Jeudi 17 février 2022

- Présidence de M. Guillaume Chevrollier, président -

La réunion est ouverte à 11 heures 05.

Audition de Mmes Valérie Schmitt, directrice adjointe du département de la protection sociale à l'Organisation internationale du travail (OIT), Marie-Christina Dankmeyer, spécialiste changement climatique au sein du département de la protection sociale à l'OIT, Frédérique Dupuy, chargée de mission au sein du bureau de l'OIT pour la France, Sarah Gondy, conseillère technique du programme de l'OIT pour les emplois verts et de MM. Emmanuel Julien, directeur adjoint du département Entreprises et Jean-Louis Lambeau, conseiller technique au sein du département de la protection sociale à l'OIT

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Mesdames, Messieurs, vous représentez le département de la protection sociale et le département des entreprises au sein de l'Organisation internationale du travail (OIT), basée à Genève. Je vous remercie d'avoir accepté d'être auditionnés aujourd'hui par le Sénat dans le cadre de notre mission d'information.

Madame Valérie Schmitt, vous êtes directrice adjointe du département de la protection sociale de l'OIT, au sein duquel madame Marie-Cristina Dankmeyer est spécialiste du changement climatique et monsieur Jean-Louis Lambeau est conseiller technique.

Le département entreprises est représenté par monsieur Emmanuel Julien, directeur adjoint, et madame Sarah Gondy, conseillère technique du programme pour les emplois verts.

Enfin, madame Frédérique Dupuy, chargée de mission du sein du bureau de l'OIT à Paris, a facilité la tenue de l'audition et je l'en remercie.

L'accès à un niveau décent de protection sociale est reconnu en tant que droit essentiel de la personne par la Déclaration de Philadelphie de 1944 sur les buts et les objectifs de l'OIT.

Vous avez publié en septembre votre « Rapport mondial sur la protection sociale 2020-22 : La protection sociale à la croisée des chemins - bâtir un avenir meilleur ». Alors que la pandémie a provoqué une réponse sans précédent en matière de protection sociale, vous y indiquez que « les systèmes de protection sociale de tous les pays sont à la croisée des chemins, avec le besoin de se prémunir contre de futures crises mais aussi de lutter contre la problématique croissante des maladies chroniques et du vieillissement ». Nous serons intéressés d'entendre vos conclusions à ce sujet, particulièrement pour la France.

Par ailleurs, en 2018, l'OIT a publié son rapport sur « Emplois et questions sociales dans le monde 2018 : une économie verte et créatrice d'emplois ». Selon ce rapport, la transition écologique conduira à des pertes d'emploi, notamment dans les secteurs émetteurs de carbone, qui seront plus que compensées par des créations d'emplois dans des filières émergentes. Là encore, nous serons attentifs aux conclusions que vous en tirez, notamment sur la manière dont on peut accompagner cette transition.

Après votre propos liminaire, je vous poserai des questions, de même que les autres sénateurs qui participent, partiellement en visioconférence compte-tenu des circonstances sanitaires, à cette audition.

Un questionnaire vous a été adressé et je vous remercie par avance d'y répondre par écrit au cours des prochaines semaines.

Je vous cède la parole.

Mme Sarah Gondy, conseillère technique du programme pour les emplois verts. - Sur l'emploi et la transition écologique de façon générale, il faut différencier les types d'impacts socio-économiques liés au changement climatique. Se distinguent, d'une part, les impacts physiques, directement liés au changement climatique en lui-même, notamment le stress thermique et la montée du niveau des eaux, et, d'autre part, les impacts liés aux mesures de réponse et de transition. Ces mesures de réponse vont avoir certaines conséquences anticipées, mais aussi d'autres, inattendues et indirectes. Les premiers sont très clairement négatifs sur l'économie : potentielle perte de productivité, perte du niveau des emplois et perte de PIB en particulier. À l'inverse, les impacts de mesures de réponses sont plus différenciés pour les aspects sociaux et environnementaux et peuvent être positifs comme négatifs.

Concernant les impacts physiques, prenons l'exemple du stress thermique sur la productivité au travail. Nos études ont démontré qu'une hausse globale de 1,5 degré de la température d'ici à 2030 équivaudra au niveau mondial à une perte de 2,2 % du temps de travail, ce qui équivaut à 80 millions d'emplois à temps plein. Les effets sont différenciés au niveau des pays : par exemple, l'impact est assez faible sur le nord de l'Europe. Il n'en demeure pas moins que, si aucune mesure n'est mise en place d'ici quelques années pour limiter la hausse à 1,5 degré, les impacts seront plus marqués y compris en Europe.

Le changement climatique présente un réel risque financier et commercial pour les entreprises. La résilience de ces dernières est très importante dans ce contexte. Les entreprises résilientes face au changement climatique sont cinq fois moins susceptibles de licencier des travailleurs et ont beaucoup plus de chances d'avoir des ventes stables, avec également un impact sur leur efficacité et leur productivité, ce que nous avons constaté dans nos études sur la hausse de la température.

Intéressons-nous aux mesures de réponse sur l'emploi : la transition écologique a un impact très positif sur la création d'emplois. La mise en oeuvre de l'accord de Paris d'ici à 2030 pourrait créer dans le monde 24 millions d'emplois nouveaux grâce à la transition énergétique, alors qu'on aurait une perte de seulement 6 millions d'emplois. Cet impact est très marqué au niveau de l'Europe : la transition énergétique pourrait avoir un effet net de 2 millions d'emplois créés. Cela est d'autant plus le cas dans les secteurs liés à la production et à la consommation d'énergie durable comme les transports, l'éolien, le solaire, mais aussi pour toutes les activités en lien avec l'amélioration de l'efficacité énergétique, notamment des bâtiments.

Malgré un bilan général très positif, il ne faut pas masquer les impacts négatifs, dans certains secteurs, de la transition énergétique et écologique, notamment les secteurs fortement émetteurs de gaz à effet de serre comme (GES) l'extraction de ressources et l'aviation. Dès lors, avec le passage à une économie verte, certains métiers vont être redéfinis, voire remplacés par d'autres.

J'en arrive à la notion de transition juste, définie par le Bureau international du travail (BIT) comme l'accompagnement d'une action climatique ambitieuse associée à la création d'emplois et à la justice sociale, avec une approche centrée sur l'humain. Il s'agit de maximiser l'effet positif sur l'environnement en même temps que les effets sur les emplois et sur les revenus, en minimisant les impacts sociaux négatifs. Cette transition protège ainsi les personnes vulnérables.

En 2015, le BIT a développé, avec les partenaires sociaux et les gouvernements, les principes directeurs pour une transition juste. Il s'agit d'une feuille de route avec différents points d'entrée pour les politiques de transition juste, afin de soutenir l'action des gouvernements et des partenaires sociaux. L'objectif est d'avoir une cohérence au niveau des politiques sociales, climatiques et environnementales, avec des mécanismes de coordination efficaces au niveau institutionnel, le tout soutenu par un dialogue social à tous les niveaux. Les principes directeurs établissent neuf points d'entrées, qui se répartissent entre les politiques macroéconomiques et sectorielles, les politiques concernant l'emploi, sur le développement des entreprises, les compétences et le marché du travail, et les politiques concernant la protection sociale, avec la sécurité et la santé au travail.

Prenons l'exemple des politiques en termes de compétences : sur les emplois détruits, une partie importante, au niveau mondial, pourra être réallouée à des emplois verts ou durables. Cela nécessite d'identifier les compétences transférables, d'avoir des mécanismes de standardisation, de certification des compétences, des programmes de reconversion ainsi qu'un réel dialogue social pour soutenir ces processus.

Beaucoup de processus de transitions justes ont été mis en place. L'Allemagne a ainsi établi un accord tripartite pour la fermeture des mines de charbon de région de la Ruhr, par exemple. Le Danemark a fixé une date d'abandon des combustibles fossiles d'ici 2050 en parallèle de politiques d'accompagnement. Au Canada, une législation spécifique est en train d'être développée. Enfin, en France, des programmes spécifiques relatifs aux compétences pour les emplois verts ou encore la convention citoyenne pour le climat avec la mobilisation accrue des citoyens ont permis de développer un certain nombre de politiques de transition juste.

Il faut intégrer cette transition juste au coeur des entreprises, à la fois dans leurs objectifs ou dans le développement d'indicateurs, comme en témoigne le travail du World Benchmarking Alliance, mais aussi dans tout ce qui se rapporte à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), le tout accompagné par des politiques qui vont favoriser un environnement favorable à cette intégration de la transition juste. Il existe déjà des principes directeurs au niveau du BIT, de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), et même des lois en ce sens, comme l'illustre la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre en France.

Certaines entreprises ont déjà intégré le dialogue social sur la transition juste au coeur de leur stratégie et coopèrent avec le gouvernement et les syndicats. Par exemple, une compagnie danoise a développé un accord en Amérique du Nord avec un syndicat important dans le secteur de la construction pour assurer la transition des travailleurs de la construction vers l'éolien en mer. En France, Engie, avec son centre de formation des apprentis, a créé une académie des métiers de la transition énergétique pour accompagner les jeunes vers les métiers de la transition.

Je terminerai par les différentes actions et les programmes mis en place au niveau du BIT. Notre programme-phare de l'action climatique pour l'emploi, auquel la France participe activement, est une initiative multipartite lancée par le Secrétaire général des Nations unies et le directeur du BIT fin 2019. L'idée est d'avoir une alliance pour une action ambitieuse, la justice sociale et la création d'emplois. La France fait partie du conseil d'administration de l'initiative et la soutient financièrement à travers un partenariat, mis en place par le BIT.

L'initiative comporte tout d'abord un volet global centré sur l'innovation et la transition juste, particulièrement son financement. Le second volet est local, au sein des pays, et s'attache à développer au niveau des pays des programmes de soutien à la promotion de la transition juste. En outre, différentes agences des Nations unies, des représentants des travailleurs et des employeurs, les banques de développement mais également plusieurs pays sont membres de l'initiative.

Concernant l'évaluation des impacts, nous souhaitons vous présenter le réseau des institutions d'évaluation des emplois verts (GAIN) qui a été mis en place au sein du BIT. Ce réseau international de chercheurs, d'organismes de recherche et d'organisations internationales a pour objectif de mieux comprendre les effets des politiques vertes et du changement climatique sur l'emploi à travers le développement de méthodologies spécifiques. Ce sont des modèles économiques entrée-sortie qui permettent d'avoir des estimations chiffrées de l'impact des politiques vertes sur l'emploi.

Ces modèles et leurs analyses font l'objet d'échanges réguliers avec les décideurs politiques et les partenaires sociaux. Ce n'est pas de la recherche pour la recherche : il s'agit de définir des options de politique publique et des actions pour soutenir la transition juste.

Il existe par ailleurs plusieurs programmes d'appui aux pays dans la formulation de stratégies nationales pour les emplois verts. Dans le cadre de l'initiative action climatique pour l'emploi et grâce au soutien de la France, nous disposons par exemple d'un projet spécifique sur la dimension sociale de la transition énergétique en Côte d'Ivoire, au Sénégal, et au Nigéria. Un centre de formation sur les emplois verts a ainsi été lancé à Abidjan en novembre 2021.

Nous agissons aussi en appui à l'innovation. L'OIT a lancé son tout premier défi pour l'innovation et la transition énergétique juste. Un mécanisme d'innovation pour les entreprises les aide aussi à faire émerger des solutions durables pour promouvoir un travail décent.

Enfin nous disposons au BIT de tout un volet de cours et de formations sur les emplois verts et la transition écologique, ouverts aux secteurs public comme privé.

M. Emmanuel Julien, directeur adjoint du département des entreprises. - La principale mission de l'OIT, depuis sa création en 1919 par le traité de Versailles, est de faire de la régulation internationale. L'OIT poursuit trois objectifs principaux qui recoupent largement la thématique de la transition juste : protéger les travailleurs dans le monde, assouplir la relation entre les travailleurs et les employeurs dans une perspective de renforcement de paix, et amener les conditions de concurrence économique internationale à un niveau socialement acceptable.

Deux outils principaux concourent à cette régulation. Le premier, ce sont les conventions internationales du travail, dont 190 ont été adoptées depuis la création de l'OIT, la dernière l'ayant été en 2019 sur le harcèlement et la violence au travail. Ces conventions ont valeur de traité : elles entrent dans l'ordre juridique interne des pays lorsqu'elles sont ratifiées. Le deuxième outil dont nous disposons, ce sont les recommandations internationales du travail : nous en avons adopté 206 depuis la création de l'institution. Le degré d'obligation, et par conséquent l'impact sur les systèmes nationaux, est moins fort. Elles peuvent donc aller un peu plus loin que les conventions.

Une deuxième mission, qui s'est créé progressivement à l'OIT, est d'aider les gouvernements à mettre en place des politiques au-delà de l'application des conventions dans l'ordre juridique, par exemple en coopérant avec les États dans la mise en place des conventions internationales du travail, en mettant en place des politiques sociales orientées vers l'emploi et vers la formation, ou en renforçant les capacités administratives des pays, par exemple en créant une administration du travail. Nous travaillons aussi avec des outils hybrides, ni programmes ni convention, comme la déclaration sur les principes et les droits fondamentaux au travail de 1998, qui dispose d'un mécanisme de suivi spécifique, la déclaration sur les entreprises multinationales de 1977, avec là aussi un mécanisme de suivi, ou encore les lignes directrices sur la transition juste, adoptées en 2016.

Notre troisième mission, c'est la recherche. Notre département de la recherche est composé d'une quarantaine de personnes et il interagit avec les politiques que nous recommandons, notamment sur la question de la transition.

Enfin nous effectuons beaucoup de coopération technique pour le développement, mise en oeuvre dans nos bureaux locaux, nationaux et régionaux.

La structure de l'OIT est tripartite, représentant les trois acteurs du marché du travail, et son organisation est aussi triple. Il y a tout d'abord un bureau, le BIT, secrétariat de l'organisation, dirigé par un directeur général, M. Guy Ryder. Nous disposons aussi d'un conseil d'administration composé de 56 membres représentant 28 gouvernements, 14 organisations patronales et 14 organisations syndicales nationales, qui recommandent notamment l'adoption du budget. Enfin, une conférence internationale du travail se réunit tous les ans, normalement en juin, et adopte les recommandations, le programme et le budget de l'organisation.

Quelques chiffres pour terminer cette présentation. L'OIT est une organisation relativement petite au sein de l'Organisation des Nations Unies (ONU). Environ 3 000 personnes y travaillent, dont 40 % au siège à Genève et 60 % dans une cinquantaine de bureaux dans le monde. Notre budget est biennal et s'élève à environ 850 millions de dollars, soit 800 millions d'euros. Notre programme s'articule autour de huit grandes priorités politiques, dites « résultats », parmi lesquelles deux sont représentées dans la discussion d'aujourd'hui : un sur les entreprises durables, le résultat 4, géré par le département des entreprises, et un autre sur la protection sociale, géré par le département de la protection sociale. Chacun de ces départements possède un budget régulier d'environ 50 millions de dollars et nous avons, comme dans toutes les organisations onusiennes, un budget extra régulier, d'un montant à peu près équivalent, alimenté par des fonds que nous collectons auprès de donateurs ou d'autres organisations internationales.

Le département des entreprises compte environ 75 personnes ici à Genève, auxquels s'ajoute une dizaine de spécialistes positionnés dans autant de bureaux dans le monde. Il est composé de six équipes. Une moitié des effectifs travaille dans l'équipe consacrée aux PME, puisque c'est là que se jouent les grands défis sociaux dans le monde. Les autres équipes s'occupent respectivement des finances sociales, des emplois verts, des entreprises multinationales, avec un fort volet RSE, du développement des coopératives, et de l'extension des programmes d'assurance contre les accidents du travail.

M. Jean-Louis Lambeau, département de la protection sociale. - La protection sociale doit être considérée comme un appui et une condition au développement de la transition juste. Cette protection sociale s'est révélée utile face au changement climatique et à la transition, par exemple lors de la fermeture de mines de charbon, contre des inondations, en matière d'économie verte de digitalisation ou d'énergies renouvelables.

Voyons quelques principes généraux. Il existe bien sûr des documents-cadres et les grandes stratégies de la transition juste et de la protection sociale universelle. Plus spécifiquement, la protection sociale, dans le contexte du changement climatique, doit être intégrée à d'autres politiques et faire partie d'une stratégie d'ensemble qui comprend des éléments liés au travail mais aussi à la réponse aux désastres ou aux politiques environnementales.

Par ailleurs, le système de protection sociale a un système hybride de financement à travers des mécanismes contributifs et non contributifs. L'approche doit être centrée sur l'être humain, grâce au dialogue social et à une représentation tripartite avec des organisations représentatives et la société civile, mais aussi sur des politiques d'inclusion spécifiques : on évoque la nécessité d'un nouveau contrat social associé au changement climatique. Le genre et l'inclusion sont essentiels.

Il n'y a pas de taille unique : chaque système de protection sociale doit être adapté aux caractéristiques propres du pays et des populations qui y vivent. Il n'y a donc pas une solution universelle mais plutôt des processus qui mènent à des solutions sur mesure pour les différents pays. C'est d'autant plus important en matière de changement climatique, où nous raisonnons sur le long terme et où nous sommes dans un processus itératif d'adaptation et de mise en adéquation.

L'approche de l'OIT en matière de changement climatique s'inscrit dans les accords de Paris et s'appuie sur trois piliers, que doit soutenir la protection sociale : l'adaptation au changement climatique, l'atténuation de ses effets et la construction de systèmes universels et résilients.

Concernant l'adaptation, on parle des phénomènes adverses du changement climatique, le niveau de l'eau qui monte, les désastres, les conflits. Ces chocs covariés sont un défi pour la protection sociale, de même que le phénomène croissant de la mobilité humaine, que ce soit les migrations ou déplacements, temporaires ou planifiés. Il y a là tout un champ de travail à explorer. La perspective positive de l'adaptation est celle d'une transformation sociétale.

Le problème est différent pour l'atténuation : il faut accompagner les personnes affectées par ces politiques mêmes, comme l'augmentation du prix de l'énergie ou les pertes d'emploi. De plus, encourager l'entrepreneuriat dans l'économie verte est primordial, aussi bien pour l'adaptation que l'atténuation.

Enfin, sur la résilience des systèmes, ceux-ci doivent être universels, couvrant de façon adéquate toute la population, mais aussi physiquement résistants. Par exemple, les systèmes d'information et les bases de données numériques doivent être protégés. Cela englobe aussi la protection physique des bâtiments et des ressources humaines. Enfin, le financement de cette contrainte supplémentaire est un élément central.

Les pays sont inégalement exposés aux risques liés à l'atténuation et à l'adaptation. L'atténuation touche avant tout les pays producteurs d'énergie fossile, particulièrement les États-Unis. En revanche, l'adaptation, risque le plus important, touche particulièrement l'Amérique latine, l'Afrique et l'Asie du Sud et du Sud-est. À cet égard, la corrélation est très nette entre l'absence de protection sociale et le risque associé au changement climatique. Cela laisse donc à penser que ces deux champs de la politique doivent travailler ensemble.

Le cadre normatif de l'OIT en matière de protection sociale est fondé sur la convention 102, qui définit les neuf branches liées au cycle de vie et la stratégie d'extension de la protection sociale. Au regard du risque climatique, il faut donc l'augmenter. À cet égard, la recommandation 202 relative aux socles de protection sociale a une dimension verticale de cette stratégie d'expansion, qui correspond au fait d'augmenter les services accessibles par la protection sociale, avec des prestations supplémentaires, dites top-ups, en cas de situation particulière. Elle a aussi une dimension horizontale, qui est d'aller vers les personnes qui ne sont pas protégées. C'est sur cet axe que nous travaillons.

En complément de ce que disait Sarah Gondy, les gaz responsables du réchauffement climatique sont majoritairement émis par le secteur de l'énergie, largement basé encore aujourd'hui sur les énergies fossiles. Des migrations d'emploi auront lieu de secteurs vers d'autres : il est nécessaire d'évaluer précisément l'impact sur chaque secteur de la transition, en matière de coûts et de protection sociale.

La corrélation directe entre consommation d'énergie et volume de l'économie, exprimé par le PIB, est ancienne et connue. Or, nous souhaitons faire décroître l'utilisation des énergies fossiles : peut-être sera-ce le cas de la courbe du PIB également. Nous avons déjà dépassé le pic de disponibilité des énergies fossiles. La sobriété est nécessaire et sera un élément de plus en plus important dans la protection sociale.

En matière d'atténuation, il faut soutenir les personnes affectées par les changements : assurance chômage, mais aussi assurance santé et pensions. En termes de logement, les allocations pour le chauffage, dans la mesure où elles favorisent des dispositifs plus efficaces énergétiquement parlant. Je pense aussi au transport.

Des possibilités concrètes de transition, par exemple autour du secteur des forêts, existent aussi : reboisement, utilisation de la biomasse, etc.

La protection sociale est donc un catalyseur et un facilitateur des politiques d'atténuation, ce qu'illustre la crise des gilets jaunes, liée au coût de l'énergie.

Ainsi, le green deal de l'UE a créé un fonds pour aborder ces questions sociales liées à l'atténuation et à la transition juste. Soyons réalistes face à la transition : celle-ci posera de vraies difficultés alors que, indépendamment du changement climatique, les énergies fossiles disparaîtront dans deux ou trois générations, d'ici à 2050 ou à 2100. Elle aura un coût social.

Je pense aussi à Engie, qui a fermé des mines de charbon en Australie : le Gouvernement local a pris en main un dialogue social pour favoriser la retraite anticipée dans d'autres installations similaires, pour laisser des emplois au personnel de la structure fermée. Au Brésil, une garantie de revenus dans le domaine de la pêche, financée par la fiscalité, permet de renouveler les cheptels de pêche.

Un autre point, plus original, mais important, est celui des fonds d'assurance sociale : ils sont de plus en plus poussés vers l'économie verte. Je pense par exemple au challenge de Bonn sur la reconstruction de forêts. Je précise que des pays en développement, notamment en Afrique, développent des programmes similaires. Des fonds d'assurance peuvent aussi travailler conjointement dans le sens de la responsabilité sociale, mais aussi de la bonne gestion des risques liés au changement climatique. C'est aussi un élément de protection des travailleurs, qui financent ces fonds.

Les mesures d'urgence liées à la crise sanitaire, comme au Mozambique, sont l'occasion d'étendre la protection sociale. Cela a lieu de manière horizontale, avec l'enregistrement de nouveaux bénéficiaires pour les mesures supplémentaires. D'autre part, ces dernières s'ajoutent aux bénéfices habituels : c'est la dimension verticale de l'extension, en l'espèce un programme de versements équivalents à trois mois de chômage. L'urgence est aussi une occasion de mobiliser le dialogue social : il ne faut pas négliger la participation tripartite à la définition des programmes de protection sociale.

Dernier exemple, sur l'adaptation : l'assurance santé des Philippines, dont l'usage de la protection sociale face au changement climatique est remarquable, a permis une subvention aux hôpitaux pour dispenser des soins gratuits durant l'épidémie de covid-19.

Au Kenya, on observe des approches paramétrique et anticipative. Des mécanismes habituellement associés au changement climatique sont repris en matière de protection sociale, avec notamment en matière de sécheresse un paiement délivré avant le choc, déclenché par des indicateurs comme la température. Ces démarches valent la peine d'être approfondies.

Ainsi, le changement climatique a un rôle fondamental dans la création des inégalités, et la protection sociale est un moyen de lutter contre ces dernières. Des pays garantissent une égalité de traitement à toute personne présente sur le territoire, y compris immigrée : alors que les migrations vont augmenter à cause du changement climatique, il est primordial que la protection sociale soit portable pour les personnes changeant de pays.

Nous travaillons avec la France sur le changement climatique, notamment avec l'AFD et la délégation aux affaires européennes et internationales (DAEI) du ministère du travail. Je ferai référence à l'initiative, sous l'égide du partenariat pour la protection sociale universelle, d'un groupe de travail sur ce thème.

Mme Valérie Schmitt, directrice adjointe du département de la protection sociale de l'OIT. - Les exemples donnés par Jean-Louis Lambeau montrent que les systèmes de protection sociale facilitent la transition écologique et protègent la population dans les pays qui en disposent. Cependant, tous les pays n'en sont pas dotés : notre priorité est donc d'appuyer les États membres de l'OIT à développer leur protection. C'est le sens du programme Phare, qui est déployé dans plus de 50 pays.

En plus de ce travail de fond, notamment avec la France, il faut s'assurer que les systèmes de protection sociale eux-mêmes sont bien gérés et intègrent le risque devenu certitude du changement climatique. Pour faciliter ce changement de cap, le programme Phare comporte un axe thématique pour appuyer les pays dans l'adaptation de ces régimes et leur utilisation.

Autre élément, l'accélérateur mondial sur l'emploi et la transition sociale pour une transition juste, nouvelle initiative de l'ONU, a pour objet de faciliter une reprise économique à visage humain et d'accélérer l'atteinte des objectifs de développement durable (ODD), mise à mal par la crise de la covid-19. Le Secrétaire général des Nations-Unies a lancé cet accélérateur en septembre, et le BIT le coordonne.

Il repose sur trois axes de travail. Le premier est l'intégration des politiques et stratégies nationales, avec un appui aux États pour créer des synergies entre elles. Dans ce cadre, le lien entre protection sociale et transition juste y a toute sa place.

Le deuxième porte sur le financement : les risques climatiques ont un coût, et il faut davantage investir dans la protection sociale et des emplois décents. Nous appuyons les pays pour bâtir leur politique de financement et nous assurons de l'orientation dans le même sens des aides internationales reçues.

Le troisième est la coopération multilatérale, qui doit s'améliorer, avec davantage de dialogue entre les organisations chargées de l'appui aux politiques et celles chargées des financements, au niveau des pays comme au niveau global.

Enfin, une facilité d'appui technique est en cours de mise en place au niveau du BIT. Nous espérons travailler avec des pools d'experts comme Expertise France pour appuyer les pays dans le déploiement de l'accélérateur.

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Je vous remercie pour votre présentation, complète et intéressante, et qui m'inspire plusieurs questions.

Sur la modélisation des gains et des pertes dans les différents secteurs d'emploi, quelle est la proportion d'emplois perdus facilement reconvertibles en raison de qualifications réutilisables des personnes concernées ?

Sur les secteurs perdant des emplois, vous avez donné des exemples de mesures prises une fois les entreprises ou les sites fermés. Quels mécanismes envisagez-vous pour anticiper la reconversion de ceux qui y travaillent avant même de décider d'une fermeture ? Je pense notamment au niveau individuel, par exemple, d'une personne décidant de se reconvertir.

Avez-vous des données, pays par pays, sur la préparation du secteur de l'emploi, et en particulier pour la France ?

Dans le cadre du GAIN, avec qui travaillez-vous au niveau français et quel appui le Gouvernement français a-t-il donné à l'équipe emplois verts du département entreprises ?

Parmi les secteurs de l'économie, vous n'avez pas mentionné l'agriculture, qui génère pourtant 20 % des GES et une pollution chimique : avez-vous des analyses sur ce secteur, et sur d'autres, moins émetteurs de GES mais à l'origine d'autres types de pollution, chimiques et autres ?

Le mécanisme d'alerte précoce du Kenya, que vous avez mentionné, est-il transposable pour la France malgré des conditions climatiques différentes ? Je pense notamment à la gestion des inondations.

Vous avez enfin montré une corrélation entre protection sociale et vulnérabilité à l'adaptation et à l'atténuation. Y a-t-il une causalité dans un sens ou l'autre ?

M. Jean-Louis Lambeau. - L'approche anticipative est un champ émergent de connaissances. On sait peu de choses et il y a peu de recherches sur l'association entre changement climatique et protection sociale, mais on observe quelques essais. L'approche paramétrique est développée par des sociétés très exposées aux changements du climat et du thermomètre. C'est comme cela qu'on en arrive à la prévention des sécheresses, qui relève au départ de la prévention de désastres. La protection sociale s'est en est rapprochée pour aboutir à ce qu'on appelle l'approche paramétrique, selon laquelle un indicateur déclenche une réaction.

Les bénéfices de cette approche sont tangibles en termes d'économies mais aussi d'impact. Cette anticipation protège ainsi mieux la communauté tout en préservant l'économie nationale. Dans ce contexte, les assurances développent elles aussi des approches en ce sens. Il y a des complémentarités à établir, je mentionne notamment la réassurance paramétrique, cofinancée par des gouvernements et des institutions comme l'ONU ou le PAM ainsi que des ONG. Elles financent des plans de contingence activés dès lors que certains indicateurs sont dépassés. Ce serait applicable à la France, par exemple, pour les vagues de chaleur.

Mme Sarah Gondy. - Sur les modélisations et les emplois facilement reconvertibles, nous avons réalisé certaines analyses dans le cadre de l'accord de Paris. Nous vous ferons suivre nos données.

En revanche, nous n'avons pas d'éléments sur la France spécifiquement. Nous partons souvent de données globales, comme dans notre rapport de 2018. Nous lançons des analyses en fonction de la demande des membres de l'OIT et des moyens que nous recevons, mais, à ma connaissance, il n'y en a pas eu pour la France.

Sur l'accompagnement anticipé, il s'agit d'aller au-devant des mesures de fermeture ou de restructuration et d'accompagner les travailleurs et les entreprises au plus tôt. C'est tout l'intérêt des politiques centrées sur les compétences, pour anticiper le plus possible les changements.

Sur le réseau GAIN, il n'y a pas d'institution française impliquée. Toutefois, il reste ouvert et des chercheurs et institutions français peuvent le rejoindre s'ils sont intéressés. Il y a donc peu de démarches avec la France, même si nous avons eu des contacts avec le monde académique et de la recherche en France.

Sur l'agriculture, nous étudions bien ce secteur, qui prend de l'ampleur dans nos travaux, tout comme les questions de pollution au-delà des GES, notamment la biodiversité. Nous avons rédigé un rapport commun avec le World Wildlife Fund (WWF) sur ces questions.

M. Jean-Louis Lambeau. - Je rebondis sur la question de l'anticipation, qui est déjà une forme de réponse réactive. Le changement climatique, processus évolutif, a des répercussions croissantes que nous ne pouvons pas toutes anticiper. Or, la protection sociale fonctionne selon la fréquence des évènements : on observe peut-être une évolution de paradigme dans le sens où anticiper sur la base du passé ne suffit plus. Il faut passer à la planification et à la prévention.

La protection sociale et les politiques sociales et environnementales doivent donc aller dans le sens de la planification à long terme, sur la base d'une collaboration avec les milieux académique et de la recherche. Il faut réfléchir dès maintenant à ce qui se passera dans 50 ans.

Quant à la vulnérabilité, elle y est liée. La protection sociale, de façon croissante, se révèle comme un instrument majeur pour garantir une protection minimale des personnes.

Au fond, la protection sociale relève d'une relation contractuelle entre l'État, les citoyens et les forces productives. Dans le contexte du changement climatique, il faut réfléchir à ce que tout citoyen peut demander à l'État et à ce que l'État peut lui apporter en termes de garanties de protection. Les problèmes de financement et les risques vont augmenter : jusqu'où peut-on garantir, et quoi ?

Mme Mélanie Vogel, rapportrice. - Je vous remercie pour vos propos, très intéressants et très clairs.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 30.