Jeudi 6 avril 2023

- Présidence de M. Alain Cadec, vice-président -

La réunion est ouverte à 11 heures.

Gestion de l'eau et innovation - Audition MM. Hugo Bardi, directeur général adjoint de Saur water engineering, Laurent Brunet, directeur technique de Suez eau France, Pierre Ribaute, directeur général Eau France et Dominique Gatel, directeur des affaires publiques de Veolia

M. Alain Cadec, vice-président. - Nous poursuivons notre cycle d'auditions sur la question de l'eau avec une table ronde qui réunit les entreprises qui assurent la fourniture d'eau potable dans beaucoup de nos communes. L'eau est dans la tourmente, avec le changement climatique, mais aussi de nouvelles problématiques de lutte contre les polluants, et globalement une prise de conscience que l'on n'en a pas fait assez. Le Président de la République a présenté un plan de 53 mesures la semaine dernière. Répond-il aux enjeux ou faut-il le renforcer, le compléter voire le corriger ?

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il est vrai que nous connaissons actuellement une situation particulière, marquée notamment par une sécheresse hivernale qui a contribué à mettre le sujet de la gestion de l'eau sur la place publique. Pour ce qui est de la fourniture d'eau potable et pour l'assainissement, il semblerait que s'opère un glissement progressif de la gestion déléguée vers la régie. On assiste aussi à l'émergence de nouvelles modalités de coopérations, puisque les régies qui s'installent s'appuient très souvent sur vos compétences. Comment analysez-vous ces évolutions et leurs impacts ? Avant de répondre à cette question, je vous propose de procéder chacun à une brève présentation de votre groupe.

M. Pierre Ribaute, directeur général Eau France de Veolia. - Veolia Eau France est une entreprise de services qui aide les collectivités territoriales, qui sont majoritairement nos clients en France, à opérer les services d'eau et d'assainissement dont elles ont la responsabilité. Ces collectivités sont propriétaires des actifs. Nos services incluent la relation aux usagers du service public (facturation, encaissement, paiement des taxes, redistribution des parts communautaires), la production et la distribution de l'eau, mais aussi la collecte des eaux usées, la gestion des événements pluvieux extrêmes qui peuvent impacter les réseaux d'eaux usées, l'épuration, avec en fin de chaîne le rejet dans le milieu naturel de 97 ou 98 % de la ressource, sous la forme d'une eau conforme aux normes imposées. S'y ajoute le soutien technique que nous pouvons apporter aux différents opérateurs publics. Nos 15 000 collaborateurs en France interviennent au plus près du terrain et des infrastructures, dans le cadre d'une organisation très déconcentrée.

M. Alain Cadec, vice-président. - L'entretien des réseaux reste-t-il à la charge des collectivités qui en sont propriétaires ?

M. Pierre Ribaute. - Cela dépend des contrats. Les interventions patrimoniales, comme le remplacement de canalisations endommagées ou usées, leur incombent, tandis que l'entretien courant, en préventif ou en curatif, relève de nos attributions.

M. Laurent Brunet. - Merci de laisser au groupe Suez la possibilité d'exprimer sa vision sur la gestion durable de l'eau. Notre groupe compte à ce jour 44 000 collaborateurs dans le monde. S'il a fait l'objet d'une OPA en 2021, celle-ci n'a concerné que certaines activités internationales, Suez conservant sur le territoire français l'intégralité de ses activités et de ses centres de recherche et développement, dont le Centre International de Recherche Sur l'Eau et l'Environnement (CIRSEE).

La période de « l'eau facile » est derrière nous. Tout le monde en a pris conscience, jusqu'au plus haut sommet de l'État. Dans ce contexte, nous sommes heureux de partager, à l'occasion de cette table ronde, 150 ans d'expérience acquise sur le territoire français, en métropole et dans les territoires d'outre-mer ainsi qu'à l'international.

M. Alain Cadec, vice-président. - Quelle part de la ressource en eau française avez-vous en gestion ?

M. Laurent Brunet. - Elle s'élève à environ 20 %.

M. Hugo Bardi, directeur général adjoint de Saur Water Engineering. - Nous gérons 10 à 15 % de la ressource.

M. Laurent Brunet. - Selon le dernier rapport de l'Observatoire des services publics d'eau et d'assainissement (SISPEA), la part de gestion déléguée en eau potable s'élevait à 57,8 % en 2020, contre 60 % en 2010. Le glissement qu'évoquait le rapporteur en introduction reste donc assez marginal.

M. Alain Cadec, vice-président. - Certes, mais on assiste aussi au développement de nouvelles coopérations, avec l'apparition de délégations de service public (DSP) hybrides.

M. Laurent Brunet. - Suez met en oeuvre de nombreux leviers pour une meilleure gestion de l'eau : réduction des fuites, réutilisation des eaux usées traitées, recherche maîtrisée des aquifères, etc.

M. Hugo Bardi. - Le groupe Saur présente la particularité d'être un « pure player » de l'eau, à la différence de Veolia et de Suez. Nous développons trois piliers de développement : l'excellence opérationnelle en France, en veillant à être aussi proche que possible de nos clients au sein des territoires ; un développement à l'international, qui fait de nous le troisième opérateur ibérique ; une activité eau industrielle, ce qui nous permet d'intervenir auprès de tous les acteurs du cycle de l'eau. Nous avons réalisé 1,9 milliard d'euros de chiffre d'affaires en 2022, soit une croissance de 30 % par rapport à 2018. Notre effectif est passé sur la période de 7 000 à 12 000 collaborateurs. Nous intervenons auprès de 9 500 collectivités locales et clients industriels, pour environ 20 millions de consommateurs.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Votre croissance repose pour une bonne part sur des intégrations d'autres sociétés ?

M. Hugo Bardi. - C'est exact, nous avons connu une croissance externe, notamment dans le domaine de l'industrie, au travers d'une filiale néerlandaise. Nous sommes implantés dans 20 pays et nous avons une présence commerciale dans environ 120 pays. Nous avons l'ambition d'être champion dans la transition hydrique, grâce à une gestion circulaire et intégrée du cycle de l'eau. Cette approche se retrouve dans notre modèle d'entreprise, puisque notre dette est intégralement indexée sur des fonds respectant des critères de développement durable. Ainsi les taux d'intérêt qui nous sont appliqués sont fonction de l'atteinte de certains critères, sous le contrôle de parties tierces. Parmi ceux-ci figurent la réduction du prélèvement de la ressource sur le milieu naturel et la décarbonation de notre industrie, puisque nous nous sommes engagés à passer à 100 % d'énergies renouvelables, un objectif dont nous ne sommes plus éloignés. Nous devons aussi atteindre la parité hommes/femmes dans la composition de nos équipes.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Comment opérez-vous en matière de recherche et de développement, en particulier pour créer les conditions d'une acceptabilité économique des usages, dont l'irrigation, afin d'assurer une appropriation des nouvelles technologies ? Avez-vous mis en place des principes de coopération, ou travaillez-vous en silos ?

M. Dominique Gatel, directeur des Affaires Publiques de Veolia. - Dans notre secteur, l'innovation est largement dépendante des acteurs publics, y compris au niveau des décisions opérationnelles. Nous sommes astreints à des normes, notamment pour la qualité de l'eau potable ou l'irrigation, mais aussi celles qui portent sur la gestion des processus. Face à ces enjeux, nos centres de recherche ne fonctionnent évidemment pas en vase clos. Au-delà de la littérature scientifique, nous faisons beaucoup appel à l'innovation ouverte et nous mettons en place des partenariats. Il n'est pas possible de travailler en silos pour développer les solutions de demain, quelles que soient les compétences de nos quelques centaines de chercheurs. Il reste que notre recherche est financée sur fonds propres, avec toutes les contraintes que cela suppose en matière de gestion.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Participez-vous à des appels à projets associant le monde industriel, le monde de la recherche et le monde universitaire ?

M. Laurent Brunet. - C'est le cas, que ce soit en lien avec les agences de l'eau ou au niveau européen. Nous vous ferons parvenir une liste de nos projets participatifs. Nos projets de recherche portent non seulement sur des aspects techniques, mais aussi sur des dimensions sociétales, notamment dans le cadre de notre centre de recherche Lyre de Bordeaux qui s'attache à mesure les conséquences des innovations sur les comportements de nos concitoyens.

M. Hugo Bardi. - Si nous avons tous des projets en lien avec le monde académique et le monde industriel, nos trois groupes restent concurrents et ne font pas de la recherche en commun. Chacun développe ses propres solutions.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Le rapprochement entre Veolia et Suez a dû donner lieu à des transferts de compétences...

Mme Florence Blatrix Contat. - Nous avons examiné ce sujet. D'une part, on nous a expliqué que les deux sociétés devaient conserver des pôles de recherche distincts, parce qu'ils développent des méthodes et des typologies de recherche différentes, mais d'autre part, on nous a vanté l'intérêt de constituer un champion mondial de la recherche dans le domaine de l'eau. Pouvez-vous nous confirmer que Suez a conservé ses forces vives dans le domaine de la recherche ?

M. Laurent Brunet. - Je vous le confirme absolument. Le CIRSEE, que je vous invite à visiter, est resté au sein du groupe Suez, ainsi que l'intégralité de ses chercheurs. C'est aussi le cas du Lyre, ainsi que de nos autres laboratoires. La nouvelle direction du groupe considère d'ailleurs la différenciation par l'innovation comme un axe stratégique majeur, que ce soit dans le domaine de l'eau ou dans celui des déchets.

Mme Florence Blatrix Contat. - En quoi les centres de recherche peuvent-ils répondre aux enjeux auxquels nous faisons face aujourd'hui ?

M. Laurent Brunet. - Pour être synthétique, je dirai que chacune des thématiques du plan Eau fait l'objet de programmes de recherche. C'est le cas, par exemple, de la réduction des fuites et de l'amélioration de la performance des réseaux de distribution d'eau. À cet égard, la solution ne consiste pas uniquement, et c'est heureux, à remplacer les anciens tuyaux. Pour ce faire, il existe trois grandes catégories de solutions.

En premier lieu, on peut viser une meilleure maîtrise du réseau, qui suppose d'être en mesure de repérer les fuites le plus rapidement possible pour pouvoir les réparer. Le numérique a été d'un apport considérable dans ce domaine, car c'est largement grâce à lui que le taux de fuite moyen est passé de 30 % à 20 % en 30 ans.

Le deuxième axe porte sur la gestion de la pression dans les réseaux, grâce à des dispositifs qui permettent de maîtriser les à-coups de pression, que l'on appelle « les coups de bélier ».

En troisième lieu, il faut parfois se résoudre à remplacer les tuyaux. Comme c'est très coûteux, il faut investir le plus intelligemment possible et s'appuyer sur des moyens de diagnostic et d'analyse patrimoniale innovants.

M. Pierre Ribaute. - On peut estimer qu'en deçà d'un rendement de 70 %, un réseau doit faire l'objet d'une action patrimoniale, sinon on peut se limiter à de la recherche de fuites actives. D'où l'importance de la connaissance du réseau, de l'instrumentation, de la recherche, du diagnostic et de la réactivité opérationnelle.

Une problématique porte par ailleurs spécifiquement sur le réseau en continu chez le particulier, car il existe des fuites après compteur. La télérelève permet, grâce à des compteurs intelligents qui mesurent la consommation en continu, de détecter ces écoulements anormaux. C'est pourquoi le déploiement de cette technologie est un des points mis en avant par le plan Eau. Pour mémoire, Veolia a détecté plus de 70 000 fuites après compteur en 2022, ce qui représente plusieurs millions de mètres cubes.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Quel est le taux de fuite après compteur ?

M. Laurent Brunet. - D'après nos études, il avoisine 8 %, ce qui est considérable.

M. Hugo Bardi. - Nous avons ouvert un centre de recherche digital qui élabore des modèles prédictifs permettant non seulement de suivre, mais aussi d'anticiper les fuites, afin d'optimiser la sobriété globale du cycle de l'eau. Pour ma part, je vous invite à visiter notre usine d'eau potable de Ploufragan, qui fonctionne comme un système d'eau intégré, de façon à gérer la ressource sur tout son cycle, c'est-à-dire très en amont et jusque chez le client final.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - La question est de savoir comment vos efforts de recherche se combinent avec l'exercice de toutes vos délégations, car les innovations que vous évoquez induisent mécaniquement des charges supplémentaires qu'il faut répercuter au niveau contractuel. Comment dialoguez-vous avec les collectivités locales autour des moyens d'atteindre les objectifs de performance ?

M. Hugo Bardi. - Les particularités contractuelles encadrant la gestion de l'eau relèvent avant tout de choix politiques, qui varient d'un territoire à un autre. Elles font l'objet de clauses de revoyure et d'un suivi régulier sur la base de paramètres préfixés, grâce notamment à la collecte de données digitales.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Si une norme plus contraignante était imposée en matière d'élaboration des contrats en termes d'objectifs de performance, cela accélérerait sans doute le processus d'amélioration de la gestion des réseaux. Cela implique un dialogue de gestion, car cette approche ambitieuse mobilisera des compétences, du temps, de l'énergie et de l'argent.

M. Hugo Bardi. - Je reviens sur le fait que la structuration de notre dette repose sur des critères RSE, parmi lesquels figure la diminution obligatoire des prélèvements de la ressource, ainsi qu'une réduction des fuites. Vous parlez d'une norme contractuelle, mais pour le groupe Saur, c'est déjà un argument de vente, et nous aimerions le conserver.

M. Laurent Brunet. - Alors que j'étais délégataire pour la communauté urbaine de Bordeaux dans les années 2000, avant qu'elle ne bascule en régie, nous avions été pionniers en introduisant, lors des renégociations quinquennales, des indicateurs de performance. Depuis, la pratique s'est généralisée et je ne pense pas qu'il existe un contrat de délégation en France qui n'en comporte pas.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Certes, mais ces indicateurs ne sont pas normés et ils ne sont pas assignés en fonction d'objectifs fixés au plan national.

M. Laurent Brunet. - Un travail de mise aux normes des indicateurs de suivi a été effectué depuis vingt ans, notamment sous l'impulsion du SISPEA. Ces indicateurs sont d'ailleurs en cours de révision. De plus, nos clients ont de plus en plus accès en temps réel aux données d'exploitation via nos systèmes experts et nos portails numériques. J'ajoute que nous sommes demandeurs d'objectifs de performance, car le fait de pouvoir apporter du savoir-faire et de la maîtrise technologique est pour nous un élément de différenciation commerciale, en particulier face aux régies.

M. Pierre Ribaute. - Travaillant pour une entreprise privée, c'est la recherche de performance ainsi que de la satisfaction de nos clients qui nous motive. Les réglementations sanitaires et environnementales font aussi évoluer notre métier. En l'occurrence, la mise en place d'indicateurs de performance est surtout un levier pour faire face à la vitesse avec laquelle le changement climatique bouleverse le cycle de l'eau. Or ceux-ci doivent être choisis en fonction des situations locales, car on n'apportera pas les mêmes solutions selon que l'on se trouve en bord de mer, dans une plaine agricole, dans une zone industrielle ou dans une zone touristique. Il est impératif d'aligner les objectifs et les besoins de la maîtrise d'ouvrage, c'est-à-dire la collectivité, avec un projet de résilience et d'adaptation aux conséquences du dérèglement climatique sur la quantité et la qualité de la ressource.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - A cet égard, il faut sans doute raisonner à l'échelle du bassin versant et mettre en place une gouvernance par subsidiarité, depuis les métropoles jusqu'aux plus petites communes. Les réglementations des agences de l'eau doivent s'y adapter. Les collectivités vont devoir développer des solidarités entre elles, et envisager l'interconnexion de leurs réseaux car c'est un moyen essentiel de gestion de la pénurie de ressource. Par exemple, la Communauté urbaine de Bordeaux ne peut pas ignorer qu'il n'est plus possible de tirer sur les champs captants du Médoc, conformément aux prescriptions du SAGE nappes profondes de Gironde, et qu'il faut mettre en place des coopérations territoriales pour sécuriser le dispositif.

M. Pierre Ribaute. - L'interconnexion fait évidemment partie du panel des solutions permettant de faire faces aux conséquences du réchauffement climatique sur le cycle de l'eau. Au moment où nous parlons, l'eau du nord ne descend pas dans le sud... En tant que prestataires de services, nous nous adapterons aux décisions de coopération entre territoires, lesquelles sont dans la main de l'autorité publique.

M. Alain Cadec, vice-président. - Avec l'ancien sénateur Yannick Botrel, nous sommes parvenus, dans le cadre du syndicat départemental de l'eau des Côtes-d'Armor, à créer une interconnexion entre tous les réseaux du département.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Ce n'est pas le cas partout, et nous aurions besoin de données sur le degré d'interconnexion des réseaux en France.

Mme Florence Blatrix Contat. - Il faudrait aussi connaître le pourcentage de télérelève en zone urbaine et identifier les freins à son déploiement dans les territoires ruraux. Quel pourcentage du territoire peut-on selon vous couvrir en télérelève ?

M. Pierre Ribaute. - D'un point de vue technique, la télérelève peut concerner 100 % des compteurs. Lorsque ce n'est pas prévu dans les contrats en cours, il faut le prévoir par avenant ou dans le cadre d'un prochain appel d'offres. À ce jour, la télérelève automatique en continu concerne entre 20 et 30 % des compteurs Veolia.

En outre, je rappelle qu'une ressource est tout le temps présente dans un territoire : il s'agit des eaux usées.

M. Laurent Brunet. - Pour notre part, nous atteignons un taux de 40 % de télérelève. Je vous confirme que le relevé des consommations à l'aide des anciens compteurs mécaniques, une fois par an, n'est plus d'actualité au regard des enjeux qui sont devant nous, qui requiert une gestion fine de la ressource.

Si les interconnexions entre collectivités sont évidemment souhaitables, il faut que les collectivités solidaires prennent des engagements en matière de bon usage. Il faut éviter en effet qu'une commune s'appauvrisse en eau pour alimenter les fuites d'une autre.

M. Hugo Bardi. - La télérelève ne concerne que 10 % des compteurs de la Saur.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - La responsabilité sociétale dont vous vous réclamez doit vous inciter à faire davantage...

M. Hugo Bardi. - Dans cette perspective, il faudrait normer non seulement les indicateurs, mais aussi la méthode de mesure. Cet esprit de rigueur irait dans le bon sens, mais devrait s'accompagner d'une libération des contraintes normatives et/ou procédurales, sans quoi nous ne pourrons pas aller aussi vite que nous le voudrions.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous sommes très ouverts à vos propositions en la matière.

En matière de dépollution, nous avons constaté que les politiques des ARS étaient très différenciées, allant au-delà des 60 molécules communes fixées au niveau national. Quelle est votre position sur ce sujet ? Comment appréhendez-vous la problématique des nouvelles pollutions émergentes, qui fait l'actualité ?

M. Hugo Bardi. - Dans ce domaine, on ne peut pas occulter les spécificités locales, qui tiennent au relief, au climat et à la nature des ressources. Chez Saur, nous ne constatons pas de divergences extrêmes en matière de traitement des pollutions. Les 60 composants dont vous avez parlé se regroupent en familles, et il est probable que l'on traite des composants dont on ne connaît pas encore l'existence.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Qui décide des familles de molécules à traiter au niveau des territoires ?

M. Hugo Bardi. - La réglementation européenne fait l'objet d'une transposition au niveau national, tandis que les ARS bénéficient d'une autonomie de gestion locale.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Est-ce à dire que le directeur de l'ARS décide seul localement du spectre des molécules à rechercher ? À mon sens, ce choix devrait faire l'objet d'une discussion et d'un partage des enjeux autour de l'observation, et ce à l'échelle des bassins.

M. Hugo Bardi. - Je vous confirme que l'échelle du bassin est la plus pertinente. Vous noterez à ce propos que les territoires, les départements et les bassins ne se recouvrent pas.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il existe heureusement des préfets coordonnateurs de bassin et il n'est, à mon sens, pas hors de portée de coordonner les collectivités autour d'un SAGE grand cycle et petit cycle.

M. Hugo Bardi. - Votre réflexion ne doit pas être dissociée du plan Eau dont on ne sait pas encore comment il sera décliné au niveau des territoires.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Cette problématique est d'ailleurs liée à celle de la protection des zones de captage. On compte actuellement 500 zones de captage prioritaires en France et il est question de les élargir.

M. Laurent Brunet. - Le nombre de molécules polluantes à rechercher ne cesse de s'accroître, étant entendu que la ressource en eau porte inévitablement la trace de l'activité humaine. En tant qu'opérateur de l'eau, j'ai constaté que les ARS ont reçu de la part de la direction générale de la Santé des directives en fonction de l'historique des cultures.

Comme on ne peut pas dépister et traiter toutes les molécules, une approche prometteuse consiste à développer les bio-essais, qui consistent à mesurer en laboratoire l'impact de telle ou telle qualité d'eau sur les organismes vivants.

En ce qui concerne les métabolites de pesticides, il faut bien sûr travailler en mode préventif sur les zones de captage. Le plan Eau comporte un certain nombre de mesures à ce sujet. On constate cependant qu'un rapport récent de l'Anses porte sur la présence à des niveaux inquiétants dans l'eau potable du chlorothalonil, un fongicide cancérigène interdit en France depuis 2020, de sorte qu'il est parfois trop tard pour faire du préventif. Un volet d'approche nécessaire réside aussi dans la connaissance et pédagogie, car ces sujets sont complexes, ainsi que les notions de composants « pertinents », « non-pertinents » ou de « V-max » qui leur sont associées. C'est nécessaire afin que le risque associé aux polluants ne soit ni sous-estimé ou ignoré, ni surestimé par le grand public.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Qui doit faire cette pédagogie selon vous ?

M. Laurent Brunet. - Ce rôle incombe à tous les acteurs de l'eau, dont certains sont spécialisés comme l'Association scientifique et technique de l'eau et de l'environnement (ASTEE).

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il faut veiller à ce que les éléments de langage soient accessibles à tous, en n'oubliant jamais que le niveau scolaire moyen ne dépasse pas la classe de seconde pour une partie de la population.

M. Laurent Brunet. - Il est indéniable que les éléments de langage produits par la DGS, qui se doivent d'être très précis, sont incompréhensibles pour la plupart de nos concitoyens. Il est à noter que le principe de précaution oblige l'Anses, lorsqu'elle manque d'information sur une molécule, à la classer parmi les métabolites pertinents, c'est-à-dire potentiellement dangereux pour la santé. Ce classement pourrait être revu à partir de nouvelles études, mais cela s'avère souvent impossible, car les études complémentaires de toxicité ne sont plus faites par les fabricants, puisque la molécule a été retirée du marché. Il faudrait trouver une façon d'améliorer la connaissance de ces molécules historiquement interdites. Je signale enfin que les collectivités se sentent seules lorsqu'elles sont confrontées à un problème de pollution de l'eau. Les agences de l'eau, qui sont très présentes sur le préventif, les accompagnent insuffisamment dans leurs démarches curatives.

M. Dominique Gatel. - J'ajoute qu'un point pose problème : la disponibilité des méthodes analytiques dans les laboratoires accrédités. Le sujet progresse au sein des groupes et dans la recherche publique. À mesure que la recherche se développe, on trouve aussi de nouvelles molécules dont on doit se préoccuper.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Les priorités à donner varient certainement en fonction du temps de dégradation des molécules, qui sont très variables.

M. Dominique Gatel. - En effet. Nous rencontrons, notamment sur les substances issues de dégradation des molécules, une difficulté que l'on pourrait qualifier de « pollution orpheline ». Les produits sont retirés du marché. On retrouve les produits de dégradation 15 ans après le retrait du marché et la société qui l'avait mis sur le marché n'en effectue plus le suivi.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous sommes demandeurs de données sur les progrès de la recherche et développement sur les polluants de l'eau, en évoquant si possible la viabilité économique des nouvelles méthodes de détection et de traitement.

Le questionnaire aborde aussi, à propos du plan Eau, le sujet de la tarification différenciée en fonction des usages. Il est polémique, puisque l'on assiste déjà à un conflit intragouvernemental entre l'Environnement et l'Agriculture...

M. Pierre Ribaute. - La tarification différenciée vise à maîtriser la trajectoire des consommations, afin de ne pas subir des ruptures brutales de l'accès à la ressource. Elle est liée dans ma réflexion à la problématique du comptage, puisque chacun doit être en mesure de maîtriser finement sa consommation.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Je vous en donne acte, la télérelève est un préalable.

M. Pierre Ribaute. - La tarification différenciée a déjà fait l'objet d'une forme d'expérimentation avec la mise en place d'une tarification saisonnière dans les zones touristiques de bord de mer où le pic de fréquentation correspond à une pénurie de ressource. À mon sens, il faut combiner la mesure de la consommation avec l'information de l'usager afin de l'accompagner, en l'avertissant du fait qu'il surconsomme, ou seulement en lui permettant de se comparer avec une collectivité d'usagers (famille, voisins, quartier...). On peut aussi envisager l'installation d'équipements complémentaires chez les usagers, dont des réducteurs de pression, pour ceux qui n'ont pas encore acquis des chasses d'eau à double vitesse. La conjonction de ces mesures pourrait permettre d'observer des baisses de consommation sans pénaliser l'usage et sans entrer dans une démarche punitive au niveau du prix.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il faut aussi trouver un modèle économique permettant au concessionnaire de préserver sa rentabilité tout en vendant moins de mètres cubes d'eau.

M. Pierre Ribaute. - Certains de nos contrats prévoient déjà des objectifs de performance liés à la réduction des volumes consommés.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Avez-vous les moyens d'appliquer une tarification progressive en fonction du nombre d'occupants d'un logement ? Une telle approche supposerait de croiser des données.

M. Pierre Ribaute. - Cela soulève une problématique de protection des données et de la vie privée des usagers.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il faut que nous identifiions les difficultés que vous auriez à mettre en place une tarification différenciée, sachant que ce sujet va monter en puissance assez rapidement. La notion de contrat de performance et d'objectifs va s'imposer de plus en plus dans le domaine des écoconditionnalités. Les objectifs seront assignés par toutes les structures qui cofinanceront les maîtrises d'ouvrage, comme cela se passe déjà dans le cadre de certaines politiques des agences de l'eau.

Mme Florence Blatrix Contat. - La consommation d'eau par ménage avoisine les 120 m3 en moyenne, mais seulement 80 à 90 m3 si l'on met à part les gros consommateurs qui ne sont pas des ménages. Confirmez-vous ces données ?

M. Dominique Gatel. - Nous vous répondrons par écrit dans le détail à ce sujet.

M. Alain Cadec, vice-président. - On comprendrait mal que les champions du monde de la distribution d'eau ne puissent nous dire combien d'eau un ménage consomme en moyenne...

M. Pierre Ribaute. - Je vous confirme que l'on se situe entre 80 et 90 m3 par an, mais pour être parlante, cette statistique doit être associée à plusieurs paramètres, dont la structure du ménage et la situation géographique, étant entendu que plus il fait chaud plus on consomme.

M. Laurent Brunet. - 120 m3 était la référence il y a 20 ans, mais on est effectivement tombé entre 80 et 90 m3.

Le sujet de la tarification progressive est très complexe, ne serait-ce parce qu'il impacte aussi bien l'économique que le social. L'expérience de quelques grandes villes à l'international qui ont mis en place une tarification de crise a montré que la sur-tarification devait être très lourde pour avoir un impact réel sur les gros consommateurs. Cette absence d'élasticité prix donne à penser que la valeur de l'eau n'est pas bien perçue.

Je tiens à souligner que le plan Eau aborde très peu le volet assainissement, mise à part la question de la réutilisation des eaux usées traitées. Or l'eau et l'assainissement sont un seul et même sujet. La révision en cours de la directive sur les eaux résiduaires urbaines va structurer l'assainissement dans tous les pays européens pour les trente prochaines années. C'est un sujet lourd, qui embarque aussi la question des résidus microplastiques et des résidus médicamenteux, mais aussi la gestion des eaux pluviales et la gestion du stress hydrique en lien avec l'imperméabilisation des sols, autant d'aspects qui sont abordés par la directive européenne, mais pas par le plan Eau français. Il faut que le sujet de l'assainissement soit porté politiquement lui aussi.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous en avons conscience, car la problématique des microplastiques va prendre une ampleur croissante.

M. Hugo Bardi. - Une fois signalé que le groupe Saur a développé des technologies pour lutter contre les micropolluants, je veux affirmer que le plan Eau est une excellente idée, mais qu'il ne va pas assez loin. Comme il y est question du plafond mordant, qui vise la ponction par l'État des recettes des agences de l'eau au-delà du montant maximum de prélèvement des redevances, je propose de le supprimer, afin de redonner à l'école française de l'eau son principe fondateur, à savoir que l'eau paie l'eau. Ce principe permet de valoriser l'eau à sa juste valeur.

Sur le plan du financement, le plan Eau prévoit de libérer près de 500 millions d'euros supplémentaires pour les agences de l'eau, mais je vous rappelle que lors des Assises de l'Eau, l'investissement nécessaire pour rattraper le retard pris au niveau de la réduction des fuites a été estimé par les acteurs de l'eau, dont les administrations en charge du secteur, à 3 milliards d'euros par an pendant 5 ans, montant qui a été évalué de surcroît avant l'impact inflationniste du Covid et de la guerre d'Ukraine sur les matières premières.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Il a été question d'un « plan Marshall » de plusieurs milliards d'euros pour la rénovation des réseaux.

M. Hugo Bardi. - L'idée de guichet unique est excellente, dans une logique d'autonomie de bassin, mais encore faut-il que ce guichet unique dispose d'une vraie agilité dans la décision : savez-vous qu'actuellement que pour lancer un projet, une agence de l'eau a besoin d'obtenir quelque 37 signatures ? J'ajoute que le guichet unique nécessitera davantage que 500 millions d'euros.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous étudions la possibilité de renforcer la contractualisation au niveau des bassins, au travers des compétences des collectivités concernées, sachant que les régions montent en puissance sur le sujet de l'eau. On peut envisager que la dimension eau au sein des contrats de plan État-Région (CPER) soit renforcée. Le fait de créer des agilités territoriales dans le cadre de la décentralisation pourrait permettre d'aller un peu plus vite et un peu plus fort.

M. Hugo Bardi. - Pour ma part, je propose de créer un fonds Eau pour financer les problématiques de l'eau, à l'image de la Confédération suisse qui a créé un fonds de 2 milliards de francs suisses dédié aux micropolluants et associé à un système de bonus-malus pour les collectivités.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - La remontée du plafond mordant pourrait déboucher sur la création d'une enveloppe nationale qui permettrait de financer des grands chantiers ou des grands sujets.

M. Hugo Bardi. - Il faut veiller à préserver l'agilité du dispositif, en assurant une unité de lieu, de temps et d'action au niveau territorial, éventuellement au niveau du bassin, et en y associant les fonds nécessaires. On parle de 170 communes confrontées à des difficultés, mais il serait plus utile, plutôt que de saupoudrer les budgets sur chacune d'elle, d'élever 10, 15 ou 30 projets au rang de cause nationale afin de les financer et de les réaliser rapidement.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous ne sommes pas très éloignés de ce point de vue.

M. Hugo Bardi. - Je mentionne le fait que la tarification sociale est à mes yeux très positive, car elle répond à un enjeu d'équité.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous distinguons bien dans notre réflexion la tarification progressive et la tarification sociale.

M. Dominique Gatel. - La montée en puissance des régions dans la politique de l'eau serait une bonne nouvelle dans la mesure où elles sont habituées à solliciter les financements européens. Les contrats de performance que vous avez évoqués nous tiennent à coeur, en lien avec la création d'un fonds Eau, de sorte qu'une prime soit donnée à la performance et pas à la non-performance.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Nous partageons ce point de vue.

Mme Florence Blatrix Contat. - Certains élus nous alertent sur le risque d'abandonner, notamment à l'occasion de décisions d'interconnexion, des sources qui ont pourtant alimenté des communes pendant des décennies, voire des siècles.

M. Laurent Brunet. - À mon sens, la gestion de la rareté impose de préserver toutes les ressources, dès lors que la qualité de l'eau provenant des petites sources est assurée.

M. Hervé Gillé, rapporteur. - Pour en revenir au cas bordelais, la métropole développe, outre le développement des champs captants du Médoc pour préserver les nappes profondes, une stratégie consistant à prélever dans la Garonne et à utiliser les anciennes gravières comme puits filtrants pour récupérer l'eau dans les meilleures conditions avant de la réinjecter. Le développement des grandes agglomérations impose ainsi de trouver des ressources complémentaires négociées, en faisant appel à de nouveaux processus.

S'agissant de la réutilisation des eaux usées traitées, nous sommes étonnés d'entendre les autorités sanitaires nous dire qu'elle peut être utilisée sans problème dans le domaine de l'irrigation agricole.

Nous examinons aussi l'amélioration de la planification de la gestion de l'eau, en y associant les régions et en affirmant la gestion de la ressource dans le cadre des SCOT, au même titre que l'énergie et les déchets, avec des prescriptions associées au niveau des PLUI et des PLU, afin d'avoir une gestion plus précise et stratégique du fil de l'eau. À cet égard, on peut s'interroger sur la nécessité de maintenir des réseaux séparatifs pour l'optimisation de la gestion pluviale.

Ces pistes de travail peuvent être importantes pour vous aussi à moyen terme.

M. Alain Cadec, vice-président. - Merci à vous tous d'être venus participer à cette table ronde. Il était important d'avoir votre vision des choses dans le cadre de notre mission.

La réunion est close à 12 h 50.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.