Mardi 8 septembre 2020

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 35.

Table ronde avec les associations de patients

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux avec une audition consacrée aux associations de patients. Je vous prie d'excuser l'absence du Président Milon, retenu dans son département.

Nous entendrons ce matin Madame Catherine Simonin-Benazet, vice-présidente de la Ligue nationale contre le cancer ainsi qu'Emmanuel Jammes, délégué à la mission « société et politique de la santé », Madame Magali Leo, responsable du plaidoyer de l'association Renaloo, et enfin Monsieur Gérard Raymond, président de France Assos Santé.

Nous nous interrogerons sur la continuité des soins pendant la crise, en particulier pour les patients chroniques, mais aussi sur le fonctionnement de la démocratie sanitaire. Il est en effet apparu au cours de ces auditions que cette dernière avait, eu du mal à fonctionner ces derniers mois. Quel modèle permettrait de mieux impliquer les patients en temps de crise ?

L'épidémie du sida est souvent prise comme référence, mais cette dernière vous paraît-elle pertinente dans la mesure où la Covid-19 est bénigne pour certains, mais fatale pour d'autres.

Dans un premier temps, les intervenants présenteront brièvement leur principal message, leur prise de parole ne devra pas excéder cinq minutes. Des échanges sur des questions plus précises pourront ensuite avoir lieu.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais à présent vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Je rappelle par ailleurs que le port du masque est obligatoire et vous remercie pour votre vigilance.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Simonin-Benazet, M. Emmanuel Jammes, Mme Magali Leo et M. Gérard Raymond prêtent serment.

Mme Catherine Simonin-Benazet, vice-présidente de la Ligue nationale contre le cancer. - Je le jure.

M. René-Paul Savary, président. - Emmanuel Jammes, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure ».

M. Emmanuel Jammes, délégué à la mission « société et politique de la santé ». - Je le jure.

M. René-Paul Savary, président. - Magali Leo, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure ».

Mme Magali Leo, responsable du plaidoyer de l'association Renaloo. - Je le jure.

M. René-Paul Savary, président. - Gérard Raymond, prêtez serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, levez la main droite et dites « je le jure ».

M. Gérard Raymond, président de France Assos Santé. - Je le jure, Monsieur le Président.

M. René-Paul Savary, président. - Écoutons à présent Catherine Simonin-Benazet.

Mme Catherine Simonin-Benazet. - J'interviens au nom de la Ligue nationale contre le cancer, une association déclinée en 103 comités sur tout le territoire. Ses quatre missions principales sont le financement de la recherche, l'action pour les personnes malades, la prévention, et enfin la démocratie en santé avec la commission « société et politiques de santé ».

Dès le début de cette crise, des malades nous ont alertés sur la situation qu'ils vivaient, ce qui nous a conduits, le 8 mars, à ouvrir une ligne d'écoute supplémentaire, sur décision de notre président, le professeur Axel Kahn. Dans ce cadre, les oncologues bénévoles engagés dans notre association ont répondu à un grand nombre d'appels.

Le 14 mars, le Haut Conseil de la santé publique a édité, dans le cadre du Plan blanc, un avis permettant aux personnes vulnérables de rester à domicile et de changer de forme de traitement. De nombreuses chimiothérapies ont, dès lors, été réalisées par voie orale plutôt que par injection. Toutefois, ce type de traitement n'a pas été accessible à tous, et celui de certains malades a été ajourné. D'autres ont été obligés de se rendre dans leur centre de soin dans des conditions particulièrement anxiogènes. De nombreuses structures de dépistage ou de radiologie ont également été fermées et peinent, encore aujourd'hui, à reprendre une activité normale. Ce contexte a naturellement généré une grande angoisse chez les personnes atteintes de cancer, inquiète d'une dégradation de leur état de santé.

Le transfert des soins de l'hôpital vers la ville a ensuite été réalisé, sans qu'une attention particulière soit accordée aux inégalités territoriales ou aux difficultés rencontrées par les personnes soignées à domicile.

La mise en place des téléconsultations a permis, dans une certaine mesure, de rompre l'isolement extrême dans lequel certaines personnes se trouvaient. Ce type de consultation est cependant resté propre à la médecine de ville, et seuls les patients bénéficiant d'un dispositif de coordination des soins ont pu y avoir recours. Les autres, sans interlocuteur, se sont tournés vers la Ligue nationale contre le cancer.

Ainsi, certains soins médicaux ont été entravés et parfois même interrompus. C'est le cas également des prestations annexes, telles que les aides à domicile, les séances d'orthophonie, de kinésithérapie, de psychologie ou de prise en charge de la douleur. La Croix rouge et les municipalités, auxquelles certains comités ont fait appel, sont parfois intervenues pour aider les personnes isolées et âgées à faire leurs courses.

Cette crise sanitaire a rendu plus difficile encore la fin de vie des personnes atteintes de cancer, souvent décédées à domicile. Les aidants ont par ailleurs été très sollicités dans le cadre des soins curatifs ou palliatifs.

La Covid-19 a également accentué les problèmes de pénuries, connus depuis plusieurs années déjà. Au cours de cette période, les demandes de Midazolam, utilisé pour les sédations terminales, ont en effet augmenté de 2000 % au niveau mondial. Les personnes en fin de vie n'ont pas eu accès à ce médicament, conservé pour la réanimation. Du Rivotril, moins adapté, leur a été administré en substitut.

Le confinement a ensuite aggravé la situation économique et sociale des personnes les plus fragiles. Les comités ont donc versé un certain nombre d'aides, palliant les retards pris par celles de l'État.

Je souhaite enfin évoquer la fermeture des structures d'accueil aux aidants, fortement problématique dans le cadre des cancers pédiatriques. Les parents les plus fragiles sur le plan socio-économique ont parfois interrompu les soins de leur enfant, en raison de l'absence de solution d'hébergement auprès de l'établissement de référence. Un bilan territorial de ces fermetures sera bientôt établi.

Mme Magali Leo. - Renaloo est une association de patients insuffisants rénaux concernés par les maladies rénales, la dialyse et la greffe. Nous comptons en France environ 50 000 personnes dialysées et 40 000 personnes greffées, toutes exposées à des formes graves de Covid-19, comme en atteste le taux de mortalité de 20 à 25 % au niveau international. À ce jour, environ 20 % des patients transplantés rénaux diagnostiqués Covid-19 sont décédés, dont 23 % en Île-de-France. À noter que 25 % de ces victimes avaient moins de 60 ans : la mortalité concerne donc des personnes plus jeunes que dans la population générale dans laquelle plus de 90 % des décès touchent des personnes de plus de 65 ans. Ces chiffres indiquent que si l'âge est un facteur de mortalité important, la pathologie ne l'est pas moins. En outre, ces données sont cohérentes avec celles recueillies par l'étude britannique OpenSAFELY, réalisée à partir de l'analyse de 17 millions de dossiers médicaux du National Health Service (NHS). La transplantation d'organes y est placée en tête des pathologies à risques, avec une multiplication par 4,3 des risques de mortalité.

Dès le début de la crise, Renaloo s'est impliqué dans la recherche d'informations et dans la production de conseils aux patients. L'association a en effet été très sollicitée à travers son site internet, dont le trafic a augmenté de manière significative, ainsi qu'à travers les réseaux sociaux. Ce phénomène démontre l'échec de la communauté médicale dans son ensemble et des néphrologues en particulier à fournir au bon moment des informations claires à leurs patients.

Nous avons donc contacté l'Agence de la biomédecine et sa directrice afin de recueillir des données permettant d'évaluer les risques individuels des personnes en fonction des facteurs de comorbidité. Notre demande a cependant été rejetée, nous empêchant ainsi de remplir pleinement notre rôle d'information et de conseil auprès des malades.

Cependant, ce défaut d'information n'est pas le seul élément symptomatique d'un recul de la démocratie sanitaire et du non-respect de la loi du 4 mars 2002. Car non seulement les institutions locales et nationales ont cessé de fonctionner, mais en plus les associations de patients, dont Renaloo, ont été écartées des concertations des professionnels de santé et responsables administratifs. Malgré les progrès effectués, il manque toujours, à l'heure actuelle, une interface permettant le dialogue avec les associations de patients. Jean--François Delfraissy, France Assos Santé, la Conférence nationale de santé (CNS), la Société française de santé publique (SFSP) ont pourtant tous appelé à la création d'une telle instance.

Le décret du 29 août précisant la liste des personnes hautement fragiles éligibles au dispositif de chômage partiel a par ailleurs été conçu selon une méthodologie que nous contestons et qui a déjà donné lieu à de nombreuses critiques. Les associations de patients auraient pu prendre part à ce décret qui, contrairement à ceux publiés lors du confinement, n'a pas été réalisé dans l'urgence. Elles ont cependant, une fois encore, été écartées de la négociation.

L'épidémie a également eu de lourdes conséquences sur les droits individuels des patients insuffisants rénaux, et notamment sur ceux des patients dialysés. En effet, depuis le début du confinement, ils sont nombreux à être privés de repas et de collation pendant leurs séances de dialyse, et ce sans qu'aucune explication leur soit donnée. En outre, une très grande majorité de patients n'a pas pu partir en vacances au cours de l'été. Ces reculs, que nous avons dénoncés, relèvent de l'abus de pouvoir et de la maltraitance. Aussi, nous réclamons qu'un plan de sortie de crise mette fin à ces situations intolérables.

M. Gérard Raymond. - France Assos Santé est l'union nationale des associations agréées du système de santé. Elle compte 90 structures adhérentes et a pour objectif de faire vivre et de développer la représentation des usagers, encore trop modeste actuellement.

Nous n'étions prêts à affronter une telle crise ni collectivement ni individuellement. De plus, les mesures d'urgence, peu préparées et basées sur des avis scientifiques qui ne prennent pas en compte l'expérience citoyenne, ne peuvent être satisfaisantes. Or, ce processus décisionnel est à l'origine des difficultés de compréhension et d'application qui ont été observées tout au long de la crise.

Ainsi, nos dirigeants ont omis de nous consulter alors même que dès le 27 février, France Assos Santé prenait la parole à travers un communiqué pour demander la mise en place de mesures destinées à protéger les plus fragiles. Nous avons également soutenu le projet de « liaison citoyenne » proposé par le professeur Delfraissy. Celui-ci n'a malheureusement pas encore abouti.

Quant au plan de déconfinement, nous avons proposé au Premier ministre Castex de participer à son élaboration, mais sans succès. Un peu plus tôt, alors qu'il auditionnait les représentants institutionnels, le Premier ministre Philippe n'avait, pour sa part, pas souhaité nous entendre.

Un lien très fort a cependant été créé avec l'Assurance maladie ainsi qu'avec le ministère de la Santé. Nous avons en effet été en contact avec le Secrétariat aux affaires sociales et avec Olivier Véran dès la nomination de ce dernier. Ainsi, nous avons pu relayer auprès de ces instances les questions et inquiétudes des associations que nous représentons. En outre, les mesures d'urgence et mesures dérogatoires destinées à protéger les personnes dites « fragiles » ont été prises à notre demande, ou suite à notre validation. Nous avons de même été consultés dans le cadre de l'élaboration de l'application « Contact Covid ».

Sur le plan régional ensuite, nos délégations ont eu les plus grandes difficultés à entrer en contact avec les agences régionales de santé (ARS). Il a parfois fallu attendre fin avril pour obtenir des réponses. Ainsi, même en région, les instances de démocratie en santé ont été écartées.

M. René-Paul Savary, président. - Merci. Nous allons maintenant écouter les questions.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Le non-recours aux soins, ou le retard pris dans ces derniers a des conséquences graves sur la santé. Certains des problèmes que vous signalez avaient d'ailleurs déjà été évoqués par Norbert Ifrah et Axel Kahn lorsque je les ai entendus, en tant que rapporteur assurance-maladie, avant l'été.

J'aimerais tout d'abord connaître vos interlocuteurs et la date de vos échanges. Pourriez-vous par ailleurs nous éclairer sur vos éventuels contacts avec Santé publique France et avec ses antennes locales.

Avez-vous été sollicité pour un retour et, le cas échéant, pouvez-vous nous dire qui en a été le commanditaire et quand la demande a été réalisée ?

Ma question suivante s'adresse plus précisément à Renaloo. Car s'il a souvent été question des dialysés en centre, vous avez peu évoqué les dialysés à domicile : des précisions sur leur situation seraient bienvenues.

Quant à France Assos Santé, je souhaiterais savoir de quelle manière les personnes âgées y sont représentées, dans la mesure où ce sont les pathologies plutôt que l'âge qui font avant tout l'objet d'une classification.

Enfin, j'aimerais savoir quelle est la vision actuelle des trois associations. Quels éclairages pouvez-vous nous apporter sur la situation d'aujourd'hui ?

M. Emmanuel Jammes. - À propos d'abord de nos interlocuteurs, nous avons été en contact régulier avec l'Institut national du cancer, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), ainsi qu'avec l'Assurance maladie. Auprès de ces trois instances, nous avons oeuvré pour que les proches de malades soient pris en compte par le dispositif de chômage partiel, et bien que cette demande ait été entendue, nous souhaitons aujourd'hui qu'elle soit pérennisée. Les structures de dépistage et le tissu associatif font également partie de nos interlocuteurs privilégiés.

En ce qui concerne ensuite le retour d'expérience, les nombreuses demandes d'information que nous avons reçues nous ont encouragés à nous autosaisir. Les questions de nos adhérents, souvent très concrètes, témoignaient d'une grande inquiétude, particulièrement au début du confinement. À noter que les personnes dotées d'un gradient social moins élevé, déjà touchées plus massivement par le cancer, ont davantage souffert de cette crise que les autres. Au demeurant, un retour d'expérience nous semble indispensable : il s'agit en effet d'une démarche qui nous permettra de tirer des leçons de cette crise. Nous espérons d'ailleurs que cette commission d'enquête participera à une amélioration de la gestion du système de santé en temps de crise.

Mme Catherine Simonin-Benazet. - La reprise des soins n'a pas été facile. En effet, un certain nombre de médicaments utilisés en oncologie était en pénurie. Aussi, afin de progresser sur ce sujet, la Ligue contre le cancer ainsi que France Assos Santé participent au comité de pilotage « pénurie » mis en place par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn.

Les pénuries de médicaments, tels que les curares ou les anesthésiques, ont empêché la reprise des programmes opératoires en oncologie. Or si une intervention peut être déplacée d'un ou deux mois, au-delà, les effets sont délétères. Ainsi, dans la région Grand Est, Axel Kahn a dû intervenir pour permettre à un patient de 40 ans d'être opéré. Sans cela, ce malade serait peut-être décédé aujourd'hui.

La reprise du suivi des personnes en surveillance active accuse également un certain retard. Les oncologues semblent en effet débordés par le nombre de demandes, consécutives à l'activité restreinte du confinement. Heureusement, des téléconsultations ont parfois lieu, ce dont nous nous félicitons. En outre, l'Assurance maladie doit jouer pleinement son rôle de suivi et s'assurer que le patient a la possibilité de contacter son médecin, et ce de sa propre initiative. Des abus de surfacturation, facilités par la téléconsultation, ont en effet été observés occasionnellement.

Enfin, de nombreux dépistages et diagnostics sont encore en attente. Certains médecins restent difficilement joignables et les patients sont parfois réticents à reprendre contact avec le milieu médical.

M. René-Paul Savary, président. - Pourriez-vous nous donner des chiffres à propos de ces retards de diagnostic et de suivi ?

M. Emmanuel Jammes. - Unicancer considère que les diagnostics ont pris un retard de 20 à 30 % selon les centres.

Mme Magali Leo. - Nos premiers interlocuteurs sont les patients eux-mêmes. Tout au long de la crise, nous nous sommes efforcés d'alimenter notre site internet, de répondre aux questions qui nous parvenaient, et de produire des conseils, en dehors de toute recommandation des sociétés savantes. Celles-ci ont en effet trop tardé à réagir et à prendre la parole. Des groupes de soutien, sous forme de rendez-vous hebdomadaires, ont également vu le jour et ont permis aux patients d'exprimer leurs inquiétudes. À cette occasion, un recueil de témoignages a été établi.

Au mois de juin, nous avons par ailleurs lancé une grande enquête auprès de nos patients, à laquelle plus de 2 000 réponses nous sont parvenues en deux semaines. Celles-ci ont permis de mieux comprendre la manière dont les patients avaient vécu l'épidémie. La difficulté d'accès à l'information a souvent été mentionnée et nous notons que le site internet de Renaloo a été un recours important puisque pour 76 % des répondants, il a été la source principale d'information. Nous avons également appris grâce à cette enquête que nombre de personnes à risque se sont « hyper confinées » : 20 % des répondants ont en effet affirmé ne pas être sortis de chez eux pendant toute la durée du confinement. À noter que les premiers résultats de cette enquête ont été publiés dans le British Medical Journal, ce dont nous nous réjouissons tout particulièrement.

En outre, France Assos Santé, dont nous sommes membres a été un interlocuteur important au cours de cette crise.

Enfin, des contacts ont été établis avec des associations de patients greffés, ainsi qu'avec les pouvoirs publics. Le 11 mars, nous avons ainsi écrit à l'Agence de la biomédecine afin de manifester notre étonnement face à son absence de recommandations. Le même jour, nous avons alerté le ministre de la Santé sur la réticence des médecins-néphrologues à fournir des arrêts de travail aux insuffisants rénaux. Peu après, l'Assurance maladie, à laquelle nous nous sommes parallèlement adressés, a créé un portail permettant une autodéclaration d'arrêt de travail. Cette mesure a été salvatrice.

Le 16 mars, nous avons appris de manière quasiment fortuite que l'activité de prélèvement et de greffe était suspendue. Or, ni les associations de patients ni les patients eux-mêmes n'ont été associés ou informés officiellement de cette décision. Nous ne contestons pas le fond de cette dernière, motivée par la situation sanitaire de l'époque. Cependant, la manière dont elle a été prise est inacceptable. Ainsi, sur la période de mars à mai 2020, près de 600 reins n'ont pas été greffés par rapport à l'année précédente, ce qui constitue une importante perte de chance chez les patients. En outre, nous n'avons pas non plus été informés lorsque l'activité de greffe a repris, et ce alors même que nous avions encouragé l'Agence de la biomédecine à prendre une décision dans ce sens.

Alors que le plan « blanc » vient d'être activé dans les Bouches-du-Rhône, il semble indispensable d'anticiper une éventuelle aggravation de la situation sanitaire. Toutes les mesures, permettant d'éviter une suspension des greffes, doivent être prises.

Enfin, à l'heure actuelle, la dialyse à domicile concerne une minorité de patients : seuls 9 % d'entre eux sont en dialyse péritonéale et moins de 1 % en hémodialyse à domicile. Or cette crise a montré la nécessité de développer les moyens de la dialyse autonome et hors centre. Malheureusement, depuis nos premières demandes en 2015, aucune évolution positive n'a été observée. C'est, au contraire, un léger recul qui a été enregistré.

M. Gérard Raymond. - Dès le mois de janvier, Madame Rambaud, vice-présidente de France Assos Santé et Monsieur Thierry, médecin conseiller, nous ont alertés sur le fait que la Covid-19 donnerait probablement lieu à une crise sanitaire.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Savez-vous sur quelles bases reposaient ces informations ?

M. Gérard Raymond. - Les informations alarmantes en provenance de l'étranger, et notamment de Chine, les ont alertés. Aussi, dès le 27 février, nous avons demandé des équipements de protections, notamment des masques, au ministère de la Santé. À cette époque cependant, les masques étaient jugés inutiles par les autorités. Cette demande a par ailleurs été renouvelée dans un communiqué de presse daté du 17 mars.

Les instances politiques et représentatives nous ont ignorées, qu'il s'agisse du Comité scientifique ou du Comité de liaison citoyenne. Nous avons en revanche travaillé efficacement avec le ministère de la Santé et l'Assurance maladie. Ces deux instances ont pris des mesures dérogatoires de protection sociale uniques au monde, et leur action doit être saluée. Grâce à elles, les plus fragiles ont pu être, dans une certaine mesure, protégés.

En interne, les associations membres de France Assos Santé se sont fortement mobilisées. Notre plateforme information-droit a par ailleurs été très sollicitée, ce qui témoigne d'un fort désir d'information de la part des citoyens.

Au sujet à présent du retour d'expérience, nous nous sommes, comme la Ligue nationale contre le cancer, autosaisis. Notre enquête « Vivre Covid » portant sur l'impact psychologique et sanitaire du confinement se poursuit encore aujourd'hui.

Je confirme ensuite que les personnes âgées constituent un collège important de France Assos Santé. Nous avons avec elles des contacts réguliers, un travail communautaire est par ailleurs en cours.

Je crois enfin pouvoir dire que tout au long de cette crise, la démocratie en santé a été fragilisée. Nous avons été le relais des préoccupations des citoyens sans pour autant être entendus des autorités, ce qui est regrettable. Certaines failles, telles que le manque d'outils numériques, ont été mises en lumière. Grâce à eux, une meilleure coordination entre usagers, professionnels et institutions aurait certainement été possible.

M. René-Paul Savary, président. - Merci. Aucun d'entre vous n'a évoqué ses relations avec Santé publique France.

M. Gérard Raymond. - Nous avons beaucoup entendu parler du Haut Conseil de la santé publique et de son rôle. Quant à la Haute Autorité de Santé, nous avons occasionnellement travaillé avec elle, principalement les week-ends dans le cadre de la validation de recommandations d'urgence. Quant à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ou à Santé publique France, elles se sont montrées plus discrètes.

M. Emmanuel Jammes. - Nous n'avons pas eu de relations particulières avec Santé publique France.

M. René-Paul Savary, président. - Ainsi, vous vous êtes autosaisis sans être directement associés aux réflexions. En outre, dans les territoires, les Conférences régionales de santé n'ont pas eu lieu.

M. Gérard Raymond. - Les ARS semblaient trop occupées pour réunir les instances de démocratie sanitaire, ce qui est regrettable.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - J'aimerais vous questionner plus particulièrement sur la période du printemps. Comme vous le savez, les hôpitaux se sont trouvés en situation de pénurie de moyens de protection. Certains mettent en cause l'évolution de l'organisation des hôpitaux depuis plusieurs années. Les publications indiquent par exemple qu'une part croissante de personnels non soignants travaille dans les hôpitaux. Plus récemment, Bernard Debré indiquait dans une interview à La Revue des deux mondes que l'hôpital Cochin comptait désormais huit directeurs au lieu d'un seul par le passé. Aussi, malgré le nombre croissant de personnes attachées à la prospective, cet événement sanitaire n'a pas été anticipé à sa juste mesure. À vos yeux, les hôpitaux subordonnent-ils désormais les soins à d'autres impératifs. Pouvez-vous, en tant qu'associations directement liées au milieu hospitalier, nous donner votre expertise sur le sujet ?

J'aimerais ensuite obtenir votre point de vue sur l'organisation actuelle du dépistage. Alors qu'au printemps, l'absence des tests ne permettait pas de rompre les chaînes de transmission, ils sont aujourd'hui massifs, mais réalisés dans des conditions insatisfaisantes. Le ministre de la Santé l'a d'ailleurs reconnu ce matin même à demi-mot. Le délai, de la prise de rendez-vous jusqu'à l'obtention des résultats, est trop long.

En ce qui concerne le dépistage salivaire, avez-vous participé à l'élaboration de règles ou de messages pédagogiques à destination des usagers. La situation actuelle, différente de celle du printemps, semble en effet permettre une concertation avec les associations de patients.

M. Gérard Raymond. - Nous subissons actuellement les conséquences d'une vision économique de l'hôpital à l'oeuvre depuis plusieurs années. Les groupements hospitaliers de territoire (GHT) et la prédominance de la T2A en sont la conséquence directe.

Nous avons cependant constaté que les hôpitaux ont su faire face à la crise, et ce principalement parce que les médecins ont pris l'ascendant sur les pouvoirs administratifs. Ce rééquilibrage, mis en valeur pendant le Ségur de la Santé, doit à présent inclure les usagers.

Notre système de santé doit être repensé, notamment dans son organisation. Ainsi, une plus grande place doit être accordée aux territoires, et le rôle des acteurs doit être mieux déterminé. Un plan d'urgence sanitaire clarifiant ces informations permettrait par exemple de mieux gérer d'éventuelles crises à venir.

En ce qui concerne le dépistage, qu'il s'agisse de prélèvement nasopharyngé ou de tests salivaires, nous craignons que le manque de vision stratégique ne fasse échouer l'objectif profond de ce projet. Quel peut être l'efficacité d'un million de dépistages réalisés par semaine si aucun ciblage des populations n'a lieu. À ce jour, nous n'avons pas été associés à ces réflexions. Nos dirigeants ne semblent pas avoir compris que nous pouvions être un facteur favorisant dans l'organisation politique de notre système de santé, ainsi que dans sa compréhension par nos concitoyens. En nous écartant de leurs réflexions, ils nous contraignent à élever la voix afin de nous faire entendre.

M. Emmanuel Jammes. - Lorsque les hôpitaux se sont trouvés en difficulté pour assurer la continuité des soins des personnes atteintes de cancer, un déplacement vers la médecine de ville a été observé. Cependant, certains cabinets sont restés fermés ou injoignables. Or, si l'accompagnement des personnes en dehors de l'hôpital est posé depuis de nombreuses années, la crise nous a montré qu'il s'agit là d'une question encore irrésolue. L'impact sur les aidants de cette absence de continuité de soins est en outre particulièrement dommageable.

Mme Catherine Simonin-Benazet. - J'aimerais également répondre à Monsieur Jomier à propos des protections. Par le passé, des stocks de masques existaient, mais lorsqu'ils sont arrivés à péremption, ils n'ont été ni renouvelés ni suivis.

Le problème est identique pour les médicaments. Nous demandions, à l'origine, qu'un stock de six mois soit constitué pour les molécules en pénurie, avant de consentir à abaisser ce chiffre à quatre mois pour les médicaments d'intérêt thérapeutique majeur et à deux mois pour les autres médicaments. Cependant, le décret actant ces négociations n'a toujours pas été publié, et les chiffres dont nous avions convenu devraient être revus à la baisse.

Quant à la continuité de soin entre la ville et l'hôpital, il nous semble essentiel qu'un lien soit automatiquement établi entre les GHT et les communautés professionnelles de territoire (CPTS) lors du retour à domicile des patients. Des outils numériques permettraient une meilleure coordination entre ces deux acteurs.

Par ailleurs, la vision de la santé en France est encore très curative, la place laissée à la prévention est encore trop modeste, comme en atteste la difficulté que nous avons eue à accepter et appliquer les gestes barrière. Nombre de pathologies chroniques peuvent être évitées grâce à un simple lavage de mains, et nous sommes satisfaits que les élèves apprennent ce geste à leur retour à l'école.

Enfin, Gérard Raymond et moi-même appartenons au Comité de contrôle et de liaison Covid-19, présidé par le docteur Emmanuel Rusch et constitué de sénateurs, de députés, de représentants de la société civile, d'usagers, de membres de la conférence nationale de santé (CNS), et du vice-président du Conseil national de l'ordre des médecins. Cette instance a vu le jour grâce à la publication de quatre avis de la CNS se positionnant en faveur d'une amélioration de la participation citoyenne dans le processus de gestion de crise. Elle a pour vocation de produire chaque semaine des travaux et d'émettre des avis portés ensuite par le président Rusch.

M. René-Paul Savary, président. - Merci. Je vous demanderais, pour la suite des échanges, de limiter votre temps de parole afin que celui-ci soit équivalent pour chaque association représentée.

Mme Magali Leo. - Je souhaite tout d'abord répondre sur la question du dépistage. En effet, les files d'attente devant les laboratoires d'analyse médicale sont consternantes, et l'organisation des tests doit impérativement être revue. Renaloo souhaite que les personnes fragiles soient reçues séparément afin d'éviter tout contact avec d'autres personnes potentiellement contaminées. Nous proposons ensuite que des tests, si possible salivaires, soient systématiquement effectués lors de chaque séance de dialyse. En cas d'impossibilité, le dépistage pourrait avoir lieu au moins une fois par semaine, y compris auprès des personnels de santé.

L'hôpital est aujourd'hui en crise. Les projets structurels de réformes annoncés dans le cadre du plan « Ma santé 2022 » et le Ségur de la santé témoignent d'attentes sociales fortes.

L'humanisation des soins doit également être prise en compte au sein de ces discussions. Selon nous, une grande part de la souffrance exprimée par les personnels hospitaliers est liée à la perte de sens de leur métier. À Renaloo, nous souhaitons que des États généraux des droits des patients aient lieu afin que de nouvelles modalités de rémunération et de financement de l'hôpital, basées sur la qualité des soins ressentie par les patients, soient mises en place. Les premiers rapports de Jean-Marc Aubert évoquaient déjà cette possibilité, qui permettrait une revalorisation de certaines activités, telles que les soins de support dans les centres de dialyse, les soins en diététique, le suivi psychologique, ou encore l'assistance sociale.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Pourrez-vous développer vos réponses, notamment sur le dépistage, dans votre travail écrit. La gestion de ces derniers témoigne en effet d'un manque d'anticipation et de réactivité regrettable.

M. Gérard Raymond. - Nous nous interrogeons également sur le manque d'anticipation. Néanmoins, nous n'avons pas été associés aux réflexions des autorités. Nous sommes par ailleurs encore dans une phase d'apprentissage et de dialogue avec toutes les parties prenantes, les conclusions de cette crise n'ont pas encore été tirées.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Je souhaiterais revenir sur la priorisation des soins. Madame Leo, vous disiez plus tôt que c'est la manière de prendre les décisions qui vous avait posé problème plutôt que les décisions elles-mêmes. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur la priorisation des soins, dans l'hypothèse d'une deuxième vague. Doit-on privilégier la guérison de patients atteints de la Covid-19 à la guérison d'autres patients ? Il s'agit là d'une question éthique certes délicate, mais importante, que nous avons déjà eu l'occasion de soulever avec Madame Beaupère de l'association Unicancer.

Évoquons ensuite la territorialisation des réponses apportées à la crise sanitaire. Alors que lors de la première vague, le confinement a été réalisé à l'échelle nationale, ne serait-il pas préférable, dans la perspective d'une deuxième vague, de proposer des solutions adaptées aux territoires et à leur niveau de contamination ? Un certain nombre de pertes de chance pourrait ainsi être évité.

Mme Magali Leo. - La décision d'interrompre les greffes a probablement été très douloureuse pour ceux qui l'ont prise. Cependant, compte tenu du contexte sanitaire très incertain à cette époque, nous n'avons pas contesté cette décision. Nos critiques ont porté exclusivement sur la manière dont cette décision a été prise.

Il s'agit aujourd'hui de préparer l'avenir. Nous disposons à la fois de données, d'une certaine expérience et d'un précieux temps d'organisation. Ce dernier doit être mis à profit pour organiser des filières Covid -, et pour mutualiser des moyens permettant à la fois de maintenir l'activité dans certains centres et de maintenir l'accueil de patients de divers territoires.

En tant qu'association, nous ne pouvons pas nous positionner sur la priorisation de soin à un patient atteint du Covid-19 par rapport à une personne insuffisante rénale au stade terminal. Néanmoins, il existe des moyens de s'organiser afin d'éviter qu'un tel choix s'impose aux unités hospitalières. Nous répétons cependant notre désir d'être associés aux réflexions afin d'être en mesure de remplir notre rôle d'explication et d'accompagnement auprès des patients.

Mme Catherine Simonin-Benazet. - Je crois, comme Madame Leo, que des filières de continuité des soins doivent être créées. Certains territoires ont d'ailleurs déjà mis en oeuvre ce type de dispositif. Des freins persistent cependant. Du côté des patients, certains ont parfois été très réticents à se rendre à l'hôpital, tandis que du côté des établissements, le nombre restreint de lits en réanimation a parfois posé problème. Ainsi, une patiente qui devait subir une opération nécessitant une réanimation a dû être opérée en deux fois, et accepter la pose d'une stomie. Cet exemple montre toute la complexité de la question et la nécessité de revoir l'organisation de l'hôpital.

Nous pensons en outre que, dans la perspective d'une deuxième vague, des stocks de matériel de protection doivent être constitués. Dans ce cadre, la Ligue nationale contre le cancer et France Assos Santé ont demandé une gratuité des masques pour toutes les personnes à risque.

Enfin dans certaines régions, la notion de territoire à laquelle vous faisiez référence doit être départementale. Et pour cause, en Occitanie par exemple, la Covid-19 a touché très inégalement la Lozère, le Tarn-et-Garonne, et la ville de Toulouse qui a, pour sa part, connu un grand nombre de cas.

M. Gérard Raymond. - Cette épidémie a été gouvernée par la peur. Cette dernière, en effet, a guidé toutes les décisions, et notamment celle de donner la priorité aux patients atteints de Covid-19.

Nous avons accepté le confinement, tout en rappelant très tôt que les malades, atteints d'autres pathologies, devaient continuer d'être soignés. Les prochaines études, auxquelles Santé publique France prendra peut-être part, montreront les conséquences de la crise sur l'état de santé général de la population d'ici 2021.

Il convient aujourd'hui de bannir la peur et de mettre à profit le temps à disposition pour penser l'organisation, la prévention, et la concertation. Nous jouissons en France des moyens nécessaires pour soigner tous les malades et une priorisation de certains par rapport à d'autres n'est plus envisageable.

Mme Magali Leo. - La protection des personnes à risque doit être une priorité. C'est elle, en effet, qui permettra d'éviter les situations dramatiques que nous avons vécues dans le passé.

Le Haut Conseil de la santé publique considère cependant qu'il n'est pas possible de dresser la liste des populations fragiles, alors même que les États-Unis et le Royaume-Uni ont eux-mêmes produit ce document. Ainsi, le décret du 29 août qui identifie officiellement ces personnes a été réalisé sans avis scientifique préalable et échoue donc à protéger les plus vulnérables. Les associations de patients n'ont par ailleurs été consultées que trois jours avant la publication de cet avis alors qu'une concertation les invitant à prendre la parole aurait largement pu être organisée pendant l'été.

M. Emmanuel Jammes. - La gestion des stocks de médicaments montre bien qu'une priorisation des patients a eu lieu. Certaines personnes ont en effet vu leur opération repoussée en raison de problèmes de stocks de curare, ou d'autres molécules destinées aux soins palliatifs.

Or ce problème n'est pas nouveau. En effet, l'ANSM qui trace les problèmes de stock et d'approvisionnement de certains médicaments indique que les pénuries ont été multipliées par 34 au cours des dix dernières années. En 2019, plus de 1 500 signalements de rupture d'approvisionnement ont par ailleurs été réalisés. Il est attendu que ce chiffre sera encore en augmentation en 2020.

Nous nous sommes emparés de ce sujet depuis plusieurs années et réclamons une sanctuarisation de l'ensemble des médicaments d'intérêt thérapeutique majeur.

Mme Laurence Cohen. - Je m'adresse tout d'abord à Madame Leo. J'aimerais en effet comprendre pourquoi les greffes de rein ont été interrompues alors que celles d'autres organes se sont poursuivies.

Il semble ensuite que le décret du 29 août ignore un grand nombre de personnes, dont l'état de santé rend le retour au travail très anxiogène. Nous avons également eu, en tant que parlementaires, de nombreux témoignages à ce sujet. Quelle est, selon vous, la place prise par le contexte économique dans l'élaboration de ce texte.

Vous avez ensuite évoqué le manque de démocratie sanitaire et la faible prise en compte de l'avis des usagers, des patients et des familles. Il semble que la parole des personnels eux-mêmes soit éludée au sein des débats qui concernent l'hôpital. La création d'instances de réflexion permettant à ces groupes d'être davantage entendus est une piste intéressante. Les véritables changements viendront cependant des hauts lieux de pouvoir, dans ce contexte, une réelle évolution vous semble-t-elle possible ?

Au sujet à présent des médicaments, le groupe auquel j'appartiens se positionne en faveur de la création d'un pôle public des médicaments et de la recherche. Selon nous, l'existence d'une telle instance éviterait en effet la mainmise d'un certain nombre de laboratoires dans ce domaine. Pourriez-vous nous donner votre avis sur ce projet ?

Mme Victoire Jasmin. - Je souhaiterais savoir si des informations vous sont parvenues au sujet de la gestion des cancers pédiatriques en outre-mer. En effet, ces deniers ne sont pas pris en charge dans ces territoires et sont systématiquement traités dans les différents établissements parisiens de l'Hexagone. Or, les restrictions de trafic aérien et la durée du confinement ont été des freins pour les parents des enfants touchés par la maladie.

Pensez-vous par ailleurs qu'il serait possible de modifier les procédures du Plan blanc afin de dissocier la partie concernant les personnes dialysées d'une part et les personnes suivies en oncologie d'autre part. Les incompatibilités de système de partage de données encouragent en effet à progresser sur ce sujet.

Qu'en est-il ensuite de vos liens avec la Commission spécialisée des droits des usagers du système de santé (CSDU) ? Si France Assos Santé est souvent représentée au sein de la CSDU, qu'en est-il de Renaloo et de la Ligue nationale contre le cancer ?

Je souhaite enfin revenir sur le sujet de la déshumanisation, ainsi que sur les démarches de certification et d'accréditation dans les services hospitaliers. La charge de travail administratif des professionnels les éloigne parfois de leur coeur de métier. N'est-ce pas là la vraie raison de la déshumanisation dont vous faites état. Quel est, d'autre part, le rôle joué par le manque d'effectif sur ce phénomène ?

Mme Angèle Préville. - Je souhaite, en ce qui me concerne, revenir sur la fermeture des structures de dépistage de cancers. Les pertes de chance seront-elles évaluées ? Le cas échéant, savez-vous quand ce bilan sera réalisé ?

De même, les abandons de soin de cancers pédiatriques feront-ils l'objet d'un état des lieux chiffré ?

Pourriez-vous ensuite nous apporter des précisions sur la manière dont vous avez l'intention de faire remonter vos enquêtes auprès des instances décisionnaires ?

Mme Jocelyne Guidez. - Ma première question s'adresse à Renaloo. Selon vous, un meilleur accès à la dialyse à domicile aurait-il permis à un plus grand nombre d'insuffisants rénaux de partir en vacances ?

Au sujet des aidants, je souhaiterais souligner le rôle important joué par les enfants dont le retour à l'école n'était, au printemps, pas obligatoire. Ces derniers se sont souvent occupés de leurs parents malades, ce qui a créé chez certains des troubles psychologiques préoccupants. Avez-vous eu des remontées à ce sujet ?

L'accès aux tests est enfin source de nombreuses inquiétudes. À l'heure de la rentrée scolaire, les enfants se mélangent et s'exposent à des maladies courantes et bénignes. Obligés de réaliser un test de dépistage, ils sortent désagréablement marqués par cette expérience. Quant aux parents, les délais de prise en charge et d'obtention des résultats les obligent à s'absenter de leur travail de manière prolongée. Les réactions à cette épidémie ne vous semblent-elles pas exagérées ?

M. Martin Lévrier. - Ma question porte plus particulièrement sur les clusters. Les patients que vous représentez ont-ils eu, cet été, à suivre des protocoles particuliers lorsqu'ils se trouvaient dans des clusters tels que la Mayenne ou Quiberon ?

Mme Magali Leo. - La greffe rénale a été suspendue en raison de la possibilité pour les patients d'être dialysés. Cependant bien que cette forme de traitement ait été possible en substitution d'une greffe, les patients lorsqu'ils se rendaient en centre s'exposaient à d'importants risques de contamination.

Je confirme par ailleurs que le décret a été guidé par des intentions économiques, il s'agissait en effet pour le gouvernement d'assurer le retour au travail du plus grand nombre de personnes possible. Notre rôle aujourd'hui est de démontrer que le retour au travail en présentiel représente un trop grand risque pour certaines catégories de la population. Nous espérons faire évoluer ce décret à l'aide des données que nous sommes en train de réunir.

En ce qui concerne la démocratie en santé et la représentation des usagers, il revient au législateur de créer des instances ou d'équilibrer des organes de gouvernance. De cette manière, des représentants d'usagers pourraient siéger dans des conseils de surveillance, d'administration, ou d'orientation d'agences de santé. La culture des agences et des communautés professionnelles sortirait grandie d'une telle démarche.

On déplore par ailleurs un manque d'information allant à l'encontre de la loi du 4 mars 2002. Ainsi, de nombreux insuffisants rénaux ignorent qu'ils peuvent recevoir un rein d'une personne vivante ou être dialysés à domicile. Or, la démocratie sanitaire commence avec le respect des droits individuels, dont l'information des patients fait partie. Le droit à la décision médicale partagée doit également progresser. Il s'agit cependant d'une démarche qui ne se fera pas sans un changement législatif ou une évolution organisationnelle au sein des agences.

Je souhaite également souligner le phénomène de toute-puissance accordé à la parole médicale au cours des derniers mois. Celui-ci a parfois mené à des situations de maltraitance pour lesquelles nous avons sollicité la HAS.

Le partage des données est ensuite, il est vrai, un sujet sensible. Ainsi, jusqu'à présent, l'Agence de la biomédecine refuse de transmettre les informations en sa possession. L'accès à ces données est pourtant un enjeu majeur de la connaissance collective du virus et nous continuerons à réclamer davantage de transparence.

Au sujet des commissions des usagers (CDU), le nombre de représentants de Renaloo en leur sein est à ce jour relativement modeste, bien qu'il soit en progression.

Abordons à présent la question de la déshumanisation. Si la HAS a certes un rôle de certification, il n'existe, à ce jour, aucun indicateur de qualité des soins tels que perçus par les patients.

En ce qui concerne les vacances des personnes dialysées, la difficulté est d'ordre organisationnel. On observe en effet cette année une faible rotation des patients, conséquence d'un faible nombre de départs en vacances. Ainsi, dans de nombreux cas, les personnes désireuses de partir n'ont pas pu le faire en raison de l'absence de place disponible dans des centres de dialyse sur leur lieu de vacances.

Mme Catherine Simonin-Benazet. - Il est vrai qu'un grand nombre de personnes craint de retourner travailler en présentiel. Et si les salariés sont concernés, les autoentrepreneurs, chefs d'entreprise, commerçants et artisans le sont tout autant et sont parfois dans l'impossibilité de s'arrêter de travailler. Nous avons donc demandé que le décret élargisse sa prise en compte des personnes à haut risque à ce type de statut.

En ce qui concerne ensuite la politique des médicaments, le groupe de travail numéro sept du copil ministériel luttant contre les pénuries devait prendre en charge cette question. Il n'a malheureusement jamais vu le jour. Les associations sont cependant favorables à la création d'un pôle public du médicament, notamment dans le cadre de médicaments en pénurie récurrente comme l'Ametycine, utilisée dans le cadre du cancer de la vessie. Nous souhaitons également assister à une diversification de l'approvisionnement en médicaments, sujet qui, à nos yeux, doit être gérée au niveau européen, voire au niveau mondial. À ce sujet, le rapport de Jacques Biot proposait d'une part que l'ANSM soit une sorte de contrôle de l'évaluation du stock de médicaments et d'autre part que ceux-ci soient mobilisés en cas de pénurie. Cette agence ne dispose malheureusement pas des moyens suffisants pour assurer de telles missions. À l'échelle communautaire, l'Agence européenne du médicament (EMA) pourrait, à l'avenir, jouer ce rôle de régulateur.

Je rejoins par ailleurs Madame Leo sur le droit à l'information des patients. Celui-ci, de même que la dignité des personnes, doit absolument être respecté. Ainsi, nous demandons qu'une solution soit trouvée pour répondre aux trop fréquentes pénuries de Midazolam, utilisé dans le cadre de la fin de vie des malades en phase terminale.

Au sujet des jeunes aidants, il est vrai que ces derniers endossent parfois le rôle de soignant à domicile, tout comme le font les conjoints. Cette situation, source de tensions et de conflits néfastes pour toute la famille, n'est pas acceptable.

M. Emmanuel Jammes. - Vos questions concernant notamment l'évaluation des pertes de chance ou le primat économique sur la santé des patients montrent le fort besoin de données à l'oeuvre aujourd'hui. Aussi, des études larges couvrant à la fois les domaines des sciences humaines et sociales et de l'épidémiologie doivent être menées en collaboration étroite avec les associations.

La Ligue nationale contre le cancer possède des comités en outre-mer, et une étude réalisée l'année dernière montre que la situation des malades du cancer y est plus difficile que dans l'Hexagone. La Covid-19 a également été source de complications dans ces régions en raison, notamment de la difficulté d'accès aux soins. Cela a été particulièrement le cas en Guyane où le réseau routier est peu dense. En outre, le cas des outre-mer montre bien que la territorialisation de la réponse à la crise n'est possible que si les structures locales ont des moyens à disposition.

Mme Catherine Simonin-Benazet. - Au sujet des clusters, l'exemple de la Mayenne doit être suivi. Le processus dépistage, traçage et isolement a été bien réalisé, et les données ont été maîtrisées.

Nous avons par ailleurs été contactés par Alexandra Fourcade, chargée de la démocratie en santé à la Direction générale de l'offre des soins (DGOS), au sujet des cancers pédiatriques. Ses questions nous ont encouragés à solliciter notre réseau afin d'avoir une vision plus précise du phénomène de fermeture des structures d'accueil parentales. C'est ainsi que nous avons su que la majorité d'entre elles ne recevaient plus de public. Selon l'Union nationale des parents d'enfants atteints de cancer et de leucémie (UNAPECLE), ces fermetures ont eu un impact particulièrement négatif sur les soins d'enfants provenant de familles à faible gradient social.

Enfin, la Ligue contre le cancer possède 500 représentants d'usagers répartis dans les différentes CDU présentes sur le territoire. Ces dernières toutefois, n'ont pas fonctionné pendant la crise et les patients n'ont pas pu rencontrer le représentant des usagers lorsqu'ils en ont fait la demande. Un dialogue n'a été possible que dans une minorité de cas, lorsque le représentant était bien intégré au sein de l'établissement.

M. Gérard Raymond. - Il est absolument nécessaire que la réflexion et la communication sur le dépistage soient réalisées par l'ensemble des acteurs.

Au sujet du décret du 29 août, il nous paraît également insatisfaisant et nous ferons preuve d'une grande vigilance à son égard, particulièrement en cas d'évolution de la crise.

Lors du Ségur de la santé, nous avons réclamé la création d'un Parlement sanitaire territorial. Nous souhaitons que cette nouvelle instance, réunissant tous les acteurs de santé d'un territoire, soit plus autonome que les Conférences régionales de la santé ou les Conférences de territoire. Leur existence devrait en outre permettre une progression de la démocratie en santé et le développement de thèmes sous-traités jusqu'ici (prévention, l'éducation à la santé).

En ce qui concerne ensuite les CDU, nous souhaitons vivement que ces dernières puissent participer à la gouvernance des hôpitaux. Si la HAS a d'ores et déjà instauré la certification V2020, nous espérons que nos demandes visant à instaurer une évaluation qualité établie par le patient seront entendues.

Notre voix a par ailleurs plus de retentissement lorsqu'elle repose sur des données précises. C'est pour cela que nous menons régulièrement des enquêtes : ces dernières nous permettent de valoriser nos arguments et nos démarches.

Nous sommes, en outre, favorables à un travail sur les outils numériques et sur leur interopérabilité. Ils permettront effectivement en cas de crise future, une meilleure coordination des acteurs, sous réserve que chacun d'entre eux soit bien équipé. Aussi, un réel effort doit être réalisé par tous dans ce domaine.

Enfin, la gestion des clusters ne fait pas exception : elle doit selon nous être réalisée en lien avec tous les acteurs. Il nous semble en effet, et nous le répétons, que la réflexion collective est la clé de la gestion des crises à venir.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Merci de bien vouloir nous faire parvenir les éléments relatifs aux alertes lancées dès le mois de janvier.

M. René-Paul Savary, président. - Un traçage précis des événements nous permettra en effet d'établir le rapport dont nous avons la charge en tant que commission d'enquête.

Merci pour votre participation.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 55.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 17 h 30.

Audition du Professeur Claude Jeandel, président du Conseil national professionnel de gériatrie

M. René-Paul Savary, président. - Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, président la commission des affaires sociales, retenu dans son département et que je serai amené à remplacer pour les auditions du mois de septembre.

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du Pr Claude Jeandel, président du conseil national professionnel de gériatrie. Nous savons les difficultés que nous avons pu rencontrer dans ce domaine, les personnes âgées ayant été les plus touchées.

Nous espérons que cette audition contribue à répondre à nos interrogations sur la manière dont notre pays aurait pu apporter une meilleure réponse à la crise sanitaire, qui permette d'éviter autant de décès chez les résidents d'Ehpad et les personnes âgées les plus fragiles.

Je vais donner à notre intervenant un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jeandel prête serment.

M. René-Paul Savary, président. - Monsieur le Professeur, vous avez la parole.

M. Claude Jeandel, président du conseil national professionnel de gériatrie. -Je m'exprime aujourd'hui au nom du Conseil professionnel de gériatrie, instance qui fédère huit composantes nationales représentatives des différents métiers de l'exercice gériatrique : une société savante, la société française de gériatrie-gérontologie ; une société universitaire, le collège national des enseignants de gériatrie ; deux fédérations, l'association des médecins coordonnateurs d'Ehpad, le syndicat national de gérontologie clinique ; le syndicat CSMF (Confédération des Syndicats Médicaux Français) des médecins coordonnateurs ; les médecins gériatres libéraux et enfin l'association des jeunes gériatres.

Dès la mi-mars, nos instances ont entretenu des relations très proches avec les cabinets du ministère des Solidarités et de la Santé, puis avec Matignon et les administrations centrales. La direction générale de la cohésion sociale (DGCS) organisait également des réunions mensuelles auxquelles je participais. Nous étions de plus en lien avec la direction générale de l'offre de soins (DGOS), avec les agences régionales de santé (ARS) au niveau régional ainsi qu'avec le conseil scientifique qui nous a interrogés.

Le 20 mars 2020, avec dix autres organismes nationaux, représentant l'ensemble du secteur - la fédération hospitalière de France (FHF), le syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (Synerpa), les différentes associations de directeurs d'établissement et de soins à domicile et l'Uniopss - nous avons attiré l'attention du ministère sur les équipements de protection individuelle (EPI), et particulièrement les masques, qu'il nous paraissait urgent de mettre à disposition des résidents des Ehpad et des personnels. Nous avions estimé à 500 000 le nombre de masques nécessaires par jour pour les Ehpad uniquement, à savoir 60 masques pour un Ehpad de 80 places, soit 5 masques par jour et par personne.

Dans cette même correspondance, nous faisions référence aux difficultés d'accès des résidents des Ehpad à l'hospitalisation. Les mesures ont été mises en place de manière graduelle pour doter en EPI ces établissements.

Une seconde correspondance du 26 mars attire l'attention sur la nécessité d'identifier les personnes à risque, dans les Ehpad, mais aussi à domicile pour les personnes vulnérables - âgées de plus de 75 ans ou présentant des facteurs de comorbidité tels que des polypathologies ou des infections. Nous avions différencié trois situations :

- les résidents d'établissement étant soit en soins palliatifs, soit en fin de vie, pour lesquels la prise en soin doit être assurée là où ils sont hébergés ;

- les résidents qui présentent une suspicion de covid-19 et dont le pronostic vital n'est a priori pas en jeu au regard de leur morbidité et des premières manifestations de la maladie ;

- les résidents présentant une infection sur un organisme vulnérable, accompagnée de signes de détresse respiratoire ou en tout cas de formes cliniques préoccupantes justifiant le recours à l'hospitalisation.

Je rappelle que les Ehpad, par leur histoire, ne sont pas à même d'assurer des soins continus chez des patients à risque de décompensation d'organe. La covid est un des facteurs pronostics et survient sur des organismes fragilisés. La permanence infirmière n'est notamment pas assurée la nuit dans ces établissements.

Nous avons annoncé neuf mesures afin d'atténuer l'impact de l'infection de covid-19 : garantir l'accès à l'hospitalisation des résidents et des personnes âgées vivant à domicile, suspectées ou confirmées et dont le pronostic vital est engagé ; permettre le recours à l'expertise gériatrique et en soins palliatifs en renforçant les équipes mobiles se déplaçant dans les établissements ; faciliter l'accès aux tests PCR au sein des Ehpad et à domicile et garantir leurs conditions de réalisation ; renforcer l'encadrement médical des Ehpad et garantir le financement d'une permanence infirmière de nuit ; assurer une permanence de gériatres 24 heures sur 24 par territoire, ce qui a été mis en place au travers d'une plateforme ; autoriser le recours aux molécules réservées à ce jour à l'usage hospitalier. Un décret a mis en place cette mesure quelques jours plus tard ; élargir les autorisations de prescriptions du médecin coordonnateur dans cette situation exceptionnelle ; permettre la mise en oeuvre par l'infirmière de la prescription réalisée à distance par le médecin ; engager rapidement un essai clinique sur le volet recherche.

Ces mesures ont pour la plupart d'entre elles été suivies de réponse. J'ai ici une fiche ARS, intitulée « Stratégie de prise en charge des personnes âgées en établissement et à domicile dans le cadre de la gestion de l'épidémie de Covid 19 » qui reprend en grande partie ces éléments. Nous avons élaboré un logigramme pour aider à la prise des décisions des établissements, en tenant compte de différents paramètres.

Je voudrais mentionner une correspondance du 10 avril, qui attire l'attention sur les effets potentiellement délétères du confinement, en incitant à mettre en place des solutions impliquant l'ensemble des professionnels de santé libéraux, les médecins généralistes et les spécialistes.

Enfin, une correspondance du 11 avril, à la demande du cabinet du ministre, a trait à la doctrine à établir quant à la réalisation de tests en Ehpad, en insistant sur la nécessité de tester l'ensemble des résidents et soignants dès l'apparition d'une suspicion d'infection.

Ces réflexions se sont traduites par la révision d'un manifeste publié en 2019, comportant initialement quinze mesures et élargi à 22 mesures en 2020. Certaines ont fait leurs preuves pendant cette crise. Je pense notamment aux plateformes gériatriques qui font l'interface entre l'Ehpad, l'hôpital et le domicile, la nécessité de revoir la dotation des Ehpad en matière de moyens humains avec un ratio de soignants minimal pour un Ehpad de 80 places, le fait de permettre aux médecins de se déplacer plus volontiers au domicile pour tenir compte de la spécificité des personnes à domicile qui sont GIR 1, 2 ou 3 et se déplacent difficilement. D'autres mesures avaient trait à la spécialité que je représente, à savoir la nécessité de revoir le nombre de gériatres qualifiés.

Je m'arrête ici pour respecter le temps de parole qui m'est attribué.

M. René-Paul Savary, président. - Nous traitons dans cette commission d'enquête de la crise, et nous n'allons pas régler la problématique des gériatres. Vous avez souhaité être auditionné, vous avez attiré l'attention du ministère, vous avez été écouté pour partie. Votre aide pourra être précieuse afin de savoir comment tirer les leçons de cette crise. Je laisse la parole aux rapporteurs.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Je réagis par rapport aux neuf mesures que vous avez déclinées. La première vise à garantir l'accès à l'hôpital à toute personne en Ehpad présentant des graves difficultés. Cela n'a donc pas toujours été le cas ?

M. Claude Jeandel. - Dans la région Grand Est, qui a été parmi les premières touchées, la réponse n'a pas été immédiatement adaptée du fait d'un effet de sidération. Nous avons proposé pour cette raison d'ouvrir l'ensemble de l'offre sanitaire.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Pouvez-vous quantifier le nombre de personnes en Ehpad qui seraient concernées ?

M. Claude Jeandel. - Je ne dispose pas de cette information. Mais la proportion des plus de 75 ans dans les services d'urgence n'a pas été corrélée au fait que cette population était la plus impactée. On pourrait en déduire que cette population n'a pas été amenée vers l'hôpital aussi rapidement que les autres tranches d'âge.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Michèle Delaunay, spécialiste du grand âge, nous indiquait que l'isolement a pu être terrible pour les personnes âgées. Quelle a été la gestion de cet isolement dans les établissements ? Quelles en sont les causes en matière de pénurie d'EPI ou de tests ? Par ailleurs, on voit actuellement des cas positifs détectés dans des établissements, parmi le personnel et les résidents, par exemple dans un Ehpad de l'Aveyron. Quelle est aujourd'hui votre vision de la situation des personnes âgées ?

M. Claude Jeandel. - Le confinement avait pour but de protéger les personnes les plus vulnérables. Nous avions annoncé que le risque de chaîne de contamination était grand dès lors que le virus entrait dans un Ehpad. Nous savions que le premier vecteur était les aides-soignants et les proches. Aujourd'hui, dans la mesure où les mesures barrière sont strictement respectées, la situation est différente et doit permettre d'éviter un nouveau confinement. Je parle ici de prévention, les cas contaminés peuvent être quant à eux isolés.

Le respect des gestes barrière doit permettre d'éviter les transmissions. Dans les établissements au sein desquels on constate des premiers cas, il est impératif d'appliquer ces mesures barrières strictes et de réaliser des tests, dès lors qu'on a une quelconque suspicion concernant un soignant ou un proche.

M. René-Paul Savary, président. - Si nous avions eu le matériel de protection nécessaire, nous aurions pu éviter certains cas.

M. Claude Jeandel. - Il ne s'agit pas uniquement de matériel, mais aussi de procédures, de contrôle de ces procédures et d'éducation. Concernant le comportement vis-à-vis de l'hygiène, nous avons tous été repris à l'ordre. Dans le secteur médico-social et bien évidemment à domicile, les pratiques hygiénistes n'étaient peut-être pas suffisamment appliquées par rapport aux établissements sanitaires, qui étaient peut-être plus armés.

M. Bernard Jomier. - Je reprends la question posée par Catherine Deroche qui s'appuyait sur les propos de Michèle Delaunay. Il y a là une question de fond, qui est revenue dans les propos du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Quelle légitimité avons-nous de décider pour des personnes n'ayant pas de trouble cognitif et qui disposent de leur libre-arbitre ? Est-ce que, parce qu'on a 75, 80 ou 85 ans, et qu'on réside dans un habitat collectif, on doit être soumis à une décision, et non pas choisir soi-même si on veut assumer un risque ou si l'on accepte une contrainte d'isolement social ? Comment votre instance aborde-t-elle la question du libre choix et du fait qu'être une personne âgée n'est pas synonyme d'infantilisation ni de renoncement à exercer ses droits ?

Cette épidémie nous a surpris sur de nombreux plans, mais nous savions en observant l'épidémie en Chine que les personnes âgées étaient plus à risque. Avant même que la vague ne déferle, nous savions que cette catégorie de population serait touchée du fait de l'expérience chinoise. Quelle a été la parole des gériatres au mois de février ? Comment vous êtes-vous préparés et qu'avez-vous alors dit aux pouvoirs publics ? Avez-vous été sollicités pour préparer le monde de la gériatrie à protéger les personnes âgées ?

M. Claude Jeandel. - Pour répondre à la première question, 80 % des personnes en Ehpad présentent des troubles de la cohérence qui ne permettent pas de prendre des décisions éclairées et d'évaluer les risques qu'elles encourent. Nous sommes dans ce cas obligés, a fortiori lorsque ces personnes sont sous protection juridique, de prendre des précautions. Cela fait partie de notre responsabilité collective. S'agissant des personnes, je n'aime pas le terme de personnes âgées, disons plutôt de « personnes avançant en âge », dès lors qu'elles ne présentent pas de trouble cognitif, il n'y a pas de différence entre une personne de 90 ans et quelqu'un de 50 ans. Il faut dans ce cas s'assurer que le risque pour elles et pour leurs proches, ainsi que les enjeux, sont bien connus et bien pris en compte.

M. Bernard Jomier. - Ce n'est pas ce qui a été fait pour les personnes ne présentant pas de troubles cognitifs massifs. Vous donnez corps aux propos de Michèle Delaunay.

M. Claude Jeandel. - La grande difficulté sont les personnes isolées qui présentent des troubles sans le savoir. Il faut vérifier qu'elles sont informées et qu'on a mis en place les mesures les concernant. M. Guedj a fait un rapport sur ce sujet pour tenter d'identifier ces personnes. C'est un enjeu majeur de société sur lequel il faut travailler et dont la crise a révélé les fragilités.

Sur la deuxième question, nous étions en prise directe avec le virus à partir du premier foyer dans le Grand Est. Je crois que vous avez été amenés à auditionner certains de mes collègues qui étaient dans cette région. Nous ne pouvions que gérer la crise, nous étions la « tête dans le guidon » et loin de pouvoir nous exprimer sur les sujets que vous avez évoqués. Nous ne sommes pas un grand corps professionnel, nous sommes peu nombreux et la plupart d'entre nous sommes sur le terrain à pratiquer notre métier.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - « Grand Est » signifie donc début mars.

M. Claude Jeandel. - Tout à fait.

M. René-Paul Savary, président. - Moi qui suis un élu du Grand Est, nous avons effectivement constaté que les personnes âgées n'étaient pas prises en compte ou très tardivement. Si nous n'avions pas alerté le département et les ARS, le retard aurait été encore plus accentué. Il est vrai que la vague a été très brutale. L'expérience a t-elle été tirée ?

M. Claude Jeandel. - Nous parlons des Ehpad, mais il ne faut pas oublier les personnes à domicile pour lesquelles nous avons moins d'informations.

Les établissements médico-sociaux n'étaient pas armés, à la différence des établissements sanitaires qui disposent de moyens humains et d'une médicalisation bien différente. Un grand nombre, voire la majorité des Ehpad ont su faire face, tirant les leçons de la région Grand Est. Pour autant, ce secteur reste fragile au regard de la population qu'il accueille. Depuis la création des Ehpad en 1999, nous n'avons plus affaire aujourd'hui à la population qu'il y avait il y a vingt, ou même dix ans si l'on regarde les profils de soins ou d'accompagnement, les fameux PMP-GMP. Et ce mouvement est appelé à se prolonger. Il faut donc se repencher sur le modèle des Ehpad. La résidence d'autonomie d'aujourd'hui est l'Ehpad d'hier et l'Ehpad d'aujourd'hui ressemble à un soin de longue durée. Il faut réagir.

M. René-Paul Savary, président. - Le délai moyen pour finir ses jours en Ehpad est de deux ans à deux ans et demi, il faut le rappeler.

Mme Laurence Cohen. - Pour poursuivre les réflexions de Catherine Deroche et de Bernard Jomier, cela pose la question du libre arbitre de ces résidents, pour les personnes en capacité de jugement. Il y a là quelque chose qui ne va pas : ils subissent des décisions prises sans eux et en dehors d'eux. Cela constitue un déficit de notre démocratie sanitaire. Les associations de patients ne sont pas associées aux prises de décisions et nous voyons avec la crise de la covid-19 l'acuité de ce manque. C'est une problématique qui concerne les professionnels qui passent des Ehpad aux soins à domicile, mais aussi de la société toute entière. Après un certain âge, conserve-t-on une citoyenneté pleine et entière ? Cette question me semble fondamentale.

La représentante de l'association Renaloo, que nous avons auditionnée ce matin, a posé cette question du pouvoir du corps médical à l'égard des patients. Elle nous a alertés sur le maintien du droit individuel à l'information et à la décision médicale partagée pour les patients. Nous voyons qu'il y a aujourd'hui une dérive de notre système.

Quelle est votre approche par rapport à cet état de fait et comment travaillez-vous pour le dépasser ? Avez-vous le sentiment qu'il y a désormais une prise de conscience des pouvoirs publics ?

J'entendais samedi dernier sur France Inter une dame de 102 ans, navrée de sa privation de liberté et coincée dans sa chambre du fait d'un lourd protocole de désinfection. Je ne dis pas que ces mesures n'étaient pas nécessaires, mais les conditions dans lesquelles elles sont prises se font en dehors de la personne et sans son adhésion. Cela peut entraîner ce qu'on appelle des phénomènes de glissement. Certaines personnes ne sont pas mortes de la covid-19 mais du fait d'être trop seules.

Comment cela peut-il être dépassé ?

M. Roger Karoutchi. - Pendant la crise, les 120 Ehpad de mon département des Hauts de Seine ont été très durement touchés. L'immense majorité d'entre eux a subi des cas de covid-19 et de nombreux décès. La conception des Ehpad doit-elle être modifiée ? Les chiffres des morts en Ehpad ou issus des Ehpad mais décédés à l'hôpital s'élèvent entre 15 000 à 16 000 décès sur 700 000 résidents, soit le même nombre de décès que celui constaté sur les cinq millions de personnes âgées vivant à domicile. Le vrai sujet est de savoir si la conception de l'Ehpad pensée il y a vingt ans n'est pas dépassée aujourd'hui.

Une majorité des résidents en Ehpad n'ont pas toutes leurs capacités cognitives et ne se rendent pas compte qu'ils risquent la mort. Mais la minorité, c'est-à-dire les 25 % restant qui ont toutes leurs facultés, est traitée de la même manière. Je sais bien qu'on me répondra qu'une telle sectorisation est impossible. Le fonctionnement des Ehpad peut-il cependant être modifié pour éviter ces situations ? La mortalité en Ehpad n'est-elle pas un élément déterminant qui nous indique qu'il n'est pas possible de continuer avec un système qui ne permet pas de sauver les personnes ?

Dans le département des Hauts-de-Seine, on avait parfois le sentiment que, à partir du moment où il y avait quelques cas dans un Ehpad, c'était fini, on attendait juste de savoir qui pouvait survivre, ce qui est épouvantable.

M. Claude Jeandel. - Aujourd'hui, la question est d'informer largement les patients sur leurs droits. J'ai été exceptionnellement sollicité pour l'élaboration de mandats de protection juridique. Cela permet d'anticiper le jour où la prise de décision ne sera plus possible et de transmettre à une personne de confiance la possibilité d'une mise en protection. En tant que médecin, je suis habilité à établir ces mandats. Les textes existent mais ne sont généralement pas connus. C'est un élément de réponse.

Lorsqu'on accueille un résident dans un établissement médico-social, on crée un plan d'accompagnement personnalisé, afin de connaître la personne, son historicité et ses besoins et personnaliser le plan de réponse individuelle. Cette mesure est appliquée dans la majorité des établissements. La difficulté est que les personnes accueillies en Ehpad aujourd'hui sont dans des situations beaucoup plus extrêmes qu'il y a dix ou quinze ans. A l'époque, on programmait l'admission. Aujourd'hui, plus de la moitié des résidents arrivent après avoir été hospitalisés parce qu'il y a eu une situation de crise, une maladie chronique ou un événement non prévisible, pour lequel la seule réponse est l'hospitalisation. C'est l'hôpital qui oriente ensuite vers l'Ehpad. Nous ne sommes plus dans une situation de préparation.

Mais dans un Ehpad, il y a des sous-populations. Certaines personnes ont des niveaux cognitifs préservés et la population n'est pas non plus homogène en termes de soins et d'accompagnement. Mais dans un établissement collectif, on applique des règles collectives. La restauration est un exemple caricatural.

La difficulté aujourd'hui est de réviser ce modèle pour essayer de mieux personnaliser les réponses. Il faut répondre aux attentes quand elles ont pu être exprimées et tenir compte des profils de soins. Il y a dans des Ehpad des personnes en unité protégée qui cohabitent avec des personnes qui n'ont pas de troubles du comportement. C'est une situation complexe. Nous accueillons aussi des personnes handicapées ou migrantes vieillissantes en l'absence de structure idoine, alors que ces établissements n'avaient pas vocation au début à accueillir cette typologie différenciée. Le professionnel doit être bon en tout et traiter des situations aussi variées. C'est un élément qui a un impact sur l'attractivité de la profession et qui crée chez les soignants des frustrations, tout simplement parce qu'on ne peut pas demander à un aide-soignant d'être capable de traiter des situations aussi variées.

Mme Victoire Jasmin. - Avez-vous dans ces établissements des procédures dégradées concernant la chaîne de décision et la continuité des activités en fonction des différents professionnels ? Lors des auditions organisées par ma collègue Corine Féret il y a quelques mois, un responsable d'association avait évoqué la situation d'une infirmière lanceur d'alerte qui a été révoquée, parce qu'elle avait annoncé qu'il y avait un nombre trop important de personnes qui mouraient dans cet Ehpad. Cette personne a eu des problèmes de santé et, d'après les informations que j'ai eues, est actuellement en décompensation dans un établissement psychiatrique. Ne pourrions-nous pas éviter ce stade de souffrance professionnelle ?

D'autre part, nous avons eu un grand nombre de personnes décédées en Ehpad. Nous n'avons pas ressenti dans votre intervention les grandes souffrances des familles et des proches qui en sont victimes.

Mme Annie Guillemot. - Certains professionnels de santé n'ont pas pu rentrer dans les Ehpad pendant le confinement, par exemple les kinésithérapeutes. Lors de l'audition des ordres professionnels la semaine dernière, on nous a annoncé que c'était de nouveau le cas. Qu'en dites-vous ?

Mme Angèle Préville. - Je reviens sur le nombre de décès qui a été évoqué par d'autres collègues, qui est dramatique. Quels enseignements tirer de cette situation ? Nous avions déjà connu avec la canicule un nombre de décès important. En avait-t-on tiré les conséquences ? Quelqu'un, à la tête d'une des organisations, aurait-il dû tirer la sonnette d'alarme et ne l'a pas fait ? J'ai posé une question écrite le 2 avril, dont la réponse a été publiée il y a quelques jours, pour demander qu'il y ait des protections dans les Ehpad de mon territoire. Dans mon département du Lot, la moitié des résidents des Ehpad proche de chez moi a été testée positivement faute de matériel, alors même que le Lot a été très peu touché.

Aura-t-on autant de décès au prochain épisode affectant les personnes âgées ?

M. Claude Jeandel. - Je ne vais pas m'attarder sur les chiffres qui sont publics. Nous avons tous les jours réagi d'ailleurs par un certain nombre d'éditoriaux, je ne pensais pas utile de le rappeler. Il s'agit de comprendre et de tirer des réponses pour éviter que cette situation ne se renouvelle.

Nous avons évoqué tous les déterminants, les pratiques hygiéniques, les bons réflexes, la formation aux mesures d'hygiène, les cellules d'hygiène, les interfaces avec le sanitaire, les équipes mobiles, les médecins coordonnateurs assurant ce rôle en l'absence de médecin... Le lien qui a pu s'établir avec les filières hospitalières gériatriques et les autres filières hospitalières a joué un rôle important pour réduire les risques.

Concernant les libéraux, sachant qu'il existait un risque de transmission par tous les professionnels, ce risque ne pouvait être levé que lorsque ceux-ci respectaient les mesures barrières. Cela a effectivement nécessité un délai. L'alternative, c'est l'accès à l'hospitalisation.

Il faut également rappeler que le modèle des Ehpad n'était pas préparé à affronter cette situation terrifiante pour les soignants.

Il fallait ouvrir toutes les lignes d'hospitalisation y compris les hôpitaux de proximité et non uniquement les services d'urgence ou de réanimation, pour s'assurer que les établissements médico-sociaux puissent orienter leurs résidents. Des unités Covid ont été mises en place. Il faut appliquer, renforcer et surtout pérenniser ces mesures. Cette crise nous aura montré le cloisonnement entre le sanitaire, le médico-social et le social classique. Il faut trouver des solutions en créant des interfaces beaucoup plus opérationnelles. Il faut médicaliser ces établissements et les renforcer en moyens humains.

Les enveloppes de soins peuvent être partielles ou globales. Il faut peut-être se reposer la question de l'intérêt de ces enveloppes globales, qui sont mieux adaptées que les enveloppes partielles.

Des pistes figurent parmi les 22 mesures que j'ai évoquées et que je n'ai pas eu le temps de développer. Je crois qu'il faut maintenant les mettre en application et les renforcer.

Il faut également trouver des professionnels pour appliquer ces propositions. Ce sont des métiers difficiles tout au long de la chaîne de soin et qui doivent être revalorisés.

M. René-Paul Savary, président. - Qui aurait dû tirer la sonnette d'alarme ? Qui devra la tirer demain ? Dans la dichotomie entre le médico-social et sanitaire, êtes-vous ou non pour séparer les compétences des établissements ?

M. Claude Jeandel. - Avoir séparé soin et dépendance nous interroge. Dans la majorité des cas, la dépendance est la conséquence de la maladie chronique : il n'y a pas de dépendance sans cause médicale pour les personnes âgées. La plupart du temps, cette dichotomie n'est pas adaptée pour les personnes âgées.

Il faut revoir l'organisation territoriale pour s'interroger sur le parcours des personnes âgées et la bonne dimension de ce territoire. Il faut vérifier que toute l'offre est présente pour assurer un parcours de soins adaptés à ces populations particulières, parce que polypathologiques ou présentant des maladies aussi bien somatiques neuro-psychologiques.

Ce sont des sujets compliqués pour lesquels les réponses sont plurielles. Les dispositifs d'appui à la coordination doivent être efficients, car nous avons utilisé aujourd'hui des réponses nombreuses mais pas forcément coordonnées. Les moyens existent mais ne sont pas bien utilisés. Il faut s'appuyer sur le plan personnalisé de santé qui définit pour chaque individu ses besoins et en regard desquels on doit mettre en place les bonnes réponses.

M. René-Paul Savary, président. - Sur la sonnette d'alarme ? Tout le monde la tire mais personne ne l'entend.

M. Claude Jeandel. - Je n'ai pas bien compris votre question, parce que tout le monde l'a tirée. Nous nous sommes manifestés bien avant la crise. Les informations que je vous ai données aujourd'hui figuraient déjà dans nos manifestes précédents. La gériatrie n'est qu'une spécialité depuis 2004. Nous sommes une jeune discipline. Par ailleurs, nous ne cessons d'attirer l'attention, je vous ai notamment parlé des 22 mesures du manifeste publié bien avant la crise. Tout ce que je vous ai dit aujourd'hui, ce sont des éléments qui figuraient déjà dans nos textes précédents. Mais peut-être n'avons nous pas su les faire connaître.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - La crise a mis en évidence les insuffisances de beaucoup de domaines, et notamment celui de la prise en charge des personnes avançant en âge. Comment le conseil national professionnel de gériatrie était-il impliqué dans la gestion de la crise, et à quel moment vous être vous manifesté ? La loi « Grand Âge » va arriver, nous aurons l'occasion d'en débattre à la commission des affaires sociales et, je l'espère, de trouver des solutions et de rédiger un bon texte.

À quel moment vous dites-vous que vous avez été prévenus trop tard ? Vous avez sollicité cet entretien par rapport à une gestion de crise, c'est donc cela que je voudrais entendre.

M. Claude Jeandel. - Comme évoqué dans mon propos liminaire, nous étions en lien rapproché avec les cabinets des ministres dès le courrier du 20 mars. Nous avions également des échanges oraux réguliers. Des questions nous parvenaient et nous y répondions quasiment en temps réel. Quant aux administrations, nous avons participé aux échanges avec la DGCS et la DGOS. Les relations préexistaient par ailleurs. Nous donnons régulièrement notre opinion au vu des enjeux démographiques et épidémiologiques. Nous avons participé à l'élaboration des rapports de M. Libault et de Mme El Khomri.

Nous ne pouvons que dénoncer des opinions qui prennent appui sur ce que nous constatons dans notre vie quotidienne, c'est-à-dire les insuffisances que nous détectons : les ruptures de parcours, le recours aux urgences, etc. Ces réflexions sont aussi en cours dans « Ma Santé 2022 ».

Le recours direct à l'hospitalisation implique en regard une offre qui soit adaptée. Il faut revoir les capacités hospitalières en gériatrie : le nombre de lits de médecine gériatrique et de soins gériatriques n'est pas adapté aux besoins actuels et futurs.

D'un point de vue préventif, nous devons mettre en place des outils de la prévention de la perte d'autonomie. Il en existe d'ailleurs déjà. Les expérimentations dans les régions ont montré leur intérêt. Il faut déployer tous ces dispositifs de prévention pour éviter l'afflux des personnes âgées dépendantes annoncé d'ici dix à quinze ans.

M. Roger Karoutchi. - Je ne sais pas si l'alerte a été sonnée assez tôt, mais je pense que ce n'est pas la question. Le représentant départemental de l'ARS et la préfecture nous ont par exemple alertés dans les Hauts de Seine dès la fin février sur les risques dans les Ehpad, alors qu'il n'y avait pas encore de prise de conscience dans le reste de la société.

Certes, les pouvoirs publics et les responsables d'Ehpad étaient alertés mais, du fait du manque de moyens financiers et de personnels, ils ne pouvaient pas faire complètement face à la crise.

Plus largement, si à Sparte la fonction de géronte était à vie, les sociétés occidentales vieillissent et n'acceptent pas de se dire qu'il faut changer de modèle. Les personnes âgées sont de plus en plus marginalisées dans nos sociétés alors qu'elles vont être de plus en plus nombreuses. Comment va-t-on payer et comment va-t-on organiser dans les années qui viennent cette société ?

M. René-Paul Savary, président. - Les gériatres sont-ils associés au Conseil scientifique présidé par le professeur Delfraissy ?

M. Claude Jeandel. - Non, mais nous avons été interrogés à deux ou trois reprises.

M. René-Paul Savary, président. - L'élargissement du Conseil scientifique, limité aux sachants et insuffisamment ouvert sur l'ensemble des professionnels concernés, est une préconisation possible. Cela entraîne une incompréhension des mesures par la population. L'acceptabilité est remise en cause dès lors la décision n'est pas suffisamment partagée.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 40.

Mercredi 9 septembre 2020

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 9 h 5.

Audition commune de MM. Jong-Moon Choi, ambassadeur de la République de Corée en France et Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée ce matin à la gestion de la crise en République de Corée.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Nous entendons ce matin MM. Jong-Moon Coi, ambassadeur de la République de Corée en France, et Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée.

La Corée a elle aussi été confrontée à une éruption violente de l'épidémie en février dernier. Comme en Grand Est, un rassemblement religieux a été à l'origine de nombreuses contaminations, mais la comparaison avec la France s'arrête là. Le pays a mis en place une stratégie de tests massifs, de contact tracing, de distanciation sociale et de port du masque qui a produit de bons résultats.

En matière de tests, le pays est devenu l'un des premiers producteurs mondiaux de kits de dépistage.

Nous avons donc souhaité consacrer une audition au retour d'expérience coréen sur la gestion de la crise sanitaire.

Je vais donner à nos intervenants un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Lefort prête serment.

Monsieur l'ambassadeur de la République de Corée en France, vous avez la parole.

M. Jong-Moon Choi, ambassadeur de la République de Corée en France. -C'est un grand honneur pour moi de participer aux travaux de la commission d'enquête du Sénat ce matin. À cette occasion, je voudrais vous expliquer ce que la Corée du Sud a fait pour endiguer la crise sanitaire ces derniers mois.

L'objectif de ma présentation est le partage d'informations. Ce n'est ni un jugement ni une recommandation.

Le premier cas confirmé a été rapporté le 20 janvier, mais la situation a commencé à se dégrader rapidement fin février. La Corée du Sud est par la suite devenue le deuxième pays le plus contaminé par le virus après la Chine.

De nombreux pays ont alors averti leur population sur les risques de voyage en Corée. Quelques pays sont allés jusqu'à fermer leur frontière aux Coréens.

Sept mois plus tard, en Corée, le bilan s'élève à 21 400 cas confirmés et 340 morts, dans un pays qui compte 52 millions d'habitants.

Grâce à sa gestion de la crise sanitaire, la Corée du Sud a pu éviter un confinement total. Les élections législatives se sont tenues mi-avril sans encombre. La Corée du Sud n'a également jamais fermé ses frontières aux autres pays.

Selon le rapport de l'OCDE publié voilà deux semaines, l'économie de la Corée du Sud devrait se contracter cette année, mais de manière limitée, à - 0,8%.

J'aimerais maintenant évoquer la façon dont mon pays a agi pour éviter une dégradation de la situation. Depuis 2000, la Corée a été frappée par une série d'épidémies qui n'ont que très peu touché l'Europe : le SARS, le H1N1, le H5N1, et enfin, le MERS, en 2015. Sur la base des leçons tirées de chaque épidémie, le Gouvernement a mis en place deux mesures principales.

En 2015, une loi pour mieux réagir à de futures épidémies a été votée à l'Assemblée nationale. Elle permet notamment au centre coréen de contrôle et de prévention des maladies ou KCDC, agence indépendante créée en 2004, de voir ses ressources financières et humaines augmenter.

Par ailleurs, le rôle des gouvernements locaux est primordial. Sur le terrain, leurs agents ont été de véritables soldats sur le front de la lutte contre les épidémies. Un nouveau système de collaboration entre le Gouvernement central et les collectivités territoriales a alors vu le jour.

Face à la covid-19, la stratégie du KCDC peut se résumer en trois « T » : tests, traçage et traitements.

Dès le début de la crise sanitaire, et avant même que le premier cas soit confirmé en Corée, le Gouvernement et des entreprises de biotechnologie locale ont commencé à travailler ensemble sur le développement d'un kit de test. Un mois plus tard, nous avons atteint une capacité de dépistage allant jusqu'à 40 000 par jour.

La seconde étape a été de faciliter l'accès aux tests. Environ 600 centres de dépistage, publics et privés, ont été ainsi mobilisés pour les personnes présentant des symptômes, ainsi que pour les cas de suspicion de contamination ; 48 stations de tests mobiles (drive-through) ont même été aménagées, permettant aux conducteurs de l'effectuer sur place, sans sortir de leur véhicule.

Les cas confirmés sont étroitement suivis par les équipes d'enquête épidémiologique du KCDC, lequel publie les données relatives aux déplacements des cas confirmés, mais seulement quand l'ensemble des personnes potentiellement concernées n'ont pas pu être identifiées. Ces données sont obtenues au moyen d'outils numériques variés, comme les historiques de transaction de cartes de crédit, la vidéosurveillance ou les données GPS des téléphones portables.

Cette procédure a été mise en place sur la base de la loi adoptée par consensus à l'assemblée nationale coréenne en 2015. Elle avait alors consulté des experts, des associations, et bien sûr, l'opinion publique, ce qui explique l'adhésion des Coréens à la loi, considérée comme étant au service de l'intérêt commun.

De plus, toutes les informations collectées sont gérées et contrôlées, dans leur intégralité, de manière anonymisée, dans le respect des lignes directrices fixées par la commission nationale des droits de l'homme. Après utilisation, ces informations sont détruites par les autorités sans délai.

Sur la base de ces chaînes de contamination vérifiées et rendues publiques par le KCDC, des entreprises privées développent et diffusent des applications destinées à la population. Grâce à ces applications, les Coréens ont la possibilité de vérifier s'ils ont fréquenté les mêmes endroits que des personnes contaminées ou s'ils les ont croisées.

Dans la lutte contre le virus, le mot clé est la transparence. La transparence libère la population d'une peur diffuse. Les Coréens ont le droit d'être informés des dernières évolutions épidémiques et des réponses qui seront apportées.

En ce qui concerne la dernière étape, celle du traitement, en l'absence de vaccin ou remède, les mesures mises en place par les différents gouvernements ne peuvent qu'être similaires. La différence majeure en Corée tient à son système de gestion des patients, particulièrement ceux présentant des symptômes légers. Afin de prévenir la propagation du virus, ils sont provisoirement isolés dans des établissements non hospitaliers, appelés « centres de traitement », et suivis médicalement.

Monsieur le président, dans cette crise, rien n'aurait été possible sans la coopération active et volontaire des citoyens.

Tout comme le gouvernement français, le gouvernement coréen a lancé une stratégie pour renforcer l'adhésion et l'engagement de la population. Cette stratégie a encouragé la distanciation physique, ainsi que la suspension de voyages inutiles et de certaines activités sociales.

Les citoyens coréens ont répondu de manière très positive à la campagne sur les gestes barrières, dont le port du masque. J'entends souvent dire que les Coréens sont culturellement familiarisés avec le port du masque. Or ils trouvent aussi le port du masque étouffant et inconfortable. Cependant, grâce à l'expérience des précédentes épidémies et aux conseils suivis des experts, les Coréens, dans leur grande majorité, ont accepté le port du masque. Ils ont surtout simplement conscience de l'importance de se protéger les uns les autres.

Dans la ville côtière de Busan, presque 7 millions de personnes se sont rendues sur la plage pendant ces vacances. Cela n'a pas causé de nouveau foyer de propagation. Les efforts menés par la mairie de Busan pour la surveillance du respect des gestes barrières semblent avoir été efficaces, particulièrement sur le port du masque.

La propagation du Coronavirus constitue une crise non seulement sanitaire mais aussi économique. Le gouvernement coréen, comme d'autres, a lancé un programme budgétaire pour minimiser les conséquences négatives sur l'économie. Le Gouvernement a ainsi injecté presque 200 milliards d'euros dans l'économie nationale via trois budgets rectificatifs et différentes mesures d'aide financière.

La pandémie ne connaît pas de frontières. C'est pourquoi l'ensemble de la communauté internationale doit coopérer. À cet égard, le leadership de la France dans le combat contre la crise sanitaire mondiale dans un cadre multilatéral est très apprécié. De notre côté, étant à la présidence des groupes de l'amitié pour la sécurité sanitaire mondiale à l'ONU, à l'OMS et à l'Unesco, nous faisons des efforts pour promouvoir la coopération internationale.

Par ailleurs, la Corée et l'Organisation internationale de normalisation (ISO) travaillent ensemble sur la standardisation des mesures prises par le gouvernement coréen, dont les tests mobiles, drive-through et walk-through, les centres de traitement, l'autodiagnostic sur smartphone et les applications d'auto-isolement.

Pour finir, à l'échelle bilatérale, nos deux pays coopèrent étroitement. Après l'échange téléphonique entre le président Moon Jae-in et le président Emmanuel Macron, des projets variés sont en cours, y compris le développement d'un traitement par l'Institut Pasteur en Corée.

M. Philippe Lefort, ambassadeur de France en République de Corée. - (en visioconférence) Merci de l'honneur que vous nous faites et de l'attention que vous portez à l'expérience coréenne. Bienvenue, si j'ose dire, à l'ambassade de Corée virtuellement, et j'espère bientôt physiquement.

Mon collègue a dit l'essentiel sur les grands traits de l'expérience coréenne. Je vais me contenter de trois réflexions, qui, à mon sens, expliquent le succès coréen dans la lutte contre la pandémie, puisque le pays n'a jamais été confiné et que les frontières sont restées ouvertes, mais contrôlées, et contrôlées de façon très sérieuse. Par conséquent, l'impact de la pandémie sur la croissance a été limité par rapport à d'autres économies majeures, avec des estimations qui varient, selon les instituts, d'une perte de 0,5 % du PIB à 2 % en cas de démarrage d'une nouvelle phase.

Les atouts de la Corée dans cette épreuve étaient à mon avis les suivants.

Le premier, c'est certainement une conscience plus aiguë que partout ailleurs dans le monde de la présence et de la proximité du danger. La Corée est un pays voisin de la Chine, et la Chine est souvent à l'origine, pour des raisons géographiques et démographiques, d'un certain nombre de crises sanitaires. Il y a donc une conscience accrue du risque sanitaire au sein de la population coréenne, laquelle a été, de surcroît, particulièrement stimulée par le précédent de la crise du MERS. Le MERS, qui est une forme de coronavirus passant par le chameau, en l'occurrence, et qui était originaire du Moyen-Orient, a occasionné une crise douloureuse pour les Coréens en 2015, crise qui n'a pas forcément été très bien gérée à l'époque. Le Gouvernement et l'administration avaient été fort critiqués, mais ils ont su en tirer des enseignements très opérationnels. Enfin, comme l'a dit mon homologue, il y a la culture du masque, liée au fait que les gens ont l'habitude de se protéger avec le masque facial lors des périodes de petites pollutions aux microparticules. Je ne répondrai pas aujourd'hui à la question que tout le monde se pose sur l'utilité du masque face à la pandémie, mais je puis vous assurer que le masque a un effet visuel très impressionnant qui constitue une forte incitation à la distanciation.

L'autre atout, c'est l'existence d'une véritable structure d'état-major prépositionnée, montée en puissance au moment de la crise, avec un plan d'escalade préétabli. De façon générale, la gestion d'une crise se passe toujours à peu près de la même façon, et le modèle est foncièrement militaire : cela repose d'abord sur le renseignement et l'information, ensuite sur l'analyse, puis sur le commandement, et, enfin, sur l'échelle d'exécution. S'agissant du KCDC, je vous ferai passer une petite infographie en complément de mon intervention pour vous en montrer les structures. C'est une organisation qui a été réformée à l'occasion de la crise du MERS et qui répond à ces impératifs.

L'information a été, je crois, l'atout spécifique de la Corée dans la gestion de cette crise, puisque, de l'expérience du MERS est venue la certitude qu'il fallait très rapidement disposer des données permettant de remonter les chaînes de contamination et ainsi contrôler les agrégats. Souvent, on a une vision un peu excessivement technologique de la Corée. En réalité, les technologies qui ont été mises en oeuvre sont tout à fait ordinaires et disponibles. C'est tout d'abord l'agrégation des données de bornage de téléphonie mobile. Ce n'est pas très précis en ville, mais cela permet effectivement de délimiter un carré d'environ 50 mètres. À la campagne, les antennes sont plus rares et c'est plutôt de l'ordre de 200 à 300 mètres, mais elles sont utilisées avec les données de paiement. En Corée, on paie beaucoup avec des cartes de crédit et de débit - même les plus petits commerçants acceptent ce moyen de paiement -, ce qui laisse des traces de géolocalisation. Enfin, il y a le croisement des données issues des caméras de vidéosurveillance, qui, elles aussi, sont présentes à peu près dans tous les espaces.

Le tout est échangé par les opérateurs par voie d'e-mail, ce qui n'a rien d'exceptionnel. À partir du moment où le dispositif de crise est monté en puissance, on a fait appel, d'une part, à une industrialisation des échanges de données avec les opérateurs, et, d'autre part, à l'utilisation de moyens plus modernes. Les Coréens sont allés chercher ce que l'on appelle un système d'information géographique, tiré de leurs travaux sur la ville intelligente, et qui permet, effectivement, la représentation des données sur une carte. Au départ, donc, rien de miraculeux.

S'agissant des effectifs, il y a eu de fausses informations qui ont circulé en France, puisque l'on a parlé de 20 000 personnes impliquées dans les enquêtes épidémiologiques. Le véritable chiffre, que nous avons vérifié auprès du KCDC, est de 403, dont 300 à l'état-major, et le reste auprès des collectivités territoriales, au contact avec les centres de dépistage. Cette organisation, qui a prouvé son efficacité, ne repose donc pas que sur une accumulation de moyens.

Tout cela s'est fait conformément à une législation très protectrice des données, pratiquement équivalente à celle du règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe, et sous le contrôle de la commission de protection des droits de l'homme, qui, en Corée, est une organisation placée en dehors des pouvoirs publics. Elle ne relève ni du législatif ni de l'exécutif ou du judiciaire, et elle est appelée à s'autosaisir de questions impliquant notamment la protection des données personnelles. Il y a eu effectivement quelques petits incidents en la matière puisque, en dehors de l'agrégation des données autorisée par la loi, les Coréens ont aussi une politique de communication consistant, en cas d'incertitude, à signaler les cas anonymisés en envoyant des messages du type SMS, sous l'autorité des collectivités territoriales et du KCDC. Les données étaient un peu trop riches, en quelque sorte, et il y a eu quelques cas où des personnes ont été identifiées dans des lieux peu convenables, ou avec des personnes avec lesquelles ils n'auraient pas dû être. La commission des droits de l'homme a été saisie mi-mars et a donné des consignes au KCDC pour dégrader la qualité des données transmises à l'ensemble de la chaîne d'exécution.

Enfin, les questions de commandement ont été organisées de façon tout à fait sérieuse, avec un maximum de niveau 4, qui implique effectivement la prise de direction de l'ensemble du dispositif par le Premier ministre, autour duquel se tenait une réunion tous les matins à 8 heures avec l'ensemble des autorités impliquées dans la lutte contre l'épidémie.

En résumé, on a un système de renseignement, d'analyse et de commandement clair, ajouté à une chaîne d'exécution prédestinée qui a bien fonctionné. Elle est fondée essentiellement sur des dispensaires gérés par les collectivités territoriales dans les grandes villes ou au niveau des cantons.

La réponse à la crise, sous l'autorité du Gouvernement, et plus précisément du KCDC, a permis, avec un numéro de téléphone unique, le 13-39, de séparer la chaîne de tests et de prise en charge des malades suspectés de porter le virus du reste des urgences médicales, ce qui a permis d'éviter la saturation du système hospitalier.

Je le répète, ce dispositif est directement issu de l'expérience du MERS en 2015.

Il y a aussi la chance, qui a son importance. L'avantage de la Corée, par rapport à d'autres pays, dont le nôtre, c'est qu'elle n'a pas de frontière terrestre, la zone démilitarisée (DMZ) ne pouvant être considérée comme telle. C'est naturellement beaucoup plus facile de contrôler des frontières aériennes ou maritimes. Les Coréens ont aussi eu la chance d'avoir un seul gros agrégat lié aux activités de l'église, en février à Daegu, au milieu du pays. Certes, il y a quand même eu 25 000 personnes touchées, mais le cluster est resté circonscrit grâce à une forte mobilisation des pouvoirs publics.

La Corée a traité la pandémie de la même façon que l'on traite des incendies de forêt. On ne peut pas éviter les départs de feu, mais il faut éviter que ceux-ci se transforment en incendie. C'est ce qu'ils sont parvenus à faire jusqu'à présent, à une petite nuance près. Après le 15 août, en effet, il y a eu un petit rebond des contaminations, avec une situation qui a un peu inquiété nos amis coréens, car ils n'arrivaient pas très bien à retracer les chaînes de contamination. Ils ont donc décidé la fermeture temporaire des écoles pendant quelque temps.

Je termine en appelant votre attention sur les activités de la Corée en matière de recherche médicale et biomédicale. Les choses avancent moins vite qu'on ne le voudrait, mais il y a plusieurs pistes très significatives qui sont en cours d'études en Corée, en collaboration avec d'autres pays, dont la France, car il y a peu de cas actuellement sur place. Qu'il s'agisse de médicaments génériques, des anticorps, du traitement par plasma ou du vaccin, j'espère que nous aurons de bonnes nouvelles dans les mois qui viennent.

Je vous montre maintenant quelques éléments d'infographie, qui vous seront distribués, afin d'illustrer mes propos.

Tout d'abord, la chronologie, avec les grandes dates dans la lutte contre la pandémie en Corée. Vous le voyez, le niveau d'alerte a été très rapidement activé, dès janvier, en raison de la proximité avec la Chine. L'autre avantage de la Corée, c'est qu'elle a rapidement eu à sa disposition les éléments sur le code génétique du virus, ce qui lui a permis de mobiliser très rapidement son industrie pharmaceutique pour développer des tests.

Le 18 février, c'est l'explosion de l'agrégat de Daegu, avec le patient 31. Très rapidement, avec la mise en place du dispositif de traçage, l'épidémie est circonscrite. Au mois de juin, plusieurs jours de suite sans cas déclaré, puis le rebond post-15 août, qui conduit temporairement à un renforcement du dispositif de distanciation sociale.

Les statistiques nous montrent que, en gros, on est sur un ordre de grandeur de 1 à 10 avec ce que nous avons connu en France et dans d'autres pays européens.

J'y insiste, tout ne repose pas sur les technologies. La Corée est une démocratie, mais il y a beaucoup plus d'acceptation sociale de l'utilisation des données personnelles par le Gouvernement. C'est un élément important dans le succès de leur stratégie. Cette demande sociale forte s'est exprimée à la suite de la crise du MERS.

Je vous montre maintenant les quatre niveaux d'alerte épidémiologique qui ont été mis en oeuvre : bleu, jaune, orange, rouge. On est passé directement en février du niveau 2 au niveau 4, avec le pilotage de la crise en direct par le Premier ministre, et l'élargissement des compétences de l'autorité centrale du Gouvernement sur les dispositifs locaux gérés par les collectivités territoriales. On est à l'heure actuelle au niveau 2,5 à cause de l'épisode du rebond. Vous avez également la structure de l'état-major, qui est quasiment militaire. Enfin, le contenu des données de géolocalisation disponibles chez les opérateurs et la description des applications à destination des personnes en quarantaine. Vous le voyez, les contrôles sur les mouvements de ces personnes sont beaucoup plus stricts.

En conclusion, la coopération internationale est indispensable dans la gestion de ces crises. La coopération franco-coréenne a été particulièrement dense, notamment au travers du réseau des instituts Pasteur, mais également en matière industrielle. Nous devons maintenant nous efforcer de construire le monde post-covid dans un cadre multilatéral.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci, vos exposés sont très instructifs, compte tenu des résultats que la Corée a obtenus dans la gestion de la pandémie. Je souhaiterais néanmoins avoir quelques précisions.

Si j'ai bien compris, le KCDC est une autorité de santé indépendante, chargée de piloter la réponse à une épidémie, mais comment s'articule-t-elle avec les autorités politiques, notamment le ministère de la santé, sachant que l'ambassadeur Lefort nous a décrit une structure très verticale, centralisée, avec le Premier ministre au sommet ?

Ensuite, je m'interroge sur la place des tests dans votre stratégie. Je crois savoir que vous en faisiez 40 000 par jour au plus fort de l'épidémie, ce qui n'est pas énorme. Êtes-vous toujours au même niveau ? Quelle est votre stratégie en la matière ?

M. Jong-Moon Choi. - Le KCDC a été créé en 2004, lors de la crise du SARS, mais ses pouvoirs ont été considérablement accrus en 2015 lors de l'épidémie de MERS. Il est affilié au ministère de la santé et des affaires sociales, mais, compte tenu de son expertise en épidémiologie, il est assez indépendant en matière d'organisation et de fonctionnement. Par exemple, le ministère des affaires étrangères a dû suivre ses recommandations pour la gestion des frontières. Il va même très prochainement voir ses pouvoirs et ses moyens devenir encore plus importants, notamment au niveau local.

En matière de tests, c'est l'anticipation qui a fait la différence. Avant même le premier cas confirmé, notre industrie biotechnologique avait développé un test. Nous avons eu une approche maximaliste dès le début. N'importe qui, présentant ou non des symptômes, pouvait être testé s'il le désirait. Il s'agissait d'isoler le plus vite possible les porteurs asymptomatiques.

Aujourd'hui, nous effectuons entre 20 000 et 40 000 tests par jour, mais nous avons une capacité de 70 000 tests par jour.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Messieurs les ambassadeurs, j'ai trois questions à poser. Tout d'abord à M. l'ambassadeur de la République de Corée. Qu'en est-il de votre autonomie en matière de production d'équipements de protection individuelle ? Est-ce à la suite des crises précédentes que vous avez adapté votre appareil de production ? Étiez-vous prêt au mois de janvier ?

S'agissant de l'impact économique, vous avez déclaré que votre pays avait été relativement épargné, n'ayant pas eu à confiner sa population ni à fermer ses frontières. Le Gouvernement a pourtant injecté 200 milliards d'euros dans l'économie. Quelles sont les activités qui ont été touchées pour justifier un tel plan ?

Enfin, ma dernière question s'adresse à M. l'ambassadeur Lefort. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l'état des recherches de l'Institut Pasteur en Corée ?

M. Philippe Lefort. - Comme il s'agit de recherche clinique en cours, je ne vous répondrai que de manière générale, parce que nous sommes soumis à certains impératifs de discrétion. L'Institut Pasteur de Corée est effectivement indépendant du dispositif de recherche coréen. Il s'insère dans le réseau Pasteur, qui ouvre l'accès à toutes les bibliothèques d'agents infectieux en Europe. C'est un laboratoire de niveau 3, donc à très haut niveau de sécurité.

Il y a également des investissements très importants qui ont été réalisés dans le domaine de l'imagerie biologique. Depuis le départ de la crise, ils se sont beaucoup investis dans l'analyse in vitro de l'activité d'environ 150 molécules génériques ou non. Ils ont réussi à en sélectionner trois, dont la capacité est effectivement très prometteuse. Il s'agit d'un anti-coagulant, d'un anti-parasitaire et d'un anti-inflammatoire. À l'heure actuelle, des recherches ont été engagées en Corée sur le premier médicament, qui était un générique employé depuis 40 ans en Corée et au Japon. Son historique de sécurité est donc indéniable. C'est l'une des pistes véritablement prometteuses sur lesquelles la Corée et d'autres travaillent actuellement.

Il y a aussi des recherches très actives de la part de plusieurs entreprises pharmaceutiques coréennes, notamment sur des médicaments à base d'anticorps destinés à empêcher la pénétration du virus à travers la « protéine ». Ces recherches avaient été entamées au moment des épidémies Ebola et MERS. Il y a enfin des recherches très actives sur des personnes guéries. Un certain nombre de pistes justifient dans certaines entreprises la préparation de capacités industrielles de production. Je crois que l'on n'est pas loin d'une solution thérapeutique, mais il faut naturellement respecter tous les stades requis par la méthodologie. C'est frustrant, parce que l'on voudrait aller plus vite, et c'est tout naturel. Pour terminer, je précise que la Corée est le pays où le montant de dépense publique par habitant pour la recherche est le plus important, devant Israël.

M. Jong-Moon Choi. - Dès le 20 janvier et le premier cas confirmé, le Gouvernement a imposé les gestes barrières et le port du masque à l'intérieur. Il y a eu consensus dès le départ entre le Gouvernement et les autorités médicales sur l'utilité du port du masque. Pendant le premier mois, il y a eu quelques problèmes d'approvisionnement, mais, très vite, la production est montée en charge et il n'y a pas eu de rupture. Nous avons connu quelques achats de panique après le rebond du 15 août, ce qui a occasionné des tensions. Néanmoins, il faut savoir que les pharmacies sont regroupées dans une base de données publique pour éviter que des fraudeurs ne tentent de se procurer plus de masques que ce qu'autorise le Gouvernement. Tout se fait dans la transparence.

Le Gouvernement incite à produire des masques par des réductions de taxes, des aides au recrutement, des subventions pour les heures supplémentaires. Nous avons eu une pénurie de masques fin février, mais le problème a été réglé en mars. En juillet, nous n'avons plus de rationnement. Début février, nous produisions 10 millions de masques par semaine ; fin août, 273 millions.

Nous avons des stocks de vêtements de protection, et pas de problème d'approvisionnement. Nous étions très dépendants de l'étranger pour les matériels médicaux centraux. Le Gouvernement a subventionné la production locale de douze appareils importants ; la Corée possédait la technologie, mais il était parfois plus simple d'acheter ces appareils à l'étranger. Nous allons développer des appareils dits ECMO (oxygénation par membrane extracorporelle), des thérapies de remplacement rénal continu, des tests PCR (réaction de polymérisation en chaîne) dont il faut améliorer la technologie.

De nombreux secteurs, comme le tourisme ou la restauration, ont besoin du plan de relance. Nous avons un New Deal vert qui aide les industries vertes, afin de lutter contre le changement climatique. Ce plan de relance attribue aussi une aide financière à chaque foyer. Nous vous enverrons des documents précis sur ce sujet.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Je vous remercie, messieurs les ambassadeurs, pour la qualité de vos communications, qui seront très instructives pour notre rapport.

Monsieur Choi, combien de temps restent les patients isolés dans les établissements non hospitaliers, dans lesquels ils sont suivis médicalement ? Un test est-il réalisé avant leur sortie ?

Vous avez rappelé avoir une capacité de test importante. Sont-ils fabriqués en Corée ?

Monsieur Lefort, quels traitements ont été testés en Corée lors d'essais cliniques ? En France, il y a eu des débats sur l'hydroxychloroquine et des essais sur le Remdesivir notamment. Cette dernière molécule a-t-elle été testée en Corée ?

M. Philippe Lefort. - Ce sujet est un peu sensible, et je parlerai sous le contrôle de l'ambassadeur Choi. En Corée, la réponse médicale a été très largement décentralisée, auprès des médecins et surtout des institutions hospitalières, qui rédigent traditionnellement des recommandations thérapeutiques. Différentes pistes ont pu été proposées initialement selon les régions et les hôpitaux. Mais dans l'ensemble, la première réponse était d'utiliser la combinaison antivirale Kaletra ainsi que le Remdesivir. Le Remdesivir a été autorisé ponctuellement, mais avec peu d'enthousiasme. À ma connaissance, il n'y a pas d'essai clinique sur le Remdesivir. Le Kaletra a été complètement abandonné. En revanche, l'hydroxychloroquine a été prescrite par beaucoup de médecins en Corée, dans un second temps, après la publication de l'étude chinoise. Tout cela figure dans ma réponse écrite.

Un des essais cliniques coréens porte sur l'hydroxychloroquine, mais la combinaison avec l'azithromycine n'est pas trop utilisée, à ce stade. De nombreux essais sont menés par la Corée avec des pays tiers sur l'utilisation de génériques, d'anticorps et de plasma. Cela devrait donner des pistes intéressantes dans les prochaines semaines. Les Coréens font de la recherche sur les vaccins, mais sans véritable essai à grande échelle en Corée.

M. René-Paul Savary, président. - Vous évoquez une réponse médicale décentralisée. Cela signifie-t-il que les médecins locaux pouvaient prescrire ce qu'ils voulaient, selon les connaissances du moment ?

M. Philippe Lefort. - Oui, des exceptions ont même été permises par rapport au remboursement des médicaments, afin que les médecins aient le maximum de marge de manoeuvre.

M. Jong-Moon Choi. - Une fois que le cas est confirmé positif, le médecin évalue si les symptômes sont graves ou légers. En cas de symptômes graves, le patient est transféré à l'hôpital pour être soigné. Au début de l'épidémie, les patients avec des symptômes légers allaient à l'hôpital, mais la charge est devenue trop lourde pour les établissements. Ils ne pouvaient rester à la maison, au risque sinon de propager le virus. Nous les guidons donc vers l'un des 140 centres de traitement ou d'isolement - qui sont des résidences où se déroulaient des séminaires d'entreprise. Les médecins passent les voir deux fois par jour, et si leur cas s'aggrave, ils sont transférés à l'hôpital.

Dès le début de l'épidémie de coronavirus, nous avons défini 70 hôpitaux dédiés à la covid. Le Gouvernement leur a alloué un budget spécifique. Dans une centaine d'hôpitaux, un quota de lits est réservé à des patients atteints du coronavirus, et des lits supplémentaires ont été ouverts.

Au total, la Corée a eu 300 décès liés à la covid ; 50 % sont des octogénaires, 30 % des septuagénaires, 12,5 % des sexagénaires. Dans les établissements à haut risque, l'équivalent de vos établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), nous avons eu un premier cas le 20 janvier. Le Gouvernement a limité les visites dans ces centres, et dès qu'un membre du personnel avait des symptômes, il était isolé. L'admission de nouveaux résidents a été retardée pour mieux surveiller la situation. Chaque jour, un point d'étape est réalisé sur la situation du coronavirus.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Faut-il un test négatif pour sortir d'un centre de traitement ? Les tests sont-ils fabriqués en Corée ?

M. Jong-Moon Choi. - Nous sommes autosuffisants, les kits de dépistage sont à 100 % produits en Corée. Nous avons été les premiers, dans le monde, à les produire en masse. Nous avons exporté - vendu ou donné à titre d'aide humanitaire - des kits à 149 pays.

Effectivement, une personne sort d'un centre de traitement uniquement lorsqu'elle a un test négatif. On dit souvent que la Corée est très stricte, et que cela gêne les Coréens. Mais lorsque vous avez dîné avec un cas confirmé, vous êtes un cas contact et vous êtes donc testé. Même si vous êtes testé négatif, il y a un risque de contamination puisque la période d'incubation est de 14 jours : on vous demande de vous isoler. La plupart du temps, la population accepte ce dispositif. Durant ces 14 jours, un fonctionnaire communique avec la personne à l'isolement via une application. Cette personne peut demander de voir un médecin, et elle est suivie.

M. René-Paul Savary, président. - Allez-vous conserver la durée de 14 jours, ou souhaitez-vous réduire ce délai pour ce qui est plus un isolement qu'une quarantaine ? En France, la personne peut rester avec sa famille... 

M. Jong-Moon Choi. - La durée s'applique à partir du dernier contact avec la personne contaminée. Si vous avez dîné avec une personne positive il y a 5 jours, il vous reste 9 jours d'isolement. Pour l'instant, nous n'envisageons pas de réduire cette durée.

M. Damien Regnard. - Monsieur Choi, quelle est la procédure appliquée pour les voyageurs arrivant en Corée à l'aéroport, Coréens de retour ou étrangers ? Prévoyez-vous des mesures au départ ? J'ai lu que vous seriez en capacité de tester tous les étrangers à l'aéroport, est-ce vrai ? Combien de personnes sont ainsi testées ? Comment gérez-vous les flux de passagers ? Notre commission va se rendre à Roissy-Charles de Gaulle, qui fait preuve d'un certain amateurisme en matière de sécurité, avec de nombreuses lacunes. Je suis très intéressé par vos procédures. Fin juillet, un décret du Gouvernement français exigeait des tests PCR au plus tard 72 heures avant le vol pour certains pays.

Sénateur des Français établis hors de France, monsieur Lefort, je m'intéresse aux 4 500 Français résidant en Corée, que ce soit pour leur situation économique - par le biais de la chambre de commerce franco-coréenne - financière - avec l'Alliance française et l'Institut français- ou sanitaire. Est-il possible pour eux de voyager et de revenir en France ? Quels impacts a eu la pandémie, notamment sur le lycée français, sur l'obtention de bourses, sur l'aide sociale négociée difficilement ?

M. Olivier Paccaud. - Merci de vos présentations rigoureuses et passionnantes. Les ressortissants français sont français. Nous avons beaucoup à apprendre de votre pays, dans lequel l'anticipation, l'organisation sont érigées comme des sciences. C'est notamment dû au fait que vous avez l'expérience d'autres épidémies comme le SRAS, les grippes H1N1, H5N1, le MERS - lequel a, selon M. Lefort, provoqué un électrochoc. Quel bilan en faites-vous ? Les Coréens font preuve d'une autodiscipline formidable pour le masque, et la loi a été votée de manière consensuelle. Comment est sanctionné le non-port du masque, par une amende ? Combien de citoyens ont été verbalisés pour cette raison ?

Mme Angèle Préville. - Pour lutter contre le virus, il faut de la transparence. Vous avez évoqué la vidéosurveillance, et consulté experts, associations et opinion publique. Comment cette dernière a-t-elle été consultée ?

Monsieur Lefort, on ne peut pas éviter un départ de feu, mais l'important est la rapidité de la réponse. Compte tenu de l'expérience de la Corée, la réaction immédiate a-t-elle été importante ?

M. Philippe Lefort. - La communauté française est un peu plus nombreuse que le chiffre que vous citez : nous comptons 6 000 foyers enregistrés. C'est une communauté très active, engagée dans les affaires. La France est l'un des premiers investisseurs en Corée. Le socle français en Corée est cinq fois supérieur au socle d'investissements coréens en France. Nous voulons développer ces investissements, notamment industriels, en France. La communauté française a réagi avec beaucoup de sagesse et de discipline. Nous avons dû traiter le cas de personnes plus fragiles et précaires, notamment les jeunes qui ont des visas vacances-travail. L'organisation de leur départ était compliquée. Nous n'avons pas eu de problème massif de situations sociales précaires, mais nous avions prévu un dispositif mutualiste avec la chambre de commerce franco-coréenne - en plus des aides publiques, assez faibles. Actuellement, ce sont surtout les auto-entrepreneurs qui sont en difficulté. Mais il nous reste de la réserve pour les mois à venir.

En revanche, il était difficile de faire rentrer en France ou surtout de faire rentrer en Corée des ressortissants français, en raison de la quatorzaine. Je m'y suis moi-même plié. Par ailleurs, le Gouvernement coréen a restauré l'obligation de visa pour les courts séjours, en contrepartie du rétablissement de la frontière Schengen. Nous avons levé les contraintes, nous aimerions que la Corée lève cette obligation de visa pour faciliter les échanges.

La communauté a été peu touchée par le virus - au maximum cinq personnes. Nous avons détecté à la fois des voyageurs et des résidents, dont une jeune femme qui a été hospitalisée plusieurs semaines, avec des complications. Heureusement, elle est guérie.

M. Jong-Moon Choi. - En 2015, lors de l'épidémie du MERS, 38 personnes sont décédées ; nous étions le deuxième pays touché après l'Arabie saoudite. Mais à la différence d'aujourd'hui, nous n'étions pas encore prêts, d'où ce nombre de décès. Le système a été amélioré et est aujourd'hui plus performant. Comme le disait M. Lefort, nous recourons au big data, aux nouvelles technologies, qui nous sont très utiles.

Dans les aéroports, nous avons supprimé, à partir de fin mars, l'exemption de visa pour un séjour de moins de 90 jours qui valait pour les ressortissants de certains pays visitant la Corée, car 10 % des cas confirmés étaient importés. Nous avons alors demandé un test négatif pour visiter la Corée. La personne arrivant en Corée repasse un test en arrivant, car elle a pu être contaminée entre sa demande de visa et son arrivée en Corée. Le résultat est disponible dans les 24 heures. Les mêmes règles s'appliquent à tous, qu'il s'agisse de ressortissants coréens ou étrangers. Les personnes positives vont à l'hôpital, tandis que les autres sont auto-isolées, et ne peuvent partager le même espace que d'autres personnes. Cette mesure n'est pas stricte à 100 %, des exemptions sont possibles en cas de funérailles, réunion économique stratégique ou signature de contrats par exemple.

Les amendes pour non port du masque s'élèvent à 70 euros. En Corée, le port du masque fait consensus : on se protège soi-même, et on protège les autres. En 2015, le KCDC a obtenu des pouvoirs accrus, dont le pouvoir de traçage, le plus important, pour collecter des données. Il y a 300 parlementaires en Corée, dans une chambre unique. Une trentaine de parlementaires a proposé un amendement à la loi. Certains craignaient une atteinte à la vie privée. Nous avons eu de nombreux débats avec la société civile et l'opinion publique. La loi a été votée avec 247 voix pour, aucun vote contre, et deux abstentions, soit une majorité écrasante. Il y a un consensus de la population par rapport à cette loi, et le KCDC est expert en ce domaine.

M. René-Paul Savary, président. - Vous nous confirmez donc qu'il y a bien eu une consultation publique avant l'adoption de cette mesure ?

M. Jong-Moon Choi. - Oui, et nous avons débattu pour rassurer et atteindre un consensus. Il y a 52 millions de citoyens coréens ; vous en trouverez toujours qui sont opposés à ces mesures sanitaires, mais l'écrasante majorité y est favorable.

M. Damien Regnard. - Tous les passagers, qu'ils soient coréens ou d'un pays tiers, sont-ils testés à l'aéroport ? Que faites-vous des passagers durant les 24 heures en attendant le résultat du test ?

M. Jong-Moon Choi. - Toutes les personnes arrivant sur le territoire coréen sont testées à l'aéroport. Elles sont ensuite emmenées dans des établissements dédiés près de l'aéroport pour attendre le résultat ; le transport est pris en charge par le Gouvernement car il y aurait sinon un risque de contamination.

M. Roger Karoutchi. - Une de mes nièces vivait en Corée avec son mari et ses deux enfants. Ils sont rentrés il y a un mois en France. En février, nous étions inquiets pour eux ; depuis mars, ce sont eux qui s'inquiètent pour nous. Et depuis qu'ils sont rentrés, ils sont sidérés par le laisser-aller et par l'absence de mesures sanitaires en France. Ils n'étaient pas inquiets à Séoul, ils sont paniqués par la scolarisation de leurs enfants à Paris.

Monsieur Choi, vous habitez Paris, et vous savez parfaitement ce qui se passe en Corée. Si vous étiez conseiller du Gouvernement français, quelles seraient les deux propositions que vous lui feriez pour réduire la force de la pandémie ? Vous avez eu 300 morts, nous en avons eu 40 000...

Monsieur Lefort, vous connaissez parfaitement la France et vous habitez à Séoul. Compte tenu de votre expérience, quelles seraient aussi les deux mesures que vous proposeriez au Gouvernement français pour lutter contre la recrudescence de la pandémie ? Certes, il y a en Corée une unité de l'opinion publique par rapport à la vision médicale et aux autorités. Il n'y a eu aucun débat sur le port du masque, les tests, les mesures prises, ce qui est loin d'être le cas en France...

Mme Muriel Jourda. - Monsieur Choi, quelle est l'importance du stock de réserve que vous évoquiez ? Est-il réservé aux professionnels de santé ou à toute la population, et avec quel délai d'autonomie prévu ? J'ai bien compris que les équipements de protection individuels (EPI) étaient fabriqués en Corée.

Avec la réorganisation des hôpitaux, qu'avez-vous fait de leur activité habituelle et programmée durant cette période ?

Monsieur Lefort, qu'avez-vous dit au gouvernement français sur la crise sanitaire lorsque vous avez vu qu'elle risquait d'être mondiale ? Avez-vous communiqué sur la manière dont le gouvernement coréen a traité la crise, lui qui a tant d'expérience en la matière ?

M. Jean-François Rapin. - Monsieur Choi, vous évoquiez la plage et les vacances et notamment la manière dont la mairie de Busan a pris des mesures pour éviter la propagation du virus durant les vacances.

En France, nous avons travaillé avec le ministère et l'Association nationale des élus du littoral - que je préside - pour rédiger un document afin que le maire et le préfet puissent éventuellement reconfiner dans les meilleures conditions. Tout cela est devenu obsolète avec les exagérations estivales ; une partie de la reprise virale serait due à la promiscuité dans les stations balnéaires. Quelles mesures avez-vous prises en dehors du port du masque ? Chez nous, il était difficile, voire quasiment impossible, d'exiger le port du masque sur la plage - c'est déjà plus facile sur une digue. Quels moyens avez-vous également pris pour vérifier que ces mesures étaient bien appliquées ?

Mme Victoire Jasmin. - L'identification faciale fait-elle partie de la législation coréenne sur l'utilisation des données personnelles ? Tous vos laboratoires sont-ils classés P3 ou sont-ce seulement les laboratoires de recherche de l'Institut Pasteur ?

M. Jean Sol. - Comment est composée la KCDC ? De quels moyens financiers dispose-t-elle ?

Vous dites que les cas confirmés sont suivis par les équipes d'enquête épidémiologique de la KCDC ; les autres épidémiologistes sont-ils occultés ?

M. Philippe Lefort. - La différence fondamentale entre l'approche coréenne et l'approche européenne - car nous avons beaucoup communiqué avec l'Allemagne - est l'utilisation des données des opérateurs pour tracer les chaînes de contamination. En Corée, il y a un absolu consensus sur la nécessité de donner au centre de crise de la KCDC tous les moyens pour identifier les clusters et établir des chaînes de contamination pour éteindre les foyers le plus rapidement possible. Cela n'a pas posé de problème au public, aux partis politiques ni aux relais d'opinion.

En France, j'ai senti une grande réticence sur le fait de confier ces données à une administration. Or le RGPD comprend une exception au principe de consentement en cas d'épidémie, dans des termes très proches de la loi coréenne de 2015, prise à la suite de l'épidémie de MERS. C'est une différence d'approche et de sensibilité. En Corée, il y a un niveau de confiance envers le Gouvernement et l'administration largement supérieur à celui existant en France.

Lorsque nous referons l'historique de la crise, il faudra réfléchir à de tels dispositifs, tout en mettant en place des garanties, un tiers de confiance pour un bon usage des données personnelles. En Corée, il n'y a jamais eu de suspicion de détournement des données personnelles par le KCDC, ni demande d'un tiers de confiance pour s'assurer que les données étaient bien utilisées et ensuite détruites.

M. Jong-Moon Choi. - Il n'y a pas eu pénurie d'EPI ; c'était davantage un problème d'approvisionnement, et notamment en raison des achats de panique. L'offre est largement supérieure à la demande. Nous n'avons eu aucun problème, pas même pour les équipements de protection. Nous avons suffisamment de filtres MB (melt blown) pour les masques.

Il y avait des risques de contamination dans les hôpitaux qui accueillaient des patients atteints, c'est pourquoi nous avons transféré ceux-ci dans des hôpitaux dédiés aux coronavirus.

Vous évoquiez la plage de Busan ; à Biarritz, cet été, j'ai été étonné que le masque soit si peu porté... À Busan, la distance de deux mètres entre deux personnes est strictement respectée. Il y a 50 % de parasols en moins. Différentes mesures sont mises en place... Les vacanciers coréens respectaient toutes les mesures sanitaires ; c'est une évidence en Corée. La mairie a réagi avec efficacité, et cela a été compris par la population.

Nous n'avons pas utilisé les outils de reconnaissance faciale, uniquement ceux de traçage. Ces outils, comme le bornage des téléphones mobiles et des cartes de crédit, sont très utiles à tout un chacun pour reconstituer son emploi du temps : essayez de dire précisément où vous étiez et qui vous avez vu avant-hier ou la semaine dernière, vous verrez que c'est difficile et combien les nouvelles technologies peuvent vous y aider - ces outils sont utiles, plutôt qu'intrusifs.

Pendant le confinement, j'ai relu La Peste, le chef d'oeuvre d'Albert Camus, il m'a fait réfléchir aux relations humaines, à la liberté, à la mort. Dans un monde parfait, on pourrait lutter efficacement contre l'épidémie sans limiter en rien aucune liberté individuelle
- mais chacun sait que le monde n'est pas parfait. Le Parlement coréen entend protéger la population coréenne tout en respectant les libertés individuelles, qui comptent parmi nos valeurs fondamentales - les mesures prises répondent à une situation de crise et elles ont visé à protéger la population, c'est sur cette base que le consensus a été possible au sein du Parlement coréen.

Le KCDC compte un millier d'employés, dont une centaine d'enquêteurs épidémiologistes, la plupart sont médecins, auxquels s'ajoutent les enquêteurs rattachés aux collectivités locales. Cette épidémie a révélé des manques d'enquêteurs, nous allons renforcer leur nombre.

M. René-Paul Savary, président. - Avez-vous été conduit à déprogrammer des opérations pour donner la priorité à des patients atteints par la covid-19 ?

M. Jong-Moon Choi. - Au plus fort de la crise, la Corée a compté seulement 160 patients gravement atteints par la covid-19, leur prise en charge n'a guère nécessité de report des opérations d'urgence, d'autant que la population, par peur de contracter le virus, se rendait moins à l'hôpital. Ensuite, la téléconsultation, normalement interdite en Corée, a été autorisée pendant la crise.

M. René-Paul Savary, président. - Les services de l'ambassade ont-ils interrogé les autorités coréennes sur les mesures prises en Corée pour faire face à la crise ?

M. Philippe Lefort. - Oui, nous avons informé régulièrement la chancellerie et les assemblées parlementaires sur ce que nous voyions, en particulier sur la gestion des données par le KCDC. Dès le 15 mars, nous avons fait savoir que le traçage nous semblait avoir fait preuve de son efficacité, et qu'il était la clé pour éviter un débordement des services sanitaires - c'est l'élément fondamental face à cette crise sanitaire.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Vous mentionnez la date du 15 mars, mais vos échanges d'informations sur le sujet remontent bien au 20 janvier ?

M. Philippe Lefort. - Oui, mais il faudrait que je revoie la correspondance pour être plus précis. Nous avons correspondu de façon au moins hebdomadaire sur l'évolution de la crise et les mesures prises par les autorités coréennes.

M. René-Paul Savary, président. - Vous mentionnez 430 personnes dans le KCDC, l'ambassadeur de Corée nous parle d'un millier de personnes : quel est le bon chiffre ?

M. Philippe Lefort- Les deux : le KCDC compte un millier de collaborateurs en incluant l'ensemble de ceux qui sont mis à sa disposition par les autres ministères, et 439 est le chiffre qui m'a été communiqué en mai dernier pour les personnes chargées de la collecte et de l'intégration des données.

Mme Victoire Jasmin. - Je n'ai pas eu de réponse sur la classification P3 des laboratoires.

M. Philippe Lefort. - Je ne suis effectivement pas en mesure de vous répondre maintenant.

M. René-Paul Savary, président. - Nous attendrons donc vos réponses par écrit. Merci à tous.

Audition de MM. François Chih-Chung Wu, représentant de Taïwan en France, et Jean-François Casabonne-Masonnave, représentant de la France à Taïwan

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée à la gestion de la crise à Taïwan.

De nombreux éléments nous intéressent dans la gestion de la crise à Taïwan. La géographie a sans doute rendu nécessaire une alerte précoce dans la gestion de l'épidémie et la mise en place rapide de contrôles aux frontières. Au-delà, fort de l'expérience des épidémies de SRAS et de MERS, et de la résilience de la population, le pays a mis en place une stratégie de protection, d'isolement et de traçage qui a, semble-t-il, permis d'éviter un confinement général.

Quelles ont été les orientations retenues en matière de tests ? La pénurie d'équipements de protection a-t-elle été ressentie ? Comment les lieux accueillant des personnes fragiles, en particulier les personnes âgées, ont-ils été gérés ?

Autant de questions que nous nous posons sur le retour d'expérience taïwanais sur la gestion de la crise sanitaire.

Je vais donner à nos intervenants un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, demander à M. Jean-François Casabonne-Masonnave, représentant de la France à Taïwan, de prêter serment.

Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-François Casabonne-Masonnave prête serment.

M. François Chih-Chung Wu, représentant de Taïwan en France. - Quelques mots de contexte. Taïwan est un État d'une population de 24 millions d'habitants, c'est-à-dire deux fois la Belgique et l'équivalent de l'Australie. Le PIB taïwanais est légèrement supérieur à celui de la Suède. Au niveau commercial, nous importons plus que l'Australie, la Russie et le Brésil et nous exportons plus que la Suisse, la Belgique, l'Espagne et l'Inde. Taïwan est une île dont la superficie équivaut à celle des Pays-Bas ou de la Belgique. Il est à noter que Taïwan n'a jamais été confinée et que la croissance économique s'est maintenue à un taux de 1,5 % pour cette année.

Taïwan est séparée de la Chine par un détroit large de 150 kilomètres et les échanges de part et d'autre sont denses : 40 % des échanges commerciaux de Taïwan se font avec la Chine. En 2019, 2,7 millions de Chinois se sont déplacés à Taïwan pour du tourisme et chaque année, 4 millions de Taïwanais voyagent en Chine. Pourtant, depuis l'apparition de la covid-19, Taïwan n'a recensé à ce jour que 495 cas confirmés, 7 personnes sont décédées et 13 personnes sont actuellement à l'hôpital pour une mise en quarantaine.

La réussite de Taïwan à endiguer l'épidémie jusqu'à ce jour tient à six facteurs, que je vais détailler : l'expérience, la vigilance, l'efficacité, la confiance, les masques et la technologie.

L'expérience, d'abord : nous avons su tirer les leçons du passé. Taïwan a été l'un des pays les plus touchés par l'épidémie de SRAS en 2003. À l'époque, 346 personnes ont été infectées et 81 sont décédées, soit un taux de plus de 20 % de létalité. Par manque de coordination entre le gouvernement central et local, un hôpital municipal de Taïpei a été confiné, causant la mort de 7 professionnels et des suicides. Des images apocalyptiques de personnes confinées voulant forcer la ligne de confinement et la directrice municipale de la santé portant une combinaison spatiale pour rentrer à l'hôpital ont traumatisé la population de Taïwan.

La vigilance, ensuite. Dès l'aube du 31 décembre 2019, Taïwan a exprimé ses craintes à l'OMS sur la possibilité d'un virus transmissible entre humains à Wuhan en Chine. À partir du 31 décembre 2019, le ministère de la santé taïwanais a commencé à effectuer des prises de température systématiques et des examens complets pour les cas suspects dès l'atterrissage des vols en provenance de Wuhan puis, très rapidement, sur tous les vols en provenance de Chine et ce jusqu'à la fermeture complète des frontières. Le 25 janvier, le gouvernement taïwanais décide de fermer les frontières aux touristes chinois. Tous les groupes de touristes chinois à Taïwan ont dû repartir avant le 31 janvier. Le 7 février, l'entrée à Taïwan a été interdite aux ressortissants étrangers qui se sont rendus en Chine au cours des 14 derniers jours. Enfin, le 18 mars, a été décidée l'interdiction d'entrée sur le territoire pour les ressortissants étrangers et la quatorzaine pour tous les voyageurs taïwanais entrants.

Troisième facteur, l'efficacité. Nous avons activé le Centre de commandement central des épidémies à partir du 20 janvier 2020 sous la responsabilité du ministre de la santé : le ministre dispose de toutes les ressources de l'exécutif, y compris le recours à l'armée si nécessaire.

Quatrième facteur, la confiance : la transparence des informations a inspiré confiance à la population. Une conférence de presse présidée par le ministre de la santé lui-même pendant 140 jours consécutif est tenue quotidiennement et les journalistes peuvent poser des questions illimitées. Cela permet de rassurer la population sur la pandémie et de combattre la manipulation d'informations.

Cinquième facteur, l'indépendance rapide de la production des masques : alors que Taïwan dépendait beaucoup de la production des masques en Chine, nous sommes devenus le deuxième plus grand pays producteur de masques au monde. Le 31 janvier, le Gouvernement a décidé de mettre en place une « équipe nationale » spécifique dédiée à la covid-19 ; il réquisitionne alors et supervise l'installation de 92 chaînes de production supplémentaires pour faire passer la production de masques de 2 millions à 20 millions d'unités par jour. Le 3 avril, le gouvernement taïwanais décrète le port de masque obligatoire pour les usagers des transports en commun y compris dans les taxis.

Enfin, sixième facteur, la technologie accompagne une politique de mise en quatorzaine très stricte pour les personnes soupçonnées d'être infectées. Pour améliorer le suivi des voyageurs entrants, le gouvernement taïwanais a imposé une déclaration de santé obligatoire à tous les passagers à leur arrivée. Une déclaration inexacte est passible d'une amende pouvant aller jusqu'à 4 500 euros. Cette déclaration obligatoire a permis de classer les voyageurs dans différentes catégories à risques et de mettre en oeuvre une politique de quarantaine adaptée. Une fois placé en quatorzaine, tout individu est dans l'obligation de respecter des consignes strictes sous peine de six mois de prison ferme et 30 000 euros d'amende. Le gouvernement taïwanais fournit aux personnes mises en quatorzaine un téléphone portable qui permet de faire respecter l'interdiction totale de sortie du domicile. Ce système a permis également au gouvernement taïwanais de prioriser les tests sur les personnes présentant les symptômes caractéristiques du coronavirus.

Le recours à l'application des technologies est autorisé par l'article 7 de la loi spéciale de prévention de la covid-19 d'assistance et de relance, adoptée le 25 février 2020, qui permet au Commandant du centre de mettre en oeuvre toutes les mesures d'urgence nécessaires pour prévenir et contrôler l'épidémie.

Taïwan a gagné une première bataille contre la covid-19 mais n'a pas encore gagné la guerre. L'opinion publique taïwanaise exige que le Gouvernement utilise tous les moyens à sa disposition pour endiguer le virus en dehors des frontières nationales sans confinement général de la population.

La prospérité de Taïwan dépend fortement de ses échanges avec le monde extérieur. Dans ce contexte, il est crucial pour Taïwan de trouver un équilibre d'ouverture des frontières avec la communauté internationale car le virus, selon toute vraisemblance, va continuer à circuler. C'est un défi auquel Taïwan doit faire face.

Nous pensons néanmoins qu'il est très difficile de porter un regard sur les réponses d'un autre pays qui a ses propres facteurs et ses spécificités à prendre en compte pour limiter la propagation du virus. Pour autant, dans un monde où les échanges entre chaque pays ne font qu'augmenter, il serait indispensable de pouvoir partager, au niveau bilatéral et multilatéral, les expériences dans la lutte contre cette crise sanitaire qui ne connait pas de frontières. Je pense que cette invitation de la commission d'enquête au Sénat constitue d'ores et déjà une première étape vers l'intérêt commun pour nos deux pays et pour celui de l'humanité.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave, représentant de la France à Taïwan. - Nous avons convenu avec M. Wu que je ne répèterai pas ce qu'il vient de dire, et que je reprends à mon compte. L'expérience de Taïwan est unique : celle d'une île directement exposée à la pandémie qui, parce qu'elle a réagi immédiatement, en est indemne, comptant seulement 500 cas et 7 morts. Cette réussite tient à l'anticipation : avant même que la covid-19 ne se manifeste à Taïwan, tout le monde était prêt, du chef de l'État au simple citoyen. La clé, c'est l'expérience acquise avec le traumatisme du SRAS. Le phénomène s'est produit aussi à la suite d'un tremblement de terre survenu en 1999, lequel a occasionné une reprise en main des outils de gestion de crise.

Les autorités ont agi rapidement et avec cette conscience que dans une société démocratique, l'efficacité dépend de la confiance envers les autorités. Mes interlocuteurs me l'ont répété, une fois que les mesures prises avaient démontré leur efficacité et qu'ils étaient en confiance. Le point d'information quotidien, suivi par toute la population, et animé par le ministre de la santé - dont la popularité culmine aujourd'hui à 90% -, est un élément majeur de la stratégie.

Deuxième exemple, les masques. Lorsque, début janvier, le risque a été identifié, la production nationale atteignait 2 millions d'unités par jour, loin de suffire aux besoins ; en cinq mois, elle a décuplé, passant à 20 millions d'unités quotidienne. Comment cela a-t-il été possible ? Dès janvier, le ministère des finances a débloqué des fonds pour l'achat de machines en Allemagne, l'armée a été mobilisée pour les monter, et elles ont été mises à disposition des industriels, qui sont les mieux placés pour la fabrication de masse. La montée en puissance a été si rapide et maîtrisée que, dès le début mars, mes interlocuteurs du ministère de l'économie se montraient sereins et tout à fait disposés à partager leur expérience. Cette production de masques a donc vite permis de lever une pression de la population, qui a pu être approvisionnée de manière efficace.

Chaque nation a sa propre expérience, le résultat taïwanais tient à des raisons objectives. Aujourd'hui, les autorités taïwanaises se trouvent comme piégées par la qualité de leur gestion, car la population ne supporte pas l'idée que le virus entre sur l'île et elle demande des contrôles toujours plus stricts et rigoureux, ce qui peut aller contre l'intérêt de l'économie de l'île, si ouverte sur le monde - j'ai participé à une réunion où les représentants des pays européens demandaient plus de souplesse, au moins pour les entreprises.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Il semble que les tests aient été réalisés d'abord sur les personnes symptomatiques, puis que le contrôle ait été élargi à un ensemble plus large de la population : où en est-on ? Ensuite, sur les traitements : quels sont les médicaments utilisés et quelles sont les études cliniques conduites à Taïwan ?

M. François Chih-Chung Wu. - Les tests ont d'abord été ciblés sur les personnes présentant des symptômes, la stratégie d'ensemble étant d'empêcher le virus d'entrer sur l'île. Nous avons aussi testé les personnes en contact avec des malades. Cependant, le test est accessible à tous, chacun peut se faire tester à ses frais. Le ciblage a été préféré à une stratégie qui aurait consisté à tester tout le monde, stratégie qui nous est apparue peu soutenable, on l'a vu ensuite avec le cas de l'Allemagne. La quatorzaine a été appliquée de façon très stricte : l'un de mes amis, ambassadeur en Thaïlande, a été confiné 14 jours alors qu'il rentrait pour prendre des fonctions ministérielles, et c'est confiné chez lui qu'il est entré dans ses fonctions...

M. Jean-François Casabonne-Masonnave. - Le nombre de personnes touchées est si réduit, que l'on ne peut guère tirer de leçons stratégiques pour le traitement de la maladie dans d'autres pays : nous parlons d'à peine 500 malades, de quelques dizaines d'hospitalisations graves, il n'y a guère de statistiques significatives à cette échelle. On peut dire que c'est l'un des problèmes de Taïwan pour la recherche sur la covid-19 : il n'y a pas suffisamment de malades pour y conduire des recherches...

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Avez-vous eu besoin d'un plan de relance ? De quel montant, pour quel secteur, et comprenait-il des mesures de chômage partiel ?

M. François Chih-Chung Wu. - L'économie taïwanaise fonctionne bien mais nous avons eu besoin d'un plan de relance, en particulier dans les secteurs des spectacles ou encore du tourisme ; le plan avoisine les 30 milliards d'euros.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave - Taïwan est une société riche, l'État est peu endetté - environ au tiers de son PIB -, il peut mobiliser des moyens et son gouvernement d'orientation sociale-démocrate l'a fait sans états d'âme pour protéger la population et l'économie. Les transports, le tourisme, en particulier le tourisme d'affaire ont souffert, la restauration aussi - mais le goût bien connu des Taïwanais pour la ripaille a repris le dessus dès que les restaurants ont rouvert... Les plans de soutien à l'économie ont été très ciblés, avec un soutien aux chômeurs et, de façon très large, un soutien à la consommation par un système de bons d'achat.

M. François Chih-Chung Wu. - Le système en est assez simple : le consommateur doit commencer par dépenser une certaine somme, ce qui lui donne droit à des bons d'achat d'une valeur supérieure délivrée par le Gouvernement. En réalité, tous les secteurs économiques se sont adaptés, pour inciter à la consommation.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave.  - Des mesures ont été prises également dès le mois d'avril pour l'action culturelle. L'économie a aussi bénéficié de secteurs florissants, comme celui des semi-conducteurs - le confinement a fait bondir les commandes de puces électroniques, secteur où Taïwan est leader mondial, et l'entreprise phare Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TMSC) a même vu son cours remonter alors qu'elle venait de perdre successivement deux clients très importants, Apple puis Huawei...

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Merci pour vos explications, des points communs apparaissent avec la situation coréenne, en particulier la proximité géographique avec le foyer de l'épidémie et la mémoire récente d'une autre épidémie. Vous parlez d'un pilotage par le ministre de la santé, mais dispose-t-il d'une agence ? Quid, ensuite, des controverses scientifiques, telles que nous les avons connues, qui ont un impact sur la compréhension des phénomènes par l'opinion ? Quelles mesures prises pour le masque ? Enfin, comment pensez-vous que l'expérience taïwanaise puisse être mieux partagée avec d'autre pays ?

M. François Chih-Chung Wu. - Le ministre de la santé s'appuie sur le Centre de commandement, lequel réunit tous les spécialistes de la santé. Il y a eu des tensions, des débats, par exemple lorsqu'un médecin a décidé de son propre chef un dépistage massif dans une localité, sans en informer le niveau central. Cependant, le problème a pu être réglé. Sur les masques, ensuite, il y a eu une sorte de progressivité : pendant le rationnement, le Gouvernement a assuré l'accès de chaque citoyen à un nombre minimal de masques ; ensuite, nous avons pu lever le rationnement et, même, envoyer des masques à l'étranger, cela dès le mois d'avril.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave. - Le centre de crise est activé en cas de besoin, il est présidé par le ministre de la santé. À Taïwan, comme dans d'autres pays d'Asie, le port du masque est naturel en cas de maladie, avec cette idée qu'en se protégeant, on protège les autres et qu'en protégeant les autres, on se protège soi... Le masque n'est donc pas vu comme un signe de désocialisation, mais d'inclusion dans la société - et tout le monde porte le masque, y compris les enfants. Les règles d'accès au masque ont varié dans le temps, l'approvisionnement s'est libéralisé, aujourd'hui on vit à Taïwan quasiment sans masque, les consignes sont allégées. La visibilité de Taïwan s'est accrue, pour de bonnes raisons, j'ai ressenti beaucoup de curiosité envers cette île.

Quant aux coopérations scientifiques, mon expérience m'enseigne qu'elles ne peuvent guère être montées à chaud. La coopération scientifique avec Taïwan existe, elle est riche et diverse, et nous avons constaté que pendant la crise, ont travaillé ensemble les équipes qui coopéraient déjà. Je suis donc optimiste sur les coopérations.

Mme Angèle Préville. - Vous parlez du traumatisme vécu lors de l'épidémie de SRAS en 2003, mais les chiffres que vous nous donnez sont très faibles par rapport aux dizaines de milliers de décès que nous devons déplorer.

Sur la production des masques, comment les choses se sont-elles passées concrètement ? Aviez-vous anticipé la possibilité d'aller chercher des machines en Allemagne ? Avez-vous rencontré des pénuries, des moments de tension ? Où avez-vous trouvé la main d'oeuvre, alors que votre pays compte si peu de chômage ? Vos propos donnent l'impression de facilité... Enfin, que pensez-vous du vocabulaire que nous utilisons, celui des gestes « barrières » plus que de protection ? Quelles sont les expressions utilisées à Taïwan ?

Mme Victoire Jasmin. - Parmi les victimes de la covid-19, quelle est la part des personnes âgées ?

Mme Jocelyne Guidez. - L'armée est intervenue en France pour soulager les hôpitaux, nous avons déployé une médecine de guerre en particulier dans les départements de l'Est ; quel rôle l'armée a-t-elle tenu à Taïwan ?

M. Damien Regnard. - Comment fonctionne le contrôle aux départs et aux arrivées à l'aéroport ? Tous les passagers sont-ils testés ? Quelles sont les procédures ?

M. François Chih-Chung Wu. - L'épisode du SRAS en 2003 a été traumatique moins par le nombre de victimes, que par les conditions dans lesquelles il a eu lieu. Nous savions que le virus était très mortel, qu'il venait du continent, et la décision avait été prise de confiner l'hôpital où entraient les malades ; le personnel soignant y entrait mais n'en sortait pas, et chacun y entrait avec une combinaison complète, les images étaient très fortes, elles ont marqué les esprits. Aujourd'hui, la connaissance médicale est bien supérieure, les technologies numériques aident, le confinement sur place est possible.

Le nombre de malades de la covid-19 à Taïwan étant très faible, nous n'avons pas de statistiques par catégorie d'âges.

Enfin, l'armée taïwanaise est intervenue dans la production des masques, elle a fourni de la main d'oeuvre pour la production.

À l'aéroport, il y a un appareil thermique permettant de tester les voyageurs arrivant. En cas de fièvre, les voyageurs étaient immédiatement envoyés à l'hôpital pour un contrôle. Toute personne entrante pouvait être confinée 14 jours, dans l'attente de symptômes éventuels. Ce qui change de la France, c'est que les arrivées sont moins nombreuses.

Nous ne pouvions pas nous permettre de laisser pénétrer le virus, car notre système hospitalier n'aurait pas pu résister.

M. Jean-François Casabonne-Masonnave. - S'agissant des masques, il y a eu des tensions dans la chaîne d'approvisionnement en février. Il a fallu gérer la pénurie, mais il n'y a eu aucune hésitation sur le principe même du port du masque. Les débats portaient plus sur le point de savoir si une dotation de 9 masques pour un adulte et de 5 masques pour un enfant était suffisante. Les jeunes, les étudiants sont parfois victimes de leur précarité, mais on peut assister à des scènes amusantes dans les bus, lorsque des grands-mères leur donnent des masques. Il y a eu aussi des tensions lorsque des étrangers refusent de le porter.

Il faut bien comprendre qu'une stratégie individuelle ne peut pas marcher face à une telle épidémie, car nous ne sommes pas tous égaux face au virus. Seule une action collective est efficace. J'ai suivi les débats sur telle ou telle limite concernant le port du masque ou la prise de température dans les aéroports, mais il faut se dire que si cela marche essentiellement, globalement, il faut le faire. En France, en Europe, on a trop tendance à s'appuyer sur des démarches individuelles. C'est une différence culturelle. On a appris à manger des sushis et à faire du judo ; de la même manière, on apprendra à porter un masque.

L'armée a été utilisée au début pour la mise en place des chaînes de montage, mais, très vite, l'industrie a pris le relais.

Enfin, les patients gravement malades ou décédés ont été, comme partout, des personnes assez âgées ou déjà malades, mais je ne dispose pas de statistiques précises sur ce point.

S'agissant des mesures dans les aéroports, la situation est différente pour les nationaux et les étrangers. Avec une quinzaine de pays dont la situation est jugée satisfaisante, la procédure est allégée pour les hommes d'affaires. De manière générale, il faut un test PCR moins de 72 heures avant le voyage. Pour les nationaux, l'accès est ouvert, mais les contrôles se font dès l'atterrissage. Les gens se déclarent souvent d'eux-mêmes lorsqu'ils ressentent un symptôme. Il arrive même qu'ils rentrent exprès pour se soigner et bénéficier de la qualité du système taïwanais. En ce qui me concerne, j'aurai droit à une semaine de quarantaine chez moi à mon retour la semaine prochaine. Pour les nouveaux arrivants, il existe des hôtels spécialement dévolus, ainsi que des taxis. Voilà, c'est extrêmement balisé et personne ne peut passer entre les mailles du filet. Mais les Taïwanais peuvent aussi être indisciplinés : cet été, il en a été repéré un au karaoké, alors qu'il aurait dû être en quarantaine.

M. René-Paul Savary, président. - C'est une semaine ou 14 jours ?

M. Jean-François Casabonne-Masonnave. - Il y a différentes formules. En fait, il y a au minimum la semaine de quarantaine avec un isolement très strict. Si l'on n'a pas chez soi la capacité de s'isoler du reste de la famille, on doit aller dans un hôtel spécialisé. Ensuite, on privilégie l'auto-surveillance : il s'agit d'éviter les transports, les regroupements de personnes et de porter le masque en permanence pendant deux semaines. Au total, cela fait trois semaines de contraintes imposées. Il y a le même questionnement qu'en France actuellement sur la nécessité d'assouplir un peu ce régime.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 heures.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 14 h 35.

Audition du colonel Bruno Cunat, ancien commandant de la base aérienne 110 de Creil

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition du Colonel Bruno Cunat, ancien commandant de la base aérienne 110 (BA 110) de Creil, qui complète notre précédente audition sur la gestion de la crise sanitaire dans l'Oise.

Je vous prie, Colonel, d'excuser l'absence du président Alain Milon, retenu dans son département.

Deux aspects nous intéressent : la place de la base de Creil dans l'épidémie, qui a suscité beaucoup d'interrogations, et la gestion du cluster qu'a été la base avec les moyens spécifiques du ministère des armées.

Je vais vous donner la parole pour un propos liminaire d'environ dix minutes, avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

Auparavant, et conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, je vais vous demander de prêter serment. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. le Colonel Bruno Cunat prête serment.

Colonel Bruno Cunat. - Je tiens tout d'abord à me présenter rapidement, à présenter la base de Creil ainsi que les fonctions que j'occupais sur celle-ci lors de la phase initiale de la crise de la covid-19, à la fin du mois de février 2020.

J'ai une carrière de pilote de chasse et d'instructeur sur Alpha Jet et Mirage 2000. Dans la seconde partie de ma carrière, j'ai servi dans les domaines de la communication et des relations internationales militaires, à Paris mais aussi à Londres. J'ai enfin commandé la base de Creil d'août 2018 à août 2020.

La base de Creil est située au nord de Paris, dans l'Oise. C'est une installation dite « prioritaire de défense », qui héberge de nombreuses unités opérationnelles de l'armée de l'air, mais aussi des unités interarmées. Elle abrite également les unités de soutien nécessaires à son bon fonctionnement. Cette base d'environ 2 500 personnels civils et militaires concourt directement, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à des missions opérationnelles sur notre territoire national, mais aussi au profit des théâtres extérieurs, notamment dans les domaines du transport et de la logistique stratégique, du renseignement, de l'imagerie satellitaire ou encore de la cartographie. Je tiens à souligner que certaines des unités opérationnelles de la base de Creil sont vitales et stratégiques pour les opérations militaires françaises.

La base possède ses propres services de soutien, une antenne médicale et un service de soutien administratif et de soutien général. Elle bénéficie d'un réservoir d'environ 400 réservistes. Certaines fonctions sont confiées à des sous-traitants privés, notamment la restauration collective, le transport ainsi que le ramassage des ordures et le nettoyage des bâtiments. Cette base est donc un véritable écosystème, avec de nombreux acteurs en interaction permanente. Ce facteur est dimensionnant dans la gestion d'une situation pandémique comme celle de la covid-19.

De 2018 à 2020, j'ai assumé trois fonctions. J'étais tout d'abord commandant de la base aérienne, donc plus spécifiquement le chef des unités de l'armée de l'air. J'étais aussi chef de la base de défense et, à ce titre, chargé de la coordination des soutiens ainsi que du pilotage des projets majeurs de transformation de la base. J'étais, enfin, délégué militaire départemental de l'Oise et, à ce titre, chargé, en coordination avec le préfet, de la mise en oeuvre des moyens militaires potentiels sur le territoire du département, comme pour les missions Sentinelle ou Résilience.

J'en viens au coeur du sujet, la crise sanitaire. À compter du 25 février 2020, la base de Creil a été impactée par l'épidémie de covid-19. Un cluster s'est développé au sein de l'unité de soutien commun et administratif, que nous désignons sous le sigle « GSBdD », pour « groupement de soutien de la base de défense ».

Le premier cas répertorié a été rapporté dans la nuit du 25 au 26 février, au CHU d'Amiens. Ce personnel civil du GSBdD, oeuvrant plus particulièrement comme vérificateur des prestations de nos sous-traitants privés, est placé en réanimation. Au sein du GSBdD se développe ensuite, en quelques jours, un cluster de 14 personnels malades, plus ou moins symptomatiques. On compte deux autres cas isolés dans d'autres unités de la base, mais ces cas ne donnent pas lieu à l'apparition de clusters. Donc 16 malades ont été identifiés entre le 26 février et le 3 mars. C'est ce cluster que nous nous sommes efforcés de contenir au plus tôt.

Je vais aborder plus particulièrement la gestion de la crise initiale, c'est-à-dire sur la période du 26 février au 17 mars, date du passage du pays en confinement généralisé. La base de Creil a été la première enceinte militaire touchée lourdement par la crise. Mes premières actions, le 26 février, ont été axées sur l'alerte aux différentes autorités militaires et au préfet. Dès le 26 février au soir, la base a bénéficié de l'arrivée de spécialistes du service de santé des armées (SSA). Ces spécialistes venaient renforcer l'équipe de l'antenne médicale de la base. Dans les premiers jours, j'ai également pu bénéficier du déploiement sur la base d'une équipe de désinfection de l'armée de l'air, spécialisée dans la lutte contre les risques nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques. Cette équipe venait de la base de Cazaux.

Dans cette gestion initiale de la crise, je devais, comme tout militaire, m'assigner, en liaison avec l'état-major de l'armée de l'air, un objectif global, que je devais tenir au mieux. Je l'ai formulé ainsi : « dans un contexte sanitaire dégradé et très incertain, je dois assurer au mieux la sécurité des personnels, mais aussi continuer à assumer les missions opérationnelles qui sont assignées à la base, et ce dans le calme. » Dans ce cadre, quatre actions principales ont été entreprises, en coordination étroite entre le commandement de la base et les médecins experts du SSA qui étaient déployés sur le site : traiter les malades ; identifier et isoler les sujets contacts ; préserver les autres personnels de la base ; informer en boucle la plus courte possible.

La première ligne d'opération a donc été de traiter les malades. La première action immédiate a été de désinfecter l'antenne médicale ainsi que les bureaux où les premiers malades avaient travaillé. Il a aussi été nécessaire de réorganiser le service médical afin de pouvoir accueillir dans des conditions adaptées de potentiels malades infectés, qui ont ensuite pu être dépistés dans une chaîne de dépistage laryngo-pharyngée mise en place grâce à l'expertise du SSA. Si le test était positif, les patients étaient orientés vers un CHU civil ou un CHU militaire, l'hôpital Bégin, en fonction de leur position physique - à domicile ou sur la base - au moment où nous recevions le résultat du test. Une hotline de consultation a été mise en place pour les personnels ayant un doute sur leur état de santé, afin de poser un premier diagnostic qui permettait de décider de la suite du traitement, au cas par cas.

Le deuxième axe était d'identifier et d'isoler les personnels à risque. Le renfort du service de santé comprenait, entre autres, trois épidémiologistes - j'ai travaillé plus particulièrement avec deux d'entre eux -, qui se sont chargés du contact tracing, afin de définir le plus rapidement possible quels étaient les sujets contacts à placer en confinement. Je tiens à souligner ici la nécessité et l'efficacité du dialogue très étroit qui s'est instauré très rapidement entre ces épidémiologistes, les patients, les responsables du GSBdD et moi-même pour construire cette liste au plus vite. Le GSBdD a fonctionné à effectifs minimaux dès le 27 février. L'apport direct de ces épidémiologistes sur le site même de la base a donc été particulièrement précieux.

Le troisième axe de l'effort a consisté à préserver les autres personnels de la base. Nous avons mis en place immédiatement les consignes individuelles sanitaires préconisées par le ministère des solidarités et de la santé. Par ailleurs, les liaisons entre la base et les autres entités du ministère des armées qui n'étaient pas vitales ont été suspendues dès le 27 février. Nous avons annulé tous les rassemblements - séances de sport, grosses réunions, stages, visites, chantiers d'infrastructures... Surtout, dès le lundi 2 mars, toutes les unités de la base sont passées en effectif réduit, suivant un principe de bordée, avec un passage en télétravail lorsque cela était possible. Nous avons commencé à mettre en place une équipe de bionettoyage et à mettre à disposition du gel hydroalcoolique et, plus tard, des masques chirurgicaux, des visières et des plaques de plexiglas. Nous avons également pris des mesures restrictives pour les espaces de restauration collective.

Enfin, le quatrième axe a été d'informer en boucle la plus courte possible le personnel, via les commandants d'unité, ainsi que les autorités militaires et le préfet, la base étant la première emprise de défense impactée par le virus. Nous avons également tenu informés le chef du service départemental d'incendie et de secours (SDIS) et certaines crèches et écoles où les enfants des personnels étaient scolarisés.

À ce moment, l'origine de la contamination n'avait pas été décelée. Au regard des mesures de prévention strictes qui avaient été prises à la suite du rapatriement des ressortissants français de Wuhan, il était peu probable que la base soit à l'origine de la contamination. Il convenait toutefois d'être transparent avec le personnel dans ce contexte d'incertitudes.

Je tiens, à cet instant de mon intervention, à souligner que le cluster au sein du GSBdD a été stabilisé dès le 3 mars, soit six jours après l'apparition du premier cas, puis asséché en une quinzaine de jours, ce qui est un succès très significatif. Dans les semaines suivantes, la base a continué à assumer ses missions opérationnelles prioritaires et nous avons pu tirer les premières leçons pour les semaines suivantes.

Quels enseignements puis-je tirer de cette phase initiale de la gestion de crise ? Je veux tout d'abord évoquer l'importance de s'entraîner au travers du plan de continuité d'action, lequel comprend le montage d'une cellule de crise et liste les risques et les menaces - épidémiologiques, mais pas seulement - susceptibles de peser sur le bon fonctionnement de la base. Dans ce cadre, nous nous entraînons tous les six mois à des scénarios testant, par exemple, la sécurité et la protection de la base, en montant cette cellule de crise.

Je veux ensuite citer le caractère vital d'un suivi administratif exhaustif de nos personnels, qui a été assuré par la cellule de crise. Il s'agissait de savoir qui était malade, qui avait des symptômes, où les malades se situaient physiquement, s'ils étaient en stage ou en mission, quelle était leur position administrative, afin de les protéger en cas d'accident, etc. Il fallait aussi recenser ceux qui avaient des proches à risque ou âgés, connaître la position exacte en temps réel des malades placés en confinement - sur la base, dans des chambres dédiées ou à domicile - et celle des personnels sains, réservoir de forces permettant de compenser l'éventuel départ de malades.

Je veux aussi évoquer l'aspect logistique, très important dans la mise en place efficace des équipements et des dispositions de protection sur notre base, puisque le GSBdD, chargé de cette mission logistique, était impacté par le cluster et ne fonctionnait plus qu'en mode minimal.

Un autre enseignement est la prise en compte complexe de ce que le chef d'état-major des armées appelle la « singularité militaire ». Dans cette crise, il a fallu en permanence déplacer finement le curseur entre la nécessité de maintenir certaines opérations militaires et l'impératif de protection sanitaire de chaque personnel. Il a fallu décider des activités qui devaient être suspendues et de celles qui devaient absolument être menées, en coordination étroite avec l'état-major des armées et l'état-major de l'armée de l'air. Cette singularité, qui est liée à la nature de la fonction militaire, demande d'être appliquée avec discernement dans un contexte très incertain, ce qui place le commandant face à ses responsabilités.

Je veux également aborder l'importance du management de l'information, rendu complexe par le nombre d'interlocuteurs et d'organismes dont je devais coordonner l'action localement, mais aussi la remontée d'informations vers mes autorités hiérarchiques, pour bâtir notamment le retour d'expérience en boucle courte en vue d'aider à prévenir l'apparition et la diffusion du virus sur d'autres emprises du ministère ou vers le monde civil. C'était le ministère des solidarités et de la santé qui communiquait sur les aspects sanitaires de l'épidémie.

Les difficultés d'approvisionnement pour constituer des stocks de produits de désinfection et d'équipements de protection ont bien sûr été un facteur dimensionnant. À cet égard, la gestion initiale par priorité de distribution des masques en fonction des impératifs opérationnels et de régimes de travail particuliers est un autre enseignement que je veux citer. Les personnels indispensables travaillant en espace confiné, les personnels de sécurité et de protection travaillant à l'entrée de la base ont ainsi été prioritaires. Le personnel médical du SSA disposait de son propre stock.

Je retiens aussi l'apport vital des prestataires et des sous-traitants privés. Ils faisaient vraiment partie de l'équipe de la base. S'ils s'étaient désengagés, la gestion de la crise aurait été beaucoup plus problématique et la résilience de la base aurait été impactée.

Enfin, j'évoquerai la nécessité, dans la gestion initiale d'une crise, de préparer l'avenir, en estimant l'impact des mesures et des annulations d'activité, notamment sur le processus de recrutement, qui est permanent sur la base, avec des flux RH importants, sur l'entraînement et la formation, c'est-à-dire, in fine, la préparation opérationnelle de nos combattants. Cette dette organique a dû rapidement être mesurée. Mon successeur a la charge de la résorber au mieux dans les mois et les années à venir.

Je veux, pour terminer, rendre un hommage appuyé à tous les personnels de la base qui ont continué à assumer leurs missions opérationnelles au service de notre pays, avec professionnalisme et dévouement, tout en appliquant les consignes sanitaires qui leur étaient imposées, avec une mention toute particulière pour les personnels du service de santé, qui étaient en première ligne tout au long de cette crise.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie de votre présentation. Vous nous avez présenté ce qui a été fait. Nous allons désormais passer aux questions, en commençant par celles de nos rapporteurs, pour voir ce que l'on pourrait améliorer...

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Le 25 février, quel était l'état de votre stock d'équipements de protection individuelle ?

Comment avez-vous été approvisionnés à la suite de la détection du premier cas ? Comment avez-vous pu mettre en place la protection de la base ?

Quel était votre contact au ministère des solidarités et de la santé ? Avez-vous eu des contacts avec Santé publique France ?

La base peut-elle aujourd'hui opérer le dépistage des personnels de manière fluide ? Dispose-t-elle d'une quantité suffisante de tests ?

Colonel Bruno Cunat. - Les stocks étaient en situation de grande tension au début de la crise, puisque, le 25 février, nous n'avions sur la base que 3 000 masques, relativement anciens, et 13 combinaisons intégrales, assez anciennes. L'antenne médicale disposait d'un stock limité de masques chirurgicaux - une centaine. Elle a été réapprovisionnée en tout ce dont elle avait besoin - masques, surblouses et gants - dès le 26, quand les renforts sont arrivés. Nous avions également, au début de la crise, 50 litres de gel hydroalcoolique en stock sur la base. Nous avons reçu les premiers réapprovisionnements au début du mois d'avril, avec 12 000 masques. Environ 72 000 masques ont été distribués sur la base jusqu'au mois de juillet, d'après le dernier chiffre dont je dispose.

Nous ne voulions pas consommer tout le stock. Les masques ont été distribués selon quatre priorités qui avaient été définies par l'état-major des armées : les retours potentiels au travail des personnels qui avaient été symptomatiques, une fois qu'ils étaient guéris ; les personnels en situation de permanence opérationnelle, notamment dans des milieux confinés ; ceux qui travaillaient à plusieurs dans le même bureau et y étaient séparés par des distances faibles ; tous les personnels en interaction avec d'autres personnes, en particulier l'entrée de la base.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Y avait-il des masques pour les personnels entre le 25 février et le début du mois d'avril ?

Colonel Bruno Cunat. - Avant le début du mois d'avril, avec le premier stock de 3 000 masques dont j'ai parlé, nous avons surtout approvisionné les personnels de l'Estérel et ceux qui assuraient les missions logistiques sur la base. Nous avons mis de petits lots à leur disposition. Les gendarmes ont également été équipés dès le début.

L'approvisionnement en gel hydroalcoolique a lui aussi commencé à se mettre en place au mois d'avril. Nous en avons reçu des centaines de litres. Nous en avons équipé toutes les entrées des bâtiments, notamment le mess.

Nous avons également reçu, à la fin du mois d'avril, 700 lots de quatre masques en tissu, afin notamment d'équiper les personnels devant prendre les transports en commun vers la région parisienne. Puis, à la mi-mai, nous avons reçu 2 000 lots de quatre masques en tissu, ce qui a permis d'équiper toute la population de la base.

S'agissant des contacts avec le ministère des solidarités et de la santé, j'ai eu quelques interactions avec le directeur de l'ARS, M. Champion, mais celles-ci sont restées relativement peu nombreuses. En fait, le contact avec le ministère se faisait via les épidémiologistes du SSA, qui étaient en relation quotidienne avec leurs homologues civils, lesquels travaillaient notamment sur le cluster de l'Oise. Il était très important qu'ils puissent partager leurs informations pour recouper les listes de sujets contacts. Cela passait par une transmission d'informations et une conférence téléphonique quotidiennes.

Pour ce qui concerne l'accès aux tests aujourd'hui, oui, l'antenne médicale a maintenu la chaîne de dépistage, qui peut au besoin être réactivée. La capacité est d'environ 15 à 20 tests maximum par jour, à destination des personnels qui tomberaient malades sur la base. En revanche, un personnel qui n'est pas sur la base doit rester confiné chez lui et être testé dans le civil. C'est conforme à ce que nous avons fait pendant le confinement, la majorité de nos personnels n'étant plus sur la base dès le 2 mars. Faire revenir les malades sur la base pour les tester n'aurait pas été très logique.

M. René-Paul Savary, président. - Les personnels habitent-ils majoritairement dans le secteur ?

Colonel Bruno Cunat. - C'est très variable. Sur la base de Creil, beaucoup de militaires sont célibataires géographiques. La moitié habite dans l'Oise ou dans le nord de la région parisienne. Beaucoup viennent de Picardie, du Nord, du Nord-Est, notamment des anciennes bases de Reims et de Cambrai. Les autres viennent de toute la France. En temps normal, 600 personnes dorment sur la base chaque nuit. Les militaires ont de plus en plus de mal à concilier leur carrière avec celle de leur conjoint. Certains font donc le choix du célibat géographique.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Le 6 mars, vous avez évoqué la difficulté liée à la décision de permettre le retour en activité des personnels sortis des CHU sans test biologique négatif. Qui a pris cette décision et de quels personnels s'agissait-il ?

Le dépistage obligatoire des enfants des personnels de la base confinés avant leur éventuel retour à l'école a-t-il eu lieu, conformément aux recommandations sanitaires émises par le préfet de l'Oise ? Sinon, pour quelles raisons ?

Enfin, comment avez-vous géré le retour des militaires déployés sur l'opération Barkhane qui, sauf erreur de ma part, a eu lieu le 23 avril ? Les militaires avaient-ils les équipements nécessaires ? Y a-t-il eu ultérieurement d'autres retours d'opérations extérieures ?

Colonel Bruno Cunat. - Dans ma remarque du 6 mars, j'anticipais que les malades symptomatiques qui étaient confinés à domicile ne seraient testés en CHU qu'en cas de symptômes graves et d'urgence. Nous nous retrouvions donc avec une population de personnels absents, munis d'un certificat médical, mais non testés. Nous ne savions donc pas s'ils avaient contracté la Covid-19 ou la grippe saisonnière. Une fois guéris, ces personnels devaient revenir dans les réservoirs de forces. Ils le faisaient sept jours après la disparition de leurs symptômes et devaient porter un masque. S'ils n'avaient pas repris le travail, il serait arrivé un moment où la base n'aurait plus pu fonctionner.

Certains enfants seulement ont été testés. La décision de tester était prise par les épidémiologistes présents sur la base, sur des cas bien particuliers, notamment certains enfants de parents du cluster de la base ou de Crépy-en-Valois. Nous en avons reçu 15 sur la base. Les autres ont été testés dans le civil. Tous ont été négatifs. Nous n'avons pas testé toute la population des enfants de la base mis en confinement. Cela aurait complètement saturé nos capacités.

À la fin du mois d'avril, nous avons reçu 97 personnels qui revenaient de Barkhane. Le préavis a été très court. Cette voie aérienne militaire a été montée assez rapidement. Les personnels n'ont pas reçu de masques. On leur a distribué du gel hydroalcoolique et on les a mis en isolement dans un bâtiment de la base dédié. Ils n'ont pas eu d'interactions avec les autres personnels de la base. Ils mangeaient dans une salle dédiée. Ils sont arrivés le jeudi soir. Le vendredi, ils ont tous été testés. Le test était obligatoire dans le cadre d'une stratégie de santé mise en place pour les opérations extérieures. Nous avons pu les libérer dès le week-end. Ils sont donc restés 48 heures sur la base. La base n'a pas été réutilisée, d'autres bases en France - non seulement des emprises militaires, mais aussi, par exemple, des centres de vacances Igesa - ayant très rapidement été identifiées pour assurer ce type d'accueil.

Le paramètre psychologique doit être pris en compte : ces militaires revenaient de cinq mois d'opérations dans le désert. Ils étaient donc éprouvés, fatigués. La perspective d'une quatorzaine sur la base de Creil ne les enchantait pas, ce que l'on peut comprendre. Il a donc fallu trouver des endroits pouvant servir de sas de décompression avant leur retour dans leur famille.

M. Olivier Paccaud. - Je suis très heureux que nous puissions vous entendre aujourd'hui. L'Oise est le premier département à avoir été touché par la crise, le premier où une personne est décédée. Aujourd'hui, le bilan y est d'environ 420 morts. Au coeur de ce département, la BA 110 de Creil est un théâtre particulier.

Vous nous avez apporté des éléments relatifs à la situation postérieure au 26 février. Pour ma part, c'est la période du 31 janvier au 26 février qui m'intéresse.

Je dois vous dire que beaucoup d'habitants ou d'élus de l'Oise sont devant leur écran, parce qu'ils se posent beaucoup de questions. Il y a eu des rumeurs. Peut-être faut-il les déconstruire, mais il est également nécessaire d'apporter quelques réponses très précises, très factuelles, certains faits demeurant aujourd'hui dans le flou.

Nous avons reçu en fin de matinée le rapport provisoire consécutif aux investigations sollicitées par la direction générale de la santé sur le cluster de l'Oise. Ce rapport est riche d'enseignements, mais aussi de lacunes. Vous nous permettrez peut-être d'y voir un peu plus clair.

Premièrement, je veux revenir sur le rapatriement des Français de Wuhan. Le 31 janvier, un Airbus militaire A340 rapatrie 193 Français de Wuhan. 18 militaires de l'escadron Estérel, dont les installations sont situées sur la base aérienne de Creil, les accompagnent. Les militaires sont accueillis à Istres par Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé. Les 193 passagers sont placés en quatorzaine dans un centre de vacances, à côté de Carry-le-Rouet. Les mesures sont strictes : ils sont tous testés, à plusieurs reprises. Les militaires sont quant à eux invités à retourner chez eux, dans des conditions qui méritent d'être précisées. Ils ne sont pas placés à l'isolement. Dans l'édition du 28 février d'Aujourd'hui en France, une source militaire déclarait qu'« aucun n'a été placé en quarantaine, seulement en permission - c'est le mot utilisé - de 14 jours à leur domicile, mais sans contrôle de leurs allées et venues, pas plus que de celles de leur famille ». Peut-être aurait-il été plus prudent de prendre à leur endroit les mêmes précautions que pour les rapatriés.

Les militaires de la mission et leur famille ont-ils été testés ? La ministre a affirmé qu'ils l'avaient été. D'autres sources, dont vous, ont affirmé l'inverse. Dans l'édition du 2 mars du même journal, vous avez ainsi déclaré : « ils n'ont pas eu de test biologique mais ont suivi des contrôles réguliers durant la période d'incubation et n'ont depuis développé aucun symptôme. » Toutes les sources et tous les témoins que j'ai pu consulter - ils sont nombreux - me laissent penser que c'est vous qui avez raison.

Deuxièmement, on nous a dit que les militaires qui étaient allés à Wuhan n'étaient pas repassés par la base. Le confirmez-vous ? Combien d'entre eux ont un conjoint qui travaille sur la base et qui a continué à y travailler ? Combien avaient leur logement sur la base ? Il semble qu'il y en ait. Avaient-ils reçu des consignes particulières, comme de ne pas manger au mess ?

Il existe une relation physique évidente entre les militaires de Wuhan et la BA 110. Vous avez évoqué les 16 cas positifs qui se sont déclarés entre le 26 février et le 3 mars, mais l'enquête épidémiologique n'a pas pu établir ce lien. Elle conclut de façon très floue que l'hypothèse ne peut pas être totalement démontrée. Il y a une raison très simple à ce flou : ce ne sont pas les épidémiologues de l'ARS ou du ministère de la santé qui ont mené l'enquête, mais le SSA. Vous évoquez un contact quotidien. Dans le document, on nous parle de deux réunions téléphoniques en un mois.

On ne peut qu'avoir des suspicions sur la présence du virus sur la base, mais il importe de savoir si c'est à partir de celle-ci qu'il s'est répandu ailleurs, notamment dans le deuxième cluster de l'Oise, Crépy-en-Valois - il y a eu 21 cas au lycée Jean-Monnet. Or il y a un lien direct entre ce lycée et la base aérienne de Creil : des matelots du bâtiment de commandement et de ravitaillement (BCR) Somme avaient un partenariat citoyen avec une classe du lycée. Ces 8 matelots sont venus dans le lycée les 5 et 6 février. Ils y ont déjeuné les deux jours. Le 5 février au soir, ils sont allés dîner dans un restaurant de la ville. Ils ont été accueillis par des professeurs. Me confirmez-vous que ces 8 matelots sont bien allés au lycée Jean-Monnet et qu'ils avaient dormi sur la base aérienne de Creil les 4 et 5 février ? Il est stupéfiant que cela ne figure en aucun cas dans le document émanant de l'ARS, qui a mobilisé six épidémiologistes.

Dans les questions qui ont pu être posées à certains malades, on a bien cherché qui avait pu être au contact des cas positifs en aval, mais pas en amont. On n'évoque jamais ce lien entre la base aérienne et le lycée. Or, dans l'Oise, notamment à Crépy-en-Valois, beaucoup le connaissaient... Y a-t-il eu transmission par l'intermédiaire de ces matelots ? On ne peut que se poser la question. Aviez-vous transmis des consignes de sécurité aux matelots ?

Troisièmement, après le rapatriement de Wuhan, avez-vous reçu des consignes particulières de la part de votre hiérarchie ? La ministre des armées, qui twitte régulièrement, n'a pas twitté sur le coronavirus avant le 28 février. Elle évoque les préconisations qui vous ont été transmises. Avez-vous vraiment reçu des instructions précises ?

Quoi qu'il en soit, avez-vous pris des initiatives particulières entre le 31 janvier et le 28 février ? Pensez-vous avoir pris toutes les précautions nécessaires pour éviter une diffusion du virus ? Cette problématique ne vous est pas étrangère, les membres de l'escadron Estérel pouvant y être confrontés sur certains théâtres d'opérations.

Mme Victoire Jasmin. - Vous avez évoqué la présence d'épidémiologistes sur le site de Creil. Vous avez également indiqué que les personnes qui étaient atteintes du virus avaient la possibilité de se faire tester sur place.

Parmi ces épidémiologistes, y avait-il des biologistes ? Quels types de prélèvements ont été pris en charge ? Avez-vous bénéficié de l'aide de Santé publique France ?

Colonel Bruno Cunat. - Avant même le vol de Wuhan, nous n'avions pas pris de mesures actives sur la base, parce qu'il n'y avait alors pas d'épidémie. Nous suivions bien sûr la situation sanitaire en France. La grille de lecture pour alerter sur un potentiel cas de Covid-19 était la même que dans le civil : soit un retour de Chine ou de zone à risques, soit un contact avéré avec un cas positif. C'est ce qui explique d'ailleurs la détection tardive des premiers cas, notamment dans les CHU.

Ensuite a débuté la phase de préparation du vol de Wuhan. Il y a une petite confusion sur les chiffres : ce sont 180 ressortissants français de Wuhan que nous avons rapatriés. Ces derniers ont été accompagnés, dans l'avion, par 13 personnels du ministère des solidarités et de la santé et du ministère de l'Europe et des affaires étrangères - experts en biologie, en procédures douanières... - pour faciliter l'embarquement. S'y sont ajoutés 14 personnels navigants de l'Estérel, 3 auxiliaires sanitaires en renfort et un mécanicien navigant de la société de maintenance.

Il a fallu monter la mission. C'est le SSA qui était à la manoeuvre, mais nous avons suivi l'affaire. Les experts sont montés à bord pour former l'équipage, qui portait des équipements de protection - masques, gants, lunettes et surblouses - pour l'accueil et la montée des 180 passagers. L'avion s'est posé à Wuhan, mais les personnels ne sont pas sortis de l'avion. On a vérifié que les ressortissants français étaient asymptomatiques. Ils étaient tous équipés de masques. Ils ont été installés dans une zone de l'avion à distance de sécurité des experts présents à bord et du personnel navigant. C'est ce qui a fait dire au SSA que nos personnels navigants n'étaient pas à risque, puisqu'ils étaient équipés, à distance de sécurité de personnes qui n'étaient pas symptomatiques et qui ont été testées négatives deux fois.

Le vol retour s'est déroulé sans encombre. Aucun passager n'a été malade. Il n'y a donc pas eu de contacts directs avec les ressortissants, qui, à Istres, ont été testés une dernière fois avant de partir en confinement à Carry-le-Rouet. Mes personnels navigants ont eu pour consigne de prendre leur température deux fois par jour pendant 14 jours et sont repartis chez eux. Ils n'ont pas été testés.

Les deux personnels de l'Estérel qui ont été testés après coup avaient des liens indirects avec des personnels du GSBdD. Nous voulions absolument nous assurer qu'ils étaient négatifs, ce que le test a confirmé. Les militaires du rang, qui n'ont pas beaucoup d'argent et qui logent sur la base, ont été mis en chambre individuelle. Ils prenaient leurs repas dans une salle dédiée, sans pouvoir aller au mess.

M. Olivier Paccaud. - Ils n'y allaient jamais ?

Colonel Bruno Cunat. - Je ne peux pas vous le garantir, mais c'est la consigne qui a été donnée.

Et en tout état de cause, ils ont été mis au repos, le vol ayant été assez éprouvant puisqu'il a duré quasiment 24 heures. Je veux encore une fois leur rendre hommage, parce qu'ils ont, dans un contexte assez incertain, réalisé leur mission avec rigueur. Ce ne sont pas des spécialistes du service de santé, mais ils se sont très bien adaptés. Ils n'ont pas développé de symptômes par la suite.

Je ne peux pas vous dire combien ont un conjoint qui travaille également sur la base. Je vous le communiquerai ultérieurement.

M. Olivier Paccaud. - Parmi les 18 personnels, combien étaient sur la base ?

Colonel Bruno Cunat. - Je ne le sais pas exactement. Je vous transmettrai les chiffres.

L'étude épidémiologique a été faite conjointement entre les épidémiologistes du SSA et les épidémiologistes civils. Ces derniers se sont assez rapidement orientés vers un possible lien de Crépy-en-Valois avec la base. Or les premiers symptômes des malades de Crépy sont apparus entre le 14 janvier et le 1er février, donc avant le vol de Wuhan, ce qui plaide pour une contamination depuis Crépy vers la base.

Je n'ai pas eu beaucoup d'informations sur les matelots qui ont dormi sur la base. Cela dit, je ne doute pas que ce que vous dites est vrai... En revanche, ils n'ont pas eu de contacts directs avec les personnels initiaux du cluster du GSPdD, avec les premiers malades de la base, puisqu'ils étaient en chambre. Ils sont ensuite partis directement à Crépy. Ils n'ont fait qu'un aller-retour sur la base pour la nuit.

Pour ce qui est des consignes du ministère des armées, je suivais les consignes du SSA, qui apportait l'expertise épidémiologique. J'ai pris les devants sur le plan opérationnel, dans la mesure où, dès le samedi 29 février, voyant que le cluster était confirmé et qu'il fallait assurer les missions vitales de la base, j'ai demandé à l'état-major de l'armée de l'air de passer tout de suite en effectifs restreints et en confinement. Certaines de nos unités sont ainsi descendues à quasiment 20 % ou 30 % de leurs effectifs dix jours avant le passage des armées en effectif minimum. Dès le week-end, l'état-major me donne son accord. Ne reviennent le lundi que les personnes de la première bordée, pour réaliser les missions prioritaires. Dès la semaine précédente, j'avais demandé à mes commandants d'unité de préparer leur plan de contingence en vue d'un passage en effectifs réduits dès le lundi. Ont alors surgi toutes les questions relatives au télétravail, au statut du personnel à domicile. Cela a servi de retour d'expérience pour les autres bases.

Nous avons évidemment consenti un gros effort sur l'Estérel. Dès l'apparition du cluster, beaucoup de missions ont été annulées, mais certaines devaient absolument être effectuées, en particulier des relèves d'opérations extérieures, notamment dans les territoires d'outre-mer. Nous avons très rapidement développé, avec l'armée de l'air, une doctrine de protection des personnels de l'Estérel : port du masque en permanence, fin des services à bord - ils ne servent plus à manger, une bouteille d'eau est prépositionnée sur le siège... Les passagers qui n'ont pas été testés sont séparés de ceux qui l'ont été, pour éviter les interactions.

Tout cela, je ne l'ai pas fait uniquement localement. Je l'ai fait en coordination étroite avec les experts en santé et l'état-major de l'armée de l'air, pour que ces procédures soient appliquées in fine dans toutes les flottes de transport, au-delà des Airbus de l'Estérel
- l'A400M, les ravitailleurs d'Istres, les C-130, etc.

Je vous confirme, madame Jasmin, que la chaîne de prélèvements repose sur des tests PCR laryngo-pharyngés. Cette chaîne a été mise en place grâce à l'expertise d'épidémiologistes et de deux médecins de l'Institut de recherche biomédicale des armées (Irba), qui ont une vraie habitude de la virologie, avec une capacité de 15 à 20 tests par jour, à destination des personnels présents sur la base. Les personnels confinés à domicile ont été envoyés dans un CHU ou aux urgences pour être testés dans le milieu civil.

C'est le service de santé des armées qui a monté de A à Z la chaîne de tests sur la base. Nous étions entièrement autonomes.

M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez donc pas eu de relations avec Santé publique France ?

Colonel Bruno Cunat. - Non. Le dialogue avait surtout lieu entre épidémiologistes civils et militaires.

M. René-Paul Savary, président. - Localement, vos échanges avec la sphère civile passaient plutôt par le préfet que par l'ARS ?

Colonel Bruno Cunat. - Oui. Dans mes fonctions de délégué militaire départemental, mon point d'entrée unique était le préfet et son directeur de cabinet, qui ventilaient les informations, notamment vers l'ARS.

M. René-Paul Savary, président. - Est-ce le lien habituel entre l'armée et les territoires ?

Colonel Bruno Cunat. - Oui, c'est le lien privilégié du délégué militaire départemental.

M. René-Paul Savary, président. - L'exemple est intéressant.

Mme Jocelyne Guidez. - Vous avez déclaré qu'il fallait s'entraîner à tous les scénarios. Que pensez-vous de la mise en place, tous les ans, voire tous les deux ans, d'un exercice de simulation, sur toutes les bases et concernant tout le personnel, d'une situation précise - une pandémie par exemple -, avec un objectif pédagogique ou d'évaluation de la prise de décisions ?

Colonel Bruno Cunat. - Une situation de pandémie fait effectivement partie des scénarios que nous pourrions envisager pour un exercice. La crise actuelle montre que les crises biologiques font intervenir un nombre très élevé d'acteurs. L'exercice serait donc bénéfique s'il était interministériel. Il serait utile de tester les connexions et les procédures en interministériel, via la préfecture.

Sur la base, nous avons d'assez bonnes connexions avec les forces de sécurité intérieure : nous nous entraînons régulièrement avec la gendarmerie, la police, les pompiers. Le SDIS vient régulièrement s'entraîner sur la base. En revanche, nous n'avons pas encore développé d'exercice avec des services de décontamination civils, comme le SAMU. Cela peut-être une voie d'amélioration.

M. Damien Regnard. - Comment avez-vous été appelés dans la chaîne ? Est-ce le ministère de l'Europe et des affaires étrangères qui vous a sollicités ?

J'ai suivi d'assez près le rapatriement d'un certain nombre de compatriotes. Il me semble qu'il y a aussi eu une évacuation assez discrète de civils depuis la République démocratique du Congo (RDC). Des mesures spécifiques ont-elles été prises pour cette opération ?

Y a-t-il eu d'autres évacuations de ressortissants français ? Les procédures sanitaires ont-elles évolué à la suite de ce qui s'est passé ?

Colonel Brunot Cunat. - En ce qui concerne l'évacuation du Wuhan, le 31 janvier, nous avons en effet répondu à la demande du ministère des affaires étrangères et du ministère de la solidarité et de la santé. Cette demande a été traitée directement à l'état-major des armées, par le centre de planification et de conduite des opérations, qui a transmis la mission à l'armée de l'air et au SSA pour assurer l'appréciation santé, le respect des procédures et la coordination avec les experts du ministère de la santé présents à bord. Nous étions des exécutants, notre rôle était seulement de décoller et d'aller chercher nos ressortissants.

Vous évoquez un rapatriement qui a eu lieu dans les semaines suivantes, depuis la République centrafricaine (RCA), et non la République démocratique du Congo. Nous avions alors mis en place les protocoles que j'ai évoqués précédemment en matière d'équipement et de ségrégation des passagers. La leçon que nous avons tirée de ces vols est qu'il importe de s'assurer de l'historique de santé des gens que l'on embarque ; comment le fait-on à l'étranger ? Comment savoir si tel passager a été placé en quatorzaine ? Comment en être sûr ? Est-ce déclaratif ou basé sur une validation officielle ? C'est une difficulté à laquelle nos commandants de bord de l'escadron Estérel ont dû faire face, ils ont placé à l'isolement les passagers dont ils n'étaient pas certains de l'historique.

M. René-Paul Savary, président. - Les procédures militaires sont donc très différentes des procédures civiles !

M. le colonel Brunot Cunat. - Je ne parle que du volet militaire, je ne me permettrais pas de juger des procédures civiles.

M. René-Paul Savary, président. - Les marins du BCR Somme qu'évoquait notre collègue ont-ils été testés ensuite ? Ont-ils déclaré la maladie ?

Colonel Brunot Cunat. - Ces marins ne sont jamais apparus dans mon radar, non plus que dans les remontées sanitaires, je vais me renseigner auprès du SSA.

M. Olivier Paccaud. - Ils n'ont pas été malades. Un professeur d'histoire-géographie est allé les voir à Brest ; ils n'ont pas été malades, mais ont pu être porteurs sains.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie de vos réponses à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 35.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 16 h 25.

Audition de Mme Andrea Ammon, directrice du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC)

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Andrea Ammon, directrice du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC).

Il s'agit pour nous de revenir sur le rôle de cet organisme et sa place dans la coopération européenne au cours de la gestion de la crise sanitaire.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, retenu dans son département.

Je vais donner à notre intervenante un temps de parole d'environ 10 minutes avant de passer aux questions des rapporteurs, puis de nos commissaires.

À toutes fins utiles, je rappelle à tous que le port du masque est obligatoire et je vous remercie pour votre vigilance.

Mme Andrea Ammon, directrice du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. - L'ECDC a été créé en 2005, à la suite de l'épidémie du SARS en 2003. Sa mission est d'identifier, d'évaluer et de communiquer sur les risques que font peser les maladies infectieuses sur la santé humaine ; nous ne couvrons donc pas tout le champ de la santé publique. En outre, la gestion des maladies reste de la compétence des États membres. Nous nous basons sur les preuves disponibles et nous permettons aux États membres d'apporter leurs réponses, il leur revient en effet de décider d'utiliser ou non nos recommandations. Certains les suivront de près, d'autres feront des choix différents, c'est ainsi.

S'agissant de surveillance, nous fonctionnons sur deux piliers : l'un est la notification par les États membres des maladies observées dans leur pays, par le biais d'une législation spécifique, parfois avec retard ; l'autre est la veille épidémiologique qui nous conduit à surveiller dans les médias ou sur les réseaux sociaux les rumeurs de maladies et tous types d'événements inhabituels, afin de déterminer les mesures à prendre.

Une autre partie de nos attributions est l'assistance à la préparation des États membres à l'aide d'exercices, de simulations, d'outils de classement des risques et de comptes rendus transmis par les gouvernements en cas de menaces à la santé publique sur leur territoire. Notre système de réponse et d'avertissement précoce nous permet de mettre les États membres en relation entre eux pour échanger des informations sur des événements et sur des mesures prises ou à prendre, c'est précieux dans une situation comme celle que nous connaissons.

Nous renforçons nos capacités en matière de surveillance des épidémies ainsi que notre niveau de préparation, de manière à apporter une réponse efficace. Enfin - c'est important -, nous développons des efforts en matière de communication.

Une grande part de notre travail consiste à identifier et à évaluer rapidement les risques apparus dans les États membres, mais aussi en dehors de l'Europe, et qui pourraient concerner les citoyens européens. Nous identifions les dangers d'importation de maladies en Europe par un voyageur de retour de l'étranger ou par un étranger de passage.

Pour le Coronavirus nous avons fait tout cela. Nous avons d'abord essayé d'apprendre des foyers infectieux de pneumonie, les clusters, en décembre 2019. En janvier, l'agent infectieux a été identifié comme étant le nouveau coronavirus. Nous avons alors publié onze mises à jour de notre évaluation des risques, car nos connaissances étaient limitées au début, mais ont été actualisées à chaque fois que des données étaient disponibles. Nous avons également fourni des recommandations aux États membres en matière de gestion des risques et de préparation du secteur de la santé dans les hôpitaux comme dans les maisons de retraite.

Début janvier, nous avons connu les premiers cas en Europe, nous avons mis en place un protocole de surveillance, et nous avons conseillé les États membres en matière de tests et de recherche de cas contacts ainsi que sur la manière dont les professionnels de santé en première ligne pouvaient gérer cette crise sanitaire. Nous avons également fourni des conseils sur les voyages, sur les écoles, sur les centres de réfugiés, sur tous les cadres dans lesquels le coronavirus a eu un impact important.

Aujourd'hui, nous nous préparons avec les États membres à la saison hivernale, s'agissant notamment de la cohabitation de la grippe saisonnière et d'autres virus saisonniers avec le coronavirus. Que faut-il mettre en place en matière de tests et de surveillance épidémiologique pour effectuer un suivi de tous ces virus en même temps ?

La situation actuelle en Europe est la suivante. Nous avons donc connu un pic en avril, suivi, grâce aux mesures prises par les États membres, d'un déclin de 80 %. Nous étions descendus à 20 % des cas identifiés au 9 avril. Depuis six ou sept semaines, nous constatons une nouvelle augmentation des cas dans la plupart des pays, mais pas uniformément sur le territoire. Partout, les situations épidémiques diffèrent selon les zones.

En outre, les plus jeunes sont affectés et les taux d'hospitalisation sont plus bas, parce que ces personnes développent des formes moins sévères, c'est une différence par rapport à la situation de mars ou d'avril. Dans quelques pays, toutefois, cette résurgence touche également des personnes plus âgées, ce qui induit des taux d'hospitalisation plus élevés. Nous entrevoyons des mesures régionalisées dont nous ne connaissons pas les fruits. J'ai l'espoir que les pays qui ont appris de l'expérience vécue en mars et en avril réagiront plus tôt, afin que l'on ne retrouve pas les taux que nous avons connus alors.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Une question sur les harmonisations entre pays : au moment de l'expérience italienne, vous indiquez avoir donné des consignes particulières aux autres pays pour tirer les leçons de ce que vivait alors ce pays. La France vous a-t-elle alerté sur les difficultés d'approvisionnement en équipements de protection ? N'aurait-il pas fallu opérer une commande européenne globale en masques, en tests ou en réactifs pour éviter les tensions qui se sont produites ?

Vous donnez des conseils, comment expliquez-vous les discours très différents tenus d'un pays à l'autre et le fait que les agences nationales sanitaires ne communiquent pas toutes de la même manière ? Comment construire un discours commun ?

Enfin, sur la recherche, comment expliquer l'échec relatif de l'essai Discovery, qui n'a rien fédéré au-delà de nos frontières ? D'autres pays ont-ils connu, comme la France, des controverses entre experts scientifiques ?

Mme Andrea Ammon. - Sur l'harmonisation, nous avons proposé aux États membres en février différents scénarios dans lesquels étaient décrites les mesures à prendre, mais il a fallu du temps pour que chaque pays identifie le scénario dans lequel il se trouvait ; l'un décrivait des foyers locaux, d'autres une transmission globale. Le développement de l'épidémie semblait aller vers ce second cas de figure, dans laquelle on ne pouvait pas déterminer le point de départ de la chaîne de transmission. Dans cette situation, nous avons dit qu'il fallait tester les personnes contact, isoler les cas, et procéder à des quarantaines. La distanciation physique devait être maintenue, ce qui a mené à ce que les pays interdisent d'abord les grands rassemblements puis prennent peu à peu des mesures de fermeture des écoles et des commerces, jusqu'à ce que la population ne puisse plus sortir que pour les achats de première nécessité. Une évaluation locale a été menée : ces questions sont de la responsabilité des États membres, voire, pour certains, des échelons locaux.

En ce qui concerne les équipements de protection, il aurait été possible de procéder à des achats groupés ; la Commission européenne pouvait le faire, mais il aurait fallu pour cela que les États membres se manifestent et indiquent la quantité requise. Ils auraient alors pu recevoir les produits. Cela a été mis en oeuvre, et nous avons eu des indications de la part de certains pays sur des réactifs ou des consommables pour les tests.

En janvier, nous avons demandé aux États membres s'ils s'attendaient à connaître une pénurie, mais ceux-ci n'avaient pas anticipé qu'ils en subiraient une, parce que l'augmentation des cas a été très rapide. C'est un enseignement : il est préférable de disposer d'un stock important de produits et de médicaments essentiels, la pénurie ayant également touché certains médicaments dans les services de soins intensifs.

Nos conseils étaient les mêmes pour tous les pays, mais ceux-ci peuvent choisir de retenir ce qui leur semble pertinent par rapport à leurs situations spécifiques. En mars, celles-ci étaient différentes : en Italie, par exemple, certaines régions connaissaient une augmentation très importante des cas alors que, dans d'autres, l'épidémie était plus sporadique. Les situations différant, les réactions n'ont pas été identiques.

Nous n'avons rien repéré de spécifique à la France en matière de décalage entre les conseils émis et ce qui a été retenu et mis en oeuvre, ni rien de spécifique au coronavirus, d'ailleurs. Je travaille dans ce domaine depuis vingt-cinq ans et je peux vous dire que ça se passe comme cela à chaque fois.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Je précise mes questions : la France a lancé l'essai Discovery avec l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l'a ouvert à plusieurs pays ; or les patients entrés dans les essais ont été quasiment exclusivement des Français. Selon vous, comment expliquer cet échec à l'ouverture hors de France ?

Par ailleurs, nous connaissons beaucoup de controverses entre scientifiques, sur le port du masque ou les traitements, sur l'utilisation de l'hydroxychloroquine, par exemple, qui déstabilisent la population, d'autres pays font-ils également cette expérience ?

Enfin, en réponse à vos conseils, la France a-t-elle indiqué dès le départ que tout allait bien ? À quel moment a-t-elle fait savoir qu'elle avait besoin de quelque chose ?

Mme Andrea Ammon. - Discovery était un des essais cliniques qui a été mis en place. Au début il existait une forme de concurrence entre les différents essais dont l'effet a été que la plupart d'entre eux se sont révélés trop petits pour donner des résultats probants. Cette question ne fait pas partie de nos attributions, mais nous avons dit que, quand des thérapies préexistantes pouvaient être testées avec tous les contrôles nécessaires, une cohorte de patients suffisamment importante pour permettre l'interprétation était nécessaire. Il a semblé, au début, qu'il était également plus pertinent de privilégier une étude multinationale, donc nous avons voulu intégrer des patients de différentes nationalités, mais les cohortes étaient trop faibles.

L'hydroxychloroquine est un traitement utile pour certaines pathologies, mais les essais cliniques n'ont mis en évidence aucun effet sur le coronavirus, c'est l'exemple typique d'une piste prometteuse qui ne s'est pas révélée probante. Les pratiques établies exigent, en outre, de procéder à des essais cliniques randomisés contrôlés en double aveugle, c'est cela qui permet d'évaluer l'efficacité et l'innocuité d'une thérapie.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Vous avez déclaré à plusieurs médias que l'Europe devait se préparer à une deuxième vague, laquelle ne serait pas nécessairement désastreuse. Que signifie « désastreuse » à vos yeux ? Pourrait-on connaître un nouveau confinement ou saurons-nous l'éviter ? À combien estimez-vous le taux d'immunité de la population en Europe à ce jour ?

Enfin, estimez-vous que nos hôpitaux sont prêts pour faire face à cette deuxième vague ? Disposons-nous des stocks de médicaments nécessaires ?

Mme Andrea Ammon. - On m'a posé cette question à de très nombreuses reprises : la notion de deuxième vague vient de la grippe, mais, dans le cas de nouveaux pathogènes, on observe souvent un premier pic, un déclin puis une résurgence. Il y a un débat sur ce que nous connaissons aujourd'hui : s'agit-il d'une résurgence limitée ou du début d'une deuxième vague ? La notion de vague est toutefois trompeuse, car elle suggère que le virus disparaîtrait entre deux vagues ; or ce n'est pas le cas. Après le premier pic, au printemps, les gens ont cru que c'était fini et que l'on pouvait revenir à la normale, c'est pourquoi j'ai toujours dit que le virus n'avait pas disparu et que, dès que nous nous relâcherions, il reviendrait. On assiste donc à une résurgence et, à mon sens, nous connaîtrons ces fluctuations jusqu'à la diffusion d'un vaccin efficace.

Sur l'immunité, nous n'avons pas encore de réponses à toutes nos questions ; nous avons beaucoup appris, mais pas tout. Elle est mesurée par les anticorps, des protéines que le corps produit quand il est en contact avec un virus ou une bactérie et que l'on peut mesurer. Lorsque les tests pour le faire ont été validés, des études ont été menées, dont les résultats ont été décevants : une très faible proportion de la population a été en contact avec le virus, 5 % à 10 %-15 %, avec très peu de zones, très localisées, excédant 20 %. Cela signifie que la majorité de la population n'est pas immunisée. C'est pourquoi les mesures de précautions, le lavage des mains, le port du masque doivent être maintenues, pour se protéger soi-même et protéger les autres.

S'agissant de la préparation des hôpitaux, nous savons rétrospectivement qu'il s'agit d'un maillon essentiel. Il faut veiller à la capacité à augmenter le nombre de lits et de professionnels de santé disponibles : que se passerait-il si des membres des équipes médicales tombaient malades ? Tous les pays n'ont pas su intensifier les capacités, certains d'entre eux ont pu libérer des lits en reportant les opérations non essentielles, d'autres ont érigé des hôpitaux de campagne. Nous devons garder à l'esprit ces solutions pour être prêts à les mettre en oeuvre si cela devenait de nouveau nécessaire dans les mois qui viennent. À l'heure actuelle, il n'y a pas de débordement des systèmes de santé, les hôpitaux peuvent encore gérer les cas. Une autre dimension de la préparation concerne les stocks de produits - médicaments, produits, respirateurs, équipements de protection.

Tels sont les deux piliers de la préparation du milieu hospitalier. J'espère que les pays membres ont appris de ce que nous avons vécu et que nous ferons mieux en matière d'achats groupés, mais cela prend du temps, il faut donc anticiper.

M. Damien Regnard. - Merci de votre présentation. Je suis désespéré par la réponse européenne : Kissinger disait « si vous voulez appeler l'Europe, quel est le numéro ? » Le gouvernement français indiquait que l'Europe n'était pas chargée de la politique de santé, mais je suis ravi de voir que l'ECDC existe !

À quelle date avez-vous commencé à vous inquiéter de la situation ? L'Europe a-t-elle pris la situation italienne suffisamment au sérieux ? N'aurions-nous pas pu faire mieux ? Votre rôle principal est de donner des conseils, la France a-t-elle suivi vos recommandations ?

Comment jugez-vous la situation en France aujourd'hui ? Quelle est votre perception de la réponse européenne à la covid, par rapport à l'Asie, par exemple ? Il s'agit d'une des premières situations de pandémie depuis la création de l'ECDC, quelles leçons avons-nous apprises ? Quelles sont les pistes d'améliorations ?

Quel est le rôle de l'ECDC au regard de l'OMS ?

Enfin, l'Union européenne et ses États membres n'ont pas été des modèles de cohésion, comme en témoignent les choix opérés en matière de trafic aérien ou de confinement. Comment améliorer cela ?

Mme Angèle Préville. - Quand avez-vous fait des recommandations aux pays européens et à qui les adressez-vous ? Aux ministères de la santé, sans doute, mais les avez-vous envoyés à tous les pays ? Les États membres vous informent-ils des choix qu'ils font après les avoir reçues ? Avez-vous préparé des recommandations à partir du moment où des cas se sont produits en Italie ? Vous nous avez indiqué que vous travailliez à partir des notifications des États membres ; est-ce que ce qui s'est passé en Chine avait déjà provoqué une réaction et l'envoi de recommandations ? Concrètement, avez-vous conseillé le port du masque, l'organisation de tests, le confinement ? À partir de quand ?

Comment, enfin, vous emparez-vous de la question des commandes, notamment sur l'obtention de masques en période de pénurie alors que l'on recommande à sa population d'en porter ?

Mme Victoire Jasmin. - Un budget communautaire est-il prévu pour la recherche et l'innovation ? Si tel est le cas, à combien s'élève-t-il ? Menez-vous des études comparatives sur la performance et la sensibilité des tests qui sont sur le marché ? Il s'agit aujourd'hui de tests naso-pharyngés, les tests salivaires français ne sont pas encore commercialisés en France, alors qu'ils seraient plus simples. Quels conseils pouvez-vous donner à ce sujet ?

Envisagez-vous de faire de la recherche clinique à l'échelle de l'ensemble des États membres de l'Union européenne ?

Mme Andrea Ammon. - L'Union européenne n'est en effet pas chargée de la santé, laquelle relève des États membres.

Nous avons commencé à être préoccupés quand les caractéristiques du virus ont été connues, étape par étape. Au début, celui-ci était lié aux marchés d'animaux vivants, nous supposions donc qu'il s'agissait d'une zoonose. Il est devenu clair qu'il y avait transmission d'humain à humain, puis que les personnes asymptomatiques étaient contaminantes, ce qui a été confirmé mi-février. Nous avions alors élaboré des scénarios intégrant différents modes de transmission. En effet, un nouveau virus transmis par des porteurs asymptomatiques est très difficile à contrôler, car lorsque l'on a connaissance d'un cas, toutes les personnes contacts sont peut-être déjà infectées. Nous essayons donc souvent de rattraper notre retard.

Début février, j'étais à Bruxelles, une semaine après que des mesures très restrictives ont été prises en Chine. Au Parlement européen, on me disait qu'il ne serait jamais possible de faire cela en Europe. C'est, à mon sens, la situation en Italie qui a démontré qu'il s'agissait d'un virus sérieux appelant des mesures draconiennes. Quand les Italiens ont mis en place des mesures comparables à celles de la Chine, il a sans doute été plus facile pour d'autres pays de suivre son exemple, mais il a fallu que l'Italie soit touchée pour que l'on prenne conscience que cela ne concernait pas seulement la Chine. Cela relève de la responsabilité des États, nous n'avons donc pas de mandat qui nous permette d'évaluer ce que ceux-ci mettent en oeuvre. Je ne me lancerais donc pas dans cette sorte d'audit.

S'agissant du manque de cohésion, ce que vous avez dit est exact, mais j'ai l'impression que l'on en a pris conscience. Au début, la première réaction de la plupart des pays a été de s'occuper de soi-même d'abord, mais l'on s'est rendu compte que l'on ne pourrait réussir isolément et qu'il fallait savoir ce que les autres mettaient en oeuvre. Il était important que nous comprenions qu'il s'agissait d'un problème commun et que nous essayions de le contrôler ensemble. Après cette prise de conscience, il faut que les pays se coordonnent, voire qu'ils s'alignent, malgré leurs organisations différentes. La coordination doit donc être suffisamment souple. À mon sens, la volonté est plus claire maintenant, mais le besoin est toujours présent d'évaluer nos propres situations respectives et de décider nous-mêmes des mesures appropriées.

Contrairement à ce que vous indiquez, il ne s'agit pas de la première pandémie : la grippe de 2009 a fait craindre à tout le monde une épidémie très grave, qui a finalement été modérée. C'est, en revanche, la première pandémie sérieuse, non pour l'ECDC, mais pour l'Europe.

Nous travaillons en étroite collaboration avec l'OMS, qui a un mandat sur les maladies infectieuses et à laquelle appartient également chaque État membre de l'ECDC. Nous coordonnons donc nos recommandations, parce que des différences pourraient susciter de la confusion. Parfois, l'action de l'OMS en Europe, soumise aux procédures internationales, prend un peu de temps, nous essayons donc de déterminer la direction qu'elle prendra pour réduire ce délai.

Nos interlocuteurs sont les instituts de santé publique des États membres et les ministères de la santé, nos documents sont discutés au sein d'un comité de sécurité sanitaire dans lequel les autorités sanitaires des États membres sont représentées, de sorte qu'elles soient pleinement avisées et puissent apporter leur contribution. Les États membres rapportent les mesures qu'ils mettent en place, par exemple, en matière de réponse précoce.

La mesure de l'efficacité des tests n'entre pas dans nos attributions, nous ne disposons pas de laboratoires, mais nous observons les tests qui apparaissent et nous formulons des recommandations. Il s'agissait au début de tests naso-pharyngés, mais il existe maintenant des tests salivaires, plus faciles à utiliser pour les patients comme pour les médecins. Nos collègues nous ont indiqué que ces tests apparaissaient comme aussi fiables que les tests PCR sur prélèvement naso-pharyngé.

De même, les essais cliniques ne font pas partie de nos attributions, mais il existe un consortium de recherches cliniques qui a été mis en place dès janvier ou février et qui est très impliqué dans ces essais.

M. René-Paul Savary, président. - Vous évoquez des tests salivaires, mais nous n'en utilisons pas en France. D'autres pays en disposent-ils ?

Mme Andrea Ammon. - Ces tests sont récents et je ne crois pas qu'ils soient encore présents partout, mais des collègues norvégiens nous ont indiqué avoir comparé leurs résultats à ceux des tests naso-pharyngés et avoir constaté que ceux-ci étaient identiques. Ils ont vocation à être plus utilisés à l'avenir.

M. René-Paul Savary, président. - Où les trouve-t-on ?

Mme Andrea Ammon- Je ne sais pas, des collègues norvégiens ont spécifiquement évoqué cela, je ne sais pas à quel point ils sont déjà utilisés, mais ils vont l'être.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Pourrez-vous répondre par écrit de manière factuelle aux questions concernant le moment auquel la France a reçu vos recommandations et les retours que vous avez eus de sa part depuis janvier ?

M. Damien Regnard. - Je vous ai demandé quand précisément avez-vous entendu parler de cette pandémie et vous m'avez répondu sur la transmission et la propagation, mais sans avancer de date, sinon mi-février. Début janvier, la France et d'autres pays européens fermaient leurs établissements scolaires en Asie, et rapatriaient leurs ressortissants. Des cas ont été identifiés en France dès janvier. J'espère que vous avez été saisis de cette information avant mi-février, quand la pandémie était déjà connue en Europe.

Deuxième question : pouvez-vous avancer des éléments concrets sur ce que votre structure a appris de cette crise ? Chaque pays s'est replié sur lui-même, a fermé ses frontières sans concertation avec ses voisins, une multitude de politiques intra-européennes ont été mises en oeuvre, toutes différentes. Avons-nous appris ? Sommes-nous capables d'avoir des recommandations plus fortes de la part de l'ECDC ?

Enfin, les ministres de la santé de chaque pays siègent-ils avec vous, ou votre structure est-elle composée de fonctionnaires européens ?

M. René-Paul Savary, président. - Pouvez-vous répondre également sur le budget et le sens des recommandations envoyées, s'il vous plaît ?

Mme Andrea Ammon. - Nous allons vous envoyer par écrit les dates précises, cela remonte à janvier, mais je n'ai pas les dates précises en tête. Notre première évaluation de risque date du 17 janvier, alors qu'il n'y avait pas de cas en Europe. Nous vous enverrons une liste des différents documents que nous avons publiés.

J'ai dit dans mon propos introductif que nous avons appris l'existence d'un élément nouveau le 31 décembre, mais nous ne savions pas alors qu'il s'agissait d'un nouveau virus, cette information date du 9 janvier. À la fin du mois de janvier, l'OMS a décidé de parler de pandémie.

En ce qui concerne la France, je vous dirais quand nous avons été informés du premier cas en France, mais il me semble que c'était fin janvier.

Pour l'heure nous ne pouvons que proposer des options et les États membres sont libres de les suivre ou non, ce qui ne nous permet pas d'imposer un alignement entre pays. Sous la présidence allemande, il a été dit que le mandat et les compétences de l'ECDC avaient vocation à être modifiés pour imposer des recommandations plus strictes, la Commission européenne doit maintenant produire un document en ce sens dans la perspective d'une réunion en décembre.

Les États membres eux-mêmes ont exprimé leur désir que l'ECDC émette des recommandations plus fortes ; j'en serai heureuse, parce que nous rencontrons des difficultés chaque jour en raison des approches différentes des pays et cela a un impact sur les chiffres : nous comparons des données issues de différents systèmes de tests. Nos protocoles de surveillance ont été transmis très tôt, avant que les cas soient trop nombreux. J'appelle donc de mes voeux un mandat plus fort, mais ce n'est pas encore le cas.

Nous avons tiré comme enseignement que la manière dont nous procédons à la surveillance est actuellement entravée par le comportement des experts qui considèrent qu'ils ont d'autres priorités que de fournir des données à l'Union européenne. Le Conseil s'est accordé en juillet pour considérer que des ressources devaient être consacrées à la mise en place de solutions numériques pour la transmission d'informations et de données de manière à ne plus devoir passer par des experts chargés de saisir ces éléments. Il faut rationaliser nos processus. En outre, nous devrions disposer d'un plan pour l'Union européenne en lien avec les programmes des États membres.

Notre budget s'élève à 60 millions d'euros au total et nous avons 280 membres du personnel.

Enfin, nous travaillons avec des représentants permanents des États membres à Bruxelles, mais également au travers des contacts directs avec les ministères.

M. René-Paul Savary, président. - Merci, madame, de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 30.

Jeudi 10 septembre 2020

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 10 h 5.

Table ronde sur la politique de dépistage

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec cette audition consacrée à la politique de dépistage.

Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon, président, retenu dans son département.

Nous entendons ce matin le docteur François Blanchecotte, président du syndicat des biologistes médicaux, le professeur Bruno Lina, virologue au laboratoire des hospices civils de Lyon et membre du conseil scientifique et le professeur Philippe Froguel, endocrinologue et généticien, directeur de l'UMR Inserm 1283 et directeur de l'Institut européen de génomique du diabète (EGID).

Avec la question des masques, nous assistons avec les tests au deuxième grand fiasco de cette crise.

J'espère que notre audition de ce matin permettra de déterminer les raisons pour lesquelles notre pays s'est trouvé, et se trouve encore, dans l'incapacité de répondre à l'injonction de l'Organisation mondiale de la santé : « testez, testez, testez », alors que d'autres pays y sont parvenus.

Alors que le génome du virus a été connu très tôt dans la crise, la mise en place de procédures et le développement de capacités n'ont visiblement pas correctement suivi.

La doctrine semble avoir été très changeante, les organisations inadaptées, les capacités insuffisantes, la fiabilité discutable et les délais en tout état de cause beaucoup trop longs pour que les tests puissent jouer leur rôle dans la lutte contre l'épidémie.

Cette question des délais est cruciale : on peut sérieusement s'interroger sur l'intérêt de réaliser un million de tests par semaine si un prélèvement ne peut intervenir que plusieurs jours après les symptômes et si l'obtention du résultat intervient encore plusieurs jours après.

Constatant l'embolie du système, le Gouvernement envisage désormais des restrictions d'accès, à rebours de ses choix initiaux.

Cette situation appelle des correctifs urgents et nous souhaiterions savoir quelles sont les préconisations de nos invités à ce sujet.

Je demanderai à nos intervenants de présenter brièvement leur principal message, en cinq minutes chacun, afin de laisser le maximum de temps aux échanges, en répondant aux questions des rapporteurs et commissaires. Je demanderai à chacun, intervenants et commissaires, d'être concis dans les questions et les réponses.

Je vais maintenant, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. François Blanchecotte, Bruno Lina et Philippe Froguel prêtent serment.

M. René-Paul Savary, président. - Je cède la parole aux intervenants avant de passer aux questions des rapporteurs puis des autres membres de notre commission d'enquête.

Dr François Blanchecotte. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de m'exprimer devant cette commission d'enquête.

En ce qui concerne le secteur libéral que je représente, nous n'étions pas prêts techniquement à organiser massivement ces tests.

Dans un premier temps, la réalisation des tests a été centralisée dans les hôpitaux, puis les pouvoirs publics se sont adressés au secteur privé. Or, nous n'avons au départ reçu aucun masque, aucun équipement de protection. Les laboratoires privés sont engagés dans une démarche française d'accréditation à une norme mondiale : environ 120 plateaux techniques sont accrédités par le comité français d'accréditation (Cofrac) sur un total de 900 plateaux techniques français privés. Ce fut une contrainte. Certaines ARS ont refusé que des laboratoires privés non accrédités développent ces technologies, même s'ils avaient déposé les dossiers en amont.

Ensuite, nous avons fait face à un problème de goulet d'étranglement pour l'acquisition de réactifs et les commandes de machines, les achats par les laboratoires étant conditionnés aux décisions de remboursement des tests. La commission de hiérarchisation des actes décide après avis de la Haute Autorité de santé de la liste des réactifs que nous pouvons utiliser. Lors de la publication au Journal officiel le 8 mars de l'arrêté inscrivant les tests PCR à la nomenclature des actes de biologie médicale, la liste des fournisseurs était limitée à 6. Elle a ensuite évolué vers 14, 18 puis 34 fournisseurs. Imaginez acheter sur un marché mondial auprès de fournisseurs asiatiques que nous ne connaissions pas, sur la base d'une liste limitative de réactifs autorisés sur le sol français. La situation vécue au départ a été extrêmement compliquée. Nous avons tenté d'ajuster nos commandes malgré de nombreux déboires.

Je regrette qu'à la fin du confinement le port de masque n'ait pas été rendu obligatoire. Il a fallu beaucoup de temps pour que notre personnel, les secrétaires médicaux comme les techniciens de laboratoire, soit considéré comme devant être protégé. Nous avons acheté à nos frais tout le matériel de protection pour les personnels de nos laboratoires. Nous avons également pris au départ la sage décision de fermer de nombreux laboratoires et de mettre des techniciens au chômage partiel pour protéger les équipes, et certains sont encore dans cette situation aujourd'hui. D'autres personnels ont été placés en arrêt de travail.

Si le chiffre du million de test a été atteint la semaine dernière, ce n'est pas selon moi un objectif. Ce qui manque, ce sont les cibles, alors que les délais de prise en charge se sont allongés.

Les fournisseurs mondiaux ont établi des quotas par pays. Quand vous doublez la quantité de tests à produire, vous vous trouvez en file indienne sur le marché mondial pour acheter des réactifs ou autres produits. Les délais de commande s'allongent, ils sont de trois à quatre semaines. Un appareil n'est pas une machine à café. Il doit être validé, certifié et connecté, ce qui demande une bonne semaine pour être opérationnel.

Le Gouvernement, je le salue pour cela, a entièrement financé le système d'information national de dépistage du Covid-19 (SIDEP) qui a permis de connecter l'ensemble des laboratoires privés en quatre semaines pour la mise en ligne des résultats.

Aujourd'hui, nous n'avons pas encore suffisamment de matériel pour répondre à une demande soutenue. Par exemple, il m'a été demandé ce matin de dépister tous les personnels de l'aide à domicile en milieu rural (ADMR) de l'Indre-et-Loire. Je n'ai pas de solution technique pour dépister ces milliers de personnes. La préfète a évoqué la semaine dernière le dépistage de 35 000 étudiants de Tours. Ces décisions nous noient.

Il nous faut à présent être clair, comme je l'ai indiqué dans une récente déclaration. Veut-on prendre en charge les cas symptomatiques et les personnes contacts au sein de filières prioritaires en nous engageant sur un délai de prise en charge et de résultat ? Pour les autres, nous pouvons créer des centres ad hoc dans lesquels accueillir le plus grand nombre de personnes, sans la même contrainte de délai Les personnes doivent être rassurées sur le fait qu'elles pourront passer le test.

Les violences se multiplient aux accueils des laboratoires. Cette situation devient insupportable. Les personnes qui voyagent attendent le résultat du test PCR demandé par les compagnies aériennes pour pouvoir prendre l'avion. Cela devient insoutenable. Dans l'éducation nationale, lorsqu'un enfant éternue, certains ont déterminé que toute la classe devait être testée. Nous n'y arriverons pas. J'ai sollicité la Société française de pédiatrie. Si les écoles ferment parce que tous les enfants ne sont pas testés, je ne sais pas comment nous ferons.

Ce n'est plus un problème de préleveur. Nous avons environ 400 000 préleveurs potentiels en France. Faut-il aujourd'hui se recentrer sur le diagnostic de la maladie ? Comment évaluer les clusters ? Telles sont aujourd'hui les questions posées. Nous devons revenir à notre métier initial. 1 Français sur 4 vient au laboratoire pour se rassurer, certaines personnes passant le test plusieurs fois par semaine. Chacun a une bonne raison de venir. Il faut revenir sur l'essentiel, remettre les médecins au centre du jeu et nous permettre de faire correctement notre travail.

Le prélèvement salivaire simplifiera l'opération de prélèvement. Je n'ai pas de résultats scientifiques pour me prononcer sur le test antigénique.

Les biologistes sont motivés, même s'ils sont « à genoux ». Nous nous sommes engagés vis-à-vis des Français qui attendent et rouspètent de ne pas avoir les résultats des tests au bout de cinq jours.

C'est peut-être l'objet de cette commission : rappeler ce qui est essentiel dans ce pays pour traiter l'épidémie.

Pr Bruno Lina. - Je m'exprime ici en tant que virologue d'un laboratoire hospitalier et responsable du centre national de référence (CNR) pour les maladies respiratoires. Vous recevez prochainement Jean-François Delfraissy, qui interviendra quant à lui au titre du conseil scientifique.

M. René-Paul Savary, président. - Tout à fait.

Pr Bruno Lina. - Nous avons au CNR été au centre du déploiement d'un certain nombre d'outils et vu les difficultés qui apparaissaient au fil de l'eau. Les connaissances se sont accumulées progressivement. La stratégie de test est aujourd'hui inadaptée ou peut-être en difficulté, mais il n'existe aucun pathogène pour lequel nous organisons 1 million de tests par semaine.

Dans mon laboratoire de CHU, probablement l'un des plus importants de France, je fais plus de tests du coronavirus par semaine que de tests du VIH par an, soit 52 fois plus de tests du coronavirus que de tests du VIH.

Le volume d'activité du laboratoire a augmenté de 50 %. La production s'établissait à 50 millions d'actes de BHN-RIHN (actes de biologie hors nomenclature) contre 75 à 80 millions aujourd'hui. Nous avons été en capacité de répondre à la demande hospitalière qui reste très élevée actuellement. Nous sommes montés en puissance, en recrutant 24 personnes pour faire fonctionner la plate-forme 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Nous avons travaillé ainsi durant toute la période du confinement jusqu'à la fin du mois de juin. Nous avons eu un mois de juillet un peu plus calme avant de reprendre ce rythme en août. Nous avons un rendu des résultats à partir du prélèvement plus rapide que la moyenne observée, de 18 heures pour la plate-forme et 9 heures pour l'hôpital.

Le CNR est intervenu pour l'accompagnement des laboratoires hospitaliers.

Je suis d'accord avec le docteur François Blanchecotte : nous sommes aujourd'hui à la croisée des chemins avec une puissance analytique considérable qui doit être organisée. Nous devons prioriser les tests sur les patients et les cas contacts et nous adapter pour le dépistage qui répond à une autre philosophie, avec une vocation de santé publique alors que le diagnostic des cas contacts et des patients a une ambition médicale.

Pr Philippe Froguel. - Je vous remercie de l'honneur et de la confiance que vous me faites en m'invitant à cette commission d'enquête. Je suis à la fois professeur de médecine génomique à Londres, où je dirige un laboratoire et un master de génétique humaine, endocrinologue à Lille et directeur d'un des principaux centres génomiques français. L'extraction d'acides nucléiques par PCR constitue mon coeur de métier depuis trente ans, je la pratique à très haut débit, ce qui m'autorise à livrer un avis sur les tests covid-19.

Par ailleurs, je suis l'un des cinq médecins français les plus cités au monde. Je sais écrire, « reviewer » et comprendre un article scientifique, ce qui m'a permis d'être un lanceur d'alerte, en débusquant le premier en France l'imposture du papier du Lancet sur l'hydroxychloroquine. Vous vous en souvenez probablement.

Je me suis intéressé au diagnostic de la covid-19 dès le mois de février en lisant ce qui se passait en Corée. J'ai découvert que nous pouvions très bien faire les tests PCR dans un laboratoire de recherche. J'ai alerté ma hiérarchie hospitalo-universitaire au début du mois de mars à laquelle j'ai proposé nos services. Le directeur général du CHU de Lille, Frédéric Boiron, m'a répondu négativement en considérant que nous n'étions que des chercheurs et que nous n'avions pas à faire de diagnostic.

Heureusement, j'ai rencontré le directeur général de l'ARS des Hauts-de-France, Étienne Champion, qui a très bien compris la situation. Il a dit que nous étions entrés dans l'ère des pénuries et que le réglementaire ne pouvait perdurer comme avant. Je vous demande de bien réfléchir à cette phrase. Il a tenté en vain de sensibiliser la direction générale de la santé. J'ai dû organiser une campagne médiatique et sur les réseaux sociaux, envoyer une note à Édouard Philippe dont le cabinet a été très réceptif. Cette démarche a mené à l'arrêté du 5 avril qui a autorisé les équipes de recherche et vétérinaires à effectuer les tests PCR.

Hélas, rien n'a été simple après le 5 avril du fait de l'hostilité de la plupart des directions de CHU et des responsables de pôle de biologie médicale des hôpitaux. Les syndicats de biologistes hospitaliers redoutaient que l'on touche à leur monopole : ils ne voulaient pas que l'on fasse entrer le loup dans la bergerie. Sur les 50 laboratoires recensés par le Gouvernement dans le cadre de cet arrêté, seule une poignée est arrivée à une convention de partenariat, en réalité de sous-traitance. Notre action a été limitée dans l'arrêté pour ne pas froisser nos collègues biologistes médicaux, mais en réalité on nous a demandé de faire plus. Mon laboratoire était le premier à signer une telle convention en France, avec le groupe privé Synlab, et cette collaboration a été exemplaire.

C'est à ce moment-là, je crois, que nous avons perdu la bataille des tests PCR, situation que nous payons au prix fort alors que la deuxième vague de la pandémie arrive au galop. En effet, le Gouvernement a alors rejeté la proposition de la communauté de la recherche génomique académique française, malgré le soutien de Frédérique Vidal et de son cabinet, d'organiser de grandes plateformes régionales de diagnostic 7 jours sur 7 à très haut débit (au moins 10 000 tests par jour) avec nos partenaires de CHU et surtout les laboratoires privés, en particulier les grands groupes comme Synlab, Biogroup ou Cerballiance.

Seules ces plateformes seraient en mesure de faire face en quelques jours à des mégaclusters localisés nécessitant de tester dans une zone précise des dizaines de milliers de personnes, comme cela a été fait dans certains endroits en Chine et en Corée.

Au contraire, le Gouvernement a enchaîné selon moi les erreurs. Tout d'abord, il a vainement essayé d'augmenter la production de tests dans les laboratoires de virologie hospitaliers. Il a acheté des robots chinois mal distribués et souvent mal utilisés, qui n'ont changé la donne que de manière marginale. Le Gouvernement a ensuite tout misé sur les laboratoires privés, qui réalisent actuellement je crois 90 % des tests PCR. Sans vouloir les accabler, ces derniers ont montré leurs limites structurelles, ce qui était prévisible, en étant incapables de respecter l'engagement de rendu des résultats en moins de 48 heures.

Que faire ? Les collègues biologistes ou infectiologues demandent de revenir sur le principe de l'accès direct aux tests covid-19 de la population française. Ce droit est selon moi irréversible. Le Gouvernement ne parviendra pas à le remettre en question. Comme l'a dit hier un dirigeant d'un grand groupe de laboratoires privés, au lieu de restreindre de nouveau l'accès aux tests, il faut maintenir le dépistage de masse et faire en sorte que les laboratoires privés s'adaptent en augmentant leur capacité d'analyse, en diversifiant leurs fournisseurs, et non pas gérer la pénurie une nouvelle fois. Je partage pleinement cette opinion. Les laboratoires doivent travailler avec les experts de la génomique à très haut débit pour monter enfin les plateformes dont nous avons besoin.

En conclusion, mon message sera très simple : l'accès aux tests avec des résultats en 24 heures, qu'il s'agisse de prélèvements nasaux ou salivaires, de tests PCR ou protéiques, permettra seul d'isoler à temps les porteurs de virus et d'arrêter les contaminations en chaîne. Les masques réclamés depuis le printemps sont désormais portés par tous. Il n'y a aucun résultat magique sur l'épidémie, étant donné que ce ne sont que des retardateurs de contamination : comme pour les feux de forêt, les liquides versés par les canadairs sont des retardateurs, mais il faut aussi des pompiers sur place pour arrêter les feux.

Si on ne règle pas enfin la question des tests en France avec plus de tests, plus rapides et mieux faits et que l'on continue dans l'erreur qui perdure depuis février, on va progressivement remplir les services de réanimation comme à Marseille, et on confinera de nouveau, ce qui conduira à plus de casse sociale.

Errare humanum est, persevare diabolicum, je vous propose que votre commission en fasse sa devise.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie. Nous attendons de cette commission une confrontation confraternelle. Je suis certain que les questions des rapporteurs et commissaires vont vous passionner.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Merci pour ces propos liminaires. Il y aurait de nombreuses questions à vous poser. Hier, les représentants diplomatiques de la Corée du Sud ont expliqué leur stratégie de test, de traçage et d'isolement, ce que nous n'avons pas fait en France contrairement à l'Allemagne, et que nous payons.

Lorsque nous avons entendu le professeur Arnaud Fontanet au sujet du cluster de l'Oise, il a évoqué le fait que l'Institut Pasteur avait développé très tôt un test, mais que le retard était venu ensuite de l'incapacité française à produire ces tests. Comment l'expliquer ?

Le docteur Blanchecotte a évoqué les tensions internationales sur les commandes de matériel. Quelle est la raison de cette situation ? D'où vient le matériel ? Qui le produit ?

Pourquoi l'évaluation des tests et l'autorisation des laboratoires départementaux agréés ont été si longues à obtenir ?

Où en est-on des tests salivaires ?

Qu'en est-il en outre de la fiabilité des tests ? Un médecin évoquait récemment le cas de 2 patients asymptomatiques dont le test était positif et de 2 patients symptomatiques dont le test était négatif. Cette situation est-elle liée au prélèvement ou aux manifestations de la maladie ?

Nous entendons aussi que le virus muterait. Avez-vous dû modifier le test pour tenir compte de cette situation ? Nous entendons des propos contradictoires qui ne rassurent pas la population.

Pr Bruno Lina. - Il n'y a pas de mutation du virus, celui-ci est stable. Lors de son déploiement à l'échelle planétaire, trois génogroupes sont apparus. Le génogroupe G n'entraîne aucune modification : c'est un marqueur génétique qui permet de suivre l'évolution du virus. Comme ce génogroupe est apparu en Europe, épicentre de la diffusion du virus en février-mars 2020, il s'est diffusé ensuite dans les autres zones contaminées, notamment l'Amérique du Nord, l'Amérique du Sud et le reste du monde.

Le système de surveillance de l'OMS permet de vérifier quotidiennement les quelque 90 000 séquences génétiques déposées par les laboratoires. Il n'y a aucune mutation entraînant intrinsèquement une mutation de virulence, de pathogénicité ou de transmissibilité. Une hypothèse veut que le génogroupe G apparu en février aurait, dans un tube à essai, un petit avantage réplicatif par rapport aux autres, mais ce n'est pas observé chez les individus. En conclusion, rien de documenté ne permet d'établir une mutation. Le sujet est observé en particulier dans les zones des amorces proposées par les différents centres de desease control chinois et américains. Une amorce connaît quelques modifications, mais elle n'est plus utilisée. Ces examens permettent de s'assurer de la stabilité de la possibilité d'effectuer un diagnostic dans de bonnes conditions.

L'analyse de la fiabilité des tests suppose d'étudier la qualité du prélèvement et la qualité de l'amplification. En ce qui concerne la qualité du prélèvement, je me suis battu pour le maintien du prélèvement naso-pharyngé, qui est le prélèvement de référence. Le virus se réplique essentiellement dans la zone naso-pharynx. Environ 20 dispositifs de tests existent aujourd'hui. Ils ont été en grande partie évalués par les laboratoires du CNR. Ils sont fiables et robustes, et livrent des réponses de qualité avec des nuances en termes de performance.

Ont été documentés dès les mois de mars-avril des cas asymptomatiques, en particulier chez les jeunes mais pas seulement. En parallèle, des personnes présentant des signes cliniques ont des affections liées à un rhinovirus. Aujourd'hui, on constate dans mon laboratoire dans le cadre de la surveillance communautaire trois fois plus de rhinovirus que de coronavirus qui donnent des infections des voies aériennes supérieures. Cette situation encourage le développement de diagnostics différentiels ou de détections dites multiplexes afin de mesurer plusieurs pathogènes dans un échantillon. Cela permet de comprendre que des personnes symptomatiques n'ont pas le coronavirus, mais un autre virus. Un cas symptomatique négatif peut aussi être lié à un diagnostic manqué.

S'agissant de la décision réglementaire de recours aux autres catégories de laboratoires, j'ai utilisé les ressources techniques de mon laboratoire de recherche en infectiologie pour pallier la difficulté rencontrée dans la réalisation des tests. Cette démarche suppose une logistique et une organisation. Il est compliqué de déporter des analyses. Cet aspect réglementaire pourrait être levé : dans un contexte d'urgence, il me semble que certaines règles qui freinent peuvent tomber. Certains laboratoires vétérinaires et de recherche ont été associés à la démarche, ce qui a permis d'augmenter la puissance de tir.

Les décisions prises aujourd'hui n'auront un impact sur la dynamique épidémique que dans quinze jours. Si je reprends ma casquette de membre du conseil scientifique, nous avons recommandé dans le dernier avis d'adopter une logique focalisée sur les méthodes de dépistage, les méthodes de diagnostic, l'isolement des patients et des cas contacts afin d'avoir une stratégie sur les tests de dépistage et de diagnostic, dans un contexte d'évolution technique.

En ce qui concerne le test salivaire, la première question est de savoir si la salive est un bon prélèvement pour établir un diagnostic. Une étude a été engagée par mon laboratoire, le laboratoire de Caen et des préleveurs en Guyane. Les résultats sont en cours d'évaluation et devraient être publiés d'ici une à deux semaines. Nous aurons alors une vision claire des atouts et limites du prélèvement salivaire par rapport au prélèvement naso-pharyngé. La plupart des publications a concerné des patients hospitalisés avec un prélèvement salivaire effectué le matin au réveil, ce qui ne raconte pas ce qui se passerait en vie réelle dans un système de dépistage massif. Pour la tuberculose, les crachats du matin étaient beaucoup plus informatifs que ceux prélevés le soir. L'opportunité de basculer vers des systèmes de prélèvements simples à haut débit représente un enjeu majeur.

Nous commençons l'évaluation des tests antigéniques à l'AP-HP, dans mon laboratoire et ailleurs. Nous ne croyons pas les fournisseurs qui nous vendent du rêve et promettent 100 % de sensibilité. Si nous ne faisions pas cette évaluation, vous nous le reprocheriez. Nous commençons à voir où se positionne la sensibilité des tests antigéniques par rapport à la référence de la PCR sur prélèvement naso-pharynghé, ce qui permettra de décliner leur utilisation et de réduire les délais d'attente, notamment dans le cadre du dépistage, qui est la demande la plus importante aujourd'hui. Il faut bien faire la différence entre dépistage et diagnostic.

M. René-Paul Savary, président. - Que pensez-vous des tests antigéniques ? Est-ce de la biologie moléculaire ?

Pr Bruno Lina. - Non, c'est une détection par bandelette. Vous déposez l'échantillon dans une « savonnette ». Si la protéine du virus est présente, une bande s'éclaire, comme pour détecter l'angine à streptocoque.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Pouvez-vous intervenir sur le retard de développement des tests dont a parlé le professeur Arnaud Fontanet ?

Pr Bruno Lina. - Rappelons le calendrier des événements. Le virus est séquencé le 7 janvier 2020. Il est immédiatement partagé avec la communauté internationale, ce qui permet de fabriquer des cibles, des amorces et des sondes. Le laboratoire de l'hôpital de La Charité à Berlin propose un jeu d'amorces et de séquences que le CNR acquiert très rapidement. L'Institut Pasteur développe simultanément plusieurs jeux d'amorces progressivement optimisés. Le premier patient français est identifié le 23 janvier pour un diagnostic établi le 24 janvier. Nous utilisons les prélèvements sur les cinq premiers patients parisiens et le patient bordelais pour vérifier que nos dispositifs sont performants. Nous constatons que le test développé par l'Institut Pasteur présente une supériorité analytique, c'est-à-dire qu'il est plus sensible que celui développé par La Charité. C'est une bonne nouvelle même si cela se retourne maintenant contre nous puisqu'on nous dit que notre test est trop sensible.

Le 7 février apparaît le cluster des Contamines-Montjoie, géré par mon laboratoire. Nous avons établi un diagnostic rapide grâce aux outils de la Charité et de l'Institut Pasteur, avec un résultat rendu en fin de journée. Les échantillons ont voyagé en hélicoptère pour ne pas perdre de temps. Les patients ont été mis en isolement dans les services hospitaliers de Saint-Étienne, Grenoble et Lyon.

À cette occasion, nous avons constaté que la sonde fournie par la Charité était contaminée : nous avions des résultats faussement positifs. Le fournisseur avait mis dans la sonde des amorces qui entraînaient des résultats faussement positifs. Les laboratoires français auxquels nous avions fourni ce matériel se retrouvaient avec des résultats potentiellement contaminés. Le problème n'était pas franco-français mais lié à un fournisseur international. Mi-février 2020, la plupart des laboratoires en charge du diagnostic ont dû jeter leurs outils et demander une nouvelle synthèse.

La situation est devenue chaotique : il n'y avait pas de synthèse suffisante pour alimenter tous les laboratoires européens. Nous avons demandé des synthèses à deux fournisseurs différents. J'ai envoyé ce matériel à Philippe Brouqui à Marseille pour le dépistage des personnes rapatriées de Wuhan.

Ensuite, quand nous avons cherché à déployer les tests, nous avons rencontré une autre difficulté liée au fait que les laboratoires hospitaliers n'ont plus que des machines travaillant sur des systèmes fermés. Les fournisseurs donnent un dispositif « clé en main ». Par analogie, si vous avez un solex et que vous n'avez pas de solexine, vous ne pouvez le faire fonctionner. L'accréditation contraint à fonctionner ainsi. Seul le CNR peut être accrédité pour des techniques manuelles. Les laboratoires n'avaient plus la ressource technique simple, présente dans les laboratoires de recherche, pour faire de la PCR dite « manuelle ». 5 procédures d'extraction ont été évaluées par le CNR. Nous avons par ailleurs constaté que certaines machines d'extraction ne fonctionnaient pas. Cette situation explique une partie des retards à l'allumage.

Pr Philippe Froguel. -Pour la PCR, si les mutations du virus ne portent pas sur l'endroit où se fixent les primers, il ne peut pas y avoir d'incidence sur le test. S'il y avait d'autres mutations, nous changerions de primers. Il faut séquencer le virus pour étudier si des mutations ne permettront pas aux primers de se fixer au bon endroit.

Entre février et mars, un travail a été accompli par le CNR, parfois contradictoire avec ce qui a été fait ailleurs. En ce qui concerne les TROD autorisés après évaluation par le CNR, j'ai livré à l'Élysée des résultats d'analyse prouvant que 80 % de ces TROD étaient de qualité médiocre. Ils ont pourtant été homologués par le CNR, ce qui m'a surpris.

Pr Bruno Lina. - Pour clarification, M. Froguel parle, s'agissant des TROD, de tests sérologiques et non de tests PCR.

Pr Philippe Froguel. - Dans les laboratoires de virologie où il n'y a pas de recherche et développement, j'ai remarqué que l'extraction d'ARN était plus compliquée qu'elle ne l'est dans les laboratoires de génomique. Leur fonctionnement est plus compliqué et plus lent. L'autorisation donnée aux laboratoires de génomique de fonctionner le 5 avril a nécessité une semaine pour acquérir un robot, vérifier qu'il extrayait avec la même qualité que notre partenaire Synlab et comparer des échantillons. Nous avons conçu une chaîne informatique. Les laboratoires de génomique emploient des informaticiens (qui n'existent plus dans les hôpitaux) et des ingénieurs de recherche. Ce qui a semblé compliqué à d'autres nous a été facile parce que c'est notre métier. Les robots chinois n'ont pas fonctionné dans certains CHU qui n'ont pas réussi à les faire fonctionner alors qu'ils ont fonctionné immédiatement dans d'autres.

Le CNR et les laboratoires de biologie médicale hospitalière se sont privés d'une expertise très forte. Des centres de génomique étaient capables de développer rapidement les extractions. Aux États-Unis, le Broad Institute, principal laboratoire de génomique au monde, a réalisé un million de tests. Je pense que nous avons perdu beaucoup de temps en respectant des procédures antédiluviennes qui se comprennent en cas de paix, et non en cas de guerre. Nous aurions pu augmenter plus rapidement le nombre de tests comme l'ont fait les Allemands. Très peu de personnes ont pu être testées en dehors des hôpitaux jusqu'à fin avril/début mai.

M. René-Paul Savary, président. - Merci. Docteur Blanchecotte, vous souhaitiez apporter des précisions.

Dr François Blanchecotte. -Nous n'allons pas compliquer la situation par des polémiques. Je n'ai jamais parlé d'interdiction de tests en masse.

La plupart des plateformes dont le professeur Froguel citait les noms peuvent atteindre 10 000 ou 20 000 tests par jour. Vous avez cité un groupe auquel j'appartiens.

Sur la question des achats, les laboratoires privés achètent les machines clé en main et les paient « cash » avant qu'elles n'arrivent, ce qui nécessite de la trésorerie. Les fournisseurs avec lesquels nous travaillons habituellement n'étaient pas prêts. En outre, les tests validés au départ en France n'étaient pas de bonne qualité.

Les machines achetées initialement étaient plutôt de la transposition manuelle. L'automatisation a été progressive. Hormis Roche qui fait du tout en un, les machines sont en séquence 2, avec une partie d'extraction et une partie d'amplification.

Nous sommes soumis à des règles qui nous limitent à un panel de machines validées par l'État. La plate-forme Duster mise en place par le Gouvernement ne correspond pas à nos besoins dans l'efficience et la rapidité de la commande. Nous sommes obligés d'avoir plusieurs fournisseurs différents, parfois 3, 4 ou 5. Le délai entre la commande et la livraison est multiplié par 2 ou 3.

Des machines à haut débit sont commandées sans être encore livrées. Il faut ensuite une semaine pour leur qualification.

M. René-Paul Savary, président. - Est-ce la même machine utilisée pour les tests salivaires ?

Dr François Blanchecotte. - Oui, mais nous attendons que les autorités scientifiques disent si nous pouvons utiliser un prélèvement salivaire sur nos machines.

Sur les diagnostics différentiels, je rappelle qu'en France aucun test multiplexe n'est inscrit à la nomenclature et remboursé dans les laboratoires privés. La nomenclature des actes de biologie est obsolète. Nous avons dans le privé en France peu de tests de biologie moléculaire par rapport à nos collègues allemands.

Pr Bruno Lina. - Les prélèvements salivaires seront utilisés sur une plate-forme RT PCR : seul le mode de prélèvement change. Il faut les distinguer des kits de tests salivaires « clés en main » qui sont des dispositifs complets, fonctionnant par amplification isotherme (LAMP). Ces dispositifs permettent d'obtenir des résultats rapides, quoiqu'avec une petite perte de sensibilité. Ils sont en cours d'évaluation pour étudier s'il est possible de les utiliser en routine. Ce qui est intéressant, c'est que les machines peuvent être déplacées sur site, par exemple dans les Ehpad.

M. René-Paul Savary, président. - Quand leur évaluation sera-t-elle disponible ?

Pr Bruno Lina. - C'est en cours. Il y a le temps médiatique, le temps politique, le temps biologique et le temps de la recherche. Nous travaillons sur ce sujet, conjointement avec l'AP-HP. Les résultats devraient être disponibles avant la fin du mois.

M. René-Paul Savary, président. - Aurons-nous le matériel ?

Pr Bruno Lina. - Oui. Je souhaite signaler que nous constatons des effets de bord. Un certain nombre de laboratoires ne reçoivent plus les réactifs d'autres pathogènes, notamment pour les immunodéprimés. Des producteurs de ces réactifs affirment que du fait qu'ils augmentent la production pour les réactifs liés au coronavirus, il y aura une pénurie de réactifs pour d'autres pathogènes.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - Cette situation peut avoir des conséquences.

Pr Bruno Lina. - Bien entendu.

Pr Philippe Froguel. - Je souhaite remarquer que la France n'est pas seule au monde et qu'il y a des pays en avance sur nous. En Angleterre, l'Imperial College a mis au point un test LAMP, une amplification isotherme à partir de salive. Le Gouvernement britannique a commandé il y a un mois 5 millions de tests pour 160 millions de livres sterling. Je m'étonne que le conseil scientifique n'en parle pas en France. En France, nous sommes un peu à la traîne, y compris sur les essais thérapeutiques comme Discovery. Des pays vont plus vite et il faudrait s'y intéresser.

M. Bernard Jomier. - Nous tâchons de comprendre pour quelle raison, alors que la stratégie au printemps était de tester, la montée en charge a été extrêmement lente. Fin avril, nous n'avions pas les capacités suffisantes pour tester les soignants. Il a fallu attendre le mois de mai pour atteindre un niveau plus satisfaisant.

Je remercie le professeur Lina pour ses explications scientifiques, mais elles ne m'éclairent pas sur le pourquoi. La communauté internationale a reçu la « carte d'identité » du virus permettant de commencer à fabriquer le test vers le 10 janvier. Pour quelle raison certains pays ont-ils lancé une production rapide et pour quelle raison cela a-t-il été très lent en France ?

Le professeur Froguel affirme que le CNR n'a pas si bien travaillé. Nous attendons des précisions concernant ces propos lourds de conséquences. Il y a sans doute d'autres facteurs que nous aimerions comprendre.

Docteur Blanchecotte, vous affirmez que « certaines » ARS refusaient que les laboratoires développent ces technologies. Il apparaît une hétérogénéité sur le territoire national.

Y avait-il une doctrine au niveau national ? Quelle était-elle ? Comment expliquez-vous aujourd'hui encore l'absence de doctrine claire ?

Professeur Lina, vous parlez d'une puissance analytique considérable que nous devons organiser. Comprenez que nous nous questionnons. Qu'est-ce qui ne fonctionne pas ? Qu'est-ce qui n'a pas fonctionné ? Pour quelle raison nous posons-nous encore aujourd'hui ce type de question ?

Le professeur Froguel, dans un écrit qu'il nous a adressé, indique, en évoquant le début de l'épidémie : « en ce qui me concerne, je pouvais réaliser 600 à 700 tests par jour, mais les prélèvements qui me parvenaient étaient inférieurs à mes capacités du fait de l'incapacité des pouvoirs publics à mettre en place ces prélèvements. J'ai dû protester à deux reprises pour que la situation s'améliore. » De quel moment parlez-vous ?

Pr Philippe Froguel. - Je parle de la mi-avril 2020.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Pourriez-vous être plus précis sur les raisons de cette situation ? La réglementation n'était selon vous pas adaptée. Or, l'agilité est essentielle pour gérer une épidémie. La réglementation était-elle effectivement inadaptée ? Pourquoi a-t-il fallu attendre le 5 avril pour qu'elle change ? Est-elle alors devenue adaptée pour permettre une prise en charge suffisamment rapide?

Pr Bruno Lina. - La doctrine consiste depuis le début à tester, tracer, isoler. En mars ou avril, nous ne savions ni tester, ni tracer, ni isoler. Pour tracer, il y a eu le développement de Stop covid et la décision d'utiliser le personnel des CPAM pour réaliser des investigations de cas contact. En ce qui concerne les tests, nous avons travaillé à augmenter la puissance analytique. Certains laboratoires vétérinaires ou de recherche ont participé à l'effort. Isoler, on en reparlera.

Aujourd'hui, la capacité de tester a atteint un bon niveau. Mais nous sommes montés en puissance sans structurer. Avant l'été, nous ne réalisions que du dépistage parce qu'il n'y avait pas de malades. La situation a évolué en devenant plus complexe, avec des malades à diagnostiquer, des cas contacts à investiguer et du dépistage à conduire.

Demain, si le président d'une université souhaite que 50 000 étudiants soient testés, comment ferons-nous ? Une autre université pourrait formuler la même demande. Tous les quinze jours, le nombre de cas de coronavirus double. S'il faut réaliser des tests chaque semaine pour tous les étudiants, comment fait-on ?

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Nous attendons vos réponses !

M. René-Paul Savary, président. - Quelle serait la capacité de test nécessaire ?

Pr Bruno Lina. - Les tests PCR ne suffisent pas. De fait, il faudrait passer aux tests LAMP ou antigéniques pour répondre à cette demande. Certes, le dépistage est important mais le plus important est de ne pas passer à côté du diagnostic des cas. Si vous ne les testez pas en temps réel, l'épidémie se diffuse. Il faut prioriser les patients pour que les malades soient diagnostiqués. Cette décision doit s'accompagner de mesures d'isolement des personnes en incubation ou malades. Nous avons beaucoup appris au fil du temps. Pouvons-nous décliner d'autres stratégies de prélèvement ? Oui, bien entendu. Mais cela doit se construire.

M. René-Paul Savary. - Vous confirmez donc qu'il n'y a pas de doctrine.

M. Bernard Jomier. - J'en conclus également qu'il n'y a toujours pas de doctrine. Je vous ai posé une question sur l'organisation de la puissance analytique et vous répondez qu'il faut organiser la puissance analytique. Pouvez-vous être plus précis ?

Pr Bruno Lina. - Le dépistage doit être effectué différemment du diagnostic. Il doit y avoir des filières de diagnostic dédiées. Le diagnostic est un acte médical qui doit se dérouler en lien avec le médecin ou le service hospitalier du patient, en mobilisant prioritairement les laboratoires médicaux.

Le dépistage doit s'appuyer sur un inventaire de la puissance analytique disponible. Il ne faut pas décider de tester les étudiants de toutes les universités si nous savons que nous ne pouvons pas le faire.

M. René-Paul Savary, président. - Pour quelle raison cela n'a-t-il pas été fait ?

Pr Bruno Lina. - C'est une décision qui appartient à l'exécutif.

Pr Philippe Froguel. - Je suis en désaccord avec ces propos sur plusieurs points. À Liège, à quelques kilomètres de Lille, tous les étudiants sont testés chaque mois. Cette pratique est aussi en oeuvre à Stanford. À Lille, aux Arts et Métiers, nous avons organisé le test de tous les étudiants de manière intelligente. Nous réalisons des sondages par groupe de résidence universitaire et par colocation. Nous testons 50 étudiants par semaine choisis judicieusement parmi les potentiels futurs clusters. Nous avons proposé de tester aléatoirement un étudiant de chaque sous-groupe pour obtenir un échantillon représentatif. Ce dispositif m'a paru très intéressant.

Je suis d'accord avec les propos relatifs aux personnes symptomatiques qui doivent être accueillies avec une ordonnance dans les hôpitaux ou les laboratoires de ville. Quant aux autres, le dépistage ne veut pas dire grand-chose. Il y a des personnes inquiètes, ce qu'on appelle des hypocondriaques. Et il y a les habitants des quartiers nord de Marseille, où la prévalence est très élevée. Il s'agit alors de tester une population entière dans un territoire précis. Là, les grandes plateformes régionales pourraient prélever 30 000 personnes, comme cela a été fait en Chine, à Taïwan ou en Nouvelle-Zélande. J'aimerais que les scientifiques travaillent avec des méthodes différenciées. Il y a dépistage et dépistage.

M. Bernard Jomier. - Professeur Froguel, pouvez-vous répondre aux réponses précises sur la réglementation et sur votre affirmation concernant une capacité de tests non utilisée de manière délibérée ?

M. René-Paul Savary, président. - Nous allons revenir sur ce point. Au sujet des ARS, nous aimerions entendre le docteur Blanchecotte.

Dr François Blanchecotte. - Les ARS ont une certaine autonomie de décision, même si la direction générale de la santé leur donne des directives. Certaines ARS ont estimé au départ que des laboratoires ayant déposé des dossiers auprès du Cofrac pour faire de la biologie moléculaire, sans que ces dossiers ne soient encore validés par cet organisme, n'avaient pas capacité ou qualité pour effectuer de la biologie moléculaire.

Précisément, 117 plateaux techniques étaient autorisés dans le privé à faire de la biologie moléculaire au mois de février. Nous avons environ 4 000 sites et 900 plateaux techniques en France, dont des laboratoires de nuit et d'urgence. Il y a 402 sociétés d'exercice libéral (SEL), un système qui n'existe qu'en France.

S'agissant de la doctrine, les pouvoirs publics nous ont demandé de tester. Le 29 mars, 25 réactifs étaient autorisés. Je rappelle que durant le confinement, la plupart des laboratoires a fermé. Nous n'avons pas vu de patients, alors que nous en voyions en moyenne 500 000 par jour. Le chiffre d'affaires des laboratoires a chuté de 45 % en avril.

Le premier jour du déconfinement, le ministre nous a demandé d'être en capacité de faire jusqu'à 700 000 tests. En juin, l'objectif affiché par Olivier Véran était un million de tests par semaine. Je me suis plaint alors dans les médias d'avoir des stocks de tests en surcapacité dans nos frigidaires. Certains grands groupes ont cherché à revendre sur le marché mondial des tests en stock. Les laboratoires privés ont investi des millions d'euros sur des dispositifs qui devaient être jetés.

La déclaration du Président de la République le 14 juillet autorisant les personnes à se présenter au laboratoire sans ordonnance nous a cependant surpris.

Aujourd'hui, nous avons la capacité à réaliser un million de tests. Des laboratoires travaillent avec les laboratoires vétérinaires ou de recherche pour la phase analytique. Comme l'ont dit mes collègues, il faut absolument prioriser, diversifier les tests employés et surtout fixer des objectifs pour ne pas dépister pour dépister.

M. René-Paul Savary, président. - Vous rapprochez-vous des propositions du professeur Lina ?

Dr François Blanchecotte. - Tout à fait.

M. René-Paul Savary, président. - Quelles sont vos propositions au sujet d'une réglementation qui paraîtrait lourde et inadaptée à la situation ?

Dr François Blanchecotte. - En temps de crise, les décisions doivent être prises rapidement et de manière concentrée. Le temps que la DGS reçoive l'autorisation de la Cnam et que les ARS s'en mêlent, les pouvoirs publics nous demandaient tellement d'informations par divers canaux que nous ne parvenions plus à travailler. Je salue le travail remarquable réalisé sur l'outil SIDEP qui a institué un seul tuyau pour faire remonter les informations. Nous avons pour la première fois en France réussi à connecter 400 sociétés en quatre semaines, grâce au travail de plus de 150 ingénieurs de Capgemini.

L'utilisation de tests plus rapides posera la question de la dégradation du traçage des personnes testées de cette manière.

M. René-Paul Savary, président. - Il faut l'organiser simultanément.

Dr François Blanchecotte. - Les tâches administratives pesant sur les laboratoires sont très lourdes. On demande de nombreuses informations aux patients, ce qui alimente les études réalisées par Santé Publique France. Nous avons donné notre accord pour le faire, mais il faudra étudier la possibilité et le besoin de réaliser la même chose dans le cadre d'un dépistage, selon les objectifs fixés.

Pr Philippe Froguel. - Permettez-moi de livrer une petite anecdote. Début avril, dans les Hauts-de-France, une légende courait sur internet, disant que l'ARS interdisait les tests, ce qui était faux. La rumeur a été levée en quelques jours. Il peut apparaître des malentendus entre ARS et laboratoires.

En avril, il m'a été demandé d'intervenir uniquement pour les Ehpad. Les autres laboratoires n'étaient pas en mesure de le faire. Nous avons diagnostiqué 500 résidents d'Ehpad positifs, ce qui a contribué à ralentir la progression de l'épidémie dans le nord de la France. J'étais toutefois étonné de n'avoir les premiers jours que 100 ou 200 prélèvements à analyser, ce qui était lié au fait que notre laboratoire partenaire Synlab n'avait pas le droit de démarcher certains Ehpad. J'ai écrit au Préfet et au directeur général de l'ARS, et nous avons pu étendre les tests à des résidents d'autres Ehpad. À mon grand étonnement, il n'y avait eu aucune organisation du prélèvement dans les Ehpad par les autorités compétentes.

Ce qui a beaucoup manqué, ce sont des réunions associant les différents acteurs publics et privés, et les autres laboratoires. Nous n'avons jamais su qu'elle était la production de tests par le CHU de Lille, ce qui ne permettait pas d'évaluer les besoins en termes de développement de capacités supplémentaires.

M. René-Paul Savary, président. - Quelles sont vos propositions pour améliorer la réglementation actuelle ?

Pr Philippe Froguel. - Lors de la publication du décret le 5 avril, la vice-présidente d'un des syndicats de biologistes hospitaliers a twitté : « on bafoue la profession de biologiste médical ». Un autre biologiste a soutenu que « bientôt les tests seront vendus chez les buralistes ». Ces propos sont étonnants. Le monopole du diagnostic médical par les biologistes médicaux est positif dans 95 % des cas, mais s'avère bloquant dans d'autres situations.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteure. - Professeur Froguel, vous soutenez qu'il faut plus de tests, plus rapides, mieux faits et regrettez que très peu de personnes aient été testées en dehors des hôpitaux jusqu'à la fin du mois d'avril. Pendant plusieurs mois, des milliers de personnes symptomatiques n'ont pas pu être testées.

Aujourd'hui, des milliers de gens tentent de vérifier s'ils ont eu le coronavirus ou non. Ils utilisent des tests sérologiques. Sont-ils fiables ? Les mêmes personnes peuvent avoir un test sérologique négatif puis positif quinze jours plus tard : comment cela s'explique-t-il ? Qu'en est-il de l'immunité ? Quels sont les risques de rechute ?

Enfin, quel est votre avis sur les perspectives de vaccin ?

Pr Philippe Froguel. - Au début du mois d'avril, j'ai découvert que pour le professeur Delfraissy, la solution viendrait des tests sérologiques et non des tests PCR. J'ai l'impression qu'en France à ce moment, certaines personnes n'ont pas considéré que le standard des tests était la PCR.

Je vous ai dit que j'étais très surpris de l'homologation des tests sérologiques par le CNR alors que les laboratoires privés considéraient que 80 % de ces tests ne devaient pas être utilisés. Le Sénat, par exemple, a utilisé des tests sérologiques de très mauvaise qualité.

Les anticorps développés par les personnes qui ont été malades sont-ils protecteurs ? Je n'en sais strictement rien. Des publications évoquent la possibilité d'une réinfection, mais peut-être de façon beaucoup moins grave en raison de l'immunité cellulaire.

Pr Bruno Lina. - Les tests sérologiques sont toujours extrêmement complexes pour les virus respiratoires, quels qu'ils soient. On ne sait pas bien quelle est la bonne cible à identifier. À part dans des activités de CNR, personne ne fait de sérologie pour des virus respiratoires. Le développement des tests sérologiques est néanmoins indispensable pour évaluer une immunité collective dans le cadre d'une évolution du virus vers une dynamique saisonnière comme cela a été le cas pour d'autres coronavirus au XIXe siècle. C'est sans doute le message qu'a voulu faire passer le professeur Delfraissy. Ces tests performants, nous ne les avons pas. Les tests sérologiques évalués par le CNR sont souvent défaillants.

Le cahier des charges que nous avions pour l'évaluation des tests sérologiques portait uniquement sur des patients hospitalisés, dont les réponses en anticorps sont beaucoup plus élevées que les patients non hospitalisés ou les personnes asymptomatiques qui ont souvent des anticorps à peine détectables ou détectables de façon transitoire. Cette situation signifie-t-elle que ces personnes sont protégées vis-à-vis d'une autre infection ? Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question.

Des réinfections sont documentées par deux articles scientifiques dans deux situations extrêmement différentes. Une première situation évoque une personne asymptomatique, tandis que la seconde concerne un patient qui avait connu l'ensemble des manifestations cliniques « classiques » du coronavirus. Quatre à cinq mois après une première infection, certaines personnes peuvent faire une réinfection. Nul ne sait si cette situation peut constituer une généralité. Quoi qu'il en soit, l'immunité d'une personne infectée est de courte durée pour les coronavirus saisonniers. Pour le SARS-COV 1, l'immunité était beaucoup plus longue, de deux à sept ans. La fourchette s'étend donc de cinq mois à sept ans.

À quoi sert un vaccin ? À développer une immunité protectrice. Or, nul ne sait ce qu'est une immunité protectrice. Il faut être extrêmement prudent. Des vaccins seront disponibles à un moment donné. Les effets indésirables qui surviennent au moment du développement des vaccins, c'est assez classique. Il est très probable que l'essai qui vient d'être placé en pause reprendra lorsqu'il sera prouvé que l'effet indésirable grave n'est pas lié au vaccin mais à un autre événement intercurrent.

Faire des effets d'annonce sur la vaccination alors que nous sommes encore en phase d'évaluation, c'est extrêmement risqué et irresponsable. Je ne peux pas vous promettre un vaccin disponible à court terme : il faudra attendre plusieurs mois voire plusieurs années pour avoir un vaccin utilisable. Ces vaccins peuvent avoir deux rôles, d'une part empêcher l'infection, comme le vaccin contre la diphtérie, d'autre part empêcher la forme grave de l'infection, comme les vaccins contre la tuberculose ou contre la grippe.

Dr François Blanchecotte. - Nous avons semble-t-il 13 millions de doses de vaccination contre la grippe, alors que la cible potentielle s'élève en France à 20 millions de personnes. Santé publique France en aurait deux millions supplémentaires. J'ai une inquiétude. Des personnes symptomatiques se présenteront avec les mêmes symptômes pour la grippe que pour la covid-19.

Pr Philippe Froguel. - Un certain nombre d'entreprises développent des tests croisés grippe et covid-19. Il est très important que les biologistes puissent réaliser ces tests qui seront un élément de discrimination entre la grippe et la covid-19.

Pr Bruno Lina. - Cette évaluation est en cours au CNR.

M. René-Paul Savary, président. - Quand aurons-nous les résultats ?

Pr Bruno Lina. - Nous pouvons évaluer les kits quand ils nous sont envoyés par les fournisseurs. Pour le moment, je n'en ai que deux qui sont évalués, contre 8 à 10 qui sont annoncés. L'évaluation demande trois à quatre jours.

Mme Annie Guillemot. - Le professeur Lina déclarait au Progrès de Lyon il y a quinze jours qu'une douzaine de vaccins étaient prêts pour la phase 3 des essais cliniques, mais qu'il fallait surtout trouver de nouveaux médicaments. Pouvez-vous faire le point sur les traitements comme le remdesivir et l'immunothérapie ?

Mme Victoire Jasmin. - Ma première question s'adresse au docteur Blanchecotte. La grève qui a conduit les laboratoires à fermer en fin d'année 2019, à l'appel des syndicats de biologistes, leur a-t-elle permis d'être écoutés par le Gouvernement ?

De nombreuses mesures annoncées seraient considérées comme non-conformes en dehors d'une situation d'urgence. Quel est votre avis sur ce point ?

Il apparaît une méconnaissance du fonctionnement des laboratoires, notamment dans leur capacité à travailler avec des laboratoires vétérinaires. Concernant les dispositifs médicaux, vous avez évoqué les problèmes et surcoûts liés aux équipements fermés, du fait des certificats d'exclusivité limitant les consommables et réactifs utilisés. Il y a quelques jours, nous avons entendu la directrice générale de l'offre de soins. J'ai soutenu que les laboratoires étaient invisibles et inaudibles. Nous n'avons pas suffisamment pris la mesure de l'importance des laboratoires dans notre système de soin. Ils n'ont pas été suffisamment associés pour étudier les possibilités de les impliquer davantage.

Enfin, connaissez-vous le laboratoire Easy 2 de Montpellier qui développe un test salivaire utilisé à l'étranger et pas encore en France ? Êtes-vous informés de cette situation ? La responsable européenne interrogée hier par la commission d'enquête n'était pas informée.

Des masters forment des bioinformaticiens dans le domaine de la génomique. Les jeunes ainsi formés ne trouvent pas de travail en France, leur travail n'étant pas valorisé.

M. Arnaud Bazin. - Nous avons pu mesurer lors de précédentes auditions des pertes de chance de patients. Je m'interroge sur le risque lié au fait qu'un certain nombre de malades chroniques ne se présentent pas dans les laboratoires pour leurs examens réguliers. En effet, devant les laboratoires, nous voyons des files d'attente qui peuvent décourager les personnes inquiètes du risque de contamination. Une nouvelle perte de chance due à une insuffisance de diagnostic ne s'annonce-t-elle pas ?

Vous soutenez, professeur Lina, que des épisodes de coronavirus auraient eu lieu au XIXe siècle. Pourriez-vous être plus précis ?

J'ai entendu que les masques ne sont que des retardateurs de l'épidémie alors que le dépistage, le traçage et l'isolement sont des moyens d'action plus radicaux. Sur quels éléments vous appuyez-vous pour cette affirmation ?

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Sur les tests sérologiques, peut-il y avoir des faux négatifs mais aussi des faux positifs ?

Pr Bruno Lina. - Oui.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Les cas de réinfections cités ont-ils eu lieu en France ou dans le monde ? Le virus reste-t-il aussi dangereux qu'avant l'été ?

Pr Bruno Lina. - La réponse est oui sur ce dernier point.

Mme Céline Boulay-Espéronnier. - Il circule de nombreuses fausses informations sur internet sur ce sujet.

Peut-on reprendre des anti-inflammatoires que l'on nous interdisait ?

Le Président de la République a dit cinq ou six fois dans son discours que nous étions en « guerre ». Sommes-nous encore en « guerre » ?

M. Jean Sol. - Professeur Froguel, vous préconisez un accès rapide aux tests et un résultat en 24 heures. Comment faire de manière concrète et pragmatique ? Vous recommandez la mise en place de plateformes régionales. Pour quelle raison ne sont-elles pas mises en place ? Que faudrait-il pour que ces plateformes soient rapidement mises en place ? Enfin, des experts en génomique paraissent avoir été mis à l'écart. Quelle en est la raison ?

M. René-Paul Savary, président. - Ces questions précises appellent des réponses précises.

Dr François Blanchecotte. - La grève des laboratoires de 2019 a alerté les pouvoirs publics après dix années consécutives de baisse des tarifs. La signature d'un accord conventionnel devait permettre d'introduire de nouveaux actes et de moderniser la nomenclature. Cela n'a pas été le cas. Le volume d'actes de biologie augmente de 3 % par an. En acceptant que l'enveloppe de biologie médicale n'augmente que de 0,1 % par an, la valeur des actes ne peut que diminuer.

Fin 2019, nous étions en discussion avec le directeur général de la Cnam sur le troisième renouvellement de cet accord. Celui-ci a prévu une augmentation des tarifs mais des coûts supplémentaires ont dû être absorbés sans compensation. Aujourd'hui, des grèves se profilent dans nos laboratoires, en raison du sentiment qu'ont nos personnels d'avoir été oubliés pendant cette crise. Une lettre signée par l'ensemble des syndicats publics et privés demandant l'allègement des procédures devant le Cofrac a été adressée au ministère de la santé.

Le travail avec les laboratoires vétérinaires pour la phase analytique posait un problème de transmission de données. Alors que le RGPD impose de sécuriser les flux de données, des résultats ont dû être envoyés et transmis sur fichier Excel. Des hackers font des ransomwares, ce qui impose de surprotéger nos systèmes informatiques.

Les surcoûts liés à l'achat d'équipements ont été très lourds. Nous sommes encore confrontés à une forte tension sur les gants. Les approvisionnements sont difficiles sur un marché mondialisé. Le prix du test en France est inférieur à celui pratiqué en Europe. Certains pays se livrent à de la surenchère.

Nos laboratoires et leur organisation territoriale sont désormais mieux connus des ARS. Dans toutes les régions, des réunions sont organisées presque chaque semaine entre préfectures, ARS, laboratoires privés et publics, sapeurs-pompiers, sécurité civile voire CPTS. Nous tâchons aujourd'hui d'être au plus près des besoins dans tous les départements. La relation entre les laboratoires et l'ARS Occitanie, par exemple, se déroule extrêmement bien.

A propos de la dégradation de la prise en charge des maladies chroniques, l'ensemble des professionnels de santé confirment que la santé de la population s'est dégradée durant le confinement. Les patients venant pour les soins de biologie courante doivent avoir un accès dédié et sécurisé. Certains laboratoires consacrent ainsi le matin à la biologie courante, puis l'après-midi au dépistage de la covid-19. Nous rendons les résultats à J+1 pour la majorité de nos examens. Il faut absolument que les laboratoires privés assument leur rôle premier.

La sérologie est essentiellement un test de rattrapage. Au mois de juin, 3 millions de tests PCR et 144 000 sérologies ont été effectués en France, essentiellement pour des professionnels de santé s'agissant de ces dernières.

Pr Bruno Lina. - En ce qui concerne les aspects thérapeutiques, l'équipe de l'essai Discovery échange en permanence avec ses homologues de l'essai britannique Recovery, qui est complémentaire et n'a pas de bras remdesivir. Le bras hydroxychloroquine a été abandonné. Il reste à analyser le bras remdesivir et l'immunothérapie. L'essai Discovery se poursuit. 25 inclusions ont eu lieu la semaine dernière.

M. René-Paul Savary, président. - Cet essai est-il international ou français ?

Pr Bruno Lina. - Discovery est un essai international.

M. René-Paul Savary, président. - Il y a quelques semaines, il y avait seulement un patient Luxembourgeois.

Pr Bruno Lina. - Le « noyau dur » de Discovery est situé en France et en particulier en Guyane. Mais des centres vont ouvrir en Belgique ou ont déjà ouvert au Luxembourg, au Portugal et en Autriche. Nous entrons dans une nouvelle dynamique d'inclusion, avec environ 900 patients.

M. René-Paul Savary, président. - Combien y-a-t-il de Français sur les 900 patients ?

Pr Bruno Lina. - Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Les patients non-Français sont aujourd'hui marginaux, mais ils ne le seront plus à l'avenir. Telle est la finalité. Le bras remdesivir sera analysé et des données scientifiques seront publiées. Une réunion est prévue lundi 14 septembre pour évoquer ce sujet. Les premiers articles vont être envoyés pour revue en septembre.

Les équipements fermés des laboratoires sont un vrai problème. Un certain nombre de machines fermées disposent cependant d'un canal ouvert : on peut y adapter du « fait maison ». Cette situation a soulevé de nombreuses réflexions concernant la logique d'équipement de nombreux laboratoires hospitaliers et probablement privés.

La première version d'EasyCov ne peut être utilisée en laboratoire si vous êtes rigoureux étant donné que nous devons ouvrir le tube post-amplification pour mettre le réactif de détection de l'amplification. Nous attendons la version 2 en cours de développement. Malgré cet écueil de fonctionnement, un certain nombre de dispositifs EasyCov ont été commercialisés, notamment dans des aéroports. Il n'y aura a priori aucun frein à l'utilisation de la version 2 d'EasyCov.

M. René-Paul Savary, président. - Le problème est-il lié au risque de contamination ?

Pr Bruno Lina. - Oui, avec la version actuelle. L'ouverture du tube risque de contaminer l'environnement et d'avoir des résultats faussement positifs.

M. René-Paul Savary, président. - Cette situation ne gêne-t-elle pas les étrangers qui l'utilisent ?

Pr Bruno Lina. - C'est leur problème. Nous préférons attendre la version 2 qui ne présentera plus cet écueil. Cela lèvera les freins à la diffusion de cette technique.

Nous constatons également en milieu hospitalier un problème pour l'accès aux actes de biologie des patients atteints de maladies chroniques. L'organisation des files d'attente des laboratoires et de l'accès au dépistage devrait permettre de retrouver une situation normale.

La première pandémie influenza a été décrite par Hippocrate. Au XIXe siècle, nous avons à deux reprises la trace de l'introduction d'un coronavirus entraînant un phénomène pandémique. L'horloge moléculaire montre que ces virus sont apparus dans la population humaine au milieu du XIXe siècle. Il s'agissait déjà de zoonoses c'est-à-dire de virus transmis par les animaux. L'histoire ne fait que se répéter. J'espère que nous serons mieux préparés la prochaine fois.

M. René-Paul Savary, président. - Nous n'étions donc pas bien préparés.

Pr Bruno Lina. - Nous le sommes de mieux en mieux. J'ai connu le SRAS en 2003, la pandémie H1N1 en 2009 et la pandémie actuelle de 2020. La situation est-elle parfaite ? Non, mais le chemin accompli depuis 17 ans est considérable. J'ai aussi connu la grippe aviaire en 1997. Rien n'était prêt à l'époque.

Il y a des faux positifs et des faux négatifs sur les tests sérologiques. Si on ne contextualise pas la réalisation de tests sérologiques, on s'expose à des erreurs d'interprétation majeures. Un exemple de leur bonne utilisation, par exemple dans un Ehpad qui a été atteint par le coronavirus, est de combiner tests PCR et tests sérologiques pour avoir un panorama complet des personnes immunisées ou non immunisées et des personnes infectées. Sans épidémie documentée, les risques de faux négatifs ou de faux positifs sont élevés. Imaginons que l'analyse ait lieu en Bretagne où la prévalence du virus a été relativement faible avec 2 % de personnes infectées. La spécificité d'un test sérologique s'établit à 98 %. C'est-à-dire que 2 % des tests seront faussement positifs. Si un test est positif, il y a dans ce contexte une chance sur deux que ce soit un faux positif.

Il existe des tests sérologiques de bonne qualité, performants. Quoi qu'il en soit, un certain nombre de personnes perdent leur immunité.

En ce qui concerne une éventuelle mutation, le virus n'est ni moins ni plus grave. 60 % des patients en réanimation sont âgés de plus de 60 ans, le même pourcentage que durant la première vague de circulation du virus. L'application des mesures barrières, notamment de distanciation physique, réduit le risque de transmission d'un virus respiratoire. C'est un effort collectif. La distanciation sociale par excellence est le confinement.

M. René-Paul Savary, président. - C'est la situation extrême.

Pr Bruno Lina. - Certes, mais nous pouvons grader la distanciation sociale. Parmi les éléments de réflexion, il existe la notion de « bulle sociale ». Deux pays ont réfléchi à cette stratégie, la Grande-Bretagne et le Danemark. La Grande-Bretagne considère que vous ne devez pas rencontrer plus de 6 personnes différentes de façon régulière dans des conditions présentant un risque de transmission. Pourquoi 6 personnes ? C'est aux Anglais qu'il faut poser la question. Le Danemark recommande une bulle sociale de 50 personnes.

La création de plateformes régionales de dépistage est un objectif. Il a manqué un bras armé de Santé publique France en termes de puissance de diagnostic dans les territoires. C'est une leçon de cette pandémie. Il faut s'appuyer sur un inventaire de la puissance de diagnostic pour mettre en oeuvre une stratégie similaire à l'Allemagne. Je rappelle toutefois que les Allemands ne font pas aujourd'hui plus de diagnostics que nous et qu'ils sont confrontés à des délais de trois à quatre jours pour obtenir les résultats des tests. Nous ne sommes pas les seuls à rencontrer ces difficultés.

M. René-Paul Savary, président. - Ont-ils des plateformes territorialisées en Allemagne ?

Pr Bruno Lina. - Oui. Concernant les plateformes génomiques, j'ai discuté avec mes homologues de Lyon qui n'ont pas voulu faire les tests, mais leur personnel est venu aider à faire fonctionner nos plateformes.

Pr Philippe Froguel. - En Angleterre, la bulle sociale se compose de 6 personnes, alors qu'elle est de 20 personnes au Pays de Galle, 35 personnes en Irlande et 40 personnes en Écosse. La situation n'est pas si simple au Royaume-Uni. En Angleterre où je travaille, personne n'a compris ce que souhaite Boris Johnson.

Les masques ne sont pas la panacée : si c'était le cas, 8 000 personnes n'auraient pas été diagnostiquées positives en France hier. Je suis absolument favorable au port du masque, notamment en lieu clos. Les personnes sont souvent contaminées en famille ou au restaurant. Les masques sont utiles, mais personne ne les porte 24 heures sur 24. Certains prétendent en outre que l'inoculum est plus faible avec le masque. Je ne sais pas si cette affirmation est sérieuse.

Il aurait été positif de discuter du développement des plateformes régionales il y a six mois. Le ministère de la recherche y était favorable, mais s'est heurté à l'intransigeance du ministère de la santé.

À Lille, nous sécurisons l'achat d'une dizaine d'extracteurs, de machines PCR et de consommables. Nous avons demandé à la maire Martine Aubry la possibilité d'installer cette plateforme au Palais des Congrès. L'équipe de mon laboratoire a cessé d'analyser les prélèvements en juin étant donné qu'il n'y avait plus suffisamment de demande. Nous sommes prêts à reprendre, mais nous ne pouvons plus le faire dans nos laboratoires. En revanche, nous pouvons former du personnel et renforcer les équipes qui mèneront les tests dans cette plateforme régionale. Celle-ci devrait fonctionner à la fin du mois de septembre. Une telle plateforme aurait été utile par exemple à Rennes où il existe des équipes de génomique pour gérer le cluster de la Mayenne, alors qu'ils n'ont pas réussi à dépasser 3 000 tests par jour.

M. René-Paul Savary, président. - Quels sont les partenaires impliqués pour pouvoir atteindre 30 000 tests par jour ?

Pr Philippe Froguel. - À Lille, nous le ferons avec le seul secteur privé. Dans d'autres endroits, le système peut être plus oecuménique en impliquant les CHU. Les situations sont liées au contexte humain.

M. René-Paul Savary, président. - Est-ce l'ARS qui organise la plateforme régionale ?

Pr Philippe Froguel. - Non, nous l'organiserons avec le secteur privé. L'ARS donnera uniquement l'autorisation.

Pr Bruno Lina. - L'ARS donne le feu vert. Elle n'organise pas stricto sensu la plateforme régionale : les laboratoires s'organisent entre eux. Le CHU de Clermont-Ferrand a créé une plateforme de diagnostic en lien avec un laboratoire privé. Des collaborations existent dans ce domaine.

M. René-Paul Savary, président. - Souhaitez-vous que ce dispositif se généralise pour permettre le dépistage de masse ?

Pr Philippe Froguel. - Je ne vois pas le Gouvernement revenir en arrière sur l'accès direct aux tests. Il faudra se débrouiller. Nous manquons de personnel au CHU de Lille du fait que de nombreux agents sont confinés. Le CHU teste tout son personnel toutes les trois semaines, ce qui me paraît raisonnable. Les laboratoires privés ont quant à eux à gérer les patients symptomatiques et la meilleure méthode consisterait à ce qu'ils viennent avec une ordonnance. Pour les autres, les grandes plateformes seront utiles.

Mme Catherine Deroche, rapporteure. - En ce qui concerne les essais cliniques, vous affirmez qu'il reste un bras remdesivir à analyser. Y a-t-il un bras avec le plasma de patients infectés ? L'Agence européenne du médicament a délivré une autorisation de mise sur le marché conditionnelle du remdesivir à la fin du mois de juin. Comment expliquez-vous une telle autorisation alors que les essais cliniques ne sont pas terminés ? Qu'en est-il de l'autorisation temporaire d'utilisation (ATU) du remdesivir ?

M. Martin Lévrier. - Je souhaiterais une précision. Les plateformes territoriales évoquées pourront-elles fonctionner compte tenu des problèmes de livraison de consommables ou de réactifs évoqués en début d'audition ? Enfin, ma collègue a posé une question sur les deux personnes ayant contracté à deux reprises le coronavirus : s'agit-il de deux personnes en France ou dans le monde ?

Pr Bruno Lina. - Je parle de deux cas publiés dans des revues scientifiques. En pratique, plusieurs dizaines de cas sont en cours d'investigation en France. C'est une réalité que nous devons analyser.

Nous sommes dans un contexte de pénurie de traitement. En fonction de la publication des articles notamment américains et chinois, il y a un signal d'efficacité qui est un résultat intermédiaire, ni positif ni négatif. Le fait de ne pouvoir montrer une efficacité est-il lié au nombre de patients inclus ou au fait que le remdesivir ne fonctionne pas très bien ? La fusion des bases de données de l'essai Discovery et de l'essai l'OMS permettra de générer un nombre de patients suffisamment important pour répondre à cette question, avant la fin du mois de septembre. C'est du fait de ce contexte que l'Agence européenne du médicament a donné une autorisation provisoire même en l'absence de données robustes d'efficacité, pour éviter les pertes de chances.

En ce qui concerne l'immunothérapie, la sérothérapie ne fait pas partie du panel. Le sérum de plasma convalescent est utilisé dans certaines circonstances particulières, en particulier pour les immunodéprimés.

Selon moi, les plateformes régionales doivent être déployées à court-moyen terme. Ce n'est pas une réponse immédiate. Pour le moment, nous devons structurer les forces en puissance dans les régions pour organiser la réponse à la demande. À terme, il sera intéressant d'élaborer ces plateformes et les maintenir dans la durée.

Pr Philippe Froguel. - Si l'on veut faire ces plateformes, la logique ou la prudence consiste à sécuriser l'achat de réactifs lorsque nous achetons les machines. Si nous ne le faisons pas dès le départ, les machines ne servent pas, comme cela a pu être le cas.

M. René-Paul Savary, président. - C'est fait au détriment des autres si vous prélevez les réactifs pour les plateformes.

Pr Philippe Froguel. - Nos premiers réactifs venant de Chine ont été volés sur le tarmac de Düsseldorf par le gouvernement allemand. J'ai fait venir les premiers réactifs d'Amérique.

Pr Bruno Lina. - Au départ de la Chine, des personnes payaient en cash à l'aéroport du matériel destiné à l'Europe, afin de l'envoyer aux États-Unis. Concernant des machines acquises, des engagements des fournisseurs sur l'approvisionnement en matériel permettant de les faire fonctionner n'ont pas été tenus.

Dr François Blanchecotte. - Je souhaite vous rappeler la loi de 2013 relative à la biologie médicale. Les généticiens ne sont pas des biologistes médicaux. Nous nous sommes battus auprès de l'Union Européenne pour que la biologie médicale française ne soit pas incluse dans les directives Service. Nous engageons notre responsabilité sur le résultat des tests et devons transmettre par SIDEP le nom d'un médecin traitant. Cette donnée est quasiment absente dans le secteur public. Nous ne pouvons pas renvoyer les malades vers le médecin traitant. Il faut une collaboration plutôt qu'un dictat : les plateformes ne sont pas la panacée.

M. René-Paul Savary, président. - Il faut en effet un suivi au-delà du seul dépistage, pour organiser ses conséquences et la prise en charge. C'est peut-être un rôle qui revient à l'ARS. Ces échanges nous ont éclairés même si tout n'est pas réglé. Je vous remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 45.

- Présidence de M. René-Paul Savary, vice-président -

La réunion est ouverte à 14 h 5.

Table ronde sur les équipements de protection

M. René-Paul Savary, président. - Nous poursuivons nos travaux avec une audition consacrée aux équipements de protection. Je vous prie d'excuser l'absence du président Milon.

Nous entendons cet après-midi M. Laurent Bendavid, président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), M. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), M. Gilles Bonnefond, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO) et M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD).

Notre pays a été confronté à une pénurie d'équipements de protection qui a affecté, sinon conditionné, sa réponse à la crise sanitaire.

Ce n'est pas tant la question des stocks que nous examinons aujourd'hui - nous y reviendrons au cours d'autres auditions - mais celle de la réponse apportée à cette situation.

À quelle période la rupture de la chaîne d'approvisionnement a-t-elle été effectivement constatée ? À quelle période a-t-elle été rétablie ?

Dans cet intervalle, quels étaient les acteurs les plus efficaces pour acheter des masques, pour les stocker, pour les distribuer ? Quels ont été les effets concrets de la réquisition par l'État et les leçons de la crise dans ce domaine ?

Je vous demanderai de prêter serment, conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête. Tout témoignage mensonger devant une commission d'enquête parlementaire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Bendavid, Philippe Besset, Gilles Bonnefond et M. Jacques Creyssel prêtent serment.

M. Laurent Bendavid, président de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP). - Depuis février, les entreprises de la répartition pharmaceutique sont pleinement mobilisées pour répondre aux nombreuses sollicitations des pouvoirs publics lors de la crise de la covid-19. La distribution des masques du stock d'État était au coeur de la coopération entre la profession et les autorités de santé. Complexe, elle a mobilisé des moyens considérables. Les grossistes répartiteurs ont distribué plus de 500 millions de masques, et continuent, chaque semaine, à distribuer 30 millions à 35 millions de masques du stock de l'État.

Outre cette mission prioritaire, le ministère de la santé a sollicité les grossistes répartiteurs afin d'acheminer des traitements sensibles des pharmacies hospitalières vers les pharmacies d'officine, car certains patients ne pouvaient pas se rendre dans les hôpitaux - leur présence n'était pas souhaitée étant donné la propagation du virus. Ainsi, près de 10 000 traitements ont été transférés, via un dispositif logistique totalement exceptionnel et spécifique géré par les répartiteurs.

Les agences régionales de santé (ARS) ont aussi largement sollicité la profession pour distribuer des masques et du gel hydroalcoolique, en raison de notre proximité avec les officines, notre réseau et notre expertise logistique. Nous avons près de 180 établissements pharmaceutiques répartis sur l'ensemble du territoire français, couvrant l'ensemble de la population et des officines françaises.

Dans le même temps, la répartition a continué à livrer les pharmacies tous les jours pour garantir leur approvisionnement en médicaments et en produits de santé, les pharmacies ayant été définies comme des commerces indispensables durant la période du confinement. Il était donc tout à fait normal de maintenir notre qualité de service envers nos clients, les pharmacies. Durant cette période très complexe, nous avons maintenu l'ensemble de nos équipes, soit 12 000 collaborateurs, au service des pharmaciens.

Les répartiteurs ont assuré leurs missions exceptionnelles de santé publique - et continuent à les assurer avec fierté et efficacité - pour soutenir les pharmacies, car ils sont particulièrement attachés à leur rôle d'acteur de santé publique. Nous livrons les 21 000 pharmacies près de deux fois par jour sur l'ensemble du territoire, afin que nos concitoyens aient accès aux traitements nécessaires.

À travers cette crise, les entreprises de la répartition ont démontré à la fois leur capacité à s'adapter et à s'extraire de leurs process habituels pour intégrer les contraintes imposées par les circonstances. Elles ont démontré leur pertinence et la force de leur implantation au plus près des territoires et des patients, et leur très grande réactivité pour répondre efficacement à toutes les demandes urgentes qui nous ont été adressées.

Pour autant, il me paraît important de vous alerter sur la fragilité du secteur. Nous traversons une crise exceptionnelle depuis plus de dix ans qui affecte notre économie d'une manière sans précédent. Les entreprises de la répartition ont abordé la crise en étant affaiblies. Plusieurs entreprises de distribution de médicaments ont mis en place des plans de restructuration qui se traduiront par des suppressions d'emplois et des fermetures de sites.

La répartition, acteur indispensable, particulièrement pendant les crises sanitaires et durant la crise de la covid-19, est en grande souffrance, voire en danger depuis plusieurs années. Nous réclamons vainement des mesures de soutien économique. Le Gouvernement s'est engagé sur une première mesure d'augmentation de marges ; nous attendons la publication d'un arrêté dans les prochains jours, mais malheureusement, ce sera insuffisant pour redresser le secteur. C'est pourquoi nous avons soumis trois autres mesures au Gouvernement, en cours de discussion : l'allégement de la contribution sur les ventes en gros, la création d'un forfait pour les médicaments thermosensibles, et le relèvement du plafond de rémunération. Ces mesures économiques sont indispensables pour pérenniser l'existence de la profession, dont le rôle est fondamental pour préserver l'accès quotidien de tous nos concitoyens à leurs médicaments dans toutes les pharmacies de tous les territoires.

C'est un enjeu de santé publique. J'ai conscience qu'une telle demande n'est pas l'objet de cette commission, mais il m'était impossible de ne pas aborder ce sujet structurant et pouvant hypothéquer la mobilisation de notre profession lors d'une prochaine crise sanitaire.

M. Philippe Besset, président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF). - Le 18 février 2020, lorsque nous avons été convoqués par Agnès Buzyn, pour la première réunion de crise au ministère de la santé - et reçus par Olivier Véran, dans sa première et seule réunion présentielle avec l'ensemble des acteurs de santé - nous, les deux organisations professionnelles et l'ordre des pharmaciens, nous sommes portés volontaires pour participer à la distribution des masques du stock d'État aux professionnels de santé.

À ce moment-là, le réseau pharmaceutique, de santé et de proximité, est en souffrance économique, et depuis longtemps : nous perdons environ 200 officines de proximité par an depuis les années 2000. Il reste 21 500 officines pour réaliser la mission que nous proposons à Olivier Véran, et qu'il décide de nous confier. À l'époque, nous ne savions pas quel était l'état des stocks de Santé publique France. Il y avait quelques stocks résiduels dans les pharmacies d'officine ; avant cette crise épidémique particulière, le port du masque n'était pas répandu dans notre société, ni chez les soignants - hormis les chirurgiens-dentistes qui en utilisent quotidiennement - ni par les patients. Les ventes de masques en officine étaient donc plutôt confidentielles, avec très peu de stocks.

Le 3 mars paraît un décret de réquisition générale de tous les masques sur le territoire. Le lendemain, il n'y a plus de masques disponibles et il nous est interdit de nous approvisionner.

Le 23 mars, la situation change. L'arrêté de réquisition est confirmé pour tous les masques produits sur le territoire français, mais nous sommes autorisés, comme tous les acteurs, à acheter des masques sur le marché international. Nous nous heurtons alors au problème du long délai entre la commande et la réception des masques, et surtout de la concurrence des demandes : le monde entier essaie au même moment d'avoir des masques sur ce marché. Nous avons eu des difficultés extrêmes à assumer notre mission.

Les pharmaciens ont mené beaucoup d'autres actions durant la crise. Ils ont renouvelé les traitements chroniques ; selon l'enquête Epi-phare menée par la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), il n'y a pas eu d'interruption de traitement sur les patients chroniques, grâce au fait qu'ils ont pu renouveler leur traitement en officine. Je ne reviens pas sur ce qui a été dit sur la dispensation en ville des médicaments hospitaliers, réalisée pro bono par les pharmaciens. Bien sûr, nous avons porté à domicile les médicaments pour les patients malades atteints de la covid-19. Nous avons mis en place les premiers moyens de protection dans des lieux ouverts au public - on a réinventé les hygiaphones à cette occasion, les sens de circulation, la ventilation, ce que maintenant vous voyez dans l'ensemble des commerces et des lieux ouverts au public.

La profession était très unie le 16 mars. Avec le président de l'USPO et la présidente de l'ordre des pharmaciens, nous tenions des réunions quotidiennes pour définir les messages et mobiliser le réseau.

Dans cette période suivant le Ségur de la santé et précédant le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), il faut traiter le sujet économique. Nous ne demandons évidemment pas de récompense particulière par rapport à cette action, mais nous estimons que nous sommes sanctionnés financièrement. Nous aurons l'occasion de vous en dire plus à l'occasion du PLFSS. Je ne pense pas que le réseau mérite une sanction financière compte tenu de son implication lors de la crise.

M. Gilles Bonnefond, président de l'Union des syndicats de pharmaciens d'officine (USPO). - Merci de votre invitation. Point le plus important, les pharmacies sont restées ouvertes, elles se sont organisées pour répondre aux besoins des patients. Notre maillage territorial est un atout formidable pour accéder aux médicaments sans difficulté.

Nous avons obtenu des pouvoirs publics des choses qui auraient été impensables en janvier, notamment pour assurer la continuité des soins lorsque le médecin est indisponible. En accord avec eux, même si l'ordonnance est expirée et à condition que l'état du patient soit stable, nous pouvions renouveler tous les médicaments, ce qui a rassuré les personnes âgées. Nous avons travaillé très en avant avec les médecins, puisque nous avons renouvelé des traitements chroniques, de stupéfiants, d'opiacés, d'hypnotiques, qui sont très sensibles. Cela a permis d'éviter une crise supplémentaire.

Ce travail a été compliqué. Il a fallu équiper les pharmacies, protéger et se protéger, fabriquer du gel hydroalcoolique, participer à la politique de prévention et de dépistage... On nous a aussi demandé de participer à la lutte contre les violences conjugales, à la distribution de médicaments hospitaliers, et permettre des interruptions de grossesse (IVG) médicamenteuses dans des conditions qui n'étaient pas faciles.

Cela a eu beaucoup d'impact sur le personnel des officines, parfois en danger, peu rassuré, qui avait parfois des difficultés à faire garder ses enfants, certains étaient asthmatiques... Nous avons travaillé avec un personnel réduit, dans des conditions difficiles. Nous avons rempli notre mission de santé, parce qu'il était hors de question de réduire l'activité des pharmacies en termes d'amplitude horaire ou d'accès aux médicaments.

La distribution des masques a été extrêmement chronophage, mais ce système a permis d'avoir accès à tous les professionnels de santé, dans des conditions de gestion de pénurie de ces masques, afin qu'il n'y ait pas de gaspillage.

Nous avons aussi participé au bon usage des médicaments : lorsque la crise est arrivée, nous avons eu une flambée de demandes de paracétamol. Nous avons donc averti les pouvoirs publics du risque de rupture. Nous avons limité la consommation et l'usage du paracétamol en le donnant boîte par boîte. Nous avons aussi limité la consommation d'ibuprofène, déconseillée pendant cette crise. Nous avons demandé à être protégés par rapport à une demande d'hydroxychloroquine pour pouvoir continuer de fournir les personnes à besoin chronique. Lorsqu'est parue une communication sur la nicotine, nous avons demandé de pouvoir limiter l'offre, car sinon il y aurait eu un important mésusage de médicaments. Nous avons participé à la garantie du bon usage.

Notre travail dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) est passé totalement inaperçu, dans une situation extrêmement tendue : les pharmaciens ont permis à tous les patients d'avoir accès, sans difficulté, à leurs médicaments - et ce n'était pas simple.

Le réseau, à l'épreuve de la tempête, a bien résisté. Il a assuré les nombreuses missions qu'on lui a confiées, sans faillir. Cela a permis d'avoir des dispositions qui pourraient être renouvelées, en coordination avec les infirmiers, les hôpitaux et les médecins.

M. René-Paul Savary, président. - Je vous remercie d'avoir insisté sur la continuité des soins et le rôle important des pharmaciens, car certains collègues nous avaient interrogés sur ce sujet, même si ce n'est pas directement notre thème. Votre rôle de secours était essentiel et entre dans la stratégie des masques, car sans protection, il ne se passe rien.

M. Jacques Creyssel, délégué général de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). - La distribution a eu un rôle totalement stratégique. Il n'était pas question que les Français ne puissent pas trouver de quoi se nourrir. L'ensemble des pouvoirs publics a d'ailleurs rendu hommage à nos salariés.

Aucun de nos 30 000 magasins n'a fermé, malgré un taux d'absentéisme important. Nous tenions, plusieurs fois par jour, des réunions avec les pouvoirs publics, notamment au niveau ministériel - surtout avec le ministre Bruno Le Maire, mais aussi avec les ministres du travail, de la santé et de l'agriculture.

Le sujet des masques est revenu tout au long de ces mois de travail, et était essentiel pour nos salariés et nos clients.

Je rappellerai les dates importantes : avant le 15 mars, nous ne vendions quasiment aucun masque, sauf marginalement.

Après le discours du 14 mars annonçant le confinement, Bruno Le Maire a réuni le 15 mars au matin les patrons des différentes enseignes. Ils se sont engagés pour que l'ensemble des magasins puissent fonctionner avec des exigences sanitaires élevées. Le 15 mars après-midi, nous avons bâti et envoyé aux pouvoirs publics un protocole sanitaire qui a été publié le 16 mars. Nous n'avions pas le droit, à l'époque, de rendre obligatoire le port du masque pour les salariés car nous n'avions pas la possibilité d'avoir des masques, réservés aux soignants. Une des enseignes avait cherché à acheter des masques. On lui avait répondu que c'était possible, sous réserve de réquisition, mais que cela ne servait pratiquement à rien pour lutter contre la maladie...

M. René-Paul Savary, président. - On vous a dit que les masques ne servaient à rien ?

M. Jacques Creyssel. - Une direction départementale, dans le Val-de-Marne, a répondu à une enseigne qu'il fallait indiquer que seuls les masques FFP2 servaient à lutter contre le coronavirus, et que porter d'autres masques ne servait à rien - nous vous avons envoyé ces précisions en mai. Nous avons donc privilégié les vitres en plexiglas et les visières, seuls équipements de protection disponibles.

Mais dès le 21 mars, à la suite de nos demandes répétées, nous avons obtenu l'autorisation d'acheter des masques pour nos salariés, et en avons massivement acheté. Nous avons aussi commencé à équiper les PME qui le souhaitaient - nous ne pouvions pas encore fournir de masques au grand public - dans les conditions fixées par le Gouvernement : il fallait le déclarer, mentionner la possibilité de réquisition... Nous l'avons fait naturellement. Nos enseignes ont l'habitude d'acheter, c'est leur métier. Nous avons massivement acheté, en Chine notamment, avec des coûts importants.

Le 14 avril, en amont du déconfinement, le Gouvernement a souhaité que nous travaillions ensemble sur les voies et moyens de la participation de la grande distribution au déconfinement et au port du masque. Nous avons commencé à travailler d'abord sur la disponibilité des masques en tissu - selon le Gouvernement, la production globale de masques chirurgicaux était insuffisante par rapport aux besoins. On nous a demandé de faire un sourcing en France et à l'étranger pour compléter ces achats. Nous avons répondu présents, mais signalé que la fabrication à la demande de masques en tissu prenait du temps, et qu'il était possible d'acheter des masques chirurgicaux sur le marché. Nous avons proposé de participer à la mise à disposition de ces deux types de masques.

Le 24 avril, cela nous a été confirmé : il n'y avait plus de possibilité juridique de nous l'interdire, et les études montraient qu'il y avait besoin, pour déconfiner, d'avoir suffisamment de masques.

Le 29 avril, nous avons rédigé un communiqué commun avec la ministre Agnès Pannier-Runacher, indiquant que la grande distribution était prête à vendre des masques - chirurgicaux et en tissu - avec des prix encadrés selon des conditions définies en commun.

Pour les entreprises de la FCD, le confinement et le déconfinement ont représenté des surcoûts énormes. La sécurité, avec les masques et les plexiglas, a coûté de 300 millions à 400 millions d'euros ; avec les primes et le personnel supplémentaire, nous avons eu plus d'un milliard d'euros de surcoûts. Mais dans le cadre de notre mission de service public, la question de ces surcoûts ne s'est jamais posée durant la crise.

Mme Sylvie Vermeillet, rapporteur. - Pouvez-vous nous en dire plus sur la négociation avec l'État des prix encadrés ? De nombreuses choses ont été dites sur les marges de la grande distribution pour la vente de masques ou d'équipements. Il faudrait être plus transparent sur les marges et les pertes...

M. Jacques Creyssel. - Certains éléments varient selon les enseignes. Les pouvoirs publics ont souhaité, sur le fondement de leur analyse, que le prix maximal d'un masque chirurgical soit d'un euro. En réalité, ils sont plutôt vendus entre 50 et 60 centimes, car nous nous sommes collectivement engagés à les vendre à prix coûtant, sans marge. Au début, nous avons acheté de nombreux masques à un prix élevé, pour le week-end du 1er mai. Nous n'avions pas le droit de les vendre à perte. Au fur et à mesure de la constitution de nouveaux stocks, les prix ont baissé. Actuellement, le prix minimum est de 20 centimes le masque.

Sur l'ensemble de la période, nous avons pris l'engagement, auprès du Gouvernement, de ne pas augmenter nos prix sur l'ensemble des produits vendus dans nos magasins, hormis les produits frais : nous avions promis au secteur agricole de donner la priorité aux produits français - asperges, fraises... - dont les prix d'achat sont supérieurs à ceux des produits étrangers.

La totalité de nos surcoûts est largement supérieure au chiffre d'affaires supplémentaire réalisé sur la période, d'autant que les Français ont acheté des produits à plus faible marge - pâtes, steaks hachés... - durant le confinement.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Allons plus loin. Vous êtes tous en bout de chaîne, en contact avec la personne qui achète. Mais d'autres facteurs concernent l'amont. Il semblerait que des intermédiaires, notamment transporteurs, au plus fort de la crise, aient multiplié par dix, quinze, voire vingt leurs tarifs, le justifiant par des tensions sur le transport international, notamment maritime, mais dans une proportion sans rapport avec l'augmentation des frais induits par l'épidémie. Confirmez-vous cette hausse importante des prix des intermédiaires, notamment pour le transport ? Qu'en pensez-vous ?

Nous espérons qu'un vaccin sera bientôt trouvé. Il nécessitera une production et un transport de masse, et donc une chaîne de distribution suffisante dans un contexte où le transport maritime est sous tension, avec des prix largement supérieurs à l'avant-crise. Quelle organisation des chaînes logistiques faudra-t-il pour délivrer rapidement un vaccin sans un surcoût gigantesque - comme cela a été le cas pour les équipements de protection individuelle (EPI) ?

Quand, en mars, l'État a confié à Géodis cette mission de transport des masques, l'entreprise a eu de grandes difficultés à la remplir. Elle ne l'a finalement pas effectuée seule. Le choix d'un unique opérateur est-il adapté ? Quel choix aurait-il fallu faire ?

M. Gilles Bonnefond. - Pour les vaccins, il y a une chaîne de santé avec des prix fabricant, grossiste répartiteur et au patient fixés par les pouvoirs publics. Les grossistes répartiteurs et les pharmaciens font face à des prix réglementés, tandis que les fabricants négocient le prix fabricant avec l'État. Pour l'approvisionnement, si les vaccins sont en France, la logistique existe avec les grossistes répartiteurs et les pharmaciens. Il n'y a pas de risque particulier.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Les prix sont fixés en France, notamment sur la filière des médicaments. Mais si la chaîne logistique mondiale impose des facturations plus importantes et que les prix sont 25 % à 100 % plus chers hors de France, alors nous n'aurons pas de vaccin... Votre réponse vaut pour le territoire national, mais elle n'est pas efficiente dans un marché mondial.

M. Gilles Bonnefond. - Nous avons connu cela lors de la grippe H1N1 : il fallait se positionner rapidement pour pouvoir ensuite vacciner. Cela avait fait débat à l'époque. Nous sommes actuellement dans la même situation : nous devons préempter des doses de vaccin pour éviter des difficultés ultérieures. Les négociations ont lieu au niveau de l'État.

M. René-Paul Savary, président. - Vous n'avez pas été associés ?

M. Gilles Bonnefond. - Non. Cette négociation devrait même se dérouler au niveau européen, pour éviter des compétitions entre pays européens...

Geodis, structure logistique pour acheter les masques en Chine, a remplacé durant une semaine les grossistes répartiteurs ; cela n'a pas fonctionné, et s'est arrêté de suite. Ce métier de logisticien pour les 21 000 pharmacies est un métier de spécialistes, on ne peut s'improviser grossiste répartiteur en une semaine. L'État a compris que ce n'était pas la bonne stratégie et a réagi immédiatement.

Je rappellerai les dates concernant la gestion des masques par le réseau pharmaceutique. Nous étions en lien avec le ministère de la santé et pas celui de l'économie, ce qui a sans doute posé certains problèmes, voire créé des incompréhensions.

Le 18 février, nous nous sommes portés volontaires pour distribuer des masques. Le ministre de la santé l'a approuvé. Le 2 mars, nous avons commencé la distribution aux professionnels de santé - dont les pharmaciens étaient exclus jusqu'au 15 mars, et il a fallu un mois pour que nos préparateurs en pharmacie en aient !

Le 3 mars a eu lieu la réquisition de tous les masques. De nombreuses entreprises devant assurer le fonctionnement de leur activité devaient avoir des masques, comme l'industrie pharmaceutique ou les entreprises en contact avec la population.

Le 21 mars, il y a eu une levée partielle des réquisitions pour permettre l'achat et la revente à des entreprises en ayant besoin - mais pas au consommateur.

Le 5 avril, une instruction interministérielle des directions générales du travail, des douanes, de la consommation, de la santé, établissait que les masques, les EPI et les dispositifs médicaux ne devaient pas être commercialisés pour les consommateurs. Cette instruction ayant été confirmée à plusieurs reprises à la suite de nos demandes, nous sommes restés sur cette position interministérielle. Lorsque des masques ont commencé à arriver, nous les avons donc proposés aux patients fragiles, gratuitement, jusqu'en juin. Nous n'avons toujours pas été rémunérés de ce travail. En juin, nous avons été rémunérés, d'un euro, pour cette distribution de masques aux professionnels... Or il fallait réceptionner des boîtes de 50 masques, les ouvrir dans un lieu isolé, compter 14 masques par semaine, les remettre en sachet pour le professionnel de santé et assurer leur traçabilité. Nous avons géré ce travail pour aider les professionnels et sans surstocker, pour éviter davantage de pénurie.

Mais le 29 avril, nous avons été surpris : le Premier ministre a annoncé qu'on pouvait distribuer des masques à tous les consommateurs, sans nous avoir avertis. M. Creyssel vient de nous dire que le 14 avril, la grande distribution avait été associée à une réunion pour modifier la doctrine, sans que les pharmaciens ne soient jamais associés ! Il aurait mieux valu que les deux réseaux soient complémentaires. Nous avons été exclus de ces réunions. Nous avons appris par la presse et les opérations de communication que certaines enseignes avaient 30 millions de masques, d'autres 80 millions ! Mais c'était compliqué ; certaines enseignes les vendaient par paquet de dix, d'autres exigeaient la carte de fidélité de leur magasin pour en vendre ou un caddie minimal de trente euros... (M. Jacques Creyssel le conteste).

M. Gilles Bonnefond. - J'ai des preuves. Ces pratiques ne convenaient pas à une gestion de crise sanitaire.

Nous étions gênés, car nous avions expliqué à tous les pharmaciens qu'il ne fallait pas vendre au consommateur. Les deux ou trois pharmacies qui l'ont fait ont été punies très sévèrement par le conseil de l'ordre. Il y a donc eu un dysfonctionnement. Un ministère ne peut pas interdire la vente au consommateur si un autre ministère organise en même temps l'approvisionnement pour d'autres ! Cela a créé des tensions inutiles.

Nous avons insisté pour qu'il y ait un encadrement des prix, afin d'éviter d'être en situation d'opportunité en période de crise. Il y a donc eu un prix maximal de vente et un prix intermédiaire. Le prix maximal - lorsque seul le transport aérien était possible - était d'un euro par masque. Cela ne veut plus rien dire aujourd'hui, car nous avons désormais d'autres modes de transport qui réduisent les coûts. Désormais, tout le monde vend des masques à un prix inférieur au prix maximal.

M. Philippe Besset. - On ne parle pas de la même chose. Actuellement, dans mon officine, j'ai deux stocks de masques, d'environ 1 000 à 2 000 masques. J'ai acheté un stock de masques pour le grand public, que je vends au même titre que le fait la grande distribution. Mais cela n'est pas notre coeur de métier.

Nous avons un autre stock livré par les grossistes répartiteurs, provenant de Santé publique France. C'est comme pour le vaccin. Nous n'en sommes pas acheteurs. Jusqu'à mi-juin, nous avons reçu des masques sans savoir quand ils arrivaient et pour quel volume. Ils arrivaient un beau jour...

M. René-Paul Savary, président. - ... du ciel !

M. Philippe Besset. - Parfois certaines régions n'en avaient pas, il y avait du retard... Nous n'avions aucunement la main sur leur arrivée. Les patients ne comprenaient pas pourquoi certaines officines en avaient, et d'autres pas, ce qui a provoqué quelques crispations.

Notre métier, c'était cela : équiper les soignants et les malades avec le stock de l'État - ce qui est différent de la gestion de la stratégie de déconfinement, qui relève de l'État.

La communication de l'État a été trop précoce, alors que nous étions encore en pleine tension avec Santé publique France pour la livraison de masques aux professionnels. Tout le monde était de bonne foi. La grande distribution voulait participer à la stratégie de déconfinement, mais nous n'en étions pas encore là : nous devions encore gérer la pénurie des stocks de masques pour les soignants et les malades les plus fragiles.

Il faudrait, le plus rapidement possible, que l'État instaure un dispositif qui perdure au-delà du 4 octobre pour que nous poursuivions la distribution des masques aux malades ; le 4 octobre est prévue la fin de la livraison de masques aux officines par Santé publique France, et nous n'avons pas d'alternative connue.

M. René-Paul Savary, président. - Le rôle logistique de Santé publique France a été difficile à vivre pour les pharmacies ?

M. Philippe Besset. - Il était chaotique...

M. René-Paul Savary, président. - C'est bien de parler de Santé publique France au bout d'une heure d'audition sur les masques...

M. Philippe Besset. - Je l'ai dit à l'Assemblée nationale : Santé publique France, nous ne savons pas qui c'est...

M. Roger Karoutchi. - Personne ne le sait, et eux non plus !

M. Philippe Besset. - C'est un problème. Lorsqu'on doit dire qu'il faut modifier ou changer le système de distribution, mieux vaudrait savoir à qui s'adresser, et le connaître ! Nous connaissons le cabinet des ministres, le directeur de la CNAM, le directeur général de la santé, celui de l'offre de soins, mais pas Santé publique France...

M. Laurent Bendavid. - Cet épisode démontre que la distribution dans des réseaux de proximité ne s'invente pas du jour au lendemain. Nous n'avons pas été associés aux décisions, et avons appris la veille la distribution par cet autre acteur logistique. Nous ne sommes que preneurs d'ordre. Au bout de quatre jours, le ministère de la santé est revenu au réseau normal de distribution des masques. Distribuer 7 millions de masques par semaine vers 21 000 points de vente ne s'invente pas. Nous avons 12 000 professionnels, sept entreprises principales sur tout le territoire, et 5 000 chauffeurs livreurs qui connaissent toutes les pharmacies, leurs horaires d'ouverture. Ils ont pu remplir leurs missions. Cela démontre la force du réseau de santé publique en France et sa coordination. Nous avons, par l'interaction avec l'ensemble des métiers de la chaîne et de la filière de distribution, des médicaments et des produits de santé, une capacité de mobilisation qui n'existe que dans très peu d'autres pays européens. À nous de maintenir, faire vivre et solliciter ce réseau. Nous avons démontré notre capacité à assumer cette mission de santé publique et la continuerons jusqu'au 4 octobre, voire davantage.

En un mois, les volumes de masques demandés ont été multipliés par 100 000. Aucune chaîne logistique n'est capable de tenir des effets d'élasticité aussi importants. Il y a eu une nécessaire adaptation. Il faut savoir comment nous pouvons nous adapter et quel est le temps de réactivité de l'ensemble du réseau à ces évolutions. Nous sommes partis sur une longue période d'approvisionnement des professions de santé et le grand public en masse. Actuellement, les stocks sont là et nous sommes prêts à affronter les prochains mois si une augmentation du nombre de malades se confirme.

M. René-Paul Savary, président. - Vous avez des stocks de masques ainsi que de tous les EPI - gants, blouses, etc. ?

M. Laurent Bendavid. - Les grossistes répartiteurs et les professionnels de santé ont fait un certain nombre de commandes d'anticipation pour pouvoir y faire face.

M. René-Paul Savary, président. - Vous les avez ?

M. Laurent Bendavid. - Oui.

M. Bernard Jomier, rapporteur. - Certains surcoûts durant cette crise étaient légitimes, mais des acteurs, comme les complémentaires santé, ont connu des baisses de charges et ont été taxés en conséquence, nous devons donc répondre à la question suivante : l'augmentation des tarifs a-t-elle été proportionnelle à la hausse des coûts induite par la situation ou a-t-elle donné lieu à des profits bien supérieurs ? Il serait tout de même extraordinaire que le secteur sanitaire soit mis à contribution alors que le secteur marchand se partagerait les dividendes.

M. Laurent Bendavid. - Durant cette période, notre profession a rempli sa mission, alors même que nous n'étions pas reconnus comme personnel pouvant bénéficier d'une protection. J'ai 4 000 salariés, 3 000 étaient sur les routes ou dans les entrepôts chaque jour, nous avions mis en place des mesures de protection, mais nous n'avions pas de masques. Dans le stress et l'angoisse, ils ont assuré leur mission.

Ensuite, nous avons adapté les équipements de nos salariés en fonction des mesures gouvernementales, ce qui a emporté des coûts importants sur notre distribution. Nous avons poursuivi notre activité, car nous sommes acteurs de la santé publique, et il était inconcevable que nous arrêtions la distribution de médicaments ; l'absentéisme a été multiplié par trois, ce qui a également entraîné une hausse des coûts. Tout cela a renchéri le coût de la distribution. Or dans la même période, le chiffre d'affaires des pharmacies a baissé de 20 %, ce qui s'est répercuté sur le nôtre. Nos comptes étaient déjà sous pression, et nous avons donc connu une hausse des coûts et une baisse de chiffre d'affaires. Nous discutons donc aujourd'hui avec les pouvoirs publics afin que ceux-ci nous aident à passer cette vague. Sans juger votre question, je voulais vous expliquer les enjeux et les impacts économiques de cette période pour nous. Nous avons rempli notre rôle de santé publique ; certains en ont peut-être profité, nous pas, bien au contraire.

M. René-Paul Savary, président. - De combien de temps avez-vous eu besoin pour vous adapter à cette explosion des volumes ?

M. Laurent Bendavid. - Celle-ci était liée à l'explosion de la fourniture de masques aux professions de santé. La problématique à laquelle nous avions dû faire face relève de l'approvisionnement, plus que de Santé publique France. Pour servir les professionnels de santé et préparer le déconfinement, il nous a fallu six à sept semaines pour assurer des chaînes de logistique et garantir que les pharmacies avaient des masques quand les pouvoirs publics ont ouvert leur commercialisation au public. Nous avons cherché des masques dès la publication du décret du 23 mars, et nous avons eu besoin de six semaines pour assurer un approvisionnement stabilisé, en raison de la pénurie mondiale.

M. René-Paul Savary, président. - Durant quelle semaine Santé publique France s'est-elle occupée de la distribution dans les pharmacies ?

M. Laurent Bendavid. - Durant la semaine du 17 mars.

M. Gilles Bonnefond. - La pharmacie n'a pas bénéficié de la crise : nous avons connu des baisses de chiffre d'affaires et une augmentation du travail et de sa complexité. Les patients nous téléphonaient pour renouveler leur traitement alors qu'ils étaient confinés. Nous passions alors du temps à rassurer et à expliquer, puis nous faisions de la dispensation à domicile, sans aucune rémunération. De même, nous avons pris en charge sans rémunération la distribution des médicaments précédemment uniquement dispensés à l'hôpital, pour éviter aux patients de longs trajets. Enfin, nous avons distribué gratuitement des masques aux professionnels de santé pendant trois mois. Nous allons peut-être entamer une négociation pour définir un forfait de compensation de ce travail. Nous nous sommes protégés et nous avons appris aux autres commerces à faire de même : nous leur avons conseillé le plexiglas, des associations fabriquaient des visières et passaient par nous, il y a eu un véritable élan de solidarité.

Nous avons donc connu une activité diminuée, mais beaucoup plus complexe, qui a emporté un impact sur la gestion du personnel et de la distanciation. C'était compliqué, ça l'est encore, mais nous sommes dans un secteur dans lequel on apprend parfois à ne pas compter.

Mme Catherine Deroche, rapporteur. - Qu'est-ce qui a poussé l'État à décider que Géodis prenne en charge la distribution durant ce court intermède ?

Ensuite, nous avons beaucoup entendu parler de rupture dans les soins, consécutive à la fermeture de cabinets médicaux et paramédicaux, qui a entraîné une moindre prescription. Pourriez-vous nous envoyer des chiffres sur le type de pathologies qui ont été sacrifiées lors de cette rupture des soins ? En ce qui concerne le Doliprane, ce sont bien les pharmaciens, en effet, qui ont demandé que la distribution soit réglementée.

Les fédérations hospitalières nous ont dit que la distribution s'était faite par le biais des groupements hospitaliers de territoire (GHT) ; ce n'est pourtant pas leur vocation. Pourquoi ont-ils été chargés de cela ? Santé publique France a des antennes régionales, même si personne ne semble le savoir.

Comment, selon vous, la gestion de stocks stratégiques de l'État devrait-elle être idéalement configurée à l'avenir pour faire face à une nouvelle pandémie ?

Enfin, dans la grande distribution, vous avez évoqué le surcoût lié aux protections, mais ne pensez-vous pas que ces gestes d'hygiène de bon sens devront être prolongés après la covid ? Cela permet de limiter la transmission de certaines maladies.

M. Philippe Besset. - sur Géodis, je ne sais pas, je ne suis pas dans la tête des pouvoirs publics.

M. René-Paul Savary, président. - Vous avez bien une petite idée, non ?

M. Philippe Besset. - Non, aucune. Je suis sous serment, et je vous garantis que lorsque j'ai des idées, je les communique. En tout état de cause, à mon avis, c'était une très mauvaise idée, nous nous y sommes opposés quand nous l'avons su, mais je ne sais pas pourquoi cette décision a été prise.

Sur les maladies négligées, je vous ferai parvenir les trois études menées par Epi-Phare, rassemblant la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), qui montrent la répartition de l'évolution de la consommation de médicaments selon les catégories. Celle des traitements des maladies aiguës s'est effondrée, car les gens n'allaient plus chez le médecin, ainsi que celle des médicaments nécessitant un geste médical, c'est-à-dire les produits pour la radiologie ou les vaccins. Pour les vaccins des enfants, un rattrapage est en train de se faire, mais ce n'est pas le cas pour les rappels de vaccins pour adultes. Au contraire, les médicaments prescrits pour les maladies chroniques qui n'ont pas souffert de rupture, pour lesquels le pharmacien pouvait intervenir, n'ont pas été touchés. Si nous avions été inclus parmi les vaccinateurs pour effectuer les rappels des adultes, nous aurions pu éviter le problème. C'est ce qu'ont fait les États-Unis. Ce qui s'est passé est donc assez logique : pas de médecins, donc pas de maladies aiguës, donc chute des antibiotiques, et chute des produits nécessitant l'intervention d'un professionnel de santé, mais stabilisation pour les maladies chroniques, car nous avons assuré la continuité des soins.

Sur le paracétamol, et l'ensemble des médicaments qui ont été médiatisés, nous avons joué notre rôle ancestral de gardien des poisons. Nous avons appliqué les recommandations des autorités de santé et nous avons donc refusé la délivrance, parfois sur ordonnance, parfois sans, de médicaments qui allaient à leur encontre. Nous surveillions ces traitements médiatisés, tels que la chloroquine ou la nicotine - chaque semaine un médicament était désigné et le lendemain, beaucoup de gens venaient en chercher. Nous avons donc joué notre rôle, mais nous avons tout de même constaté une augmentation, certes modérée, des prises de ces substances.

Mes collègues ont beaucoup parlé d'absentéisme ; en pharmacie, cela n'a pas été le cas. Les équipes officinales sont restées sur le pont, sauf en cas de maladie, et nous avons connu très peu de retrait en raison de la covid. Nous avons malheureusement rencontré un problème récurrent au sujet duquel nous avons interpellé le ministre de l'éducation nationale et les autorités de santé : nous avons eu du mal à faire reconnaître les préparateurs en pharmacie comme des soignants, leurs enfants n'étaient donc pas acceptés dans les écoles et ils n'avaient accès ni aux tests ni aux masques. Cela paraît fou : nous ne pouvions accepter que le pharmacien soit masqué, mais pas le préparateur ! Nous avons beaucoup discuté avec l'Éducation nationale et, dans ce cas - c'est le seul -, nous n'avons pas appliqué la règle imposée par les pouvoirs publics.

M. Gilles Bonnefond. - Vous nous avez interrogés sur les stocks. Un stock, cela se gère. Il faut avoir de quoi assurer une distribution en période de crise ou de pénurie, il faut donc définir un volume nécessaire pour les hôpitaux, pour les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et pour les professionnels, puis le faire vivre. En effet, un stock s'abîme et se périme, on l'a vu pour les masques, qui étaient périmés, ce qui n'était pas très grave, mais parfois aussi moisis, ce qui l'était un peu plus. Il n'y a pas eu de gestion dynamique de ce stock. Il serait intéressant de mettre cela en place, parce que les hôpitaux ont besoin de volumes que l'on connaît. Maintenir le stock de l'État en assurant une rotation me paraît relever du bon sens.

Nous avons senti une forme d'abandon de ce stock, car il avait été constitué pour H1N1 et il n'a pas servi à grand-chose. Malheureusement, la crise arrive sans prévenir et nous nous trouvons démunis. C'est donc une question de stratégie, qui emporte des coûts.

S'agissant de la distribution des masques, vous avez évoqué la participation des hôpitaux : il y a eu deux flux, l'un pour les hôpitaux, puis, pour les Ehpad et les services de soins infirmiers à domicile (Ssiad), qui consommaient un gros volume, et un autre pour les professionnels libéraux, les aidants familiaux et toutes les personnes intervenant auprès des malades, souvent âgés, et qui avaient été oubliés. D'autres groupes ont ensuite été ajoutés, comme les employés des pompes funèbres. À chaque fois, il fallait transmettre des masses d'informations aux 21 000 pharmaciens. Chacune de ces évolutions s'est faite sans que nous en soyons informés, alors que nous avons trois organisations, deux syndicats et un ordre, que nous étions pleins de bonne volonté et que nous acceptions de faire ce travail difficile, mais nécessaire, pour protéger les professionnels.

Cette absence de dialogue avec Santé publique France quand la doctrine évoluait était très perturbante et nous avons dû envoyer plusieurs courriers communs au ministère pour demander à être informé des changements de doctrine : informez-nous que vous ajoutez les employés des pompes funèbres à la liste, afin que nous réfléchissions à la manière de les identifier en officine ! Cela nous a beaucoup crispés et nous a demandé beaucoup de temps en communication auprès des pharmaciens pour limiter les erreurs, car nous avions de surcroît un devoir de traçabilité sur les masques.

Un stock est donc évidemment nécessaire, pas seulement pour les masques, mais aussi pour les équipements de protection tels que les gants - dont la pénurie n'est pas encore réglée -, les charlottes, les blouses, etc. Il faut avoir une véritable stratégie, ce stock pourra être écoulé vers les hôpitaux en fin de période d'utilisation, qui s'équiperont ainsi à un coût compétitif puisqu'ils feront vivre le stock de l'État.

M. Philippe Besset. - Sur le stock stratégique, M. Grégory Emery, membre du cabinet du ministre, nous a indiqué que le stock d'un milliard de masques serait reconstitué mi-septembre. La doctrine est désormais de disposer d'un stock stratégique en Champagne, chez Santé publique France, et de prépositionner un stock tactique chez l'ensemble des professionnels de santé, selon la stratégie officielle mise au point début août par Mme Katia Julienne, la directrice générale de l'offre de soins. Nous y avons été associés, pour la première fois, au dernier moment.

M. Jacques Creyssel. - Nous ne nous sommes jamais posé la question des surcoûts, nous n'avions qu'un seul objectif : que les Français puissent avoir accès aux magasins dans une situation de sécurité sanitaire et de sécurité tout court satisfaisante. Durant un week-end, nous nous sommes demandé si nous n'allions pas devoir mettre en place des mécanismes de rationnement et d'organisation de pénurie, mais nous avons été sauvés par l'implication de nos personnels, par les masques, et par la généralisation du chômage partiel, qui a conduit beaucoup de salariés à revenir, car leur conjoint pouvait garder les enfants.

Sur la suite, faudra-t-il continuer dans la même direction ? La réponse appartient aux pouvoirs publics ; nous avons pris l'habitude de travailler en appliquant des protocoles sanitaires en permanence, même s'il est difficile de porter le masque toute la journée. Faut-il conserver les vitres en plexiglas aux caisses, qui sont un retour en arrière ? Il faudra y réfléchir, nous n'en sommes pas encore là.

M. Philippe Besset. - Les GHT servent à équiper les hôpitaux, ils ont peut-être reçu une mission complémentaire, mais ce n'est pas notre domaine. On peut le regretter, mais il y a deux mondes dans la santé en France : le monde libéral et celui de l'hôpital. Nous n'approvisionnions que le premier ; les GHT, j'imagine, s'occupaient du second, je n'en sais rien, il faudra le leur demander.

M. René-Paul Savary, président. - Les grossistes avaient-ils été sollicités pour les GHT ? Les fédérations hospitalières avaient évoqué cette question.

M. Laurent Bendavid. - Nous n'avons pas été sollicités pour cela. Nous avons largement été mis à contribution sur la distribution des masques aux personnels de santé libéraux au travers du réseau des pharmaciens, en période de pic d'équipement du personnel de santé, nous avons distribué jusqu'à 70 millions de masques par semaine, ce qui a saturé notre réseau, c'est sans doute pour cela que nous n'avons pas été contactés pour l'hôpital.

Il y avait eu une période de pénurie de masques auparavant, il a donc fallu rattraper le retard pour équiper tout le personnel concerné. Durant la dernière semaine de mars et la première d'avril, en particulier, nous avons connu un pic important de libération de masques pour équiper l'ensemble des professionnels de santé libéraux concernés et venir en support de la médecine de ville.

M. Gilles Bonnefond. - La logistique pour les hôpitaux, les volumes concernés et les types d'équipements demandent de grandes capacités ; or celles des grossistes répartiteurs étaient mobilisées par la distribution aux soignants libéraux, laquelle a été organisée de manière hebdomadaire afin d'absorber la masse et de la répartir régulièrement. Le choix opéré a été d'irriguer le secteur hospitalier, les maisons de retraite et les Ssiad par un circuit différent, aux mains des agences régionales de santé et de Santé publique France sur les territoires, et les autres professionnels de santé dispersés, qui exigeait des quantités et des types de masques divers, par le réseau pharmaceutique.

M. Philippe Besset. - N'y a-t-il pas eu un malentendu avec la Fédération hospitalière française parce que les libéraux travaillant en clinique ne savaient pas d'où venait leur matériel ? Ils dépendent en effet de nous pour le versant libéral de leur activité, mais pas pour la partie hospitalière.

Mme Victoire Jasmin. - Êtes-vous inclus dans les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ?

Certaines pharmacies vendaient des masques grand public, disposiez-vous de certificats de conformité aux normes Afnor ? Étiez-vous en mesure d'assurer une traçabilité conforme à votre éthique, en comparaison de la grande distribution, qui n'est pas soumise à la même rigueur que vous ?

Concernant les Ssiad, vous indiquez qu'ils étaient plus ou moins dotés, ils ne l'étaient pas toujours, en fonction des lieux, j'ai souvent vu des auxiliaires de vie en détresse, mais aussi des infirmiers de soins à domicile qui rencontraient de grandes difficultés pour se procurer le matériel nécessaire à leur protection et à celle de leurs patients.

Enfin, s'agissant des stocks de Santé publique France, les grossistes répartiteurs ne peuvent plus répondre aujourd'hui aux besoins des officines en Guadeloupe, parce que les stocks ont été diminués, semble-t-il, par l'ARS. Qu'en pensez-vous ?

Mme Angèle Préville- Au début, dites-vous, pendant une période d'un mois, vous distribuiez des masques aux professionnels de santé, mais vous n'en aviez pas pour vous. Étiez-vous conscient du risque ? Comment avez-vous fait ?

Ensuite, vous indiquez que, le 3 mars, tous les masques sur le territoire ont été réquisitionnés, dont les vôtres, j'imagine. Savez-vous quelles autres structures ont dû rendre des masques ? Les Ehpad l'ont-ils fait ?

M. Philippe Besset. - Les masques sont réquisitionnés le 13 mars, et nous n'en aurons plus en propre jusqu'après le déconfinement, car nous ne pouvons-nous approvisionner qu'à partir du 23. Toutefois, nous n'en achetons pas directement, nous passons par les grossistes répartiteurs, qui en commandent à partir du 23, mais ne les reçoivent que six semaines après. Nous n'avions donc aucun masque et nous n'avions pas le droit de vendre des masques chirurgicaux jusqu'au déconfinement. Les produits de santé autorisés à la vente en pharmacie sont en effet inscrits sur une liste limitative et les masques en tissu n'y figuraient pas non plus. Nous avons dû intervenir, car nous savions depuis le début que le meilleur geste barrière était la distanciation sociale, ensuite venait le masque chirurgical ou grand public, avec un peu moins d'efficacité, qui sert à éviter la propagation du virus. Il s'agit donc essentiellement d'un geste citoyen : si tout le monde porte le masque, la couverture est la meilleure possible.

M. René-Paul Savary, président. - Ce n'est pas récent ! Le masque grand public, en revanche, a été inventé au milieu de la crise.

M. Philippe Besset. - En effet, nous savons depuis longtemps que le masque, y compris grand public, protège essentiellement les autres. Nous avons été très contrariés de devoir assumer ce qui nous semblait être du tri. En période de pénurie, certains acteurs de santé doivent appliquer des consignes spécifiques, comme en état de guerre, comme aux urgences. Il nous a été très pénible de refuser des masques à la population, notamment aux malades, car nous avions interdiction de leur fournir des masques du stock de l'État. Nous aurions donné les nôtres, mais nous n'en avions pas. Nous devions distribuer les masques du stock de l'État quatorze par quatorze, nous battre chaque semaine pour compléter la liste avec des professionnels oubliés, comme les biologistes médicaux, qui ont été ajoutés en cours de parcours. Auparavant, quand ils venaient, mais nous ne pouvions les équiper, ce qui est tout de même embêtant, car ils ont un grand rôle à jouer !

Sur la Guadeloupe, il est vrai que, en raison de la croissance du nombre de cas, nous sommes de nouveau en forte tension sur les masques du stock de l'État. Ceux-ci devraient cesser d'être fournis le 4 octobre, mais nous n'en recevons déjà plus assez, notamment les masques pédiatriques, que nous n'avons pas du tout. Nous nous occupons essentiellement de la distribution des masques du stock de l'État aux personnes fragiles et malades sur prescription médicale. C'est cela qui pose problème en Guadeloupe.

M. Gilles Bonnefond. - Les CPTS ont largement contribué à créer du lien entre les professionnels de santé, même lorsqu'il s'agissait de communautés naissantes, elles nous ont permis de communiquer, d'échanger avec l'hôpital, avec les services d'urgences, sur leur situation, sur l'existence d'un système d'accueil pour tel ou tel type de patients, sur la coordination avec les infirmières intervenant auprès de patients susceptibles d'être contaminés, tout cela a amélioré la situation et a soudé le territoire, parce que nous partagions des informations. C'est très intéressant et cela démontre que le travail coordonné permet de gagner du temps.

S'agissant des masques grand public, nous avons eu l'autorisation d'en vendre le 26 avril, après plusieurs demandes. Auparavant, nous n'en avions pas le droit, nous ne pouvions pas en acheter, alors que l'approvisionnement était tendu, et nos fournisseurs ne prenaient pas le risque d'en commander en l'absence d'autorisation.

Leur qualité dépendait alors surtout du nombre de lavages possibles. Nous avons subi une pression légitime du ministère de l'économie pour éviter que ne se mettent en place des mécanismes d'opportunité de certains fabricants avec des prix déraisonnables. On voit aujourd'hui que ces masques ne sont pas prioritaires : ils sont moins utilisés que les masques jetables, ce qui pose d'autres problèmes, écologiques, en particulier.

En ce qui concerne le calendrier, nous avons commencé à distribuer le 2 mars. Les pharmaciens ont été exclus du bénéfice de ces masques jusqu'au 15 mars ; pendant quinze jours, nous n'étions donc pas censés porter de masque. Imaginez la réaction des pharmaciens, qui n'étaient pas reconnus comme professionnels de santé, mais qui devaient en distribuer à leurs confrères médecins ! Bien sûr, comme l'a dit Philippe Besset, nous avons désobéi, sinon nous aurions dû arrêter notre activité, notre personnel refusant légitimement de travailler sans protection. Ce n'est que le 20 avril que les préparateurs ont eu accès aux masques, alors qu'ils se trouvaient dans la même situation que nous. On voit bien aujourd'hui, alors que l'on sait que dans des locaux étroits tout le monde doit être masqué, que nous avons eu raison de protéger tout notre personnel.

En ce qui concerne la réquisition, nous n'avions plus de masques à ce moment-là. Nous n'en avions pas besoin, nous n'avions donc pas de stock et nous n'en vendions pas, car il n'y avait pas de demande. Certains d'entre nous avaient un vieux stock datant de l'épidémie H1N1. D'autres professions ont été sollicitées et nous avons été surpris de voir les dentistes restituer tous leurs masques FFP2 : quand ils ont pu reprendre leur activité, il n'avait plus ni masques ni blouses et la pénurie les empêchait toujours de s'approvisionner. Il faudra en tirer les leçons et conserver un stock tampon chez les professionnels dans la perspective de la reprise de leur activité.

M. René-Paul Savary, président. - On parlait alors de masques chirurgicaux ou FFP2, les masques grand public n'existaient pas. Quand sont-ils apparus dans les discussions ?

M. Philippe Besset. - le Gouvernement s'est fié aux autorités de santé. C'est l'Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a donné le top départ en matière de masques grand public, en les présentant comme des succédanés des masques chirurgicaux. Il s'agissait d'avoir un masque sur le visage pour protéger les autres. Je ne me souviens pas de la date de cette recommandation, mais je vous l'enverrai.

M. Gilles Bonnefond. - Une précision : les pouvoirs publics avaient étudié la possibilité de porter des masques grand public, et les conditions dans lesquels ces dispositifs étaient suffisamment protecteurs pour constituer une alternative acceptable et pouvaient être produits en quantité suffisante. Les discussions ont dû démarrer début avril ; le 14 avril, nous avons eu cette discussion au ministère de l'économie, durant laquelle la grande distribution a été sollicitée pour distribuer ces masques. On nous a demandé si nous voulions y participer et nous avons accepté sous réserve de leur efficacité. Ensuite, les critères de nombre et de conditions de lavages ont été fixés et l'autorisation a été accordée aux pharmaciens le 26 avril.

M. Jacques Creyssel. - S'agissant des masques textiles, les réunions qui se sont tenues à partir de mi-avril portaient, initialement, sur les masques textiles. J'ai devant moi le mail : « Urgent, confcall mercredi 15 avril, masques textiles ». Nous avons alors fait valoir que, à court terme, d'ici au 4 mai, il n'y en aurait pas assez et qu'il fallait compléter les stocks. C'est pourquoi il a été décidé à partir du 24 avril d'ouvrir la vente au grand public des deux catégories. Je regrette que ces discussions aient été limitées à nous, alors que l'on nous avait dit le contraire et que la ministre l'avait même écrit dans son communiqué, lequel évoque d'ailleurs à la fois les masques textiles, avec un encadrement des prix à 2 à 3 euros pour un coût à l'usage de 10 à 30 centimes, et des encadrements de prix volontaires sur les masques chirurgicaux que l'on commençait à appeler masques à usage unique.

Ensuite, souvenons-nous que, lorsque nous avons obtenu cette autorisation et que tout cela s'est mis en place, à partir du 4 mai, le résultat global a été très positif : tous les Français ont réussi à obtenir des masques dans les jours qui ont suivi le déconfinement. Certaines choses ont échoué auparavant, certes, mais dès que nous avons eu ces autorisations, tout a fonctionné.

Enfin, nous nous sommes engagés, à cette occasion, à établir conjointement avec les services de l'État un guide de bonnes pratiques contenant des éléments différents par enseignes, avec un sujet majeur : le problème du déconditionnement. En effet, le Gouvernement nous avait demandé de vendre les masques chirurgicaux par cinq ou par dix alors que nous les recevions par boîtes de cinquante. Tout le monde n'a pas pu le faire, car il fallait des salles pour opérer dans de bonnes conditions sanitaires, et les masques ont alors été vendus par boîtes de cinquante.

M. Gilles Bonnefond. - Sur les masques en tissu, je souhaite saluer la mobilisation des maires et des présidents de conseils régionaux, qui ont saisi l'opportunité au moment du déconfinement pour offrir des masques à leurs administrés. Cela a contribué à vider l'approvisionnement des entreprises et à nous permettre de passer la période du début du déconfinement sans tension au 11 mai. Bravo de l'avoir fait, souvent en coordination avec les différents services de l'État.

Mme Victoire Jasmin. - Compte tenu de la situation que nous avons vécue, les pharmaciens d'officines connaissent leur patientèle et savent prendre les meilleures décisions. Pour les patients que vous connaissez ne pourrait-on pas permettre désormais aux pharmaciens d'officine, comme aux Ssiad, de disposer d'une zone d'autonomie en matière de choix des orientations à prendre en fonction de leur patientèle ?

M. Philippe Besset. - Ce point concerne la traçabilité et l'autonomie du pharmacien dans la dispensation. Nous sommes attentifs à suivre les recommandations des autorités de santé et, dans la plupart des cas, le fait que nous n'ayons pas d'intérêt économique à proposer un produit conduit l'ensemble de la population, et nous aussi, à préférer que nous soyons une profession ordonnée. Pour autant, s'agissant de la prévention, notamment des masques, voire des vaccins, la situation est différente. Les arbres décisionnels sont connus et la traçabilité est possible : les patients éligibles à la dotation en masques, par exemple, sont ceux qui souffrent d'affection de longue durée (ALD) et nous pouvons les identifier avec la carte Vitale. Il n'est donc pas nécessaire de passer par la case médecin pour obtenir un bon.

M. René-Paul Savary, président. - Merci, messieurs, de vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 15 h 55.