Jeudi 18 février 2021

- Présidence de M. Serge Babary, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de M. Patrick Levy-Waitz, président de la Fondation Travailler autrement

M. Serge Babary, président. - Mes chers collègues, nous entendons ce matin M. Patrick Levy-Waitz, président de la fondation Travailler Autrement, un think tank sur les nouvelles formes d'emploi. Certains collègues sont ici avec moi, d'autres en visio-conférence.

Monsieur Levy-Waitz, je vous remercie d'être avec nous. Vous avez récemment conduit une mission pour le compte du gouvernement sur le développement des tiers lieux en France. Vous vous définissez comme un entrepreneur et un citoyen engagé. Vous avez créé en effet plusieurs entreprises au cours de votre carrière et vous présidez cette fondation. Celle-ci a été créée à l'initiative de groupes de conseil et de formation, ainsi que de syndicats (CFDT, UGICT-CGT Cadres, etc.) et de personnalités de la société civile reconnues pour leur expertise sur le marché du travail.

La Délégation aux entreprises du Sénat a lancé une mission d'information sur les nouveaux modes de travail et de management. Parmi ces nouveaux modes, je citerai le télétravail, la numérisation, la robotisation, l'externalisation, les plateformes, le travail collaboratif, la féminisation du management, etc. Or la fondation Travailler Autrement s'intéresse aux innovations en matière d'emploi et produit des études sur ces sujets.

Monsieur Levy-Waitz, nous vous avons fait parvenir un questionnaire indicatif, qui pourra guider votre propos liminaire. Celui-ci pourrait durer une quinzaine de minutes. J'aurai ensuite d'autres questions à vous poser, de même que les rapporteurs de la mission, qui sont Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay, ainsi que d'autres collègues de la Délégation.

Cette audition est aussi ouverte à la presse qui peut suivre la vidéo à distance.

M. Patrick Levy-Waitz, président de la Fondation Travailler autrement. - Monsieur le président, je vous remercie de m'accueillir. Nous nous préoccupons quotidiennement de la mutation du monde du travail. La crise de la Covid a induit une accélération sans précédent de cette mutation qui, de notre point de vue, aura des conséquences très importantes dans les années qui viennent.

Vous avez cité quelques nouvelles formes d'emploi. Si je devais résumer mon propos, je dirais que ce mouvement lent a démarré il y a une quinzaine d'années et a touché dans un premier temps les grandes métropoles. Dès lors que vous aviez accès aux outils numériques, malgré le retard pris en la matière dans de nombreux territoires, de nouvelles façons de travailler pouvaient naître.

La première grande mutation réside dans la diffusion des outils et des infrastructures numériques. Vous savez combien le gouvernement a accéléré le développement des pylônes permettant l'accès au numérique. Je mets l'accent sur cette question, car elle est centrale pour travailler différemment. Dans le cadre de la mission que j'ai menée pour le gouvernement, j'ai constaté que plus de 40 % des territoires en France ne pouvaient transmettre de manière efficace un document par le numérique. Nous parlions d'émergence du numérique depuis les années 2000, mais en réalité une grande partie de la population ne pouvait y accéder. L'évolution du monde du travail ne touche donc en réalité qu'une partie de la population, car les cols bleus et certains métiers n'y accèdent pas.

Par ailleurs, une mutation émerge concernant le travail indépendant. Pour l'instant, malgré le nombre important de nouveaux indépendants installés cette année, les courbes statistiques montrent une évolution somme toute peu importante. Contrairement à ce qui était prédit il y a cinq ou six ans sur la fin du salariat, notre pays compte encore 85 % de salariés. Une mutation importante est cependant en cours. Les travailleurs indépendants des métiers traditionnels, artisans ou commerçants, ont été rejoints petit à petit par les travailleurs indépendants des plateformes, souvent avec un statut d'auto-entrepreneur, tandis que les indépendants dans l'agriculture ont sensiblement diminué.

En outre, alors que, depuis le début du XXe siècle, les travailleurs indépendants avaient l'occasion de se construire un capital, cela apparaît de plus en plus difficile et en tout état de cause insuffisant pour alimenter une retraite. Les métiers plus traditionnels sont eux-mêmes touchés et certaines personnes voulant développer leur activité finissent très vite par basculer dans la précarité.

Pendant la crise de la Covid, les mesures du gouvernement ont pris en compte pour une fois la question des indépendants. Cependant, la question structurelle n'est pas résolue et demeure centrale. Celle-ci doit être posée, mais pas seulement au prisme des indépendants des plateformes, qui concentrent tous les débats politiques. Au nom de quoi auraient-ils des droits supplémentaires ? Les indépendants des plateformes pèsent pour près de 150 000 à 200 000 personnes en France sur 1,5 million d'indépendants. Il est nécessaire de refondre une réflexion qui permette de réassurer une partie de la population choisissant l'indépendance comme une possibilité de s'épanouir et de s'émanciper par le travail.

Le deuxième point que je souhaitais exposer concerne la conséquence de ces mutations sur l'organisation du travail. Depuis l'avènement de l'ère industrielle, le travail est caractérisé par une unité de lieu et de temps, symbolisée par l'usine. Cette unité a commencé à se fissurer avec les services, mouvement qui s'est poursuivi avec les nouveaux modes d'utilisation du digital. Dans les années qui viennent, 50 % des métiers disparaîtront pour laisser la place à de nouvelles professions. Nous voyons que les questions du lieu, du collectif de travail, du management au sein de l'entreprise constituent des points de fracture qui alimentent de nouvelles appréhensions dans le monde du travail.

J'ai passé près de neuf mois dans les territoires pour une mission que le gouvernement m'a confiée sur « travail, territoires numériques et coworking », pour identifier et comprendre le phénomène. On nous avait prédit 600 à 700 tiers lieux en France, nous en avons répertorié 1 492 en 2018 et nous en avons identifié environ 1 800. France Tiers-Lieux, agence qui a vocation à professionnaliser la filière et à accompagner la co-construction d'une politique publique, a lancé un sondage auprès des tiers-lieux auquel 900 d'entre eux ont répondu. Je suis en mesure, en avant-première de la remise du rapport au Premier ministre fin mars-début avril, de vous annoncer que nous arriverons à près de 2 500 tiers lieux d'ici fin 2021 et probablement 3 500 à la fin 2022. Cela laisse supposer que le phénomène des tiers lieux est beaucoup plus large que le coworking. Ces lieux qui accueillent des modes hybrides d'activité et de travail constituent le plus grand phénomène de notre société et des territoires depuis l'avènement des mouvements d'éducation populaire qui ont organisé d'autres façons de faire, non dans le travail mais dans le social.

Ce phénomène sera durable, car le monde du travail est traversé par trois grandes mutations : la mutation numérique ; la transition écologique avec l'avènement de circuits courts et en particulier une mutation complète des circuits d'alimentation ; et l'avènement de l'apprentissage et du travail manuel. Un certain nombre de métiers permettent, au travers des fab-labs et des makerspaces, ateliers partagés, de mettre le travail manuel au goût du jour. Ces trois mutations très importantes entraînent un besoin de nouveaux lieux et ce phénomène structurera les territoires partout en France.

La Fondation a réalisé des études ces dernières années, nombre d'entre elles montrant que les Français ne supportaient plus de passer plus d'une heure dans les transports matin et soir. La France est devenue le pays où l'on travaille le moins en nombre de jours et le plus dans la journée, avec beaucoup de temps de transport. Notre fondation regroupe des membres aux opinions politiques diverses, des scientifiques, des opérationnels, des chefs d'entreprise, des syndicats, etc. Nous sommes tous convaincus que les questions de rythme de travail deviendront des sujets centraux dans la vie du pays dans les années qui viennent. L'émergence du télétravail renforce cette conviction. Les problèmes de déconnexion sont un vrai sujet et la réorganisation du travail autour du télétravail s'avère un sujet central.

Nous ferons des propositions d'ici quinze jours ou trois semaines autour de cette question. J'ai appris qu'une proposition de loi a été déposée ou est en cours de dépôt par le sénateur Bargeton sur l'idée d'un « ticket-bureau ». Nous ferons des propositions nous-mêmes autour de cette question, car nous pensons qu'il faut encourager et favoriser les collectifs naissant dans ces nouveaux lieux de travail.

Dans cette nouvelle forme de travail, il est surtout question de travailler autrement et de trouver des modes d'expression et d'activité qui répondent davantage aux aspirations de chacun, à savoir une vie dans des zones plus calmes et moins stressantes que les grandes métropoles. Nous pensons que la question du bien-être de la vie à la campagne et dans les villes moyennes est importante pour nos concitoyens. Les premiers chiffres montrent que des évolutions assez sensibles sont à prévoir dans les années qui viennent. Dans le rapport accessible sur le site de la fondation et celui du ministère, vous trouverez des chiffres éloquents sur les économies d'émissions de carbone réalisées en télétravail, en évitant les flux pendulaires. Nous savons que le télétravail, les tiers lieux et l'organisation du travail de façon générale, représentent une des manières de résoudre la crise liée au monde du travail mais aussi la crise écologique et les enjeux de mobilité, en permettant de redonner aux territoires les moyens de se développer. Nous n'avons aucun doute sur le fait qu'il s'agit d'une révolution profonde de nos modes de travail et de vie. Cette révolution, lente, connaît une accélération avec la Covid et s'accélérera encore dans les années qui viennent. Dernier point derrière ces questions : plus de la moitié des salariés souhaitent un rythme de travail flexible. Cette volonté montre combien cette question est centrale.

On oublie souvent à quel point les TPE et PME représentent le tissu économique français et que les nouvelles formes d'emploi les concernent. L'industrie est nécessaire dans notre pays. Cependant, ce n'est pas l'industrie qui permettra de redonner du travail à tous nos concitoyens. Une évolution dans les mentalités et les législations, voire dans les aides publiques, est nécessaire pour mutualiser les modes d'intervention de l'État et des collectivités territoriales sur ce sujet.

M. Serge Babary. - Je vous remercie pour ces nombreuses pistes de réflexion, dont certaines sont pour moi nouvelles. Je donne la parole aux rapporteurs de notre délégation.

M. Michel Canévet, rapporteur. - La croissance des tiers lieux est bien visible sur les territoires. Il faut néanmoins se demander si elle est extrêmement forte ou si elle reste marginale. Partant du principe que 3 500 tiers lieux sont identifiés à horizon 2022, 10 travailleurs dans chaque tiers lieu représenteraient 35 000 travailleurs, ce qui reste marginal au regard de la masse d'emplois dans notre pays. Il est vrai qu'une partie des emplois peuvent trouver un espace d'activité dans un tiers lieu. Je reconnais également que ces espaces permettent à des personnes de se retrouver et à des projets inattendus d'émerger. Il existe aussi un risque de déport de certaines entreprises vers ces tiers lieux qui pourrait en augmenter significativement le nombre. Pensez-vous que de très grands espaces pourraient naître à l'horizon de dix ans qui accueilleraient un grand nombre de travailleurs ?

Pensez-vous qu'il faut organiser ou réglementer ces tiers lieux accueillant des travailleurs ou laisser leur organisation à l'imagination de leurs promoteurs ? Ne faut-il pas un minimum de règles à respecter ?

M. Patrick Levy-Waitz. - Vous avez raison, le nombre de travailleurs dans les tiers lieux est peu important. Cependant, dans notre recensement, nous constatons que plus de deux millions de personnes ont transité par ces tiers lieux, un chiffre tout à fait considérable. Je rajoute qu'il y a trois ans, on dénombrait à peine un millier de tiers lieux et ils n'étaient pas toujours structurés comme ils le sont aujourd'hui.

En outre, les tiers lieux accueillent souvent de nombreuses PME et TPE qui développent une activité rayonnant dans tout le territoire.

Par ailleurs, nous constatons un nombre croissant d'entreprises et d'industries qui prototypent dans les tiers lieux et dont les activités hybrides créent elles-mêmes des entreprises. Nous allons par ailleurs lancer, à l'initiative de France Tiers-Lieux, la création de manufactures de proximité pour permettre aux artisans et indépendants très touchés par la crise de créer des ateliers partagés, de louer des machines et de pratiquer leurs activités. Des centaines de personnes transitent par ces lieux, créent de l'activité, créent de petites entreprises en étant présentes de façon intermittente. Beaucoup d'utilisateurs ne sont pas comptabilisés comme salariés, mais comme clients ou usagers.

Vous m'avez demandé si les tiers lieux représentent un phénomène marginal en matière d'emploi ou l'opportunité de déployer de nouvelles façons de créer des entreprises et du travail. Nous avons la conviction que les tiers lieux sont un phénomène de société, alors qu'en 2018, ils représentaient un phénomène émergent. Le mouvement évolue à grande vitesse. Pour les raisons que j'évoquais, les tiers lieux sont au coeur des transitions et les transitions sont au coeur des tiers lieux. La France se montre souvent résistante au changement, mais quand elle se lance dans un projet, elle est souvent très efficace. Je suis convaincu que les tiers lieux transformeront les territoires et permettront à des urbains de revenir dans les villes moyennes qui seront ainsi en capacité de retrouver le chemin du développement.

Sur la question qui concerne l'organisation institutionnelle des tiers lieux, je dirais qu'il faut règlementer, mais en y laissant beaucoup de capacité d'initiative. Dans le rapport de 2018, j'avais mis l'accent sur les raisons pour lesquelles un tiers lieu fonctionne bien. Tout d'abord, la vie du lieu doit être pilotée par une communauté de porteurs de projet. Ensuite, une gouvernance partagée est nécessaire, permettant de construire à la fois avec les acteurs du territoire et les acteurs locaux. Les lieux qui fonctionnent le mieux sont portés par une gouvernance partagée et ont souvent signé une convention avec la collectivité.

Sur la règlementation elle-même, nous avons des difficultés d'ordre réglementaire et j'ai sollicité le gouvernement pour réfléchir sur ce sujet. Les tiers lieux accueillent des salariés d'entreprises dont la réglementation du travail, les règles sociales ou d'hygiène ne peuvent s'appliquer dans un tiers lieu. Comment fabriquer un modus operandi qui convienne à tous les partenaires et qui permette au lieu d'accueillir ces travailleurs ? Je vous citerai un exemple frappant. Quand la crise de la Covid a commencé, les tiers lieux se sont mobilisés pour fabriquer plus de quatre millions de masques, de visières ou de pièces détachées pour les hôpitaux. Ils se sont révélés comme des lieux d'hyper proximité avec une capacité à faire. Jusqu'au jour où il leur a été interdit de fabriquer des masques car ils ne respectaient pas les normes applicables, alors que les pouvoirs publics auraient pu les accompagner pour leur permettre de jouer leur rôle. La question serait de savoir quelles règles conserver et avec quelle souplesse pour permettre aux tiers lieux de s'emparer des besoins d'intérêt général.

Nous allons émettre une quinzaine de grandes recommandations ainsi qu'une quarantaine de propositions dans le rapport 2020 de France Tiers-Lieux. Je pense qu'il faut construire de nouvelles réglementations adaptées à un monde du travail plus horizontal et moins hiérarchisé. Pour terminer, nous devons nous demander, dans un monde aux activités hybrides, comment faire évoluer et simplifier nos normes verticales pour permettre l'expression de nouvelles activités ou formes de travail.

M. Serge Babary. - Je vous remercie, monsieur le président.

Mme Martine Berthet, rapporteure. - Je vous remercie. J'ai plusieurs questions à poser. Certains tiers lieux existent sous une forme associative ; est-il nécessaire de créer des statuts juridiques particuliers ? Je souhaiterais par ailleurs savoir comment nous nous situons par rapport à nos voisins européens sur ce sujet. Ensuite, quelles évolutions voyez-vous sur les questions de santé au travail ? Et enfin, quelles sont les tranches d'âge plutôt concernées par ce phénomène de société que vous décrivez ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pense qu'il aurait fallu définir le tiers lieu. En vous écoutant, il semble que vous le réduisiez au seul coworking alors que le tiers lieu est un concept à la croisée de la démocratie participative, de l'engagement, des fab-labs et des makerspaces.

Par ailleurs, plus je vous entends, plus je m'aperçois que cette transformation du travail ne concerne qu'une partie des salariés : les plus hautement qualifiés, cadres et « cadres plus », ou bien des travailleurs ubérisés, qui relèvent plutôt du sous-prolétariat, avec des personnes payées à la tâche. Nous trouvons donc dans cette nouvelle forme de travail des catégories se situant à deux extrémités opposées. Je souhaitais savoir si vous faites la même analyse et avec quelles conséquences.

Enfin, vous posez sur votre site Internet la question des cinq heures de travail par jour ou des quatre jours de travail par semaine. Ce débat est de nature politique. Pour ma part, je pense qu'il faudra partager le temps de travail. J'ai constaté que ce sujet est devenu plus compliqué avec la crise, mais la question se posera à nouveau avec l'augmentation du nombre de chômeurs. Nous devrons mener ce débat : tout le monde travaillera-t-il ou seulement une partie et à quel rythme ? Je vous remercie.

M. Patrick Levy-Waitz. - En ce qui concerne les structures juridiques, les outils nécessaires existent déjà dans notre pays. J'ai appris qu'une mission avait été confiée à Olivia Grégoire sur l'économie sociale et solidaire (ESS) pour améliorer la gouvernance de ces structures. À mon avis, toute structure juridique bien gouvernée fonctionne bien. Évidemment, les tiers lieux dans les territoires ont souvent besoin d'aides publiques pour les rendre pérennes. Cependant, de mon point de vue, les structures juridiques ne sont pas problématiques. Dans l'ESS, vous trouvez aussi des entreprises, des réseaux classiques. Selon la typologie des tiers lieux, il est possible de choisir l'arsenal juridique adapté. J'ai relevé une problématique sur la gouvernance des coopératives d'activités, mais le statut de l'ESS ou d'entreprise solidaire d'utilité sociale (ESUS) fonctionne très bien, de même que le statut associatif. Le vrai sujet est dans la manière dont on gouverne la structure.

Pour la question sur la santé au travail, nous travaillons avec l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) sur ce sujet.

Pour répondre à M. Gay, les travailleurs concernés sont en effet souvent des cols blancs ou des travailleurs des plateformes. Cependant, dans les territoires, les tiers lieux accueillent des personnes avec des métiers manuels, des circuits courts et des activités non liées à des activités intellectuelles.

J'en viens maintenant à la définition de ces tiers lieux. Je vous invite à lire mon rapport de 2018 qui ne fait qu'exprimer que les tiers lieux ne sont pas des lieux de coworking mais des lieux hybrides comprenant des lieux d'inclusion, des lieux de fabrication ou des lieux de natures différentes et d'expressions différentes. Ils se créent de façon mutualisée, ils naissent sur les territoires à l'initiative de citoyens ou de collectivités. Je suis convaincu qu'ils ont un rôle à jouer sur les métiers, y compris sur les circuits de distribution courts. Nous voyons se développer également des tiers lieux agricoles qui répondent à un besoin de mutualiser des moyens et des savoir-faire pour travailler la terre. Les tiers lieux seront probablement des acteurs majeurs du lien entre travail, lien social et externalités positives.

Mme Annick Billon. - Mes questions seront extrêmement courtes et genrées. En réalité, l'évolution du travail a été imposée par la pandémie et par une question générationnelle. Ce mouvement induit une évolution de la législation pour protéger les salariés mais également une évolution de la couverture numérique. Il est par ailleurs important de veiller à l'encadrement du foncier. Ainsi, cette nouvelle façon de travailler a entraîné une augmentation du foncier en Vendée, par exemple, puisque de nouvelles populations viennent y télétravailler ou travailler dans des tiers lieux. Comment réussir à accompagner ce mouvement pour éviter davantage de fractures dans la société ?

Par ailleurs, nous avons vu que le télétravail et le confinement ont été vécus comme une charge très importante, notamment pour les femmes, puisqu'elles ont dû assumer, en caricaturant un peu, le travail à domicile, les cours des enfants et les tâches domestiques. Avez-vous constaté que les nouvelles formes de travail sont davantage pratiquées par les hommes, par les femmes ou de manière égale ? Et imaginez-vous que ces nouvelles pratiques feront régresser la condition des femmes au travail, car elles sont déjà davantage concernées par le travail à temps partiel ? Je vous remercie.

M. Patrick Levy-Waitz. - Cette question est importante mais je voudrais préalablement lever une ambiguïté que j'entends sur cette crise. Pendant la crise de la Covid, nous n'avons pas télétravaillé, nous avons été contraints de travailler à domicile dans des conditions non propices au travail. Il se trouve que la modalité en était le télétravail. Cependant, le télétravail ne consiste pas à travailler chez soi avec ses enfants et à devoir gérer des tâches ménagères. Je me permets de le préciser, car si les modes de travail de demain devaient s'en inspirer, nous ferions fausse route et les craintes que vous exprimez s'avéreraient fondées.

Nous savons que beaucoup de femmes utilisent les tiers lieux, souvent pour ne pas télétravailler chez elles. Les moeurs ont du mal à changer : les femmes travaillent davantage à temps partiel et ont besoin de lieux d'expression pour éviter de subir « la double ou triple peine ». Nous ne disposons pas de chiffres exacts, mais le nombre de femmes investies qui créent des entreprises et des emplois s'avère très important. Je me demande si elles ne sont pas majoritaires parmi les créateurs de tiers lieux. Je connais plusieurs exemples de femmes qui se sont emparées de cette nouvelle forme de travail pour lancer des projets formidables.

Quant au foncier, il fait partie des sujets complexes à aborder pour deux raisons. D'une part, l'arrivée des acteurs économiques fait monter le coût du foncier. D'autre part, les tiers lieux ne permettent pas de gagner beaucoup d'argent. Je ne parle pas de WeWork à Paris qui n'est qu'un business immobilier. Nous devons réfléchir à la capacité de rentabiliser ces lieux sur le long terme. J'avais suggéré la création d'un fonds ANRU-Amundi dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville qui a du mal à se mettre en place. Il faudrait réfléchir, pour ces activités, à la mise à disposition du foncier, à sa valorisation et à son financement. Nous espérons que le gouvernement se saisira du sujet et que le parlement fera des propositions en ce sens.

M. Serge Babary. - Je vous remercie, monsieur le président. Je vous propose de nous faire parvenir quelques réponses autour du questionnaire que nous vous avons adressé. Nous allons nous pencher aussi sur votre rapport 2018 et attendre avec impatience celui que vous nous allez présenter. Nous aurons peut-être l'occasion de revenir vers vous pour échanger sur les conclusions de ce rapport. Je vous remercie au nom de mes collègues pour les pistes que nous avons pu explorer avec vous. Je vous propose de rester en relation sur les points que je viens d'indiquer.

M. Patrick Levy-Waitz. - Si vous permettez, j'attire l'attention de la Délégation aux entreprises sur un point important. Le monde de l'entreprise est encore très frileux sur cette question de changement de paradigme du monde du travail. Je suis chef d'entreprise depuis 25 ans et je constate les difficultés de mes collègues pour appréhender ces transformations qui les percutent de front. Je pense qu'il faut trouver des voies nouvelles pour permettre aux entreprises de prendre ce virage, beaucoup plus présent dans d'autres pays, en particulier en Europe du Nord, et qui trouve dans ces pays plus de facilités qu'en France. Je vous remercie pour votre écoute.

Table ronde sur « Les nouveaux modes de travail et de management », en présence de chefs d'entreprise

M. Serge Babary. - Bonjour à tous, nous poursuivons notre séance plénière dans le cadre des travaux de notre Délégation consacrés aux nouveaux modes de travail et de management, en particulier leur impact sur la santé au travail.

Je salue nos interlocuteurs. Nous sommes heureux de vous donner la parole, car les témoignages de chefs d'entreprise, sur le terrain, constituent l'ADN de notre délégation. En raison des contraintes sanitaires, nous ne pouvons pas nous déplacer pour aller à votre rencontre et poursuivons donc notre travail dans le cadre d'une table-ronde. Cependant, la visioconférence nous permet, ce matin, de vous entendre sur votre expérience qui nous éclairera sur les évolutions des modes de travail et les outils imaginés pour accompagner ces changements.

Nous entendrons ainsi :

- M. Joseph Bertin, président-directeur général de Tokai carbone (Savoie), qui nous parlera de l'accord de performance qui permet d'organiser la flexibilité et l'amélioration des compétences au sein de son entreprise ;

- Mme Emmanuelle Legault, président-directeur général de Cadiou (Finistère), qui témoignera des vertus du lean management ;

- M. François Leognagny, président d'Arkham Studio (Indre-et-Loire), qui nous parlera des besoins de ses clients et des outils qu'il développe pour accompagner leurs nouveaux modes d'organisation ;

- M. Franck Deveughele, fondateur et président de Clef Job (Seine-Saint-Denis), qui nous éclairera sur les atouts des groupements d'employeurs.

Chacun d'entre vous est issu d'un département représenté ici soit par les rapporteurs soit par moi-même. Vous représentez le dynamisme entrepreneurial de nos territoires. Mes collègues rapporteurs, Martine Berthet (Savoie), Michel Canévet (Finistère) Fabien Gay (Seine-Saint-Denis) et moi-même (Indre-et-Loire) sommes heureux que nos départements puissent être représentés par des chefs d'entreprise impliqués et désireux de partager leur expérience.

M. Joseph Bertin, président-directeur général de Tokai carbone (Savoie). - Merci Monsieur le Président. Je suis le P.-D.G. de Tokay Cobex Savoie, le nouveau nom de notre entreprise. Tokay Cobex est une entreprise qui fabrique du carbone et du graphite pour l'industrie de la chimie, principalement pour l'industrie de l'électrolyse de l'aluminium primaire. Plus récemment, nous nous sommes intéressés à l'industrie de la mobilité électrique, car les batteries lithium ion qui équipent les véhicules électriques sont constituées à 15 % de graphite. Notre entreprise emploie 360 personnes et réalise environ 100 millions d'euros de chiffre d'affaires. Elle a été rachetée récemment par le groupe japonais Tokai carbone, spécialisé dans le carbone et le graphite dans le monde entier.

Je suis là aujourd'hui pour présenter les particularités de nos modes de management dans le cadre du redressement de l'entreprise Carbone Savoie de 2016 à 2021. L'entreprise a été forcée de changer ses modes de travail et de management pour retrouver une compétitivité et une dynamique. Cela s'est traduit par son rachat ainsi que par une reprise très forte du dialogue social, concrétisée en 2018 par la signature d'un des premiers accords de performance au niveau national. Cet accord est notable par sa composition, car il a comme objectif de redonner de la performance mais aussi de donner du sens au travail pour les salariés.

Tokay carbone compte beaucoup d'activités et d'ateliers avec des rythmes et des charges de travail différents. Un des éléments clés de cet accord était d'apporter davantage de flexibilité encadrée, que ce soit en matière de rythme de travail ou d'affectation dans les ateliers, mais aussi de donner aux salariés un délai de prévenance suffisant dans le cadre d'éventuels changements d'affectation ou de rythme de travail.

En parallèle, afin de soutenir la polyvalence, l'accord comporte un fort volet sur le développement, la reconnaissance des compétences liées à la polyvalence et l'ensemble des dispositifs de formation associés. Cette reconnaissance s'est traduite par la signature d'un accord d'intéressement qui permet de reverser plus de 10 % de l'Ebitda aux salariés. Au démarrage de cet accord, l'Ebitda était faible. Sa forte progression permet aujourd'hui de reverser ces 10 % d'Ebitda de manière égalitaire, représentant ces dernières années, y compris en 2020, jusqu'à deux mois de salaire pour les salaires les plus faibles.

Cet accord d'intéressement a par ailleurs amélioré les conditions de santé et de sécurité au travail. En effet, une enveloppe destinée à l'amélioration des conditions de travail est allouée à la commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT) du CSE (Comité social et économique), à hauteur de 20 % de l'intéressement distribué l'année précédente. Cela représente quelques centaines de milliers d'euros mis à disposition de la CSSCT pour mettre en oeuvre des projets jugés prioritaires qui remontent du terrain, arbitrés de manière collégiale par la CSSCT. La direction n'intervient que dans la mise en oeuvre. Cette mesure a contribué à rétablir un dialogue social et à améliorer significativement les résultats de santé et de sécurité. Les indicateurs classiques de la sécurité ont été divisés entre trois et cinq, voire dix en prenant le taux de gravité. Cette évolution nous permet d'être au niveau des entreprises de la chimie, voire d'obtenir un meilleur taux de gravité.

Je souhaitais souligner un dernier point, toujours dans le cadre de cet accord de performance : nous avons signé un accord collectif sur l'absentéisme qui permet de travailler sur les causes racines et de mettre en place des solutions collectives et individuelles. Pour travailler sur ce sujet compliqué, un travail de fond est réalisé aujourd'hui avec la CSSCT. Il nous a déjà permis d'améliorer significativement les résultats : l'absentéisme a été divisé par deux et il est inférieur à ce qui est observé dans l'industrie de la chimie.

Enfin, en ce qui concerne la façon de gérer la crise sanitaire, la société n'était pas bien armée pour y faire face et la CSSCT a été un élément clé dans les dispositifs mis en oeuvre. Les mesures sanitaires ne sont pas très originales, mais elles ont été décidées de manière participative.

Je voulais insister sur la mise en oeuvre du télétravail qui a été compliquée, voire conflictuelle. Au départ de la crise, les fonctions support souhaitaient un télétravail à 100 %, ce qui posait un problème d'équité par rapport aux équipes opérationnelles ainsi qu'un problème de fonctionnement, car nous n'étions pas équipés pour cela. Nous avons mis en place des moyens informatiques mais nous nous sommes rendu compte rapidement que ce fonctionnement de travail n'était pas efficace. Les équipes support perdaient le contact avec la réalité de l'entreprise et les salariés nous ont rapidement fait part de leurs difficultés personnelles. Cela nous a amenés à travailler avec la CSSCT pour trouver un mode de fonctionnement plus nuancé. Aujourd'hui, les fonctions support sont divisées en deux équipes qui télétravaillent la moitié du temps. Ce fonctionnement permet de limiter le nombre de personnes en même temps sur site et d'avoir deux équipes totalement séparées. Si un cas de Covid se déclare, cela évite de contaminer l'ensemble des équipes. Surtout, cette organisation permet à chacun de trouver un équilibre entre télétravail et qualité de vie au travail. Il est bénéfique pour les salariés qui ont besoin du contact avec leurs collègues et les équipes opérationnelles afin de rester dans la dynamique de l'entreprise. Je pense que le télétravail doit être nuancé, tout en respectant les conditions sanitaires.

Mme Emmanuelle Legault, président-directeur général de Cadiou (Finistère). - Je vous remercie. J'ai 43 ans et je dirige Cadiou depuis 2007. Il s'agit d'une entreprise familiale créée en 1973 par mes parents. Mon grand-père et mon père étaient menuisiers. Je suis diplômée en systèmes d'information et contrôle de gestion mais j'adore la menuiserie et l'aménagement extérieur. Nous fabriquons des portails de jardin, des clôtures et des garde-corps. Nous sommes des industriels au service d'artisans qui posent les portails chez les particuliers. Nous avons une clientèle indirecte d'artisans, de négociants, de magasins de bricolage, sur l'ensemble du territoire français, de la Belgique, de l'Angleterre et de la Suisse.

Notre société emploie 550 collaborateurs et depuis la crise de la Covid, nous avons embauché 100 personnes. Cadiou a toujours été en croissance, car au début mes parents étaient deux. Lorsque nous avons repris la société, nous étions 150 et nous réalisions 15 millions d'euros de chiffre d'affaires. Aujourd'hui, nous sommes 550 et nous devrions atteindre 80 millions d'euros de chiffre d'affaires.

Notre entreprise est caractérisée par un travail de fabrication à la fois artisanal et industriel. C'est un travail difficile, car tous les produits sont fabriqués à la main par des menuisiers qui possèdent un savoir-faire, produisent de la belle menuiserie, mais la démarche est dupliquée à un niveau industriel. Aussi sommes-nous situés « au bout du monde ». Cette distance a été un atout, car, pour y faire face, nous avons mis en place une importante force logistique.

Ce qui m'amène aujourd'hui devant vous est notre mode de management qui nous a permis de faire face à la forte croissance de chiffre d'affaires. La société a vécu de graves crises de croissance. Nous avons une équipe de commerciaux très engagés, présents sur tout le territoire, très formés, à l'écoute des clients, outre des gammes de produits très solides et très appréciées par nos clients. Cependant, en 2012, nous avons vécu une importante crise de croissance, car nous travaillons avec de grandes centrales de bricolage. Nous avions de telles pénalités de retard que nous risquions de déposer le bilan. L'innovation managériale est venue de cette crise. Une société très stable ne se remet pas en cause. Nous avons alors rencontré une méthode, le lean management, grâce à la formation suivie par notre directeur de production en juillet 2012 sur le « flux tiré lissé ».

En septembre 2012, nous avons embauché un consultant en CDI qui vient tous les trois mois nous « challenger ». En 2013, nous avons réorganisé entièrement l'entreprise selon la méthode de lean management, Lean manufacturé. Cet outil est adapté aux entreprises de service comme de production. Il est possible de faire du lean office, du lean manufacturing ou du lean ingeniering. Disponible, facile à comprendre, cette méthode japonaise a été inventée par Toyota dans les années 1970. Elle a ensuite été utilisée par les Américains, en particulier par les entreprises automobiles de grande taille. Elle est disponible en France depuis 2009. L'Institut Lean France forme et déploie cette méthode.

Dans le management Lean, le collaborateur est au centre de l'innovation et du progrès. Tous les problèmes rencontrés par les collaborateurs, les gaspillages, les stocks, les ennuis, doivent être détectés au plus proche du terrain. Cela inverse totalement le management. Ce sont les salariés, ouvriers et techniciens, qui font remonter leurs problèmes. S'ils peuvent les régler eux-mêmes, ils remettent à jour leurs standards de travail. Sinon, ils demandent de l'aide à l'itérateur de leur équipe pour organiser leur travail. S'il s'agit d'un sujet stratégique, il est remonté au niveau supérieur. La méthode est extrêmement vertueuse, car elle donne du sens à l'entreprise et de la valeur aux collaborateurs qui sont maîtres de leur organisation.

La multiplicité de nos standards de travail permet d'intégrer des salariés facilement. Dans une entreprise de menuiserie, la difficulté consiste à transmettre « le beau geste » à un nouvel opérateur. Grâce à cette méthode, nous avons créé une académie, un atelier école qui nous permet d'intégrer vingt à trente collaborateurs par an selon les standards de montage créés par les ouvriers. Cela nous permet de croître en douceur. Nous recrutons sans CV, sans discrimination, uniquement sur des tests d'aptitude professionnelle créés avec Pôle emploi. Nos salariés fréquentent cet atelier école pendant trois semaines ou un mois, ils vont ensuite dans les ateliers de produits standards puis ils montent tranquillement dans l'organisation. Ils peuvent passer des certificats de qualification professionnelle de menuisier, ce qui les valorise.

Cadiou est une entreprise orientée vers le capital humain, le bien-être au travail. Nous disposons d'une infirmière, d'une assistante sociale et d'un responsable qualité de vie au travail. Notre trophée de l'innovation permet tous les ans de mettre en valeur les initiatives intéressantes des salariés. La performance est naturellement au rendez-vous. En respectant le salarié autant que le client, la méthode fonctionne très bien. Les salariés sont au plus proche de la valeur ajoutée, il faut leur faire confiance, leur laisser prendre des initiatives ; cela donne du sens à leur travail.

La réorganisation selon les principes du Lean a été révolutionnaire pour Cadiou. Avec le flux tiré, c'est le produit fini qui tire l'organisation. En tant qu'ambassadeur pour le Lean en France, je reste à disposition d'autres industriels qui seraient intéressés par cette méthode.

M. Franck Deveughele, fondateur et président de Clef Job (Seine-Saint-Denis). - Je vous remercie. Il y a cinq ans, en réfléchissant sur la situation de l'emploi en France, j'ai constaté que la mutation des métiers était déjà en marche au sein des entreprises avec l'accélération de la digitalisation et de la robotisation ainsi que l'intelligence artificielle, qui en est à ses débuts mais qui générera des changements rapides. Au regard de cette évolution, j'ai pensé qu'il serait intéressant de créer les conditions d'un monde nouveau pour le salariat. J'ai essayé de trouver un cadre juridique qui permette de répondre à la flexibilité nécessaire aux entreprises ainsi qu'aux besoins des générations d'aujourd'hui, plus volatiles et plus exigeantes. Les jeunes de cette « slash génération » changeront régulièrement de métier.

En cherchant, j'ai donc trouvé le cadre du groupement d'employeurs sous forme associative. Ce cadre permet de faire adhérer des entreprises qui utiliseront les ressources du groupement et les partageront selon tous les modes possibles, avec une utilisation hebdomadaire ou sur le long terme. La méthode rend assez simple le partage de personnel tout en garantissant aux salariés une certaine sécurité et de la stabilité.

J'ai remarqué que ce statut était souvent utilisé pour un public cadre. M'intéressant à un public non qualifié, souvent non diplômé, j'ai souhaité créer un groupement adapté. Afin de toucher ce public, il fallait trouver des moyens de les repérer ou de les attirer. Nous avons donc créé les kiosques Clef Job city, petites surfaces dispersées dans des gares en dur ou sous forme de containers de 30 mètres carrés aménagés. Elles permettent de rencontrer le public, de discuter de l'emploi ou de la formation, de faire passer un entretien, voire de conclure des embauches. Ces formats attirent davantage que les sites institutionnels, les jeunes viennent nous voir plus facilement, même les très précaires. Cela nous permet de connaître leurs attentes et d'identifier les compétences possibles dans leur profil.

Nous avons décidé de ne recruter que sur la base des compétences ; le CV et les années d'expérience ne nous intéressent pas. Nous proposons alors des postes confiés par nos adhérents pour lesquels les compétences sont transférables. Nos algorithmes permettent de mieux croiser les compétences des candidats pour ensuite développer la polyvalence, voire la polycompétence, marque de fabrique de Clef Job. Nous pensons que l'avenir est là. Le candidat signe un contrat de travail et sa valeur ajoutée peut être transférée dans d'autres métiers.

Qu'est-ce qu'un métier aujourd'hui ? La plupart des métiers de 2030 n'existent pas encore. Nous garantissons aux entreprises une large utilisation de nos ressources et un recrutement beaucoup plus facile. Nous embauchons tous les jours, des CDI exclusivement. Plus de 600 salariés ont été embauchés en trois ans dans le groupement et nous prévoyons 1 000 salariés de plus d`ici la fin de l'année. Nous souhaitons devenir une usine à développer des compétences et à apporter une offre de service réclamée par les entreprises qui n'ont pas le temps de recruter.

Aujourd'hui, nous avons ajouté une brique essentielle à l'entreprise : la formation. Vous pouvez entrer à Clef Job pour y rester toute votre vie. Encore faut-il vous apporter les compétences nécessaires pour changer de mission régulièrement. Certains métiers nécessitent des permis, des habilitations. Play Job Académie a été conçue pour assurer une formation permanente.

Quels sont les freins à notre développement ? Le premier est le besoin en fonds de roulement. Nous embauchons tous les jours, nous payons les salariés chaque fin de mois, tandis que les adhérents ne règlent pas à réception de facture. C'est dommage qu'un organisme tel que la BPI ne permette pas de suivre les besoins d'un groupement d'employeurs. En outre, les opérateurs de compétence ne comprennent pas la logique des groupements d'employeurs. S'ils nous suivaient, nous aurions pu déjà embaucher 200 ou 300 personnes en contrat d'apprentissage. Pourtant, notre logique est très adaptée au public jeune, qui constitue plus de 36 % de nos effectifs. Notre modèle correspond bien à une génération qui ne souhaite pas s'inscrire pour la vie dans un seul métier. Ces freins n'empêchent pas notre développement. Les collectivités commencent à s'intéresser aux groupements. Nous avons des partenariats avec des départements et des communautés de communes qui nous accompagnent sur des implantations, car elles voient combien ce modèle peut être une solution pour le tissu économique local ainsi que pour le public en recherche d'emploi ou de formation.

M. Francois Leognagny, président d'Arkham Studio (Indre-et-Loire). - Arkham Studio n'affiche pas plusieurs millions de chiffre d'affaires et nous ne sommes que quatorze salariés. Je vais vous présenter ce que nous réalisons pour les entreprises et les nouvelles demandes dans le cadre des problématiques d'engagement collaborateur, de marque employeur et d'intégration de nouveaux collaborateurs. Ces demandes arrivent surtout des grands comptes.

Notre métier est la gamification ou la ludification. Nous intégrons des interactivités, des mécaniques de jeu collaboratives dans des outils professionnels, au service du marketing et de la communication ainsi que de l'univers RH, du management, du recrutement, de la sensibilisation, de la formation, toutes ces problématiques que rencontrent souvent les grands groupes ou les entreprises de taille intermédiaire.

Depuis la crise de la Covid, nous avons beaucoup de nouvelles demandes. Je ne vais pas vous décrire notre façon de travailler, mais vous parler de certaines de nos réalisations.

Nous avons travaillé pour un grand compte chez qui, pendant l'année Covid, une importante fracture s'est créée entre le personnel administratif et le personnel de production. Cette entreprise connaissait déjà des tensions, car la partie production travaille 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, contrairement aux administratifs. L'entreprise nous a demandé, pour les voeux de fin d'année, de créer un outil pour l'engagement collaborateur autour des valeurs de la marque, de ses projets, afin de fédérer les collaborateurs autour d'un avenir commun. Nous avons donc créé un site intranet, un jeu sur cinq jours pendant lesquels les salariés pouvaient, sans aucune obligation, se connecter pour résoudre de petites énigmes très simples autour de questions sur l'entreprise, sur ses valeurs, son avenir, ses grands projets. Ceux qui participaient et répondaient correctement pouvaient concourir à un lot. L'idée est de s'entraider, ce qui génère de l'échange et permet de casser les clivages. Ce que nous faisons à petite échelle n'est pas magique mais l'outil peut accompagner des problématiques qui peuvent se cristalliser dans des moments comme la crise Covid.

Nous avons travaillé pour une autre entreprise industrielle nationale qui comporte une dizaine de sites en France et qui enregistre beaucoup d'accidents du travail, comme toute entreprise industrielle. L'objectif était d'engager les collaborateurs dans la recherche des problèmes afin de diminuer les accidents de travail et d'éviter un management descendant. Nous avons mis en place une plateforme en ligne avec un challenge mensuel autour de leur problématique de l'accidentologie au travail. Tous les managers devaient s'inscrire à ce challenge et créer leurs équipes de joueurs. Ensemble, ils devaient résoudre les énigmes et réussir les étapes. Face à un management descendant avec des règles pas toujours comprises et assimilées, ce management collaboratif à travers le jeu intègre des mécaniques ludiques en mettant toujours en avant la problématique soulevée. En outre, les équipes pouvaient se challenger au sein du même site mais aussi avec d'autres sites pour améliorer leur score. Nous avons enregistré près de 3 000 participants et un peu plus de 250 équipes sur une année complète, ce qui a permis de générer un engagement pendant un an sur l'accidentologie au travail, une performance qui aurait été difficile sans un outil adapté.

Nous avons réalisé un autre outil collaboratif sur l'accidentologie au travail, sous forme de jeu de plateau. Ici, les managers jouent autour d'une table à un jeu qui comporte une enquête autour de l'accidentologie au travail. Les demandes des clients concernent souvent des jeux où le personnel échange, collabore. Le jeu est un outil de sensibilisation qui permet de s'ouvrir à une problématique et de la vivre. Dans ce jeu, six managers vivent ensemble la problématique, partagent et débattent.

Enfin, le dernier exemple est symbolique de la crise Covid. Un grand groupe régional nous a demandé de réfléchir à la cohésion des équipes en télétravail. Notre spécificité consiste à proposer un outil collaboratif sur-mesure pour répondre aux problèmes de l'entreprise. Il s'agissait d'un grand groupe où le personnel avait l'habitude de travailler sur site. Le télétravail n'est pas toujours facile ou bénéfique. Comment travailler ensemble, main dans la main, tout en étant devant l'ordinateur chez soi ? La société souhaitait sortir de l'univers de l'entreprise pour créer une activité de cohésion. Nous avons créé un escape game digital, un jeu par groupes de six joueurs avec un facilitateur. Les joueurs doivent résoudre une enquête en dehors de leur univers professionnel. Une seule solution existe pour résoudre cette enquête de 45 minutes qui s'inscrit dans un temps dédié de 1 heure 15, avec une conclusion pour débattre et échanger. La seule solution pour résoudre l'énigme est la coopération, la collaboration, l'échange et le partage. Les joueurs doivent trouver ensemble comment avancer avec une succession d'informations à partager. S'ils ne le font pas comme il faut, ils sont obligés de revenir en arrière. La présence du facilitateur permet de comprendre pourquoi ils ont échoué. À travers des outils pédagogiques qui permettent de constater l'erreur, ils peuvent avancer.

Nous recevons de plus en plus de demandes pour apporter un regard externe sur des mécaniques de collaboration à travers des mécaniques interactives. La crise Covid a accéléré ces demandes, pour l'intégration des salariés en télétravail, la marque employeur ou la formation à distance.

M. Fabien Gay. - Les personnes présentes nous offrent quatre exemples très différents : deux chefs d'entreprise avec des méthodes de management, le dernier qui accompagne les entreprises, et un groupement d'entreprises. Je remercie les quatre intervenants pour ces différentes descriptions du management qui est présenté sous un bon jour, avec la conviction et la franchise qui sont la leur. Cependant, je pense qu'il faut aussi entendre les salariés.

Je m'adresse à madame Legault sur le lean management, que vous décrivez comme merveilleux. Je relève cependant beaucoup de critiques à son sujet. Cette méthode a été créée au Japon et fortement utilisée aux États-Unis pour remplacer le fordisme. Elle a si bien fonctionné que Toyota a été obligé, au milieu des années 2000, de rappeler des centaines de milliers de voitures qui avaient beaucoup des problèmes en raison du lean management, qui consiste à réduire le gaspillage, à pressuriser les coûts, à éliminer les stocks afin de répondre aux clients de façon instantanée.

Le centre d'études de l'emploi de l'Union européenne a fortement critiqué cette méthode, soulignant des troubles sérieux, sociaux et médico-sociaux induits. Il serait nécessaire d'en débattre. Le lean management n'est pas une nouvelle forme d'organisation du travail. L'élimination des stocks peut comporter des bénéfices mais aussi des risques. Avec des stocks, la coopération entre deux unités de travail est plus forte. Sans stocks, on travaille à flux tendu et on s'aperçoit rapidement de la disparition de la coopération.

J'ai par ailleurs une question sur le groupement d'entreprises. Combien cet outil concerne-t-il de salariés ? Par ailleurs, le Conseil économique, social et environnemental a publié un rapport intéressant en 2018 indiquant que les groupements pouvaient créer des emplois là où il n'y en aurait pas autrement, mais qu'ils devaient demeurer sous forme associative à but non lucratif. Ce rapport ouvrait une question : dans le secteur des TPE-PME, les groupements créent de l'emploi. Cependant, pour les très grandes entreprises, n'y a-t-il pas un risque d'externalisation de certains métiers qui pourraient être internalisés ?

M. Franck Deveughele. - En effet, le groupement d'employeurs ne répond pas au même objectif, que l'on s'adresse à des TPE-PME ou à de grandes entreprises.

Dans les grandes entreprises, le groupement permet de « déprécariser » les populations d'intérimaires utilisées de façon récurrente. Le groupement représente une alternative à l'intérim.

Pour les TPE-PME, le groupement permet de transformer des CDD et des temps partiels en contrats en CDI à temps complet. Et c'est dans ce domaine que nous constatons le plus grand vivier de création d'emplois. À Saint-Denis, où nous avons installé un de nos kiosques sur le parvis de la gare depuis un an et demi, nous avons créé plus de 300 emplois pour de petites structures qui nous ont confié leurs besoins que nous avons transformés en CDI. Le groupement représente une solution pour toutes les entreprises dans l'intérêt des salariés. Les intérimaires ont ainsi une perspective potentielle en CDI, ce que souhaitent 70 % d'entre eux. De leur côté, les TPE-PME y trouvent une solution pour partager une ressource dont elles ont besoin mais qu'elles n'auraient pas les moyens de s'offrir autrement.

Mme Emmanuelle Legault. - Je comprends la remarque de M. Gay. Le Lean est une boîte à outils qui doit être bien utilisée, avec du sens et pour la bonne cause. Le Lean a peut-être été mal exploité par l'industrie automobile à cause de la structuration de la chaîne automobile avec cette obligation de baisser tous les ans les prix de vente. La cause n'est pas le Lean mais la structuration de la filière. Or Cadiou vend ses produits comme produits finis, nous sommes propriétaires de notre innovation, nous avons notre stratégie de prix de vente et de prix d'achat, nous sommes une entreprise de taille intermédiaire. Nous utilisons le Lean pour la performance au service du client et nous partageons les bénéfices avec les salariés. Nous rénovons les ateliers, nous avons une salle de sport et un accord d'intéressement à hauteur de 10 % de notre Ebitda. Chaque outil dépend de l'usage qui en est fait.

En ce qui concerne les stocks, le Lean n'implique pas de réduction à outrance mais un calcul du bon niveau de stock aux endroits nécessaires. Le Lean ne vise donc pas à lutter contre le stock mais contre le stock inutile ou les gaspillages de temps inutiles. C'est un outil qui doit être utilisé de manière vertueuse.

M. Serge Babary. - Merci pour cette précision. Pour répondre à Monsieur Fabien Gay, nous avons prévu d'entendre des représentants de salariés en principe à la mi-mars.

M. Michel Canévet. -Pour conforter notre collègue Fabien Gay, je connais bien l'entreprise Cadiou qui a le sens de l'humain. Quand il viendra visiter l'entreprise, il pourra interroger des salariés.

De manière générale, quelle est la réceptivité des salariés à cette méthode de management ? L'évolution du travail est souhaitable, car le modèle ultra-hiérarchisé traditionnel s'essouffle. De nombreuses entreprises connaissent des difficultés de recrutement et à ce titre, l'expérience du groupement d'employeurs nous semble intéressante. Les entreprises peinent à trouver les profils dont elles ont besoin, surtout dans un contexte où les métiers évoluent beaucoup. Il est important de disposer d'outils qui permettent de trouver des compétences ou de former en leur sein.

Par ailleurs, je voulais demander à Mme Legault si la formation proposée pour les menuisiers existe aussi pour les autres fonctions de l'entreprise.

Je m'adresse aussi à M. Bertin pour qu'il nous donne des exemples d'améliorations mises en oeuvre par les budgets consacrés à la santé et à la sécurité au travail.

Mme Emmanuelle Legault. - Le recrutement sans CV et l'atelier école ont été mis en place en parallèle à la méthode Lean. Le recrutement par simulation est utilisé pour les menuisiers, car c'est là où se concentrent les besoins. Je pourrais l'utiliser pour recruter pour les fonctions support, mais les besoins restent très faibles, une ou deux personnes, alors qu'en menuiserie, nous avons organisé trois ateliers écoles depuis novembre. Créer un atelier école suppose du volume.

M. Babary, président invite M. Bertin à répondre mais celui-ci a quitté la réunion.

Mme Martine Berthet. - J'ai une question sur l'adaptabilité à ces nouvelles formes de management mises en place en fonction des tranches d'âge. J'aurai une deuxième question sur l'organisation de la chaîne du management dans vos entreprises. Quel lien y a-t-il entre direction, managers, et managers de proximité ? Par ailleurs, comment se sont organisés les services RH dans vos nouveaux fonctionnements ? Enfin, au-delà de l'intéressement et des budgets participatifs, quelles sont les possibilités d'évolution dans vos entreprises pour vos salariés ?

Mme Emmanuelle Legault. - Dans la mesure où nous recrutons sans CV, nous accueillons des personnes de tous les âges, notamment des anciens militaires en reconversion de fin de carrière. Avant chaque recrutement, nous faisons d'abord une proposition de candidature interne pendant au minimum quinze jours, permettant à chaque salarié de postuler. Un menuisier peut postuler à l'administration des ventes. Il leur est demandé un dossier de candidature et un entretien permet de connaître leurs motivations. Pour chaque poste proposé, le salarié est formé sur les compétences manquantes. Chaque salarié a par ailleurs la possibilité de visiter un autre atelier ou un autre service, en observation pendant un ou deux jours, pour éventuellement postuler à une autre fonction lors de son entretien annuel.

Pour répondre sur le management, nous avons très peu de hiérarchie. Le Lean nous oblige à une marche sur le flux. Je visite l'usine presque tous les jours avec un objectif différent. Les managers doivent être sur le terrain pour résoudre les problèmes là où ils sont créés. Nous organisons également des réunions dans l'atelier. Un technicien peut avoir une bonne idée qui sera mise en oeuvre si elle est acceptée par les pairs, il n'a pas besoin de demander l'autorisation au manager. Il est important de faire confiance aux salariés.

M. Serge Babary. - Je souhaiterais poser une question à M. Leognagny, concernant l'âge des salariés et la différenciation entre les nouveaux arrivés dans l'entreprise et les seniors. Faites-vous, dans vos actions, la part des choses ? N'y a-t-il pas de difficulté particulière à faire participer les plus anciens qui possèdent moins la maîtrise du numérique ?

M. Francois Leognagny. - Nous avons pour objectif de ne mettre personne en défaut. Nous menons une expertise sur le public que nous avons en face de nous, sur ses compétences digitales qui ne sont pas forcément liées à l'âge. Avec le client, nous vérifions ces compétences. Par exemple, nous avons travaillé pour un CHRU (centre Hospitalier Régional Universitaire) où la moitié des personnes qui devaient être formées en ligne n'avaient pas d'adresse mail personnelle. Il est nécessaire de trouver des solutions pour que chacun ait accès à l'outil. Cependant, tout outil n'est pas digital. Le jeu de plateau est collaboratif en présence physique. La mécanique digitale vient toujours derrière le propos. L'objectif final de l'expérience se situe dans la problématique.

M. Pierre Cuypers. - Je m'interroge beaucoup sur les jeunes en dernière année d'études, qui ne connaissent pas encore l'entreprise. Pour faire leur stage, ils sont envoyés avec un ordinateur chez eux. Comment les intégrer, comment les préparer à entrer dans un premier emploi, comment les orienter ?

Mme Emmanuelle Legault. - Je pense que l'apprentissage est la meilleure méthode pour entrer en entreprise. Cadiou emploie vingt apprentis. Cependant, pour que ce ne soit pas trop coûteux pour les sociétés, il faudrait conserver l'aide à l'entreprise mise en place cette année pour les apprentis, qui est vraiment incitative. Actuellement, Cadiou continue à prendre des stagiaires en respectant les règles sanitaires. Il est vrai que certains jeunes travaillent en télétravail sans avoir connu l'entreprise. Selon moi, il faut donner du sens aux stages avec au moins une visite par semaine dans l'entreprise pour que les jeunes puissent comprendre cet univers.

M. Franck Deveughele. - Le groupement est en contact avec beaucoup d'entreprises très différentes, c'est un vivier très intéressant à présenter à des jeunes qui cherchent des stages. L'apprentissage a été ouvert jusqu'à trente ans et les entreprises peuvent créer leur propre centre de formation d'apprentis. Cependant, beaucoup d'entreprises ciblent des jeunes apprentis entre 25 à 30 ans plutôt que les plus jeunes, alors que l'intérêt de l'apprentissage est le premier contact avec l'entreprise. Il me semble que la cible des 16-22 ans est oubliée, et cela m'inquiète un peu. Nous essayons de promouvoir l'intérêt de recevoir des apprentis jeunes, de les former pour en faire des ressources fidélisées. J'espère que cette limite d'âge portée à trente ans ne sera pas à terme un obstacle à l'entrée des jeunes dans le monde du travail.

Mme Annick Billon. - Nous avons vu que le télétravail était possible à condition de le partager avec du présentiel. Je remercie Mme Legault pour son témoignage qui fait écho au territoire de la Vendée qui compte de nombreuses entreprises de taille intermédiaire (ETI). Il me semble que l'expérimentation est plus facile à mener dans ce type d'entreprise que dans des entreprises de taille plus importante. Vous avez créé un centre de formation à l'image de nombreuses ETI. Est-ce un phénomène qui se développe ? Quels en sont les risques ? Répond-il à une défaillance de la formation à l'extérieur ?

Ma deuxième question concerne les groupements d'employeurs et les opérateurs de compétences (OPCO) qui ont des difficultés à se développer. Est-ce dû à la concurrence avec l'intérim ? Cette concurrence est-elle identique en fonction des tâches ? Est-ce plus difficile pour des tâches moins qualifiées ?

Mme Emmanuelle Legault. - Pour la formation, nous avons été obligés de créer notre atelier école, car les jeunes ne sont plus attirés par le métier de menuisier, et les parents assimilent le CAP à l'échec scolaire. Nous travaillons maintenant avec des lycées à Landerneau et Pont-l'Abbé. Nous arrivons à avoir des menuisiers mais ce n'est pas suffisant. Notre atelier école a été créé il y a dix ans. Nous étions précurseurs, mais c'est une vraie tendance dans les ETI. Nous avons été aidés par Pôle emploi pour créer des tests d'emploi par simulation, pour les stages de trois semaines de connaissance de l'entreprise et en ingénierie RH. Les ateliers sont très vertueux, ils attirent un public sans formation, heureux d'obtenir le CAP de menuiserie par le biais de la validation des acquis de l'expérience.

Je suis vice-présidente d'un groupement d'employeurs à Quimper et j'utilise beaucoup cette formule, car notre activité se concentre de mars à septembre. Certains salariés viennent dans l'atelier puis partent dans l'alimentaire pour la saison d'hiver. Cela fonctionne très bien pour les ouvriers pour des périodes de six mois. Dans les bureaux, il s'agit plutôt de périodes de deux jours dans une PME, trois jours dans une autre. Il serait intéressant d'aider les groupements d'employeurs sur les OPCO et la trésorerie.

M. Franck Deveughele. - Comme vous le disiez, les entreprises créent de plus en plus souvent leurs propres organismes de formation, car l'offre externe est souvent rigide, avec des dates d'entrée figées et des parcours trop longs pour certains publics. Il nous a semblé logique de créer de petits parcours de formation en ciblant précisément les besoins des entreprises. Beaucoup de formations proposées manquent de modernité tant dans leur contenu que dans leur forme.

Concernant l'intérim, il ne s'agit pas de concurrence. Le groupement d'employeurs répond à un besoin récurrent tandis que l'intérim doit par nature répondre à un besoin ponctuel. Nous avons besoin de l'intérim, c'est une variable d'ajustement intéressante dans l'économie française. Cependant, il est temps d'encourager les groupements qui « déprécarisent » ces populations intérimaires qui aspirent à souscrire un prêt pour acheter leur maison ou développer leur vie privée.

Le problème financier du besoin en fonds de roulement est un problème majeur pour les groupements qui sont des associations, ce qui n'attire pas les banques et encore moins la BPI. Quant aux OPCO, leurs aides sont fléchées selon les branches tandis que les groupements sont multi-sectoriels. Il faudrait créer un OPCO spécifique pour les groupements d'employeurs.

M. Serge Babary. - Je vous remercie pour vos témoignages qui portent à la réflexion. Nous aurons peut-être l'occasion de visiter l'un ou l'autre sur le terrain. Je vous souhaite une bonne continuation. Je salue aussi mes collègues.

La réunion est close à 10 h 55.