Jeudi 16 mai 2019

- Présidence de M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office -

La réunion est ouverte à 10 h 15.

Présentation, ouverte à la presse, du rapport annuel pour l'année 2018 de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France, par M. Bernard Doroszczuk, président de l'ASN

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - En mon nom, et en celui du premier vice-président Cédric Villani, j'accueille le nouveau président de l'Autorité de sûreté nucléaire, M. Bernard Doroszczuk. Il vient pour la première fois, présenter le rapport annuel de l'ASN devant l'Office, conformément à la loi du 13 juin 2006 relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. Il s'agit d'un travail collectif, et je salue les membres du collège de l'ASN. Leur présence garantit la qualité de nos échanges.

Cette audition intervient dans une actualité extrêmement riche. Votre programme de travail comprend des sujets absolument majeurs, comme le suivi du chantier de l'EPR de Flamanville ou l'évaluation de l'avenir des réacteurs du palier de 900 mégawatts. Avec le sénateur Bruno Sido, nous nous sommes tout particulièrement intéressés à l'un des aspects de la loi du 28 juin 2006 : le stockage en couche géologique profonde des déchets de moyenne et forte activité à vie longue. En ce qui concerne ce projet, vous aviez attiré notre attention sur un certain nombre de difficultés, en particulier la question des déchets enrobés dans le bitume. Vous aviez également appelé l'attention de l'Office sur la sécurité des installations nucléaires, à la suite d'un certain nombre d'intrusions constatées en 2017, ce qui nous a conduits à organiser une audition sur ce sujet. Enfin, une commission d'enquête de l'Assemblée nationale a été consacrée l'année dernière à la sécurité et à la sûreté nucléaires. Je pense que vous aurez à coeur de nous présenter les enseignements que vous avez tirés de son rapport.

Cette audition de l'Office parlementaire est ouverte aux membres des commissions permanentes de l'Assemblée nationale, notamment celle du développement durable et de l'aménagement du territoire. Ils sont les bienvenus.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - C'est un plaisir de vous accueillir pour cette nouvelle audition publique de l'ASN par l'Office. Nous avons déjà eu l'occasion de nous entretenir en privé avec le président de l'ASN, en prélude à cette audition publique. C'est un plaisir et un honneur de recevoir l'ASN, qui travaille sans relâche sur des sujets ô combien importants et scrutés par la société.

Cette audition est diffusée sur Internet et ouverte à la presse. Les internautes ont la possibilité de poser des questions, relayées et modérées par moi-même, ce qui offre à chacun l'opportunité d'y participer. Ce dispositif s'inscrit dans un ensemble de mesures prises depuis le début de cette législature, par le président Gérard Longuet et moi-même, pour renforcer la proximité des citoyens, des parlementaires et de l'expertise.

Cet exercice permet à la représentation nationale et à la Nation de bénéficier d'une présentation de votre rapport d'activité annuel, et de suivre les questions si importantes de sûreté nucléaire, avec constance et de manière approfondie.

Je m'associe au voeu du président Gérard Longuet vous demandant de préciser ce que vous avez retenu du rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.

M. Bernard Doroszczuk, président de l'ASN. - Je suis très heureux d'intervenir pour la première fois devant vous, depuis ma prise de fonction en novembre dernier, pour vous présenter le rapport annuel de l'ASN sur l'état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2018.

Comme vous l'avez souligné, ce rapport porte sur une période extrêmement chargée en termes d'enjeux de sûreté nucléaire et de radioprotection, qui plus est dans un moment charnière pour l'orientation énergétique de notre pays.

Pour vous le présenter, je suis accompagné de l'ensemble des membres du collège de l'ASN, du directeur général et de représentants des services. Si nécessaire, ils pourront répondre à vos questions, ou compléter les réponses apportées.

Avant d'en venir au bilan 2018, je voudrais souligner que cette présence collective est tout à fait représentative des méthodes de travail mises en oeuvre dans l'instruction préalable aux décisions prises de manière collégiale par les commissaires de l'ASN.

Avant de présenter ce bilan, je vous propose que M. Olivier Gupta, directeur général, présente les grandes étapes de ce processus d'instruction qui conduit à une prise de décision collective du collège, et apporte quelques précisions sur la manière dont nous faisons évoluer, au quotidien, le processus de contrôle de l'ASN.

Il a choisi d'illustrer cette présentation par l'instruction des anomalies rencontrées sur les soudures de l'EPR. Cet exemple permettra d'apporter quelques éléments d'information, en réponse aux questions que vous avez posées en introduction. Après cette présentation, je vous proposerai d'en venir au bilan puis de répondre à vos questions.

M. Olivier Gupta, directeur général de l'ASN. - Les décisions de l'ASN ont un impact majeur auprès d'acteurs qui ont des points de vue différents sur le nucléaire. Parfois, comme vous avez pu le constater, ces acteurs donnent leur propre interprétation des décisions de l'ASN. Or, il ne doit pas y avoir de doute sur le processus qui fonde nos décisions. Permettez-moi de vous le présenter, à partir du cas concret des soudures du circuit secondaire de l'EPR de Flamanville 3.

Ces soudures n'ont pas été réalisées avec le niveau de qualité attendu. Un dossier d'EDF soutient que certaines soudures peuvent être laissées en l'état, malgré leurs défauts. Comment instruisons-nous un tel dossier ? Avant tout, par un examen approfondi des faits techniques, ce qui implique d'abord de lever toute ambiguïté sur les faits eux-mêmes. Aussi, sommes-nous allés plusieurs fois en inspection sur le chantier, pour voir les soudures, interroger les intervenants, et comprendre l'origine des défauts.

Ensuite, il convient de contre-expertiser les arguments d'EDF. Concrètement, cette contre-expertise consiste en plusieurs séries d'échanges de questions et de réponses entre une équipe de cinq ingénieurs de l'ASN et ceux d'EDF. Ces échanges ont permis à nos équipes d'élaborer leur propre avis argumenté sur le niveau de qualité des soudures, sur les justifications apportées par EDF pour les laisser en l'état, ainsi que sur le déroulement d'une éventuelle réparation. Ce processus a été consigné dans un rapport rendu public. Par ailleurs, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a rédigé, à notre demande, un avis, lui aussi public, sur certains points spécifiques du dossier.

Ce dialogue technique approfondi a permis une première confrontation des points de vue. Dans les cas complexes et à forts enjeux, comme celui évoqué à l'instant, les résultats de cette première expertise ou analyse sont présentés devant un groupe permanent d'experts placés auprès de l'ASN. Je tiens à souligner que ces experts lui sont extérieurs. Ce groupe comprend des experts issus du monde de l'industrie, de la sûreté nucléaire, de certains de nos homologues étrangers, ainsi que d'organisations non gouvernementales. La réunion du groupe permanent sur le sujet des soudures de l'EPR s'est tenue le 9 avril 2019. Elle a permis une deuxième confrontation de points de vue, permettant une prise de recul supplémentaire, et, en quelque sorte, un regard externe.

La dernière étape de l'instruction est en cours. Elle consiste à vérifier, avant la décision finale, que rien n'a été laissé de côté. D'abord, il faut s'assurer, sur le plan technique, que l'instruction est allée au bout des différentes pistes, autrement dit qu'aucune porte n'a été fermée à mauvais escient. Surtout, pour clore l'instruction, il faut que les services de l'ASN rassemblent tous les éléments pour que le collège puisse prendre une position éclairée. De plus, nous devons non seulement tenir compte des analyses techniques, mais aussi d'éléments d'ordre juridique, ainsi que du retour d'expérience en France et à l'étranger. Dans ce cas d'espèce, nous avons eu des échanges très approfondis avec nos homologues finlandais.

Examen approfondi des faits, confrontation technique à deux niveaux, vérification finale, et transparence des rapports d'experts : tels sont, pour l'essentiel, les principes mis en oeuvre pour assurer le fondement technique et l'objectivité de nos décisions.

Un autre sujet sur lequel nous sommes attendus, a fortiori dans cette période où les moyens publics sont contraints, tient à la manière dont nous exerçons le contrôle au quotidien. Dans ce domaine, nous devons adapter le contrôle afin qu'il soit le plus efficace possible. Aujourd'hui, comme l'illustre l'exemple des soudures de l'EPR, nous constatons que les difficultés ne portent pas sur la conception, mais sur la réalisation des travaux sur le terrain. Face à cela, comment renforcer l'efficacité de notre contrôle de terrain ?

D'abord, nous améliorons le ciblage. À volume d'inspections à peu près constant, à hauteur d'environ 1 800 par an, nous les recentrons sur les activités qui présentent les enjeux les plus forts. Par exemple, dans le domaine du nucléaire médical, nous avons, en quelques années, divisé par deux le nombre d'inspections sur les scanners, et nous l'avons au contraire augmenté sur les interventions chirurgicales sous rayonnements ionisants, qui exposent à la fois les patients et les praticiens. Ensuite, nous renforçons notre présence sur le terrain. Par exemple, lors des arrêts annuels de réacteurs nucléaires, nous remplaçons certains examens de documents par des contrôles de terrain. Enfin, nous adaptons nos méthodes d'inspection, en particulier aux éventuelles situations de fraude. À ce titre, en 2018, nous avons commencé à vérifier la véracité des informations relatives aux qualifications des intervenants.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je vous remercie de cette présentation précise.

M. Bernard Doroszczuk. - Après cette présentation portant sur un sujet spécifique, je vais présenter le bilan annuel de l'ASN dans son ensemble. Le rapport annuel de l'ASN pour 2018 s'articule autour d'un constat général, de trois points de vigilance, et de trois messages pour le moyen terme.

Le constat général est qu'en 2018 la sûreté nucléaire et la radioprotection se sont globalement maintenues à un niveau satisfaisant en France. Dans le domaine nucléaire, aucun incident majeur n'a affecté les installations nucléaires en 2018, et aucun événement significatif pour la sûreté, de niveau 2 ou supérieur à 2, n'a été déclaré sur l'ensemble des sites en exploitation. Le dialogue technique avec les exploitants nucléaires a été approfondi et a permis d'avancer de manière positive sur l'amélioration de la sûreté des installations.

Les mesures engagées par les exploitants suite à la découverte de fraudes - un sujet abordé l'an dernier - ont réellement permis de progresser. Par exemple, EDF a adapté ses pratiques, en ayant recours à des contrôles inopinés ou contradictoires. L'ensemble de la revue des dossiers des pièces forgées au Creusot a été réalisé dans les délais par EDF et Framatome, pour la fin de l'année 2018. Cette revue n'a révélé aucun sujet majeur qui nécessiterait des interventions sur les équipements en service. Certains contrôles et essais complémentaires resteront néanmoins à effectuer en 2019, notamment sur des pièces de fabrication moulées.

Le niveau de sûreté des installations exploitées par Orano Cycle a globalement progressé au cours de l'année 2018. Un certain nombre d'installations anciennes ont progressivement été fermées et remplacées par des installations nouvelles, plus adaptées et plus en rapport avec les nouveaux standards de sûreté. Orano a également mis en oeuvre la totalité des travaux prévus dans les mesures post-Fukushima, et a renforcé la résistance de ses installations aux risques d'événements extrêmes, notamment en mettant en place des bâtiments de gestion de crise plus robustes sur les sites du Tricastin et de La Hague.

Les ressources organisationnelles et techniques de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) sont satisfaisantes. L'ASN a émis un jugement positif sur la manière dont les déchets sont gérés par l'ANDRA. Le projet de stockage Cigéo a franchi une étape importante en 2018, avec l'avis de l'ASN relatif au dossier d'options de sûreté. Cet avis est très positif. Néanmoins, certains points ont été soulevés, notamment celui du traitement des déchets bitumés. Une revue pluridisciplinaire et internationale a été engagée sur ce sujet.

Enfin, en ce qui concerne la sûreté des installations exploitées par le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'ASN estime que le niveau de sûreté est globalement acceptable, dans un contexte budgétaire difficile. Je reviendrai sur les opérations de démantèlement et de reprise des déchets anciens.

Dans le domaine médical, l'ASN estime que la situation est restée stable en 2018, avec une prise en compte satisfaisante des enjeux de radioprotection par l'ensemble des professionnels, à l'exception de ceux impliqués dans les pratiques interventionnelles radioguidées.

Le nombre d'événements significatifs en radioprotection déclarés à l'ASN dans le domaine médical a augmenté. Néanmoins, ces événements, pour la grande majorité de niveau 0 ou 1, ne présentent pas d'enjeux en termes médical. Ils ne donnent notamment pas lieu à des conséquences cliniques attendues. Toutefois, la persistance d'événements classés au niveau 2 (six événements en 2018) dans les traitements de radiothérapie, de nature récurrente en termes d'erreurs de dose ou de latéralité, exige une analyse approfondie de leurs causes et un renforcement des actions de prévention.

Derrière ces constats généraux globalement positifs, l'ASN souhaite mettre en avant trois points de vigilance, deux dans le domaine nucléaire et un dans le domaine médical.

Dans le domaine nucléaire, le premier point de vigilance concerne le conditionnement des déchets et les opérations de démantèlement, qui rencontrent encore trop souvent des difficultés : soit des retards, soit des ajournements d'opérations prévues. Par exemple, EDF a modifié sa stratégie de démantèlement des réacteurs graphite gaz (UNGG), ce qui va vraisemblablement conduire à des reports d'opérations de démantèlement de plusieurs dizaines d'années. Il en va de même chez Orano Cycle, pour la reprise et le conditionnement des déchets anciens du site de La Hague.

Enfin, pour le CEA, l'un des principaux enjeux est d'assurer le démantèlement d'une quarantaine d'installations déjà arrêtées, ainsi que la reprise des déchets anciens, dans un contexte budgétaire extrêmement contraint, qui impose d'étaler les opérations dans le temps, ce qui constitue un véritable souci. À la demande de l'ASN, le CEA a réalisé un travail approfondi de priorisation. L'ASN rendra prochainement un avis sur celle-ci, conjointement avec l'Autorité de sûreté nucléaire de défense (ASND), ce qui permettra d'avoir une vision d'ensemble de la stratégie, tant sur les installations civiles que sur les installations intéressant la défense.

De manière générale sur ces sujets de démantèlement, l'ASN souligne les insuffisances des exploitants en termes de gestion de projet, et sera très vigilante au cours de l'année 2019, en réalisant sur ce sujet ciblé un certain nombre d'inspections chez les exploitants.

Le deuxième point de vigilance dans le domaine nucléaire concerne la qualité des opérations de maintenance et la maîtrise du vieillissement des installations. À l'instar des années précédentes, malgré les progrès réalisés, l'ASN considère que l'état de conformité des installations, qui a été amélioré, doit cependant encore progresser. En particulier, les exploitants doivent engager des actions volontaristes pour améliorer les conditions de maintenance, et se montrer plus vigilants sur les risques liés au vieillissement des installations.

C'est notamment le cas pour les réacteurs d'EDF. En 2018, l'ASN a de nouveau soulevé des écarts génériques déclarés par l'exploitant. Ils concernent, par exemple, des écarts par rapport au référentiel de sûreté relatif à la tenue aux séismes des équipements installés, parfois depuis très longtemps, y compris depuis l'origine de la construction des réacteurs.

C'est aussi le cas pour les installations Orano Cycle de La Hague, pour lesquelles des phénomènes de vieillissement ont récemment été identifiés, notamment sur les évaporateurs - concentrateurs, et les roues de dissolveurs. Ces problèmes montrent que ces installations anciennes doivent faire l'objet d'une vigilance renforcée, suivant un plan de contrôle détaillé. Orano en a proposé un, mais il reste à le mettre en oeuvre de manière approfondie.

C'est enfin le cas du CEA, dont le report des projets de remplacement de certaines installations très anciennes et très éloignées des standards de sûreté actuels, à Cadarache et à Saclay, qui doivent faire l'objet d'une vigilance particulière en matière de vieillissement.

Ces sujets liés au bon état des installations et au vieillissement seront notamment investigués en profondeur dans le cadre des examens de conformité réalisés lors des réexamens de sûreté des installations. Ainsi, les réacteurs de 900 mégawatts, qui vont entrer en quatrième visite décennale (VD4), feront l'objet d'un examen de conformité étalé dans le temps, à partir d'aujourd'hui jusqu'en 2030. Ce sera également le cas pour les laboratoires et usines ayant fait l'objet d'un réexamen en 2017, qui sera poursuivi en termes de conformité.

Le dernier point de vigilance concerne le domaine médical. Tout d'abord, dans le domaine des pratiques interventionnelles radioguidées, l'ASN considère que les mesures importantes qu'elle a préconisées depuis de nombreuses années, pour améliorer non seulement la radioprotection des patients, mais aussi celle des professionnels de santé, notamment en ce qui concerne les actes de chirurgie réalisés dans les blocs opératoires, ne sont toujours pas prises en compte. Des écarts réglementaires sont fréquemment relevés en inspection, et des événements importants pour la radioprotection sont déclarés, avec des dépassements de limites de dose aux extrémités des membres des praticiens interventionnels, notamment aux mains.

Cependant, l'état de la radioprotection est meilleur dans les services qui utilisent ces technologies depuis longtemps, par exemple dans les centres d'imagerie, où sont réalisées des activités de neurologie ou de cardiologie interventionnelle, ou dans les services qui bénéficient de la prestation d'un physicien médical.

En matière d'imagerie médicale, domaine où la population française est la plus exposée en termes de rayonnements, le développement de l'utilisation du scanner n'est pas, de notre point de vue, fondée, au regard des technologies alternatives disponibles, notamment l'imagerie par résonance magnétique (IRM) et l'échographie. La justification de ces actes doit encore être précisée, notamment par les médecins prescripteurs. Nous espérons que le plan d'action mis en place pour maîtriser les doses délivrées au patient, et les obligations récentes d'assurance qualité dans les centres d'imagerie médicale, permettront de progresser.

De manière générale dans le secteur médical, un travail important de sensibilisation et de formation continue des praticiens de santé doit être réalisé, pour parvenir à une meilleure perception des enjeux.

Pour terminer, je formule trois messages pour le moyen terme. Le premier message concerne l'anticipation des enjeux de sûreté et de radioprotection. Le nucléaire est le domaine du temps long. Ce qui n'est pas décidé, pas engagé, pas autorisé dans les deux à trois ans qui viennent ne sera pas disponible dans les dix à quinze ans. Il faut constamment anticiper les enjeux de sûreté et de radioprotection. La mission de l'ASN consiste également à inciter les acteurs à anticiper.

Nous l'avons fait en 2018, avec l'avis que nous avons rendu sur la cohérence du cycle du combustible. Il a conduit les différents acteurs à étudier, pour faire face au besoin d'ici quinze ans, la mise en place de nouvelles capacités d'entreposage des combustibles usés, s'ajoutant à celles déjà identifiées comme nécessaires dans le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs 2016-2018.

Nous l'avons également fait dans le cadre de l'élaboration de ce dernier, que nous co-pilotons avec la direction générale de l'énergie et du climat (DGEC). Nous avons anticipé le débat public sur la gestion des déchets nucléaires, qui vient de commencer. Ce débat, très important, devrait permettre de progresser dans la recherche de solutions. Dans les deux à trois ans qui viennent, nous avons de vrais choix à faire pour créer des filières de traitement et de gestion des différents types de déchets. À défaut, ces filières ne seront pas opérationnelles dans les dix à quinze ans qui viennent, ce qui pourrait causer des difficultés pour les opérations de démantèlement à venir.

Dans le secteur médical, l'incitation à anticiper concerne l'utilisation de nouvelles technologies médicales innovantes, ou de nouveaux traitements radio-pharmaceutiques, notamment par radiothérapie interne vectorisée. Là encore, pour ne pas freiner l'innovation et le déploiement de ces technologies, il faut anticiper les conséquences en matière de radioprotection.

Le deuxième message porté par l'ASN concerne le maintien des marges pour la sûreté, sur deux aspects.

Le premier concerne la défense en profondeur. Face aux aléas industriels, aux risques de vieillissement, et aux défauts qui peuvent parfois être découverts après la mise en service d'une installation, il faut conserver des marges pour la sûreté, en ne cherchant pas à les réduire, dans une logique d'optimisation de court terme. Avoir des marges pour faire face aux aléas constitue le premier niveau de défense en profondeur. L'ASN s'attachera à ce que cette démarche de prudence s'applique, tant dans les constructions neuves que dans le cadre des réévaluations de sûreté en cours pour les réacteurs de 900 mégawatts, puis de 1 300 mégawatts.

Mais le maintien des marges pour la sûreté doit également être pris en compte dans une approche plus large du fonctionnement du système nucléaire dans son ensemble. Dans son avis sur la cohérence du cycle du combustible, l'ASN a demandé aux exploitants de travailler sur l'hypothèse d'un aléa de longue durée affectant l'une des installations du cycle du combustible, pouvant conduire à un véritable blocage dans la gestion de celui-ci et à un arrêt des installations. C'est un autre aspect des marges pour la sûreté. Cette préoccupation du système global de sûreté nucléaire avait été soulevée dans le passé par l'ASN, pour faire face au cas d'un arrêt simultané de plusieurs réacteurs nucléaires.

Le troisième et dernier message concerne le renforcement des compétences au sein de la filière nucléaire. De nombreuses difficultés ont été rencontrées dans les constructions neuves, mais aussi dans les opérations de maintenance lourde du parc nucléaire. Elles concernent des opérations industrielles assez classiques finalement : soudures, génie civil, travaux électromécaniques, contrôles non destructifs, etc. Ces difficultés ont instillé un doute sur la capacité de la filière nucléaire à faire face à ces grands travaux de construction neuve et d'accompagnement des travaux importants nécessaires à la poursuite de l'exploitation des réacteurs nucléaires.

Elles sont certainement en partie liées à la perte d'expérience. Cela fait plus de vingt ans que nous n'avons pas construit de réacteur nucléaire en France. Mais elles sont aussi le signe d'une perte de compétence technique industrielle, liée à l'affaiblissement du tissu industriel de notre pays, et à un manque de vigilance face à la découverte d'anomalies pouvant remettre en cause le niveau de qualité dans le secteur nucléaire. L'ASN estime que la filière nucléaire dans son ensemble a besoin de se ressaisir, en matière de formation professionnelle, de compétences opérationnelles clés, et de culture de sûreté pour le suivi des constructions.

Ce processus a été engagé, notamment avec la constitution du Groupement des industriels français de l'énergie nucléaire (GIFEN). Il doit s'accélérer, et nous estimons qu'il est indispensable que ce processus aille à son terme, pour des raisons de sûreté.

Cette réflexion stratégique collective doit également intégrer les risques pour la sûreté qui pourraient résulter d'un affaiblissement excessif du tissu de PME très impliquées dans le nucléaire, mais aussi de celles qui ne le sont que pour une petite part de leur activité (10 à 20 %). Cet affaiblissement pourrait rendre difficiles les opérations de maintenance, de gestion des déchets, ou de démantèlement à venir, quelle que soit la stratégie nucléaire française.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Merci pour cette présentation à la fois concise et profonde dans l'analyse. Elle se situe au coeur de nos préoccupations de parlementaires, notamment sur des points pour lesquels il conviendra de prendre des décisions. Pour ouvrir le débat, je donne la parole à Mme Émilie Cariou, députée de la Meuse.

Mme Émilie Cariou, députée. - Merci pour cet exposé très clair. Vous avez effectivement évoqué des préoccupations rejoignant celles de nos travaux parlementaires, et qui avaient notamment été mentionnées devant la commission d'enquête, dont Mme Barbara Pompili était rapporteure et dont j'étais membre.

Je vais revenir sur le point des soudures de l'EPR. Vous l'avez rappelé, EDF a retenu une démarche d'exclusion de rupture pour les tuyauteries des circuits secondaires principaux du réacteur EPR de Flamanville. Cette démarche écarte la possibilité d'un accident de rupture, ce qui implique que la démonstration de sûreté ne prenne pas en compte les conséquences d'une rupture de tuyauterie.

Comme vous l'avez indiqué, l'ASN a saisi l'IRSN, qui a transmis son avis et présenté ses conclusions, en affirmant que la qualité des soudures des tuyauteries principales d'évacuation de la vapeur n'atteint pas le niveau attendu, ce qui remet en cause l'hypothèse de conception d'EDF basée sur cette démarche d'exclusion de rupture.

Selon vous, EDF peut-il réaliser ces travaux, et dans l'affirmative à quelle échéance et à quel coût ? Les autres EPR, en Chine ou en Grande-Bretagne, seront-ils également concernés par ce type de problème ? Par ailleurs, le décret d'autorisation de création (DAC) de l'EPR de Flamanville était valide jusqu'en 2017. Il a été prolongé jusqu'au 11 avril 2020, malgré les modifications substantielles cumulées depuis le début du chantier. L'affaire des soudures remet a priori en cause ce décret, puisqu'une nouvelle modification substantielle d'un équipement sous pression nucléaire, réputé en exclusion de rupture, va devoir être réalisée. Le décret déjà renouvelé va-t-il expirer ? Une nouvelle demande est-elle prévue ?

Vous avez également évoqué le problème des ressources humaines et du chiffrage des travaux à réaliser. Ma question porte sur la prolongation des réacteurs existants. Initialement prévus pour fonctionner 40 ans, les réacteurs les plus anciens en France arrivent en fin d'exploitation théorique. EDF souhaite prolonger leur durée de vie au-delà. L'IRSN a formulé plusieurs obligations à respecter dans cette perspective. Plusieurs commissions d'enquête, dont la commission de l'Assemblée nationale dite « Pompili », ont montré les difficultés à réaliser certaines tâches, le manque de main d'oeuvre et de compétences, ainsi que les problèmes de sécurité et de qualité inhérents au recours excessif à la sous-traitance.

Sachant que l'ASN ne publiera pas ses prescriptions génériques avant 2021 concernant l'éventuelle prolongation des réacteurs, est-on d'ores et déjà en capacité de chiffrer précisément le coût des travaux liés à la prolongation des réacteurs ? L'ASN, en tant qu'autorité, a-t-elle les moyens nécessaires pour suivre les VD4, considérant qu'à partir de 2020, deux ou trois chantiers par an devront être suivis en parallèle ? Estimez-vous que vous aurez les moyens de réaliser vos missions ? Selon l'ASN, quels sont les défis majeurs et les préalables techniques à une éventuelle décision de prolongation ? EDF a-t-il les moyens techniques et financiers de garantir un niveau de sûreté proche de celui de l'EPR ?

Le décret prévoyant la mise en place de la commission des sanctions de l'ASN est entré en vigueur le 1er avril 2019. Cette commission a pour fonction de sanctionner la défaillance de l'exploitant d'une installation nucléaire de base. Pourriez-vous nous préciser les règles générales de fonctionnement de cette commission des sanctions, les modalités d'instruction des demandes, de prononcé d'amendes, de convocation, de déroulement des séances, et de délibération ? Quelle suite est donnée aux avis de l'ASN ? La commission des sanctions sera-t-elle suffisante pour garantir la suite à donner à ces avis ?

Enfin, l'année dernière, l'Office a pris à bras-le-corps le problème de la sécurité des combustibles usés en piscine, pointé par différents experts, notamment en auditionnant le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). La question de l'utilité de « bunkériser » les piscines de combustibles usés attenantes à chaque réacteur est aujourd'hui posée. EDF le prévoit notamment pour son futur EPR. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de réaliser de tels travaux sur les réacteurs actuels ? Sur le terrain, où en est la mise à niveau de la sécurité de ces piscines ?

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Ces questions sont à la fois importantes et nombreuses. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que la réponse appartienne totalement et exclusivement à l'ASN.

M. Bruno Sido, sénateur. - Personnellement, cela fait une quinzaine d'années que je suis, année après année, les excellents rapports de l'ASN, et je constate que cette année, pour une fois, l'ASN semble satisfaite, ce dont je me félicite.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Avec un bémol sémantique. Le « globalement satisfaisant » m'inquiète toujours. J'ai souvenir, dans un autre domaine, d'un jugement porté sur un régime politique dont le bilan était estimé « globalement positif », ce qui était loin d'être le cas.

M. Bruno Sido, sénateur. - J'ai deux questions à vous poser. Vous pourrez répondre à l'une, et probablement pas à l'autre.

La sûreté nucléaire intéresse naturellement le milieu médical, le milieu de l'énergie, le milieu de la recherche, mais aussi certaines administrations. Des représentants du CEA m'ont alerté sur un point important. Comme à tous les acteurs du nucléaire, on leur demande toujours plus de sûreté, et c'est bien normal. Mais si EDF peut financer cette demande récurrente par son budget, l'augmentation du tarif de l'électricité, etc., si le milieu médical peut suivre vos recommandations en demandant, par exemple, des financements de la sécurité sociale, tel n'est pas le cas du CEA, dont le budget est décidé par l'État. On ne peut demander tout et son contraire à une administration : faire toujours plus de dépenses pour la sûreté, ce qui est bien normal, et ne pas lui allouer les budgets nécessaires pour assumer ses responsabilités. Comment est-il possible de corriger cette situation ?

Par ailleurs, je suis membre de la commission du Sénat compétente sur les questions de défense. Ma deuxième interrogation ayant trait à cette compétence, peut-être ne pourrez-vous pas y répondre. L'ASN s'occupe de tout le domaine civil, pas du domaine militaire. Néanmoins, les militaires utilisent beaucoup de matériels nucléaires. Récemment, j'étais sur un porte-avions, où vivent plus de 2 000 personnes, sur une centrale nucléaire. Il en va de même pour les sous-marins nucléaires d'attaque (SNA) et lanceurs d'engins (SNLE), qui portent en plus des missiles nucléaires. Il existe une ASN militaire, mais est-ce que l'ASN civile a un regard sur cette question ? Dès qu'on parle de questions militaires, on se heurte immédiatement au secret défense. Qu'en est-il exactement ? En Côte d'Or, au sud de la Haute Marne, se trouve un site très important, où sont construites les bombes atomiques, et la société civile est très préoccupée par ces questions.

Mme Angèle Préville, sénatrice. - Dans son avis définitif sur le dossier d'option de sûreté du projet Cigéo, l'ASN a formulé une réserve, comme vous l'avez mentionné tout à l'heure, concernant les colis d'enrobés bitumineux, ce qui a conduit à engager une expertise scientifique pluridisciplinaire et internationale, comme l'Office l'avait demandé au ministre. Pouvez-vous faire un point sur l'avancement de cette expertise ?

D'autre part, à la suite des irrégularités constatées à la forge du Creusot pour améliorer la détection des fraudes, l'ASN a mis à disposition des lanceurs d'alerte un nouveau dispositif pour recueillir et traiter les signalements. Quand l'avez-vous lancé ? Ce dispositif a-t-il déjà donné lieu à des signalements ? Est-ce que vous avez pensé à certains lanceurs d'alerte en particulier ? Envisagez-vous de garder trace de tout ce qui aura été signalé ? Est-ce que ce sera daté ?

Enfin, compte tenu de la perspective d'arrêt définitif de Fessenheim, l'ASN a annoncé qu'elle pourrait modifier certaines prescriptions de sûreté pour cette centrale. Quelles sont celles susceptibles d'être amendées, et pour quelle durée ?

Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l'Office. - Le 27 février dernier, l'ASN a mis en demeure EDF de respecter les obligations de traçabilité pour la qualification des matériels de l'EPR de Flamanville. Comment ces manques peuvent-ils s'expliquer et quelles pourraient en être les conséquences pratiques ?

Ma deuxième question porte sur un arrêté de février 2019 qui a été publié pour préciser les informations et recommandations sanitaires à diffuser aux personnes affectées par le risque lié au radon. Ces documents concernent en priorité les élus et les habitants des communes à potentiel radon significatif. Comment la diffusion de ces informations est-elle assurée en pratique sur le terrain ?

M. Philippe Bolo, député. - Ma question concerne le lien avec les séismes. Le 20 mars 2019, un séisme de magnitude 4,9 est survenu à Montendre, en Charente-Maritime, à moins de 30 kilomètres de la centrale du Blayais. Quel bilan tirez-vous de l'impact de cet événement sur la centrale ? Plus généralement, que recommande l'ASN concernant ce sujet des séismes, pour l'ensemble de nos infrastructures nucléaires ?

M. Roland Courteau, sénateur, vice-président de l'Office. - Ma première question, déjà évoquée par la sénatrice Angèle Préville, concernait les colis d'enrobés bitumineux, et ma deuxième la résistance aux séismes des réacteurs, notamment des plus anciens. Elle vient d'être en partie formulée. Ma troisième question concerne l'imagerie médicale mettant en oeuvre des rayonnements ionisants à des fins de diagnostic, en radiologie dentaire conventionnelle, scanographie, etc. Quelles obligations d'assurance de la qualité avez-vous exactement définies ?

M. Pierre Henriet, député. - Je souhaite poser une question à la suite de la publication, le mercredi 15 mai 2019, dans le cadre du débat national sur la gestion des matières et déchets radioactifs, de rapports de l'IRSN relatifs à la possibilité d'entreposage à sec et aux alternatives au stockage géologique. Ces rapports, réalisés à la demande de la Commission nationale du débat public (CNDP), portent plus précisément sur les possibilités d'entreposage à sec de combustibles nucléaires usés à base d'oxyde d'uranium et de plutonium, ou d'oxyde d'uranium de retraitement enrichi, et sur la recherche d'alternatives au stockage géologique des déchets de haute et moyenne activité à vie longue. Dans ce cadre, l'ASN a-t-elle été saisie du sujet et compte-t-elle prendre part aux débats organisés par la CNDP ?

M. Bernard Doroszczuk. - Je vais commencer par la question relative à l'EPR de Flamanville. Je voudrais revenir sur le sujet des soudures de l'EPR, pour bien rappeler le contexte, en complément des propos tenus tout à l'heure par Olivier Gupta. Plusieurs anomalies affectent le circuit secondaire principal de l'EPR.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Pouvez-vous expliquer pourquoi ce circuit est à la fois secondaire et principal ?

M. Bernard Doroszczuk. - Le circuit primaire se situe entre le réacteur et le générateur de vapeur et le circuit secondaire entre le générateur de vapeur et la turbine. L'un se trouve donc avant le générateur de vapeur et l'autre après.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - S'il est secondaire, comment est-il principal ?

M. Bernard Doroszczuk. - Il est principal parce que beaucoup de circuits annexes sont connectés sur ce circuit. Ces circuits sont liés aux connexions avec les soupapes, etc.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Il est donc vraiment au coeur du dispositif.

M. Bernard Doroszczuk. - La plus importante des anomalies concerne les soudures situées au niveau de la traversée d'enceinte. L'EPR est doté d'une double enceinte en béton, avec un espace entre les deux enceintes. Les soudures qui posent difficultés sont situées dans cet espace. Au total, huit soudures défectueuses ont été détectées, les plus importantes en termes de défaut ou de non-qualité.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Les soudures sont donc dans cet espace entre les enceintes.

M. Bernard Doroszczuk. - Elles ne sont pas dans le béton, mais accessibles entre les deux parois de béton.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Peut-on circuler dans cet espace ?

M. Bernard Doroszczuk. - Bien qu'il soit étroit, il est possible d'y circuler.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Ces soudures peuvent-elles être télé-opérées ou télé-contrôlées ?

M. Bernard Doroszczuk. - On peut contrôler à distance les soudures, mais pour intervenir à distance il faut bien évidemment le faire directement dans l'espace entre les enceintes, ou remplacer la totalité de la traversée d'enceinte.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Pourquoi n'existe-t-il pas de continuité ? Pourquoi est-on obligé de « rabouter », en quelque sorte, des tuyaux à l'intérieur d'un espace difficile d'accès ?

M. Bernard Doroszczuk. - Le circuit secondaire est un circuit assez long, qui va du générateur de vapeur situé dans l'enceinte, jusqu'aux turbines situées dans des bâtiments auxiliaires.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Mais pourquoi ne pas prévoir un tuyau continu, dont les soudures seraient extérieures aux deux parois ?

M. Bernard Doroszczuk. - C'est le choix de conception fait par EDF. Il faut un point fixe entre les deux parois, par exemple pour des raisons de tenue aux séismes ou de dilatation. EDF a choisi de retenir une traversée d'enceinte qui comporte des soudures, malheureusement situées à cet endroit-là.

Les anomalies sur ces soudures situées dans l'espace entre les enceintes présentent des écarts par rapport à un haut niveau de qualité requis, du fait du choix d'EDF de mettre en place une démarche dite « d'exclusion de rupture ». Que signifie une démarche d'exclusion de rupture ? Si l'on simplifie, cela veut dire que l'exploitant a souhaité bénéficier d'une dérogation lui permettant de ne pas faire la démonstration que les conséquences d'une rupture de ces canalisations étaient gérables. Pour bénéficier de cette dérogation, le niveau de qualité des soudures, en conception, en fabrication et en contrôle, doit être tel que la rupture soit très, très peu probable. La condition mise à cette démarche d'exclusion de rupture dans la démonstration de sûreté est d'avoir un niveau de qualité très élevé.

Ce niveau de qualité n'est pas défini par la réglementation. Il résulte d'une proposition qui a été faite par EDF et par Framatome. Celle-ci a évidemment été examinée au moment de l'instruction de la demande d'autorisation de création. Cette obligation de très haut niveau de qualité figure explicitement dans le décret d'autorisation de création. Mais les critères, les caractéristiques, et le haut niveau de qualité, résultent d'une proposition faite par le fabricant et par l'exploitant. Ces niveaux sont supérieurs à ceux de la réglementation de base, mais c'est le fabricant qui les a proposés.

La députée Émilie Cariou a posé la question de la comparaison entre la situation de l'EPR de Flamanville et des autres EPR. Ces exigences de qualité pour les soudures de traversée d'enceinte sont globalement les mêmes pour l'ensemble des EPR. Ce sont les mêmes exigences et le même niveau de qualité, qui ont été retenus pour l'EPR de Taishan, l'EPR d'Olkiluoto et l'EPR d'Hinkley Point, qui n'est pas encore construit. Le haut niveau de qualité a été a priori atteint en Finlande et en Chine.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Est-ce le même tuyauteur ?

M. Bernard Doroszczuk. - Ce n'est pas le même tuyauteur, mais les exigences étaient les mêmes.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Ma question est plus précise. À Olkiluoto, Taishan et Flamanville, trois fabricants différents ont réalisé trois soudures différentes, dont deux, à Taishan et Olkiluoto, sont satisfaisantes, et une, à Flamanville, ne l'est pas.

M. Bernard Doroszczuk. - Les exigences de conception étaient les mêmes, mais pas les fabricants. Ils ont mis en oeuvre des modes opératoires de soudage distincts, et ils ont fait des choix de matériaux potentiellement différents. Mais les exigences à atteindre étaient les mêmes. Je confirme qu'elles ont été atteintes en Chine, a priori en Finlande aussi, mais pas à Flamanville. Ce sont des constats. Ce niveau d'exigence est donc tout à fait atteignable.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Olivier Gupta nous a expliqué les étapes successives de l'analyse, avec vos cinq ingénieurs, et le deuxième regard du groupe d'experts que vous consultez en permanence.

M. Bernard Doroszczuk. - Il existe encore une étape préalable : le contrôle réalisé par le fabricant lui-même, et les contrôles qui doivent être réalisés par l'exploitant du niveau de qualité atteint par le fabricant, qui est son prestataire. Le non-respect des exigences a été détecté d'abord par le fabricant et par EDF. Lorsque nous en avons été informés, nous avons effectivement diligenté un certain nombre d'inspections qui nous ont permis d'approfondir la connaissance de l'écart, et de pouvoir disposer des éléments nécessaires pour instruire cet écart.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Vos ingénieurs tirent donc le signal d'alarme et alertent le groupe permanent. Ai-je bien compris ?

M. Bernard Doroszczuk. - Le signal d'alarme est d'abord tiré par l'exploitant, qui est informé d'un écart et du non-respect des exigences de qualité envisagées. Ensuite, le fabricant et l'exploitant ont réalisé leur analyse de la situation, et informé l'ASN de l'écart détecté. À l'origine, nous avons été informés de cet écart par l'exploitant. Ensuite, nous avons réalisé, au vu de cette déclaration, des inspections, qui ont permis d'apprécier l'ampleur de l'écart, et d'instruire. Compte tenu de la stratégie retenue par EDF, consistant à justifier le maintien en l'état, nous avons instruit le dossier dans les conditions indiquées tout à l'heure, avec l'avis des experts.

Les groupes permanents d'experts sont saisis par l'ASN sur tous les sujets à fort enjeu sur lesquels nous devons prendre une décision. Il existe huit groupes permanents constitués d'experts que nous choisissons. Ils nous donnent un avis qui est évidemment très important dans le cadre du processus de prise de décision. Cet avis est pris sur la base d'une instruction, une expertise réalisée, dans la majorité des cas, par l'IRSN, notre appui technique. Sur cette base, le groupe permanent donne un avis. Ensuite, nous entrons dans un processus de décision. Sur le cas des soudures, nous avons, comme cela a été rappelé, à la fois l'avis de l'IRSN et l'avis du groupe permanent, qui vont tous les deux dans le même sens.

Le niveau d'exigence de qualité proposé par l'exploitant est parfaitement atteignable. Il avait été atteint pour les soudures de traversée d'enceinte de la centrale nucléaire de Civaux. C'est donc quelque chose qu'on a su faire sans aucune difficulté en France, il y a une vingtaine d'années.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Cela correspond à ce que vous avez indiqué sur la perte de savoir-faire et sur le tissu de PME.

M. Bernard Doroszczuk. - Pour être clair, ce niveau n'est pas un excès de la réglementation française, c'est une proposition faite par l'exploitant. Le niveau est identique pour tous les EPR. Ce niveau n'a pas été atteint en France pour des raisons industrielles, alors qu'il était tout à fait atteignable en regard du passé.

Ces anomalies ont été découvertes par EDF en juillet 2015. Il y a donc près de quatre ans qu'EDF sait que les soudures de traversée d'enceinte ne sont pas conformes au référentiel d'exclusion de rupture. Ces anomalies ont été déclarées à l'ASN en 2017. EDF a fait le choix stratégique de maintenir les soudures en l'état et de justifier leur acceptation.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Les tuyaux étaient-ils déjà installés en juillet 2015 ?

M. Bernard Doroszczuk. - Ils ont été installés avant. Ils ont été préfabriqués en 2012 et 2013, puis installés. C'est en 2015 qu'EDF a découvert cette anomalie.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Pourquoi n'a-t-elle pas été identifiée plus tôt ?

M. Bernard Doroszczuk. - Parce qu'en réalité, cet écart résulte de l'absence de transmission par EDF des exigences de qualité au fabricant. Le fabricant Framatome a fait appel à des sous-traitants pour réaliser les opérations de soudage. Le référentiel, le niveau de haute qualité à atteindre, n'avait pas été transmis, et les choix industriels faits par ceux qui ont réalisé les soudures n'étaient pas appropriés à la construction d'équipements sous pression.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - C'est pour le moins curieux, puisque Framatome a assuré la conception d'ensemble d'Olkiluoto. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles les relations ont été si exécrables entre EDF et Areva pendant un certain temps. Framatome, filiale d'Areva, n'aurait pas demandé à son sous-traitant de faire la même chose pour Flamanville que pour Olkiluoto ?

M. Bernard Doroszczuk. - Comme je l'ai indiqué, EDF a fait le choix de justifier le maintien en l'état des soudures. L'ASN, à deux reprises, en février et en octobre 2018, a indiqué à EDF qu'au vu des incertitudes sur l'acceptation de la démarche de justification retenue par EDF, ce dernier devait privilégier la voie de la réparation, et engager les mesures préalables nécessaires à cette réparation.

La stratégie de justification du maintien en l'état a fait l'objet d'une instruction approfondie qui a été présentée, comme cela a été dit tout à l'heure, à un groupe d'experts, les 9 et 10 avril 2019. Les experts ont considéré que le nombre important d'écarts sur ces soudures et le niveau de qualité obtenu constituaient un obstacle majeur à la mise en place de la démarche d'exclusion de rupture, et que la dérogation souhaitée par EDF n'était donc pas possible dans ces conditions de qualité. Le groupe permanent d'experts a jugé qu'EDF devait, soit réparer les soudures, soit sortir de cette démarche d'exclusion de rupture, et donc renforcer l'installation.

Je tiens à ajouter que pour les deux EPR finlandais et chinois, malgré le niveau de qualité atteint pour les soudures de traversée d'enceinte, la démarche d'exclusion de rupture n'a pas été retenue. Donc, l'installation de l'EPR finlandais, comme de l'EPR chinois, dispose au surplus d'un niveau de qualité des dispositifs qui permet de réduire les conséquences d'une rupture de ces soudures.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Pour éclairer les parlementaires membres de l'Office, avez-vous des relations régulières au plan international, par exemple avec vos homologues finlandais ou chinois, pour autant qu'ils existent sans une forme comparable ?

M. Bernard Doroszczuk. - Bien sûr, nous avons des relations avec l'ensemble de nos homologues. C'est un peu plus compliqué d'obtenir des informations de la part de nos homologues chinois que finlandais et britanniques, mais les informations que je vous présente résultent d'échanges avec ces autorités étrangères.

EDF est en train d'expertiser les deux options qui résultent de l'avis du groupe permanent. Nous sommes en relation évidemment avec EDF. Une audition d'EDF par le collège de l'ASN est programmée pour le 29 mai 2019.

Nous prendrons vraisemblablement position courant juin sur cette situation.

Je reviens aux autres questions. Concernant la prolongation du fonctionnement des réacteurs de 900 mégawatts, je rappelle qu'en France, il n'existe pas de dispositions limitant la période d'exploitation des réacteurs, contrairement à d'autres pays, par exemple les États-Unis. En revanche, au-delà de trente-cinq ans de fonctionnement, les installations nucléaires doivent faire l'objet d'un réexamen. Ce réexamen est suivi d'une décision de poursuite de fonctionnement, après décision formelle de l'ASN et enquête publique. Nous sommes dans le calendrier de prise de l'avis générique sur l'ensemble des réacteurs de 900 mégawatts, à fin 2020. Ce calendrier ne fait pas obstacle au démarrage des réexamens réacteur par réacteur. Le réexamen réalisé sur le réacteur de Tricastin 1 vient d'être engagé. Nous prendrons donc d'abord une décision sur le réacteur de Tricastin 1, puis les décisions individuelles s'échelonneront jusqu'à la fin des années 2020.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Au-delà de la date limite de trente-cinq ans, comment s'articulent les visites décennales VD 1, 2, 3 et 4 ?

M. Bernard Doroszczuk. - Je pense que cette durée de trente-cinq ans a été retenue pour qu'elle corresponde justement au passage entre le troisième et le quatrième réexamen de sûreté. Elle permet d'enclencher le processus d'autorisation au cas par cas, installation par installation, à partir de la VD4.

Dans l'instruction de l'avis générique, il reste encore quelques sujets à fort enjeu sur lesquels les discussions sont en cours avec l'IRSN, notre appui technique, et l'exploitant. Par exemple, cela concerne le système de refroidissement de l'enceinte en cas de situation accidentelle, ou l'épaisseur du radier, en termes de tenue au corium en cas de fusion du coeur. Nous devrions pouvoir prendre des décisions d'ici fin 2020 pour ce qui concerne la prolongation des réacteurs de 900 mégawatts.

Comme cela a été dit, la sécurité des piscines de combustible n'est pas du ressort direct de l'ASN. En revanche, s'agissant du dimensionnement des piscines - je pense notamment au nouveau projet de piscine centralisée, nous prenons en compte l'ensemble des risques, à la fois sur les aspects sûreté et sécurité, qu'il s'agisse du dimensionnement ou de la protection de ces piscines vis-à-vis d'événements extérieurs. Il ne s'agit pas d'imposer une « bunkérisation » pour des risques d'attentats, mais un renforcement, par exemple pour faire face à une chute d'avion, ce qui permettra aussi d'améliorer la résistance face aux situations d'attentat.

Lorsque nous procédons à des réexamens de sûreté, nous essayons d'améliorer les conditions de sûreté des piscines existantes dans les réacteurs, sans pour autant pouvoir aller jusqu'à la « bunkérisation ». Il n'est pas envisageable, sur les réacteurs actuels, de réaliser des travaux de ce type, ce qui n'empêche pas de pouvoir progresser en matière de sûreté. Je rappelle que pour l'EPR, comme cela a été dit, les piscines sont protégées de manière renforcée par rapport aux réacteurs précédents.

En ce qui concerne la commission des sanctions, depuis le 1er avril 2019, nous disposons des textes réglementaires nous permettant de la mettre en place. Nous avons déjà engagé le processus. Cette commission sera composée de quatre membres, dont deux nommés par le Conseil d'État et deux par la Cour de cassation. Deux membres ont déjà été désignés. Les deux autres le seront d'ici la fin de l'année. Nous sommes en train d'élaborer un projet de règlement intérieur. Il devra être soumis aux membres de cette commission, une fois ceux-ci désignés. Notre objectif est de mettre en place cette commission des sanctions d'ici la fin de cette année.

La situation particulière du CEA a été évoquée, notamment les limites liées à ses ressources financières, qui dépendent du budget de l'État. C'est exactement le sujet que nous avons traité dans le cadre de la priorisation des opérations de conditionnement, de reprise des déchets anciens et de démantèlement. Il est clair que les moyens financiers - cela s'applique aujourd'hui au CEA, mais cela pourrait s'appliquer à tout autre opérateur dans le futur, dès lors qu'ils dépendent de ressources affectées par l'État, peuvent se voir réduits ou limités. Il s'agit donc d'un vrai sujet concernant les opérations liées à la sûreté.

Pour pouvoir réaliser des travaux dans le cadre des contraintes budgétaires actuellement connues, le CEA a mené un travail approfondi de définition d'une stratégie, que nous avons expertisée. Néanmoins, nous estimons de notre responsabilité d'alerter sur cette insuffisance de ressources budgétaires. C'est ce que nous comptons faire, suite à l'avis que nous allons émettre sur les opérations de démantèlement du CEA, afin d'attirer l'attention du Premier ministre sur les risques liés au besoin en ressources supplémentaires qui, selon nous, seraient nécessaires pour que le CEA puisse faire face à ses obligations.

En ce qui concerne les déchets bitumés, comme je l'ai rapidement indiqué, nous avons mis en place en 2018 une revue pluridisciplinaire qui associe un certain nombre d'experts étrangers. Parmi les membres de cette revue, se trouvent aujourd'hui les exploitants, des experts techniques français, des spécialistes du bitume, des sociétés d'ingénierie, mais aussi huit experts étrangers. Nous avons eu, très récemment, un point d'étape de cette revue. Elle n'est pas achevée. Les conclusions seront présentées au groupe de travail du PNGMDR en septembre.

À ce stade, cette revue conclut que les deux voies qui avaient été mises en débat restent envisageables : celle de l'incinération des déchets bitumés, qui pose bien sûr des questions en termes d'impact environnemental, mais qui permettrait de réduire leur volume et leur nocivité, comme celle du stockage en l'état des déchets. En revanche, la revue définira et présentera en septembre prochain les conditions dans lesquelles ces études de faisabilité devraient être réalisées pour que ces deux voies, ou l'une de ces deux voies, puisse être acceptée in fine.

Concernant le signalement des fraudes au Creusot, j'ai déjà indiqué que les exploitants ont mis en place des actions importantes en termes de contrôle et de détection des fraudes. C'est le premier niveau de défense : l'exploitant et le fabricant doivent renforcer leurs contrôles, de manière à pouvoir détecter les fraudes éventuelles. A également été décidé un renforcement des inspections de l'ASN, ciblées sur les fraudes, ce que nous avons commencé à faire, et que nous développons cette année.

Le troisième niveau de défense par rapport aux risques de fraude, est l'ouverture du signalement extérieur. Nous avons ouvert, sur notre site Internet, une possibilité pour les lanceurs d'alertes de signaler des fraudes potentielles. Aujourd'hui, la grande majorité des signalements que nous recevons proviennent des fabricants et des exploitants qui, dans le cadre de leurs contrôles, détectent des soupçons de fraude ou des fraudes. Ces signalements sont traités et font l'objet, à chaque fois, d'une analyse approfondie, pour déterminer les suites à donner et, le cas échéant, les actions correctives à réaliser. Nous avons aujourd'hui enregistré vingt-deux signalements externes, ce qui est faible. Ils peuvent provenir à la fois du site Internet et de simples signalements par courrier ou oraux, notamment auprès de nos divisions régionales. Sur ces vingt-deux signalements, seulement sept ont été faits via le dispositif du portail Internet. Nous les avons instruits. Lorsque les fraudes étaient avérées, nous avons informé les procureurs de leur existence.

Ces fraudes présentent une typologie comparable. Les cas principaux concernent : des usages de mauvais matériaux - ne disposant pas du matériau requis on en a pris un autre, des essais non réalisés ou des résultats d'essais modifiés, et l'usurpation d'identité. Un certain nombre d'opérations, notamment le soudage et les contrôles non destructifs, ne pouvant être réalisées que par des personnes qualifiées, il existe une possibilité de fraude, consistant à se faire passer pour quelqu'un d'autre pour réaliser ces opérations.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je voudrais être sûr d'avoir bien compris : les alertes sont-elles le plus souvent données par les entreprises elles-mêmes ?

M. Bernard Doroszczuk. - Elles sont données par ceux qui les contrôlent : lorsque l'exploitant contrôle son fournisseur ou lorsque le fabricant contrôle son sous-traitant, il peut détecter un cas de fraude et nous le signaler.

M. Jérôme Bignon, sénateur. - Quelles suites ont été données aux signalements aux procureurs ?

M. Bernard Doroszczuk. - Ces signalements ont été faits, mais nous n'avons, à ma connaissance, pas de retour des procureurs.

M. Jérôme Bignon, sénateur. - C'est ce qu'on appelle chez les procureurs le « classeur cylindrique », la poubelle. 97 % ou 98 % des signalements sont sans suite.

M. Bernard Doroszczuk. - Depuis un certain temps, nos divisions territoriales vont systématiquement rencontrer les procureurs, ou les substituts du procureur, en fonction des sujets qui leur sont remontés, afin de signaler, pour les quelques sujets qui nous apparaissent les plus importants, l'intérêt de donner suite au signalement que nous faisons. Ce n'est pas lié uniquement et strictement au cas de signalement en cas de fraude. De manière générale, lorsqu'il y a un signalement ou un procès-verbal dont les enjeux sont forts, nous prenons l'attache du procureur, pour lui signaler l'intérêt du dossier et éviter le classement vertical.

M. Jérôme Bignon, sénateur. - Est-ce que c'est arrivé ?

M. Bernard Doroszczuk. - Oui, c'est arrivé.

M. Olivier Gupta. - Sur le radon, un nouvel arrêté est paru. Nous avons travaillé avec la direction générale de la santé à l'élaboration de messages accompagnant ces nouvelles dispositions. Au niveau local, nos onze divisions territoriales travaillent avec les agences régionales de santé (ARS) pour affiner ces messages, notamment auprès des conseils départementaux, qui gèrent un certain nombre d'établissements recevant du public, dans lesquels peuvent se poser ces questions liées au radon. Ce travail d'information se décline bien sur le terrain.

M. Bernard Doroszczuk. - Je reviens sur la question concernant la mise en demeure sur la traçabilité des essais de qualification pour l'EPR. Ce qui nous a poussés à aller vers cette mise en demeure, ce sont les insuffisances des réponses fournies par EDF sur le résultat de ces essais de qualification. Ces essais sont à réaliser bien en amont de la mise en service. Pour l'EPR de Flamanville, EDF a choisi de les confier en grande partie à des prestataires. Aujourd'hui, nous n'avons pas une vision globale des résultats de ces essais de qualification, qui nécessitent parfois des récolements de résultats. Parce que nous n'arrivions pas à obtenir de vision suffisamment claire, nous avons procédé par la voie de la mise en demeure, afin de pouvoir fixer une échéance de remise de ces résultats d'essais.

En ce qui concerne Fessenheim, son arrêt a été confirmé pour 2020, apparemment en deux étapes : l'arrêt d'une première tranche au printemps, et d'une deuxième tranche à l'été. Nous avons adapté les prescriptions réglementaires à cet arrêt, notamment parce que cette date aurait dû être celle du réexamen normal de sûreté de Fessenheim. Nous n'avons donc pas prescrit ce réexamen. Une autre prescription concernait la mise en place de diesels d'ultime secours post Fukushima, qui constituait aussi un sujet pour Fessenheim. Elle était initialement prévue pour fin 2018 pour l'ensemble des réacteurs du parc, mais compte tenu des difficultés industrielles rencontrées, nous avons repoussé cette date à la fin 2020. Cela couvre de facto le cas de Fessenheim qui n'aura pas besoin de mettre en place ces diesels, étant entendu que Fessenheim disposait déjà d'un dispositif renforcé d'alimentation électrique, qui devra être opérant jusqu'au retrait du combustible après l'arrêt définitif de la centrale. Nous avons aussi pris une disposition réglementaire spécifique liée à la dernière recharge avant arrêt, pour adapter les conditions de charge en vigueur à cet arrêt prévisible.

En ce qui concerne les séismes, sujet important et récurrent, j'ai signalé que la non-tenue aux séismes fait partie des défauts génériques les plus fréquemment détectés sur le parc nucléaire. Dans le cadre du réexamen de sûreté de l'ensemble des réacteurs, l'examen de conformité devra particulièrement prendre en compte la tenue aux séismes.

La tenue aux séismes, notamment aux séismes majeurs, est l'un des éléments essentiels des mesures « post-Fukushima ». Toutes les exigences qui découlent de Fukushima visent à renforcer la tenue aux séismes de toutes les installations nucléaires de base en France. Un certain nombre d'étapes ont été franchies dans ces mesures, notamment la mise en place de moyens mobiles pour faire face à une situation de perte d'alimentation électrique ou de perte de capacité de refroidissement en eau. Ces dispositions doivent encore être consolidées, notamment avec les diesels d'ultime secours. La préoccupation vis-à-vis des séismes porte à la fois sur la conformité de l'installation et sur un renforcement intrinsèque des installations, à travers les mesures post-Fukushima.

Enfin, en ce qui concerne les questions soulevées par la publication récente de l'avis de l'IRSN, à la fois sur l'entreposage à sec et sur les alternatives éventuelles au stockage Cigéo, celui-ci a été rendu à la CNDP. L'ASN n'en était ni le destinataire, ni le commanditaire.

Sur l'entreposage, deux options existent : l'entreposage à sec et l'entreposage en piscine. Elles sont d'ailleurs mises en oeuvre par Orano dans différents pays. Elles ne posent pas de problèmes de sûreté particuliers, c'est un choix industriel. L'entreposage en piscine présente aujourd'hui en France une cohérence avec l'approche de retraitement, puisqu'il faut refroidir les combustibles avant de les retraiter. Le fait d'entreposer des combustibles usés dans des piscines accélère ce refroidissement.

Pour autant, on ne peut pas entreposer à sec les combustibles, notamment les combustibles MOX (mixed oxides), avant un certain temps. Il faut les laisser refroidir. Par conséquent, l'option d'entreposage à sec ne supprime pas l'entreposage en piscine pendant plusieurs années, voire pendant plusieurs dizaines d'années. Mais c'est un choix industriel et politique. Pour l'ASN, les deux sont possibles, et la sûreté sera bien évidemment contrôlée au même niveau.

En ce qui concerne les alternatives au stockage géologique profond, un examen rapide du document de l'IRSN montre qu'il s'agit de réexaminer les différentes voies expertisées dans le cadre de la loi française, avant la prise de décision du stockage géologique profond avec les trois options : l'entreposage, la transmutation et le stockage géologique profond.

Il n'y a là rien de nouveau. L'entreposage n'est pas une solution du même niveau que le stockage. Ce n'est pas une solution pérenne, qui permette de décharger les générations futures d'avoir à chercher des solutions. Quant à la transmutation, elle reste un sujet de recherche dans l'actualité. D'une certaine manière, si la voie de la transmutation après recherche s'avérait industriellement favorable, elle s'inscrirait dans l'option de réversibilité, prévue pour le stockage géologique profond.

M. Olivier Gupta. - En matière d'assurance qualité en imagerie médicale, trois éléments principaux sont contenus dans la décision récente prise par l'ASN. Le premier, objectif, consiste à demander une formalisation de la justification de l'acte, assurant que l'acte d'imagerie a été prescrit avec une réelle justification médicale. Nous préconisons aussi des procédures optimisant la dose nécessaire pour réaliser l'image, tout en gardant une bonne qualité. Enfin, il est souhaitable que les praticiens puissent analyser régulièrement les anomalies, les incidents, et en tirer les enseignements.

M. Bruno Sido, sénateur. - Vous n'avez pas répondu à ma deuxième question.

M. Bernard Doroszczuk. - Ce n'était pas volontaire, mais, comme vous l'avez souligné, ces installations ne sont pas directement sous la responsabilité de l'ASN. En revanche, je tiens à indiquer que nous avons des relations étroites avec l'ASND, notre homologue pour les installations militaires. Nous avons vraiment travaillé de concert sur la stratégie du CEA que j'ai indiquée. Nous avons même prévu d'organiser, de manière régulière, des visites conjointes sur des sites civils ou de défense. La première visite aura lieu sur le site de Bugey, où j'accueillerai mon homologue. Ensuite, j'irai à Cadarache à sa demande.

D'ailleurs, une installation n'est pas ad vitam aeternam classée défense. Elle peut évoluer au cours de sa vie, notamment pour les installations qui arrivent en fin de vie, ou qui sont déclassées, parce qu'elles doivent être mises en démantèlement. Aussi, avons-nous également des relations pour assurer une transition adéquate lorsque ces installations changent de statut. Chacun dans notre responsabilité, nous travaillons ensemble le plus possible.

M. Jérôme Bignon, sénateur. - Je voudrais revenir sur ce problème des signalements qui ne donnent pas lieu à des suites. Il existe deux types de cas. Dans celui de Flamanville, si j'ai bien compris, EDF n'a pas donné les instructions à l'entreprise sur le niveau de qualité à respecter, ou en tout cas celle-ci ne les a pas comprises. Il s'agirait d'un défaut dans la chaîne de commandement qui n'est pas imputable à l'entreprise. Par contre, en cas de malhonnêteté, lorsque la faute est avérée, et peut avoir un caractère de fraude par rapport au contrat, il faut prendre en compte la gravité des conséquences. Compte tenu du domaine considéré, et des dangers extrêmes induits pour la société, pour les personnels, etc., ne pourrait-on imaginer, dans le contrat entre l'exploitant et l'entreprise sous-traitante, une disposition relative à la dangerosité, à la responsabilité prise, justifiant que le parquet réponde par les poursuites appropriées ? Si le signalement est sérieux, il faut le traiter, sinon en cas de problème, ce sera trop tard.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - J'ai longtemps siégé à la commission des lois. Le parquet est sous l'autorité du garde des Sceaux. Certes, celui-ci doit donner des instructions générales, qui ne sont pas nominatives, sur une affaire, mais la politique de l'action publique, la politique pénale, constitue une prérogative du Gouvernement sous la responsabilité du garde des Sceaux, qui doit notifier les priorités aux parquets généraux, et, par la voie hiérarchique, aux procureurs. Je ne vois pas pourquoi le Gouvernement, saisi par des parlementaires avisés et inquiets, ne pourrait pas solliciter les parquets généraux pour que ce type d'alertes ne soit pas condamné à ce que j'appelais autrefois le « classement vertical ». Ce serait une satisfaction pour vous de savoir qu'il y a des suites. J'ajoute que ce serait utile pour l'industrie elle-même, en permettant de fixer des règles de responsabilité qui guideraient les entreprises dans leur comportement. Le droit s'applique, et chacun prend sa part de responsabilité lorsqu'il exécute une mission, l'objectif n'étant pas de punir mais d'éclairer.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - J'ai quelques questions à vous poser, mais je vais surtout lire les nombreuses questions recueillies sur la plateforme en ligne, que je vais regrouper en plusieurs thèmes : le cas particulier de l'EPR Flamanville, déjà longuement évoqué, la sûreté en général, l'articulation entre sûreté et politique énergétique, la médecine, la situation financière, et enfin les ressources humaines.

Dans certains cas, vous avez déjà répondu en tout ou partie à ces questions, et il s'agira juste de confirmer. Je les retranscrirai fidèlement, même quand existe parfois une certaine imprécision, vous laissant le soin de la corriger ou de réinterpréter. Ces questions sont nombreuses, j'en retiendrai une vingtaine parmi les plus précises. Si vous n'avez pas le temps de répondre à toutes, je proposerai, si vous en êtes d'accord, que vous prépariez des réponses écrites pour celles qui resteront. Nous pourrons les publier sur le site de l'Office.

Je commence par les questions liées à l'EPR. Quelle serait la position de l'ASN, après le dernier avis du groupe permanent d'experts, si EDF renonçait à réparer les huit soudures et conservait sa démarche d'exclusion de rupture ? Cette question porte sur la procédure : que se passe-t-il en cas de divergence persistante ? Une autre question concerne les modalités de partage du retour d'expérience sur la sûreté des EPR hors de France : comment l'ASN communique-t-elle avec son équivalent au Royaume-Uni, suite aux fraudes et falsifications des fournisseurs participant au projet Hinkley Point C ? Pourquoi la Chine parvient-elle à démarrer son EPR et pas nous : nos référentiels de sûreté sont-ils trop contraignants, ou les leurs sont-ils trop souples ? Ces questions ont été posées avant votre exposé.

Une question générale porte sur l'ensemble du parc de centrales nucléaires : quelles centrales méritent un grand carénage ou appellent plutôt un arrêt programmé ? Deux questions portent sur les sujets de sûreté, d'énergie et de climat. D'une part, l'enjeu climatique et ses imprévisibles aléas est-il compatible avec la sûreté nucléaire ? D'autre part, que pensez-vous de la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) qui table sur la prolongation de 44 réacteurs à plus de 50 ans, alors même que celle au-delà de 40 ans n'est pas acquise ? Sur les aspects financiers, que peut-on dire aujourd'hui de la situation des grands exploitants nucléaires français ?

Deux questions concernent la médecine. L'une est relative au dossier médical partagé (DMP) : quand pensez-vous implémenter le suivi des doses d'examens médicaux dans le DMP, pour un meilleur contrôle ? L'autre porte sur les inspections de revue : pourquoi les inspections de revue dans les CHU ne se font-elles pas plus fréquemment aux Antilles ?

J'ai également une question personnelle, relative à l'avis que vous avez rendu le 23 avril 2019. Vous demandez à être exonéré du mécanisme annuel de régulation budgétaire, comme le recommande la Cour des comptes, en insistant sur la création d'un programme budgétaire unique, dédié au contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Vous notez aussi que vous n'avez pas été consulté par le Gouvernement sur la part de la subvention de l'État à l'IRSN correspondant à sa mission d'appui technique. Après avoir évoqué le budget du CEA, qu'en est-il du vôtre ?

Enfin, de nombreuses questions portent sur les ressources humaines. Vous avez souligné la perte de compétence et d'expérience des acteurs. La question posée concerne la façon dont l'ASN peut contraindre la gestion des ressources humaines des entreprises de son domaine. Vous appelez de vos voeux un sursaut de l'ensemble de la filière quant aux compétences et aux talents. Avez-vous des idées et des pistes sur la façon dont, en pratique, la puissance publique, ou la filière nucléaire en général, doit se saisir de ce sujet, pour faire en sorte que demain nous ne manquions pas de soudeurs qualifiés, et d'autres spécialités indispensables à la bonne gestion du parc ?

Plusieurs autres questions découlent du rapport présenté par la députée Barbara Pompili. Ce rapport préconise l'instauration d'une convention collective plancher pour les salariés de la sous-traitance de la filière nucléaire. Il préconise aussi une périodicité des visites médicales du travail de six mois pour les catégories A et d'un an pour les catégories B. Qu'en pensez-vous ? Pensez-vous que les salariés de la sous-traitance pourraient jouer un rôle important dans la gestion de crise d'un accident, pour minimiser son impact ? Quand seront reconnues les multiples expositions professionnelles de ces salariés dans le cadre de la pénibilité au travail ? Pourquoi l'activité de radioprotection, coeur de métier du nucléaire, est-elle autant sous-traitée ? S'engager dans le grand carénage et les activités de démantèlement avec des sous-traitants servant de variables d'ajustement économique, conduit-il à une industrie low cost ?

Les questions étant nombreuses et le temps imparti limité, je vous propose de répondre à certaines par oral, et, si vous en êtes d'accord, aux autres par écrit.

M. Bernard Doroszczuk. - Je saisis volontiers cette possibilité, notamment pour un certain nombre de questions pour lesquelles je n'ai pas forcément immédiatement des éléments de réponse, en particulier celles liées aux visites médicales, au contrôle des sous-traitants, au rôle des salariés en situation de crise, aux salariés des prestataires... Cet ensemble de questions pourra faire l'objet de réponses écrites.

En ce qui concerne l'EPR, pourquoi y arrive-t-on en Chine et pas en France ? Sous réserve que des informations ne nous aient pas été cachées, les Chinois construisent actuellement entre 5 et 7 réacteurs par an, ce qui permet d'entretenir une compétence industrielle que nous n'avons plus. Lorsqu'en France, nous construisions des réacteurs nucléaires au même rythme, nous n'avions pas les mêmes problèmes, notre tissu industriel étant consolidé.

Par ailleurs, pour le démantèlement et la gestion des déchets, nous devons entretenir des filières aptes à répondre aux obligations qui s'imposent à l'ensemble des exploitants.

Olivier Gupta répondra sur la communication avec les autorités britanniques concernant l'EPR. S'agissant de la toute première question, deux options sont aujourd'hui sur la table : soit EDF répare, soit EDF sort de l'hypothèse d'exclusion de rupture, ce qui supposerait vraisemblablement une adaptation de l'installation, qui n'a pas nécessairement été prévue. Le débat avec EDF porte sur ces deux options, pour que nous puissions prendre position courant juin.

M. Olivier Gupta. - Bien entendu, dans l'affaire de la forge du Creusot, qui produisait pour d'autres pays, nous avons communiqué avec nos homologues américains, britanniques, etc. Voici deux ans, nous avons d'ailleurs conduit une inspection conjointe, avec d'autres autorités, dans l'usine du Creusot, pour évaluer la situation avant la reprise des fabrications. Les premières fabrications après la reprise étant destinées au Royaume-Uni, nous avons aussi discuté avec nos homologues britanniques avant d'autoriser la reprise des opérations.

M. Bernard Doroszczuk. - En ce qui concerne la question relative aux enjeux des changements climatiques pour la sûreté nucléaire, la répétition d'épisodes de sécheresse ou d'étiage importants peut effectivement constituer un sujet de sûreté, aujourd'hui bien identifié. Lorsqu'on connaît en France de telles situations, des dispositions de repli des tranches nucléaires sont prévues. Par exemple, si le débit d'eau n'est pas suffisant, a fortiori si les rejets ne peuvent pas être suffisamment dilués, ou si la température de l'eau est trop élevée et ne permet pas un refroidissement efficace, les tranches nucléaires sont mises en sécurité et fonctionnent en îlotage. Si le réchauffement climatique conduisait à la répétition de ces événements de sécheresse ou de canicule, cela aurait une incidence sur la disponibilité des tranches nucléaires. En général, ces épisodes se produisent plutôt en périodes estivales, avec une demande un peu moins forte d'électricité. Mais c'est un vrai sujet pour le futur.

En ce qui concerne la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et le prolongement des centrales, il est clair que nous n'avons pas encore pris position sur la partie générique du réexamen des réacteurs de 900 mégawatts, et que chacun des réacteurs sera réexaminé au cas par cas. Il est possible, même si on ne peut le postuler d'entrée, que des conditions soient mises à la poursuite du fonctionnement de certains réacteurs, imposant des modifications ou des travaux de grande ampleur, sur lesquels EDF devra prendre position. Ce sera un choix industriel entre réaliser ces travaux ou ces modifications pour atteindre le niveau de sûreté attendu, qui tend à se rapprocher de celui du réacteur EPR, ou décider de mettre les réacteurs en question sur la liste de ceux devant être arrêtés d'ici 2035. Personne ne peut préjuger aujourd'hui de la réponse, ni même des conclusions du réexamen.

En ce qui concerne la situation financière des grands exploitants nucléaires, les marges de manoeuvre ne sont pas les mêmes selon que l'on est un exploitant public ou privé. Ce qui nous préoccupe avant toute chose, indépendamment du statut public ou privé, c'est que les moyens financiers et humains consacrés à la sûreté nucléaire restent suffisants. La loi prévoit d'ailleurs que les capacités techniques et financières des exploitants doivent être suffisantes. Nous le vérifions à l'occasion, d'inspections ou d'auditions, afin de nous assurer que les moyens financiers et les ressources humaines sont disponibles pour mettre en place les dispositions de sûreté qui sont nécessaires.

Sur la question du programme budgétaire et de l'avis de l'ASN sur ses ressources, j'indique que nous avons souhaité publier cet avis en même temps que nous vous remettons et présentons le bilan sur la sûreté 2018.

Cet avis découle d'un double constat : le premier, c'est que les ressources, notamment financières de l'ASN, sont aujourd'hui en tension. Il existe pour le futur de véritables interrogations, compte tenu des décisions budgétaires qui pourraient survenir, y compris pour l'ASN. Cela pose un vrai problème par rapport au nombre de dossiers que nous avons à instruire et aux délais à respecter pour pouvoir les instruire.

Outre les éventuelles régulations budgétaires, nous connaissons une certaine sous-dotation de nos ressources budgétaires en crédits de personnel, dont le calcul ne prend pas en compte l'effet en année pleine des renforcements dont nous avons bénéficié, avec l'appui des parlementaires et du Gouvernement, ces dernières années. Autrement dit, nous avons eu des renforts en effectif, mais nous n'avons pas eu les dotations en crédits de personnel suffisantes pour les rémunérer. Aujourd'hui, nous devons, par fongibilité asymétrique, utiliser notre budget de fonctionnement pour rémunérer des personnels mis à notre disposition. C'est pourquoi nous avons demandé une révision du montant de notre subvention sur le titre 2 des crédits de personnel, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2020.

Le deuxième sujet que nous soulevons est directement lié aux recommandations émises par la Cour des comptes à la fin 2018, à l'issue de son contrôle de l'ASN. Dans le relevé de conclusions de la Cour des comptes, deux points appelant des corrections étaient explicitement indiqués. Le premier concerne le manque de visibilité des ressources de l'ASN. Aujourd'hui, nos ressources dépendent de cinq programmes budgétaires différents, dont aucun n'est sous la responsabilité de l'ASN. La visibilité budgétaire n'est assurée ni pour les parlementaires, ni pour le public, pour identifier les crédits destinés au contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Aussi, demandons-nous dans notre avis la création d'un programme budgétaire spécifique au contrôle de la sûreté et de la radioprotection, qui serait directement sous la responsabilité du président de l'ASN.

L'autre point évoqué par la Cour des comptes est celui du financement à long terme, que j'ai évoqué. Nous sommes aujourd'hui soumis, d'une certaine manière, à un risque de régulation budgétaire, parce que les ressources dont nous disposons sont directement issues du budget de l'État. Mes prédécesseurs avaient évoqué à plusieurs reprises l'idée compliquée que l'ASN puisse bénéficier du produit d'une taxe additionnelle affectée, assise sur les installations nucléaires de base, comme c'est d'ailleurs le cas aujourd'hui pour l'IRSN et l'ANDRA, mais pas pour l'ASN. Ce n'est peut-être pas la bonne voie, mais un financement stable est nécessaire à l'indépendance de l'ASN.

M. Olivier Gupta. - Je confirme que des inspections sont bien menées dans les centres hospitaliers des Antilles, et de façon générale dans les départements et collectivités d'outre-mer. Comme sur le territoire métropolitain, nous y faisons des inspections, en leur consacrant des moyens proportionnés à la taille des hôpitaux.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - En général, on fait le reproche inverse aux missions de contrôle d'un excès d'héliotropisme...

M. Bernard Doroszczuk. - S'agissant des moyens de l'ASN pour inciter les industriels de la filière nucléaire à se préoccuper des problématiques de compétences ou de ressources humaines, la première piste d'action consiste à les faire connaître. C'est ce que nous faisons.

Un point me paraît très positif : la constitution du groupement du GIFEN, et le fait qu'en début d'année, un plan a été mis en place par l'État pour accompagner la réflexion stratégique de la filière. De mon point de vue, il est tout à fait opportun que nous puissions nous exprimer, afin de signaler les cas que nous avons rencontrés, pour que, dans le cadre de la préparation de ce plan de filière, les différents acteurs puissent traiter cette question. D'ailleurs je souligne que les compétences clés : soudage, génie civil, etc., sont identifiées dans ce plan comme stratégiques. Il faut recréer ces compétences à l'intérieur de la filière.

Pour le reste, lors de nos inspections, nous pouvons intervenir lorsqu'un événement est lié à la gestion des compétences. Les grands exploitants ont anticipé le renouvellement des générations. Ils nous ont présenté des plans, notamment pour l'exploitation. EDF, mais aussi Orano et le CEA, ont fait un effort de recrutement pour anticiper les départs, de manière à recréer des compétences en interne.

Le sujet que nous pointons est surtout celui de la chaîne de sous-traitance et de fournisseurs, notamment des PME, où cette anticipation n'est pas faisable sans visibilité sur les marchés potentiels. Autant EDF peut estimer qu'il continuera à exploiter encore longtemps, autant un prestataire PME peut avoir un choix à faire entre renouveler ses compétences et éventuellement - ce qui serait dramatique - arrêter d'être un fournisseur du nucléaire.

Ces questions de compétences s'inscrivent plus dans notre devoir d'alerte que dans notre propre capacité d'action. Des décisions fortes ont déjà été prises par la puissance publique, à travers la création du plan de la filière.

M. Cédric Villani, député, premier vice-président de l'Office. - Je suis très satisfait que nous ayons pu faire cette transmission directe de questions émanant de citoyens intéressés de près au sujet.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je remercie le président de l'ASN, le collège, le directeur général, et tous ceux qui, par leurs compétences, leur indépendance d'esprit, mais aussi leur attention vigilante, contribuent à ce qui est une caractéristique, et je le pense profondément, un atout français pour crédibiliser la filière.

Le contrôle vient de très loin, et il a été très longtemps endogamique. Aujourd'hui, nous avons une autorité de sûreté nucléaire.

À cet égard, comment jugez-vous vos homologues européens ? En tant que sénateur de l'Est, je suis attaché à l'idée de faire de Fessenheim, première grande centrale démantelée, un centre d'expertise. Compte tenu de sa situation géographique, ce centre d'expertise devrait être franco-allemand. Or, on peut avoir l'impression que si les Allemands veulent sortir du nucléaire, ils n'en ont pas encore fixé le chemin. Les centrales sont arrêtées, mais démanteler, gérer les déchets, tout cela, vu de l'extérieur, semble un peu compliqué. Avez-vous des échanges avec vos homologues européens dans les pays qui ont une présence nucléaire significative ?

M. Bernard Doroszczuk. - Je vais donner un premier élément de réponse, avant de passer la parole à Olivier Gupta, car je n'ai pas encore suffisamment de recul pour parler de mes homologues étrangers, que je rencontre progressivement. Aux niveaux international et européen, depuis de nombreuses années, nos relations sont très étroites, non seulement en termes d'échanges d'expérience, mais aussi d'amélioration continue.

Nous avons nous-mêmes bénéficié en 2018 de deux évaluations par nos pairs, et nous contribuons à des évaluations de nos homologues. Ces deux évaluations portaient, d'une part, sur la comparaison de la gestion du vieillissement des installations, d'autre part, sur la gestion des déchets. Ces deux « peer review » sont extrêmement intéressantes pour nous, car elles permettent de bénéficier d'un retour d'expérience sur les pratiques de nos homologues, en plus des réunions bilatérales avec les exploitants.

En Europe, vous l'avez souligné, les Allemands jouent un rôle important, mais ce ne sont pas les plus actifs. Les pays avec lesquels nous avons les relations les plus étroites sont le Royaume-Uni et la Finlande, sur l'exploitation et les questions de démantèlement, mais aussi sur les problématiques de construction, ce qui n'est plus le cas pour l'Allemagne.

M. Olivier Gupta. - Au niveau européen, existe une association des responsables des autorités de sûreté : l'Association des responsables des autorités de sûreté nucléaire des pays d'Europe de l'Ouest (WENRA), qui dépasse d'ailleurs l'Europe de l'Ouest. Elle fonctionne très bien et a permis de bâtir des « niveaux de référence », c'est-à-dire des exigences d'ordre réglementaire élaborées en commun, charge ensuite à chacun des pays de les transcrire dans sa réglementation. Cette initiative n'est pas venue de la Commission européenne, mais directement des autorités de sûreté qui disposent de l'expertise technique. Le cahier des charges des stress-tests consécutifs à l'accident de Fukushima a également été élaboré à l'échelle européenne. D'autres démarches sont en cours, pour aller au-delà de ce premier socle, dans un cercle qui fonctionne plutôt bien.

M. Gérard Longuet, sénateur, président de l'Office. - Je voudrais remercier l'ensemble des participants et dire que sur ces sujets, l'ASN suscite l'intérêt que vaut son indépendance et son autonomie, dans un secteur où, en effet, la filière s'interroge, et sans doute se reconstruit. Comme me le disait à l'instant Cédric Villani en aparté, la filière nucléaire est un secteur où il faut continuer le mouvement que ce soit pour pouvoir freiner, ou accélérer. En tout état de cause, l'ignorer serait sans doute l'attitude la plus irresponsable. Vous nous permettez de ne pas ignorer les difficultés du secteur, soyez-en remerciés.

La séance est levée à 12 h 30.