Mercredi 4 mai 2022

La réunion est ouverte à 9 h 30

- Présidence de M. Christian Cambon, président -

Audition de M. Joël Barre, délégué général pour l'armement

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le délégué général, merci de vous être rendu disponible pour cette audition, qui vise plus particulièrement à faire le point sur le domaine capacitaire. Depuis votre dernière audition ici, le 27 octobre dernier, le contexte sécuritaire européen a basculé du fait de la guerre lancée par la Russie en Ukraine le 24 février. Cette guerre s'inscrit maintenant dans la durée. L'assistance militaire occidentale à l'Ukraine s'accroît, tandis que les buts de guerre russes demeurent assez flous.

Face à ces événements, de nombreuses questions nous interpellent. Tout d'abord, alors que les États-Unis ont promis 20 milliards de dollars supplémentaires d'aide militaire à l'Ukraine, l'assistance française monte, elle aussi, en puissance. Selon les nouvelles qui nous ont été transmises, la France fournit notamment à l'Ukraine des missiles d'infanterie légers antichars (Milan), des missiles transportables antiaériens légers (Mistral) et des camions équipés d'un système d'artillerie (Caesar), ce dont le Président de la République a fait état. Il a par ailleurs indiqué que cet appui serait appelé à se renforcer.

Il vous sera sans doute difficile de nous dire dans quelle direction cela se fera, mais peut-être pourrez-vous néanmoins nous apporter des précisions sur les amputations générées par ces livraisons dans les dotations de nos armées. Nous ne pouvons en effet donner que des armes dont nous disposons dans nos stocks, et il est important de voir comment les lacunes ainsi engendrées seront comblées, sachant que la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a régulièrement mis en avant les difficultés qui se présentaient dans ce domaine, difficultés bien antérieures au début de la guerre en Ukraine. Quel impact ces livraisons d'armes importantes risquent-elles donc d'avoir sur nos propres capacités et nos propres réserves ?

Cette guerre entraîne par ailleurs des augmentations conséquentes des prix et des délais d'approvisionnement pour certaines ressources. Quelle est exactement la situation et quels en sont les impacts sur les programmes d'armement ? Faut-il s'attendre à des augmentations de coût ou à des retards significatifs dans tel ou tel programme et, le cas échéant, quels seraient les programmes concernés ? Quelles sont les actions menées par la Direction générale de l'armement (DGA) pour aider les entreprises les plus affectées par cette situation ? Plusieurs entreprises, notamment petites et moyennes, font en effet état de difficultés en la matière dans nos territoires.

Au-delà de ces perspectives inquiétantes de court terme, la guerre en Ukraine constitue une rupture dans le monde post-guerre froide. Dans ce contexte, « l'ambition 2030 », définie par la loi de programmation militaire (LPM) en cours, s'avérera-t-elle suffisante ? Le risque de conflit de haute intensité, désormais bien réel, n'aura-t-il pas des conséquences que nous devons d'ores et déjà mettre en perspective ?

Ce risque était anticipé depuis déjà quelques années, mais certainement pas à un horizon aussi proche. Il nous apparaît, de manière assez consensuelle, que la remontée en puissance de nos armées doit, dès lors, s'accélérer. Quelles actions préconisez-vous, en particulier s'agissant des stocks de munitions, qui sont un enjeu de première importance ?

Enfin, des questions se posent également concernant les coopérations européennes. Plusieurs pays européens ont annoncé des augmentations de leurs budgets de défense, à commencer par l'Allemagne qui mobilise la coquette somme de 100 milliards d'euros pour moderniser ses armées. Toutefois, cet effort ne semble pas entraîner mécaniquement une relance des programmes que nous menons en coopération. C'est même le contraire qui pourrait se produire, du fait de la relance de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et du resserrement des liens avec les États-Unis.

Pourriez-vous faire un point sur les programmes de coopération, en particulier sur le système de combat aérien du futur (SCAF), qui nous inquiète toujours ? D'après les informations que nous avons recueillies, le blocage demeure entre la France et l'Allemagne. Airbus ne lâche rien sur les commandes de vol qu'il veut codévelopper avec Dassault Aviation, en contradiction avec les équilibres initiaux. Je rappelle qu'Airbus, c'est-à-dire l'Allemagne, a le leadership sur cinq des sept piliers du programme. L'Allemagne apparaît aussi comme leader sur l'Eurodrone et le Main Ground Combat System (MGCS) ou « char du futur ». Ceci nécessite de notre part - particulièrement de la part du Président de la République qui se rendra sans doute à Berlin après sa prise de fonctions - un langage de clarté. La question est de savoir si les choix qui ont été posés pourront être mis en application. Ce sujet, occulté par la guerre en Ukraine et la campagne présidentielle, suscite donc incertitude et inquiétude.

M. Joël Barre, délégué général pour l'armement. - S'agissant tout d'abord de la crise en Ukraine, nous contribuons, par l'intermédiaire de nos armées, à des cessions de matériels dont certains font l'objet de commandes. Ainsi, dès le mois de mars, nous avons commandé des systèmes optroniques, notamment des jumelles de détection nocturne, auprès de Thales et de Safran. Ces matériels ont été livrés fin mars ou début avril. Nous contribuons également à la livraison, annoncée par le Président de la République, de canons CAESAR qu'il a fallu adapter pour les rendre compatibles des systèmes de commandement ukrainiens, par le biais d'un contrat passé avec Nexter.

Nous participons aussi au déploiement des matériels nécessaires au groupement tactique interarmés (GTIA) mis en oeuvre en Roumanie.

Il nous faut par ailleurs répondre à ce que nous appelons des « urgences opérations », afin de doter nos armées des capacités dont elles ont besoin pour faire face au conflit en Ukraine. Le système « adaptation réactive pour la lutte anti-drones » (Arlad) en fait partie. L'enjeu est de doter les véhicules de l'avant blindés (VAB) d'un radar de détection anti-drones et d'un effecteur capable de détruire les drones - une mitrailleuse de 12,7 millimètres - qu'il est prévu de doter également d'une capacité de lancement de grenades.

Nous avons aussi procédé au profit de nos forces à des actions d'accélération dans le domaine du renseignement, en particulier concernant le déploiement des avions légers de surveillance et de renseignement (ALSR). Les deux premiers avions ont fait l'objet d'une mise en service opérationnelle en mars dernier. Nous avons aussi accéléré la recette en vol de la capacité de renseignement électromagnétique spatiale (Ceres), lancée fin 2021, en cours de première utilisation. Nos services de renseignement ont pu déjà profiter des premières capacités de ces satellites.

Nous avons en outre renforcé notre capacité d'expertise. Les modes d'emploi des matériels doivent en effet être adaptés et élargis au fur et à mesure de leur utilisation, à l'aune d'avis techniques fournis aux armées. Un processus dit d'urgence technique a été créé en ce but, qui a déjà concerné notamment des obus, ainsi que les domaines d'emport des missiles Meteor et des missiles d'interception, de combat et d'autodéfense (MICA).

Nous avons également pris en compte la nécessité de renforcer la surveillance de notre base industrielle et technologique de défense (BITD), dans la ligne de ce que nous avions mis en place au cours de la crise du covid-19.

J'en viens à présent aux enjeux capacitaires relatifs aux conflits de haute intensité.

À mi-parcours, le bilan de la mise en oeuvre de la LPM 2019-2025 apparaît comme relativement satisfaisant s'agissant de la livraison aux armées de matériels de modernisation et du renforcement de leurs capacités. La mise en oeuvre du programme Scorpion, concrétisée par la mise en service de Griffons dans le cadre de l'opération Barkhane, en témoigne. La livraison des premiers Jaguar et des premiers Serval est également intervenue. Leur évaluation technico-opérationnelle par l'armée de terre est en cours, l'objectif étant de les exploiter dès 2023.

S'agissant de notre armée de l'air et de l'espace, nous avons déployé le standard F3-R du Rafale, qui peut emporter les nouveaux missiles air-air à longue portée Meteor, particulièrement performants lorsqu'associés à un radar à antenne active.

Dans le domaine naval, le sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) Suffren, issu du programme Barracuda, dispose d'une capacité de lancement de missiles de croisière navals (MDCN).

Dans le domaine des avions de transport, nous avons également démontré l'efficacité de l'A400 M et du Multi Role Tanker Transport (MRTT) dans le cadre de l'évacuation de Kaboul en août 2021. Nous avons renouvelé nos capacités satellitaires en orbite au moyen du lancement des deux premiers satellites à composante spatiale optique (CSO), pour ce qui concerne l'observation et l'imagerie, et du lancement du premier satellite de nouvelle génération des télécommunications, Syracuse 4A. Les satellites Ceres ont aussi été lancés dans le cadre de leur première utilisation sur le front de l'est.

Sur le plan de la dissuasion, cinq essais ont été réalisés depuis 2017, portant à la fois sur notre composante nucléaire océanique et sur notre composante nucléaire aéroportée, qui se sont tous traduits par des succès, démontrant ainsi la crédibilité de notre force.

Enfin, nous avons élargi notre activité dans l'ensemble des champs de conflictualité : l'espace, la cyberdéfense, la cybersécurité, et le champ informationnel. Nous venons en outre de lancer une opération de capacité exploratoire de maîtrise des fonds marins.

Il reste deux points de difficulté sur lesquels il faut continuer à progresser, à la lumière des perspectives de conflits de haute intensité. Il s'agit du maintien en condition opérationnelle de nos équipements, de la performance des disponibilités, en particulier pour les aéronefs, et de la mise à niveau des stocks de munitions et de rechanges.

Au total, 1 150 aéronefs sont en service dans nos armées, de 41 types. Il conviendra de simplifier le nombre de types d'aéronefs utilisés, dans la ligne du déploiement de l'hélicoptère interarmées léger (HIL) Guépard. Cependant, depuis 2018, nous avons gagné cinq à dix points de disponibilité sur l'ensemble des matériels aéronautiques, notamment sur les Rafale, - sur lesquels nous atteignons une disponibilité de 60 % -, les A400 M, - disponibles à 40 %, via une augmentation du nombre d'heures de vol annuelles de 400 à 620 heures - et les Tigre - par l'ajout de dix appareils disponibles supplémentaires entre 2019 et 2022, soit une disponibilité de 35 %.

Ce n'est pas suffisant. Je rappelle néanmoins que nous avons lancé l'exercice de renforcement du maintien en condition opérationnelle de nos aéronefs via la mise en oeuvre de la verticalisation des marchés de soutien en 2018. Les armées ont remis à plat quant à elle leurs organisations et leurs moyens en matière de soutien opérationnel en 2019 et 2020.

Ces efforts sont toutefois pénalisés par les chantiers capacitaires induits par les améliorations successives apportées à nos avions et à nos hélicoptères. Le standard F5 du Rafale devrait également être en préparation à partir de 2023.

J'en viens ensuite à la question des stocks de munitions. La LPM prévoit une allocation de 7 milliards d'euros pour la régénération des munitions. Cet effort a été accéléré lors de l'actualisation de 2021, au moyen de la programmation de 110 millions d'euros supplémentaires. Plusieurs catégories de munitions ont été complétées de nouveau, en particulier dans le domaine de l'armement air-sol et des obus de 155 millimètres. Nous avons également sécurisé un certain nombre de filières de production de bombes et de corps de bombes. Les programmes de rénovation à mi-vie des munitions complexes de type missile comme le système de croisière conventionnel autonome à longue portée (SCALP), l'Aster ou le MICA sont par ailleurs en cours. S'y ajoute le développement des missiles de nouvelle génération que sont le missile d'interception de combat et d'autodéfense de nouvelle génération (MICA-NG) ou l'Aster 30 Block 1 « nouvelle technologie » (B1NT). De plus, des stocks de nouveaux missiles comme le MDCN et le missile moyenne portée (MMP) sont en cours de constitution.

Ces différentes actions permettent une remontée en puissance progressive de nos stocks de munitions, qui s'apprécie à l'aune de nos besoins. Il apparaît nécessaire d'accélérer ce processus. Un comité directeur du domaine capacitaire des munitions s'est tenu le 7 avril dernier avec nos armées, à l'occasion duquel plusieurs actions ont été décidées.

Nous avions reconnu en 2017 que les rechanges avaient constitué le parent pauvre des arbitrages budgétaires intervenus dans le cadre des lois de programmation militaire antérieures. Ceci a rendu la disponibilité de ces rechanges insuffisante et trop incertaine. Cette situation est en cours de révision.

Nous devons également veiller à nos capacités industrielles. Il faut qu'elles puissent réaliser ces munitions, ces rechanges et monter en cadence lorsque cela est nécessaire en particulier en cas de crise. Nous avons donc besoin d'une BITD robuste. Je rappelle qu'elle repose sur un modèle économique doté de trois piliers. Le premier est la commande publique, largement à la hausse du fait de la mise en oeuvre de la LPM 2019-2025. Ainsi, les crédits de paiement annuels du programme 146 s'élèvent à environ 15 milliards d'euros, contre 10 milliards d'euros en 2017, soit une hausse de 50 % en cinq ans. Le deuxième pilier est l'exportation. À ce titre, les succès remportés par le Rafale et les frégates de défense et d'intervention (FDI) sont à saluer. Le montant de commandes devrait s'élever à plus de 60 milliards d'euros sur 2017-2022, soit une moyenne annuelle de plus de 10 milliards d'euros. Enfin, le troisième pilier de la BITD est sa nature duale. Elle doit avoir une activité civile partout où cela est possible, pour garantir la durabilité de son activité.

Nous menons trois types d'action à l'égard de notre BITD. Nous continuons tout d'abord à surveiller la santé financière de nos industries, en particulier pour les chaînes d'approvisionnement des petites et moyennes entreprises (PME) sous-traitantes de grands maîtres d'oeuvre. Nous devons améliorer la sécurisation de nos approvisionnements en matières critiques - composants, matières premières. Nous devons surveiller aussi le contexte normatif. Nous voyons en effet se propager un certain nombre de règles environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) qui ont tendance parfois à ostraciser l'industrie de défense. Des rapports d'organismes rattachés à l'Union européenne proposaient ainsi d'exclure de la labellisation ESG toute entreprise qui aurait un chiffre d'affaires supérieur à 5 % dans le domaine de la défense, ce qui est évidemment inacceptable à nos yeux. La vigilance est de mise sur ce point, en espérant que ces exercices de taxonomie qui se déroulent à Bruxelles ne conduisent pas à des conclusions trop négatives pour notre industrie.

Nous y veillons aussi en sensibilisant nos banques, qui se trouvent en première ligne du financement de notre industrie de défense et qui sont également soumises à des pressions, notamment d'organisations non gouvernementales (ONG), concernant ces labellisations environnementales.

En mars dernier, dans le cadre du conflit ukrainien, nous avons engagé avec nos industriels un exercice d'identification des capacités d'accélération de production industrielle. Il s'agissait de voir avec Safran, Thales, Nexter, ou encore MBDA comment nous pourrions préparer une éventuelle montée en cadence de nos capacités de production, et d'identifier les éventuels goulets d'étranglement susceptibles de se trouver dans les chaînes d'approvisionnement ainsi que les dépendances à des fournitures étrangères susceptibles de poser des problèmes critiques en cas de crise. Nous étudions les possibilités de constituer des stocks de composants à longs délais d'approvisionnement. En moyenne, la moitié du cycle de production de nos commandes correspond à de l'approvisionnement long, ce qui est très significatif.

Constituer ainsi un stock de composants à longs délais d'approvisionnement ne représente pas, à proprement parler, un surcoût, mais une avance de trésorerie qu'il importe d'assumer financièrement. Cela nécessite donc une étude précise.

Nous réfléchissons également aux moyens d'augmenter nos capacités de production, sachant qu'une telle augmentation représente un investissement significatif pour les industriels, et générera ensuite des besoins d'entretien des nouvelles lignes de production.

Nous avons aussi à étudier la possibilité d'accélérer nos développements, à condition de réduire le cadre normatif, s'agissant notamment de la certification de nos matériels - singulièrement les drones. Il faut travailler également sur la désensibilisation de nos liens à des fournisseurs étrangers. Certains approvisionnements sont en effet critiques, notamment pour les intrants transverses que sont les composants électroniques. Ce dernier problème est d'ailleurs général, toute notre industrie se heurtant aux difficultés d'approvisionnement en semi-conducteurs.

Nous rencontrons par ailleurs depuis quelques semaines, s'agissant des composants électroniques, des difficultés avec nos partenaires américains dont les industriels ont reçu pour consigne d'accorder la priorité aux besoins des matériels américains. Cela concerne par exemple l'industriel Microchip, fournisseur de Thales pour l'électronique aéroportée. Un accord de coopération réciproque, consistant à s'accorder des droits de priorité réciproques sur nos chaînes de production, est en cours de discussion avec eux et devrait permettre de dialoguer sur ce type de difficultés de manière plus globale.

Des difficultés se présentent également dans le domaine des matériaux, notamment pour le titane. Nous suivons de près les initiatives qui pourraient être prises dans ce domaine, ce sujet débordant largement le cadre des utilisations de défense. Une mission a été confiée à Philippe Varin, qui a donné lieu à la publication d'un rapport sur les suites duquel Bercy travaille actuellement, dans lequel il préconisait notamment de créer un stock stratégique d'État sur certains métaux rares et stratégiques. Nous sommes favorables à cette idée, de même que nos industriels, notamment Dassault, Naval Group, Airbus et Safran.

Je terminerai enfin en évoquant les coopérations. Lors du sommet de Versailles des 10 et 11 mars, le Conseil européen a invité la Commission européenne, en liaison avec l'Agence européenne de défense (AED), à analyser les déficits capacitaires existants au sein de l'Union européenne et à proposer des actions pour renforcer la base industrielle et technologique communautaire. Ce travail, auquel nous contribuons, est en cours. Une réunion est prévue le 6 mai à Bruxelles sur ce sujet.

Trois axes nous paraissent essentiels à prendre en compte. Tout d'abord, l'idée est, à très court terme, de mettre en place des outils et des moyens permettant aux États de l'Union européenne de renforcer leurs capacités, en privilégiant les armements européens. L'enjeu est ensuite, à court terme, de développer l'acquisition en commun d'armements européens, dans la suite du programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (Pedid) et du fonds européen de défense (FED). Enfin, à moyen terme, nous pensons que l'Europe doit se doter de dispositifs financiers - incitations, facilités - visant à permettre l'achat en commun de capacités et leur mise en service. Parmi les facilités que nous pourrions imaginer, le fait que la banque européenne d'investissement (BEI) soit exclue, par ses statuts, des financements de défense, mérite d'être questionné.

Nous essaierons également de promouvoir l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar) - il s'agit d'une agence intergouvernementale et non communautaire -, car elle est capable d'effectuer des acquisitions de programmes d'armement.

S'agissant de la coopération avec l'Allemagne, la situation du SCAF est toujours bloquée en raison de différences de vues entre Airbus et Dassault sur le pilier 1 du projet, concernant l'avion de combat. Sur ce point, je défends la position suivante : il existe un accord entre les deux industriels concernant la phase 1B - qui devait être engagée en 2021 et que nous pouvons espérer engager d'ici fin 2022 si nous parvenons à conclure les discussions -, portant sur la période 2022-2025. Il faut qu'Airbus signe le contrat que Dassault lui a proposé sur ce point. La France, l'Allemagne et l'Espagne doivent de leur côté souligner qu'un processus d'engagement de la suite du programme a été prévu dans leur accord de coopération signé le 30 août 2021. Je propose donc que les trois États rédigent une déclaration d'intention indiquant qu'ils saluent la signature des contrats de la phase 1B, et qu'ils appliqueront les dispositions de passage de la phase 1B à la suite - dispositions qui sont prévues dans l'accord de coopération. J'ai fait une proposition à mes homologues en ce sens et j'attends leur retour dans les jours à venir.

J'ai rendez-vous avec mon homologue allemand le 10 mai prochain. Un entretien doit également avoir lieu à la même période entre le Président de la République et le chancelier Olaf Scholz. Espérons que nous arriverons à sortir de ce point de blocage.

Je suis d'accord avec vous, monsieur le Président, pour dire que nous devons être fermes à l'égard de la partie allemande concernant les engagements qui ont déjà été pris - en particulier l'organisation industrielle prévoyant une responsabilité claire par pilier. Il faut un maître d'oeuvre et un architecte pour l'avion. Le meilleur du domaine doit être en l'occurrence désigné, soit Dassault France et non Airbus Allemagne. Enfin il faut que l'équilibre entre les deux pays soit apprécié à l'aune de l'ensemble des programmes en coopération.

M. Christian Cambon, président. - Que se passera-t-il si aucune solution n'est trouvée ?

M. Joël Barre. - Je veux croire à notre capacité à trouver une solution avec nos partenaires industriels et étatiques allemands et espagnols. En tout état de cause, je vous rappelle que nous poursuivons les développements du Rafale, notamment le standard F5 prévu à l'horizon 2035.

M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis pour le programme 146 « Équipement des forces ». - Les entreprises de la BITD estiment que les formules de révision de prix ne sont pas adaptées à la situation actuelle de forte hausse des prix des matières premières. Au-delà, ce sont d'ailleurs tous les prix des produits, services, notamment des transports, qui augmentent, entraînant des pertes de marge. L'impact de ces augmentations se fait sentir sur les marchés en cours, mais aussi sur ceux qui sont en négociation, pour lesquels la remise d'offres devient un exercice périlleux. Comment cette hausse des coûts est-elle prise en compte dans les formules d'actualisation des prix des contrats en cours ? Ces formules permettent-elles de répercuter l'intégralité ou seulement une partie de cette hausse ? Envisagez-vous d'adapter les formules d'actualisation ?

Enfin, du point de vue des finances publiques, quel sera l'impact des évolutions des prix sur le programme 146 ? Disposez-vous de premières évaluations financières ? Quels grands programmes risqueraient d'être les plus affectés par cette situation ?

La guerre en Ukraine met en évidence les lacunes de nos armées, après trente ans au cours desquels nous avons cru pouvoir profiter des dividendes de la paix. L'agression russe nous confronte brutalement à une réalité oubliée. Certains journalistes estiment que la France est « totalement déconnectée » des besoins d'une telle guerre et évoquent le spectre de 1939.

Sans aller jusque-là, on peut néanmoins s'interroger sur l'opportunité, mais aussi sur la possibilité d'une remontée en puissance plus rapide que celle qui est envisagée dans l'actuelle LPM. Il s'agit de se concentrer sur la constitution de stocks de « consommables », existants ou à acquérir. La commission n'a de cesse de rappeler depuis 2017 l'importance de constituer des stocks de munitions. Je pense ici notamment aux drones, sur l'importance desquels la commission a rédigé plusieurs rapports, sans être entendue malheureusement. Je pense également aux défenses sol-air, aux défenses de proximité du combattant de type Man-Portable Air-Defense Systems (Manpads), ou encore aux véhicules blindés légers (VBL) et même simplement aux camions, dont l'importance dans la logistique n'est plus à démontrer.

Quand les budgets sont limités, la question de l'arbitrage entre masse et technologie se pose nécessairement. Le MMP coûte par exemple environ 200 000 euros - hors poste de tir -, quand son prédécesseur, le Milan, ne coûte qu'une dizaine de milliers d'euros. Certes, ce n'est pas le même produit mais le curseur entre technologie et masse est-il vraiment bien placé ? C'est une question que nous posons depuis longtemps mais qui devient flagrante, notamment au vu de l'actualité en Ukraine.

Par ailleurs, relancer une chaîne de production arrêtée est long et coûteux. Ne faudrait-il pas travailler au long cours sur des cadences permettant de maintenir la pérennité des chaînes de production pour certains équipements particulièrement cruciaux ?

Je pose à présent les questions d'Hélène Conway-Mouret, co-rapportrice du programme 146, qui n'a pu être présente ce jour.

Alors que nous devons accélérer la remontée en puissance face au risque de guerre de haute intensité, des moyens sont prélevés sur nos armées pour satisfaire les contrats export. Pour mémoire, douze Rafale d'occasion sont actuellement prélevés au profit de la Grèce, puis douze autres le seront au cours des prochaines années, au bénéfice de la Croatie. Ces prélèvements correspondent pratiquement à un escadron opérationnel complet. Ces opérations doivent être compensées par l'achat d'appareils neufs. Or, s'agissant du prélèvement croate, la commande annoncée l'an dernier est reportée à 2023. Pour quelles raisons ? Quand seront livrés ces appareils, dont la chaîne de production est très sollicitée par les succès de Dassault Aviation à l'export ?

Certes les appareils neufs seront d'un standard supérieur et les produits de cession doivent permettre une modernisation de la flotte existante. Ces éléments ont déjà été portés à notre connaissance. Toutefois, en attendant, cela ne permet pas de combler le trou capacitaire.

On en revient au dilemme entre la quantité et la qualité. Faut-il, dès lors, prolonger des appareils anciens tels que les Mirage 2000C qui doivent être bientôt retirés du service ? Quelles sont les pistes que vous privilégiez ?

Le contexte actuel ne doit-il pas conduire, sur le plan européen, à une réflexion approfondie sur nos dépendances stratégiques ? La crise du covid-19 avait déjà soulevé ce problème qui n'est donc pas nouveau - mais je ne suis pas certain que nous en ayons tiré des leçons. Où en est-on ? Qu'attendez-vous, dans ce domaine, de la boussole stratégique récemment adoptée au niveau européen ?

Enfin, l'Allemagne a ouvert une enveloppe de 100 milliards d'euros d'achat d'équipements militaires. Nous avons vu dans la presse qu'elle serait largement consacrée à l'acquisition de produits américains. De quelles informations disposez-vous sur l'utilisation de cette enveloppe ? Bénéficiera-t-elle aussi aux programmes européens ?

M. Pascal Allizard, rapporteur pour avis pour le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - En matière de recherche et innovation, l'engagement de porter en 2022 à 1 milliard d'euros les crédits d'études amont nous semble respecté. Cette trajectoire est conforme à celle de la LPM. Nous avions cependant mis en avant trois points de vigilance concernant le budget 2022.

Le premier point a trait au projet de baisse de la dotation de l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (Onera). Au vu du maintien de cette dotation à 110 millions d'euros, nous estimons avoir été entendus. Cependant, compte tenu des circonstances et de l'accroissement prévisible de l'activité de défense, ce montant nous semble constituer davantage une base de départ qu'un plafond.

Le deuxième point concerne la mobilisation effective des crédits d'études amont supplémentaires. Quelles sont les priorités à donner par la DGA au regard des enseignements de la guerre en Ukraine et des défis nouveaux que pose, par exemple, la menace de missiles hypersoniques russes ou chinois ? Alors que l'entrée en service de l'Eurodrone n'est prévue que pour 2029 pour un coût unitaire de près de 120 millions d'euros, le drone turc Bayraktar est déjà produit en masse, au prix de 5 millions d'euros. Ces écarts de chiffres doivent se retrouver dans le contenu technologique et opérationnel du produit. Pourriez-vous nous donner un éclairage sur ce point ? Quelle actualisation de la politique d'armement devons-nous mener ?

Enfin, nous craignons, comme vous, que le projet de taxonomie européenne visant à exclure les investissements dans la défense du classement des investissements durables ne tarisse le financement de notre BITD. Avec l'augmentation généralisée des budgets de défense de nos voisins européens - Allemagne, Pays-Bas, Pologne, etc. -, peut-on envisager un changement de position de nos partenaires européens sur ce sujet ? Comment peut-on contribuer à vous y aider ?

M. Yannick Vaugrenard, rapporteur pour avis pour le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense ». - Nous ne pouvons raisonner aujourd'hui comme nous le faisions il y a six ou neuf mois. La situation a complètement évolué. Nous l'avons d'ailleurs perçu à travers le changement de position, que nous pouvons juger positif, de nos amis européens quant aux efforts à réaliser dans le domaine militaire.

Comme vous le souligniez tout à l'heure, une mutation de point de vue devra s'opérer s'agissant du financement de l'armement européen. Nous pouvons espérer que les évolutions politiques constatées à la suite de l'invasion en Ukraine suivront cette ligne.

N'est-il pas indispensable, en France, d'envisager un effort financier plus important que celui qui est prévu dans le cadre de la LPM ? Compte tenu du contexte, de ce qu'il se passe en Ukraine et des perspectives de conflits de haute intensité qui se présentent, un « big bang » financier n'est-il pas indispensable pour nos armements et le financement de nos armées, sachant que des difficultés en matière de disponibilité sont à prendre en considération ? Un effort financier considérable est à fournir, dans le cadre de la présente LPM et de celle qui la suivra.

Par ailleurs, le renseignement français a été peu évoqué depuis le début de la guerre en Ukraine, contrairement aux renseignements américain et britannique. Est-ce par discrétion ou pour d'autres raisons ?

Nous nous étions inquiétés lors de votre précédente audition d'un risque de trou capacitaire sur les missions stratégiques du renseignement électronique d'ici la mise en oeuvre du nouveau programme Falcon. Pourriez-vous nous fournir des informations à ce sujet ? Ne risquons-nous pas d'avoir du retard dans ce domaine ? Quels problèmes rencontrez-vous dans le domaine du renseignement aérien, particulièrement du renseignement spatial ?

M. Joël Barre. - Les conséquences immédiates, sur les contrats, des crises constatées dans l'approvisionnement des intrants seront traitées au cas par cas, entreprise par entreprise et contrat par contrat, comme nous l'avons fait pendant la crise du covid-19.

La plupart des formules de révision utilisées rendent correctement compte de l'évolution des prix, à l'exception de certains indices matière extrêmement volatils. La modification des formules de révision pour les marchés en cours d'exécution n'est règlementairement pas possible si le marché ne prévoit pas expressément une telle modification. Pour les marchés à venir, une attention particulière sera portée sur le choix des indices et leur poids respectif dans la formule de révision.

La hausse budgétaire de 3 milliards d'euros prévue est confirmée pour 2023.

Sur les drones, je trouve les analyses présentées sévères. Il y aura plus de 1 000 drones en service dans nos armées d'ici deux ou trois ans, contre quelques dizaines en 2017. Il est donc faux de dire que rien n'a été fait.

M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis pour le programme 146 « Équipement des forces ». - Parmi ces drones, combien compte-t-on de mini-drones ?

M. Joël Barre. - Nous comptons plus d'une dizaine de mini-drones du système de mini-drones de reconnaissance (SMDR), avec un retour satisfaisant de leur déploiement sur le théâtre opérationnel depuis 2019.

Nous avons aussi comme drones de contact - les mini-drones aériens embarqués pour la marine (SMDM), par exemple.

M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis pour le programme 146 « Équipement des forces ». - Les drones de contact forment l'essentiel de la flotte.

M. Joël Barre. - Ils ont leur utilité. Il faut avoir toute la gamme : drones de contact, drones tactiques, etc. Le drone turc Bayraktar TB2 est l'équivalent de notre Patroller.

M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis pour le programme 146 « Équipement des forces ». - Et la commission plaide depuis 2017 pour l'armement de ce dernier.

M. Joël Barre. - Nous y travaillons. La livraison des premiers drones Patroller constitue l'un de nos retards majeurs, mais devrait être effectuée en 2022.

Le coût du Patroller est de 6 millions d'euros. Il s'agit d'un drone de surveillance, non d'un drone d'attaque au sol comme le TB2.

Les besoins de nos programmes d'armement sont élaborés à partir d'un document unique de besoins établi en lien avec les armées et l'industrie. J'espère donc que les systèmes que nous réalisons correspondent aux besoins des armées ! L'Eurodrone répond ainsi à un besoin exprimé par nos armées.

M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis pour le programme 146 « Équipement des forces ». - Certes mais ce besoin a été exprimé en 2015 ou 2016. Or la mise en service est prévue en 2030.

M. Joël Barre. - L'Eurodrone est un drone utilisé pour faire du renseignement, qu'il est prévu d'armer à l'avenir. On me dit qu'il n'est pas compatible avec la haute intensité. Il n'est évidemment pas capable de pénétrer un contexte aérien contesté. Dans un tel contexte, deux possibilités se présentent : produire un drone « consommable », en acceptant le risque qu'il soit détruit par une défense aérienne, ou mettre en service un drone maintenu à une distance de sécurité, à des fins de renseignement. C'est cette seconde option qui a été retenue à travers l'Eurodrone. Un appel à projets pourra toutefois être lancé pour la production d'un drone « consommable ». Il faut s'efforcer de disposer d'une pluralité de moyens, dans la mesure de nos capacités financières.

M. Cédric Perrin, rapporteur pour avis pour le programme 146 « Équipement des forces ». - Le drone Moyenne Altitude Longue Endurance (MALE) a été conçu dans le cadre d'opérations extérieures (OPEX) déployées dans des environnements permissifs, c'est-à-dire sans couverture aérienne hostile. Or, compte tenu de l'évolution du contexte géostratégique, l'usage de drones « consommables » apparaît comme une nécessité.

M. Joël Barre. - Il faut revoir cela, ce sera l'objet de la LPM 2024-2030. Il reste néanmoins que l'Eurodrone peut être utilisé à distance de sécurité d'un environnement non permissif.

De manière générale, les questions d'équilibre entre technologie et masse doivent se poser dans le cadre de la LPM 2024-2030. Les matériels que nous construisons aujourd'hui répondent tout de même à des besoins et présentent une performance satisfaisante. Il a fallu cinq ans pour lancer le programme Eurodrone, et le contexte géostratégique a changé. Nous pouvons néanmoins continuer à l'utiliser.

Nous avons compensé la cession des Rafale d'occasion croates, dans un premier temps, par l'acquisition d'équipements additionnels, grâce aux recettes extra budgétaires obtenues de ces cessions. Une augmentation de la quatrième tranche de commande (4T+) a été prévue pour compenser les cessions à la Grèce. La commande de la 5ème tranche de production Rafale, augmentée des avions de recomplétement à l'issue de l'export croate est prévue en 2023 avec des livraisons à compter de 2027. Ce calendrier constitue un optimum entre les contraintes budgétaires et les capacités industrielles.

M. Christian Cambon, président. - Faire disparaître un escadron, ce n'est pas rien !

M. Joël Barre. - Oui, mais je rappelle qu'une hypothèque pesait sur notre tête dans le cadre de la loi de programmation, et que le succès à l'export était la seule façon de la lever.

Dassault Aviation a augmenté sa production à une cadence de trois avions par mois. Si nous demandions une augmentation à hauteur d'un avion supplémentaire par mois, cela aurait un coût important. De plus, cette ligne de production supplémentaire devrait ensuite être entretenue.

S'agissant des chaînes de production, nous devons arriver à concilier la constitution de stocks et la montée en puissance de la production, en lien avec les industriels. Cet exercice est en cours.

La loi portant sur la création du fonds spécial de 100 milliards d'euros annoncé par l'Allemagne n'est pas encore votée compte tenu des règles constitutionnelles allemandes de limitation de l'endettement public. Or, alors qu'elle ne peut, dans ce contexte, engager de programme en coopération européenne, cela ne l'empêche pas de contracter des Foreign Military Sales (FMS) avec les Américains. Espérons donc que nous arriverons à trouver un accord sur le SCAF.

M. Christian Cambon, président. - Il faudra avoir le courage de tirer les conclusions de cette situation.

M. Joël Barre. - Ce point devra être tranché d'ici l'été.

Par ailleurs, le contrat d'objectifs et de performance 2022-2026 de l'Onera vient d'être signé. C'est donc cette trajectoire qui prévaut. Des révisions pourront toutefois survenir dans le cadre de la LPM 2024-2030.

S'agissant des moyens de renseignement, les satellites Ceres sont en train d'être mis en service, avec des premiers résultats opérationnels. Il s'agit du premier système satellitaire de renseignement d'origine électromagnétique (ROEM).

Dans le domaine du ROEM aéroporté, un problème se pose compte tenu du retrait du Gabriel annoncé pour 2022. Le déploiement, en remplacement, de l'Archange prendra un certain temps. Nous sommes en train d'assurer le démarrage de la réalisation de cet avion. Nous avons par ailleurs accéléré le déploiement des ALSR.

M. Guillaume Gontard. - Quelles conséquences les difficultés d'approvisionnement en composants électroniques et en titane rencontrées par les entreprises auront-elles sur les futures commandes ? Quelles actions la DGA mène-t-elle auprès des industriels, notamment des entreprises sous-traitantes, pour garantir leurs capacités de production ?

M. Jacques Le Nay. - Combien de canons Caesar sont-ils en service sur les théâtres d'opérations et de combien d'entre eux disposons-nous en stock ? Combien pourrons-nous envoyer en Ukraine et sous quel délai, sachant qu'il faut tenir compte de leur adaptation, de la formation nécessaire pour leur utilisation, de leur livraison et de leur mise en opération ? A-t-on les capacités financières de renouveler le stock que nous n'avons plus ?

M. Bruno Sido. - Les services de renseignement français n'ont pas annoncé, contrairement à leurs homologues américains, l'attaque russe en Ukraine. Le général placé à la tête de la Direction du renseignement militaire français (DRM) a récemment été remplacé. Il était notamment chargé de la surveillance à partir de l'espace. Y-a-t-il eu une défaillance matérielle ou humaine ?

Les Ukrainiens ont-ils été formés ou sont-ils formés à l'utilisation des matériels sophistiqués qui leur sont livrés par les pays membres de l'OTAN ?

Enfin, quelles sont les pistes envisagées pour relancer le programme MGCS ? De nouveaux acteurs industriels sont-ils attendus pour rééquilibrer le projet ? Un plan B est-il envisagé, avec les partenaires du programme Scorpion, par exemple ?

M. Philippe Paul. - Pour le programme 178, le niveau de stock correspondait en 2021 aux trois quarts des besoins. Des tensions étaient constatées notamment sur les mortiers et les bombes. Les stocks de munitions complexes correspondaient à 40 % des besoins. La prochaine LPM sera cruciale pour reconstituer nos stocks de munitions : 6 à 7 milliards de munitions devront être acquis d'ici 2030, pour un stock évalué aujourd'hui à 8 milliards.

Il faudra veiller à placer les bons curseurs sur le niveau de technicité des munitions, la durée de leur fabrication et leur lieu de stockage. Il faut réfléchir à la réhabilitation du dépôt des Bouches-du-Rhône situé à Fontvieille et, de manière générale, à notre autonomie stratégique. Nous n'avons plus de fabricant français de poudre, celle-ci étant produite en Pologne. Toutes ces questions sont-elles prises en compte dans le nouveau contexte géostratégique ?

M. Philippe Folliot. - Des analyses ont-elles été conduites par la DGA, conjointement avec nos forces armées, pour adapter nos moyens aux combats du futur, au vu de ce qu'il se passe en Ukraine ? Un retour d'expérience sera-t-il établi sur ce point ?

Le groupe Thales a racheté la branche « simulation » de l'entreprise Ruag. Comment analysez-vous ce dossier ?

Enfin, la disponibilité à 40 % des A400 M paraît faible. Ceci peut avoir des conséquences tactiques, ainsi que sur la préparation opérationnelle des forces, notamment parachutistes. Quels moyens pourraient être mis en oeuvre pour faire remonter le taux de disponibilité de ces matériels ?

M. Olivier Cadic. - Je reviens sur l'acquisition annoncée de la Compagnie industrielle des lasers (Cilas) par Safran et MBDA. La société Lumibird souhaitait également présenter une proposition d'achat. Cette entreprise de taille intermédiaire (ETI) bretonne, leader européen des technologies lasers, est actuellement actionnaire de Cilas à hauteur de 37,5 % et enregistre de nombreux progrès, notamment en matière de lutte anti-drones. Il ne me paraît pas souhaitable de bloquer cette acquisition. La DGA est-elle prête à accompagner Lumibird pour que cette société puisse servir les besoins de tous les intégrateurs de défense français et européens ?

M. Joël Barre. - L'analyse des capacités qui pourraient être engagées au vu des difficultés d'approvisionnement de la BITD est en cours, avec l'ensemble de nos maîtres d'oeuvre. Il s'agira d'un chantier fondamental pour la LPM 2024-2030.

Un programme de rénovation et d'évolution du Caesar dit « Caesar de nouvelle génération » est en cours. Au total, 76 Caesar sont en service. Le programme de modernisation porte à la fois sur la mobilité du véhicule et la protection de la cabine. Les six Caesar qui ont été livrés aux Ukrainiens ont été prélevés sur nos stocks.

Une première analyse a été conduite sur le stock de munitions, avec nos armées, dans le cadre du comité directeur du domaine capacitaire munitions (Capamun). Ce sera l'une des entrées de la mise à jour de la LPM.

Je ne me prononcerai pas sur l'organisation des services de renseignement, cette question ne relevant pas de mon champ de responsabilités.

Le programme MGCS est en phase d'étude d'architecture initiale jusqu'au printemps 2023. Les discussions se poursuivent avec l'Allemagne concernant l'organisation industrielle des développements technologiques que nous voulons lancer, en particulier sur le partage des responsabilités du canon et des munitions entre Nexter et Rheinmetall. Nous discutons également de la possibilité de nous doter d'un maître d'oeuvre architecte franco-allemand unique, pour la suite, incluant Krauss-Maffei Wegmann-Nexter Defense Systems (KNDS), Rheinmetall, et Thales.

La reprise de la participation d'ArianeGroup dans Cilas par Safran et MBDA est en cours de concrétisation. Dans un deuxième temps il faudra traiter le problème de l'organisation industrielle à mettre en oeuvre entre Safran, MBDA et Lumibird. Nous interviendrons autant que nécessaire à ce moment-là. La reprise de Cilas par Safran et MBDA apparaît néanmoins comme une bonne chose. Les technologies d'armes à effet laser sont en effet en plein développement, notamment pour la destruction de drones. Il ne s'agit donc pas seulement de technologie laser. Cela doit être englobé dans un système d'ensemble de lutte anti-drones.

Nous disposons d'une flotte de dix-huit avions A400 M, dont six sont en chantier de rattrapage de performance. En effet, la mise en service des A400 M dotés de leurs pleines capacités n'est pas encore achevée compte tenu du retard accumulé sur ce programme. La livraison de l'ensemble des avions de la flotte, dotés de leurs pleines capacités, ne sera finalisée qu'en 2024. Les avions passent donc en chantier de rétrofit au fur et à mesure de leur livraison, ce qui pénalise leur disponibilité. Ce handicap se résorbera au fur et à mesure de la livraison des nouvelles capacités.

L'accord de rachat de la branche « simulation » de Ruag par Thales est à saluer. Nous l'avons d'ailleurs soutenu depuis le début.

Enfin, s'agissant de la production de poudre, je vous répondrai par écrit, monsieur le sénateur, car je n'ai pas ces éléments en tête.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour cet échange riche, dont nous avions besoin dans un contexte particulièrement bouleversé. Nous resterons attentifs à l'adaptation de notre appareil de défense aux nouvelles circonstances. La suggestion que vous avez faite de lancement d'une nouvelle LPM relève du bon sens.

Le sujet de la défense aérienne n'a pas été abordé au cours de cette audition, alors même que plusieurs questions se posent à la lumière des drames qui surviennent en Ukraine. L'Allemagne a annoncé son intention de se doter d'un bouclier antimissile semblable au « dôme de fer » israélien. La question se pose donc de savoir si les Européens ne pourraient pas travailler ensemble sur la défense anti-aérienne.

Situation de la Chine et relations avec la France et l'Union européenne - Audition de Mme Françoise Nicolas, directeur du centre Asie de l'Institut français des relations internationales (IFRI), et de M. Marc Julienne, responsable des activités Chine à l'IFRI

M. Christian Cambon, président. - Nous sommes heureux d'accueillir Mme Françoise Nicolas, directeur du Centre Asie de l'Institut français des relations internationales (IFRI), et M. Marc Julienne, responsable des activités Chine, sur la situation de la Chine, ses relations avec la France et l'Union européenne et sur sa perception du conflit en Ukraine.

Notre commission vous a plusieurs fois auditionnés dans le cadre de nos rapports d'information annuels. Nous connaissons donc la qualité de vos travaux et sommes heureux de vous accueillir ce matin.

Le coronavirus a été un accélérateur de politique interne et de géopolitique, mais nous aurions tendance à en parler au passé et presque à en oublier les leçons, notamment sur nos interdépendances économiques.

La Chine ne peut pas en parler au passé. Après le nouveau confinement de Shanghai, c'est celui de Pékin qui s'esquisse au nom de la politique du « zéro virus » à laquelle s'accroche la Chine, que ce soit pour prouver la prétendue supériorité de son modèle de gestion de la crise face à celui de l'Occident ou pour pallier la moindre efficience des vaccins chinois.

Après s'être enorgueillie d'avoir « bien géré la crise », comme en témoignent la guerre des masques, la bataille des narratifs ou encore le difficile travail d'enquête de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), la Chine risque-t-elle d'entraîner de nouvelles ruptures des chaînes d'approvisionnement mondiales en reconfinant de telles parts de son territoire ?

Vous nous présenterez vos analyses sur le risque de contraction de l'économie chinoise, ses éventuelles répercussions économiques internationales, mais aussi sur l'équilibre du pouvoir chinois à l'aube du troisième mandat probable de Xi Jinping et les perspectives d'évolution de l'appareil interne du Parti communiste chinois (PCC), qui assoit sa légitimité sur l'émergence promise des classes moyennes chinoises.

D'autres bouleversements géopolitiques majeurs sont intervenus, notamment la signature de l'accord de coopération Aukus, dont la Chine a fait une lecture au mieux de ses intérêts sur la versatilité de l'allié américain.

Plus récemment, et plus cruellement, la guerre en Ukraine a modifié notre lecture de l'ordre international. Comment se positionne la Chine dans cette perspective, vis-à-vis de la Russie, mais aussi de l'Union européenne et de notre pays ? Son discours sur le déclin de l'Occident s'en trouve-t-il renforcé ? On a lu que le risque existait que Taïwan devienne l'Ukraine de la Chine. Quelle est votre analyse sur ce sujet ?

Les nouvelles routes de la soie semblent avoir permis à la Chine de réduire sa dépendance énergétique et alimentaire, mais aussi, à bas bruit, de développer sa puissance monétaire. Enfin, la question de l'internationalisation de la monnaie chinoise, favorisée par la pandémie et les sanctions à l'encontre de la Russie, mérite un éclairage particulier.

Mme Françoise Nicolas, directeur du centre Asie de l'Institut français des relations internationales (IFRI). - La pandémie et la guerre en Ukraine interviennent dans un contexte économique qui n'était déjà pas particulièrement brillant pour la Chine, avec notamment la crise du secteur immobilier - faillite de grands promoteurs, scandale Evergrande, etc. Cette situation a été aggravée par la poursuite des tensions commerciales avec les États-Unis.

La pandémie en tant que telle a, dans un premier temps, eu un impact plutôt positif, une fois passé le blocage de l'activité au moment du confinement de Wuhan. Ainsi, le ralentissement très brutal de la croissance en 2020 a été suivi d'une reprise très vive, au moment où les autres pays ont été touchés à leur tour. La Chine avait alors « un coup d'avance ». De fait, elle est le seul pays à avoir connu une croissance positive en 2020. Cependant, dès la fin de 2021, celle-ci s'est essoufflée, même si les performances à l'exportation sont restées relativement brillantes, notamment vers l'Union européenne.

Toujours est-il que la reprise de la pandémie, avec les nouvelles mesures de confinement qu'elle entraîne et le blocage de la circulation des biens et des personnes, pèsera lourdement, à n'en pas douter, sur l'économie chinoise, d'autant que, cette fois-ci, c'est le coeur manufacturier du pays qui est touché à Shenzhen, tout comme l'est le coeur financier à Shanghai.

En outre, cette reprise de la pandémie peut créer des incertitudes et entraîner des retards - voire des reports - dans les investissements des entreprises, comme l'atteste l'effondrement de l'indice de confiance.

Comme l'a reconnu son Premier ministre, Li Keqiang, la Chine se trouve confrontée à un triple défi : une contraction de la demande, un choc de l'offre et un effondrement des anticipations.

À la pandémie s'est ajoutée la guerre en Ukraine, dont l'impact sur la Chine est assez mitigé.

Dans le domaine énergétique, l'effet a été plutôt positif pour elle : accès à du pétrole bon marché ; à plus long terme, réorientation des flux de gaz de l'Europe vers la Chine. Cependant, il faut rester prudent : autant il est facile de réorienter les flux de pétrole, autant cette opération est beaucoup plus complexe pour le gaz, celui-ci transitant par des gazoducs. Or ceux qui, depuis la Russie, alimentent la Chine ne sont pas ceux qui alimentent l'Union européenne et ils ne sont pas interconnectés. Le projet Power of Siberia 2, qui devrait permettre cette interconnexion, ne sera pas opérationnel avant longtemps.

Autre effet bénéfique pour la Chine de la guerre en Ukraine : sous l'effet des sanctions, la Russie cherche à réorienter ses ventes vers ce pays. En particulier, elle lui vend du blé à prix cassé.

Malgré tout, les effets négatifs de la guerre sont nombreux. Ainsi, un coup très dur a été porté aux routes de la soie. Le tronçon ferroviaire qui traverse l'ensemble de la masse eurasiatique, la « ceinture », comme l'appellent les Chinois, fonctionnait dans l'ensemble très bien, et dans les deux sens : de la Chine vers l'Europe et inversement, même si, au début, on observait une certaine asymétrie. La barre du million de containers a été franchie en 2021. À ce jour, les opérateurs occidentaux hésitent désormais à l'utiliser, ce qui a provoqué un effondrement du trafic. Sans compter que la voie de passage par l'Ukraine, qui était certes une voie secondaire, est désormais complètement bloquée.

De manière plus générale, les projets qui se sont développés dans le cadre de ces routes de la soie subissent le contrecoup de la neutralité affichée par Pékin, laquelle pèse sur les relations entre la Chine et l'Ukraine.

En outre, les sanctions prises à l'encontre de la Russie risquent de poser des problèmes de compliance à la Chine si elle continue de commercer avec Moscou.

On observe une autre conséquence négative à la guerre : la détérioration du portefeuille de prêts consentis par la Chine à la Russie, à l'Ukraine et à la Biélorussie.

Enfin, le dernier impact, indirect, de la guerre en Ukraine que je souhaite souligner, est la remontée des taux d'intérêt aux États-Unis, qui, en créant un écart croissant avec les taux d'intérêt chinois, faibles, risque de conduire à des sorties de capitaux de la Chine vers le reste du monde.

Globalement, la guerre en Ukraine a un impact négatif sur la Chine, tandis que la pandémie, après un premier effet positif, a eu ensuite un effet négatif.

Cette situation s'ajoute aux difficultés que connaissait la Chine. Les institutions internationales ne croient pas à l'objectif d'une croissance à 5,5 % que se sont fixé les autorités. Ainsi, le Fonds monétaire international a revu ses prévisions à la baisse, à 4,4 %. En réalité, ces objectifs de croissance ne veulent pas dire grand-chose, d'une part, parce que les autorités chinoises manipulent aisément les chiffres, d'autre part, parce qu'ils peuvent être « artificiellement » atteints par le lancement d'un vaste plan de relance des investissements, qui ne sont pas nécessairement des investissements productifs. C'est une manière traditionnelle en Chine de répondre aux chocs économiques.

Si cet objectif de croissance est atteint, cela fera l'affaire de Xi Jinping, qui pourra se vanter auprès de sa population d'être en bon gestionnaire, mais, je le répète, cela ne voudra pas nécessairement dire grand-chose.

S'agissant, enfin, de la réorientation de la politique économique de la Chine, ce sera, à mon avis, le changement dans la continuité ou la continuité dans le changement. La nouvelle orientation précédemment amorcée sera sans doute poursuivie, à savoir la fameuse stratégie de la double circulation lancée par XI Jinping voilà deux ans, avec la volonté d'autonomiser un peu plus l'économie chinoise : une autonomisation technologique grâce à la poursuite du programme Made in China 2025 et une autonomisation du marché chinois en s'appuyant davantage sur la consommation intérieure. Il est probable par ailleurs que sera engagé un plan de relance pour soutenir la croissance.

De même, il est vraisemblable que seront relancés les efforts d'internationalisation du renminbi dans ce contexte de guerre en Ukraine, par volonté d'une moindre dépendance au dollar - la Russie, à cet égard, a servi de contre-exemple. Les autorités chinoises ont ainsi compris tout l'intérêt d'une plus grande autonomie sur le plan monétaire. Les changements, cependant, seront lents. Si l'on observe les réserves de change, on constate que la place du dollar, bien qu'elle ait décru, est encore très importante, alors que celle du renminbi est proche de zéro. On peut penser qu'elle s'accroîtra.

Dans les opérations de change, les émissions de dette, les prêts internationaux et les paiements internationaux, là encore, le dollar est prépondérant, même si l'euro affiche des résultats encourageants en ce qui concerne les paiements. Le renminbi, quant à lui, est relégué très loin. Un moyen pour les Chinois que leur monnaie gagne en importance peut consister à faire adhérer davantage d'institutions financières au Cross-Border Inter-Bank Payments System, leur système de compensation monétaire : à ce jour, il compte 1 100 membres, contre 11 000 pour le système Swift.

Enfin, en prenant acte de la détérioration de la situation économique, les autorités semblent vouloir revenir légèrement en arrière dans leur volonté de mettre au pas les entreprises de haute technologie, réalisant que cette stratégie s'est révélée assez négative. Il faut voir là le signe d'une certaine inquiétude.

M. Marc Julienne, responsable des activités Chine à l'IFRI. - J'évoquerai les enjeux pour la Chine de la crise ukrainienne, les relations sino-russes, puis le contexte politique intérieur chinois, pour le moins volatil, avant d'aborder certains enjeux plus structurels de ces dix dernières années.

En dépit d'un discours de neutralité revendiquée, Pékin soutient Moscou tacitement et avec une certaine distance. Trois semaines avant la guerre, Xi Jinping avait reçu Vladimir Poutine lors de la cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques. Les deux chefs d'État avaient alors affiché leur amitié « sans limite », signant une longue déclaration conjointe sur leur vision du monde actuel. La relation sino-russe, y est-il indiqué, est « meilleure qu'elle ne l'a jamais été ».

Mais il faut préciser qu'elle revient de loin : de la fin des années 1950 jusqu'à la fin des années 1980, l'URSS et la Chine se considéraient plutôt comme des adversaires, allant même jusqu'à se faire la guerre à plusieurs reprises. Depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et l'isolement de la Russie qui en a résulté, la Chine est devenue pour celle-ci un partenaire indispensable, mais au prix d'une dépendance accrue. La guerre en Ukraine va nécessairement renforcer cette dépendance, dans tous les domaines : économique, diplomatique, technologique, spatial, voire militaire.

De plus, il existe toujours des divergences entre ces deux pays, même si elles tendent à être dissimulées : les ambitions chinoises dans l'Arctique, que Moscou voit avec méfiance ; l'influence croissante de la Chine en Asie centrale ; les stratégies de l'un et de l'autre en Afrique, qui parfois divergent ; la coopération de la Russie avec l'Inde dans les domaines militaire et spatial, que Pékin ne voit pas d'un bon oeil ; les disputes territoriales très anciennes qui pourraient réapparaître à mesure que l'ascendance chinoise sur la Russie se confirmera dans les années à venir.

Le seul intérêt commun à ces deux États, finalement, c'est leur opposition aux États-Unis, à l'OTAN et à son élargissement, géographique ou dans ses missions, et au pacte Aukus, annoncé en septembre dernier. Plus généralement, l'axe de convergence entre la Russie et la Chine, c'est leur opposition aux démocraties libérales.

Là est la raison principale du soutien de Pékin à Moscou dans la guerre en Ukraine, soutien essentiellement diplomatique et économique, dans la limite des sanctions internationales que la Chine respecte. Car elle n'a pas intérêt à s'impliquer plus avant dans ce conflit, bien au contraire. Les intérêts économiques de Pékin en Ukraine ont certes été touchés, mais ils ne sont pas vitaux. La Chine subit les effets des sanctions contre la Russie par l'arrêt de certaines de ses exportations et l'augmentation du prix de l'énergie et des matières premières.

D'un autre côté, elle en tire certains bénéfices : la guerre détourne l'attention des Américains, voire des Européens, de la région indo-pacifique, rend la Russie encore plus dépendante vis-à-vis d'elle, et donc plus docile, et constitue un défi pour les solidarités européennes et au sein de l'Alliance atlantique.

La Chine n'a donc aucun intérêt à s'impliquer dans un soutien plus direct à Vladimir Poutine ou dans un rôle de médiateur. Surtout, si Pékin se tient à distance de l'Ukraine, c'est parce que Xi Jinping doit traiter des dossiers plus pressants et plus sensibles en Chine.

Selon l'évolution du conflit, Pékin s'est toutefois fixé des limites à ce qui est acceptable, au nom de ses intérêts, et n'acceptera ni une défaite cinglante de Vladimir Poutine, voire sa chute, ni une escalade du conflit vers un conflit mondialisé.

Parmi les dossiers internes chinois sensibles auxquels je faisais allusion, citons la reprise de la pandémie, tout d'abord dans le nord-est du pays, puis dans le sud, à Shenzhen, et à Shanghai, capitale économique de la Chine. Pékin est désormais touchée, avec d'autres villes du centre.

Les autorités chinoises s'accrochent à cette politique « zéro covid » et imposent des confinements stricts, délétères pour l'économie, mais aussi pour la stabilité sociale. Elles semblent prises en tenaille entre une économie qui ralentit trop vite, une contestation populaire croissante, et l'impossibilité pour elles de faire marche arrière, alors que la politique sanitaire menée montre aujourd'hui ses limites.

Ce contexte très volatil intervient à quelques mois du vingtième congrès du PCC, au cours duquel le secrétaire général Xi Jinping briguera un troisième mandat, fait inédit depuis Mao. Ces périodes de congrès sont toujours hautement sensibles sur le plan politique, surtout s'ils sont l'occasion d'un renouvellement générationnel au sommet du pouvoir. Peu de spécialistes doutent de la reconduction de Xi Jinping dans la mesure où il a verrouillé le pouvoir, mais il faut rester prudent : un scénario alternatif est envisageable si son bilan politique, économique et social est jugé insatisfaisant au sein de l'appareil du parti. Le cas échéant, Xi Jinping, pour se maintenir au pouvoir, pourrait se montrer encore plus brutal et autoritaire.

Pour finir, je rappellerai quelques tendances lourdes de la politique intérieure chinoise depuis l'arrivée au pouvoir du secrétaire général, en 2012.

Sous sa direction, le PCC s'est engagé dans une voie autoritaire, voire néo-totalitaire. On peut citer la toute-puissance du parti sur les instances de l'État, la concentration des pouvoirs dans les mains d'un seul homme, le culte de la personnalité et l'omniprésence du secrétaire général dans la sphère publique, la constitutionnalisation de sa pensée et son enseignement obligatoire de l'école primaire jusqu'à l'université, mais aussi auprès des journalistes et des cadres du parti, l'abolition de la limite de deux mandats présidentiels, l'exacerbation du contrôle social sur toutes les sphères de la société et, enfin, le retour de l'idéologie et de la discipline comme valeurs cardinales de la société.

Depuis 2017 en particulier, le régime chinois se caractérise par une agressivité exacerbée à la fois sur la scène intérieure, mais aussi sur la scène internationale. Citons l'internement massif et indiscriminé des Ouïgours et d'autres minorités dans la région du Xinjiang, dont l'Assemblée nationale a relevé le caractère génocidaire, la répression généralisée contre les religions, la reprise en main brutale et contraire au droit local et au droit international de Hong-Kong, les droits et libertés battus en brèche, ceux des avocats des droits humains, ceux des journalistes - y compris étrangers - et des blogueurs indépendants, ceux encore des lanceurs d'alerte.

Sur la scène internationale, cette agressivité s'exprime par exemple par la pression militaire croissante sur Taïwan, l'éclatement d'un conflit meurtrier au printemps 2020 avec l'Inde, une diplomatie plus agressive avec la multiplication des menaces et des sanctions économiques contre un nombre croissant d'États - ainsi, depuis décembre, 90 % du commerce entre la Chine et la Lituanie est interrompu.

M. Pascal Allizard. - Vous rappelez le caractère autoritaire du régime chinois à juste titre. La Chine demeure est un grand pays, c'est une économie majeure, avec ses fragilités, avec laquelle tout le monde commerce. La route de la soie revêt selon moi une dimension de politique intérieure - chez nous, on parlerait d'aménagement du territoire -, même si elle a probablement été entravée par la pandémie. Partagez-vous ce point de vue ?

Je vous pose une question un peu provocatrice pour éclaircir vos propos : quand l'Union européenne rachète de la dette et bat monnaie pour financer un plan de relance européen dans le cadre de la pandémie, parleriez-vous aussi de « résultat artificiel » ?

Comment analysez-vous le fait que la Chine détienne une partie de la dette des États-Unis ? Est-ce un élément de fragilité croisée, c'est-à-dire tout à la fois une dépendance des États-Unis vis-à-vis de la Chine et un frein à l'internationalisation du renminbi ? Les choses évoluent très vite : le Swift chinois, avec la guerre en Ukraine, représente près de 10 % des volumes de paiement, nettement plus qu'il y a deux ou trois ans. Ne pensez-vous pas que, selon la loi de Gresham, le renminbi pourrait devenir une monnaie de spéculation contre dollar ?

Enfin, vous avez évoqué la route européenne de la soie. Mais il en existe bien d'autres. Par exemple, le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC) pourrait permettre de contourner cette voie européenne. On peut également évoquer les relations privilégiées entre la Chine et le régime birman.

M. Guillaume Gontard. - Ma question porte sur la politique de l'Union européenne vis-à-vis de la Chine. Le Conseil de l'Union européenne a récemment défini une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense. La position à l'égard de la Chine apparaît ambivalente : elle est présentée comme un partenaire de coopération, mais aussi comme un concurrent économique et un rival systémique.

Cette description des rapports entre l'Union européenne et la Chine s'explique-t-elle, selon vous, par notre situation de dépendance et de concurrence économique vis-à-vis d'un régime qui, sur les plans intérieur et extérieur, se montre autoritaire, ou bien faut-il y voir des divergences d'appréciation entre les pays de l'Union européenne ?

La boussole stratégique de l'Union européenne exprime aussi la volonté de développer les collaborations avec d'autres partenaires régionaux. Avec quels États, selon vous, dans la zone indo-pacifique ?

M. Jacques Le Nay. - Quelle est la part de la France dans l'établissement de la stratégie européenne pour la zone indo-pacifique ? La Chine a récemment signé un accord de défense avec les îles Salomon : existe-t-il d'autres projets d'accord semblables avec des îles du Pacifique ? Quels avantages en retirent ces États insulaires ? Quelle place occupent ces îles, plus particulièrement la Polynésie française, dans le projet maritime des routes de la soie ?

M. Olivier Cadic. - Récemment, un employé de la délégation de l'Union européenne à Pékin a été emprisonné. Cela fait partie de nos motifs d'inquiétude. Lors de notre déplacement à Taïwan, en octobre dernier, le scénario qui était envisagé était celui de son invasion par la Chine, suivie, justement, d'une invasion de l'Ukraine par la Russie. De fait, la pression de la Chine sur Taïwan restant très forte, comment se préparer à une possible politique de sanctions à l'encontre de Pékin, à l'image de celle que nous menons à l'encontre de la Russie ? Quelles en seraient les conséquences pour les pays de l'Union européenne ?

On évoque la dépendance de l'Allemagne à l'égard de la Chine, mais on pourrait citer le cas de la compagnie Cargolux, qui opère de nombreux vols de fret en provenance et à destination de la Chine, ce qui rend le Luxembourg particulièrement exposé à ce pays. Quel serait l'impact pour la France, pour l'Allemagne, d'une politique de sanctions à l'encontre de la Chine ? Quels seraient les pays européens les plus exposés ?

M. Hugues Saury. - La Chine est une puissance nucléaire depuis 1964, elle a signé le traité de non-prolifération des armes nucléaires en 1992, elle dit agir pour prévenir la guerre nucléaire ; dans le même temps, des photos prises par satellite l'été dernier ont montré qu'elle édifiait trois cents nouveaux silos susceptibles de servir au lancement de missiles nucléaires. Au début de l'année, la Chine a confirmé son intention de moderniser et de tripler son arsenal nucléaire afin de dépasser mille têtes d'ici à 2030. Quelle est la doctrine de la Chine dans ce domaine et comment faut-il interpréter cette densification de l'arsenal nucléaire chinois ?

M. André Gattolin. - Depuis dix ans, la Chine s'est lancée dans une politique d'armement accru, notamment en développant sa marine et sa flotte sous-marine. Tout cela est très coûteux, même si la part officielle du budget consacré à sa défense est bien inférieure à celle États-Unis. Il n'empêche, ce peut être un moyen de gonfler artificiellement sa croissance. Quels sont les impacts sur les budgets consacrés au social, à l'éducation, etc. ?

Quelle est réellement la valeur de l'Armée populaire de libération, sachant que la Chine n'a pas connu de réel conflit armé depuis une cinquantaine d'années ? Comme en Russie, d'importants moyens sont consacrés au contrôle et à la répression internes : cela se fait-il au détriment de l'armée de terre, comme en Russie, où les militaires sont moins bien équipés que les forces de sécurité intérieure ? Peut-on parler d'un « mythe de l'armée chinoise » ?

Mme Gisèle Jourda. - Vous avez dit que l'attention qui se focalise sur l'Ukraine en ce moment faisait passer en arrière-plan la zone indo-pacifique. La Chine en profite-t-elle pour développer des liens avec des pays qui peuvent lui être davantage favorables ?

Monsieur Julienne, en décembre dernier, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, vous affirmiez que la France devait affermir son attitude vis-à-vis du gouvernement chinois. Vos attentes ont-elles été satisfaites depuis que notre pays assure la présidence du Conseil de l'Union européenne ? Quelle serait, si tel n'est pas le cas, l'attitude appropriée ? Enfin pourriez-vous nous dire un mot d'un éventuel rapprochement entre la Chine et la Russie dans le domaine spatial ?

Mme Françoise Nicolas. - Le projet des routes de la soie répond-il à un objectif de politique intérieure ? Je pense que oui. Ce projet n'est pas si nouveau ; c'est en grande partie le « reconditionnement » de différents programmes antérieurs visant au développement économique des provinces de l'ouest, très en retard par rapport au reste du pays. Le réaménagement du territoire était certainement un objectif au départ, mais ce pan du projet des routes de la soie, à mon avis, est désormais assez secondaire par rapport aux objectifs de projection de puissance économique à l'international. Sur le plan interne, l'enjeu le plus important, c'est de permettre à l'économie chinoise de continuer à tourner.

Ce projet, géographiquement, se déploie tous azimuts, et sa dimension ferroviaire à travers le continent eurasiatique en est une parmi bien d'autres. Pour autant, pour nous Européens, c'est là son aspect le plus visible, celui qui nous impacte le plus directement. Tout retour en arrière aurait des conséquences non seulement sur la Chine, mais aussi sur l'Europe et sur la Russie.

Vous imaginez bien que les Chinois ont déjà réfléchi à un redéploiement de ces routes de la soie sans passer par la Russie ou l'Ukraine. Ainsi, il est envisagé de traverser le Kazakhstan, puis la Géorgie, après avoir traversé la mer Caspienne, éventuellement l'Arménie, pour arriver en Turquie. Il s'agit donc bien d'une voie alternative, mais elle ne peut pas remplacer complètement la voie ferroviaire actuelle.

Il existe aussi la possibilité d'utiliser la voie maritime plus classique : elle permet de transporter davantage de produits, mais elle prend plus de temps. Finalement, aucune option alternative à la route russe n'est pleinement satisfaisante.

Emblématique pour Pékin, le projet pakistanais de corridor, le CPEC, ne se passe pas aussi bien que prévu en raison de problèmes importants de sécurité, problèmes qui avaient certainement été largement sous-estimés par les autorités chinoises.

La Birmanie constitue aussi une option de contournement du détroit de Malacca, d'autant que les deux régimes sont proches, mais la situation sur place est compliquée et instable. Les Chinois vont certainement attendre de voir comment les choses évoluent.

Comme vous le disiez, il ne faut pas négliger les aspects politiques des routes de la soie en termes de volonté d'influence de la part de la Chine. Cela passe notamment par le digital.

L'Asie du Sud-Est est la zone dans laquelle les routes de la soie fonctionnent bien, sans être parfaites pour autant. Le train qui a été construit au Laos - pour l'instant, il s'arrête dans ce pays - est d'abord destiné, avant le tourisme, à alimenter les pays de la zone en produits chinois et la Chine en matières premières.

J'ai parlé de croissance artificielle, parce que le plan de relance chinois est orienté vers les infrastructures et le bâtiment. À chaque fois que la croissance s'essouffle, les autorités chinoises ont tendance à lancer ce type de plan... Le plan de relance de l'Union européenne n'est pas tourné vers les mêmes secteurs : elle souhaite d'abord investir dans les technologies d'avenir. Les investissements ne sont pas nécessairement productifs ; tout dépend de leur type !

Il est vrai que l'internationalisation du Yuan progresse, en particulier en Asie du Sud-Est, mais il faut savoir que le CIPS n'est pas encore autonome : il dépend de la messagerie Swift pour fonctionner, il ne peut donc pas se substituer à Swift à ce stade. Le Yuan est loin de concurrencer le dollar dans le commerce international. Il n'est d'ailleurs pas certain que les autorités chinoises souhaitent vraiment aller plus loin en la matière : à chaque tentative de plus grande internationalisation, les autorités, qui ne veulent pas perdre le contrôle de cet instrument, essentiel, de politique économique, ont fait un pas en arrière.

M. Pascal Allizard. - C'est une forme de paradoxe !

Mme Françoise Nicolas. - Absolument. Une monnaie forte internationalement est un attribut de puissance qui intéresse la Chine, mais elle n'est pas prête à en payer le coût pour l'instant.

Le poids du commerce réalisé en Yuan reste faible et, au-delà de valse-hésitation de la Chine sur ce sujet, la grande inertie des modalités de fonctionnement du commerce international explique ce phénomène. Et les choses ne devraient pas changer radicalement tant que le commerce des matières premières continuera de se réaliser en dollar.

En ce qui concerne la dette américaine, les États-Unis et la Chine « se tiennent en effet par la barbichette » si vous me passez cette expression. Il est compliqué pour les deux pays de sortir de cette interdépendance.

M. Marc Julienne. - En ce qui concerne le corridor économique Chine-Pakistan (CPEC), il faut savoir qu'il date d'avant le lancement des routes de la soie. C'était un projet très ambitieux, mais les réalisations sont très loin des 62 milliards de dollars annoncés. Le port de Gwadar est très peu utilisé et celui de Karachi continue de concentrer le trafic. Un peu partout au Pakistan se posent des problèmes de sécurité ; le projet était donc très risqué et la Chine ne s'est pas dotée des moyens de son développement, notamment en termes de protection. La semaine dernière encore, trois ressortissants chinois sont morts à la suite d'un attentat à la bombe. Les mouvements qui sont à l'origine de ces attaques ne visent pas tant les travailleurs chinois que les autorités pakistanaises elles-mêmes.

Ce n'est pas la boussole stratégique qui a introduit le triptyque avec lequel l'Union européenne définit ses relations avec la Chine. Ce pays est considéré comme un partenaire, un compétiteur et un rival systémique depuis mars 2019, mais la pondération entre ces trois termes a évolué depuis lors : l'antagonisme entre les modèles politiques est devenu plus évident. Nos relations ont donc tendance à se durcir et à se complexifier et il existe dorénavant un certain consensus en Europe sur la perception de la Chine, la Hongrie constituant peut-être une exception à ce consensus.

La Chine a conclu avec les îles Salomon un accord de coopération et de sécurité. Nous n'en connaissons pas encore les termes exacts, mais il semble que la Chine pourra fournir au Gouvernement des îles Salomon une assistance tant matérielle qu'humaine en matière de sécurité publique et de maintien de l'ordre. C'est un texte important, le premier du genre dans la région, mais il faut prendre du recul : la Chine n'a jamais fourni ce type d'assistance par le passé et je doute qu'elle envoie des forces de sécurité à court terme dans un tel cadre.

En tout cas, la Chine a montré depuis le milieu des années 2000, encore plus depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, sa volonté de développer des partenariats dans cette région, qu'elle refuse absolument d'appeler « indo-pacifique ». Ces partenariats entrent dans les registres diplomatiques, économiques et sécuritaires.

En ce qui concerne les relations de dépendance entre l'Europe et la Chine, l'IFRI a publié à la fin du mois d'avril un rapport sur ce thème en collaboration avec d'autres think tanks européens. Il faut garder à l'esprit que cette dépendance est aussi une interdépendance : l'Union européenne est le premier partenaire commercial de la Chine. Nous devons comprendre les logiques de cette dépendance pour améliorer notre degré d'autonomie ; ce processus a commencé à l'occasion de la crise du covid-19.

J'en viens aux questions posées sur le domaine militaire. L'arsenal nucléaire chinois est préoccupant. De nouveaux sites de lancement de missiles balistiques intercontinentaux ont été récemment identifiés et ces missiles pourraient atteindre aisément le territoire européen. Les autorités chinoises ont montré leur volonté d'accroître leur arsenal tant en quantité qu'en qualité. Il existe de ce point de vue une certaine contradiction avec la doctrine d'emploi des armes nucléaires de la Chine qui n'a pas bougé depuis 1964 : selon cette doctrine, l'arme nucléaire a une visée uniquement défensive, elle ne peut être utilisée qu'en « second », pour répondre à une attaque elle-même nucléaire. Cette doctrine est moins crédible du fait de l'augmentation importante des capacités ; on peut donc s'attendre à ce qu'elle soit révisée.

Quand on parle des capacités militaires de la Chine, je crois qu'il faut aussi prendre en compte le facteur démographique. La démographie chinoise est un problème structurel qui va peser sur l'économie et le système social dans son ensemble ; d'importants investissements devront être faits dans la protection sociale, ce qui peut peser sur les capacités de financement du budget de la défense. L'évolution démographique pourra aussi poser des problèmes de recrutement.

L'armée chinoise présente des lacunes en termes d'expérience au combat, de formation et d'interopérabilité entre ses différentes structures et avec des armées de pays étrangers. Certes, la Chine et la Russie ont multiplié les exercices conjoints, mais il ne s'agit pas vraiment d'interopérabilité au sens où on peut l'entendre, au sein de l'OTAN par exemple.

Les technologies militaires chinoises sont très poussées dans un certain nombre de domaines, comme celui des missiles balistiques - la Chine dispose aussi de missiles hypersoniques. De même, le secteur nucléaire militaire est sanctuarisé depuis Mao et la Chine y a constamment investi.

En ce qui concerne la zone indo-pacifique, les relations de la Chine avec l'ASEAN sont déjà très denses. Elle pourrait aller plus vite et plus fort dans le Pacifique Sud, surtout si les États-Unis et l'Europe, concentrés sur l'Ukraine, s'intéressaient moins à cette zone. Mais je ne pense pas que les choses seront si simples : dès l'annonce du pacte avec les îles Salomon, le conseiller spécial de Joe Biden pour le Pacifique s'est rendu sur place et une ambassade américaine va ouvrir dans ce pays. Côté européen, je note que le Forum ministériel pour la coopération dans l'Indo-Pacifique s'est tenu comme prévu fin février, alors que la crise en Ukraine couvait.

Je ne note pas d'évolution récente majeure dans les relations entre la France ou l'Union européenne et la Chine. En fait, la perception de la Chine par l'Europe évolue progressivement depuis plusieurs années ; cette évolution est plus nette dans les « petits » pays, comme la Lituanie, l'Estonie, la République tchèque, la Slovaquie ou la Suède, que dans les « grands » pays. Dans la tribune que j'ai publiée et à laquelle il a été fait référence, je n'appelle pas à abandonner le commerce, à couper les relations avec la Chine ou à appliquer des sanctions, mais je demande davantage de clarté, en particulier en ce qui concerne le Xinjiang, Hong Kong, les velléités chinoises en mer de Chine méridionale, Taïwan, etc. La France a montré ces dernières semaines qu'il était possible d'entretenir un dialogue exigeant, même dans un contexte de grande tension.

Enfin, en ce qui concerne le secteur spatial, je suis sceptique quant au potentiel réel de la coopération entre la Chine et la Russie. D'importantes annonces ont été faites ces dernières années, mais la coopération est largement restée à un stade diplomatique. De plus, la guerre en Ukraine devrait avoir un impact important sur la coopération sino-russe, puisque le budget que la Russie y consacre, déjà faible, ne devrait logiquement que diminuer.

Mme Françoise Nicolas. - Les relations entre la Chine et l'ASEAN sont déjà très étroites d'un point de vue économique : la Chine est le premier partenaire commercial des différents pays de l'association. Pour autant, chacun de ces pays a une relation différente avec la Chine : certains, comme le Laos, voire le Cambodge, sont complètement alignés, quand d'autres ont des relations plus ambivalentes - même les positions du Président des Philippines, Rodrigo Duterte, ont finalement été ambiguës.

En tout cas, la Chine exerce une pression très forte sur les pays de l'ASEAN sur le plan à la fois bilatéral et multilatéral. Elle est ainsi très présente au sein du secrétariat de l'association, où elle exerce une influence réelle - la Chine est même souvent qualifiée de onzième pays de l'ASEAN...

Si la Chine ne relâche pas la pression, il faut toutefois éviter de négliger d'autres acteurs importants. Je pense notamment au Japon, dont les actions, moins visibles et plus habiles, sont parfois plus efficaces que celles de la Chine - c'est notamment le cas au Vietnam.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie. Actuellement, notre attention se porte plus naturellement vers l'Ukraine et l'Europe, mais nous restons attentifs à ce qui se passe en Chine et en Indo-Pacifique.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Bilan annuel de l'application des lois - Communication

M. Christian Cambon, président. - Mes chers collègues, comme chaque année, il me revient de tirer le bilan de l'application des lois entrant dans le champ de compétence de notre commission pour la session 2020-2021.

Au cours de celle-ci, notre commission s'est prononcée sur quinze lois ratifiant des accords internationaux, mais celles-ci n'appellent pas de mesures d'application.

Une importante loi relevant des secteurs de compétence de notre commission a été promulguée : la loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales (n° 2021-1031 du 4 août 2021 parue au JO n° 180 du 5 août 2021).

Concernant d'abord les mesures législatives d'application, la loi de finances pour 2022 a effectivement créé à cette fin un programme budgétaire « Restitution des biens mal acquis », ce dont nous pouvons nous féliciter.

En revanche, le Gouvernement a supprimé par ordonnance l'affectation de la taxe sur les transactions financières (TTF) au fonds de solidarité pour le développement (FSD), alors même que nous avions fixé un plancher de 528 millions d'euros pour cette affectation ! Il s'avère qu'il s'agit en fait d'une erreur de rédaction dans l'ordonnance et qu'elle doit être prochainement corrigée.

Plusieurs décrets prévus par la loi ont été adoptés : le décret précisant la composition, l'organisation et les modalités de fonctionnement du Conseil national du développement et de la solidarité internationale (article 7 de la loi) ; les décrets relatifs à la société Expertise France, à l'exception notable du décret nommant le représentant élu des collectivités territoriales et le représentant des organisations de la société civile de solidarité internationale, alors même que cet alinéa (15) a été ajouté à l'initiative du Sénat.

Les décrets suivants n'ont en revanche pas été adoptés au 31 mars 2022 : le décret définissant les catégories d'organisations de la société civile au profit desquelles l'État met en oeuvre un dispositif dédié à des projets de développement en vue de l'octroi, le cas échéant, d'une subvention, prévu à l'article 2 de la loi ; les décrets relatifs à la composition et au fonctionnement de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement, prévus à l'article 12 de la loi. C'est un sujet que nous suivons évidemment attentivement. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a fait savoir que la mise en place effective de la commission devrait avoir lieu à l'automne 2022.

La loi prévoyait par ailleurs un nombre important de rapports au Parlement.

Il s'agit d'abord de six rapports qui doivent établir un état des lieux dans un délai fixé par la loi. Cinq ont été déposés dans les délais prévus par la loi. Le sixième devra l'être avant le 6 août prochain.

Le rapport prévu à l'article 2 relatif aux différentes activités pouvant être comptabilisées au titre de l'aide publique au développement de la France a été déposé le 9 mars 2022.

Le rapport prévu à l'article 10 sur les coopérations opérationnelles entre l'Agence française de développement et la Caisse des dépôts et consignations, a été déposé le 18 mars 2022.

Le rapport prévu à l'article 15-II présentant une évaluation du dispositif relatif à l'offre d'opérations de banque à des personnes physiques résidant en France par des établissements de crédit ayant leur siège dans un État figurant sur la liste des États bénéficiaires de l'aide publique au développement, a été déposé le 1er mars 2022.

Le rapport prévu à l'article 15-III examinant les modalités de réduction des coûts de transaction des envois de fonds effectués par des personnes résidant en France vers leurs familles dans les pays en développement, a été déposé le 27 octobre 2021.

Le rapport prévu à l'article 17 évaluant les possibilités de dispense de criblage des bénéficiaires finaux de l'aide a été déposé le 14 décembre 2021. Il donne des lignes directrices pour concilier le principe de non-discrimination dans l'attribution de l'aide dans des zones caractérisées par une situation de crise persistante et l'existence de groupes armés, d'une part, et le respect des obligations découlant de l'interdiction de mettre à disposition des ressources économiques à des personnes impliquées dans des activités terroristes, d'autre part. Ces lignes directrices ont été élaborées au terme d'échanges avec notamment les organisations de la société civile ; il faut maintenant en observer la mise en oeuvre.

Le rapport prévu à l'article 16 présentant la stratégie de la France en matière de mobilité internationale en entreprise et en administration n'a pas encore été déposé, mais le délai prévu par la loi, le 6 août 2022, n'est pas expiré.

La loi prévoit également trois rapports au Parlement qui doivent être présentés à échéance régulière et qui ne l'ont pas encore été, sans que les délais soient expirés : un rapport sur la stratégie de développement solidaire et de lutte contre les inégalités mondiales, qui doit être présenté chaque année avant le 1er juin (article 3) ; un rapport sur les experts techniques internationaux français, qui doit être présenté tous les deux ans (article 11) ; un rapport annuel de la commission d'évaluation de l'aide publique au développement.

Enfin, l'article 13 de la loi habilite le Gouvernement à prendre une ordonnance concernant toute mesure relevant du domaine de la loi permettant, dans le but de renforcer l'attractivité du territoire français, de définir la nature et les conditions, notamment de délai, et les modalités d'octroi par le Gouvernement des privilèges et immunités nécessaires pour garantir l'indépendance dans l'exercice de leurs fonctions sur le territoire national, dans un délai de douze mois à compter de la publication de la loi. Au 31 mars 2022, le Gouvernement n'a pas usé de cette faculté.

Deux derniers sujets. La mise en oeuvre de la base de données sur le développement prévue par l'article 2 aurait bien avancé ; le délai prévu pour sa mise en oeuvre devrait être tenu. Les données seront consultables sur un site internet dédié, accessible à tous. S'agissant des conseils locaux de développement auprès des ambassadeurs, prévus par le rapport annexé à la loi, plusieurs postes ont déjà tenu leur premier conseil : Cameroun, Liban, Guinée, Sénégal - conseil présidé par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères le 6 décembre 2021 et auquel Rachid Temal était présent -, Maroc, Bénin, Tchad et Maurice.

Concernant la loi de programmation militaire du 13 juillet 2018 pour les années 2019 à 2025, les mesures d'application ont été intégralement prises.

Quatorze décrets en Conseil d'État, un décret simple, ainsi que deux arrêtés ont été pris pour l'application de la loi de programmation actuelle. Les deux derniers arrêtés attendus, ayant pour objet de définir les moyens techniques d'immobilisation des moyens de transport, selon qu'ils sont à l'usage des militaires déployés sur le territoire ou des militaires chargés de la protection des installations militaires, peuvent être considérés comme adoptés dès lors que l'article 54 de la loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés modifie l'article L.2338 du code de la défense.

Toutes les ordonnances attendues ont été prises, mais une seule a été ratifiée.

Toujours en ce qui concerne la loi de programmation militaire 2019-2025, la commission a reçu trois rapports : les deux bilans semestriels de l'exécution de la programmation militaire en application de l'article 10, ainsi que, le 14 avril 2022, le bilan annuel opérationnel et financier relatif aux opérations extérieures et missions intérieures en cours en application de l'article 4 daté du 30 juin 2021.

En revanche, le rapport annuel d'activité de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes prévu à l'article 34 de la loi de programmation militaire n'a jamais été déposé au Sénat. Ce rapport devrait rendre compte des conditions d'exercice et des résultats du contrôle exercé par l'Autorité nationale de sécurité des systèmes d'information.

En conclusion, mes chers collègues, pour notre commission, on peut considérer que l'application des lois que nous suivons est globalement satisfaisante sur le plan purement réglementaire.

Reste que le plus important, c'est le respect de la trajectoire financière et la remontée capacitaire, pour laquelle nous nourrissons de vraies inquiétudes. Or les réponses dilatoires du Gouvernement ne sont pas de nature à nous rassurer et doivent nous conduire à la plus grande vigilance.

Désignation d'un rapporteur

La commission désigne Mme Joëlle Garriaud-Maylam sur le projet de loi n° 579 (2021-2022) ratifiant l'ordonnance n° 2022-232 du 23 février 2022 relative à la protection des intérêts de la défense nationale dans la conduite des opérations spatiales et l'exploitation des données d'origine spatiale.

La réunion est close à 12 h 35.