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Quels sont vos moyens financiers et humains de production au sein de La 1ère ? Quelles sont vos sources de financement et quelle est la part de chaque contributeur ? Les collectivités interviennent-elle en appui ?

Quels montants consacrez-vous chaque année aux coproductions ? France Ô vient-elle en appui de ces montants ? Êtes-vous en mesure de monter des projets avec différentes chaînes 1ère de manière autonome ? Cela a-t-il déjà été le cas ? Le milieu de la production audiovisuelle local est-il « armé » pour répondre à vos commandes ? Des groupes hexagonaux sont-ils intéressés ou présents ?

M. Gora Patel. - Sur la question de notre budget : est-il suffisant pour produire et coproduire ? Non, ce n'est jamais suffisant.

Concernant les aides éventuelles des collectivités, nous avons des relations avec la région de La Réunion qui mène une politique dynamique de soutien à l'audiovisuel. Nous avons un siège à la commission d'attribution des aides du conseil régional qui travaille sur des coproductions de qualité.

Je rappelle que la série « Cut » est intégralement tournée à La Réunion. J'étais, avant notre visioconférence, au téléphone avec le réalisateur réunionnais Laurent Pantaléon qui m'informait que le film que nous avions coproduit, « Baba sifon » était retenu pour être en compétition au Fespaco, festival international qui se tient au Burkina Faso.

Vous m'interrogiez sur les entreprises de production locales. Nous travaillons de plus en plus avec elles. Dans le cadre de ces coproductions, nous apportons de l'« industrie » quand cela est nécessaire ou des liquidités, de l'ordre de 15 000 à 20 000 euros en moyenne. Souvent, nous travaillons avec France Ô qui contribue aux financements et permet des coproductions de qualité.

Nous comptons une vingtaine de coproductions par an. Le tissu est-il suffisamment solide sur le territoire ? Malheureusement, non. On constate beaucoup de commandes non livrées en temps et en heure. Des entreprises sont encore fragiles, peu structurées et peinent à tenir leurs engagements.

Il a fallu changer les mentalités et faire de la pédagogie en interne. Il était difficile, il y a encore peu de temps, de dire qu'on ne produirait pas tout en interne et qu'il faudrait faire vivre le tissu local. Les syndicats y voyaient notamment une perte de potentiel de recrutement. Mais l'époque n'est pas favorable aux recrutements supplémentaires : France Télévisions engage un plan de départ de 2 000 personnes pour recruter 1 000 jeunes.

Coproduire, c'est enrichir. Nous disposons aujourd'hui d'entreprises de production locale solidement installées, sérieuses et capables de fournir des produits de qualité, mais leur nombre est très réduit ; le secteur est encore peu développé. Concernant les entreprises parisiennes ou hexagonales, nous sommes souvent sollicités et trois portraits sont par exemple en cours de réalisation actuellement sur des personnalités réunionnaises en haut de l'affiche : Dimitri Payet, Manu Payet et Valérie Bègue.

M. Michel Magras, président. - Vous nous avez parlé de l'arrivée de la TNT à La Réunion et du bouleversement que cela avait produit. Vous avez également évoqué les enjeux numériques dans vos missions. Nous allons aborder maintenant, sur cette base, les questions que pose l'arrêt annoncé de la chaîne France Ô.

M. Maurice Antiste, rapporteur. - Que va changer pour vous l'arrêt de la diffusion de France Ô sur la TNT annoncé pour 2020 ? Quels sont les enjeux attachés à un passage de votre chaîne en HD ?

Qu'attendez-vous de la plateforme numérique annoncée dans le cadre de la réforme ? Quelle est votre stratégie de développement numérique pour la station ?

M. Gora Patel. - Je vais commencer par la stratégie de développement numérique. Nous ne pensons plus aujourd'hui en termes de médias mais autour d'une marque. Nous sommes là, à la télévision, en radio, sur internet ou les trois à la fois. Nous avons eu un exemple douloureux hier avec un pêcheur happé par un requin en bordure de mer : en une demi-heure, l'information a été développée sur les trois canaux. Nous ne travaillons plus en silos mais pour Réunion La 1ère et chaque média prend la main à un moment. La première information, immédiate, est sortie sur internet, avant que la radio ne prenne le relais sur de premières explications et que l'analyse trouve sa place à la télévision à 12h30 et 19h. C'est notre stratégie. Nous nous inscrivons pleinement dans le numérique qui nous permet d'être partout.

Mme Jocelyne Guidez, rapporteure. - Télévision, radio, internet : je note que vous n'oubliez pas la télévision dans vos analyses alors qu'on nous annonce aujourd'hui presque la mort de ce média. Cela est sans doute vrai pour les jeunes, mais les plus anciens y restent très attachés. Je pense également aux conséquences sociales de ces nouveaux modes de consommation des médias, et à la perte de conversation dans les familles...

M. Gora Patel. - En effet, chaque canal a eu un leadership à un moment donné. Je prenais l'exemple plus tôt du nouvel an chinois relayé sur Facebook Live.

Pour ce qui est de la disparition de France Ô de la TNT, la tutelle a pris une décision d'arrêt de la diffusion sur la TNT et de transformation en une plateforme numérique. Dont acte. Nous pourrions crier en tant que dirigeants de stations mais cela ne changerait rien... Ce qui m'inquiète aujourd'hui en tant que collaborateur de France Télévisions, c'est l'avenir des personnels de Malakoff. Nous voyons déjà des départs... Ma position est simple et connue : si demain des collaborateurs de Malakoff devaient venir à La Réunion, je leur ouvrirais les portes de la station avec plaisir ; ils ont des compétences et nous en avons besoin. Il faudra être vigilant sur le devenir de ceux qui ont cru à cette histoire de France Ô et de Malakoff.

Quant à la plateforme, je vous mentirais si je vous disais aujourd'hui que je sais ce qu'elle va apporter. Je sais ce que la station que je dirige peut apporter en contenus et les produits que nous sommes en capacité d'apporter. Est-ce que je crois aujourd'hui en cette plateforme ? Il y a trop d'informations que je n'ai pas à ce jour pour me prononcer, si je veux être honnête.

M. Michel Magras, président. - Delphine Ernotte a garanti que les personnels de Malakoff, comme personnels du groupe France Télévisions, ne feraient pas l'objet d'un traitement particulier. Mais, vous le disiez, il y a un plan global de restructuration des effectifs.

Que doit selon vous être cette plateforme, pour vous et en collaboration avec Malakoff ?

M. Gora Patel. - Elle doit être le lieu d'exposition de ce qui se passe outre-mer, de ce qui se fabrique chez nous, la vie des onze territoires. Nous devons prendre toute notre place sur cette plateforme. Nous pensons « digital first » : tout ce que nous allons produire sera proposé pour cette plateforme.

M. Michel Magras, président. - Il ne faut cependant pas sous-estimer les problèmes de couverture numérique, notamment le faible accès au haut débit de portions significatives du territoire hexagonal comme des territoires ultramarins. Qu'en est-il à La Réunion ? Enfin, le numérique et le haut débit ont un coût non négligeable pour les consommateurs...

M. Gora Patel. - À La Réunion, l'objectif régional est une couverture aboutie avant 2025. Le coût est en effet un sujet : une des revendications des gilets jaunes à La Réunion était le coût et la vitesse de débit par rapport à la France métropolitaine.

Je reste persuadé que la télévision, comme Madame la sénatrice, a encore de beaux jours devant elle. On ne va pas basculer du jour au lendemain vers une consommation de programmes sans télévision, seulement sur des plateformes. La haute définition de qualité sur internet n'est pas encore pour demain en considérant la couverture de La Réunion, et le département n'est pas seul dans ce cas.

Le sénateur Maurice Antiste m'interrogeait sur la haute définition pour la télévision. Elle est annoncée pour le mois de septembre prochain, mais son déploiement ne se fera que pour le satellitaire - box internet et offre de bouquets satellite. La TNT n'est pas comprise... mais c'est un début.

M. Michel Dennemont. - Je vais pour ma part vous faire une critique, que je veux constructive. Vous évoquiez la réactivité de la station hier sur le cas des requins. C'est très bien et La 1ère est fiable sur les actualités. Mais je voudrais pointer son manque, parfois, d'anticipation. Je prendrai un exemple personnel : lors des élections sénatoriales de l'an dernier, les quatre sénateurs élus étaient sur le plateau d'Antenne Réunion au soir du scrutin, et non sur La 1ère. Nous avions tous été invités huit jours avant, quand La 1ère nous a contactés seulement après l'annonce des résultats... Et on nous a reproché ensuite de ne pas être venus ! Je pense qu'une meilleure anticipation de certaines actualités permettrait de retrouver une audience à mon sens méritée.

M. Gora Patel. - Si Wallès Kotra m'a envoyé ici reprendre la tête de cette station à ce stade de ma carrière, c'est, en partie, pour ces raisons. Nous avions ici tourné le dos au pays, nous étions dans un comportement de bunkérisation. Nous avions oublié que si nous voulons exister il faut aller au-devant des Réunionnais. Nous avons mené de grands changements dans la rédaction, parmi les présentateurs mais aussi dans les contenus des journaux et la façon de traiter l'information. Ce travail sera long mais il est engagé.

M. Michel Magras, président. - Le Gouvernement actuel a tendance à considérer ses décisions comme irrévocables, au prétexte d'un « cap » qu'il ne faudrait changer sous aucun prétexte. La métaphore maritime indique pourtant qu'un changement de cap est parfois nécessaire pour mieux atteindre son objectif. Je regrette cette décision et, surtout, la méthode qui a été celle du Gouvernement.

France Ô produit également pour les chaînes La 1ère. N'avez-vous pas des craintes à cet égard ? Vous a-t-on promis des moyens supplémentaires à la suite de sa disparition ?

M. Gora Patel. - Nous n'avons eu aucune promesse. On nous a indiqué que France Ô allait disparaître. France Ô est pour nous un allié, il nous arrive de coproduire des choses ensemble. Sur notre antenne, au moins trois émissions existent grâce au soutien et à l'apport de France Ô : « De l'or sous la tôle » par exemple, sur la remise en état des cases créoles, morceaux de patrimoine de La Réunion, ou encore « L'amour lé dou », émission très populaire ici. C'est le cas aussi des Jeux des îles de l'océan Indien, que nous préparons en étroite collaboration avec France Ô car les magazines que nous ferons seront repris sur France Ô en juillet et août.

Il y a en effet une grande inquiétude quant à une possible perte de financement. Vous évoquez un transfert financier vers les chaînes La 1ère : je n'y crois pas vraiment, cela ne se fait en général pas. De plus, la plateforme annoncée va demander des investissements.

Je suis un employé du groupe France Télévisions, homme du service public ; j'ai à ce titre un devoir de réserve, mais je suis aussi un ultramarin. En tant qu'ultramarin, je suis très malheureux, très déçu par la disparition de France Ô. France Ô était une belle histoire, une belle chaîne, un beau produit. On nous parle de 0,8 % d'audience, mais d'autres existent avec ce score ! Le coût de cette chaîne est, de surcroît, très mesuré. Cette chaîne apportait quelque chose aux ultramarins de l'hexagone ; le choix aurait pu être fait de la repenser, tout est perfectible. On aurait pu réfléchir collectivement, mais la décision a été prise. En tant qu'ultramarin, c'est un grand regret. J'ai travaillé pour cette chaîne, pour aider à ce que les outre-mer n'apparaissent pas seulement sur les écrans lors de crises : nous avons animé, avec Luc Laventure, patron de France Ô, durant treize ans l'émission « Dix minutes pour le dire ». Cette émission est partie du constat que l'on ne parlait de nous qu'en cas de cyclone ou de crise sociale ; elle a montré, s'il le fallait, qu'il y a matière à donner la parole aux ultramarins de l'hexagone, à Paris, de passage ou même à l'étranger.

On nous promet d'être plus présent sur France 2 et France 3 : le dire est une chose, mais il faut désormais le faire. Il faut des engagements fermes. Je n'aime pas le terme de « quotas », mais il faut des engagements. Il faut des ultramarins dans les décideurs finaux, il faut que nous soyons autour de la table.

M. Michel Magras, président. - Je reviens sur la question du CNC que soulevait ma collègue Jocelyne Guidez.

M. Gora Patel. - Le CNC ne peut intervenir pour nous que dans le cadre de coproductions.

M. Michel Magras, président. - Votre collègue Gerald Prufer nous parlait hier de l'ambition d'une chaîne numérique de la France dans le monde, tournée vers une mission de sentinelle du changement climatique : avez-vous eu écho d'un tel projet ?

M. Gora Patel. - Nous avançons à chaque séminaire sur ce que sera Malakoff et ce que sera la plateforme. Il n'y a pas de projet établi en ce sens. Mais nous savons que tous les outre-mer, où que nous soyons dans le monde, sont des sentinelles du changement climatique et il y a une volonté de réussir dans cette chaîne ou plateforme, quel que soit le format nouveau que l'on veut lui donner.

Je vous remercie de m'avoir donné la parole aujourd'hui et permis de vous dire ce en quoi je crois. Les engagements ne doivent pas être seulement des paroles. Les engagements concernant les outre-mer dans le cadre de cette réforme doivent être forts mais, surtout, tenus, si l'on veut aboutir à une réelle présence des outre-mer sur les chaînes nationales ; ils doivent aussi se traduire par de belles opérations à monter avec France Télévisions. Il y a les compétences, il y a la qualité : il faut une volonté.

M. Michel Magras, président. - Le rapport que nous produirons s'attachera à répondre à ces ambitions.