Mardi 1er février 2022

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 16 h 30.

Résultats de l'exercice 2021 et premiers éléments de l'exécution 2022 - Audition de MM. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, et Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics

M. Claude Raynal, président. - Nous accueillons cet après-midi MM. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, et Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics, sur les résultats de l'exercice 2021 et les premiers éléments de l'exécution 2022. Ils ont déjà été auditionnés mercredi dernier sur ce sujet par nos collègues de l'Assemblée nationale.

Les premiers éléments de l'exécution du budget de l'État en 2021 ont été présentés la semaine dernière en Conseil des ministres. Il apparaît ainsi que le déficit budgétaire serait de 171 milliards d'euros. Ce niveau est très inférieur au déficit de 205 milliards d'euros prévu par la dernière loi de finances rectificative pour 2021, mais il reste historiquement élevé, et presque égal à celui de 2020, alors que les mesures de confinement ont été beaucoup moins importantes. Vous aurez toute latitude de nous en expliquer les raisons.

Si votre audition porte principalement sur le budget de l'État et son exécution, nous serons intéressés par les éléments que vous pourrez apporter sur l'exécution du plan de relance et la mise en place du plan France 2030, ainsi que sur l'exécution des comptes des administrations publiques locales et des administrations de sécurité sociale.

Je vous remercie de votre présence et je vous laisse la parole.

M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance. - Avant de commencer cette audition, qui sera probablement la dernière du quinquennat, je voudrais vous remercier, monsieur le président, monsieur le rapporteur général, ainsi que l'ensemble des sénatrices et des sénateurs pour la qualité de nos débats durant ces cinq années.

Nous n'avons pas toujours été d'accord sur tout, ce qui est bien naturel en démocratie, mais je pense que nous avons toujours eu des échanges respectueux, approfondis et donc utiles pour nos compatriotes. Je voulais vous en remercier, quel que soit le résultat des prochaines élections.

Nous venons d'enregistrer une croissance de 7 % en 2021, très au-dessus des 5 % anticipés dans le premier projet de loi de finances (PLF) et supérieure à notre prévision de croissance de 6 %. C'est le meilleur taux des grands pays de la zone euro.

Je voudrais tout de suite tordre le cou à l'idée selon laquelle ce rebond serait mécanique : ce n'est pas parce qu'on a fait - 8 % en 2020 que l'on fait automatiquement + 7 % en 2021. Sinon, nous aurions dû assister à un rebond identique lors de chacune des crises précédentes. Or il n'en fut rien. Par ailleurs, d'autres pays européens, comme l'Allemagne, l'Italie ou l'Espagne, n'ont toujours pas retrouvé le niveau d'activité d'avant-crise, contrairement à la France.

Ce rebond spectaculaire est dû à notre politique économique, à la volonté des salariés, à celle des entrepreneurs. Il résulte des choix politiques que nous avons faits avec le président de la République et avec le Premier ministre, à commencer par le souci d'accorder une protection très forte aux salariés - à travers l'activité partielle - et aux entreprises - à travers les prêts garantis par l'État et le fonds de solidarité. C'est parce que nous avons protégé les salariés et les entreprises que nous pouvons rebondir plus fort aujourd'hui.

Nous avons aussi fait le choix de déployer la relance dès septembre 2020. Nous avons ainsi déjà engagé 72 des 100 milliards d'euros du fonds de relance. Dans certains des autres grands pays européens que j'ai cités, la politique de relance n'est même pas encore mise en place.

Cette croissance nous permet aujourd'hui de disposer de recettes fiscales supplémentaires de 20 milliards d'euros. Olivier Dussopt et moi-même avons été extrêmement clairs : il n'y a pas de cagnotte. L'intégralité de cette somme sera consacrée à la réduction du déficit public et de la dette, qui sera proche de 113 % du PIB en 2021 et non de 115 %, comme prévu. Quant au déficit, il est ramené à environ 7 %, au lieu des 8,2 % prévus.

Cette croissance se traduit, enfin, par la création de 1 million d'emplois en cinq ans, avec un taux d'emploi des 15-64 ans inégalé depuis cinquante ans, à 67,5 %, et plus de 380 000 chômeurs en moins. Ces chiffres nous permettent d'envisager le retour au plein emploi d'ici à quelques années.

Cependant, trois risques importants demeurent.

Il s'agit tout d'abord du risque sanitaire : l'épidémie nous a appris à être humbles et à faire preuve d'une grande prudence sur le plan de la sécurité sanitaire.

Le deuxième risque concerne l'inflation, liée à la fois à la reprise économique, aux tensions géopolitiques et aux goulets d'étranglement que nous constatons un peu partout sur les chaînes d'approvisionnement. Sa hausse est due à plus de 60 % à celle des prix de l'énergie. C'est la raison pour laquelle, avec le président de la République et le Premier ministre, nous avons choisi d'accorder une priorité absolue à la protection des Français contre la flambée des prix de l'énergie. Nous poursuivrons cette politique aussi longtemps que nécessaire.

Au moment où je vous parle, si nous n'avions rien fait, le prix de l'électricité aurait augmenté de 35 % à 40 % et la note d'électricité des Français serait passée de 1 000 euros en moyenne à 1 350 ou 1 400 euros. Elle est aujourd'hui de 1 760 euros en Espagne et de 2 200 euros en Italie. De même, la facture de gaz aurait dû augmenter de 900 euros en moyenne par foyer.

Ces augmentations auraient été insupportables pour nos compatriotes et pour nos entreprises. Il était donc indispensable, nécessaire et responsable de les protéger contre cette flambée des prix de l'énergie. Nous avons ainsi mis en place un chèque énergie complémentaire et adopté une indemnité inflation, dont bénéficieront 38 millions de nos compatriotes. Nous avons également gelé les prix du gaz, plafonné les prix de l'électricité et augmenté le barème kilométrique de 10 % pour 2,5 millions de nos compatriotes - j'ai signé l'arrêté ce matin même.

Je voudrais, là encore, tordre le cou à certaines idées. C'est d'abord l'État qui supporte les conséquences du plafonnement du prix de l'électricité à 4 %, en renonçant aux 8 milliards d'euros que lui aurait rapporté la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité. Quel gouvernement aurait pu accepter d'augmenter de 35 % à 40 % la facture des Français, des PME, des électro-intensifs, alors même que l'État possède 84 % du capital d'EDF ?

L'État, quelles que soient les majorités, a toujours soutenu EDF depuis dix ans : il a recapitalisé l'entreprise, il a renoncé à percevoir des dividendes, il a souscrit à des obligations... Il est là pour soutenir EDF lorsque les prix sont bas. Dès lors, il est juste et légitime que le service de l'électricité soit là aussi lorsque les prix sont trop hauts pour nos compatriotes.

Le troisième risque est d'ordre géopolitique : les tensions avec la Chine et avec la Russie ne laissent pas présager de baisse des prix de l'énergie dans les mois qui viennent. Nous devons rester très vigilants sur cette question.

Cette audition est aussi l'occasion pour moi de vous livrer les grandes orientations qui me paraissent nécessaires pour consolider la situation économique de la France.

La première consiste à produire plus et mieux. Nous devons impérativement rétablir notre balance commerciale d'ici à dix ans. Il s'agit du point noir de la situation économique française. Il résulte de trente années de désindustrialisation qui nous empêchent de projeter nos produits et nos capacités sur les marchés extérieurs.

Il est essentiel pour la puissance et pour la décarbonation de notre économie de relocaliser des activités industrielles en France, de créer de nouvelles chaînes de valeur industrielle sur notre territoire et de redevenir une grande puissance commerciale. La France a, certes, réussi depuis dix ans à baisser massivement ses émissions de CO2, mais elle a tout reperdu, et au-delà, en important des produits carbonés ! Relocaliser la production, c'est bon pour l'économie et pour l'emploi, mais c'est aussi bon pour le climat.

Nous devons accélérer la reconquête industrielle de la France pour que notre pays redevienne ce qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être : une des grandes puissances industrielles européennes. Pour y parvenir, il faut s'appuyer sur trois piliers.

Le premier pilier doit être celui du renouveau de notre cadre économique, financier et fiscal. Nous avons engagé la baisse des impôts de production ; il faut aller plus loin. Nous avons tenu parole sur la baisse de l'impôt sur les sociétés (IS) en abaissant son taux à 25 % ; nous devons continuer de simplifier la vie des entreprises et faire en sorte que l'industrie puisse se développer dans les meilleures conditions fiscales et réglementaires possibles sur notre territoire.

Le deuxième pilier, c'est l'engagement des industriels eux-mêmes : plus nous créons un cadre favorable, plus les industriels doivent s'engager concrètement sur des créations d'emplois et des ouvertures d'usines. Nous en discutons avec l'industrie automobile, avec l'industrie aéronautique et avec l'industrie énergétique. Sur tous ces sujets, nous préparons la réindustrialisation du pays.

Le troisième pilier de cette stratégie industrielle, c'est l'engagement pour l'innovation. Monsieur le président Raynal, France 2030 doit servir à investir massivement dans l'innovation, dans la recherche et dans les nouvelles technologies pour créer ces nouvelles chaînes de valeur, notamment dans l'hydrogène vert, dans les semi-conducteurs, dans le cloud et dans un certain nombre de nouvelles activités industrielles.

La France est en train de gagner le combat idéologique en Europe. Voilà quelques années, les frugaux avaient le vent en poupe ; aujourd'hui, ce sont les investisseurs. Chacun a pris conscience que, si l'Europe voulait faire jeu égal avec la Chine et les États-Unis, il était indispensable d'investir massivement dans ces nouvelles chaînes de valeur. Nous le faisons. Les Pays-Bas et l'Allemagne le font aussi, pour permettre à l'Europe de jouer les premiers rôles sur la scène internationale.

En sus de la réindustrialisation, il nous faut aussi rétablir nos finances publiques. Avec Olivier Dussopt, notre stratégie repose d'abord sur le refus de toute augmentation d'impôts. Nous sommes la première majorité, depuis 1990, à avoir massivement baissé les impôts des Français : 26 milliards d'euros de moins pour les ménages comme sur les entreprises.

Depuis 1990, c'est la technique de « l'étrangleur ottoman » qui s'appliquait : on ne cessait d'augmenter toujours un peu plus la fiscalité sur les ménages et sur les entreprises en se disant que cela ne se verrait pas... jusqu'au moment où ménages et entreprises étouffent.

Avec Emmanuel Macron, nous avons desserré l'étau et engagé une baisse résolue, constante, réfléchie des impôts. Je m'étais engagé, voilà cinq ans, à ramener le taux de l'impôt sur les sociétés à 25 %, quelles que soient les circonstances. Nous l'avons fait.

Je m'étais engagé à baisser les impôts de production : nous les avons diminués de 10 milliards d'euros. Je pense qu'il faut aller encore plus loin. Nous devons continuer d'alléger la charge fiscale, notre taux de prélèvements obligatoires restant l'un des plus élevés des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Le deuxième élément de notre stratégie est la croissance. Nous opérons une sorte de révolution intellectuelle par rapport aux mesures prises en 2010 et en 2011. Au lieu de partir de la réduction drastique de la dépense, ce qui avait tué la croissance et empêché le retour à l'équilibre des finances publiques, nous partons du rétablissement de la croissance, qui permet de dégager 20 milliards d'euros de recettes fiscales supplémentaires et d'amorcer la réduction de la dette publique.

Ensuite, il faut mener des réformes de structure. Après la réforme de l'assurance chômage, il me semble indispensable de poursuivre avec la réforme des retraites, et d'en faire une priorité absolue pour le rétablissement des finances publiques, en particulier des finances de la sécurité sociale.

Le troisième élément de notre stratégie est la pluriannualité de la dépense. Je remercie les parlementaires, en particulier Éric Woerth et Laurent Saint-Martin à l'Assemblée nationale, d'avoir fait des propositions sur ce sujet. La pluriannualité des dépenses est un gage de lucidité et de solidité des choix démocratiques sur la durée du quinquennat.

Enfin, il faut réduire la dépense publique. Nous avons, avec Olivier Dussopt, montré l'exemple à Bercy : nous pouvons réduire les dépenses tout en préservant un service public de qualité. Le prélèvement à la source a permis de réduire de 12 000 postes le nombre de fonctionnaires du ministère, tout en améliorant le service fiscal.

Concernant le rétablissement des finances publiques, il faut évidemment tenir le calendrier annoncé pour faire repasser les déficits publics sous la barre des 3 % en 2027, comme nous nous y sommes engagés auprès de nos partenaires européens.

M. Olivier Dussopt, ministre délégué auprès du ministre de l'économie, des finances et de la relance, chargé des comptes publics. - Je vous présenterai en quelques mots la situation concernant l'exécution de la loi de finances initiale et des deux lois de finances rectificatives pour 2021, et les perspectives que nous pouvons avoir concernant les questions de déficit, en prenant en compte les différents éléments portés à notre connaissance depuis l'arrêt des comptes de l'État.

En 2021, le déficit public est inférieur de 8 milliards d'euros à celui que nous avons constaté en 2020. Il est surtout inférieur par rapport à la prévision d'un déficit de 205 milliards d'euros dont nous disposions lors de l'examen des différents textes financiers de 2021, la situation s'améliorant de 34,5 milliards d'euros.

Cette différence s'explique par plusieurs facteurs, en particulier par le fait que la croissance a été bien supérieure aux estimations. Lorsque nous avons présenté les différents textes financiers, les hypothèses de croissance tablaient sur un taux de 5 % du PIB, avant d'être revues à 6 % dans le cadre de la présentation du projet de loi de finances pour 2022, puis d'être réactualisées à 6,25 %. Nous avons ensuite pris connaissance d'une nouvelle prévision de croissance autour de 6,7 %. Comme vous l'avez vu, selon l'INSEE, la croissance a finalement été de 7 %. Je reviendrai sur les conséquences que ce rebond de 0,3 point peut avoir sur les finances publiques.

Pour expliquer l'écart de 34,5 milliards d'euros entre la prévision et le déficit constaté, nous devons regarder trois points.

Le premier concerne l'augmentation des recettes à hauteur de 19,7 milliards d'euros. Cette augmentation s'explique avant tout par le rendement de l'impôt sur les sociétés, en nette amélioration à la fin de 2021 par rapport à notre prévision lors du deuxième projet de loi de finances rectificative (PLFR) de mi-octobre. Nous constatons une plus-value de 9,9 milliards d'euros.

La semaine dernière, lorsque nous avons présenté ces chiffres devant la commission des finances de l'Assemblée nationale avec Bruno Le Maire, nous avons exprimé la crainte que cette plus-value ne s'explique par le versement d'un dernier acompte plus important des entreprises, mettant à profit une situation de trésorerie plutôt favorable. En réalité, le fait que la croissance ait été de 7 %, et non de 6,7 % comme nous l'envisagions la semaine passée, explique très largement cette plus-value. Il s'agit d'une bonne nouvelle, car cela n'implique ni les mêmes risques ni les mêmes conséquences concernant l'impôt sur les sociétés au cours de l'année 2022.

Nous constatons également une révision à la hausse du produit de la TVA, à hauteur de 3,6 milliards d'euros de recettes pour l'État. Au total, le produit est supérieur de 5 milliards d'euros, mais 1,4 milliard d'euros profitent à d'autres affectataires, comme les collectivités locales ou la sécurité sociale, dans le cadre de transferts que vous connaissez bien.

Le dynamisme des revenus et de l'emploi se traduit aussi par une augmentation du rendement de l'impôt sur le revenu, ainsi que de la fiscalité sur le patrimoine mobilier, qui s'élève à 1,6 milliard d'euros.

Lorsque nous additionnons ces principaux chiffres et que nous tenons compte d'autres recettes fiscales permettant des plus-values moins importantes - je pense notamment à la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) -, nous arrivons à un total de recettes fiscales pour l'État plus élevé de 19,7 milliards d'euros par rapport à la prévision présentée devant le Sénat et le Haut Conseil des finances publiques au mois d'octobre dernier.

Le deuxième point tient au fait que l'État a dépensé 9 milliards d'euros de moins que prévu. Parmi les crédits d'urgence, 2,3 milliards d'euros supplémentaires n'ont pas été consommés, principalement en raison d'une baisse des prises de participation dans les entreprises stratégiques qui auraient été en difficulté par rapport à la prévision, à hauteur de 1,8 milliard d'euros.

L'activité partielle a également été moins sollicitée, à hauteur de 300 millions d'euros, ce qui est le signe d'une reprise d'activité dont nous pouvons nous féliciter.

Lors de l'examen du second PLFR, nous avions estimé à 8 milliards d'euros la sous-consommation des crédits d'urgence, 4 milliards d'euros seraient utilisés pour des restes à payer, 2 milliards d'euros étaient conservés à titre prudentiel, et 2 milliards d'euros étaient proposés à l'annulation. En réalité, il y a 2,3 milliards d'euros de sous-consommation supplémentaire, et le reliquat aux restes à payer serait plutôt autour de 2 milliards d'euros.

Concernant les dépenses ordinaires du budget de l'État, en norme de dépenses pilotables, les dépenses sont inférieures de 2,9 milliards d'euros par rapport à ce que nous avions prévu. Habituellement, dans le cadre d'une gestion classique, la sous-consommation est de l'ordre de 1 milliard d'euros.

La différence de 2,9 milliards d'euros s'explique aussi par des appels en garantie au titre des prêts garantis par l'État (PGE) plus faibles que prévu. Il s'agit d'une bonne nouvelle, qui témoigne à la fois de la bonne santé des entreprises, mais aussi du fait que certaines d'entre elles ont reporté les échéances du premier remboursement de PGE.

Nous avons aussi constaté une moindre exécution et un léger décalage dans le temps du plan d'investissement dans les compétences, dans la mesure où un certain nombre de dispositifs prévus dans le cadre du plan de relance ou des mesures d'urgence ont pu avoir un effet d'éviction par rapport à des dispositifs de droit commun portés de manière plus classique.

Enfin, concernant le plan de relance, nous constatons un engagement supérieur à nos prévisions. Sur les 100 milliards d'euros du plan de relance, nous avons déjà ouvert 72 milliards d'euros d'autorisations d'engagement. Lorsque l'on regarde les crédits portés par le seul budget de l'État, le taux d'engagement est de 80 %.

En revanche, le rythme de décaissement des crédits de paiement est un peu moindre que prévu, à hauteur d'environ 5 milliards d'euros. Les collectivités, les acteurs publics, les lauréats du plan de relance connaissent les mêmes difficultés d'approvisionnement en matières premières ou de retards de chantiers que d'autres acteurs, ce qui explique aussi ce décalage entre un rythme des autorisations d'engagement plus accentué que ce que nous imaginions, et un rythme un peu inférieur concernant les crédits de paiement.

Enfin, troisième point à prendre en compte pour expliquer la différence entre les prévisions de déficit et le déficit constaté, il faut noter une amélioration du solde des comptes spéciaux, à hauteur de 5,9 milliards d'euros. L'amélioration est due à une moindre utilisation que prévu du programme des participations financières de l'État, pour 1,3 milliard d'euros, au report de l'opération de refinancement de la dette du Soudan à la suite d'un coup d'État intervenu dans ce pays, pour 700 millions d'euros, à une mobilisation moins importante que prévu du fonds de transition économique mis en place pour accompagner les entreprises en difficulté, à hauteur de 1 milliard d'euros - que les entreprises n'aient pas besoin de solliciter ce fonds est plutôt une bonne nouvelle -, et enfin, à une moindre indemnisation du soutien au commerce extérieur, les exportations s'étant là aussi mieux portées que prévu, même si le déficit commercial s'est aggravé sous l'effet de la hausse des coûts de l'énergie.

La diminution du déficit prévisionnel de 34,4 milliards d'euros a aussi des conséquences sur le niveau du déficit public.

J'ai indiqué que l'État a bénéficié de 19,7 milliards d'euros de recettes fiscales supplémentaires. Lorsque nous regardons l'intégralité des prélèvements obligatoires, en intégrant notamment les cotisations sociales, l'augmentation des recettes publiques par rapport à la prévision s'élève à 27,5 milliards d'euros. Il y a notamment 6 milliards d'euros de cotisations sociales supplémentaires par rapport à ce que nous avions prévu, à cause de la reprise de l'emploi et d'une moindre sinistralité, ainsi qu'en raison d'une plus grande capacité des entreprises à rembourser les échéances de cotisations ayant fait l'objet de reports. Ces éléments sont eux aussi significatifs quant à l'amélioration de la situation.

Le déficit de la sécurité sociale, que les prévisions évaluaient à 33,5 milliards d'euros, devrait être de 25,5 milliards d'euros, sous l'effet conjugué des différents facteurs que j'ai évoqués.

Si nous sommes moins avancés dans la consolidation des comptes des collectivités locales, nous pensons que ces comptes seront, dans le pire des cas, à l'équilibre, et, dans le meilleur des cas, légèrement excédentaires, notamment grâce à la reprise des droits de mutation à titre onéreux (DMTO).

Cela nous a amenés à indiquer devant le Conseil des ministres, il y a une quinzaine de jours, que le déficit prévisionnel public prévu à 8,2 % du PIB serait ramené un peu au-dessus de 7 %. Cette amélioration nous permet de tenir plus sereinement l'objectif d'un déficit de 5 % en 2022 et de 3 % en 2027, comme l'a indiqué Bruno Le Maire.

Le fait que la croissance ait été plus importante que prévu et s'élève à 7 % va évidemment avoir des conséquences sur le niveau du déficit public, que nous sommes en train d'évaluer. Il est probable que, pour des raisons comptables, cette hausse de la croissance bénéficie davantage au budget de la sécurité sociale qu'au budget de l'État. Le budget de la sécurité sociale va bénéficier de cotisations supplémentaires, alors que, pour l'État, le principal bénéfice de ce regain de croissance se situe dans la plus-value de l'impôt sur les sociétés qui a été mentionnée. C'est simplement l'explication de ce phénomène qui évolue, dans un sens par ailleurs favorable.

Voilà où nous en sommes. Comme Bruno Le Maire l'a indiqué, nos ratios de dette sont moins dégradés que prévu. La dette publique devrait s'élever autour de 113,5 % du PIB en 2021, alors que nous prévoyions un taux bien supérieur. Nous espérons que ce ratio continuera à baisser en 2022, afin de nous inscrire en continuité avec la trajectoire du programme de stabilité présentée au mois d'avril.

M. Claude Raynal, président. - Avant de passer la parole à mes collègues, je vous indique qu'une délégation du Sénat de Côte d'Ivoire, dont le travail porte sur l'évaluation des politiques publiques, assiste à nos travaux. Je les remercie de leur présence.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Tant au Sénat qu'à l'Assemblée nationale, on se réjouit de voir la croissance repartir à un bon niveau. Sans vouloir entrer dans une polémique, si la France traverse au mieux la crise depuis deux années, cela résulte de choix collectifs, et non des décisions du seul pouvoir exécutif.

Je veux, d'une part, poser la question des recettes fiscales, dont l'intégralité du supplément sera, comme vous l'avez indiqué, reversée au remboursement du déficit public. Vous présentez cela comme une décision du Gouvernement mais nous sommes preneurs de précisions, car, lorsque vous avez constaté ces recettes supplémentaires à la fin de l'année 2021, il semblait trop tard pour ouvrir de nouvelles dépenses au titre de cette même année. En conséquence, la réduction du déficit ne serait-elle pas simplement la conséquence mécanique du surcroît de recettes, et non le résultat d'un choix du Gouvernement ?

D'autre part, les recettes de TVA affectées à l'État sont à nouveau en hausse par rapport aux prévisions contenues dans la dernière loi de finances rectificative. Le dernier rapport économique, social et financier estimait, en septembre, que l'évolution spontanée du produit total de la TVA serait de plus de 10 points, soit à un niveau bien supérieur à la croissance. Quels facteurs expliquent selon vous ce surcroît de TVA ?

Concernant le plan de relance, les crédits de la mission « Plan de relance », aujourd'hui engagés à hauteur de 83 %, sont consommés à hauteur de 75 %. Il y a donc une relative sous-consommation de ces crédits, alors même que la loi de finances pour 2021 prévoyait explicitement que la totalité de ces crédits soit consommée. Dans quelle mesure peut-on attribuer, de manière aussi nette que ce que vous avancez, le redémarrage de l'économie au plan de relance ?

Au-delà des crédits consommés dans le cadre du plan de relance, considérez-vous que la sélection des projets soutenus a été efficace ? Il semble que certaines entreprises ont vu des projets financés par le plan de relance alors qu'ils auraient de toute façon été portés. La répartition de ces crédits a-t-elle été bien faite sur l'ensemble du territoire ?

Une autre question est un leitmotiv au regard de la situation de l'emploi et de la formation. En 2021, une subvention a été versée sans contrepartie à France compétences, pour 2,75 milliards d'euros au total, soit une somme bien supérieure aux 750 millions d'euros prévus par le plan de relance. Cet effort de l'État, selon vous « exceptionnel », est-il suffisant pour surmonter définitivement l'impact de la crise sur la formation professionnelle ? En avons-nous une fois pour toutes terminé avec ces abondements successifs ?

Les reports de crédit concernant le fonds de développement économique et social (FDES) sont d'un niveau limité au regard des ouvertures de crédits réalisées tant en 2020 qu'en 2021. Pour l'année 2022, les crédits sont ouverts à hauteur d'un peu plus de 400 millions d'euros, contre 1,3 milliard d'euros en 2021. Ces crédits budgétaires ont dépassé 1 milliard d'euros depuis le début de la crise. Si les projections sur la santé des entreprises sont plutôt positives en ce début d'année, n'est-il pas toutefois prématuré de désarmer le FDES, qui continue d'accompagner la restructuration de la dette des entreprises les plus en difficulté ? Doit-on attendre que vienne le moment, peut-être difficile, du remboursement des PGE ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le rapporteur général, je partage totalement votre analyse selon laquelle la croissance est le résultat de choix collectifs.

Je trouve seulement un peu étonnant que ceux qui ont voté les crédits du plan de relance, des PGE, du fonds de solidarité, de l'activité partielle, et qui ont d'ailleurs très souvent demandé un réabondement de ces crédits au motif qu'ils ne seraient pas suffisants, viennent ensuite nous reprocher d'avoir « cramé la caisse ». Il y a une contradiction dans les termes. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui reviennent dans mon bureau réclamer des aides supplémentaires pour certaines entreprises de leur circonscription.

Nous avons fait un choix collectif, largement approuvé par la représentation nationale, de protections efficaces contre la crise. Félicitons-en nous collectivement, au lieu de nous diviser sur ce sujet.

En ce qui concerne les recettes fiscales, le Gouvernement n'attend pas le dernier moment pour constater les rentrées fiscales supplémentaires. Nous suivons très régulièrement l'évolution des recettes fiscales. Nous constatons ainsi depuis des mois que la TVA et l'IS rentrent bien. Nous aurions pu dépenser cette marge de manoeuvre supplémentaire, mais nous avons choisi très tôt, fin 2021, avec le président de la République et le Premier ministre, d'affecter l'intégralité de ces recettes à la réduction du déficit et de la dette. J'avais mis fin au « quoi qu'il en coûte » en septembre 2021, pour passer au sur-mesure.

Le produit de l'impôt sur les sociétés est élevé parce que les résultats des entreprises sont bons. Le surcroît de TVA montre que l'activité partielle a permis de maintenir l'emploi, donc le pouvoir d'achat, donc la consommation. C'est donc plus efficace pour le rétablissement des finances publiques. En protégeant au moyen de la dépense publique, on a dépensé moins et on a une moindre dette. Le Conseil d'analyse économique (CAE) indique ainsi que, si la dette représente 113 % du PIB, elle serait à 126 % si nous avions dû faire face à un « mur de faillites ».

Nous avons choisi d'ouvrir toutes les autorisations d'engagement pour déployer vite la relance. J'assume aussi d'avoir réaffecté des dépenses de postes dépensant peu vers des postes qui dépensaient plus vite, pour accélérer la reprise économique.

Sur le FDES et les PGE, nous restons vigilants. Nous estimons que seules 2,5 % à 3 % des entreprises ayant souscrit un PGE pourraient être en difficulté. Nous avons prévu un dispositif d'accompagnement, un accord de place entre la Banque de France et la Fédération bancaire française pour décaler - du printemps à la fin 2022 - ou étaler - de six à dix ans - le remboursement des prêts de ces 25 000 à 30 000 entreprises.

M. Olivier Dussopt, ministre délégué. - Les recettes fiscales de l'État ont été meilleures que prévu tout au long de l'année. C'est ce qui nous a amenés à réviser nos prévisions de croissance. Nous avons systématiquement intégré les « bonnes nouvelles » dans chaque texte financier. Les plus-values que nous vous présentons aujourd'hui ont donc été réalisées entre le moment où nous avons soumis le deuxième projet de loi de finances rectificative au Haut Conseil des finances publiques et celui où les comptes ont été constatés. M. le rapporteur général dit que le Gouvernement n'ayant pas présenté de texte financier après, les recettes sont mécaniquement consacrées à la réduction du déficit sans que le Parlement se soit prononcé, mais l'imagination pour dépenser est suffisamment importante pour que nous soyons obligés de mener la bataille de l'affectation de ces recettes à la réduction du déficit.

La plus-value de TVA s'élève à 5 milliards d'euros sur la période. Sa progression en 2021 est parallèle à la croissance : cette dernière s'établit à 7 %, et la dynamique de TVA sera au minimum de 6 %. L'élasticité de la TVA par rapport à la croissance est généralement assez faible, même si la progression normale de cette taxe dépasse la croissance. Cette dynamique de TVA contribue, en outre, à la dynamique des recettes des collectivités territoriales affectataires de TVA. Ainsi, les régions bénéficieront d'une croissance de leur enveloppe de TVA de 880 millions d'euros ; les départements, de 850 millions d'euros ; et les intercommunalités, de 400 millions d'euros. En outre, la révision forfaitaire des valeurs locatives engendrera une hausse de 3,4 %, qui s'ajoute à cette dynamique.

Sur le plan de relance, nous avons dû verser des subventions complémentaires à France compétences, qui faisait face à un déficit beaucoup plus important que prévu. Notre politique en matière d'apprentissage est très dynamique. Nous avons reconduit pour 2022 les dispositifs d'aide à l'apprentissage, ce qui a fait l'unanimité. Ces aides conduiront à un nombre plus important de contrats, risquant de mettre les comptes de France compétences en difficulté. Il faudra réfléchir à l'équilibre structurel de France compétences dans les années à venir.

Enfin, nous avons jusqu'au 31 mars pour reporter les crédits non consommés. Nous l'avons fait pour les crédits d'urgence, dans les secteurs concernés par les restrictions sanitaires, mais il ne faut pas tout reporter - il faut le faire seulement pour les secteurs qui en ont besoin.

M. Jérôme Bascher. - Quelle est la révision de la dépense de l'État en valeur et en volume ? Commençons à appliquer la nouvelle norme de dépenses prévue par la réforme de la loi organique relative aux lois de finances.

La France a les déficits jumeaux les plus importants d'Europe. Quelles sont vos pistes, puisque nous exerçons la présidence de l'Union européenne, pour réformer les règles sur les déficits ?

Mme Isabelle Briquet. - Les mesures de soutien économique ont gonflé la dette publique. Ces aides étaient nécessaires, mais, en 2020, le CAC40 aura versé entre 35 et 41 milliards d'euros de dividendes, malgré les baisses de production. On peut s'interroger sur le fait que des aides publiques aient été utilisées pour verser des dividendes aux actionnaires plutôt que pour bénéficier à l'outil productif. Pouvez-vous me rassurer ?

La question du niveau des recettes est éludée. Le rétablissement de l'ISF aurait pourtant permis de financer 5 milliards d'euros du plan de relance. Utiliser la fiscalité n'est pas céder à la facilité. La question de la redistribution des recettes est essentielle.

M. Didier Rambaud. - Avec la suppression de la taxe d'habitation (TH), les ressources des collectivités ont beaucoup évolué. Quel est le bilan du plan de relance pour les recettes des collectivités territoriales ? Pour les départements, la suppression de la TH est compensée par un reversement de TVA. Le surplus de 800 millions d'euros s'apprécie-t-il par rapport à ce que ces collectivités auraient perçu ?

Quelles sont les recettes des collectivités territoriales de montagne, qui ont connu deux hivers difficiles ?

M. Claude Nougein. - Il a été décidé, voilà quinze ans, de faire passer le taux de l'IS de 33 % à 25 % pour 2022. Quelles étaient les recettes fiscales en valeur absolue en 2016, dernière année pleine du quinquennat précédent, et 2021, au cours de laquelle le taux était de 26,5 % ? Il semble que la baisse de ce taux ait entraîné une augmentation des recettes de l'IS.

Mme Christine Lavarde. - Je n'ai rien entendu sur la diminution de la dépense. Même si l'on en retire tous les mécanismes conjoncturels liés à la crise pandémique, les dépenses ont augmenté. Comment atteindre l'objectif de déficit public à 3 % du PIB en 2027 ? Il faudrait, pour ce faire, trouver un montant considérable d'économies selon une note récente de l'institut Montaigne. Comment y parvenir ?

Par ailleurs, comment allez-vous internaliser le prix du carbone ? Vous avez évoqué une fiscalité affectée, monsieur Le Maire.

M. Pascal Savoldelli. - Le bilan est enjolivé. On parle d'une croissance de 6 %, mais la récession de l'année 2020 est spectaculaire. Or, dans ce contexte, les plus riches touchent une aide pérenne de l'État, alors que l'aide destinée aux plus pauvres n'est versée qu'une fois.

Sur les créations d'entreprises, on a compté, de septembre 2020 à septembre 2021, 995 000 nouvelles entreprises, mais 65 % d'entre elles sont des micro-entrepreneurs - soit une personne. Bref, ce bilan est trompeur.

M. Thierry Cozic. - L'héritage est l'un des facteurs d'inégalités les plus forts en France : les 10 % des héritiers les plus aisés concentrent 52 % des héritages et les 50 % des Français les plus pauvres ne touchent rien. Bref, pour être riche, il vaut mieux hériter que mériter. Du reste, les plus riches héritiers touchent plusieurs transmissions patrimoniales au cours de leur vie et peuvent optimiser ces transmissions. Les mesures prises pour atténuer ce phénomène n'ont pénalisé que les petites transmissions. Le Conseil d'analyse économique (CAE) propose une assiette des droits fondée sur la somme des flux successoraux totaux perçus par un individu au long de sa vie. Le taux d'imposition dépendrait de la valeur de l'héritage, quelle que soit la façon dont le patrimoine a été transmis. Cette piste ne devrait-elle pas faire l'objet d'une traduction législative ?

Mme Sylvie Vermeillet. - Je souscris à vos objectifs de réindustrialisation et de croissance, mais comment y parvenir avec le principe de « zéro artificialisation nette d'ici à 2050 », qui rend la vie très difficile dans le Jura ? Les refus de permis de construire sont le premier handicap pour pousser la croissance.

Par ailleurs, j'ai échangé avec le président départemental de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie, qui plaide pour la généralisation, aux entreprises de restauration et de l'hôtellerie, du bénéfice du décalage ou de l'étalement du remboursement des PGE. En effet, ces entreprises, qui seront concernées par des événements internationaux sportifs majeurs en 2023 et en 2024, aimeraient pouvoir bénéficier de ces dispositifs favorables, afin d'être plus solides.

M. Gérard Longuet. - Monsieur le ministre de l'économie, vous avez eu l'occasion, à plusieurs reprises, et à juste titre, de condamner le système de tarification de l'électricité dans le cadre du marché unique européen. Ce dispositif, qui remonte pour l'essentiel à un accord de mars 2002 à Barcelone, a été adopté à une époque où de grands pays comme la Belgique et l'Allemagne acceptaient encore le nucléaire. Or nous sommes aujourd'hui confrontés à un système unique, avec des modes de production extraordinairement différents. Les Français ont du mal à comprendre qu'ils subissent l'augmentation du prix du gaz pour la production d'électricité alors que 90 % de notre production est décarbonée. Quelles sont vos ambitions pour la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE) en la matière ?

M. Jean-Marie Mizzon. - C'est la deuxième fois que M. le ministre Bruno Le Maire évoque devant notre commission des finances le remboursement de la dette. Parmi les pistes qu'il avance, il cite systématiquement celle des réformes structurelles et renvoie à chaque fois aux retraites. À quelles autres réformes pense-t-il ? Je ne donne pas cher d'un gouvernement qui envisage de réformer les retraites avec pour seul objectif de réaliser des économies...

M. Claude Raynal, président. - Le Gouvernement a réalisé 50 milliards d'euros, voire plus, d'économies d'impôts. Ces baisses d'impôts cumulées ne se retrouvent-elles pas aujourd'hui dans la dette ? Cette stratégie, qui pouvait se comprendre avant la crise, me paraît aujourd'hui discutable. Il nous faudra trouver entre 50 et 70 milliards d'euros pour renouer avec une courbe de déficit à 3 % du PIB. Sans ces baisses d'impôts, nous aurions été à l'équilibre. Je ne remets pas en cause le passage du taux de l'impôt sur les sociétés de 33,3 % à 25 %, car il s'agissait d'un accord pris depuis longtemps, mais d'autres mesures n'auraient-elles pas pu être retardées compte tenu de la situation des finances publiques de notre pays ?

M. Bruno Le Maire, ministre. - Monsieur le président, vous m'interrogez sur un point clé, qui est notre stratégie économique et de finances publiques. Comme les résultats sont au rendez-vous, je considère que la stratégie que nous avons choisie est la bonne pour le pays.

En effet, deux options sont possibles pour réduire la dette : augmenter les impôts ou augmenter la croissance. Nous avons fait le choix d'augmenter la croissance en baissant les impôts. Cela n'avait plus été fait depuis 1990. C'est un choix audacieux, mais c'est un choix efficace.

Première conséquence, grâce aux baisses d'impôts, les ménages peuvent consommer, car ils n'ont pas besoin de constituer une épargne de précaution. C'est à mes yeux un élément absolument déterminant, d'autant que notre croissance, du moins pour le moment, est tirée par la consommation. Toute augmentation d'impôts ou toute anticipation d'augmentation d'impôts affecte directement le dénominateur dans le rapport dette / PIB, c'est-à-dire le PIB.

Deuxième conséquence, les baisses d'impôts augmentent les marges des entreprises. Celles-ci peuvent donc innover, créer plus de valeur et alimenter la croissance.

Cette stratégie que nous avons retenue avec le président de la République, qui consiste à baisser les impôts, est la meilleure pour favoriser la croissance, donc amorcer la réduction de la dette. Est-elle suffisante ? Je ne veux laisser planer aucune ambiguïté : la réponse est non. Christine Lavarde m'a interrogé sur ce point. Il nous faudra aussi engager des réformes structurelles et réduire les dépenses publiques. Ne laissons pas croire aux Français que l'on pourra réduire la dette uniquement par la croissance.

Jérôme Bascher m'a questionné sur la situation de la France en Europe. Des grands pays de la zone euro, nous sommes celui qui a la croissance la plus forte et l'inflation la plus faible. Cette situation économique est préférable à celle de beaucoup de nos partenaires. La priorité doit être donnée à l'investissement, car nous avons besoin, en sortie de crise, d'une croissance plus élevée qu'avant la crise. Par ailleurs, nous faisons face à des révolutions technologiques et climatiques qui doivent nous amener à investir massivement, notamment pour la production d'énergies décarbonées.

Aujourd'hui, nous sommes dépendants de la Russie et des pays du Golfe. Cette situation insupportable limite nos marges de manoeuvre politiques. Il importe donc que nous soyons davantage indépendants en matière de production d'électricité décarbonée. Qu'il s'agisse des véhicules, des usines, des aciéries, des cimenteries ou des télécommunications, les besoins en termes d'électricité décarbonée vont exploser.

Par ailleurs, il nous faudra également investir pour accompagner un certain nombre de ménages qui ne pourront pas faire face au coût de la transition écologique.

Dans ce nouvel équilibre du pacte de stabilité et de croissance, la priorité doit donc, selon moi, aller à l'investissement. Nous devons trouver la bonne proportion entre investissement et rétablissement des finances publiques. Le commissaire européen Gentiloni a avancé un certain nombre de propositions extrêmement pertinentes. Il a notamment envisagé la mise en place d'un calendrier différencié, État par État, en fonction des niveaux de dette publique de chacun. Ce qui me frappe, et qui est plutôt encourageant, c'est que la plupart des pays membres de la zone euro font tous le même diagnostic : l'investissement est aujourd'hui une priorité. C'est une révolution mentale d'ampleur. Alors qu'il y a quelques mois le ministre des finances néerlandais ne parlait que de réduire les dépenses, son pays annonce aujourd'hui un plan d'investissement de 75 milliards d'euros, contre 30 milliards pour le nôtre. L'Allemagne a prévu, elle, un plan d'investissement de 60 milliards d'euros. L'investissement a le vent en poupe : c'est bon signe pour la volonté de souveraineté européenne à laquelle nous sommes tous attachés.

Madame Briquet, je ne reviendrai pas sur l'analyse d'Oxfam. Quand on prend comme point de référence, ce qui est assez habituel avec Oxfam, le seuil le plus bas - en mars 2020, au début de la crise économique -, et le seuil le plus haut - en octobre 2021, lorsque la croissance redémarre -, on obtient une analyse quelque peu biaisée...

S'agissant des inégalités de revenus et du taux de pauvreté, il faut évidemment poursuivre leur réduction. Je rappelle que notre politique a permis d'éviter l'explosion des inégalités pendant la crise. Cet acquis n'est certes pas suffisant, mais il s'agit déjà d'un bon point.

Monsieur Rambaud, Olivier Dussopt vous répondra mieux que moi sur la question des collectivités locales ; nous avons adopté des dispositifs exceptionnels de soutien aux commerces dans les zones de montagne.

Monsieur Nougein, il n'y a pas de miracle : quand on diminue les impôts, cela n'accroît pas les recettes fiscales ! En 2016, avec un taux d'IS à 33,3 %, les recettes fiscales se sont élevées à 57,7 milliards d'euros. En 2021, avec un taux d'IS légèrement supérieur à 25 %, qui était l'objectif de 2022, les recettes se sont établies à 46,3 milliards d'euros. Lorsque l'on baisse les taux, on a moins de recettes, mais plus de création de richesse !

Madame Lavarde, je confirme que nous aurons besoin, pour réduire la dette publique, de croissance, de réformes de structure et de baisse de la dépense. Ces trois éléments sont indispensables : tous ceux qui disent le contraire mentent aux Français ! Pour parvenir à ramener le déficit public sous la barre des 3 % du PIB en 2027, il nous faudra dégager entre 5 et 6 milliards d'euros d'économies annuelles, soit une augmentation en volume des dépenses contenue à + 0,7 % par an. C'est possible, car nous l'avons déjà fait entre 2017 et 2019, ce qui nous a permis de repasser sous les 3 % de PIB en 2019 et de sortir de la procédure pour déficit excessif.

Pascal Savoldelli a critiqué le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Nos choix politiques sont effectivement différents. Alléger les charges sur l'emploi, en échange d'engagements de la part des entreprises en matière de création d'emplois, est la politique qui donne aujourd'hui les meilleurs résultats.

Thierry Cozic m'a questionné sur la fiscalité des successions. Ce thème, qui occupe aujourd'hui le devant de la scène médiatique, n'est pas le problème le plus stratégique de l'économie française. Mais, puisque des inquiétudes se font jour, il convient de les dissiper.

Je rappelle que les deux tiers des successions ne sont soumises à aucun droit de succession et que chaque parent peut transmettre de son vivant à chacun de ses enfants environ 132 000 euros tous les quinze ans, soit 100 000 euros auxquels s'ajoutent 32 000 euros d'abattement. Cela représente, pour une famille de deux enfants, plus de 500 000 euros tous les quinze ans. Sachant que le montant moyen de la succession, en France, est de 135 000 euros, les droits de succession ne concernent donc qu'une petite fraction de Français.

Je rappelle également que la fiscalité des successions est de 0,4 point plus élevée que la moyenne des pays de l'OCDE : il faudra donc continuer à la diminuer. Il faudra aussi la simplifier et revoir les modalités de transmission en ligne indirecte, car les taux d'imposition sont prohibitifs dès lors qu'il s'agit de neveux ou de petits-enfants. Il s'agit de mes réflexions personnelles.

Madame Vermeillet, en ce qui concerne les prêts garantis par l'État, le dispositif que nous avons mis en place afin d'assouplir les règles pour les 25 000 à 30 000 entreprises ayant encore des difficultés me semble suffisant.

Gérard Longuet aborde le sujet économique et géopolitique le plus important des vingt prochaines années. La question de l'énergie doit répondre à une ambition stratégique : l'indépendance. Cela signifie que nous allons devoir investir massivement dans le renouvelable, accélérer le déploiement des champs d'éolien offshore, avec des règles simplifiées, construire de nouveaux réacteurs nucléaires, comme l'a indiqué le président de la République, et développer le secteur de l'hydrogène.

Tout cela n'aura de sens que dans le cadre d'une réforme du marché européen de l'énergie. Ce marché européen a un avantage : la disponibilité, à tout moment, d'une quantité d'énergie suffisante partout en Europe. Il présente néanmoins deux défauts rédhibitoires. Il est aberrant, d'abord, d'un point de vue économique. Pour un pays comme la France, qui a investi dans le nucléaire, ou comme l'Espagne, qui a investi dans le renouvelable, il est en effet très désavantageux de payer le mégawatt au prix marginal de production d'une centrale à gaz en Europe de l'Est ! Cela incite certes à mettre en fonctionnement cette centrale, mais c'est aberrant du point de vue environnemental, puisqu'il s'agit d'une incitation à continuer d'implanter des centrales utilisant des énergies fossiles plutôt que d'investir dans des énergies décarbonées. Je persiste et signe : le marché européen de l'énergie est obsolète et doit être réformé en profondeur.

Quant à la réforme des retraites, elle n'obéit pas uniquement à un objectif économique. Il s'agit aussi de simplifier le système et de le rendre plus équitable, notamment pour ceux qui ont démarré tôt dans la vie active.

M. Olivier Dussopt, ministre délégué. - Pour répondre à Jérôme Bascher, les dépenses de l'État, sur la norme de dépenses pilotables, sont passées de 286 milliards d'euros en 2020 à 293 milliards d'euros en 2021, soit une augmentation en valeur de 2,4 %. En tenant compte d'une inflation conventionnelle à 1,6 % - elle est très certainement un peu plus élevée -, l'augmentation en volume de la norme de dépenses pilotables, hors urgence et relance, est de 0,8 %, c'est-à-dire le même niveau d'augmentation en volume que durant les années 2017 à 2020, lequel nous avait permis d'atteindre l'objectif de 3 %, de sortir de la procédure pour déficit excessif et de stabiliser le niveau de la dette.

Cela fait écho aux interrogations de Christine Lavarde sur les possibilités d'atteindre un déficit de 3 % du PIB. Nous l'avons fait pendant trois ans. Si nous arrivons à maintenir un taux d'évolution de la dépense publique en volume de 0,8 %, nous pourrons de nouveau y parvenir.

Bruno Le Maire a rappelé que l'impôt sur les sociétés avait rapporté environ 56 milliards d'euros en 2016 de recettes brutes. L'effet de la baisse du taux de l'impôt sur les sociétés a eu un impact peut-être moins important que le passage de 56 à 46 milliards d'euros, les 46 milliards d'euros étant quasiment une recette nette alors que les 56 milliards d'euros de 2016 étaient calculés avant crédit d'impôt au titre du CICE.

Monsieur Rambaud, je confirme que la fraction de TVA dont bénéficient les collectivités locales va augmenter l'année prochaine. L'augmentation sera de plus de 800 millions d'euros pour les régions, de plus de 800 millions d'euros pour les départements - sur une quinzaine de milliards d'euros - et de plus de 400 millions d'euros pour les intercommunalités par rapport à 2021. La dynamique est donc importante. Au reste, il s'agit encore d'une estimation, qui sera actualisée en fonction des chiffres qui nous parviennent pour tenir compte de la croissance.

Sur la question du plan achat, le projet de loi de finances pour 2022 nous a permis d'en mettre en place les premiers éléments en 2022.

Enfin, madame Vermeillet, la difficulté de l'objectif « zéro artificialisation nette » est bien connue. Le président de la République a tracé quelques perspectives devant le Congrès des maires. Nous devons aussi continuer à travailler et mettre à profit la possibilité de pérenniser le fonds friche pour trouver des marges partout où nous pouvons en trouver, et peut-être aussi réfléchir en termes de compensation, pour que les objectifs soient atteints sans brider le développement de zones économiques.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie.

La réunion est close à 17 h 50.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mercredi 2 février 2022

- Présidence de M. Claude Raynal, président -

La réunion est ouverte à 10 h 45.

Piliers 1 et 2 du cadre inclusif de l'OCDE sur la fiscalité des multinationales - Audition de MM. Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, Christophe Pourreau, directeur de la législation fiscale, Mme Laetitia de La Rocque, directeur des affaires fiscales à l'Association française des entreprises privées (Afep), et M. Daniel Gutmann, avocat et professeur de droit fiscal

M. Claude Raynal, président. - Nous nous retrouvons ce matin quelques mois après l'accord approuvé par les 136 États membres du cadre inclusif de l'OCDE, lors du G20 à Rome d'octobre dernier, sur le pilier 1, relatif à la répartition des droits d'imposer entre États de siège et États de marché, et sur le pilier 2, qui vise à mettre en place un taux effectif minimal d'imposition au niveau mondial, à hauteur de 15 %.

L'accord avait alors été qualifié par le ministre de l'économie de « véritable révolution fiscale, au service de la justice et de l'efficacité économique ».

Fin décembre, l'OCDE et la Commission européenne publiaient les textes permettant la mise en oeuvre du pilier 2.

Le taux minimal mondial d'imposition des bénéfices a ainsi vocation à s'appliquer à l'ensemble des groupes dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros. Il s'agit pour l'essentiel des grandes entreprises mais également d'un certain nombre d'entreprises de taille intermédiaire, qui ne sont d'ailleurs pas forcément préparées à la mise en oeuvre de la réforme dès le 1er janvier 2023.

Si, dans leur communication, l'OCDE et de la Commission européenne insistent sur la fixation d'un taux minimal au niveau mondial, la réalité semble moins univoque : la présence d'une exemption basée sur la substance dans l'accord permettra toujours aux États situés en dehors de l'Union européenne d'appliquer un taux inférieur aux entreprises, dès lors que celles-ci disposent d'une substance économique réelle au sein de ces États.

L'exemption revient en effet à soustraire aux règles du pilier 2 une part de la valeur des actifs matériels et de la masse salariale localisés dans les juridictions appliquant un taux inférieur à 15 %. Ainsi, on peut considérer que le pilier 2 est davantage un instrument de lutte contre la localisation artificielle des bénéfices dans des juridictions à faible fiscalité qu'un véritable taux d'imposition minimal au niveau mondial. La concurrence par les taux, au moins en dehors de l'Union européenne, pourrait donc perdurer et il me semble essentiel d'entendre nos différents intervenants sur ce sujet.

De plus, si l'adoption de la directive sur le pilier 2 est à l'ordre du jour de la réunion du Conseil Ecofin du 15 mars prochain, la dernière réunion de ce Conseil a été l'occasion, pour certains États, de marquer leurs réserves vis-à-vis du projet - dont ils ont pourtant accepté le principe en octobre.

Ces réserves sont de deux ordres. D'une part, certains États membres expriment des inquiétudes sur les retombées économiques réelles de la réforme. En effet, si les recettes fiscales issues du pilier 2 devraient se situer entre 80 et 90 milliards d'euros, la répartition de ces recettes nouvelles entre les différents États reste relativement incertaine compte tenu des adaptations possibles des entreprises et des États eux-mêmes. D'autre part, les réticences de certains États sont liées à la question du rapport de force avec les États-Unis, alors que ces États membres sont particulièrement attachés à la mise en oeuvre en parallèle du pilier 1.

Pour rappel, le pilier 1 vise à permettre la réallocation d'une partie des droits d'imposer entre État de siège et État de source et concerne, pour la moitié de son assiette, les grandes entreprises du numérique. La réforme issue du pilier 1 a vocation à se substituer à notre taxe sur les services numériques.

Plusieurs États membres de l'Union européenne s'inquiètent du fait que les États-Unis ne mettent pas en oeuvre ce premier pilier. En effet, s'agissant d'une convention fiscale, la nécessité de ratifier le pilier 1 à la majorité des 3/5e du Sénat américain pourrait constituer un obstacle important pour l'administration Biden. Certains États membres de l'Union européenne craignent donc, qu'en adoptant le pilier 2 au niveau européen à l'unanimité du Conseil, l'Union ne se prive ensuite d'un « levier de négociation » avec les États-Unis pour s'assurer de la mise en oeuvre effective du pilier 1.

La question, plus large, des règles d'équivalence entre le pilier 2 et le dispositif déjà en vigueur aux États-Unis pour taxer les revenus des entreprises insuffisamment imposés dans d'autres juridictions, le GILTI , doit également être traitée par l'OCDE, d'ici la fin du mois - peut être Pascal Saint Amans pourra-t-il nous en dire davantage à ce sujet.

Pour faire le point sur ces questions, qui sont simples dans leur ennoncé et très complexes dans leur application, nous avons donc le plaisir d'accueillir M. Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE et qui est, à ce titre, le principal architecte de cet accord international, M. Christophe Pourreau, directeur de la législation fiscale, Mme Laetitia de La Rocque, directeur des affaires fiscales de l'association française des entreprises privées (l'AFEP) et M. Daniel Gutmann, professeur de droit et avocat fiscaliste associé au sein du cabinet CMS Francis Lefebvre.

Sans plus tarder, je cède la parole à M. Pascal Saint-Amans, pour qu'il revienne sur les principales étapes des négociations et l'économie générale de l'accord obtenu en octobre dernier. Vous pourrez également nous apporter un regard plus prospectif, en nous indiquant si le calendrier particulièrement serré de mise en oeuvre au 1er janvier 2023 vous parait toujours tenable. En particulier comment percevez-vous la situation aux États-Unis, après le rejet du plan Biden et les incertitudes portant sur la capacité de l'administration démocrate à faire ratifier le pilier 1 ?

M. Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE. - Je vais donc revenir, rapidement, sur l'économie de la réforme, l'état actuel des négociations, et ce que l'on peut imaginer être les prochaines étapes. Comme vous l'avez évoqué, monsieur le président, c'est une réforme à la fois fondamentale et complexe.

Je ne partage pas tout à fait l'analyse que vous portez, monsieur le Président, sur le pilier 2. Je vais donc essayer d'être le plus factuel possible dans la description des négociations et de l'accord auquel nous sommes parvenus dans le cadre international.

L'historique des négociations permet de mieux comprendre l'accord final. Comme vous le savez, pendant près d'un siècle, les grands principes de la fiscalité internationale ont été déterminés par les modèles de conventions fiscales élaborés par la société des nations. Ces règles correspondaient au modèle d'une économie traditionnelle dans laquelle les groupes multinationaux occupent une place marginale et où les transactions internationales sont elles-mêmes limitées.

L'édifice a volé en éclats avec la financiarisation et la libéralisation de l'économie au cours des années 80 et jusqu'aux années 2000 : avec la crise financière de 2008, les États se sont rendu compte de ce que les règles étaient largement dépassées.

Les États, qui souhaitaient défendre leur souveraineté fiscale, ont alors été confrontés au fait que, dans une économie ouverte, les contribuables globaux, soit les personnes physiques les plus fortunées ou les plus grands groupes, pouvaient facilement délocaliser leur fortune, leurs actifs ou leurs revenus. Plusieurs juridictions ont justement pris avantage de cette libéralisation et de la suppression des frontières en offrant aux personnes et aux entreprises des régimes fiscaux privilégiés.

Aux lendemains de la crise, l'OCDE et un certain nombre d'États ont essayé de parvenir à des solutions pour restaurer la souveraineté fiscale des États. Un premier volet a été la fin du secret bancaire, qui s'est accompagnée d'une coopération étroite entre les États. À cette occasion, les échanges de renseignements ont été considérablement renforcés, en particulier via des instruments juridiques permettant ces échanges, comme la convention d'assistance mutuelle en matière fiscale.

C'est également à cette période qu'a été lancé le projet BEPS, relatif à l'érosion des bases fiscales et aux transferts de bénéfices, qui avait pour objet de corriger l'existant en matière de fiscalité internationale figurant dans les conventions fiscales, en particulier les règles de prix de transfert, mais aussi d'instaurer de nouvelles règles.

Dans le cadre du plan d'action BEPS, l'action 3 visait à renforcer les dispositifs de type article 209 B du code général des impôts français, qui a pour objet de permettre à la France de taxer les entreprises françaises pour les profits localisés dans des entités soumises à une fiscalité privilégiée.

L'application des règles relatives aux sociétés étrangères contrôlées (SEC) a été mise à mal par l'évolution de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne et, plus largement, par l'évolution de l'économie.

Sur l'action 3, nous avons tardé à parvenir à des résultats. Cependant, les États-Unis à majorité républicaine du Président Donald Trump ont mis en place, unilatéralement, un impôt minimum mondial sous la forme de GILTI, « global intangible low taxed income », que vous avez mentionné, monsieur le Président.

Ce dispositif revient, pour faire simple, à taxer les entreprises américaines sur leurs profits à l'étranger, lorsque ceux-ci sont imposés, en moyenne globale, à un taux effectif inférieur à 10,5 %, avec une règle d'exemption des profits à hauteur de 10 % des actifs nets à l'étranger.

Dans ce cadre, les États-Unis ont accepté, dans le courant de l'année 2017, de relancer la négociation sur l'action 1 du projet BEPS, également à l'arrêt, qui consistait à mieux taxer des entreprises numériques là où elles ont leurs clients.

Les États-Unis, en 2018-2019, ont accepté de relancer une négociation sur ce volet et les européens, notamment la France et l'Allemagne, ont souhaité, en parallèle, généraliser l'impôt minimum mis en place par les États-Unis et adopter une réforme similaire au niveau mondial.

Je passe sur les hauts et les bas de cette négociation avec l'administration Trump qui était parfois un peu imprévisible. Nous avons néanmoins abouti, à la fin de l'année 2020 à deux piliers, le pilier 1 et le pilier 2 qui étaient assez détaillés, en attendant de voir si la nouvelle administration américaine accepterait de signer ces accords.

Tel a été le cas, avec l'arrivée de l'Administration Biden qui a relancé les négociations sur les deux volets. Le pilier 1 a fait l'objet d'une négociation extrêmement intense et a permis de se mettre d'accord à 137 pays, représentant plus de 90 % de l'économie mondiale, sur le fait que les entreprises les plus profitables et les plus grandes du monde, une centaine d'entreprises, devraient payer à l'avenir une partie de leur rente dans les États de marché.

Ainsi, au-dessus de 10 % de profits sur les ventes, 25 % de cette rente marginale fera l'objet d'une réallocation forfaitaire dans les pays du marché en fonction du chiffre d'affaires. L'approche dite du Nexus permet d'appréhender les profits réalisés dans les juridictions de marché, que les entreprises aient ou non une filiale ou un établissement stable. Ces règles s'appliquent uniquement lorsque les ventes de l'entreprise sont supérieures à un million d'euros, ou 250 000 euros dans les pays dans lesquels le PIB est inférieur à 40 milliards d'euros.

Cet accord permettra à la France de récupérer une part significative des profits réalisés sur son territoire par Google, Apple et d'autres entreprises. En contrepartie, les États doivent mettre en place un système garantissant la sécurité juridique du dispositif, en s'assurant de l'absence de double imposition via un mécanisme obligatoire pour les pays et le démantèlement des taxes unilatérales prises pour taxer les entreprises numériques. La suppression de ce type de taxe a fait l'objet d'un accord bilatéral entre les États-Unis et la France, mais également avec le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Autriche et plus récemment, l'Inde.

Dans les faits, les États-Unis étaient plus intéressés par le fait de renforcer l'impôt minimum, et l'administration Biden en a fait sa priorité. Pourtant, elle ne l'a pas encore réalisé : la transformation de GILTI en un dispositif équivalent au pilier 2 fait encore l'objet d'un débat outre-Atlantique.

Le volet fiscal est inclus dans l'ensemble plus large de dépenses sociales et environnementales, le plan « Build Back Better » qui est encore en cours de discussion aux États-Unis. La majorité démocrate au Sénat étant relativement fragile, un ou deux sénateurs du parti démocrate ont pu bloquer l'adoption du plan Biden. S'il y a bien un blocage aujourd'hui, celui-ci concerne davantage le volet dépenses que le volet fiscal. Nous avons bon espoir que les États-Unis parviennent à une adoption soit en février, soit, plus vraisemblablement, en mars.

À ce jour, la procédure est ralentie par l'élection d'un nouveau membre de la Cour suprême. L'objectif de l'administration Biden, tel que formulé dès la prise de pouvoir du Président américain, a été d'augmenter et de changer la nature de GILTI en mettant en oeuvre deux mesures principales.

La première mesure consiste à faire passer le dispositif du GILTI d'une appréciation de l'imposition moyenne de l'entreprise à l'étranger à une imposition pays par pays. L'administration américaine ne calculerait plus une moyenne sur les revenus imposés à l'étranger mais regarderait, pays par pays, le taux effectif d'imposition de la société en question. Cette évolution s'inscrit dans la droite ligne des règles du pilier 2.

Par ailleurs, alors que l'objectif de l'administration américaine était initialement de monter le taux de GILTI à 21 %, l'accord auquel nous sommes parvenus au sein de l'OCDE s'est fait à 15 %.

Monsieur le Président, votre présentation indiquait qu'il ne s'agissait pas précisément d'un impôt minimum. Je ne partage pas votre analyse. Je pense qu'il s'agit d'un véritable impôt minimum dont le taux effectif s'élèvera à 15 %.

La différence entre taux nominal et taux effectif me paraît particulièrement importante. La conception de cet impôt minimum consiste à s'écarter un peu des règles fiscales traditionnelles. On sait bien que le résultat fiscal peut être facilement altéré, le plus souvent de façon légitime, par exemple lorsqu'un Parlement prévoit des accélérations de dépréciations d'amortissement ou des mesures de réduction de la base imposable. Pour l'application du pilier 2 et l'appréciation du taux effectif, les administrations fiscales regarderont le résultat financier rapporté au chiffre d'affaires et aux données financières de l'entreprise.

Il s'agit donc d'un taux de 15 % effectif, apprécié pays par pays. Ainsi, on pourra regarder si une entreprise française a des activités et réalise des profits aux îles Caïmans et, dès lors que le taux d'imposition est de 0 %, la France sera appelée à prélever la différence avec l'impôt dû au titre du pilier 2. Si une partie du profit est localisée en Allemagne et fait l'objet d'une taxation au-delà de 15 % effectif, la France ne pourra pas imposer ces profits.

La règle principale est celle de l'inclusion du revenu, qui permet d'inclure dans la base taxable française les profits réalisés par les entités à l'étranger lorsque ceux-ci ne sont pas soumis au taux minimal. Si un pays n'applique pas cette règle et que les entités à l'étranger réalisent des profits, les États en question pourront récupérer l'impôt minimum en recourant à la règle relative aux paiements insuffisamment imposés. Si l'on prend l'exemple d'une entreprise localisée aux îles Caïmans, et cet exemple n'est pas tout à fait pris au hasard puisque des grandes entreprises chinoises sont en réalité enregistrées aux îles Caïmans, si certaines opérations réalisées en France ne sont pas taxées aux îles Caïmans, la France pourra prendre par le refus de la déduction de paiement par exemple jusqu'à 15 % effectif sur les profits localisés aux Caïmans de cette entreprise.

Le pilier 2 met donc en place un vrai filet de sécurité pour lutter contre la délocalisation des profits dans des juridictions privilégiées. Il existe une exception limitée, qu'on appelle carve out ou exemption basée sur la substance. Ainsi, si une entreprise fait des profits, via une filiale ou une entité dans laquelle se trouvent des employés et des actifs, une partie du revenu échappera à la règle du taux minimum, qui sera pour commencer 10 % des salaires et 8 % de l'actif net et diminuera progressivement pour s'établir, au bout de 10 ans, à 5 % de l'actif net et à 5 % des salaires. Ces montants seront sortis de la base de l'impôt minimum.

Cette exemption nous semble légitime et pas uniquement pour des pays à faible fiscalité. Dans un pays comme la France, le crédit d'impôt recherche peut conduire à l'application de taux effectifs d'imposition extrêmement bas. Alors que ce mécanisme est efficace et que la France souhaite le protéger, on ne souhaite pas qu'un autre pays récupère le bénéfice du crédit d'impôt recherche. Les entreprises françaises en question disposant en France d'actifs et de personnels, cette substance économique conduit à réduire la base sur laquelle est applicable le taux effectif d'imposition de 15 %. Comme il y a une substance économique réelle, une partie de ces profits ne seront pas inclus dans la base de l'impôt minimum.

Les pays de l'est de l'Europe ont été particulièrement actifs pour promouvoir cette exemption : la Pologne et la Hongrie en particulier. Ces États ont un modèle de développement, suite à l'époque soviétique, fondé sur la concurrence fiscale, notamment afin d'attirer des entreprises françaises ou des entreprises allemandes.

C'est donc sur cette base qu'a pu être réalisé le compromis auquel nous avons abouti.

Il faudrait ajouter le fait que les pays en voie de développement ont déploré que ce soient les pays de résidence des multinationales qui bénéficient de la règle d'inclusion du revenu et que ce n'est qu'à la condition que les juridictions des sociétés mères renoncent à l'appliquer que les pays de source peuvent récupérer des droits d'imposer.

Ils ont donc obtenu, en contrepartie, un accord sur un standard minimum permettant, lorsqu'ils ont renoncé à des droits d'imposer dans des conventions fiscales et que ce droit d'imposer n'est pas exercé par leurs partenaires conventionnels, d'appliquer une règle d'assujettissement à l'impôt, c'est-à-dire de modifier la convention fiscale pour garantir que les États ne peuvent récupérer le droit d'imposer grâce aux conventions fiscales qu'à la condition d'exercer ce droit et d'appliquer le taux minimal de 15 %.

Cela permet aux pays en développement qui ont perdu leur droit d'imposer du fait de conventions fiscales de récupérer ce droit d'imposer au niveau du standard minimum.

Les règles du pilier 2 s'appliqueront pour toutes les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 750 millions d'euros, ça correspond à 8 à 9000 entreprises dans le monde et plus de 93 % du profit.

Les prochaines étapes sont déjà bien avancées puisque l'OCDE a sorti les modèles de législation pour que les pays appliquent le pilier 2 pour lequel, à la différence du pilier 1, il n'y a pas besoin d'une convention multilatérale. Nous allons désormais sortir les commentaires de ces modèles de législation dans les semaines qui viennent. La Commission européenne, à la demande de la France, a rendu public son projet de directive le 22 décembre dernier. Ce projet doit permettre que le sujet avance rapidement au cours de la présidence française de l'Union européenne.

Concernant l'état des négociations au sein du Conseil, monsieur le Président, vous l'avez décrit dans votre propos introductif. Il y a un très fort soutien à la mise en oeuvre de ces mesures et, effectivement, trois pays d'Europe centrale et d'Europe de l'Est sont réticents : l'Estonie, la Hongrie et la Pologne. Dans les négociations, ces États lient, politiquement, les deux piliers. Techniquement, cette association n'a pas vraiment de raison d'être, dans la mesure où il s'agit de dispositifs très différents. Ces États sont néanmoins tentés de faire un lien politique pour utiliser le pilier 2 comme un levier vis-à-vis des États-Unis.

Personnellement, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire le lien entre les deux piliers. Vous noterez en particulier que l'Irlande ne s'oppose plus du tout et a même, pendant les négociations, adopté une position extrêmement constructive. Avec un taux nominal de 12,5 %, l'Irlande a été particulièrement affectée par ces négociations.

Enfin, vous aurez sans doute noté que la Suisse a annoncé à la mi-janvier qu'elle modifierait sa Constitution de manière à mettre en place l'impôt minimum de 15 % d'ici au 1er janvier 2024.

 Je conclus donc en rappelant que le calendrier est effectivement extrêmement serré, extrêmement ambitieux, mais que pour autant, il devrait être respecté.

Alors que la Suisse met souvent plusieurs années pour procéder à ce type d'évolutions, en raison du processus démocratique extrêmement lourd qu'elle doit mettre en oeuvre, on voit bien qu'il y a une très nette accélération. Je pense que les pays du cadre inclusif ont en tête que ce passage à un impôt minimum est inéluctable, même s'il nous faudra regarder de très près ce qu'il se passera aux États-Unis dans les semaines qui viennent.

M. Claude Raynal, président. - Je relève donc que d'après votre analyse, la portée de l'exemption sur la substance doit être relativisé. Vous nous indiquez en effet que cette exception limitée, dans des pays à très faibles taux, a un impact minimal sur la réforme.

Je passe la parole à Christophe Pourreau, afin qu'il nous donne la position de l'administration fiscale française sur ce sujet.

M. Christophe Pourreau, directeur de la législation fiscale. - Le sujet des accords OCDE sur le pilier 1 et sur le pilier est très important pour le Gouvernement et pour le ministre de l'économie et des finances, qui s'est investi très fortement sur le dossier depuis sa prise de fonction.

Je serai assez rapide pour évoquer la position de la France sur ces deux piliers. Je me retrouve très largemment dans l'appréciation et dans la présentation qui vient d'être faite par Pascal Saint-Amans. Évidemment, la France soutient ces deux piliers. Le Gouvernement français a été très actif dans les discussions sur l'action 1 du projet BEPS relative à la taxation des entreprises dans le secteur numérique, qui faisait face à l'opposition des États-Unis notamment sous la présidence de Barack Obama.

La France et l'Allemagne ont également été à l'initiative de la relance des discussions sur la perspective d'une imposition minimale. Ces résultats étaient très significatifs mais incomplets, dans la mesure où ils ne permettaient pas de lutter contre la tendance à la concurrence fiscale.

Le projet BEPS permettait de lutter contre les pratiques fiscales dommageables sans remettre en cause la faculté de certains États à appliquer des taux d'imposition très faibles voire nuls, et sans remettre en cause non plus les stratégies d'optimisation légale des entreprises amenant à une perte de recettes fiscales au niveau mondial.

Sur le pilier 1, les discussions sont encore en cours à l'échelle de l'OCDE. Elles prendront la forme d'une convention internationale, comme l'a indiqué Pascal Saint-Amans. Des travaux techniques sont encore nécessaires pour aboutir à une convention fiscale qui puisse être soumise à l'accord de l'ensemble des États et à leur ratification.

Même si les principes généraux de l'accord sur le pilier 1 ont déjà été adoptés au G20 à Rome à l'automne dernier, nous travaillons encore sur les détails des stipulations de cette convention. Nous regardons par exemple si le périmètre des entreprises concernées par le pilier 1 - soit les entreprises avec plus d'un milliard d'euros de chiffre d'affaire et plus de 10 % de profitabilité - est stabilisé.

Il nous faut également nous accorder sur la manière dont nous identifierons les entités et les juridictions dans lesquelles les profits seront prélevés. Les États doivent encore s'accorder sur les règles de répartition des profits dans les différents États de marchés, et les précisions à apporter sur l'identification des États de marché selon les secteurs d'activité concernés.

L'administration fiscale y travaille avec l'OCDE, et des avancées sont en cours sur ces sujets techniques.

Sur le pilier 2, une proposition de directive a été adoptée par le collège des commissaires en décembre dernier. L'aboutissement des négociations sur la directive constitue une priorité pour la France en matière fiscale dans le cadre de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Certes, les délais sont très contraints pour aboutir à un accord unanime sur un sujet de fiscalité. Cependant, il semble indispensable d'y parvenir dans la mesure où l'adoption de la directive sous un délai de six mois est nécessaire pour respecter le calendrier du G20.

Pour une entrée en vigueur du pilier 2 en 2023, il faut effectivement intégrer le temps nécessaire à la transposition de la directive. Le ministre a eu l'occasion de dire, lors du premier conseil Ecofin en janvier, combien il était important pour l'Union européenne de continuer à faire preuve de leadership et à montrer l'exemple sur ce sujet à l'échelle internationale.

Il est également important de tenir compte de ce que feront les États-Unis pour voir si la règle d'équivalence prévue par la directive sera bien applicable au dispositif du Global intangible low-taxed income (GILTI) dont a parlé Pascal Saint-Amans lors de son intervention.

Aujourd'hui, le GILTI non-réformé ne répond pas aux critères d'équivalence posés par la proposition de directive. Il est donc important pour le bon fonctionnement du pilier 2 que les États-Unis puissent réformer leur dispositif dans un sens qui soit compatible avec ce qui a été décidé au niveau de l'OCDE.

Nous espérons donc que le calendrier ne dérapera pas et que les États-unis seront au rendez-vous sur ce sujet.

S'agissant du lien entre les deux piliers, je partage l'appréciation de Pascal Saint-Amans sur le fait que les deux piliers, s'ils sont liés sur le plan politique, sont en revanche complètement séparés sur le plan juridique.

Il n'y aurait aucun sens à subordonner l'entrée en vigueur d'une directive sur l'imposition minimale à un accord sur des conventions multilatérales qui portent sur un autre sujet. Quant à savoir s'il peut être pertinent de retarder l'adoption de la directive en attendant un accord de la part des États-Unis sur le pilier 2 voire sur le pilier 1, il me semble que les États-unis ont manifesté leur intention d'avancer sur ces deux piliers et que ce temps d'attente n'est donc pas nécessaire.

Les entreprises principalement concernées par le pilier 1 ont noté la multiplication de taxes nationales sur les services numériques ces dernières années.

Il vaut donc mieux pour les États-Unis que soit appliqué le pilier 1 plutôt que de voir se multiplier des taxes nationales non-coordonnées qui peuvent s'avérer in fine plus coûteuses pour les entreprises américaines. Je pense que les États-Unis ont conscience de cette situation. Le ministre a maintes fois rappelé combien l'éventualité d'un retrait de la taxe française sur les services numériques était subordonnée à l'entrée en vigueur effective du pilier 1. Un accord a d'ailleurs été formalisé en ce sens entre l'administration américaine et les États européens qui avaient ou envisageaient de mettre en place une telle taxe nationale.

M. Claude Raynal, président. - Mme Laetitia de la Rocque pourra nous donner la position des plus grandes entreprises françaises. L'Association française des entreprises privées (AFEP) a indiqué, en novembre dernier, que les questions relatives à la détermination des règles d'assiette n'avaient pas été discutées avec les entreprises. Quelles sont les principales difficultés que vous identifiez dans le texte issu des négociations ? Quels pourraient être les principaux angles morts des dispositifs prévus par l'OCDE ?

Mme Laetitia de la Rocque, directeur des affaires fiscales à l'Association française des entreprises privées. - C'est une question de politique fiscale relevant des États, ce qui justifie certainement la confidentialité des travaux mais crée un peu de frustration parmi nos entreprises.

Le premier pilier concerne la répartition nouvelle de l'assiette des entreprises internationales, considérant qu'on devait laisser davantage de profits dans les pays où on vend nos produits. Le deuxième pilier doit permettre l'introduction d'un standard minimum en matière d'impôt sur les sociétés.

S'agissant du pilier 1, on s'est éloigné du sujet initial qui était l'imposition des entreprises du numérique. Les débats se sont d'abord concentrés sur les entreprises qui vendent directement aux consommateurs - c'est le consumer facing - puis sur les très grandes entreprises, les plus profitables. Les six ou sept entreprises françaises qui devraient remplir ces critères relèvent des secteurs industriels traditionnels. Leur principale préoccupation est d'éviter la double imposition, dans la mesure où il s'agit de donner à certains États de l'impôt pris à d'autres. Il faut que la réforme entre en vigueur dans le cadre d'un traité international, afin de la sécuriser.

Le second pilier est une vraie révolution fiscale car, au-delà du taux minimal, l'assiette elle-même va être commune : c'est une uniformisation de l'impôt sur les sociétés en tant que standard minimal. Les entreprises s'interrogent sur la faisabilité de cette réforme : certains groupes ont des milliers de filiales dans de nombreux pays.

Des normes comptables nouvelles vont être introduites avec l'addition des comptes IFRS des entités d'un pays : nous devrons mettre en place des systèmes d'information spécifiques. Il faudra aussi appliquer des retraitements fiscaux à cette comptabilité : la norme de l'OCDE est un vrai code général des impôts mondial avec des règles sur les dividendes, sur les plus-values, sur les écarts de change, sur le traitement des gains d'acquisition et des stock-options. Ces retraitements seront différents selon les pays car ils dépendent des règles fiscales locales ; en outre des options sont prévues pour certains dispositifs.

Par ailleurs, la détermination du redevable pose une difficulté particulière. On dit que la société-mère ultime recevra l'impôt, mais c'est plus compliqué : en fonction de la présence de minoritaires, cela pourrait être d'autres entités.

Cette très grande complexité va nécessiter beaucoup de travail de mise en oeuvre, d'adaptation des systèmes d'information, et le délai est extrêmement court.

Une autre interrogation porte sur la sécurité juridique. La complexité peut mener à des divergences d'interprétation entre les États. En outre, on attend des précisions de l'OCDE en matière de sécurité commerciale : il semble que, dans chaque pays où nous sommes implantés, nous devrons communiquer les éléments nécessaires au calcul non seulement de l'impôt propre au pays concerné, mais aussi de celui dans l'ensemble des autres pays d'implantation. Nous avons beaucoup de questions à ce sujet, notamment pour la sécurisation de l'emploi de ces données.

Troisième point : l'équité. On ne sait pas qui va finalement introduire le second pilier, car l'accord ne porte que sur une possibilité, sans créer d'obligation. Les États-Unis ont négocié pour que leur système domestique soit simplement équivalent au second pilier, en conservant leur souveraineté sur la définition de la norme : si une société américaine a un résultat positif en Irlande et négatif de même montant en Espagne, les deux résultats seront compensés aux États-Unis, aboutissant à une absence de taxation. Or le second pilier conduirait à apprécier le taux effectif d'imposition pays par pays.

La réforme en cours a vocation à garantir une comparabilité pour permettre une comparaison du système de taxation, pays par pays. Toutefois ce n'est pas encore voté, donc pour l'instant on est dans un déséquilibre. Nous aurions préféré que la règle soit mise en oeuvre dans un traité international. En Europe, c'est une directive qui doit être votée d'ici au printemps, alors que nous n'aurons peut-être pas la position des États-Unis et des autres grands pays.

M. Claude Raynal, président. - M. Daniel Gutmann va nous préciser sa position sur les deux piliers de l'accord. Quelle est la portée de l'exemption basée sur la substance ? Quelles sont selon vous les principales difficultés non résolues sur chacun des deux piliers ?

M. Daniel Gutmann, avocat et professeur de droit fiscal. - Concernant le mécanisme d'exemption fondée sur la substance, en théorie il s'agirait d'un mécanisme d'atténuation de l'assiette imposable au taux de 15 %, au motif qu'on n'a vocation à taxer que les profits résiduels qui dépassent un certain seuil de rentabilité déterminé à partir des moyens mis en oeuvre par une entreprise pour son exploitation.

Cela dit, en effet, ce mécanisme d'exemption fondé sur la substance va jouer différemment selon les pays. Dans ceux à fiscalité faible, plus il y aura de salariés et d'actifs corporels, moins il y aura de revenus taxables au taux minimum ; s'il y a au contraire très peu de substance économique, le mécanisme de l'impôt minimum jouera à plein. Il est vrai que c'est un moyen indirect de préserver une dimension de lutte contre la délocalisation d'actifs incorporels dans des États à fiscalité faible.

Pour autant, je ne crois pas que cela doive nous conduire à porter un regard négatif sur le pilier 2. D'abord je suis assez convaincu par l'argumentaire politique : il faut trouver un compromis autour de bases largement acceptées. Plus fondamentalement, dans un pays à fiscalité faible, et a fortiori très faible, on n'installe pas une usine et des actifs corporels uniquement pour des raisons fiscales.

J'aurai quelques observations plus générales sur le pilier 2, qui concernera un très grand nombre d'entreprises comparativement au pilier 1.

Comme vous l'avez dit en introduction, monsieur le Président, ce pilier laisse subsister de la concurrence fiscale, de sorte que son objectif d'introduire un impôt minimum doit être nuancé. C'est d'autant plus vrai qu'aucun État n'est contraint d'adopter un taux minimum. De ce point de vue le pilier est très bien conçu, car les États seront incités à remonter leur taux effectif vers 15 % pour éviter des mesures de « rétorsion fiscale » de la part d'autres États : en effet, si on paie moins de 15 % dans un pays, un autre pays récupérera le complément de recettes fiscales. Au demeurant, on peut supposer que de nombreux États mettront en oeuvre une option consistant à « se faire justice à eux-mêmes », c'est à dire, lorsqu'une sous-imposition effective est constatée, qu'ils pourraient faire le choix de prélever l'impôt eux-mêmes et non le laisser prélever au niveau de la société-mère du groupe. Il est assez vraisemblable que les États à fiscalité faible remédient à leur niveau au problème de la sous-imposition, sans laisser d'autres États le soin de le faire à leur place, avec un effet de forte limitation de la concurrence fiscale. Il faudra être vigilant au sujet des effets financiers du pilier 2 sur les États où sont établies les sociétés mères des groupes. Il ressort des études que la France pourrait ainsi récupérer des recettes fiscales au titre du pilier 2, mais cela pourrait changer si les autres États y remédient sur leur sol.

Un dernier point sur la façon dont nous allons nous approprier ces règles. Les règles rédigées par l'OCDE et celles inscrites dans la proposition de directive ne sont pas tout à fait identiques. La complexité de ces textes est absolument inouïe. Elles mélangent le droit fiscal et le droit comptable, mais les comptables eux-mêmes ont du mal à les comprendre. Il faudra beaucoup de temps pour que chacun maîtrise ces règles : entreprises, mais aussi administrations. Je doute en effet que toutes les administrations aient les moyens de consacrer des ressources à temps plein à l'application de ces règles. Des commentaires seront publiés par l'OCDE, voire par la Commission européenne ou l'administration fiscale française, mais cela ne fera pas en deux ou trois mois. Or, lorsque la Commission européenne a publié sa proposition directive sur les sociétés écrans, qui est beaucoup plus simple, elle a prévu une date d'entrée en vigueur en 2024, beaucoup plus éloignée que celle du pilier 2. Ces difficultés de compréhension vont déboucher sur des divergences d'application et des problèmes de double ou triple imposition des entreprises, au moins dans une phase transitoire. Ne représentant personne, je peux dire que l'idée d'une application en 2023 me paraît assez lunaire et peu compréhensible, compte tenu de la nécessité d'une véritable coordination internationale pour la lutte contre la sous-imposition des entreprises.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Merci aux intervenants pour leurs éclairages sur ces dispositifs nouveaux et complexes, que beaucoup appellent de leurs voeux pour mieux réguler les échanges et lutter contre un certain nombre d'abus. J'aurais tout d'abord deux séries de questions.

Premièrement, dispose-t-on à ce stade d'une évaluation des bénéfices réels pour la France de la mise en oeuvre du pilier 1 de l'accord ? Outre le rapport entre les gains et les pertes de recettes nettes que celle-ci devrait générer, il faut également tenir compte de la perte de plus de 350 millions d'euros de recettes de la taxe sur les services numériques (TSN) en France, ce qui n'est pas anodin. Dans une note publiée l'été dernier, le conseil des prélèvements obligatoires (CPO) indiquait par ailleurs que, pour un pays comme la France, l'intérêt du pilier 1 ne réside pas dans son impact budgétaire. On peut dès lors s'interroger sur son intérêt, en particulier si l'on considère qu'un géant tel qu'Amazon n'entre pas vraiment dans les critères du pilier 1 en raison de l'absence de rentabilité immédiate. N'y a-t-il pas un risque que certaines entreprises du numérique adaptent leur modèle d'affaires pour échapper à ce nouveau dispositif ?

S'agissant du pilier 2, le type d'entreprises visées en fonction de leur chiffre d'affaires et le projet de directive de la Commission européenne le transposant sont désormais connus. Là encore, nous disposons toutefois d'assez peu d'évaluations chiffrées sur l'impact du dispositif en France, alors même que les enjeux financiers sont importants. Avez-vous des éléments à nous communiquer sur ce point ?

J'ajoute par ailleurs que l'efficacité des dispositifs nécessite que ceux-ci soit effectivement mis en oeuvre par les Etats-Unis. Où en est-on de ce point de vue ?

Ma dernière question portera sur un point plus technique. Dans l'accord final, la répartition de la retenue sur les paiements insuffisamment imposés n'est finalement pas réalisée à ce stade en fonction du montant relatif des paiements intergroupes mais de la part relative de la masse salariale et des actifs corporels. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ce choix ainsi que ses principales conséquences ?

M. Éric Bocquet. - Cet accord avait effectivement été salué de façon dithyrambique par Bruno Le Maire, qui l'avait présenté comme une véritable « révolution fiscale ». J'ai tendance à me méfier de l'enthousiasme révolutionnaire de notre ministre...

Je commencerai par rappeler que la proposition initiale de Joe Biden visait un taux plancher de 21 %. Très vite, les négociations ont porté sur un taux à 15 %, qui a finalement été adopté. C'est un premier recul.

D'autres points de l'accord inquiètent. Pendant dix ans, les entreprises pourraient exclure 8 % des actifs réels et 10 % de la masse salariale. Au-delà de ces dix années, ce taux passerait à 5 %. M. Saint-Amans considère que ce dispositif est légitime, ce qui reste discutable selon moi.

Par ailleurs, les entreprises concernées seraient taxées sur 25 % des bénéfices au-delà d'un taux de rentabilité de 10 %. Le rapporteur général vient de citer le cas d'Amazon qui est remarquable en effet : 44 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2020, mais pas d'impôt car leur taux de marge n'était que de 6,3 %, ce qui ne manque pas de surprendre pour une entreprise qui, comme chacun sait, fait partie des grandes gagnantes de la crise.

En outre, je comprends que les industries extractives ainsi que les services financiers réglementés sont exclus de l'accord . Le confirmez-vous ? Si oui, quelle en est la justificiation ?

Se pose églement la question du processus de validation de l'accord. Aujourd'hui tout le monde s'enthousiasme, et convient que sa mise en oeuvre à l'échelle mondiale constitue un but que nous devons collectivement nous donner. Les incertitudes concernant les États-Unis ont été rappelées : on sait que Joe Biden ne dispose pas d'une majorité au Sénat. S'agissant de l'Union européenne, quelle sera l'attitude de pays comme Chypre et Malte ? La règle de l'unanimité au Conseil en matière fiscale ne risque-t-elle pas d'être un obstacle ? Le ministre de l'économie et des finances colombien a par ailleurs évoqué un « accord entre les pays riches pour les pays riches ». Il y a donc également un sujet avec les pays du Sud. Si environ deux tiers des États acceptent le principe de l'accord, il reste donc beaucoup de chemin à faire d'ici à ce que celui-ci soit effectivement mis en oeuvre.

Je partage la remarque de M. Gutmann concernant l'extraordinaire complexité du dispositif. J'ai tendance à penser que, paradoxalement, les systèmes les plus complexes sont les plus simples à contourner. Ils sont en effet susceptibles de donner lieu à des contestations, et de possibles dysfonctionnements ont d'ailleurs été évoqués.

Dernier point que je souhaitais mentionner : quelles seront les modalités du suivi et du contrôle démocratique des États et des Parlements sur la mise en oeuvre effective de cet impôt après son adoption ? À quelle échéance sera-t-il effectivement mis en place ? Les élus que nous sommes ont besoin de transparence, et de pouvoir « mettre les mains dans le cambouis ».

Pour conclure, je soumets au débat l'idée de réfléchir à un prélèvement à la source comme cela a été fait pour les particuliers, et de fort belle manière d'un point de vue technique.

M. Charles Guené. - En tant que praticien du droit fiscal depuis cinquante ans, aussi bien en entreprise que comme avocat, je constate que d'immenses progrès ont été réalisés en matière de rétablissement de la souveraineté des États dans le contexte de la mondialisation. Je ne pensais pas que le projet que M. Saint-Amans nous exposait il y a quelques années allait se concrétiser en aussi peu de temps.

Ceci étant, je partage tout à fait l'avis selon lequel il sera difficile d'aller aussi rapidement pour sa mise en oeuvre effective compte tenu de la complexité du système fiscal soulignée par M. Gutmann comme par Mme de La Rocque. Je fais confiance aux entreprises et aux techniciens du droit pour appréhender les règles et optimiser au maximum ces nouvelles dispositions... La question de la collaboration des États et de leur aptitude à mener les contrôles nécessaires a-t-elle été appréhendée dans les textes de l'accord ? Je m'interroge également sur les méthodes d'investigation qui seront mises en place : un mécanisme de contrôle international pourra-t-il être instauré, ou reviendra-t-il à chaque État de s'assurer que l'accord est bien mis en oeuvre ailleurs ?

M. Bernard Delcros. - Comme l'a rappelé le rapporteur général, nous connaissons le rendement de la taxe sur les services numériques que nous avions instaurée en France.

A-t-on évalué, pour la France, les perspectives de recettes financières associées à ces nouvelles règles d'imposition, cette fois-ci mises en oeuvre à l'échelle mondiale ?

M. Thierry Cozic. - Je m'interroge également sur la situation américaine. Le résultat des élections de mi-mandat aux États-Unis est-il susceptible de remettre en cause ou de retarder le processus ?

M. Philippe Dominati. - À la suite du rapporteur général et de Bernard Delcros, je m'interroge sur l'absence de simulations des effets du nouveau dispositif, qui entretient un certain « flou artistique ». Quel sera en particulier son impact sur la compétitivité des grandes sociétés françaises ? Il est clair que de nouvelles charges juridiques et comptables vont leur être imposées. Mais ce nouveau dispositif leur permettra-t-il réellement d'être plus compétitives que leurs concurrentes des pays à fiscalité réduite ?

Mme Isabelle Briquet. - Comme cela a été dit, certains secteurs ne sont pas concernés par le dispositif comme les industries extractives, les services financiers et le transport maritime. Une harmonisation des règles ne serait-elle pourtant pas souhaitable ?

En outre, dans la mesure où un certain nombre de pays non signataires pourront continuer de pratiquer un taux d'imposition plus bas, ne risque-t-on pas simplement de provoquer un déplacement des paradis fiscaux ?

M. Sébastien Meurant. - Le journal Les Échos fait aujourd'hui état d'un bénéfice de 76 milliards d'euros réalisé par Google. La digitalisation de l'économie ne rend-elle pas complexe l'évaluation précise du chiffre d'affaires réalisé par les sociétés ? Pourriez-vous en particulier détailler la manière dont les dispositions de l'accord s'appliqueront à l'activité des Gafam en France ?

Mme Vanina Paoli-Gagin. - Je m'interroge sur le contentieux fiscal international lié aux divergences d'interprétation de l'accord, qui ne vont pas manquer de se faire jour. La mise en place d'une juridiction dédiée a-t-elle été envisagée lors des négociations ?

En outre, considérez-vous que notre système fiscal et les différentes catégories d'impôts existants répondent bien aux nouveaux modèles d'entreprises, qui ne sont pas basés sur des valeurs patrimoniales ? J'aurais tendance à penser que non...

Mme Laetitia de la Rocque. - Il y a eu beaucoup de questions sur les chiffrages. Pour l'instant, comme nous venons de découvrir les règles et que les entreprises ne sont pas encore en mesure de les appliquer, nous avons énormément de difficultés à chiffrer les impacts. Nous sommes étonnés par toutes les publications qui établissent des chiffrages dans la mesure où nous-mêmes, nous n'en savons rien.

Comme le disait très justement M. Gutmann, tout va dépendre de la réaction des États. Il est possible d'imaginer que les États qui ont un taux d'impôt faible voient d'un mauvais oeil que la France récupère la fiscalité différentielle. Nous avons eu ces derniers jours une publication des Émirats arabes unis qui annoncent l'introduction d'un impôt sur les sociétés. Nous savons que la Bulgarie et la Hongrie, qui ont un taux d'impôt sur les sociétés faible, pourraient annoncer la même chose. Il est possible que ce standard minimum soit adopté comme une législation domestique dans de nombreux pays et qu'au final tout le monde soit taxé à 15 %. Cela répond au moins à la question politique d'une standardisation minimale de l'impôt sur les sociétés.

Nous sommes beaucoup plus incertains en ce qui concerne les recettes fiscales pour la France.

Le transport maritime a été exclu du pilier 2 car une fiscalité particulière s'applique : la taxe au tonnage. Le pilier 2 concerne l'impôt sur les sociétés et l'exonération nous paraît justifiée afin d'éviter le cumul de deux types d'impôts sans véritables rapports.

Il me semble que l'exclusion des entreprises extractives et financières du pilier 1, qui a vocation à répartir le surprofit des grandes entreprises internationales, est plutôt une question de souveraineté nationale puisqu'il s'agit de prendre une partie des profits de ces entreprises pour les distribuer dans des pays de marché.

Nous avons une grande inquiétude en ce qui concerne les risques de contentieux et de contestation, et nous aimerions pouvoir, comme pour les informations que nous allons devoir communiquer, désigner un pays qui centralise les demandes de tous les États. Nous rencontrons déjà aujourd'hui des difficultés dans le cadre du texte sur le CBCR fiscal, qui est beaucoup plus simple. La France doit communiquer la déclaration pays par pays - country by country reporting, CBCR - à l'ensemble des administrations qui en font la demande dès qu'il y a un accord de réciprocité. Malgré cela des administrations locales tentent d'obtenir ces informations directement auprès de nos filiales pour essayer d'asseoir des redressements fiscaux. Nous craignons que ce type de difficultés ne se multiplient dans le cadre du pilier 2.

Nous avons un sujet de préoccupation sur la compétition fiscale. Étant donné que les grandes entreprises multinationales seront désormais imposées de la même manière peu importe où elles s'installent, le siège est l'élément de comparabilité qui reste. Le sujet de l'impôt sur les sociétés étant traité par la création d'un impôt minimum, le débat de la compétitivité fiscale va se déplacer sur les autres impôts, et notamment sur les impôts de production qui sont particulièrement élevés en France. La question soulevée par beaucoup ici de la compétitivité de nos entreprises en matière d'impôts de production est pour nous une question réelle et d'actualité.

Sur la position américaine, notre inquiétude est que l'on rende obligatoire le pilier 2 à travers la directive sans avoir encore le positionnement des États-Unis. Il y a une question que nous n'avons pas encore réussi à trancher sur l'équivalence américaine : est-ce que, dans ce système d'équivalence, les entreprises américaines devront elles aussi transmettre toutes leurs données à tous les autres pays comme nous nous allons devoir le faire ? C'est un élément structurant de l'équivalence : il est important que nous soyons soumis au même système d'imposition et il est important que nous ayons à transmettre les mêmes informations. Les règles modèles ne sont pas claires à ce sujet.

Est-ce qu'il s'agit d'un accord pour les pays riches ? Le pilier 1 va rémunérer les pays de marché, avec beaucoup d'habitants et du pouvoir d'achat. Je ne suis pas certaine que les géants du numérique fassent beaucoup de profit sur le continent africain. Cela peut créer des frustrations pour certains pays.

M. Daniel Gutmann. - Une première question portait sur un possible déplacement des paradis fiscaux si certains pays ne jouent pas le jeu. Je ne le crois pas car, dans ma compréhension du système, celui-ci s'applique au monde entier et pas seulement aux États qui sont d'accord. Si une société française a une filiale dans un État à fiscalité très faible ne faisant pas partie du cadre inclusif, le dispositif s'appliquera en France même si la filiale est dans cet État-là. Le système jouera donc son rôle et atteindra son objectif. Cet État fera l'objet d'une saine pression internationale puisqu'il saura que s'il impose trop faiblement ses entreprises, d'autres États comme la France prendront des mesures de rétorsion par le prélèvement d'un impôt supplémentaire.

Une deuxième question portait sur la problématique de la collaboration entre États. Il s'agit d'un point absolument clé pour comprendre ce qu'il va se passer dans les années à venir, et cela vaut pour les deux piliers.

Le pilier 1 prévoit que le profit résiduel mondial d'un groupe va être en partie redistribué aux États de marché. Une société qui opère dans des dizaines de marchés va devoir attribuer à ces dizaines d'États de marché une petite fraction de son profit résiduel en fonction du chiffre d'affaires réalisé dans chaque État. Cela suppose que tous les États savent quelle est effectivement la répartition du chiffre d'affaires de la société, État par État. Ce qui suppose que les pays se concertent et que les entreprises puissent accéder à une forme de sécurité juridique pour éviter de payer trop d'impôts dans un État ou pas assez dans un autre. Et cela veut dire que s'il y a un redressement fiscal dans un État, ce redressement fiscal va produire des effets par ricochet dans tous les États de marché car si une entreprise n'a pas payé assez d'impôts dans un État, elle en a payé trop dans un autre. Tout devra être interconnecté.

C'est la même chose pour le pilier 2, qui prévoit que s'il y a une sous-imposition dans un État X, c'est l'État de la société mère qui doit collecter le supplément d'impôt. S'il ne le fait pas ou s'il ne le fait pas correctement, le soin de se partager l'impôt auquel aurait eu droit l'État de la société mère est confié à d'autres États où est implantée l'entreprise. Je réponds là à une question de M. le rapporteur général qui demandait comment l'on était passé pour cette règle par défaut d'une formule qui était fondée sur les paiements faits par les entités sous-imposées à une formule qui répartit la charge de cet impôt résiduel en fonction de la masse salariale et des actifs corporels. Je pense que la réponse est que réfléchir en termes de paiements est incroyablement compliqué. Imaginez un groupe international avec une société mère qui a des centaines de filiales dans le monde et que ces centaines de filiales, dont certaines sont sous-imposées, font toutes des paiements à certaines entités. Comment fait-on pour répartir la charge de cet impôt résiduel entre toutes ces filiales sur la base de ces paiements ? Il faudrait connaître l'intégralité des paiements qui sont faits dans le monde par toutes les entités du groupe et aucune entité du groupe sauf peut-être la société mère n'a les informations qui permettent de le faire. La nouvelle formule, sans doute moins subtile, a l'avantage d'une plus grande simplicité.

La nouvelle formule existe dans la directive, elle n'est cependant pas totalement intégrée dans les nouvelles règles modèles de l'OCDE. C'est un point où il me semble qu'il existe une différence entre ce que prévoit la proposition de directive et ce que prévoit l'OCDE.

Ce qui me frappe dans ce nouveau système est que tous les systèmes fiscaux sont interconnectés. Un redressement dans un État entraîne mécaniquement un redressement fiscal dans de nombreux autres États. Cela ne peut fonctionner que si on sait en temps réel quels sont les impôts qui ont été prélevés dans les États du groupe et quel est le système fiscal applicable dans les États du groupe. Cela suppose un niveau de collaboration administrative phénoménal entre les États, qui n'a aucun équivalent en l'état actuel du droit. Et cela suppose pour les entreprises une communication d'information d'une fluidité absolue alors qu'aujourd'hui, et c'est normal, il y a beaucoup d'informations qui sont détenues par la société mère d'un groupe et qui ne sont pas nécessairement retransmises au sein de toutes les filiales.

Ces aspects de fonctionnement administratif sont essentiels, et autant pour le pilier 1 l'OCDE a dépensé beaucoup d'énergie pour imaginer un dispositif de concertation multilatéral destiné à prévenir des situations de doubles ou multiples impositions, autant sur le pilier 2, de façon assez surprenante, l'OCDE a beaucoup moins, au moins en apparence, travaillé sur le sujet et a l'air de considérer que les problèmes de multiples impositions susceptibles d'intervenir vont se régler par les procédures habituelles que l'on applique dans des conventions bilatérales. Cela me paraît curieux car ces procédures ne sont pas adaptées pour des situations de dysfonctionnements multilatéraux généralisés.

M. Pascal Saint-Amans. - Il est vrai que lorsque nous avons réalisé les études d'impact, qui sont très détaillées, pour les deux piliers, nous avons dû faire des hypothèses, notamment sur le comportement des États et des entreprises. Il faut voir, comme le soulignait Laetitia de la Rocque, qu'un certain nombre de pays - la Suisse, les Émirats arabes unis et d'autres - vont mettre en place des impôts minimums, ce qui pourrait laisser à penser qu'ils vont récupérer l'impôt que la France aurait pu imaginer prendre. Je pense plutôt que lorsque les structures dans ces États ont plus de profits que d'activités ces profits risquent de ne pas y rester longtemps s'ils sont taxés à 15 %.

Même si les États qui aujourd'hui ont une très faible fiscalité mettent en place une fiscalité à 15 %, je ne pense pas qu'ils récupéreront la totalité du bonus budgétaire.

En ce qui concerne le pilier 1, même si la France retire, ce qui fait partie de l'accord, sa taxe sur les services numériques, nos études d'impact montrent que le bénéfice est net pour le Trésor Français. Avec le pilier 1 et le pilier 2, il s'agit de plusieurs milliards d'euros mais Christophe Pourreau pourra vous donner le détail.

Deuxième remarque : est-ce que 15 % ce ne serait pas finalement assez faible alors que l'on a pu parler de 21 % ? Il faut reconnaître que les 21 % étaient une promesse de campagne et même l'administration Biden n'a jamais vraiment pensé que l'on arriverait à 21 % effectifs. 15 % effectifs est un taux que nous ne pensions pas pouvoir obtenir et qui ne doit pas se comparer au taux nominal Français de près de 30 % mais au taux effectif d'imposition des entreprises sur leurs profits faits à l'étranger qui était avant le projet BEPS bien souvent près de 0 % et aujourd'hui pour un certain nombre d'entreprises plus proche de 5 ou 6 % que de 15 % effectifs. Je regrette que quelques ONG aient jeté l'opprobre en disant que 15 % c'est très faible car je pense qu'elles donnent une mauvaise information au public et aux politiques.

La question de l'impact du pilier 2 sur la compétitivité est essentielle. La conception du pilier 2 est finalement assez « diabolique ». Certes, il ne constitue pas une obligation pour les États d'introduire un impôt minimum, et c'est heureux : s'il fallait dépendre de la volonté des pays à fiscalité nulle pour que le pilier 2 fonctionne, on aurait pu attendre encore très longtemps.

Concrètement, avec le double mécanisme de la règle d'inclusion du revenu (income inclusion rule - IIR) et de la règle relative aux paiements insuffisamment imposés (undertaxed payments rule - UTPR), il suffit de disposer d'une masse critique de pays pour récupérer l'impôt minimum partout. Tous les pays n'ont donc pas besoin de participer pour que soit assurée une compétition plus juste entre les entreprises : elles n'auront plus à se battre contre celles qui disposaient jusqu'ici d'un avantage compétitif fiscal parce qu'elles avaient installé leur siège social dans un pays à fiscalité privilégiée ou parce qu'elles avaient localisé leurs profits dans un pays à fiscalité privilégiée. Il suffit donc qu'un nombre suffisant d'États appliquent ces règles pour qu'elles produisent leurs effets et la dynamique que l'on observe aujourd'hui nous laisse penser que nous allons obtenir cette masse critique.

Je tiens à souligner qu'il s'agit d'un changement fondamental : on change d'ère, on passe de l'ère de la libération de l'économie, de sa globalisation sans régulation fiscale à une ère de globalisation fiscalement encadrée. La coopération fiscale entre les pays est, dans ce cadre, un élément capital, rendue possible par 14 ans de travaux préalables, durant lesquels l'OCDE a oeuvré à la mise en place des instruments juridiques nécessaires, à l'instar de la convention multilatérale sur l'assistance administrative. Il ne faut pas oublier qu'avant l'épidémie de covid-19, et cela se poursuit aujourd'hui en format virtuel, les administrations fiscales de tous les pays se réunissaient quasiment chaque semaine. Elles ont ainsi développé leurs modalités de travail et de coopération ; elles se connaissent et elles s'échangent de nombreux renseignements, tout en protégeant la confidentialité et les données des contribuables. Tout ceci a abouti à la création d'un vaste système d'échange d'informations et ce système, devenu absolument nécessaire aujourd'hui, a vocation à devenir beaucoup plus intégré. C'est ce que je désigne sous les termes de « paradoxe fiscal » : si un pays veut garder sa souveraineté fiscale, il doit en réalité, dans une économie globalisée, échanger des renseignements avec ses partenaires et il doit leur parler. Ce n'est pas en regardant la fiscalité d'un point de vue domestique que vous préservez votre souveraineté, au contraire.

Je suis à ce titre surpris d'une remarque de Daniel Gutmann sur le pilier 2 : dans le plan d'action qui a fait l'objet d'un accord du Cadre inclusif le 8 octobre 2021, nous avons parfaitement identifié le risque de double imposition. Nous allons proposer un Framework - un cadre global - pour s'assurer que l'application du pilier 2 n'aboutisse pas à une double imposition et qu'il y ait des mécanismes - peut-être même un jour inscrits dans une convention multilatérale - pour éliminer les doubles impositions. Tout cela est donc bien prévu et on est même d'ores et déjà allé plus loin sur le pilier 1.

Il est vrai, et je le reconnais, que le contenu des accords et des plans d'action sur les piliers 1 et 2 est très complexe. Il est vrai également, comme cela a été relevé, que les systèmes complexes s'avèrent parfois les plus faciles à contourner. C'est un sujet que nous avons bien à l'esprit et, quitte à apparaître naïf, je dirais que, pour une fois, cette complexité fait que vous aurez au final un filet de sécurité pratiquement impossible à contourner, en raison du caractère un peu « diabolique » de la construction du pilier 2. Pour une fois, ce ne sont pas les règles complexes qui vont, à rebours de l'intention initiale, contribuer à l'organisation de pratiques d'évasion fiscale, mais l'inverse : c'est au prix de la complexité que nous obtiendrons un système intégré au niveau mondial, avec une interconnexion de toutes les fiscalités domestiques. Pour faciliter la lecture de l'ensemble de ces nouvelles règles et permettre aux praticiens de mieux les comprendre, des commentaires seront adoptés et publiés dans les semaines qui viennent.

En ce qui concerne le pilier 1, je précise seulement qu'Amazon sera concerné pour ses activités de cloud. Ces activités sont en effet les plus profitables, au-dessus de 30 %, et les bénéfices qui en résultent seront analysés de façon séparée et feront l'objet d'une redistribution. Le pilier 1 apporte par ailleurs un autre bénéfice que celui, matériel, de la redistribution des profits. Il s'agit de la sécurité juridique, extrêmement importante pour les entreprises. S'il y a un redressement dans un pays A, il y aura un mécanisme d'ajustement pour le pays B. Si l'entreprise ne bénéficie pas de façon mécanique de cet ajustement, il y aura une procédure obligatoire d'élimination de la double imposition. On entre donc dans une nouvelle ère de coopération extrêmement approfondie entre les Etats, que ces derniers réclamaient depuis longtemps.

Il y a, bien sûr, un risque de retournement des États-Unis sur le pilier 1. Il tient au cadre institutionnel particulier des Etats-Unis, avec la séparation des pouvoirs et le fait que la majorité présidentielle et la majorité au Congrès ne sont pas toujours alignées. On ne peut donc pas totalement exclure le risque que le pilier 1 ne soit pas appliqué par les États-Unis. Sur ce sujet, on attend de voir ce qu'il se passera ces prochaines semaines sur le plan Build Back Better puis sur la capacité des Etats-Unis à ratifier, à la majorité qualifiée, la convention multilatérale déterminant les règles du pilier I.

Néanmoins, et quels que puissent être les doutes sur cette question, si vous regardez les fondamentaux des deux piliers, plusieurs éléments permettent de faire preuve d'une certaine confiance. Sur le pilier 2, on est dans une logique où même les partis populistes, et il en était de même pour l'Administration Trump, reconnaissent qu'il faut mettre en place un filet de sécurité et qu'on ne peut pas avoir une mondialisation qui bénéficie à sens unique aux entreprises qui peuvent tirer profit des paradis fiscaux.

Quant aux fondamentaux du pilier 1, et notamment le fait que l'on se concentre sur toutes les entreprises et pas seulement sur celles du numérique, ils font l'objet d'un accord bipartisan. Si vous regardez la dynamique politique, une quarantaine d'entreprises américaines entreraient dans le champ du pilier 1, ce qui limite drastiquement le lobbying des entreprises, et ce d'autant plus qu'une grande partie d'entre elles sont en réalité favorables à cet accord. Ne pas ratifier la convention fiscale et donc les principes du pilier 1 serait très négatif pour les États-Unis, ce qui laisse donc penser qu'il y aura bien ratification, que celle-ci intervienne dans les prochains mois ou dans un an ou deux ans. Je ne veux pas apparaître trop naïf, mais je suis en effet convaincu que nous ouvrons une nouvelle ère en matière de fiscalité internationale.

Pour terminer, les activités de transport maritime (shipping) sont bien exclues du pilier 2, mais pour la simple raison que ces activités font l'objet partout dans le monde de régimes fiscaux dérogatoires et que nous ne pouvions donc pas, à l'inverse, les inclure dans l'impôt minimum mondial. Deux exemptions (carve-out) sont également prévues pour le pilier 1, pour les activités extractives et pour les activités financières régulées.

Pour les activités extractives, cela se justifie par le fait que la rente liée à l'extraction appartient aux pays en voie de développement, ce dont conviennent l'ensemble des économistes. Les pays en développement ont demandé cette exception et c'est à raison qu'ils l'ont obtenue. Pour les activités financières régulées, la régulation, et notamment Bâle III, implique que les profits sont en général d'ores et déjà imposés dans le marché. Les États du Cadre inclusif ont donc considéré qu'il n'était pas nécessaire d'avoir une réallocation supplémentaire.

M. Christophe Pourreau. - Sur les aspects financiers et budgétaires des deux piliers et leurs conséquences pour la France, il est évidemment difficile de répondre très précisément.

Il est important de rappeler que si la France soutient cette réforme dans ses deux composantes, ce n'est pas, au premier abord, pour des raisons budgétaires ou financières. Pour le pilier 1, la France partageait le constat, qui était celui de nombreux États, qu'il y avait une discordance croissante et injustifiée entre les États où des entreprises très profitables exerçaient une activité, notamment la France pour ce qui concerne les entreprises du numérique, et les États où ces entreprises payaient des impôts. Cette discordance devait donc être corrigée. Il se trouve que ce serait, finalement, au bénéfice budgétaire de la France : les simulations effectuées sur les conséquences du pilier 1 tendent à montrer que les recettes tirées de la mise en oeuvre du pilier 1 seraient supérieures à celles tirées de la taxe sur les services numériques (TSN). Toutefois, au-delà de cet effet comptable, il y a vraiment une position de principe qui est défendue par la France, celle de l'adaptation des règles de la fiscalité internationale à la réalité des nouveaux modèles économiques.

Sur le pilier 2, la logique est similaire : l'idée n'était pas prioritairement de retirer des ressources budgétaires supplémentaires de la mise en oeuvre de ce pilier mais de mettre fin, dans l'organisation des grandes entreprises, à cette course à l'optimisation fiscale, qui conduit à des décisions de localisation qui sont pour partie indépendantes de la réalité économique et, plus globalement, à une compétition par les taux d'impôt sur les sociétés qui n'est pas saine et à laquelle il convenait d'imposer un plancher. La France n'a pas conduit ses négociations avec l'espoir de retirer tel ou tel volume de recettes fiscales. Il convient par ailleurs de bien distinguer les recettes attendues du pilier 2 de manière un peu statique, en première analyse, et ce qu'il en sera de manière dynamique, à la suite de l'adaptation des législations des différents États et de l'adaptation des comportements des entreprises. La différence entre les recettes initiales et les recettes finales sera sans doute conséquente.

Sur le premier pilier, relatif à la réallocation des droits d'imposer les entreprises les plus profitables, la recette qui en résultera est un solde entre, d'une part, les montants qui vont être réalloués à la France en tant qu'État de marché, et, d'autre part, les profits des quelques grands groupes français concernés qui seront réalloués aux États de marché. Il faut s'accorder dans le détail sur les règles de détermination des entités et des juridictions concernées et sur les formules de calcul qui seront utilisées pour déterminer la partie du profit qui sera extournée au bénéfice des Etats de marché. Du détail de l'accord dépendra le montant de ce solde pour la France.

Nous n'avons donc pas de chiffrage totalement indiscutable et qu'on peut rendre public sur le solde des recettes au titre du pilier 1. Différentes estimations ont été publiées, notamment par le Conseil d'analyse économique qui faisait état, dans une note du mois de juin 2021, d'un surplus d'assiette fiscale réallouée de quatre milliards d'euros et donc d'un surplus de recettes, compte tenu de notre taux d'impôt sur les sociétés, d'environ un milliard d'euros. C'est sans doute un ordre de grandeur assez proche de la réalité, même si on ne peut pas encore totalement le confirmer : il dépendra des modalités finales de l'accord. Ce solde serait toutefois supérieur aux recettes actuellement retirées de la TSN. Attention cependant à ne pas se contenter d'une simple comparaison entre ces deux chiffres : la TSN et le pilier 1 sont deux dispositifs bien différents dans leur champ et dans leurs modalités.

Sur le pilier 2, le chiffrage s'avère, là-aussi, très délicat. Les recettes connaîtront sans doute une dynamique décroissante, ce qui fait d'ailleurs partie des objectifs poursuivis par les États membres du Cadre inclusif. Il ne s'agit pas de prendre des recettes fiscales aux autres États, mais bien de mettre un terme à cette course à la baisse des taux d'impôt sur les sociétés.

On peut donc anticiper les réactions de certains États partis à l'accord qui vont plutôt vouloir corriger leur législation que voir leurs recettes fiscales collectées par d'autres États. Le Conseil d'analyse économique, dans la note précitée mais un peu datée sur cet aspect puisqu'il ne disposait pas des dernières données sur les carve-out, estimait que les recettes fiscales supplémentaires collectées par la France s'éleveraient, en statique, avant les corrections des autres Etats, à six milliards d'euros. C'est là également un ordre de grandeur plutôt réaliste, sachant que, dans ces six milliards d'euros, il y aurait une petite partie qui tiendrait aussi à des impositions supplémentaires au titre des filiales françaises des groupes français qui sont concernés par le champ du pilier 2. En effet, et notamment du fait des exigences du droit de l'Union européenne, cette imposition mondiale ne doit pas seulement s'appliquer aux filiales étrangères des sociétés des États membres mais aussi aux filiales domestiques.

Il est prévu, dans la proposition de directive européenne sur le pilier 2, de laisser la possibilité aux États dans lesquels des filiales sous-imposées seraient actives de collecter eux-mêmes cette différence d'imposition, non pas forcément seulement en prévoyant une hausse générale de leur taux d'impôt sur les sociétés, mais en prévoyant des dispositifs spécifiques propres aux entreprises qui sont dans le champ du pilier 2. C'est ce qui est désigné, dans la directive, sous le nom de domestic top-up tax, soit l'application d'un impôt supplémentaire national aux filiales nationales faiblement imposées pour atteindre le seuil de 15 %. L'Irlande a fait état de son intention d'introduire ce type de législation et on peut penser qu'elle ne sera pas la seule à le faire, ce qui réduira d'autant les recettes fiscales retirées par la France du pilier 2.

M. Claude Raynal, président. - Je vous remercie d'avoir participé à cette audition commune et de nous avoir informés des enjeux des piliers 1 et 2 du cadre inclusif de l'OCDE sur la fiscalité des multinationales.

La réunion est close à 12 h 35.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.