Jeudi 6 mai 2021

- Présidence de M. Serge Babary, président -

La réunion est ouverte à 9 h 00.

Table ronde sur « Les travailleurs des plateformes »

M. Serge Babary, président. - Bonjour à toutes et à tous. Cette réunion se déroulera pour partie en présentiel et pour partie à distance, un certain nombre de sénateurs et d'intervenants étant en visioconférence.

Notre table ronde de ce jour est consacrée à la situation des travailleurs des plateformes numériques. Ce débat se situe dans le cadre de la mission de notre Délégation aux entreprises sur les nouveaux modes de travail et de management, et leur impact sur la santé au travail. Cette réflexion est motivée par la période que nous venons de traverser sur le plan sanitaire, pendant laquelle les habitudes de travail dans nos entreprises ont été bousculées.

Les rapporteurs de notre Délégation sont Martine Berthet - en visioconférence puisqu'elle est obligée de repartir dans son département afin d'y accueillir un ministre en visite -, Michel Canévet et Fabien Gay, également en visioconférence.

La numérisation et la crise Covid ont conduit à l'explosion des services de mise en relation proposés par les plateformes, lesquelles ont recours majoritairement à des travailleurs indépendants et parfois à des salariés. Ces travailleurs de plateformes exercent des métiers très divers, mais l'actualité a rendu particulièrement visibles ceux qui livrent à domicile.

Leur exposition a alimenté le débat sur leur fragilité économique et leur exposition aux risques. Le Sénat poursuit ses réflexions sur ce sujet, lequel a fait l'objet d'un rapport d'information de la commission des Affaires sociales du Sénat en mai 2020, centré sur la question du droit social applicable aux « travailleurs indépendants économiquement dépendants », dont Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat étaient les co-rapporteurs.

En 2020, le débat s'est poursuivi à l'occasion de l'examen d'une proposition de loi déposée par les sénateurs du groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste (CRCE), relative au statut des travailleurs des plateformes numériques, qui n'avait pas été adoptée.

En mars dernier, des sénateurs du groupe socialiste ont aussi déposé une PPL visant à lutter contre l'indépendance fictive, en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles. Cette dernière sera examinée par le Sénat en séance le 27 mai et nous avons invité le rapporteur de la commission des Affaires sociales, qui en ait saisi. J'ai donc le plaisir d'accueillir notre collègue Jean-Luc Fichet.

La problématique qui nous préoccupe concerne donc le juste équilibre entre indépendance fictive et dépendance imposée.

L'actualité du sujet m'oblige à mentionner les éléments de jurisprudence récents, et parfois contradictoires, de la Cour de cassation, mais aussi des cours d'appel de Lyon et de Paris, concernant les demandes de requalification en contrat de travail et les relations contractuelles entre les plateformes et certains travailleurs.

Je dois aussi rappeler la parution, le 21 avril dernier, d'une ordonnance relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation. Une représentation de ces travailleurs avait été proposée par le rapport de la commission des affaires sociales du Sénat, de même que par le rapport Frouin.

Nous aimerions connaître vos réactions à ce sujet, tout comme vos attentes relatives au plan en faveur des indépendants que prépare le gouvernement. Nos questions porteront également sur les problématiques de santé au travail.

Dans le cadre de notre Délégation, je rappelle que nous avons déjà organisé une table ronde plus générale sur la situation des indépendants. Nous avons par ailleurs écouté Jean-Luc Frouin, auteur d'un rapport sur la régulation des plateformes numériques de travail, ainsi que la présidente de Just Eat, une entreprise qui a fait le choix de salarier les livreurs auxquels elle fait appel.

Pour la table ronde de cette matinée, nous sommes heureux d'entendre :

- Odile Chagny et Mathias Dufour, coauteurs de l'ouvrage « Désubériser, reprendre le contrôle » ;

- Laurène Guardiola, manageur politique publique et Marine Charpentier, conseillère senior emploi Europe de Uber France ;

- Barbara Gomes, docteure en droit privé, auteure de la thèse « Le droit du travail à l'épreuve des plateformes numériques », qui est en visioconférence ;

- Hervé Novelli, président de l'Association des Plateformes d'Indépendants (API), également en visioconférence.

Vous avez reçu un questionnaire auquel nous vous sommes reconnaissants de répondre par écrit.

Je vous propose d'aborder ce matin les sujets les plus marquants pour vous. Vous disposerez de sept minutes chacun, à partager le cas échéant, au cours d'un premier tour de table. Je donnerai ensuite la parole aux rapporteurs, puis aux autres collègues membres de la Délégation pour vous poser des questions.

Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence. Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet, puis disponible en vidéo à la demande.

Pour conclure, je demande à chacun d'être bref, aussi bien dans les exposés que dans les questions, afin que chacun puisse participer. Je vous remercie et passe la parole au binôme de Madame Chagny et Monsieur Dufour.

Mme Odile Chagny. - Merci pour cette invitation, nous sommes très honorés de pouvoir participer à cette table ronde. Notre tandem reflète notre complémentarité et notre volonté d'agir. Je représente ici le réseau Sharers & Workers, que j'ai cofondé en 2015. Il préconisait la réunion de toutes les parties prenantes pour réfléchir à une approche équilibrée et partagée des transformations du travail liées à la « patronisation » et aux plateformes.

Mathias Dufour, quant à lui, est président d'un site de think tank qu'il a fondé, appelé #Le plus important, et qui traite de sujets comme la consommation digitale ou l'empowerment. Depuis l'année 2017, nous réfléchissons ensemble aux transformations du travail induites par les plateformes et à une potentielle régulation. Nous avons commencé par rédiger une note pour mener ensuite d'autres d'actions visant à l'instauration d'un dialogue social équilibré dans le cadre de l'économie des plateformes. Cela nous a amenés à écrire un livre qui a donc été publié en mai 2020.

Mes propos liminaires s'articuleront autour, d'une part, de la nature des transformations, d'autre part de nos réflexions en matière de régulation. Nous avons écrit cet ouvrage, car nous avions l'intuition d'avoir affaire à un phénomène de très grande ampleur, aujourd'hui désigné par le terme de « plateformisation ». À l'heure actuelle, nous constatons la face émergée du phénomène. Pendant le confinement, les livreurs et les chauffeurs ont été très présents. La face immergée est, quant à elle, encore invisible pour la population ; cependant, différents éléments concernant des plateformes d'intermédiation, non plus B2C, mais B2B, laissent croire qu'elle est bien réelle.

Toutefois, notre principale investigation a porté sur le phénomène des transformations liées aux plateformes B2C. Notre constat est celui d'une accélération des transformations, contrairement à ce que l'on observait il y a cinq ans. Même si nous restons sur un champ étroit - aux environs de 5 000 travailleurs pour ces plateformes en B2C, l'accélération de ces transformations explique les motivations de cette mission sénatoriale. De façon caricaturale, nous pouvons considérer qu'actuellement la question n'est plus d'identifier les métiers pouvant être « ubérisés », mais au contraire, de reconnaître les métiers qui ne pourront pas l'être.

En outre, la présence des algorithmes nous amène aussi à interroger les frontières de l'entreprise. Selon nous, cette technologie modifie complètement notre manière d'envisager l'externalisation et le recours à la prestation de service. La face immergée concerne en particulier le domaine de l'intermédiation des compétences en digital. Nous sommes dans une phase où des fonctions périphériques, mais liées au coeur de l'entreprise, peuvent être « intermédiées » par les plateformes. Il importe donc de ne pas réserver la question du management algorithmique aux travailleurs des plateformes, car cette question concerne tout le monde. Or, ce sujet amène des réponses qui dépassent celles induites par une approche focalisée sur les plateformes.

Mon second propos concerne la régulation, car nous considérons qu'il existe un problème majeur de rééquilibrage des relations contractuelles. Ces formes d'intermédiation ont entraîné de fortes asymétries. Ainsi, nous considérons que les frontières entre droit du travail et droit à la concurrence doivent être repensées. Pour ce faire, nous prenons appui sur certains juristes, comme Valerio De Stefano qui a coordonné un numéro spécial dans Labour Law Journal sur ces sujets. Cette question appelle aussi des réponses inédites.

Les cadres de régulations disponibles nous laissent par ailleurs penser que la mise en place de règles de concurrence équilibrées représente un enjeu majeur. Nous sommes convaincus que des réponses peuvent être apportées avec la prise en compte d'une régulation sectorielle. Nos propositions insistent sur un dialogue social au niveau sectoriel, car il est le seul à permettre l'établissement de règles de concurrence équilibrées. Cette question de concurrence pourrait aussi être traitée en imaginant un moyen de permettre aux acteurs de bénéficier des effets de réseaux et donc à des plateformes alternatives d'émerger, permettant la mise en place d'outils différents de ceux établis par la régulation sectorielle.

Le deuxième terrain de régulation est social. Nous croyons qu'il convient d'oser dépasser l'approche statutaire et réfléchir à quelque chose qui relève plus des statuts et du droit de l'actif. Nous avons d'ailleurs plusieurs propositions en ce sens. Néanmoins, nous devons considérer que des cas de dépendance avérés existent, comme le précisait le rapport Frouin. Le dialogue social nous semble être le principal outil de régulation, en particulier avec l'émergence de représentants légitimes. Nous sommes toutefois également conscients qu'il n'est pas suffisant ; des régulations impératives sont dès lors ainsi nécessaires, notamment au sujet de la responsabilité de l'employeur et du donneur d'ordre. Ces thèmes font d'ailleurs l'objet d'une proposition de loi déposée par un sénateur présent aujourd'hui.

M. Serge Babary. - Je vous remercie. Les sept minutes étant passées, vous reprendrez la parole lors des échanges. Je remercie aussi notre collègue Monsieur Jacquin, auteur de la proposition de loi, pour sa présence. Je donne désormais la parole aux représentantes d'Uber France.

Mme Marine Charpentier. - Je tiens d'abord à vous remercier de nous avoir invitées à cette table ronde.

Je vous propose d'organiser mon propos liminaire autour de trois axes, respectivement :

- la présentation de l'entreprise Uber et des travailleurs qui utilisent les deux applications (Uber et Uber Eats) ;

- nos constats réalisés pendant la crise sanitaire au sujet des travailleurs et de leur activité ;

- l'exposition de notre vision pour le futur, notamment à l'aune de l'ordonnance sur le dialogue social, permettant d'accéder à un véritable dialogue sectoriel en 2023.

Uber est avant tout une entreprise de technologie qui s'occupe de deux applications d'intermédiation. Implantée depuis plus de dix ans en France, l'entreprise s'est d'abord consacrée au monde des VTC (Voiture de Transport avec Chauffeur), en mettant en relation des chauffeurs et des passagers, puis en 2016, à l'activité de livraison à domicile.

Les profils des travailleurs sont variés. Les chauffeurs VTC exercent une profession plus réglementée, ils travaillent généralement à temps plein et doivent passer des examens. Leur activité nécessite donc des coûts d'entrée. À l'inverse, l'activité des livreurs à domicile est partielle par nature, étant saisonnière et pendulaire. En conséquence, les profils des travailleurs diffèrent. Ainsi, âgés de 25 ans en moyenne, il s'agit majoritairement d'étudiants, ou de salariés souhaitant compléter leurs revenus.

Différents constats ont été réalisés pendant la crise. Au sujet du travail des plateformes, nous avons remarqué que l'essor de la livraison a permis à un certain nombre de personnes, parfois non éligibles aux aides de l'État, d'accéder à des revenus non négligeables pendant la crise. Ce travail représentait une véritable opportunité, en raison de sa flexibilité et de ses faibles barrières d'accès. Lors d'une consultation annuelle, 78 % des livreurs interrogés par Uber ont déclaré être satisfaits de leur expérience pendant la crise.

Le manque de protection sociale restait cependant prégnant pour les indépendants. Uber a par ailleurs fourni gratuitement des équipements de protection individuelle, ou a remboursé leur achat. Une compensation financière a aussi été mise en place en cas de contamination au Covid ou de quarantaine imposée aux travailleurs. Ces mesures se sont ajoutées aux aides gouvernementales et au fonds de solidarité. Ainsi, nous concluons que cette crise doit permettre d'accélérer la mise en place de nouvelles mesures, notamment en matière de protection sociale pour les indépendants. D'une part, l'ordonnance sur le dialogue social nous semble essentielle, car elle permettra d'obtenir en 2023 des accords sectoriels, assurant des minimas en termes de revenus, de formations professionnelles, ou encore de prévention des risques. D'autre part, de nouvelles mesures sur la protection sociale pourront être envisagées. Les représentants des travailleurs de plateforme ont informé Bruno Mettling qu'ils souhaitaient, en complément de l'ordonnance sur le dialogue social, un autre texte pour la protection sociale.

Je terminerai avec notre vision qui consiste à vouloir concilier l'indépendance, la flexibilité et une meilleure protection sociale. Ces trois points sont primordiaux, car 89 % des chauffeurs nous expliquent qu'ils choisissent ce métier pour devenir leur propre patron. De même, un sondage Odoxa révèle que 85 % des indépendants optent pour ce statut délibérément.

Les premiers travaux réalisés sur la protection sociale, comme la loi El Khomri ou la loi d'orientation des mobilités, représentent des avancées encore insuffisantes. Le sondage d'Odoxa met en exergue les disparités qui demeurent entre les indépendants et les salariés, malgré des revenus équivalents. Le dialogue social et la protection sociale sont donc des enjeux majeurs, mais nous estimons nécessaire de travailler à une meilleure prévisibilité juridique. De fait, les décisions de justice qui émanent parfois d'une même juridiction entrent en contradiction. Il importe donc de clarifier la frontière entre indépendant et salarié, comme en témoigne la décision de la Cour européenne sur la plateforme Yodel.

M. Serge Babary. - Je vous remercie pour cette première intervention. Je passe la parole à Barbara Gomes.

Mme Barbara Gomes. - Je vous remercie. Bonjour à toutes et à tous. Je commencerai par expliquer le cheminement qui m'a amenée à travailler sur ce sujet. Lorsque j'ai commencé ma thèse, ces plateformes n'existaient pas encore ; je m'intéressais alors aux stratégies managériales qui visaient à éviter l'application de la législation sociale et à leurs conséquences sur le statut salarial. Lors de ces recherches, j'ai constaté l'émergence des plateformes numériques de travail et j'ai pu analyser leurs pratiques, notamment celles d'Uber. J'ai constaté qu'en dépit de leur posture d'intermédiaire, les plateformes numériques de travail ne peuvent pas s'identifier à ce simple rôle de mise en relation, car il ne s'agit là que d'une modalité de la réalisation du service.

Ces plateformes pensent, organisent et dirigent un service qu'elles proposent à des clients. La nouveauté repose plutôt sur la mise en contact facilitée avec la personne qui réalise ce service pour le compte de la plateforme. Nous le voyons avec les livreurs, mais aussi avec les chauffeurs VTC. D'après moi, ce service représente le « nerf de la guerre ». Certes, des plateformes d'intermédiation existent. Leur rôle est d'offrir une meilleure fenêtre sur le monde extérieur ou d'élargir une clientèle, pour des artistes peintres par exemple. Elles peuvent parfois poser des questions de gouvernance, dans le cas des « youtubeurs » notamment, mais les personnes qui ont recours à ces plateformes d'intermédiation demeurent indépendantes.

Toutefois, ce n'est pas le cas d'Uber. Dans un arrêt récent, la Cour de justice européenne a considéré qu'Uber n'est pas seulement une entreprise de mise en relation, mais bien une entreprise de transport. Or, ce point de vue est valable pour toutes les plateformes numériques de travail. Aujourd'hui, le législateur devrait être en mesure de définir les plateformes de travail pour les distinguer des plateformes d'intermédiation.

Par ailleurs, pour appliquer la législation, il convient aussi de définir ceux qui contractent avec les plateformes de travail. Ces derniers louent leur force de travail, grâce à laquelle le service proposé par la plateforme est réalisé. La plateforme de travail est donc celle qui organise et propose un service à des clients. Il peut être reproché au gouvernement de ne pas bien distinguer les plateformes lors de ses tentatives d'encadrement, comme le rapport Frouin.

L'indépendance et l'autonomie doivent également être différenciées. Plusieurs parlementaires savent qu'il est possible d'être salarié et de disposer d'une grande autonomie. L'autonomie ne pose pas de problème au droit de travail, tant que le travailleur subit un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction. Or, les travailleurs des plateformes sont sous la subordination de la plateforme, comme en témoignent de nombreuses études. À ce sujet, la solution la plus simple, comme le mentionnait le rapport Frouin, serait d'appliquer le statut salarial. Le droit du travail se concentre sur des relations de subordination et d'obéissance. Le droit au travail et le droit à la sécurité sociale ont vocation à compenser cette asymétrie consubstantielle au contrat de travail.

Cette solution est donc la plus efficace et la plus éprouvée. Il est étonnant de vouloir extraire les travailleurs des plateformes de cette législation. Ce droit est aussi très flexible, du fait des précédentes réformes qui l'ont assoupli et il peut être adapté grâce aux conventions collectives. À ce titre-là, il y a en effet un besoin urgent de dialogue social. Il est d'ailleurs regrettable que l'ordonnance reporte ce dialogue social à 2023.

Concernant la sécurité juridique, je tiens à rappeler que des divergences de juges de fond existent toujours. Néanmoins, la Cour de cassation est extrêmement claire dans ces arrêts concernant Uber et considère que les travailleurs sont subordonnés. L'arrêt de la chambre sociale a même été publié pour la première fois en plusieurs langues, avec différentes notes explicatives pour ne pas prêter à confusion. Au sujet de l'arrêt Yodel, la décision de la Cour de justice ne dit pas que les travailleurs sont indépendants. Il s'agissait de renvoyer aux juges britanniques la responsabilité de vérifier si, en pratique, le travailleur était réellement indépendant ou non, auquel cas la législation des workers devait alors s'appliquer.

M. Serge Babary. - Madame Gomes, je vais malheureusement devoir vous interrompre. Vous pourrez reprendre votre propos durant les questions. Je vais passer la parole à l'ancien ministre, Hervé Novelli.

M. Hervé Novelli. - Je vous remercie Monsieur le président.

Je voudrais commencer par décrire l'Association des plateformes d'indépendants (API), créée en novembre 2019. En comptant les deux associations professionnelles qui nous ont rejoints, la fédération des auto-écoles en ligne et la fédération des transports publics qui travaille dans la branche des VTC, plus de 30 plateformes, dont Uber, font partie de cette jeune association. Je souhaitais montrer l'ampleur du phénomène. Je crois que nous sommes au début de cette « plateformisation » de l'économie évoquée par Madame Chagny et qu'il faut en avoir conscience pour poser un cadre de régulation qui conviendrait à tous.

Je voulais aussi faire une observation liminaire : le travail indépendant, qui semblait se réduire devant le fait salarial, connaît depuis dix ans un véritable rebond dans le monde, lié à la révolution numérique. Celle-ci présente l`avantage de mettre en relation une demande précise avec une offre précise par le biais de l'application.

Aujourd'hui, le nombre des indépendants français est estimé entre 3,5 et 4 millions. Ce chiffre recouvre toutes les activités des indépendants, aussi bien les artisans que les professions libérales, les commerçants ou les micro-entrepreneurs. Notons aussi que plus de la moitié de ces indépendants sont représentés par les micro-entrepreneurs, soit la nouvelle appellation des autoentrepreneurs. Il faut donc s'intéresser au sujet et ne pas réduire le phénomène à quelque chose de marginal. Selon moi, ce rebond du travail indépendant est durable et poursuivra son essor avec la révolution scientifique.

L'API est représentée dans les trois secteurs qui structurent le monde des plateformes, respectivement celui de la mobilité (VTC et livraisons), celui des services à la personne et celui des services aux entreprises. Bien avant les missions Mettling et Frouin, l'API s'était créée autour d'une charte qui contenait un certain nombre de directions pour les travailleurs, notamment l'amélioration de la sécurité sociale et de la formation, mais aussi la nécessité de doter ces travailleurs d'un revenu attractif et d'un cadre juridique sécurisé. Si nous considérons que des salariés sont caractérisés par ce lien de subordination, bien que celui-ci évolue avec le télétravail, d'autres facteurs doivent également être pris en compte.

Pour sa part, la mission Frouin n'a pas satisfait les plateformes, car la solution préconisée de portage salarial n'est pas opérationnelle. De plus, je constate que l'ordonnance rédigée suite à la mission Mettling laisse de côté la représentation des plateformes. Nous serons d'ailleurs attentifs au coût de l'autorité de régulation créée par cette ordonnance, compte tenu de la d'une taxe prévue pour la financer. Plusieurs points d'inquiétudes subsistent dès lors.

Je salue le fait que le Sénat se saisisse du sujet pour apporter une régulation nécessaire. Toutefois, ce secteur serait pénalisé par des contraintes trop strictes qui nuiraient à son écosystème et aux indépendants qui rejoignent ces plateformes.

M. Serge Babary. - Merci à tous pour ce premier tour de table qui ouvre plusieurs réflexions. Je donne maintenant la parole aux rapporteurs, d'abord à Martine Berthet en raison de ses obligations professionnelles.

Mme Martine Berthet, co-rapporteur. - Bonjour à toutes et à tous. Ces différentes interventions mettent bien en exergue la difficulté de conserver l'indépendance des travailleurs des plateformes tout en leur assurant une protection sociale. L'intervention de notre interlocutrice pour Uber montre que des dispositifs avaient été mis en place durant la crise, mais nous ne savons pas si certains accords peuvent se pérenniser. Nos différents interlocuteurs estiment-ils qu'ils pourront l'être ?

De fait, la solution proposée par le rapport Frouin, qui privilégie des entreprises de portage salarial, n'est pas acceptée par les travailleurs, malgré les avantages qu'elle procure. D'autres solutions de prise en charge sociale par les plateformes seraient-elles envisageables pour assurer leur indépendance ? Quel serait le financement pour cette prise en charge ?

M. Serge Babary. - Je vous remercie. Monsieur Dufour pourriez-vous répondre sur ces sujets précis ?

M. Mathias Dufour. - Bonjour, je suis Mathias Dufour, président du think tank #Leplusimportant, qui travaille à lutter contre l'insécurité économique en développant l'employabilité des travailleurs. Je souhaite rebondir sur la distinction faite par Barbara Gomes entre indépendance et autonomie. Selon moi, les travailleurs sont attachés à leur autonomie, mais pas forcément à leur indépendance.

Il existe différentes catégories de travailleurs de plateforme et différentes plateformes. Au sein des plateformes d'emploi, certaines définissent les modalités du travail et le tarif - s'insérant ainsi dans le périmètre des responsabilités sociales définies par la loi El Khomri - mais d'autres ne le font pas. Des distinctions peuvent également être apportées selon l'activité exercée, car s'il existe un véritable désir d'indépendance chez les VTC, la situation diffère chez les livreurs. Les plateformes étant très nombreuses et les problématiques aussi, il importe de bien les distinguer.

Notre avis est qu'il faut permettre le développement de l'un des rares secteurs économiques créateurs d'emplois peu qualifiés en France. Toutefois, des asymétries inacceptables nécessitent que les rapports soient rééquilibrés. J'ai moi-même contribué à la « task force », ou mission Mettling, nommée par Élisabeth Borne. J'espère dès lors que l'ordonnance sur la représentation des travailleurs s'accompagnera d'un complément sur le dialogue social. Ce dialogue est essentiel, car il est créateur de droit. Il doit permettre des accords, mais aussi de choisir un modèle social accepté par les travailleurs. Celui-ci ne correspondra pas forcément au statu quo actuel ou au salariat, lequel repose sur un équilibre de droits et de devoirs différent de celui des travailleurs des plateformes.

Des avancées concrètes nous semblent possibles, comme le fait de reconnaître la responsabilité de l'employeur pour la santé et la sécurité des travailleurs au travail. Cette mesure ne conduirait pas au salariat, mais reconnaîtrait une responsabilité en termes de prévention des risques, comme le Code du travail le prévoit dans le cas des co-salariés sur des chantiers par exemple. Il serait aussi possible de promouvoir la portabilité des données personnelles des travailleurs, qui sont essentielles pour leur exercice. Cette mesure n'aurait pas d'incidences sur ce modèle économique fragile.

Nous pouvons également envisager de renforcer la formation professionnelle par un financement des plateformes et de l'État, grâce à un abondement au CPF (compte personnel de formation) justifié par le risque accru de déqualification qui touche les travailleurs du numérique.

M. Serge Babary. - Merci, je donne la parole à Madame Guardiola pour continuer.

Mme Laurène Guardiola. - Merci Monsieur le président.

Avant même la loi El Khomri, Uber avait passé un partenariat avec les assurances AXA en 2016 pour offrir aux travailleurs des protections en cas d'accidents ou de maladies liées au travail. La loi a donc renforcé cette initiative en obligeant les plateformes à proposer une protection AT/MP (assurance accident du travail et maladies professionnelles) ou un remboursement des frais. Uber est venu compléter cette mesure par une autre initiative qui vise à couvrir les chauffeurs et les livreurs en dehors des courses. De plus, une prime de parentalité a été ajoutée pour les livreurs et les chauffeurs.

Comme vous le mentionniez, les formations sont importantes et Uber en propose plusieurs, tout comme des contenus de certification des compétences, ainsi que des accompagnements pour la reconversion. 40 % des livreurs affirmaient avoir un autre projet professionnel en 2020, mais expliquaient avoir besoin d'un accompagnement pour mieux le définir. Nous avons donc soutenu ces demandes à l'aide de plusieurs partenariats. À propos du financement du CPF, la loi d'orientation des mobilités (LOM) oblige les plateformes à financer le CPF des travailleurs.

Par rapport à votre question sur les accords, nous espérons en effet que le dialogue sectoriel permette de trouver des accords avec les représentants des travailleurs sur les questions de rémunération et de santé. Cependant, les représentants de ces travailleurs ont souhaité que la question de la protection sociale ne prenne pas le dessus dans le dialogue social. Il convient donc de trouver un vecteur capable de renforcer cette sécurité. Le plan du ministre Griset, évoqué par le président, pourrait être efficace.

Pour conclure sur la portabilité des données personnelles, la LOM prévoit que les travailleurs seront toujours en capacité de demander aux plateformes une production de toutes les données personnelles que la société a pu avoir. Cette sorte de CV numérique pourra ensuite être transféré à n'importe quel employeur potentiel.

M. Serge Babary. - Merci. Je laisse maintenant la parole à notre collègue Fabien Gay

M. Fabien Gay, co-rapporteur. - Bonjour à tous et merci à nos intervenantes et intervenants.

Nous avons auditionné lundi Monsieur Frouin sur son rapport. Son intervention a été intéressante. Il a reconnu honnêtement que le contexte était complexe pour cette rédaction, en raison des arrêts des juridictions qui sont intervenues. D'ailleurs, certains intervenants nient ces arrêts. En effet, la Cour de cassation a affirmé que ces travailleurs et travailleuses n'étaient pas des indépendants. La Cour a notamment requalifié plusieurs relations en contrat de travail ; ce sont des décisions dont il convient de tenir compte.

Monsieur Frouin a aussi reconnu que le rapport n'était pas satisfaisant pour ces travailleurs qui souhaitent une meilleure protection sociale et une meilleure rémunération, ou pour les plateformes qui veulent maintenir leur modèle et leur activité. Comment sauvegarder ce modèle économique, tout en offrant aux salariés une protection et un salaire ?

Par ailleurs, je crois que le sujet d'un business économique pose aussi au législateur la question de l'imposition. De fait, une grande entreprise comme Uber paie peu d'impôts, moins de deux millions par an, grâce à l'optimisation fiscale et aux paradis fiscaux.

Je crois que ces grandes transnationales détournent les mots pour préserver leur modèle économique. Par exemple, il ne s'agit pas d'indépendants mais d'autonomes qui, comme le rappelait le rapport Frouin, sont contraints de prendre le statut d'autoentrepreneurs pour travailler avec les plateformes. De même, il n'est plus question d'emploi mais d'activité, et plus de salaire mais de revenus. Pourtant, en tant qu'indépendants, ils devraient être en mesure de choisir leur clientèle, le prix du service et leurs horaires.

Il y a bien un lien de subordination induit par la capacité des plateformes à connecter ou déconnecter ces travailleurs à tout moment, par le biais des notations. De plus, les algorithmes sont bien façonnés par des individus qui contrôlent l'activité. En tant qu'indépendants, les travailleurs devraient pouvoir y avoir accès. Je pense qu'ils veulent être autonomes, mais que leur indépendance est fictive.

M. Serge Babary. - Merci pour ces questions précises, je vais laisser Hervé Novelli répondre sur ces sujets, puis nous écouterons Barbara Gomes et enfin les représentantes d'Uber.

M. Hervé Novelli. - Le coeur du sujet est le droit du travail qui est un droit salarial. Lors d'une discussion avec une directrice de la direction générale du travail, nous constations que ce droit abordait les travailleurs numériques selon un lien de subordination.

Il manque une définition claire de ce qu'est l'indépendant dans le droit, selon sa capacité à refuser une tâche et à choisir ses horaires. Pour le moment, l'indépendant est seulement un non-salarié susceptible d'être requalifié. Une définition précise, élaborée en observant les jurisprudences comme l'arrêt de la Cour de cassation que nous avons évoqué, est nécessaire. Le code du travail doit être complété. Cette définition précise manquait aussi dans le plan de Monsieur Alain Griset. L'API et moi-même souhaitons qu'une frontière soit établie entre les statuts, tout en laissant au droit la capacité de reconnaître un faux indépendant.

Je voulais aussi rejoindre les propos d'Uber au sujet des accidents du travail. Il est naturel que les plateformes puissent doter les travailleurs indépendants de mécanismes visant à financer les accidents et maladies du travail, comme il est naturel de considérer que l'État puisse se préoccuper d'un revenu de substitution dans le cas d'une perte d'activité pour les indépendants. Le fonds de solidarité a été essentiel lors de la crise, mais une mesure plus structurelle devrait être mise en place.

M. Serge Babary. - Merci. Je donne la parole à Barbara Gomes pour traiter de l'aspect juridique de ces sujets.

Mme Barbara Gomes. - Je vais rebondir sur ce que disait Monsieur Novelli. De fait, il importe de réfléchir rapidement à la situation des indépendants des plateformes, car les livreurs sont parmi les travailleurs les plus précaires. L'urgence sociale et économique que nous constatons doit entraîner des réponses.

La question est de savoir s'il revient à l'État de financer les conséquences d'une perte d'activité ou d'un accident, ou si une contribution patronale doit être imaginée. Le droit du travail et de la protection sociale existe déjà. Il paraît étonnant de vouloir réinventer en permanence de nouveaux dispositifs, alors que ceux qui existent fonctionnent et peuvent être adaptés.

Je voudrais insister sur les travailleurs des plateformes qui ne bénéficient pas du régime général des maladies professionnelles, du fait de leur statut d'indépendant. La solution actuelle correspond à une logique assurantielle. Dans le cas d'un travailleur qui se fracture la jambe lors d'une livraison, un montant de 1 500 € lui est versé d'après mes dernières informations. Or, cette jambe cassée pourrait conduire à un arrêt de travail de cinq ou six mois. Ce système est donc bien différent d'une protection par le régime de sécurité sociale qui cherche à compenser l'impossibilité de travailler pour toute la période. Nous pourrions débattre longtemps sur ces deux conceptions de la protection sociale. Ces mécanismes assurantiels sont aussi difficiles à mobiliser pour les travailleurs des plateformes.

Monsieur Novelli expliquait que le droit du travail français se concentrait sur le salarié grâce à la définition de ce statut et que l'indépendant, n'ayant pas encore été défini, ne pouvait pas être bien protégé. Au Royaume-Uni, la définition de l'indépendant est celle de l'entrepreneur, lequel est maître de son destin économique, libre sur le marché, choisit ses conditions de travail et ses tarifs. En s'appuyant sur cette définition, nous constatons que les travailleurs des plateformes ne peuvent pas être assimilés aux entrepreneurs. C'est, du moins, l'avis des juges anglais à propos des chauffeurs VTC d'Uber. En Espagne, en 2016, un projet visait à définir un statut particulier pour les travailleurs indépendants, en intégrant aussi les travailleurs indépendants économiquement dépendants. Malgré cette définition, la ministre du Travail, Yolanda Diaz, a annoncé que les livreurs des plateformes bénéficieraient d'une loi spécifique qui instituerait la présomption salariale.

Cette solution me semble être la plus simple et la plus sécurisante, à la fois pour les plateformes qui sauront sur quel droit se fonder et pour les travailleurs. Je termine en soulignant qu'il ne faut pas dévoyer le travailleur indépendant. Ce statut implique de lancer une activité en prenant tous les risques que cela comporte, tout en espérant dégager des profits. Vouloir insérer de force ces travailleurs en quête d'autonomie dans l'indépendance revient à dévoyer ce qu'est l'indépendant et l'entrepreneuriat.

M. Serge Babary. - Merci. Fabien Gay voulait réagir à nouveau. Hervé Novelli doit, quant à lui, partir pour des obligations professionnelles. La parole est donc à Monsieur Gay.

M. Fabien Gay. - Merci. Je voulais seulement savoir comment Uber comptait offrir une protection sociale à ces autoentrepreneurs sans leur verser de salaire. Le versement d'un salaire et les cotisations qui y sont attachées permettent d'offrir une protection sociale en couvrant tous les risques. Si nous parlons de revenus, alors un régime assurantiel prévaut en matière de protection et cette notion est bien différente. Il ne faut pas dévoyer les mots.

M. Serge Babary. - La parole est aux représentantes d'Uber, Madame Charpentier.

Mme Marine Charpentier. - Merci. Ce n'est pas parce qu'une solution semble évidente qu'elle est la meilleure. Dans le cas présent, elle reviendrait à imposer le salariat à des indépendants qui disent vouloir garder ce statut.

Concernant l'aspect juridique, personne ne nie l'existence de l'arrêt de la Cour de cassation. Cependant, cet arrêt n'a pas été suivi par les juges du fond. La majorité des décisions de 2020 correspondent à un refus d'une requalification en salariat. Les cours d'appel de Lyon et de Paris ont réalisé des arrêts très clairs, en sachant que le sujet ferait l'objet d'un débat devant la chambre sociale. Il faut aussi rappeler, comme l'expliquait le doyen Huglo, qu'il s'agissait d'un arrêt bien plus politique que juridique. Étant donné l'absence de voie intermédiaire entre salariat et indépendance, les juges se sont sentis forcés d'aller vers la voie du salariat pour faire avancer le gouvernement et envoyer un signal d'alarme aux plateformes.

Dès réception de l'arrêt, nous avons renforcé des travaux déjà initiés pour améliorer l'indépendance des travailleurs, par exemple, au sujet des informations dont ils disposent en amont de la livraison ou de la course. Grâce à la LOM, la durée du trajet ou la destination sont désormais communiquées aux travailleurs pour qu'ils acceptent ou refusent une mission. La LOM rappelle aussi que les plateformes n'ont pas le droit de sanctionner un travailleur pour le refus d'une mission.

Parallèlement, nous continuons de nous concerter avec les représentants des associations de chauffeurs ou de livreurs qui se sont formées au sujet de la rémunération. Ces discussions ont d'ailleurs donné lieu à des modulations des grilles tarifaires dans certaines villes.

Enfin, je voudrais montrer les conséquences de l'application du salariat en évoquant le cas du canton de Genève en Suisse, où nous avons été condamnés à recourir à des travailleurs salariés, non pas de la plateforme, mais de sociétés de gestion de flotte : 75 % des livreurs qui utilisaient Uber n'ont plus eu accès à cette application, car ils n'avaient pas été recrutés par ces sociétés et les 25 % restants ont continué d'exercer avec les contraintes du salariat

Mme Laurène Guardiola. - Une question portait aussi sur le management algorithmique. Ce management est évoqué lorsqu'un travailleur est monitoré, que sa performance est évaluée, que ses interactions avec le système ne passent pas par un humain, et qu'il n'y a pas de transparence sur la façon dont l'algorithme fonctionne.

Cette transparence n'existait pas auparavant, mais plusieurs évolutions sont à noter. La loi « Lemaire », pour une République numérique, oblige désormais les plateformes à indiquer sur leur site le fonctionnement de leur algorithme. De plus, Uber a publié des articles pédagogiques sur son algorithme à destination des travailleurs. Cet algorithme est le coeur de la technologie d'Uber, car il organise les propositions de courses aux livreurs et aux chauffeurs.

Au sujet de l'interaction avec le système, nous avons amélioré des éléments pour que chacun puisse communiquer avec une personne d'Uber en cas de problèmes. La question de la notation est aussi importante pour nous, car elle garantit une qualité de service aux clients. Néanmoins, cette notation n'intervient pas dans le choix des critères d'une distribution des courses.

Finalement, la question est celle de la prévisibilité, plutôt que de la technologie. Les plateformes doivent travailler à expliciter les raisons qui peuvent amener à une désactivation, ou une suspension. Uber a réalisé des modifications pour notifier les livreurs et les chauffeurs plusieurs jours à l'avance, lorsque des comportements semblent incompatibles avec les engagements pris lors de l'élaboration de la relation contractuelle. Une information sur les raisons et sur les procédures contradictoires est donnée. Par ailleurs, nous avons communiqué les cas qui posent problème et nous avons aussi mis en place un comité d'appel au sein des chauffeurs VTC. Celui-ci est constitué de pairs et est à même de donner son avis lors de la désactivation d'un chauffeur.

Je mentionne aussi que la réglementation est encore passée par là, car un règlement européen, appelé « Platform to business », a été mis en oeuvre en France l'été dernier. Il contraint toutes les plateformes à donner les raisons exactes de la désactivation d'un travailleur et propose aussi des mesures de médiation. Il faut insister sur ces questions de prévisibilité et de transparence.

M. Serge Babary. - Merci. Je propose d'écouter Madame Chagny sur ces questions juridiques et sociales.

Mme Odile Chagny. - Merci. Je souhaite reprendre le débat sur l'indépendance et l'autonomie. Madame Charpentier l'évoquait, le prix est essentiel. La meilleure garantie pour un indépendant qui souhaite le rester est d'être émancipé économiquement. Ce point est souligné dans le rapport de Jean-Luc Frouin : le statut salarié ne garantit pas une rémunération décente. Un indépendant assimilé salarié et affilié à une coopérative d'activité d'emploi doit dégager des revenus lui permettant d'assurer sa propre protection sociale.

C'est pourquoi le raisonnement de Monsieur Frouin l'amenait à imaginer des dispositions impératives, dont une rémunération minimum. Il était prévu de négocier une rémunération au-dessus de ce prix minimum lors du dialogue social. Cela rejoint l'idée que l'assimilation au salariat ne garantit pas la capacité de faire valoir un rapport de force suffisant pour négocier cette rémunération. C'est là un point de dissensus que nous avons avec le rapport. Celui-ci pensait établir de nouveaux rapports de force, grâce à la fédération des coopératives d'activité et d'emploi et au PEPS (syndicat des professionnels de l'emploi en portage salarial), pour négocier et pour amener un partage de la valeur entre les travailleurs, la plateforme et potentiellement les clients. Le rapport n'est pas allé jusqu'au bout, mais ce contexte pose la question du partage de la valeur qui passe nécessairement par l'établissement d'un prix décent.

Cela m'amène à évoquer le financement de la protection sociale. Initialement, la protection sociale complémentaire était un objet important du dialogue social. Seulement, les collectifs des travailleurs de plateformes se sont battus pour retirer cette dimension des dialogues. Non pas parce qu'ils renoncent à une protection sociale, mais car ils considèrent qu'un indépendant doit être capable de dégager des revenus suffisants pour garantir sa protection. Il est aussi vrai que le fait de ne pas bénéficier d'allègement fiscal pour cette protection peut être vécu comme une discrimination.

M. Mathias Dufour. - L'idée était de ne pas rajouter à une dépendance économique une dépendance sociale, dans le cas où la protection sociale serait assurée par la plateforme.

Mme Odile Chagny. - Je terminerai en parlant de l'annexe quatre du rapport Frouin qui énumère des critères pour définir le travail indépendant. Le prix n'entre pas dans ces critères, car cette question de la rémunération minimum apparaît dans les décisions impératives du rapport. Il faut garder à l'esprit que cette annexe est liée au reste de ce rapport cohérent.

M. Serge Babary. - Merci Madame Chagny. Je laisse la parole à notre collègue Michel Canevet, puis aux intervenants pour une réponse rapide et enfin à Jean-Luc Fichet pour la commission des Affaires sociales.

M. Michel Canévet, co-rapporteur. - Merci Monsieur le président et merci à nos intervenants. Je remarque que ce secteur innovant pose plusieurs problèmes. Pour les législateurs, le droit de la concurrence doit être interrogé car les situations ne doivent pas être inéquitables, tout comme le droit du travail, la sécurité des concitoyens étant un sujet important.

Je voulais interroger Madame Chagny sur les impératifs qu'elle envisageait au sujet du management algorithmique et demander aux représentantes d'Uber si elles considéraient les deux activités de mobilité similaires. Il semble qu'une différence importante existe entre les chauffeurs et les livreurs. Les chauffeurs fonctionnent sur un modèle similaire à celui des taxis et sont très indépendants, mais les livreurs semblent bien plus touchés par un lien de subordination, au regard du choix restreint qui les caractérise. L'exemple de Just Eat qui salarie ses livreurs montre que la solution du salariat est envisageable.

M. Serge Babary. - Suivant l'ordre des questions, la parole est à Madame Chagny et à Monsieur Dufour.

Mme Odile Chagny. - À propos du management algorithmique, il importe de ne pas se focaliser sur les plateformes. Il faut démystifier l'image de l'algorithme patron et apporter des réponses à tous les acteurs économiques. Selon nous, un contrôle de l'outil doit s'opérer de la part de celui qui le commande et de celui qui va être assujetti.

L'exécutant doit donner aux travailleurs les moyens de comprendre l'algorithme en allant vers plus de transparence, afin que les droits garantis ne soient pas purement théoriques. À l'heure actuelle, les représentants du personnel ont un droit de consultation dans le cas de l'introduction d'une nouvelle technologie, mais ils sont peu mobilisés pour ces cas-là et ne font pas valoir ce droit régulièrement.

Nous pensons aussi qu'il faut accompagner les managers de toutes les entreprises dans le contrôle des algorithmes qu'ils utilisent et dans l'évolution des processus de gestion des décisions, à cause du risque de désincarnation de la responsabilité des managers. Ce point avait été identifié dans la proposition de loi du CRCE qui recommandait le recours à une expertise.

M. Serge Babary. - Du fait d'un autre impératif de déplacement, je laisse Monsieur Fichet poser ses questions avant de donner la parole aux responsables d'Uber.

M. Jean-Luc Fichet, rapporteur de la commission des Affaires sociales. - Merci. La notion de plateforme est récente et complexe. Elle interroge notre législation et les statuts, notamment lorsqu'Uber explique qu'il s'agit d'indépendants qui ne veulent pas devenir salariés. Cette question nécessite d'être creusée compte tenu de la précarité qui touche ces travailleurs jeunes et peu qualifiés.

D'après mes informations, la durée d'un contrat avec ces plateformes n'excède pas un an, car les avantages de l'ACRE (aide à la création d'entreprise), liés à la création du statut d'autoentrepreneur, sont très intéressants pendant la première année, et moins les deux années suivantes.

La réglementation du statut de l'indépendant et de sa rémunération doit permettre d'offrir une visibilité de l'emploi dans la durée. Il importe de sortir de ce jeu subtil des termes juridiques. Nous évoquons des rencontres et des discussions, mais il n'y a pas de structures de représentativité, ni de partenaires officiels. Cela ne peut pas durer, car il y a un véritable souci de protection pour les livreurs partenaires.

Il faut aussi différencier les chauffeurs VTC, qui ont un fonctionnement et un statut ayant évolué grâce à des normes et des formations, par rapport aux livreurs. Ces derniers doivent pouvoir bénéficier d'un statut adapté et d'une rémunération correcte. À cela s'ajoute l'algorithme. Ce nouveau « partenaire » offre une masse d'informations, mais nous ne savons pas qui le commande ni quel sera son impact dans la durée.

Je pense qu'il faut garder en tête que nous parlons d'individus marqués par une grande précarité, dont l'objectivité peut être questionnée, car ils sont très dépendants de ce travail.

M. Serge Babary. - Merci. Sur ce fonctionnement, je donne la parole à Madame Charpentier.

Mme Marine Charpentier. - Je crois que nous nous accordons à dire qu'il existe une différence entre le livreur et le chauffeur VTC. Pourtant, en ce qui nous concerne, la jurisprudence a requalifié un chauffeur VTC, mais pas de livreurs utilisant Uber Eats. Elle ne confirme pas non plus qu'un lien de subordination existe chez les livreurs.

Votre comparaison avec Just Eat mérite des explications. Lorsque nous parlons des plateformes, il faut distinguer les différents modèles d'organisation. Certaines imposent des préinscriptions pour des créneaux horaires et contraignent les travailleurs ; la solution salariale est alors compréhensible. Cependant, Uber continue d'offrir une flexibilité totale à ces partenaires, qui peuvent choisir d'utiliser d'autres applications, de travailler pour leurs clients personnels, sans être menacés de ne plus pouvoir utiliser notre application.

Par ailleurs, nous n'avons jamais caché que la livraison à domicile n'était pas une activité de temps plein. De fait, les commandes sont moins importantes l'été et elles sont réglées sur les horaires de repas. Cette activité s'adresse exclusivement à des individus qui veulent en faire une utilisation temporaire. Ces conditions de travail et ces profils de travailleurs rendent indispensable une clarté juridique sur ce qu'est un indépendant.

Je faisais référence plus tôt à la décision Yodel, afin d'évoquer les critères utilisés pour différencier les indépendants des salariés. Nous pouvons en retenir trois, respectivement la possibilité de refuser les missions, l'organisation de ses horaires, la capacité de travailler pour des tiers, voire des concurrents. Ces critères ne correspondent pas à l'autonomie du salarié ou du cadre, car il n'y a alors plus d'obligations de rendre compte. Il peut s'agir d'une première frontière à utiliser pour classer les plateformes.

M. Serge Babary. - Il nous reste dix minutes, je laisserai donc la parole à Madame Gomes, puis à Monsieur Dufour et enfin à notre collègue Jacquin, auteur de la proposition de loi.

Mme Barbara Gomes. - Je voulais préciser que les juges qui opèrent des requalifications, en droit français et britannique désormais, s'intéressent aux conditions réelles de l'activité. En dépit des possibilités théoriques laissées aux travailleurs, c'est la pratique de l'activité qui est étudiée. L'objectif est de savoir si les livreurs ont réellement la capacité de s'organiser.

En pratique, peu de travailleurs vont d'une plateforme à une autre. De plus, beaucoup se professionnalisent en réalisant des heures de travail élevées, parce que les rémunérations sont faibles. La dégradation des conditions de travail a pour conséquence une extrême paupérisation et cette précarité contraint à accepter des conditions de plus en plus difficiles.

Il y a toujours eu des divergences entre les juges de fond, mais l'arrêt de la Cour de cassation fait figure de droit. Le choix du maintien des travailleurs sous ce statut d'indépendant ou non est donc politique.

L'algorithme est la traduction informatique du pouvoir patronal pour l'organisation du travail. Lorsqu'il est créé pour organiser une activité, il traduit des directives, des contrôles et des sanctions qui sont automatisés en langage informatique. Les plateformes, comme toutes les entreprises utilisant un algorithme, ont intérêt à avoir le contrôle de ces instruments et le contrôle informatique suffit généralement.

Comme l'a mentionné Madame Chagny, les représentants du personnel peuvent donner leur avis pour toute introduction technologique dans une entreprise. Nous pourrions aussi imaginer que l'introduction d'un algorithme devienne la compétence de CSE (Comité social et économique). L'intérêt de reconnaître aux travailleurs le statut de salarié n'en serait que renforcé, car toutes les questions abordées aujourd'hui seraient résolues par cette reconnaissance. Le CSE serait en capacité de réfléchir aux algorithmes et à leurs influences sur l'organisation du travail, car il existe des obligations de confidentialité lorsque ces algorithmes relèvent du secret professionnel.

Il serait intéressant d'essayer d'adapter le cadre qui existe à une pratique, plutôt que de construire du droit du travail et du droit social, sans avoir des droits opposables qui permettraient l'efficacité et la sécurité de cette législation. Enfin, je pense que les plateformes conceptualisent et organisent une activité. À ce titre, il est normal qu'elles contribuent aux cotisations sociales et qu'elles soient responsables au niveau juridique.

M. Mathias Dufour. - Malgré les sondages, j'estime qu'il est difficile de parler au nom de ces travailleurs et de deviner leur souhait. Nous pourrions envisager de leur laisser le choix entre l'indépendance et le salariat au moment de leur inscription sur une plateforme. Au lieu d'opposer continuellement les deux statuts, nous pourrions alors voir leur préférence.

M. Serge Babary. - Merci. Après ces riches échanges, je propose que l'auteur de la proposition de loi dise quelques mots sur la stratégie de ce texte pour finir.

M. Olivier Jacquin, sénateur. - Merci Monsieur le président. Je tiens d'abord à saluer l'invitation faite à Monsieur Dufour et Madame Chagny pour ce sujet, car leur ouvrage est une véritable référence.

Je voudrais pointer les trois termes que sont l'asymétrie dans la relation, la différence entre l'autonomie et l'indépendance, la distinction entre les activités de livraison et de VTC.

Je voudrais aussi pointer cinq temps dans nos débats sénatoriaux :

- tout d'abord, la loi d'orientation des mobilités, dont l'article 20 a été supprimé à la quasi-unanimité, car les sénateurs ne trouvaient pas raisonnable de traiter du droit du travail avec des spécialistes de la mobilité. Elle est revenue avec l'insistance du Gouvernement pour tenter de protéger les plateformes ;

- l'arrêt de la Cour de cassation qui, même s'il peut être interprété à la manière de Madame Charpentier, était un message très fort sur la question des indépendants ;

- le débat autour de propositions de loi au Sénat, notamment celle de Pascal Savoldelli sur la possibilité du salariat ; j'invite les collègues à être créatifs, car il existe en effet des solutions dans le droit du travail pour légiférer ; il ne faut pas constater que les nouveaux outils numériques nous dispenseraient de chercher des solutions conformes à notre modèle socioéconomiques;

- le rapport de nos collègues de la commission des Affaires sociales, qui a entraîné un consensus au Sénat pour ne pas créer un tiers statut entre l'indépendant et le salarié, comme dans le rapport Frouin ;

- la déclaration de Just Eat qui affirme qu'il est possible de faire autrement.

Je voulais aussi évoquer une start-up récente de ma région qui exploite la pénurie de personnel hospitalier en proposant des infirmiers autoentrepreneurs. Ainsi, des directions d'hôpital réalisent des économies, face à des infirmiers hospitaliers totalement subordonnés qui vont perdre une bonne partie de leur retraite. Cette start-up met en évidence la nécessité de supprimer les distorsions de concurrence liées au statut d'autoentrepreneur, ce qui est l'objectif de l'article 2 de ma proposition de loi évoqué par Madame Gomes. J'aurais d'ailleurs souhaité interroger M. Novelli à ce propos.

Madame Chagny interrogeait aussi le lien entre le droit à la concurrence et cette notion d'indépendant. Or, une ordonnance atypique risque d'être bientôt promulguée, car, après un passage au Conseil d'État, il a été décrété que le prix ne pouvait être négocié durant le dialogue social. De fait, étant indépendants, les travailleurs s'exposaient à une condamnation pour entente. Cela témoigne de la limite entre le droit de la concurrence et le statut d'indépendant « fictif » (d'après la Cour de cassation).

Je terminerai en évoquant la directive européenne « Digital Service Act » qui entend porter un certain nombre de régulations sur ces points. Nous pourrons poursuivre nos débats relatifs à la proposition de loi le 27 mai.

M. Serge Babary. - Merci à chacun d'entre vous pour ces échanges utiles. Nous sommes au coeur d'un sujet sociétal, une rupture, et il est naturel que le Sénat s'en empare.

La réunion est close à 11 h 07.