Mercredi 1er mars 2023

- Présidence de M. Jean-François Rapin, président -

La réunion est ouverte à 17 heures.

Agriculture et pêche - Audition de M. Janusz Wojciechowski, Commissaire européen à l'agriculture

M. Jean-François Rapin, Président. -- Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui le commissaire européen à l'agriculture, M. Janusz Wojciechowski, que je tiens à remercier pour sa présence cet après-midi. Monsieur le Commissaire, vous êtes aujourd'hui à Paris où se tient en ce moment le Salon international de l'agriculture. Plusieurs d'entre nous nous y sommes rendus, à la rencontre des agriculteurs et des éleveurs français, et nous avons pu entendre leur inquiétude. En effet, la nouvelle politique agricole commune, décidée par l'Union européenne pour la période 2021-2027, est entrée en vigueur il y a tout juste deux mois. La Commission européenne a validé tous les plans stratégiques nationaux. Il ressort selon moi trois motifs d'inquiétude légitime :

- la soutenabilité du renforcement des ambitions environnementales ;

- la concurrence déloyale au sein de l'Union, du fait du nouveau mode de mise en oeuvre décentralisé de la PAC, mais aussi de la part des pays tiers bénéficiaires d'accords commerciaux ;

- la baisse en termes réels du budget de cette nouvelle PAC, baisse que nous avions déjà déplorée en 2021 mais qui est encore plus forte que nous le redoutions, puisque l'inflation annuelle dépasse aujourd'hui largement l'hypothèse de 2 % sur laquelle était construit le cadre financier pluriannuel de l'Union européenne.

Sur tous ces points, le Sénat français a sonné l'alarme à plusieurs reprises. Dans une résolution du 6 mai 2022, notre assemblée a notamment posé la question de la soutenabilité économique du Pacte vert qui, selon plusieurs études indépendantes, risque de faire reculer la production agricole européenne de 5 % à 20 % d'ici 2030, suivant les filières et les scénarios étudiés. Monsieur le Commissaire, quand la Commission européenne publiera-t-elle enfin les résultats de l'étude d'impact complète du volet agricole du Pacte vert ? Renoncer d'ici 2030 à 10 % de la surface agricole utile européenne, tout en diminuant de plus de 50 % l'utilisation des pesticides et en quadruplant (à 25 %) les terres converties au « bio », n'est-ce pas opter nécessairement pour la décroissance ? Pourtant, la guerre en Ukraine change la donne : déjà, elle renchérit fortement le prix des engrais et celui de l'énergie et provoque un afflux d'importations de produits agricoles ukrainiens exemptés de droits de douane. Mais surtout, cette guerre rappelle à l'Union l'impératif de souveraineté alimentaire, reconnu par les 27 au sommet de Versailles il y a un an. Dès lors, comment justifiez-vous que le volet agricole du Pacte vert n'ait fait, depuis lors, l'objet d'aucune réorientation de fond, mis à part quelques ajustements à la marge ?

Le deuxième défi auquel notre agriculture est donc confrontée est celui des accords commerciaux. Le Pacte vert repose sur le postulat qu'une hausse de la qualité des produits garantira de meilleurs revenus à nos agriculteurs. Or, Monsieur le Commissaire, les accords commerciaux conclus par l'Union favorisent les importations de produits bon marché qui ne répondent pas aux mêmes standards environnementaux et sanitaires que les produits de l'Union. Je pense notamment à l'accord de libre-échange avec le Mercosur, qui, s'il était ratifié, faciliterait les importations de viande bovine en provenance du Brésil, alors que des antibiotiques activateurs de croissance y sont encore utilisés. Dans quelle mesure soutenez-vous l'insertion de clauses miroirs dans les accords commerciaux, engageant les pays tiers à mettre en conformité leurs modes de production avec ceux que nous nous imposons au titre du Pacte vert ? Le Président de la République française a annoncé samedi un nouveau plan destiné à diminuer l'usage des pesticides, dans la droite ligne des exigences européennes. Dernièrement, la décision de la Cour de justice de l'Union européenne d'en finir définitivement avec les néonicotinoïdes a pris de court les planteurs de betteraves français, qui vont assurément perdre des cultures, faute de pouvoir les protéger efficacement contre la jaunisse. À court terme, prévoyez-vous d'activer une mesure de crise pour leur venir en aide ? Et, à plus long terme, comment comptez-vous les préserver contre toute distorsion de concurrence en matière d'usage de tels pesticides que l'Europe s'interdit mais que d'autres continuent d'utiliser ?

Ma troisième préoccupation est d'ordre budgétaire : le taux d'inflation avoisine actuellement 10 % dans la plupart des États membres. Selon une étude de Farm Europe, le budget de la PAC diminuerait ainsi de plus de 85 milliards d'euros en termes réels au cours de la période 2021-2027 par rapport à 2020, soit une baisse de l'ordre de 22 %. La Commission entend-elle tirer parti de la révision obligatoire du cadre financier pluriannuel à mi-parcours pour proposer de réévaluer le budget de la PAC en termes réels, alors même que le contexte géopolitique risque de plaider pour d'autres priorités budgétaires ?

J'en reste là et vous laisse la parole, mais je suis convaincu que nous aurons encore d'autres questions importantes à aborder dans l'échange qui suivra votre propos liminaire. Je vous cède donc la parole, Monsieur le Commissaire.

M. Janusz Wojciechowski, Commissaire européen à l'agriculture -- Je vous remercie, Monsieur le Président. Chers membres de la commission, je vous remercie de votre invitation et je suis très honoré de pouvoir m'exprimer devant vous à nouveau. Je suis également très heureux de pouvoir le faire directement : la fois précédente, les circonstances différaient et je n'avais donc pu vous rencontrer qu'à distance. La période actuelle est un moment clef pour l'agriculture européenne, comme vous l'avez dit, Monsieur le Président. Elle marque l'entrée en vigueur de la politique agricole commune dans sa nouvelle version. Elle repose, comme vous le savez, sur 28 stratégies puisqu'en Belgique, il y a deux stratégies différentes correspondant à chacune des deux régions principales constituant ce pays.

Je souhaiterais cependant formuler une remarque d'emblée : grâce aux agriculteurs, la sécurité alimentaire est assurée malgré la crise que nous vivons actuellement et la crise sanitaire qui a frappé l'Union européenne et le monde en 2020 et 2021. Nous sommes confrontés, avec la guerre entre la Russie et l'Ukraine, à de grands risques pouvant mettre en danger le système alimentaire mondial. Les producteurs et les exportateurs de céréales jouent un rôle important dans la sécurité alimentaire mondiale. Grâce aux agriculteurs européens, et tout particulièrement aux agriculteurs français, les produits agricoles sont restés disponibles partout en Europe. Nous devons leur être reconnaissants.

Cela étant, les perspectives qui s'offrent à l'agriculture européenne peuvent légitimement susciter de grandes inquiétudes aux citoyens de l'Union et à leurs représentants. Tout d'abord, nous avons pris connaissance du recensement agricole au sein de l'Union européenne. Cette étude a donc été conduite dans tous les pays de l'Union dans lesquels nous avons comparé l'évolution de la situation agricole entre 2010 et 2020. Nous pouvons constater des tendances négatives durant cette décennie. En premier lieu, le nombre de fermes dans l'Union européenne a diminué puisque nous avons perdu 3 millions d'exploitations entre 2010 et 2020. En 2010, nous en comptabilisions 12 millions contre seulement 9 millions à présent. Nous perdons 800 exploitations par jour. En France, plus de 24 % des exploitations agricoles ont disparu en dix ans. Tandis qu'on en comptabilisait 516 000 en 2010, on en recensait 393 000 dix ans plus tard. Les situations diffèrent selon les pays de l'Union, mais, s'il est un constat sur lequel nous pouvons tous nous accorder, c'est que le nombre d'exploitations agricoles qui ont disparu sur le territoire de l'Union européenne est beaucoup trop important. La concentration des exploitations est un phénomène dont il faut tenir compte : le nombre de celles dont la surface est supérieure à cent hectares a crû entre 2010 et 2020. On en comptabilisait 286 000 en 2010, contre 327 000 en 2020. Enfin, les surfaces cultivées représentaient plus de 76 millions d'hectares au total en 2010 contre 82 millions d'hectares en 2020. En France, nous sommes passés, sur la même période, de 16 millions d'hectares à 18,5 millions d'hectares.

La réduction des zones agricoles constitue une autre tendance inquiétante. En 2010, on comptabilisait 159 millions d'hectares de zones agricoles. En 2020, elles ne représentaient plus que 157,5 millions d'hectares. En une décennie, nous avons donc perdu 1,5 million d'hectares de zones agricoles sur le territoire de l'Union. Cette réduction concerne aussi la France, où elles sont passées de 27,8 millions d'hectares à 27,3 millions d'hectares, soit une diminution de l'ordre de 2 %. Par ailleurs, il nous faut évoquer le faible renouvellement générationnel chez les agriculteurs : l'âge moyen au sein de l'Union européenne est passé de 55 à 57 ans et33 % d'entre eux ont plus de 65 ans. Nous devons donc répondre à de nombreux défis.

S'agissant des plans stratégiques de la PAC, la France est, comme vous le savez, un des premiers pays dont le plan national a été accepté. Notre ambition est d'anticiper l'avenir de la PAC après 2027, si possible avant la fin du mandat actuel de la Commission européenne. Il convient donc d'engager des discussions et des échanges, notamment avec vous.

Quels sont ces principaux défis conditionnant l'avenir de l'agriculture en Europe ? J'en ai identifié quatre : la sécurité, la stabilité, la durabilité et la soutenabilité. Quand je parle de sécurité, je parle de sécurité alimentaire. L'agriculture a, en effet, d'abord vocation à garantir la sécurité alimentaire. Les politiques européennes doivent poursuivre aussi cet objectif. Quels sont les risques associés ? Je songe tout d'abord au budget dédié à la PAC. L'Union européenne consacre environ 60 milliards d'euros par an à sa politique agricole commune. Le budget pour la période 2023-2027 s'élève en effet à 307 milliards d'euros en incluant les cofinancements nationaux. Mais cela ne représente que 0,4 % du PIB européen. J'estime qu'un tel montant n'est pas suffisant pour garantir la sécurité alimentaire européenne. Le second défi est celui de la stabilité, celle des revenus des agriculteurs et du nombre d'agriculteurs. Le défi auquel se trouve confrontée l'agriculture européenne réside dans l'absence d'outils permettant de gérer les crises que les agriculteurs doivent affronter, notamment sur le plan géopolitique. En effet, les questions politiques ont un impact sur l'agriculture européenne et, partant, sur les agriculteurs européens. On invoque alors l'aide de l'État, mais cette dernière n'est pas suffisante. Il convient donc de renforcer les outils européens de gestion de crise, et de mettre en oeuvre davantage d'outils à la disposition de tous les agriculteurs européens pour les aider à affronter les crises.

Le troisième défi est celui de la soutenabilité. Nous devons continuer la réforme des politiques agricoles européennes, notamment sur le plan environnemental. Des programmes de valorisation de l'agriculture respectueuse de l'environnement ont été lancés. Ils doivent être, le cas échéant, soutenus car ils contribuent à la sécurité alimentaire européenne. Je me réjouis de constater que nous avons contribué à la préservation de la sécurité alimentaire mondiale. Nous devons prendre en compte le rôle de l'Union européenne qui entend en ce domaine assurer sa mission de solidarité. Ce troisième défi nous renvoie au quatrième, celui de la durabilité. Je vous remercie de votre attention et je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Pierre Louault. - Monsieur le Commissaire, je souhaiterais vous interroger sur la problématique que rencontre la filière des betteraves avec la disparition annoncée de l'utilisation en France des néonicotinoïdes du fait de la transposition française d'une directive européenne. La Cour de justice de l'Union européenne interdit le système de dérogation qui avait été octroyé en France et qui permettait le traitement des semences par des néonicotinoïdes, créant une distorsion de concurrence entre la France et les autres pays européens dans le domaine de la production de sucres de betterave. Un important programme de recherche avait été développé pour substituer à terme de nouveaux produits aux produits chimiques. Dans l'immédiat, il nous faut trouver le moyen de soutenir notre filière de betteraves pendant trois ans, le temps que ce programme aille à son terme. La Commission européenne, Monsieur le Commissaire, envisage-t-elle de soutenir la filière française afin de rétablir une concurrence équitable ou est-elle disposée à accorder à la France une dérogation sur la règle de minimis pour soutenir à bonne hauteur les producteurs français ?

M.  Olivier Rietmann. - Monsieur le Commissaire, j'ai été désigné par la présidente de la Commission des Affaires économiques en qualité de rapporteur d'une mission d'information sur la « viande issue de cultures cellulaires ». Nous publierons notre rapport à la mi-mars 2023 et j'espère qu'il sera lu avec attention à Bruxelles car il se veut dépassionné et consensuel et qu'il reviendra à la Commission européenne d'autoriser (ou non) ces produits issus de cultures cellulaires au sein de l'Union. Le 1er février 2023, vous avez répondu à une question écrite qui vous était posée par un parlementaire européenconcernant le réexamen possible de votre position en matière de protéines. Vous avez indiqué que cette révision permettrait « de promouvoir la production de protéines végétales et alternatives dans l'Union européenne ». Je souhaite savoir si vous incluez dans ce propos les viandes issues de cultures cellulaires. Il semblerait, à ma connaissance, que les seules subventions publiques à l'innovation versées en France en ce domaine ont été cofinancées sur des fonds européens. Pouvez-vous nous dire si cela relève d'un programme en particulier ? Dans l'hypothèse où le produit serait autorisé, seriez-vous prêt à établir des règles de dénomination ou d'étiquetage ? Quelles sont les pistes que vous avez pu, en la matière, d'ores et déjà envisager ? Quel est votre avis sur les réglementations qui visent à interdire l'usage du mot « viande » ou du mot « lait » et, plus globalement, à tout mot décrivant des produits d'origine animale ?

Mme Patricia Schillinger. - Je serai très brève car mon collègue a posé la question sur les betteraviers. Demain, Monsieur le Commissaire, vous allez rencontrer le Ministre français de l'Agriculture à ce sujet. Je souhaiterais connaître votre position.

M. Janusz Wojciechowski. - Je vous remercie pour ces trois premières questions. Je vais tout d'abord répondre à celle sur les néonicotinoïdes. Je suis conscient de votre extrême sensibilité à ce sujet et de ses implications sur la production de betteraves en Europe et, plus spécifiquement, en France. Nous savons que, durant l'année qui a suivi l'interdiction de ces néonicotinoïdes, de nombreux pays, notamment la France qui est le premier producteur de sucre de betterave en Europe, ont enregistré des pertes agricoles du fait du virus qui a touché leur production. Il me semble que la production de betteraves sera moindre en 2023 que ce qu'elle était en 2020. Il nous faut trouver une entente générale entre les pays de l'Union et assurer un suivi optimal après l'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne. Il nous faut soutenir les agriculteurs qui subissent cette perte. Il serait intéressant de savoir si vous avez vous-même identifié des solutions concrètes. Des produits alternatifs existent déjà au sein de l'Union européenne. Certains présentent un taux d'efficacité de plus de 90 %. Ils sont des alternatives aux néonicotinoïdes et peuvent donc être utilisés dans la culture de betteraves. Il y en a certains qui n'ont pas encore été approuvés. Nous entendons développer les programmes de recherche permettant de préserver les cultures et la sauvegarde de la nature.

Une autre question m'a été posée concernant les produits alternatifs à la production animale. Je vais répondre très directement : il n'y a aucune intention d'interdire ces produits en Europe. De nombreux instruments soutiennent ces secteurs, notamment les programmes visant à soutenir les agriculteurs qui prennent un soin particulier de leurs animaux. La production de la viande durable est donc soutenue par l'Union européenne.

M. Jean-François Rapin. - Olivier Rietmann vous interroge sur les produits alternatifs issus de cultures cellulaires, Monsieur le Commissaire. Peut-être les traducteurs n'ont-ils pas bien compris les tenants et aboutissants de cette question ?

M. Olivier Rietmann. - Je rappelle que ma question vise à savoir si le Commissaire Wojciechowski est susceptible de considérer que les « viandes artificielles » sont une alternative qui sera prise en compte dans le plan « protéines » européen et si elles seront soutenues et autorisées. En outre, la Commission européenne a-t-elle l'intention de restreindre l'usage des mots « viandes » et « lait » pour ces viandes artificielles ?

Janusz Wojciechowski - S'agissant de l'étiquetage, cette question n'est pas de mon ressort. Je puis cependant vous certifier que l'Union européenne soutient fermement les producteurs de lait et de viande.

M. Jean-François Rapin. - Pour approfondir la réponse, je propose au Commissaire de lui remettre par écrit la question de notre collègue, à qui nous transmettrons la réponse de la Commission.

M. Jacques Fernique. - Monsieur le Commissaire, l'inflation entraîne une envolée des prix des engrais de synthèse. La dépendance de l'agriculture européenne à ces engrais est donc encore davantage criante, voire encore plus dommageable. Cette dépendance coûte très cher aux agriculteurs, puisqu'elle entraîne des dommages sur la fertilité de nos sols et la qualité des cultures. Il importe donc d'échapper à cette dépendance et je crois pouvoir dire que l'Union européenne en a clairement l'intention. Or, depuis des mois, la guerre entre la Russie et l'Ukraine remet en valeur un modèle agricole dont il nous faudrait pourtant sortir. Je souhaiterais savoir, Monsieur le Commissaire, si cette dérive ne vide pas de sa substance la politique environnementale européenne que la Commission tente de mener. Comment enrayer cette dérive ?

Mme Pascale Gruny. - Je souhaite, Monsieur le Commissaire, vous poser une question très générale : l'Union européenne veut-elle encore disposer d'agriculteurs? Nous pouvons en douter au regard de toutes les barrières qu'ils rencontrent. Comme je l'ai dit à votre collègue M. Timmermans, les politiques européennes vont « trop vite et trop fort », comme en témoigne la récente affaire des betteraves. Cela étant posé, je souhaiterais vous poser des questions plus précises, Monsieur le Commissaire. La Commission européenne a récemment validé une mesure trop limitée et trop tardive de suspension des droits (auparavant 6,5 %) à l'importation d'engrais. Toutefois, pour que cette mesure soit efficace, il faudrait qu'elle soit prolongée et élargie à tous les engrais azotés. Comptez-vous vous saisir de ce point ? Par ailleurs, l'adoption du règlement pour une utilisation durable des pesticides (règlement SUR) aura pour conséquence une diminution de 20 % de la production agricole européenne. Ce projet doit donc être amélioré sur deux sujets : en premier lieu, il ne faut pas décréter d'interdiction sans prévoir des solutions. Aussi, il faut que les produits phytosanitaires disparaissent au fur et à mesure que des solutions alternatives surgissent. Il ne faut pas d'interdictions dans les zones « Natura 2000 » à moins qu'elles ne soient justifiées par des motifs scientifiques,sans quoi cela conduirait à l'interdiction de l'agriculture sur de nombreux territoires français. Seriez-vous, Monsieur le Commissaire, disposé à modifier le contenu de ce projet de règlement ? Par ailleurs, la Commission européenne annonce pour la mi-2023 une proposition réglementaire sur les nouvelles techniques génomiques. Il me semble essentiel que les agriculteurs européens aient accès à ces nouvelles techniques, qui sont les seules, à ma connaissance, leur permettant d'obtenir de nouvelles variétés essentielles dans des délais rapides, notamment des blés résistants à de nouvelles maladies ou à la sécheresse.

Didier Marie - J'inscrirai mon propos dans la continuité de celui de ma collègue au sujet du projet de règlement SUR qui est en débat au Parlement européen en ce moment. Je m'inquiète des retards qui sont pris dans l'examen de ce projet de règlement et notamment des freins qui sont mis par la commission « Agriculture » du Parlement européen. De quelle façon la Commission européenne entend-elle surmonter ces difficultés  et mener les négociations permettant de faire aboutir ce très important dossier ? Par ailleurs, le Président de la République française a évoqué il y a peu de temps la nécessité de mettre en oeuvre les clauses miroir sur les sujets environnementaux et sur les sujets sanitaires dans les négociations de libre-échange, en particulier avec le Mercosur. Qu'en pensez-vous ? Je terminerai mon propos en évoquant la sécheresse inédite à laquelle la France est confrontée. Un certain nombre de mesures ont d'ores et déjà été prises par les pouvoirs publics. Pensez-vous, Monsieur le Commissaire, que la Commission européenne puisse aider notre pays à traverser cette difficile épreuve ?

M. Janusz Wojciechowski. - Je vous remercie de vos questions. Nous observons une augmentation des coûts de production en raison du contexte inflationniste qui prévaut au sein de l'Union européenne en ce moment. L'agriculture subit de plein fouet cette inflation qui frappe particulièrement le coût des engrais. Par exemple, le coût des engrais azotés a cru de 140 % sur les douze derniers mois glissants. Ceci constitue un facteur déterminant dans l'inflation que les produits alimentaires subissent. Nous avons donc pris des mesures afin d'aider les agriculteurs confrontés à cette inflation. Une autre aide a été proposée aux producteurs d'engrais eux-mêmes afin qu'ils contiennent la hausse de leurs prix. Nous observons des effets positifs puisque, dans les mois qui ont suivi, les prix des engrais ont baissé de 30 %. Nous ne sommes pas du tout face aux mêmes prix qu'au mois d'octobre 2022.

La PAC soutient, par ailleurs, des méthodes alternatives à l'utilisation des engrais par le biais de ses éco-programmes. Nous avons d'ailleurs incité les États membres à les déployer ou à amender les plans stratégiques qu'ils ont adoptés afin d'introduire de nouveaux instruments permettant de réduire la dépendance des agriculteurs aux engrais synthétiques et de les aider à adopter des engrais naturels. La Pologne a amendé sa propre stratégie, mais elle ne doit pas être la seule.

Concernant la réglementation européenne sur les pesticides, la Commission européenne a présenté une proposition ambitieuse permettant de réduire leur utilisation à hauteur de 50 %. Le projet a été transmis au Conseil européen. Pour nous, l'enjeu est de trouver une solution équilibrée respectant les intérêts de chacun. En effet, les usages en matière de pesticides varient selon les pays de l'Union européenne. Certains les utilisent massivement quand d'autres les limitent drastiquement. Il y a même une opposition en la matière entre les États membres. Concernant les nouvelles techniques génomiques, suivant une requête du Conseil européen datant de 2019, la Commission européenne a mené une étude en se basant sur la législation relative aux OGM. Cette dernière doit déboucher sur une législation qui devrait être approuvée à la mi-2023.

Concernant enfin la sécheresse que subissent nombre de pays européens, sachez que la Commission européenne a parfaitement conscience de ses effets tout à fait dramatiques. Par exemple, l'année dernière, nous avons enregistré une réduction de la récolte de maïs en Europe de l'ordre de 27 % ! La France subit, elle aussi, ce phénomène climatique. Les éco-programmes élaborés dans le cadre de la PAC sont susceptibles de permettre la limitation de l'utilisation de l'eau dans les pays de l'Union. Il nous semble ainsi opportun de préserver les prairies qui sont nécessaires à l'utilisation de l'eau. Des mesures de gestion des sols ont aussi été prises pour prévenir leur érosion. La gestion de l'eau utilisée en matière d'irrigation fait également l'objet d'une réglementation spécifique. Je rappelle que l'Union favorise l'agriculture « stratégique » permettant de sauvegarder l'eau, ainsi que la culture biologique, qui permet une utilisation réduite de l'eau. Nous cherchons enfin à protéger la qualité de l'eau en réduisant le recours à des engrais synthétiques : tout cela est couvert par la PAC.

M. Patrice Joly- Monsieur le Commissaire, j'aurais deux questions à vous soumettre. La première concerne l'enveloppe globale des crédits « PAC » prévus dans le programme financier pluriannuel de l'Union européenne. Il nous a été indiqué que cette enveloppe à euros constants correspondrait à seulement 70 % des crédits initialement prévus, ce qui n'est pas sans manquer d'inquiéter les agriculteurs, en particulier les éleveurs dont les résultats sont à la fois le fruit des aides qu'ils touchent et de leur propre production. Je souhaiterais donc connaître l'opinion de la Commission européenne sur ce sujet très inquiétant. Ma seconde question porte sur la séquestration du carbone. Quelle est l'opinion de la Commission européenne sur la fiabilité de ce que l'on appelle les crédits de carbone farming ?

M. Ludovic Haye. - L'eau est un élément vital pour nos agriculteurs dans le cadre des cultures dont ils ont la responsabilité comme pour nos concitoyens dans un usage domestique et sanitaire. De nombreux sénateurs sont issus de territoires transfrontaliers ou littoraux et ils savent que les eaux sont parfois transfrontalières et nécessitent, de ce fait, une harmonisation de leur usage, de part et d'autre des frontières. Or, de très nombreux facteurs viennent altérer nos ressources en eau et engendrent des différences de gestion. Parmi eux, nous pouvons citer les phénomènes climatiques extrêmes, l'accroissement des populations, une augmentation de la consommation d'eau, le morcellement des structures existantes et le détournement excessif des ressources publiques en eau à des fins privées. Au-delà de ce que vous avez évoqué à l'instant, Monsieur le Commissaire, concernant les moyens techniques permettant de préserver les ressources en eau de nos pays, avez-vous des projets en matière législative permettant d'y contribuer directement tout en n'obérant pas le développement agricole ?

Mme Florence Blatrix Contat. - Monsieur le Commissaire, je travaille avec le collègue qui s'est précédemment exprimé sur une mission d'information que nous a confiée il y a peu la présidente de la Commission des Affaires économiques. Je voulais revenir, indépendamment de cela, sur un sujet à propos duquel je vous avais alerté par écrit, en l'occurrence le projet de révision des normes de commercialisation européenne des volailles de chair, projet de révision qui a suscité l'inquiétude de nombreux agriculteurs, en particulier dans mon département avec l'Appellation d'origine protégée (AOP) « Volaille de Bresse ». Nous vous avions alerté sur le risque découlant de ce projet, en l'occurrence le risque de porter atteinte à une filière agricole de qualité, mais aussi et surtout le risque d'une régression de l'information des consommateurs. Vous m'aviez indiqué, Monsieur le Commissaire, partager ma préoccupation. Pouvez-vous donc nous détailler plus précisément de quelle façon vous envisagez de réviser ce projet et quelles en sont les prochaines étapes ?

M. Janusz Wojciechowski - Je vous remercie pour vos questions. Je voudrais d'abord réagir à l'évocation des clauses « miroir ». Il est très important pour la Commission européenne que les mêmes normes s'appliquent à nos producteurs et aux produits qui sont importés de pays tiers. Dans tous les accords de libre-échange, nous incluons donc, autant que faire se peut, ce principe de réciprocité, mais ce n'est pas toujours possible : il nous faut respecter les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Parfois nos normes de production sont très exigeantes et il est difficile d'obtenir la réciprocité de nos interlocuteurs. Quoi qu'il en soit, nous promouvons ce principe dans toutes les négociations que nous conduisons. Par exemple, l'accord avec la Nouvelle-Zélande qui a été négocié l'année passée inclut une clause « miroir » et une complète réciprocité des normes en vigueur.

Concernant la séquestration du carbone, le carbone farming est partie intégrante de l'éco-programme. Beaucoup de pays ont donc décidé de l'inclure. Les agriculteurs ont reçu les revenus additionnels correspondant à cette pratique. Un système de certification est en cours de préparation.

En ce qui concerne la gestion des eaux, beaucoup d'instruments ont été déployés au moyen de la PAC. Citons l'éco-programme, le financement du deuxième pilier de la PAC. Des instruments peuvent donc être utilisés au sein de la PAC.

S'agissant in fine de la volaille, les normes marketing sont en cours de révision pour différents secteurs agricoles. Cette révision a été précédée d'une consultation publique. Nous en sommes à l'étape de la discussion des experts issus des 27 États membres. La France ne peut que se réjouir de la façon dont cette discussion évolue, puisque, jusqu'à présent, la discussion entre les experts préserve considérablement les intérêts de l'industrie alimentaire française. À titre d'exemple, le foie gras n'est pas concerné par ce projet de législation. Certains rapports sont cependant relativement inquiétants. La Commission européenne envisage, par exemple, de faire disparaître le label rouge. Je voudrais être très clair avec vous : la révision des standards marketing n'a strictement rien à voir avec la qualité de la volaille. La Commission a plutôt l'intention de permettre des contrôles et une nouvelle dénomination. Les États membres poursuivent leurs discussions.

M.  Pierre Cuypers. - Monsieur le Commissaire, la France, et au-delà d'elle, l'Union sont très dépendantes pour satisfaire leurs besoins en protéines. J'évalue ce déficit pour la France à 50 % de ses besoins. Produire ce que nous consommons serait un minimum. Notre souveraineté protéique devrait être, pour la Commission européenne, une priorité. Envisagez-vous donc un plan « protéines » pour l'Union qui garantirait la sécurisation de nos approvisionnements pour nos élevages et l'alimentation de nos concitoyens ?

M. Franck Menonville. - Monsieur le Commissaire, je vous remercie des réponses que vous avez apportées à mes collègues. Dans le contexte climatique et économique, l'avenir des polycultures d'élevage est en question en France comme en Europe. Les territoires sur lesquels ces polycultures sont implantées sont soumis à des caractéristiques climatiques très contraignantes. Le risque est que l'activité agricole disparaisse et qu'il en soit de même de l'activité économique comme de la vie sociale. Ce processus de disparition a déjà été entamé sur nombre de ces territoires. La Commission européenne envisage-t-elle de faire évoluer les règles applicables aux zones défavorisées pour améliorer leur accès et leur éligibilité à ce dispositif ? La Commission européenne envisagerait-elle un règlement comparable à celui qui peut exister déjà pour les zones intermédiaires entre les zones à fort rendement et les zones de montagne ? L'enjeu est de sauver ces territoires de polycultures d'élevage qui connaissent de très grandes difficultés.

Mme Amel Gacquerre. - Je vais être très courte : mon propos s'inscrit dans la continuité de celui de Pierre Cuypers. Ce matin, je me suis rendue au Salon international de l'agriculture et la question de notre dépendance aux protéines végétales y a été évoquée à plusieurs reprises. Notre dépendance à des pays tiers tels que le Brésil ou l'Argentine est problématique et emporte des conséquences graves en termes environnementaux. Je veux parler de la déforestation qu'entraîne la production de ces protéines et de l'émission de gaz à effets de serre liée à leur transport. En 2022, de nombreux États membres avaient appelé de leurs voeux à la mise en oeuvre d'un plan européen en faveur des protéines. Vous avez pris un engagement en la matière en annonçant pour la fin de 2022 un plan européen. Qu'en est-il exactement, Monsieur le Commissaire ?

M. Janusz Wojciechowski. - Concernant la souveraineté protéique de l'Union, je vous confirme que la Commission européenne prépare une stratégie européenne de la protéine. Cette stratégie, qui sera dévoilée au cours du premier semestre de 2024, s'appuiera sur le plan de 2017 en y intégrant des objectifs de durabilité ainsi que les réalités de marché. Cette stratégie aura donc une dimension plus globale et analysera la demande de protéines dans le secteur de l'élevage. Elle ambitionnera d'accroître la part de la protéine végétale. Nous irions donc au-delà de ce que prévoit la PAC en la matière en priorisant les produits alimentaires à faible impact climatique, de façon systémique. Cela va mobiliser tous les acteurs publics et privés au niveau national et européen. À cet effet, nous nous réjouissons de votre participation active et de votre expérience car elles nous seront très précieuses. Nous pourrons ainsi nous rapprocher de nos objectifs de sécurité alimentaire tout en limitant les impacts climatiques et environnementaux de la production des protéines.

S'agissant des territoires de polyculture d'élevage, je partage le point de vue qui est exprimé : nous assistons progressivement à la disparition des exploitations qui sont dédiées aux polycultures d'élevage. Nous le déplorons car ces polycultures sont absolument indispensables et doivent nous permettre d'atteindre nos objectifs stratégiques. Malheureusement, force est de constater que les exploitations de polyculture manquent de résilience. Preuve en est que nous avons, au cours de la précédente décennie, perdu nombre de ces exploitations. Sur le territoire de l'Union européenne, en 2010, nous disposions de 3 millions de ces exploitations pratiquant la polyculture. Nous en avons perdu 42 % en dix ans. En 2020, il en restait 1,8 million. Si l'on parle de la seule France, leur nombre est passé de 700 000 à 450 000 exploitations, soit - 45 %. C'est un problème grave qui ne saurait être pris à la légère. Nous devons donc soutenir ceux de nos agriculteurs qui pratiquent la polyculture. Des instruments existent, en particulier pour les inciter à recourir aux engrais naturels et à renoncer aux engrais synthétiques, ceci de manière à préserver leur indépendance vis-à-vis de ces engrais synthétiques. Quant à la question relative aux zones qui subissent des contraintes naturelles, je voudrais dire que cette alerte est inédite pour moi. Je vais donc me saisir de ce sujet car je ne dispose pas de toutes les informations me permettant de répondre à cette question.

M. Jean-François Rapin. - Soyez vivement remercié, Monsieur le Commissaire, d'avoir pris la peine de répondre à l'ensemble de nos questions. La quasi-totalité des membres ici présents de la commission des Affaires européennes vous a interrogé. Je vous remercie sincèrement de votre disponibilité car j'ai conscience que votre programme est particulièrement chargé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 18 h 20.

Jeudi 2 mars 2023 

La réunion est ouverte à 9 heures.

- Sous la présidence de M. Jean-François Rapin -

Énergie, climat, transports - Table ronde « L'Europe face à la nouvelle géopolitique de l'énergie », avec M. Nicolas Mazzucchi, directeur de recherche au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM) ; M. Yves Jégourel, professeur titulaire de la chaire Économie des matières premières du Conservatoire national des arts et métiers, co-directeur du Cercle CyclOpe ; Mme Blandine Barreau, analyste de l'équipe des perspectives énergétiques mondiales à l'Agence internationale de l'énergie.

M. Jean-François Rapin, président. - Mesdames et messieurs, mes chers collègues, avec cette table ronde intitulée « L'Europe face à la nouvelle géopolitique de l'énergie », nous achevons un cycle d'auditions consacrées à la politique énergétique de l'Union européenne dans un contexte marqué par la flambée des prix de l'énergie et les risques en matière d'approvisionnement en énergie. Nous avons, en effet, organisé, en octobre dernier, une première table ronde, consacrée aux enjeux stratégiques de l'énergie pour l'Union européenne, et une deuxième, au mois de décembre, sur le thème de la réforme européenne du marché de l'électricité.

L'invasion de l'Ukraine par la Russie, il y a un peu plus d'un an, et les sanctions décidées en représailles ont bouleversé les marchés mondiaux de l'énergie et ont conduit à une réorientation des flux d'approvisionnement pour l'Europe, troisième plus gros consommateur d'énergie au monde. En quelques mois, s'est donc dessinée une nouvelle géopolitique des énergies.

Brutalement, la guerre en Ukraine a mis en évidence la forte dépendance de l'Union européenne aux importations de combustibles fossiles, en particulier russes, même si tous les États membres n'étaient pas dans la même situation de ce point de vue. Jamais sans doute, depuis la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951, les questions d'approvisionnement et de sécurité énergétique n'ont eu une si grande importance dans l'histoire de l'Union européenne.

L'énergie, et tout particulièrement le gaz dans ce contexte de guerre, est devenue une arme aux mains des dirigeants russes. Avant même l'invasion de l'Ukraine, la Russie avait déjà commencé à réduire ses livraisons de gaz à l'Europe, contribuant à renchérir les prix des énergies, déjà tendus du fait de la reprise économique qui a suivi la crise sanitaire. Depuis son déclenchement, ce sont sans doute par ses répercussions énergétiques que le conflit ukrainien aura le plus affecté les acteurs économiques et les ménages européens.

En réaction, l'Union européenne a rapidement décidé de sortir au plus vite de sa dépendance au gaz russe : le 18 mai 2022, la Commission européenne a présenté à cet effet le plan REPowerEU. Pour assurer son approvisionnement énergétique, l'Union s'est alors engagée dans une course effrénée à la recherche de nouveaux fournisseurs mais aussi d'autres ressources énergétiques, notamment le gaz naturel liquéfié.

La part du gaz russe dans le bouquet énergétique de l'Union est ainsi passée de 40 % à moins de 10 % en quelques mois, et la consommation de gaz dans l'Union a baissé de près de 20 % en six mois, ce qui est supérieur à l'objectif que s'étaient fixé les États membres.

Par ailleurs, la décarbonation de l'économie européenne, enjeu auquel doit répondre le Pacte vert pour l'Europe, contribue aussi à bouleverser les équilibres géopolitiques de l'énergie. De nouveaux pays fournisseurs d'énergie décarbonée vont émerger, susceptibles de dominer certains marchés, et ainsi favoriser l'apparition de nouvelles dépendances.

L'accès à l'énergie constitue donc, plus que jamais, un enjeu géopolitique majeur pour l'Europe, aujourd'hui et pour l'avenir.

Ce sont ces éléments qui ont conduit la commission des affaires européennes à organiser cette table ronde sur les enjeux géopolitiques de l'énergie pour l'Europe. Je remercie les intervenants qui ont bien voulu se rendre disponibles pour y participer.

Je laisse dans un premier temps la parole à Monsieur Nicolas Mazzucchi, directeur de recherche au Centre d'études stratégiques de la Marine (CESM). Vous avez publié, en octobre dernier, un article intitulé « La France et l'Europe face à la décontinentalisation des flux énergétiques ».

Quels sont les défis géopolitiques de l'accès aux ressources énergétiques pour l'Union européenne ? Quels sont les bouleversements majeurs qui sont intervenus sur les marchés mondiaux de l'énergie depuis le conflit ukrainien ? Comment l'accès à l'énergie est-il devenu une arme dans ce conflit ? Quel est l'impact des sanctions européennes sur la Russie et aussi sur nos économies ?

M. Nicolas Mazzucchi. - Merci Monsieur le Président, pour cette invitation à évoquer devant vous la décontinentalisation des flux énergétiques, conséquence de la situation décrite en introduction. En préambule, j'insisterai sur un point : le phénomène énergétique au niveau de l'Union européenne est un phénomène carboné, lié aux hydrocarbures, fossiles comme liquides, avec une prédominance bien évidemment du couple pétrole-gaz, dans la consommation énergétique, mais aussi dans la production d'électricité, mise à part l'anomalie statistique française du recours important à l'énergie nucléaire. Cette spécificité française porte à croire qu'il existe une prépondérance du nucléaire au niveau de l'Europe, alors que les hydrocarbures fossiles sont dominants. Tout ce qui entrainera un impact direct ou indirect sur la question de l'approvisionnement en hydrocarbures fossiles aura aussi de fortes conséquences économiques, mais aussi géopolitiques.

Concernant la question gazière, il a été rappelé que la situation antérieure à l'invasion de l'Ukraine par la Russie était relativement simple : le gaz provenait très majoritairement de la Russie, suivie par la Norvège, avec une part deux fois moindre, puis par plusieurs fournisseurs minoritaires.

La dépendance énergétique à la Russie a été croissante depuis le milieu des années 1970. À ce titre, la situation du gaz est très paradoxale : nous consommons cette matière première à partir du milieu des années 1970, et en particulier le gaz russe, car cette ressource est considérée à cette époque comme une énergie de sécurité. L'Europe est, après le premier choc pétrolier, dans une situation de sur-dépendance au pétrole et, par conséquent, à l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Or, le continent européen dispose sur son territoire de réserves d'un hydrocarbure peu ou pas utilisé et relativement abondant : le gaz naturel, présent en Norvège, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Mais après quelques décennies, les exploitations de gaz en Europe, à l'exception de celles situées en Norvège, commencent à décliner pour des raisons techniques, économiques, mais aussi d'acceptabilité sociale de la production. La dépendance à la Russie, qui propose de grands volumes de gaz à des prix relativement soutenables, devient alors de plus en plus importante, et ce jusqu'en 2022.

Le phénomène gazier recoupe des réalités différentes selon les États membres. Certains, à l'exemple de la France, consomment peu de gaz. En outre, le gaz n'est pas utilisé de manière identique pour la production d'électricité : il ne l'est quasiment pas en France, mais beaucoup en Italie, pays qui montre, en conséquence, une sensibilité globale au gaz beaucoup plus forte que son voisin transalpin.

La stratégie de la Russie était multidimensionnelle : le pays n'est pas qu'un producteur de gaz puisqu'il produit également du pétrole brut, et surtout bénéficie d'une grande capacité de raffinage de produits pétroliers. La Russie avait décidé de maintenir cette capacité au plus haut, afin de prendre le relais d'un certain nombre de pays de l'Union européenne qui voyaient leurs capacités décliner. La Russie était alors principalement spécialisée dans la production de diesel, et se plaçait au premier rang des fournisseurs de ce carburant pour la France.

Nous avons alors connu un double phénomène : la dépendance à la matière première, d'une part, et à la norme, d'autre part. La Russie est, en effet, capable de produire du diesel en respectant les normes Euro 6/VI. L'étude de la dépendance des vingt-sept pays de l'Union européenne à la Russie permet de constater que chacun présente des situations dissemblables pour le gaz, le pétrole brut et les produits raffinés, selon sa consommation et la structure de son économie. La Hongrie, en raison de son importante capacité de raffinage, demeure ainsi très dépendante du pétrole brut. La France est dépendante aux produits raffinés, et donc à une norme plus qu'à une technologie ou à une matière première. Ce phénomène est central dans la géopolitique de l'énergie aujourd'hui : en substituant un fournisseur à un autre, cette question des normes devient essentielle. La décontinentalisation des flux énergétiques s'observe aussi par rapport à cette question.

En observant la dépendance énergétique de l'Europe à la Russie, et en la comparant aux autres zones continentales, il apparaît que ce phénomène eurasiatique (dépendance par proximité géographique terrestre) constitue le phénomène énergétique dominant en Europe. Les autres zones géographiques se révèlent moins importantes au regard du gaz, du pétrole brut et des produits raffinés.

En comparant le mois de juillet 2021 au mois de juillet 2022, nous observons des évolutions très profondes, qui montrent une décontinentalisation, soit une sortie du domaine terrestre, au profit de deux zones géographiques : la zone atlantique et le golfe arabo-persique. La maritimisation des flux énergétiques est donc assez forte, et révèle parfois des situations très intéressantes sur le plan géopolitique. Dans le cas du diesel, la France a bénéficié de circonstances favorables, car l'Inde avait aligné, en 2020, ses normes de production de carburants sur les normes Euro 6/VI. La substitution a donc été possible grâce à ce fournisseur alternatif, alors en surproduction, et qui présentait la capacité de fournir du carburant diesel selon les mêmes normes. Nous constatons donc une très forte augmentation de l'importation de produits raffinés en provenance de l'Inde. Mais ces flux pourraient être remis en question, car l'Inde connaît une très forte augmentation de sa propre consommation énergétique, et donc pétrolière.

Ce mouvement s'inscrit dans une stratégie claire de la Marine nationale aujourd'hui, et plus largement de la France et de l'Union européenne, privilégiant les relations indo-pacifiques. La zone indo-pacifique n'est désormais plus considérée comme aux antipodes de l'Union européenne, mais dans une continuité indo-pacifique-méditerranéenne pour l'approvisionnement énergétique. La croissance de la dépendance gazière et pétrolière vis-à-vis des fournisseurs du Proche et Moyen-Orient, mais aussi à l'égard de l'Inde, aboutit à la création d'un complexe indo-pacifique prégnant dans le domaine énergétique et économique.

Aujourd'hui, la Russie est toujours présente sur le marché du gaz, mais elle est de plus en plus remplacée par d'autres fournisseurs, toujours plus lointains et reliés par des routes maritimes, d'où la croissance très forte du gaz naturel liquéfié (GNL). Pour la France, et même si le gaz demeure un phénomène énergétique marginal par rapport au pétrole ou au nucléaire, nous observons le passage d'un système continental européen assis sur le couple Norvège-Russie, un système donnant un rôle de plus en plus important au Qatar, lequel tend à devenir, depuis 2022, un des principaux fournisseurs de gaz de l'Union européenne.

Un certain nombre de pays de cette zone indo-pacifico-méditerranéenne essayent de se positionner, soit dans la production, soit dans le transit de matières premières. Le cas de la Turquie est très intéressant. Le pays ambitionne, en effet, depuis de nombreuses années de devenir un hub énergétique, et il se positionne aujourd'hui en tant qu'acteur centralisateur des approvisionnements pour être la porte d'entrée du Sud-Est européen, et même au-delà, grâce aux gazoducs, qui transportent un gaz moins cher que le GNL. La Turquie permet l'entrée dans ce système de transport du GNL en provenance du Qatar, mais aussi de l'Algérie ou du Nigeria. Le premier client de l'Algérie pour l'exportation de son gaz est aujourd'hui la Turquie. De nouveaux équilibres géopolitiques se dessinent.

Il faut saluer la stratégie européenne mise en place depuis 2009, avec notamment l'encouragement très important à la construction de terminaux de regazéification en GNL, ou la révision de la directive gaz en 2017, qui oblige à installer des gazoducs à double flux sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne. Ces décisions ainsi que les infrastructures mises en place ont permis de limiter les impacts de la crise au niveau européen.

J'insiste néanmoins sur un point : l'Europe n'a jamais été conçue comme le continent du gaz naturel liquéfié, contrairement à l'Asie. L'Europe, c'est le continent du gaz par tube. Avant la guerre en Ukraine, tous les systèmes d'exportation de GNL prenaient en compte cette donnée géographique. Aujourd'hui, la situation est inversée, même si cela n'est pas encore visible du fait de l'absence de retour de la croissance chinoise. Il faut être conscient que celle-ci créera une compétition entre zones géopolitiques, entre l'Europe et la zone Asie-Pacifique, pour l'approvisionnement en GNL. Celui-ci est lié, par ailleurs, très étroitement à la construction navale des méthaniers, localisée aujourd'hui à 90 % en Asie du Nord : Chine, Corée du Sud et Japon, mais sur laquelle la concurrence va s'accroître.

Eu égard aux leviers stratégiques dont disposent les pays d'Asie du nord, il est peu probable que l'Europe continue à être privilégiée pour le gaz naturel liquéfié.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci beaucoup. Les produits raffinés issus de la filière indienne semblent intéressants, mais la question de la provenance du pétrole brut indien se pose.

M. Nicolas Mazzucchi. - Il s'agit en effet d'une question importante, puisque l'Inde ne produit quasiment pas de pétrole brut. Elle l'importe d'une multitude d'acteurs, dont la Russie, et elle connaît une très forte croissance de ses importations. Ce pétrole provient à 40 % des pays du golfe arabo-persique, à un tiers de la Russie, et le reste de plusieurs pays, notamment africains.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. Monsieur Yves Jégourel, vous êtes professeur titulaire de la chaire Economie des matières premières du Conservatoire national des arts et métiers, et co-directeur du Cercle CyclOpe, qui regroupe des spécialistes des marchés mondiaux de commodités. En tant qu'expert des marchés de matières premières, quelle est votre analyse du rôle géopolitique du gaz ? Vous êtes l'auteur d'un article, paru en novembre dernier, dans la revue Confrontations Europe, sur la stratégie gazière de l'Europe. Comment les flux énergétiques à destination de l'Europe et en Europe ont-ils été bouleversés par la guerre en Ukraine ?

M. Yves Jégourel. - Merci de me donner la parole. Je suis très en phase avec les propos de mon collègue concernant la dépendance européenne et la maritimisation des échanges. En 2021, l'Europe au sens large a consommé 571 milliards de mètres cubes de gaz, l'Union européenne à 27 membres en consommant 400 milliards. Elle en a produit 210 milliards et en a importé 232 milliards, dont 167 milliards en provenance de la Russie. Nous constatons donc une très forte dépendance européenne au gaz russe. En raisonnant en valeur, nous remarquons, en 2022, une explosion de la facture gazière française, de 21 milliards de dollars en 2021 (13 milliards d'importations sous forme gazeuse et 6,4 milliards en GNL) à 63 milliards en 2022 (27 milliards d'importations sous forme gazeuse et 33,7 milliards en GNL).

En réfléchissant en valeur et non en volume, la France a importé l'an dernier pour 16,7 milliards de GNL des États-Unis, contre 1 milliard seulement en 2021. Cette facture a donc très fortement augmenté. La Russie, qui est notre deuxième fournisseur en GNL, présente une facture de près de 6 milliards, avant le Qatar, l'Algérie et l'Angola. Depuis la guerre en Ukraine, il a fallu remplacer au plus vite les 167 milliards de mètres cubes de gaz en provenance de Russie, et l'Europe n'avait pas d'autre choix que de se tourner vers le GNL, et majoritairement le GNL américain.

Peut-on considérer ce GNL comme une solution ? Nous n'avions pas le choix à court terme, mais la question est plus complexe concernant le moyen et le long terme.

Le marché du GNL a vu ses volumes fortement augmenter : de 140 milliards de mètres cubes en 2000 à 510 milliards aujourd'hui. Nous avons constaté des vagues successives, avec en premier lieu le Qatar, puis l'Australie, et les États-Unis, trois pays dont les volumes d'exportations sont aujourd'hui pratiquement équivalents. Ce marché a énormément grandi, et est devenu de plus en plus flexible. Pour bénéficier de GNL, il faut disposer de structures de liquéfaction et de regazéification très coûteuses. En raison de ces contraintes, le marché a longtemps été très rigide : avant la construction de structures de liquéfaction, il fallait s'assurer de disposer de fournisseurs, puis de clients au bout de la chaîne. Les contrats sont donc à long terme, indexés sur le prix du pétrole.

Dans cette compétition entre les pays précédemment évoquée, nous avons également observé le financement de surcapacités, et des volumes non intégrés dans ces contrats de long terme, qui pouvaient donc être négociés au jour le jour. C'est aussi pour cela que l'Europe a payé très cher son gaz en 2022.

De la flexibilité a également été apportée avec l'arrivée des États-Unis sur ce marché, accompagnée de pratiques commerciales anglo-saxonnes, et d'une levée des clauses de destination : il n'était plus obligatoire de garder le GNL importé sur le sol national. Des formes de financiarisation ont également été observées, avec des « swaps cargos », où les destinations des bateaux sont échangées, ainsi qu'une flexibilité liée à des éléments technologiques comme les FRSU (Unités flottantes de stockage et de regazéification) et les FNLG (gaz naturel liquéfié flottant), structures non pas terrestres mais positionnées en mer. Ces structures ont permis aux petits pays producteurs d'intégrer le marché, et aux pays importateurs d'augmenter rapidement les capacités d'importation. Cette flexibilité a permis d'apporter une réponse à la problématique de la fin du gaz russe.

Je partage avec vous les interrogations sur le GNL, notamment américain. En évoquant les États-Unis, nous parlons d'un partenaire historique, mais nous ne pouvons pas négliger les conséquences géopolitiques et diplomatiques de cette nouvelle dépendance, dans le contexte d'une rivalité croissante avec la Chine. Nous devons également nous interroger sur les conséquences environnementales : il s'agit, en effet, de gaz de schiste. Par ailleurs, l'Europe a asséché le marché du GNL en 2022, au détriment des pays en développement, comme le Pakistan ou le Bangladesh, dépourvus de GNL ou confrontés à des tarifs très élevés. Le coût est économique, mais aussi environnemental, puisque le GNL, s'il est jugé trop cher, peut être remplacé par le charbon. Cette donnée est insuffisamment intégrée dans nos réflexions.

Comme évoqué, nous avons importé du GNL dans un contexte très particulier où la demande chinoise était faible. Si la Chine revient sur ce marché, nous observerons une augmentation des prix. La problématique gazière n'est pas terminée ; elle se posera encore l'hiver prochain : quel sera le niveau des prix ? Nous avons mis en place un système de prix plafond, mais dans une période d'absence de tension sur les approvisionnements. Cette question mérite donc réflexion. Un effet est également attendu sur le marché de l'électricité, et donc sur la puissance industrielle européenne.

Le troisième point concerne la localisation des structures de liquéfaction aux États-Unis : elles se trouvent toutes dans le golfe du Mexique, zone géographique instable notamment pour ses conditions météorologiques. La structure de liquéfaction Freeport LNG a subi un accident en 2022 qui a fait diminuer l'offre mondiale de 4 %. Nous constatons donc un effet de dépendance à l'offre de GNL américain.

La diversification offerte par le GNL est également relative : son utilisation est liée aux méthaniers. Environ 150 de ces navires ont été commandés en 2022, au regard d'une flotte actuelle de 641, mais ces méthaniers devraient être livrés en 2026. Par ailleurs, ils sont essentiellement construits au Japon et en Corée du Sud, et nous observons une forte croissance de la Chine sur le marché des méthaniers complexes.

Enfin, l'Agence internationale de l'énergie estime que la demande d'importation européenne pourrait augmenter de 40 milliards de mètres cubes, alors que les capacités disponibles sont de 20 milliards.

Pour terminer, il est important, à mon avis, de se poser la question suivante : la guerre en Ukraine constitue-t-elle un accélérateur de la transition énergétique, ou un frein ? La réponse n'est pas évidente. Elle a certes encouragé la promotion de l'énergie renouvelable, mais l'effet prix est important. En outre, vous n'ignorez pas que sur les trois piliers de la transition environnementale, à savoir l'électrification des transports, l'énergie bas carbone et l'augmentation des infrastructures électriques, nous constatons de manière systématique un effet de report sur les ressources minérales. Les batteries utilisent du nickel et du lithium, dont les marchés sont extraordinairement instables. Elles font également appel à des terres rares, pour lesquelles la Chine maîtrise la chaîne de valeur à hauteur de 87 %. L'Europe a bien sûr réagi, mais il faudra travailler durement et avec beaucoup de pragmatisme pour parvenir à une indépendance. Nous devons avoir une lecture diplomatique de ces ressources minérales. Pour accéder à une ressource, il faut peut-être en proposer d'autres, et c'est pour cette raison que je milite activement pour une diplomatie des matières premières, et pas seulement de l'énergie.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci. La parole est maintenant à Madame Blandine Barreau, analyste de l'équipe des perspectives énergétiques mondiales à l'Agence internationale de l'énergie (AIE). Pouvez-vous nous préciser le rôle de l'Agence en matière de politique de l'énergie ? Quelles ont été les actions de l'Agence pour prévenir les pénuries d'approvisionnement et sortir de la dépendance à l'égard des importations de gaz russe ? Quelles sont les incertitudes qui pèsent sur l'approvisionnement énergétique des pays européens, notamment pour l'hiver prochain ? Quels sont finalement les enjeux géopolitiques de la transition énergétique pour l'Union européenne ?

Mme Blandine Barreau. - Merci pour votre invitation. Je commencerai par les implications de la crise au niveau mondial, avant de revenir sur le rôle de l'Agence dans la gestion de cette crise auprès des gouvernements.

Concernant les implications à court terme, je mentionnerai trois points. L'Agence internationale de l'énergie considère que la crise traversée est d'une ampleur inégalée, qui n'est que partiellement comparable au choc pétrolier des années 1970, car elle touche tous les secteurs de l'énergie, et elle se révèle bien plus complexe à gérer pour les gouvernements et les acteurs économiques.

Au-delà des problématiques de dépendance en matière de ressources, cette crise a mis en lumière des décennies d'investissements inadéquats dans la transition énergétique, dans les domaines qui permettraient de s'affranchir de la dépendance aux énergies fossiles comme le renforcement de l'efficacité énergétique ou le recours à des sources d'énergie décarbonées. Les gouvernements européens ont consacré en urgence à la protection des consommateurs près de 350 milliards d'euros en un peu plus d'un an, soit la moitié de la valeur de la facilité européenne pour la reprise et la résilience mise en oeuvre pour aider les États membres à répondre aux effets économiques de la crise sanitaire. Il y a encore beaucoup à faire pour s'affranchir de cette dépendance. En Europe comme ailleurs, le secteur énergo-intensif présente une structure de coûts encore dominée à 65 % par le coût de l'énergie.

La perspective de rupture de l'approvisionnement pendant l'hiver 2022-2023 s'est éloignée, mais l'Agence demeure réservée sur les perspectives en Europe : si l'hiver prochain devait être plus rigoureux, et si la croissance économique de la Chine reprend, nous pourrions être confrontés à de fortes turbulences et à un nouveau risque sur l'approvisionnement. Contrairement aux approvisionnements pétroliers, les livraisons de gaz russe n'ont pas été interrompues mais pourraient l'être dans le futur, ce qui ferait peser un risque supplémentaire sur les approvisionnements européens.

Concernant les implications de la crise à moyen et long terme, l'Agence a identifié une perte de position dominante de la Russie : celle-ci ne regagnera pas son statut de premier exportateur à la fois de pétrole et de gaz. Elle dispose de moins en moins d'acheteurs parmi les pays développés, et ses revenus d'exportation diminuent (40 % de baisse par rapport à janvier 2021), principalement en raison de la perte de son principal client, l'Europe, qui représentait 75 % de ses exportations gazières, et 55 % de ses exportations pétrolières. Avec l'embargo pétrolier, la part de la Russie dans le commerce international a diminué de moitié en un an. Les sanctions s'accompagnent également d'un accès très limité aux technologies avancées qui permettent d'exploiter au maximum les puits pétroliers russes, dits « matures ». Remplacer les volumes livrés précédemment aux pays européens ne peut se faire de manière rapide. La manière la plus efficace est le pipeline, et il est difficile d'envisager une telle infrastructure reliant par exemple la Russie à la Chine avant une décennie.

Autre donnée importante en termes géopolitiques, déjà évoquée : les pays en développement sont les premiers touchés par cette crise mondiale. Beaucoup de ces pays doivent composer avec des finances publiques fortement entamées avec la crise sanitaire, la hausse des coûts d'importation, et des niveaux de dette publique fortement dégradés. La plupart de ces pays sont dépassés par la surenchère des prix sur les marchés de l'énergie. Je rappelle le cas de ce pétrolier qui s'acheminait l'été dernier vers le Pakistan, mais qui s'est détourné vers le marché européen en raison de la dynamique des négociations sur les prix.

Cette compétition par les prix, que les pays en développement sont voués à perdre, engendre de graves conséquences sur leur sécurité énergétique et leur horizon de développement économique et social. L'Agence constate pour la première fois, en 2022, un recul de l'accès à l'électricité, ce qui est tragique, notamment en Afrique subsaharienne. Les conflits d'accès à la ressource risquent de peser très fortement sur les relations géopolitiques entre les pays en développement, les pays émergents et les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).

Avant d'évoquer un dernier point sur les conséquences de la crise, je précise que l'AIE fait partie des observateurs parmi les plus conservateurs sur le sujet de la transition énergétique, et notamment du développement des énergies renouvelables. Nos évaluations sur le développement de ces énergies ont pu être récemment qualifiées de moyennement optimistes. La réflexion suivante n'est donc pas le fruit de travaux d'une organisation historiquement favorable aux renouvelables, mais d'une institution dont l'indépendance est bâtie sur la génération de données fiables. Nous avons donc observé les gouvernements européens se tourner vers de nouveaux fournisseurs d'hydrocarbures, mais également vers les énergies décarbonées pour remplacer le gaz russe. Une augmentation de plus de 40 % des capacités éoliennes et solaires additionnelles installées en Europe a ainsi été constatée en 2022, ce qui constitue un record. Le nombre de véhicules hybrides ou électriques a également augmenté de 15 %. Les pompes à chaleur ont aussi vu leurs ventes augmenter de plus d'un tiers cet hiver. En Belgique ou aux Pays-Bas, nous constatons un recours au nucléaire plus important. Une publication de l'AIE confirme que ces orientations contribuent à la décarbonisation des économies européennes : l'Union européenne enregistre, en 2022, une baisse de 2,5 % de ses émissions de CO2.

Dans un contexte de recul de la production à la fois nucléaire et hydroélectrique, cette baisse des émissions ne peut être attribuée qu'à la hausse des sources de production décarbonées. Ces choix stratégiques se retrouvent au niveau mondial.

La donnée fondamentale qui s'impose à la lecture de ces données est celle de la compétition économique qui va croissant sur les solutions industrielles. Aux États-Unis, la loi sur la réduction de l'inflation consacre 400 milliards de dollars au secteur énergétique. L'AIE a estimé que la moitié des technologies nécessaires pour atteindre l'objectif zéro émission nette de CO2 en 2050 ne sont actuellement qu'en phase de développement.

En conclusion, la crise a provoqué une nouvelle forme de compétition industrielle vers un modèle décarboné ; les régions et les secteurs qui en tireront les bénéfices les plus importants seront les premiers à s'être positionnés sur ce modèle.

L'AIE est une agence fondée en 1974 avec un mandat centré sur la sécurité énergétique, qui englobe désormais les aspects de transition énergétique. Nous représentons, par l'intermédiaire de nos pays membres et partenaires, 80 % de la consommation énergétique mondiale, et menons, à ce titre, plusieurs actions, notamment en termes d'alerte. Nous travaillons avec chacun des gouvernements de nos pays membres et partenaires, à qui nous avons fourni une semaine après l'invasion de l'Ukraine un plan en dix points pour réduire la dépendance au gaz russe, et un autre pour éviter des ruptures d'approvisionnement pétrolier pendant le pic estival, et pour préparer l'hiver. Beaucoup de ces mesures ont été mises en oeuvre par les États. L'Agence a également coordonné les deux plus importants déblocages de stocks stratégiques de pétrole de son histoire dans ces derniers mois. Plus récemment, nous avons mis à disposition de l'Union européenne et des États membres une série de recommandations destinées à éloigner le risque d'une rupture d'approvisionnement en gaz en 2023.

Nous coordonnons également un dialogue ministériel autour d'une quarantaine de pays sur les questions du marché gazier. Enfin, nous avons mis en place des voies de coopération exceptionnelles avec l'Ukraine, qui n'est pas membre de l'AIE, et nous travaillons avec ses autorités sur le renforcement de la sécurité énergétique ukrainienne.

M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour vos trois exposés éclairants. Je propose à mes collègues de vous interroger.

M. Pierre Ouzoulias. - Je tiens à vous remercier pour la qualité de vos présentations. Nous prenons conscience, d'audition en audition, que nous ne pouvons pas discuter de marché et d'économie sans prendre en compte la dimension géostratégique, qui devient fondamentale. Les politiques économiques découlent de cette dimension, et non l'inverse. Je vous remercie d'éclairer la commission sur ce changement fondamental.

Dans ce contexte, quel est le rôle de l'Europe dans la redéfinition d'une nouvelle politique géostratégique ? A-t-elle les moyens de s'y investir ?

Par ailleurs, nous constatons des divergences entre nos intérêts économiques et nos intérêts géostratégiques, et a fortiori nos alliances militaires. Au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), le jeu de la Turquie se révèle très distinct de nos intérêts. Certains repères de la guerre froide n'ont pas complètement disparu, avec la recomposition d'une alliance des pays non alignés. Nous constatons ce phénomène en Inde, en Amérique du Sud, en Afrique : la Russie n'est-elle pas en train de collaborer avec ces zones et pays pour reconstituer des relais tiers et retrouver des parts de marché perdues en Europe ? La Russie tente-t-elle ainsi de contourner le blocage européen ? L'Azerbaïdjan, par exemple, permet à la Russie d'éviter les interdits économiques pesant sur le pays.

M. Claude Kern. -Je vous remercie à mon tour pour vos interventions. Vous avez déjà répondu à plusieurs des questions que je souhaitais poser, mais je vous en poserai néanmoins une. Depuis plusieurs années, la France et l'Europe ont décidé d'investir dans la production d'hydrogène pour accompagner la transition énergétique. Toutefois, nous constatons que l'essentiel de l'hydrogène produit aujourd'hui l'est à partir d'énergies fossiles. Pour sortir de cette situation, la France mise sur l'hydrogène bas-carbone, fabriqué à partir d'électricité d'origine nucléaire. Or, l'hydrogène bas carbone n'est pour l'instant pas pris en compte dans les objectifs de décarbonation fixés par l'Union européenne, ce qui constitue l'un des enjeux de la prochaine révision de la directive sur les énergies renouvelables. Une première étape a été franchie récemment, lorsque la Commission a reconnu, dans le cadre d'un récent acte délégué, que l'hydrogène produit à partir d'un réseau essentiellement décarboné pouvait être considéré comme de l'hydrogène renouvelable.

L'hydrogène constitue-t-il une technologie d'avenir qui permettrait à l'Europe de renforcer sa souveraineté énergétique ? Les grandes puissances possèdent-elles de l'avance ou du retard sur l'Europe dans ce domaine ?

M. Yves Jégourel. - Je souhaiterais insister sur la dimension absolument systémique de la crise que nous traversons : l'augmentation des prix de l'électricité provoque des effets majeurs sur l'industrie européenne. La production d'une tonne d'aluminium nécessite 15 000 kWh. Ce phénomène touche également l'acier ou le zinc.

L'augmentation des prix du gaz a entraîné une hausse très forte des prix des engrais, dans un contexte où le réchauffement climatique pèse sur les rendements agricoles. Environ 20 millions de personnes se trouvent en insécurité alimentaire dans la corne de l'Afrique. Cette donnée doit être prise en compte dans notre stratégie globale, et doit encourager cet objectif d'une diplomatie des matières premières. Nous devons revenir à ce commerce pacificateur, mis en place avec la fameuse charte de La Havane de 1948 prévoyant la création de l'Organisation internationale du commerce (OIC). Cette dernière, devenue l'Organisation mondiale du commerce (OMC), a suivi un virage libéral, en oubliant cette dimension.

Nous nous trouvons dans un contexte d'affaiblissement du multilatéralisme, et nous devons contrer cette évolution. En se référant à la charte de La Havane, nous devons considérer les matières premières comme des produits spécifiques en raison des enjeux stratégiques qu'ils portent, dimension qui n'existe plus depuis 30 ou 40 ans.

Des conférences dédiées à l'ensemble des matières premières doivent être organisées. Aujourd'hui, nous sommes conscients de la nécessité de baisser notre consommation énergétique, mais nous devons également décider de la nature de notre consommation.

La problématique africaine de l'électrification est essentielle. Le taux pour l'Afrique subsaharienne est actuellement de moins de 50 %, et un développement économique n'est pas possible sans électrification. Nous devons poser la question du rapport de l'Europe à l'Afrique, et du rapport de l'Europe aux énergies fossiles disponibles en Afrique.

Par ailleurs, j'attire votre attention sur le fait que l'hydrogène est un vecteur d'énergie, et pas une énergie, donc cela ne fait que déplacer le problème. La question du stockage de l'électricité par hydrogène pose, en outre, plusieurs difficultés en termes de rendement.

M. Nicolas Mazzucchi. - Concernant l'Union européenne, son action est limitée par les compétences qui lui sont dévolues. L'article 194 du traité de fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) n'est pas centré sur la question de la sécurité énergétique. Depuis 2015 est envisagée la mise en place d'une Union de l'énergie, mais jusqu'aux prémices de la guerre en Ukraine, la sécurité énergétique n'était pas prioritaire pour la Commission européenne.

Des actions sont possibles : la France participe, hors du cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), à l'opération AGENOR de sécurisation du golfe arabo-persique, soutenue par plusieurs pays européens. Cette mission est orientée vers la sécurisation de nos approvisionnements énergétiques, avec la collaboration de dix-sept marines européennes.

Par ailleurs, l'OTAN a créé, en 2012, un Centre d'excellence pour la sécurité énergétique. Depuis le sommet de Chicago en 2010 jusqu'au dernier sommet de l'OTAN, cette dimension a pris de plus en plus d'ampleur. L'interaction Union européenne-OTAN dans ce domaine est complexe, au regard de la présence des États-Unis et de la Turquie, notamment concernant la question chypriote, dont une partie de l'île est membre de l'OTAN et pas de l'Union européenne, et l'autre membre de l'Union européenne mais pas de l'OTAN.

S'agissant de la création d'un bloc de pays non alignés et de son rapport à la Chine ou à la Russie, je rappelle que le dernier vote de l'Assemblée générale des Nations unies sur la condamnation de la guerre en Ukraine a abouti à un résultat équivalent au précédent. Le soutien à la vision « occidentale » de ce conflit est donc toujours aussi massif, mais il est évident que la Chine et la Russie s'emparent de positions stratégiques dans le domaine de l'énergie, étendu aux matières premières sur le continent africain, et au-delà : la Russie a construit une infrastructure de GNL au Pakistan. Je pense qu'elle sera capable de se tourner vers d'autres marchés plus rapidement qu'attendu. Le gazoduc Force de Sibérie 2, entre la Russie et la Chine, pourrait ainsi être opérationnel dès 2028 ou 2029, ce qui ferait basculer plus encore la Russie vers la zone indo-pacifique.

Mme Blandine Barreau. - L'hydrogène offre effectivement des perspectives intéressantes pour les dernières portions de l'industrie lourde, pour qui des réductions d'émissions de CO2 sont très compliquées à obtenir en raison de motifs climatiques et de compétitivité industrielle. L'hydrogène en tant que vecteur d'énergie est un moyen pour atteindre ces réductions d'émissions et cette hausse des performances industrielles, notamment pour l'aciérie. L'hydrogène ouvre également des perspectives intéressantes dans le domaine des transports.

L'immense majorité de la demande d'hydrogène est, comme déjà évoqué, satisfaite par une production à partir d'énergies fossiles. La production d'hydrogène bas-carbone ne représente qu'un million de tonnes. Les gouvernements ont récemment développé des projets de démonstrateurs hydrogène, mais un saut technologique est toujours attendu. Par ailleurs, nous sommes confrontés à des problématiques de reformatage ou d'adaptation des infrastructures existantes pour permettre le transport de l'hydrogène. L'évolution intéressante du projet MidCat entre la France, l'Espagne et le Portugal, sera particulièrement instructive sur la faisabilité et les coûts associés à ce type de reformatage.

En termes géopolitiques, des questions se posent concernant l'approvisionnement en minéraux critiques, avec la concentration en Chine des ressources actuelles. Une loi européenne sur ces minéraux critiques doit être présentée très prochainement, et méritera un examen attentif.

Pour l'AIE, la question centrale se posant lors de l'arrivée à maturité d'une nouvelle énergie ou d'un nouveau vecteur d'énergie est celle des conséquences sur les marchés de l'énergie et en termes géopolitiques. Aujourd'hui, nous constatons beaucoup d'intérêt sur les perspectives d'utilisation des ressources d'hydrogène bas-carbone sur le continent africain, grâce au gisement solaire inédit. L'Agence porte le message de la considération du développement humain. Dans le cadre des négociations internationales sur le climat, et notamment de l'accord de Paris, nous devons limiter notre consommation de gaz : des pays de l'OCDE peuvent-ils se permettre de porter un discours visant à la réduction de l'exploitation gazière, tout en mettant en place des coopérations visant à exporter ces capacités d'hydrogène bas-carbone ? Cette stratégie sera complexe à mettre en place sur le plan géopolitique, et pourrait entraîner des conséquences particulières sur les conditions d'accès à l'énergie sur le continent africain, ainsi que sur la géopolitique des relations internationales.

M. André Reichardt. - Merci aux intervenants pour la qualité de ces exposés. Néanmoins, aucun d'entre eux n'a cité le risque terroriste, comme le montre la situation actuelle de l'Afrique : des réflexions ou des études sont-elles disponibles concernant son impact important en matière géostratégique, notamment pour l'Europe ?

Par ailleurs, j'ai noté l'importance de la Chine en matière de consommation future de GNL, et de ses conséquences sur le plan géostratégique. Des études ont-elles été réalisées sur le risque de redémarrage rapide de la croissance chinoise et ses conséquences sur les marchés mondiaux ?

M. Jean-Yves Leconte. - Merci pour vos exposés et votre grille de lecture sur les dépendances géopolitiques envers certaines énergies. Vous avez évoqué les dépendances en matière de gaz : pourriez-vous partager avec nous vos analyses en matière nucléaire ? L'énergie nucléaire n'est pas liée seulement à la question de la source du minerai, mais aussi du traitement des déchets et surtout de la technologie. Partout sont évoqués des plans de petits réacteurs modulaires (SMR), alors qu'il ne s'agit que de prototypes.

M. Ludovic Haye. - Vous avez évoqué les matières premières, essentielles pour l'économie mondiale sur les plans énergétique et géopolitique. Je souhaiterais insister sur la dimension économique, en évoquant la spéculation réalisée sur les matières premières, et bénéficier de vos réflexions sur ce point. La spéculation existe depuis des siècles, et atteint aujourd'hui des niveaux inédits, avec des achats effectués plusieurs dizaines d'années en avance, par des pays qui acquièrent des matières premières mais pas dans l'objectif de les consommer. Quelle est votre appréciation sur cette spéculation mondiale et ses effets néfastes, incluant des famines ? On observe que des mines sont identifiées, mais pas encore exploitées. D'autres matières premières seront donc mises sur le marché en temps voulu.

M. Nicolas Mazzucchi. - J'élargirai la question terroriste au cas du gazoduc Nord Stream, et aux menaces hybrides qui n'incluent pas forcément des groupes armés étatiques. Il est évident que ces réalités sont prises en compte. La Marine nationale dispose d'une expertise dans le contre-terrorisme maritime, avec des doctrines et entrainements adaptés. Sous les mers se trouvent des gazoducs, des câbles de communication, mais aussi des câbles électriques, ce qui pose la question de la maîtrise des fonds marins en vue de la protection de ces infrastructures critiques. Toutes les grandes puissances travaillent à développer leurs capacités en ce domaine. Cette question est donc déjà prise en compte.

Concernant l'énergie nucléaire, il faut rappeler que la Russie était, en 2022, l'acteur dominant de ce secteur dans le monde. Le conflit en Ukraine modifie le contexte, mais en partie seulement, car la Chine et la Russie continuent d'investir massivement dans les technologies nucléaires d'avenir. Ce sont les deux seuls pays à bénéficier de réacteurs de quatrième génération. Le réacteur chinois HTR-PM permet la production d'hydrogène bas-carbone, non par électricité nucléaire, mais par chaleur nucléaire. Ce duopole russo-chinois développe la technologie des réacteurs à neutrons rapides, dont l'intérêt principal réside dans l'absence de déchets de longue vie.

Aujourd'hui, les pays traditionnels du nucléaire comme les États-Unis, les pays européens ou le Japon sont en retard par rapport à la Russie et à la Chine, mais beaucoup de projets sont à l'étude, notamment autour de petits réacteurs. Les États-Unis ont énormément investi, avec une architecture étatique multi-agences qui soutient des projets portés par des acteurs privés, comme Bill Gates. Lorsque ces technologies seront matures, elles ouvriront de nouvelles perspectives pour le nucléaire, qui ne sera plus à vocation uniquement électrique. Nous pouvons évoquer le nucléaire de cogénération (électricité et chaleur), le nucléaire d'électricité pour produire de l'hydrogène, le nucléaire de propulsion pour des missions spatiales futures. Au Royaume-Uni, Rolls-Royce a signé avec l'équivalent britannique du Centre nationale d'études spatiales (CNES) un accord de développement d'un réacteur nucléaire destiné à l'exploration spatiale.

Nous ne serons donc pas confrontés au risque que le premier entrant s'empare de toutes les parts du marché, car ces marchés devraient se diversifier.

M. Yves Jégourel. - La question de la spéculation est extrêmement importante, et pas suffisamment évoquée. Cette notion est très pratique pour expliquer l'augmentation des prix du gaz ou du blé : elle permet de cibler un spéculateur et de ne pas se poser les vraies questions.

Il faut différencier la spéculation physique de la spéculation financière. La première est assez naturelle : il s'agit du stockage, avec comme objectif de prévenir un éventuel hiver rude et de se fournir en amont à des prix raisonnables. La spéculation financière pose beaucoup de problèmes. Elle est liée à l'utilisation de contrats à terme. Certains responsables politiques pointent la cotation en bourse de 90 à 95 % des matières premières, et notent que ces contrats financiers ne donnent pas lieu à de la livraison physique de matières premières. Ils concluent à la folie du monde et à l'omniprésence de la spéculation.

Il est important de comprendre que le premier rôle de ces contrats à terme est de gérer l'instabilité des prix, qui peut toucher l'ensemble des matières premières. Nous parlons alors de financiarisation, et nous avons besoin de ces outils pour gérer cette instabilité. La condition de cette financiarisation est la spéculation : le marché ne fonctionne pas sans spéculateurs.

Faut-il supprimer la spéculation financière ? Si la réponse politique est oui, alors nous devons supprimer les marchés à terme de matières premières, et donc supprimer des solutions de gestion du risque de prix. Les industriels ou le monde agricole se retrouveraient alors face au problème initial : comment gérer cette instabilité ? Se poserait donc la question d'un rôle accru de l'État pour la gérer. Cela ne correspond pas à la tendance actuelle, comme nous le constatons avec la politique agricole commune (PAC).

Mme Blandine Barreau. - Concernant la Chine, nous ne sommes pas en mesure d'apporter une réponse précise. L'année dernière, la situation était inédite, avec une première baisse en quarante ans des demandes du premier importateur mondial de gaz. La tendance en Chine avait jusqu'à présent toujours été haussière, au rythme de sa croissance. Nous avons ainsi observé une diminution de 10 % de la demande chinoise pour le GNL, ce qui a permis d'apaiser le marché et de limiter les difficultés d'approvisionnement de l'Union européenne pendant l'hiver.

Pour l'AIE, les conséquences des politiques chinoises de gestion de la crise sanitaire ne sont pas encore toutes connues, et nous sommes dans l'incertitude sur la dynamique de la reprise économique de la demande chinoise. La projection la plus haute annonce une reprise de 35 % de la demande de GNL pour 2023, mais le spectre des scénarios demeure très large.

M. Didier Marie. -La France a fait le choix de relancer massivement l'énergie nucléaire, et d'autres pays s'y intéressent également. Or, nous observons que l'uranium importé par la France provient à 34 % du Niger, 29 % du Kazakhstan, 26 % d'Ouzbékistan, et 10 % d'Australie. Les trois premiers pays ne sont pas considérés comme très stables : quels sont les risques géopolitiques liés à l'approvisionnement de l'uranium pour les années à venir ?

M. Nicolas Mazzucchi. - Il faut préciser que l'uranium n'est que le composé d'entrée de la chaîne de valeur du combustible nucléaire, et une donnée relativement marginale, surtout en comparaison des hydrocarbures. Nous bénéficions aujourd'hui de stocks de combustibles pour de nombreuses années, et il ne faut pas oublier de citer le Canada, membre de l'OTAN et acteur très important dans la fourniture d'uranium. En dehors du Kazakhstan, les deux plus gros producteurs sont aujourd'hui le Canada et l'Australie. La France est de moins en moins exposée au Niger, et d'autres pays producteurs d'uranium, potentiels ou réels, présentent moins de risques, comme les États-Unis, la Namibie ou l'Afrique du Sud.

En outre, l'important dans la chaîne de valeur du nucléaire est la capacité d'enrichissement et de fabrication du combustible, qui est franco-française.

M. Yves Jégourel. - Je souhaiterais évoquer à nouveau la question du gaz, avec deux projets concurrents pour approvisionner l'Europe, l'un au départ du Nigeria avec une traversée du Sahara par l'Algérie, et l'autre par l'Afrique de l'Ouest et le Maroc. Concernant le nucléaire, je suis tout à fait d'accord avec mon collègue : il faut qualifier une matière première au sein d'une chaîne de valeur. Les points de dépendance ne se trouvent pas toujours en amont, mais souvent dans la transformation.

Par ailleurs, la question des SMR pose une question commune à l'ensemble des énergies, celle de l'acceptabilité sociétale, comme l'illustre le projet de mine de lithium en Bretagne, qui a engendré rapidement des mécanismes d'opposition. Des solutions sont disponibles ; nous ne bénéficions pas encore de suffisamment d'études pour comprendre comment le citoyen appréhende ces solutions dans sa vision d'un monde décarboné. Il me semble qu'il s'agit d'un champ d'action politique très important, incluant la sensibilisation autour de la sobriété énergétique et de la sobriété des matières.

Le président Emmanuel Macron évoquait la fin de l'abondance : nous entrons en fait dans l'ère des matières premières.

M. Jean-François Rapin. - Merci pour votre disponibilité et votre maîtrise du sujet. Ces échanges seront utiles dans les mois futurs au travail de notre commission, mais aussi pour l'examen des projets de lois concernant l'accélération de la production d'énergie nucléaire ou sur l'énergie et le climat.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Questions diverses

M. Jean-François Rapin. - Le groupe de travail sur la subsidiarité vient de se réunir et propose à notre commission d'approfondir l'examen, au titre de l'article 88-6 de la Constitution, de la proposition de règlement relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation (COM (2022) 695). Il s'agit d'un sujet sensible sur lequel une analyse sérieuse doit être menée. Je vous propose d'en confier la charge à notre collègue Dominique de Legge.

La commission désigne Dominique de Legge rapporteur pour approfondir l'examen de la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de règlement relatif à la compétence, à la loi applicable, à la reconnaissance des décisions et à l'acceptation des actes authentiques en matière de filiation ainsi qu'à la création d'un certificat européen de filiation (COM (2022) 695).

La réunion est close à 10 heures 35.