Jeudi 28 mai 2020

- Présidence de M. Michel Magras, président -

Étude sur la différenciation territoriale outre-mer - Entretien avec M. Thierry Santa, président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie

M. Michel Magras, président. - Monsieur le président, je vous remercie d'avoir accepté cet échange que j'ai sollicité en vue d'une restitution sur « l'état des volontés » des territoires d'outre-mer en ce qui concerne l'organisation et les modalités de leur libre administration locale.

Le président du Sénat, M. Gérard Larcher, a en effet initié un groupe de travail sur la décentralisation avec l'ambition - selon ses termes - de « repenser en profondeur l'organisation des pouvoirs locaux » et de formuler des propositions en ce sens.

Il m'a donc fait l'honneur de me charger du volet outre-mer en ma qualité de président de la délégation sénatoriale aux outre-mer.

Et c'est dans cette optique que j'ai souhaité entendre chacun des exécutifs des grandes assemblées territoriales en vue d'une restitution des orientations reflétant aussi fidèlement que possible la diversité des visions institutionnelles ultramarines.

J'espère - sans trahir cette hétérogénéité - que des grands axes se dégageront de ces échanges constituant des articulations autour desquelles pourront se construire chaque projet et concrétiser chaque volonté locale.

À cet égard, je sais que la trajectoire de la Nouvelle-Calédonie la conduit vers des enjeux qui vont bien au-delà de ceux des autres collectivités d'outre-mer.

C'est pourquoi je suis aussi heureux d'ouvrir ce cycle d'auditions avec vous tant je suis convaincu que c'est le statut de la Nouvelle-Calédonie qui confère à la France cette organisation si particulière - en réalité quasi fédéraliste - confirmant que les outre-mer sont bien le laboratoire institutionnel de la République.

Mes collègues Pierre Frogier et Gérard Poadja m'ont demandé de les excuser, n'étant pas en mesure de se joindre à nous aujourd'hui.

Avant d'entamer notre échange, permettez-moi une parenthèse pratique.

Au courrier que je vous ai adressé était jointe la trame de questions adressées à l'ensemble des exécutifs et je vous propose qu'elle nous serve de fil conducteur et qu'elle guide nos échanges dans l'esprit général dans lequel elle s'inscrit, bien conscient que certaines questions ne s'appliquent pas strictement à la situation de la Nouvelle-Calédonie.

L'idée est d'explorer avec vous ce qui vous semble constituer la meilleure organisation des relations entre les différents échelons de pouvoir pour répondre au mieux aux enjeux de la conduite de la destinée de votre territoire.

Après cet entretien et ceux qui suivront avec les différents représentants des exécutifs des territoires d'outre-mer, je rendrai compte le 17 juin prochain au président du Sénat de la teneur de nos échanges.

Monsieur le président, je vous laisse la parole.

M. Thierry Santa, président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. - Merci, monsieur le président. Avant toute chose, permettez-moi de vous présenter les deux personnes qui m'accompagnent dans cet entretien.

Au sein de mon cabinet, M. Bernard Deladrière occupe les fonctions de conseiller spécial. Il a été ancien membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et haut-fonctionnaire dans plusieurs institutions.

M. Cédric Chan Yone assure à mes côtés les fonctions de directeur de cabinet.

Ainsi que vous l'avez dit vous-même, monsieur le président, la Nouvelle-Calédonie jouit d'un statut particulier. Ce statut se révèle déjà fort avancé sous l'angle de la différenciation, notion en cours de discussion à l'échelle nationale.

À la suite des accords de Matignon signés en 1988, puis de l'accord de Nouméa de 1998, l'État s'est engagé de manière significative et irréversible dans le sens d'un transfert de compétences vers le territoire calédonien. À ce jour, la Nouvelle-Calédonie a reçu la responsabilité de la quasi-totalité des compétences étatiques.

Pour l'essentiel, seules les compétences régaliennes ? monnaie, défense, justice et ordre public ? font exception. S'agissant de la conduite des relations extérieures, nous pouvons considérer qu'une compétence partagée prévaut.

Aux termes de la loi organique du 19 mars 1999 qui régit le statut de la Nouvelle-Calédonie, de rares domaines échappent encore à la compétence du territoire. Ils tiennent à l'audiovisuel, à l'enseignement supérieur, ainsi qu'à l'administration des collectivités communales et provinciales.

Parmi les questions que vous évoquez au chapitre de la décentralisation, je retiens en particulier celle qui consiste à savoir quelles compétences seraient mieux exercées par la Collectivité ou, à l'inverse, par l'État.

L'accord de Nouméa arrive à échéance. Il prévoit l'organisation de trois référendums. Le premier a eu lieu le 8 novembre 2018. Le second se tiendra en principe le 6 septembre 2020, cette date étant encore susceptible de modification. En cas de nouvelle réponse négative sur la question de l'indépendance de l'île, un troisième référendum interviendrait ultérieurement.

Si, à l'issue du processus de l'accord de Nouméa, c'est-à-dire après les trois scrutins, la Nouvelle-Calédonie demeurait une collectivité française, les partenaires se retrouveraient afin de discuter du futur statut de l'île.

À l'occasion de ces discussions, la justice pourrait faire l'objet de nouveaux échanges. Il serait intéressant que l'exercice de cette compétence évolue dans une logique de partage, à l'instar des relations extérieures. Sur place, un exemple inspire nombre de personnes. Il s'agit de celui que la Nouvelle-Zélande donne. En matière de petite délinquance, cet État a conçu des procédures dont la transposition à la Nouvelle-Calédonie serait envisageable.

En Nouvelle-Calédonie, la notion de différenciation se comprend désormais principalement à un niveau provincial. Nous n'y parlons plus guère de différenciation avec la nation française. La notion s'applique d'abord entre les trois provinces dont le territoire se compose. Aussi, les discussions qui pourraient s'ouvrir sont-elles susceptibles de l'aborder prioritairement sous cet aspect.

Des échanges s'amorcent déjà en ce sens. Ils ont trait à la prise en compte des différences des provinces entre elles.

La province Sud comporte essentiellement des communautés autres que la communauté mélanésienne. Elle s'est très majoritairement prononcée contre l'indépendance.

Inversement, la province des îles Loyauté comprend une communauté mélanésienne, qui s'est largement exprimée en faveur de l'indépendance.

De même majoritairement indépendantiste, la province Nord offre cependant une répartition de sa population moins marquée que celle des îles Loyauté.

Chacune de ces provinces possède non seulement sa propre vision de l'avenir, mais encore une approche distincte de la société. Paradoxalement, conserver une forme d'unité en Nouvelle-Calédonie implique de l'envisager dans la diversité. Cet état d'esprit se développe petit à petit au sein des instances politiques calédoniennes.

Monsieur le président, je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Michel Magras, président. - La Nouvelle-Calédonie dispose donc déjà d'une large autonomie. Il m'intéresse de comprendre dans quelle mesure d'autres collectivités pourraient aspirer à un statut équivalent. Indépendamment des caractéristiques de votre territoire, liées à ses traditions et populations encore relativement séparées les unes des autres, que diriez-vous que ce statut vous a apporté ? Vous en satisfaisez-vous ? Constatez-vous au contraire des points de blocage ?

M. Thierry Santa. - Nous l'avons dit, d'une certaine façon, la Nouvelle-Calédonie est allée aussi loin que possible sur le plan de l'autonomie. Compte tenu des compétences régaliennes qui y incombent encore à l'État, la Nouvelle-Calédonie bénéficie toujours de la solidarité nationale quand elle se révèle nécessaire.

À l'occasion de la crise sanitaire que nous vivons à l'échelle internationale, nous le constatons plus que jamais. L'État apporte un soutien rapide, particulièrement d'un point de vue financier. Il a étendu à la Nouvelle-Calédonie l'ensemble de ses dispositifs à l'appui des entreprises et artisans, notamment celui des prêts qu'il garantit. Un prêt spécifique permet à la collectivité de faire face à ses charges résultant du recours au chômage partiel, des pertes de cotisations et de recettes fiscales.

La logique commanderait, non peut-être que l'État se désengage, mais qu'il modère ses aides. En dehors de toute situation de crise, je pense aux contrats de développement ou à la défiscalisation. Progressivement, nous nous entendons dire qu'il nous appartient de devenir maîtres de nos compétences. La Nouvelle-Calédonie doit s'organiser pour financer, à terme, les compétences qu'elle exerce.

M. Michel Magras, président. - Je connais votre statut de pays et territoire d'outre-mer (PTOM) vis-à-vis de l'Union européenne. Il s'applique également au territoire de Saint-Barthélemy. Que pensez-vous de votre relation à l'Europe ?

M. Thierry Santa. - Nous nous félicitons du soutien significatif que l'Union européenne nous apporte de longue date. Nous avons profité dans des proportions non négligeables des différents fonds européens de développement (FED). Ils nous ont particulièrement aidés dans la mise en oeuvre de nos politiques de formation professionnelle et d'insertion de nos jeunes. Nous avons également bénéficié d'autres financements européens destinés à des actions d'ordre environnemental.

M. Michel Magras, président. - Vous avez parlé du modèle néo-zélandais. La relation que vous entretenez avec votre environnement régional vous satisfait-elle, en particulier d'un point de vue normatif ?

M. Thierry Santa. - À tout le moins, s'améliore-t-elle. Un travail d'envergure, déjà bien engagé, concerne un nombre important de produits manufacturés et objets d'échanges. La Nouvelle-Calédonie, l'Australie et la Nouvelle-Zélande se sont entendues afin d'adapter entre elles leurs normes mutuelles. Un comité s'y emploie. Nous entendons favoriser les échanges entre nos territoires.

Au-delà des seuls aspects douaniers, la question des normes applicables de part et d'autre se révélait problématique. Le travail en cours ne saurait s'interrompre. Il intéresse chaque produit susceptible d'exportation.

Chargé de cette question au sein du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, M. Vaimu'a Muliava n'a pas manqué de l'aborder avec Mme Annick Girardin, ministre des outre-mer. Cette dernière envisageait l'extension de notre dispositif à d'autres territoires ultramarins.

Si vous le souhaitez, monsieur le président, nous vous adresserons des documents précis sur le sujet.

M. Michel Magras, président. - Je reste en relation permanente avec l'un de vos collaborateurs qui, dans ce domaine, réalise un travail remarquable. Contribuant à l'écriture de votre corpus normatif, il a su maintenir un équilibre entre le droit européen et les droits australien et néo-zélandais. Il s'agit d'intégrer les seconds sans trop s'éloigner du premier. Ce travail peut en effet servir d'exemple à d'autres territoires ultramarins. Nous observons une démarche équivalente dans l'océan Indien, entre La Réunion et l'île Maurice.

Je vous interrogerai maintenant sur la présence des services de l'État. Percevez-vous des blocages, une forme de frein à leur action ? Bénéficiez-vous au contraire d'échanges fluides, efficaces ?

M. Thierry Santa. - Je pencherai plutôt pour la seconde assertion.

Notre statut spécifique génère des relations particulières avec l'État. Nous entretenons un lien direct avec la ministre des outre-mer, avec le président Larcher, ainsi qu'avec le Premier ministre. La qualité de nos échanges avec les services de l'État s'en trouve renforcée.

Localement, notre Haut-commissaire n'ignore pas la particularité de notre statut. Il s'imprègne progressivement de nos caractéristiques locales, relatives aux différentes communautés et provinces calédoniennes.

Quelque secteur que nous considérions, je ne discerne personnellement pas de blocages. M. Deladrière souhaite néanmoins évoquer la question de la défiscalisation.

M. Bernard Deladrière, conseiller spécial auprès du président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. - Les procédures nationales de défiscalisation s'avèrent souvent longues et complexes. Les déconcentrer nous permettrait vraisemblablement de progresser. La démarche consisterait à conférer davantage de pouvoirs, non seulement d'instruction, mais de décision, au représentant local de l'État.

M. Michel Magras, président. - Nous sommes accoutumés au verrou du ministère des finances. Il prend la forme d'agréments et de complications diverses. Ils retardent considérablement l'avancement des dossiers.

Depuis les lois de décentralisation, particulièrement dans la zone atlantique, les outre-mer ont vu se multiplier directions et agences de différents niveaux. Une impression d'incohérence prédomine. La crise sanitaire actuelle provoque par exemple des désaccords entre préfets et agences régionales de santé (ARS). Je suis de ceux qui revendiquent un guichet administratif unique à l'usage des citoyens et des élus locaux. Il favoriserait une meilleure efficacité.

À ce titre, il me semble de nouveau que votre modèle peut nous inspirer.

M. Thierry Santa. - Nous ne sommes pas confrontés à ce type de difficultés. En Nouvelle-Calédonie, le Haut-commissaire centralise l'ensemble des questions qui intéressent les services de l'État.

Pendant la crise de la Covid-19, il nous a cependant fallu concilier la compétence de l'État en matière de libertés publiques et individuelles et le fait que, pour notre part, nous traitons les aspects de sécurité sanitaire. La question s'est posée de savoir qui déciderait de mesures à l'entrée sur le territoire, par exemple d'une mise en quarantaine, ou d'un confinement de la population. Avec le Haut-commissaire, nous sommes convenus de prendre, pour la première fois, des arrêtés communs. Ils ont répondu aux exigences du moment.

M. Michel Magras, président. - Cet exemple est révélateur. La concertation qui, en Nouvelle-Calédonie, existe entre le président du gouvernement et le Haut-commissaire a montré sa pertinence pendant la crise sanitaire.

Pour notre part, dans les Antilles, à chacune de nos propositions, le Gouvernement nous a « rabroués », en nous rappelant la compétence de principe du préfet. En tant qu'élu local, la situation m'a gêné. J'admets néanmoins, en ma qualité de parlementaire, avoir contribué à confier, avec le vote de l'état d'urgence sanitaire, les pleins pouvoirs au Gouvernement pour légiférer en période de crise.

J'en viens au projet du Président de la République de modifier la Constitution. Hormis la Nouvelle-Calédonie qui y fait l'objet d'un chapitre à part entière, les autres collectivités ultramarines relèvent pour l'heure, sous divers intitulés, des articles 73 et 74.

Si nous devions proposer le regroupement des outre-mer sous un seul statut et sous l'unique nom de collectivités ultramarines, quel serait votre sentiment ?

M. Thierry Santa. - De prime abord, avec mes collègues, nous doutons qu'une forme de standardisation apporte la solution idoine.

Nos territoires respectifs se distinguent nettement les uns des autres. Au-delà de la simplicité apparente du dispositif, s'en tenir à un seul article constitutionnel risque de se heurter à la réalité de la diversité de ces territoires.

M. Michel Magras, président. - L'idée consisterait à ce que la Constitution permette que des lois organiques définissent le statut de chacun des territoires ultramarins, requalifiés de « collectivités ». Chaque collectivité choisirait ses compétences, son statut, et celui-ci resterait évolutif. À l' origine, l'idée en revient au Président Chirac.

M. Thierry Santa. - Sous cet angle, je comprends mieux votre position. Il conviendrait de concevoir une rédaction suffisamment générale et ouverte, de sorte que toutes les singularités trouvent à s'exprimer. Une loi organique définirait ensuite chacun des statuts dans le détail. C'est déjà le cas pour la Nouvelle-Calédonie.

En définitive, la notion de « collectivité d'outre-mer » serait peut-être celle qui permettrait de prendre en compte l'ensemble des cas de figure.

M. Michel Magras, président. - Un dispositif de cette nature me semble également à même de simplifier les relations avec l'Union européenne. La frontière entre les deux régimes des PTOM et des régions ultrapériphériques (RUP) n'apparaît pas nettement marquée. J'interrogerai sur le sujet les responsables des collectivités d'outre-mer avec lesquels, après vous, je m'entretiendrai.

Originaire d'une petite île des Antilles, je milite pour la différenciation territoriale. Celle-ci veut que les lois que nous votons à Paris ne sauraient s'appliquer uniformément. Les territoires ultramarins doivent les adapter à leurs réalités locales. La différenciation conditionne l'efficacité des textes, de même que la réussite du développement de nos territoires.

M. Thierry Santa. - Nous en sommes bien d'accord.

En suivant cette logique, ne pensez-vous pas que nous mettons en oeuvre une forme de fédéralisme ?

M. Michel Magras, président. - Dans mon propos introductif, je mentionnais que vous nous en ouvriez la voie.

M. Thierry Santa. - Au regard des conséquences possibles de ce mouvement sur le territoire métropolitain lui-même, ne craignez-vous pas le risque d'une opposition de principe ?

M. Michel Magras, président. - J'estime que nous pouvons, outre-mer, bénéficier de la différenciation territoriale à un stade avancé, sans remettre en cause la Constitution ni porter atteinte à l'unité de la République.

L'inscription dans la loi fondamentale du cadre juridique applicable à la différenciation territoriale, le fait que les services de l'État continuent à contrôler la conformité juridique de nos actes, avec la faculté ouverte au préfet d'exercer en tant que de besoin un pouvoir de substitution, apportent de solides garanties.

J'y ajouterai la notion de solidarité. Je l'associe d'abord à la participation active des collectivités à la vie de la Nation.

Dans l'exemple de Saint-Barthélemy, nous n'avions initialement pas choisi d'exercer la compétence sociale. Nous avons finalement trouvé un équilibre et continuons de contribuer à la solidarité nationale, après avoir créé une caisse de prévoyance. Nous en recevons en retour certains avantages.

Je souhaite vous poser une autre question. Sans m'immiscer dans un débat qui vous appartient en propre, les consultations qui ont actuellement cours en Nouvelle-Calédonie me conduisent à vous demander ce que l'indépendance apporterait de plus au tableau que vous nous avez dressé.

M. Thierry Santa. - La question est essentielle. Je ne puis qu'y apporter une réponse personnelle.

À notre avis, l'indépendance n'apporterait rien de plus. Au contraire, et à tous niveaux, elle plongerait la Nouvelle-Calédonie dans de graves difficultés.

Sur un plan économique, notre territoire ne pourrait plus compter, au moins dans les mêmes proportions, sur l'aide de l'État. Rappelons qu'à ce jour, la part du financement national représente 15 % du PIB de l'île. Au-delà, nous enregistrerions immanquablement le départ des investisseurs, au sens le plus large. Nous en imaginons les conséquences sur un plan social.

Nos finances publiques en seraient affectées, les effets nombreux et marqués, par exemple en matière de financement de nos systèmes de santé ou d'enseignement. Le niveau de vie en Nouvelle-Calédonie, nous en sommes convaincus, s'en trouverait dégradé de manière aussi rapide qu'insigne.

Outre ces aspects financiers et matériels, nous considérons que la France garantit notre liberté intérieure. J'entends la liberté de penser, de circuler, d'agir, de vivre dignement selon nos coutumes. La semaine dernière encore, dans l'archipel des Bélep, nous déplorions des exactions d'une rare violence entre deux communautés kanakes. Elles ont causé la mort d'une personne et sept autres ont été blessées. Nous devons aux forces de l'ordre nationales le rétablissement et l'apaisement de la situation.

Vis-à-vis de l'extérieur, la France nous protège contre les convoitises des grandes puissances.

Ces constats nous incitent à penser que l'indépendance n'offre pas une solution viable. La remarque nous semble valoir pour l'ensemble des Calédoniens, quelle que soit leur communauté d'appartenance.

M. Michel Magras, président. - Vos remarques me conduisent à vous interroger sur le « besoin de France ». Lors du déplacement dans le Pacifique de la délégation sénatoriale aux outre-mer, nous l'avions ressenti. Nous connaissons la volonté hégémonique de la Chine. Il nous a semblé que la France ne se montrait pas à la hauteur de la politique internationale qu'elle devrait conduire dans la région. Elle n'exerce par exemple pas un contrôle suffisant sur ses zones économiques exclusives. Qu'en pensez-vous ?

M. Thierry Santa. - Effectivement, s'il est un domaine dans lequel nous pourrions attendre de la France plus de moyens et de soutien, il a trait à la surveillance de notre zone économique exclusive. Quoiqu'existante, cette surveillance se révèle notoirement insuffisante.

En revanche, le fait que la Nouvelle-Calédonie soit française lui apporte d'autres moyens, notamment sur un plan diplomatique. Ils ont permis de surmonter des difficultés avec des navires vietnamiens, dits blue boats. Ils pratiquaient une pêche illégale dans nos eaux exclusives, au nord de l'île. Leur nombre était important. Sur place, nous ne possédions pas la capacité de traiter la situation. L'intervention de l'Union européenne auprès du gouvernement vietnamien y a mis promptement terme.

D'un point de vue géostratégique, vous avez comme nous entendu la volonté du Président de la République d'installer un axe indopacifique. Après la déclaration qui l'a concerné, je n'ai pas le sentiment que cet axe fasse l'objet d'un fort investissement, ni qu'il se concrétise véritablement.

Un partenariat stratégique existe cependant entre la France métropolitaine et l'Australie. Nous-mêmes nous efforçons d'entretenir avec elle des relations étroites, ainsi qu'avec la Nouvelle-Zélande. Alliés à ces deux pays, nous tâchons d'élargir nos liens à d'autres États du Pacifique, que la Chine ne manque pas de solliciter par ailleurs.

Dans le Pacifique Sud, les États-Unis restent, pour leur part, quasiment inexistants.

M. Michel Magras, président. - Jugez-vous que votre niveau d'autonomie actuel vous intègre parfaitement dans l'espace géopolitique qui est le vôtre ?

À titre d'exemple, du fait de leur statut, les collectivités du bassin atlantique se voient refuser toute participation aux compétitions sportives organisées dans la Caraïbe.

M. Thierry Santa. - Comme je vous l'ai indiqué, les relations extérieures ressortissent à la compétence régalienne que nous partageons avec l'État. Sous réserve d'obtenir un avis national, nous disposons ainsi de la faculté de négocier et conclure des accords avec les divers pays qui nous entourent. De ce point de vue, notre autonomie est indéniable.

En matière sportive, je précise que nous demeurons affiliés aux fédérations nationales. Nous n'en participons pas moins à toutes les compétitions régionales.

M. Michel Magras, président. - Obtenir une compétence juridique ne suffit pas. Encore faut-il disposer des moyens, ainsi que de la volonté, de l'exercer. Votre statut répond à une trajectoire de long terme. Diriez-vous avec moi que ce n'est pas ce statut seul qui vous confère votre autonomie, mais avant tout la volonté des hommes ?

M. Thierry Santa. - Cette volonté s'avère essentielle.

L'évolution politique et historique de la Nouvelle-Calédonie nous a conduits à notre statut actuel. Sans doute, pour notre part, n'étions-nous d'abord point disposés à une démarche active en faveur de l'autonomie le plus poussée possible.

La question des moyens humains s'est posée pour l'exercice des nouvelles compétences juridiques que nous acquérions. Nous avons dû le plus souvent recruter en métropole. Hélas, les personnes qui nous ont rejoints ont entrepris de travailler dans un esprit national. Cette difficulté perdure. Dans nombre de domaines du droit, nous ne sommes pas parvenus à adapter nos compétences à nos spécificités. Nous en sommes trop souvent restés à un calque de la législation et de la réglementation métropolitaines.

Du temps reste nécessaire afin que les personnes en charge des dossiers s'imprègnent de la réalité calédonienne et que nos talents locaux, bien formés, émergent.

M. Michel Magras, président. - Je vous écoute avec intérêt. Nous avions fait passer dans la loi la possibilité de former à un haut niveau au droit des outre-mer. Depuis une à deux années, une association des juristes d'outre-mer a vu le jour. Il importe que les hauts fonctionnaires, ultramarins ou métropolitains, qui sont appelés à intervenir dans nos domaines de compétence, maîtrisent les aspects qui nous singularisent. Cette exigence passe par la formation.

Monsieur le président, messieurs, il était particulièrement intéressant d'initier cette série d'entretiens par l'exemple de la Nouvelle-Calédonie.

Après avoir consulté les représentants des exécutifs de l'ensemble des collectivités, je remettrai un rapport. Je souhaite que le Sénat soit en mesure de confronter la synthèse de ses travaux aux propositions du Gouvernement.

M. Thierry Santa. - Je vous remercie de nous avoir consacré ce temps d'échange. J'espère que l'exemple de la Nouvelle-Calédonie contribuera à nourrir vos réflexions.